(1) Parabole de la tapisserie |
Pauvreté culturelle et spirituelle
1/ Une première réflexion qui me vient à l’esprit est qu’il faudrait peut-être se méfier de ce titre. En tout cas pour ce qui concerne la pauvreté culurelle.
Cela nous arrangerait bien qu’ils soient pauvres culturellement et surtout demandeurs de culture. Mais je crois qu’il y a peut-être au contraire un trop plein de culture, ou même de cultures. Les jeunes ne sont pas sans culture, mais plutôt face à un trop plein. Il y a trop de “choses” qui sont déversées pour meubler leurs esprits et attiser leurs besoins et convoitises.
D’autre part, il y a plutôt une diversité de cultures, et ces cultures sont en conflit entre elles. Les jeunes sont tiraillés entre la culture que leur transmet leur famille, la culture scolaire (qui n’est pas toujours en accord avec la culture familiale), et la culture du “troisième milieu”, celui de la rue.
Et les jeunes privilégient, évidemment, cette troisème culture, qui est leur domaine, qui leur appartient. C’est celle de leurs pairs : la musique, les films, les sorties en boîte, leur langage émotif (et souvent agressif parce que, alors, c’est chargé d’émotion), la façon de vivre les relations garçons filles (la drague), etc.
Je crois que c’est surtout cela qui fait la difficulté pour nous : nous devons évangéliser ces trois cultures, mais elles ne s’harmonisent pas forcément.
Je crois qu’il y a un point de vue plus important, parce que, pour moi, plus “fécond”, c’est de répertorier les cultures, ou simplement les éléments culturels qui leur font signe : ceux qui leur apportent du sens, et qui donnent du dynamisme (du souffle = spirituel), ce qui les accroche et les fait bouger. Ce qui leur permet d’accueillir la vie, toute la vie, et d’être des vivants. Et d’en tenir compte pour le travail éducatif et pour faire trouver un chemin spirituel.
Donc, surtout, ne pas trop vite tenir pour “pauvre” une culture, et surtout ne pas trop vite mépriser ce que les jeunes vivent ! Voilà ce contre quoi je pense qu’il faut se mettre en garde.
Xavier Thévenot disait que nous adultes, nous voyions souvent les risques, les dangers, les lacunes... Mais nous devons faire un effort pour voir les chances, les richesses de ce qu’ils vivent déjà !
2/ Une seconde réflexion concerne ce que nous appelons la “spiritualité”. Quand nous la définissons, nous avons une perspective précise, celle de Don Bosco : la spiritualité concerne le chemin qui conduit à Dieu. Pour nous, c’est l’évangile.
Mais il existe une définition plus large, que je préfère, car alors, la pédagogie salésienne s’adresse aussi bien aux musulmans, aux non-croyants qu’aux croyants, aux non-chrétiens qu’aux chrétiens. Je la trouve dans un récit de Frédéric Lenoir (1) ... que je joins : la spiritualité, c’est tout ce qui nous permet d’accueillir – ensemble - la Vie, toute la vie, avec ses générosités mais aussi ses coups de bâton, la vie tumultueuse, inattendue, plus forte que nous.
L’enjeu est : comment allons-nous, tous ensemble, avec nos cultures diverses, avec toutes les générations, répondre aux grandes questions de la vie ? Pour mieux vivre.
Pour moi, c’est cela la spiritualité... en tout cas, tous peuvent se mettre d’accord là-dessus.
Des véritables pauvretés, qui sont profondes : la peur de vivre, qui nous fait vivre comme des brebis (pas gentil pour les moutons), repliés sur nous mêmes, à la recherche de fausses sécurités. Cela ne touche pas seulement les jeunes, mais aussi les adultes : on rétrécit sa vie, l’idéal devient la petite maison de campagne tranquille où l’on réunit son petit comité d’amis autour d’un barbecue avec des petites salades...
Le gros travail avec les jeunes, c’est de les aider à faire le tri, à faire des choix. Je raconte souvent l’histoire du “mullah” Nasruddine qui mange du nougat. Quand les jeunes savent quel est leur “nougat”, alors ils avancent. Mais les choix ne sont pas toujours faciles.
4/ Quelles sources ?
Tu devrais trouver des éléments dans la revue “dimensioni”. Par exempple, dans le numéro 6 de juin 2011, les pages 29-31.
Dans le même numéro, pages 6-8, tu as un aspect spectaculaire de cette culture des jeunes : l’art de se déplacer. Tous ne deviennent pas des “singes urbains”, mais je pense que tous sont touchés par le phénomène de vivre la ville comme une jungle, et de vouloir y remettre des espaces de liberté. En politique, on appelle ça, entre autres, la “mobilité”. Dans ce cas, la pauvreté n’est pas dans la “culture” (culture physique ! doublée d’une philosophie), mais une réaction contre une “pauvreté” à laquelle nous sommes tous affrontés : l’anonymat, et une architecture déshumanisante.
Giovanni et son protecteur Ibrahim sont allés rencontrer un sage « soufi », un « mystique », le Cheikh Selim el Aquba, qui tient une école de prière coranique. Giovanni pose une question au sage…
1 La plus grande peur de l’homme |
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Quel est selon vous le plus grand mal qui habite le cœur de l’homme et qui peut le freiner dans son chemin spirituel ?
Le sage regarda ses interlocuteurs avec un sourire amusé.
Qu’en pensez-vous, vous-mêmes ?
L’orgueil, répondit Ibrahim.
Les regards se portèrent vers Giovanni qui demeurait silencieux.
La peur, confia le jeune homme.
Chacun a répondu selon son propre cœur, reprit le mystique musulman.
Tous partirent d’un grand éclat de rire.
Néanmoins, si les deux réponses sont vraies, celle de notre jeune ami chrétien est peut-être plus universellement répandue, car la peur habite tous les cœurs sans exception, alors que certains hommes sont dépourvus d’orgueil.
Le soufi regarda Giovanni dans les yeux.
Sais-tu quelle est notre plus grande peur ?
Giovanni fut surpris par cette question. Il réfléchit quelques instants.
La peur de mourir, me semble-t-il.
Le vieillard demeura silencieux avant de poursuivre d’une voix à la fois légère et assurée :
J’ai longtemps cru cela. Et puis, au fil des années, une évidence m’est apparue. Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce n’est pas de la mort que nous avons le plus peur… mais de la vie !
De la vie ! sursauta Ibrahim interloqué. Aussi douloureuse puisse-t-elle être, la vie n’est-elle pas notre bien le plus précieux ? Nous nous y accrochons tous avec ferveur.
Oui, nous nous y accrochons, mais nous ne la vivons pas. Ou plutôt, nous nous cramponnons à l’existence. Or, exister est un fait. Mais vivre, c’est un art.
2 Nous sommes appelés à devenir les auteurs de notre vie |
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…
Nous avons peur de nous ouvrir pleinement à la vie, d’accueillir son flot impétueux. Nous préférons contrôler nos existences en menant une vie étroite, balisée, avec le moins de surprises possibles. Cela est tout aussi vrai dans les humbles demeures que dans les palais ! L’être humain a peur de la vie et il est surtout en quête de la sécurité de l’existence. Il cherche, tout compte fait, davantage à survivre qu’à vivre. Or survivre, c’est exister sans vivre… et c’est déjà mourir.
Le sage regarda ses interlocuteurs avec un grand sourire. Puis il poursuivit :
Passer de la survie à la vie, c’est une des choses les plus difficiles qui soient ! De même est-il si difficile et effrayant d’accepter d’être les créateurs de notre vie ! Nous préférons vivre comme des brebis, sans trop réfléchir, sans trop prendre de risques, sans trop oser aller vers nos rêves les plus profonds, qui sont pourtant nos meilleures raisons de vivre. Certes, tu existes, mon jeune ami, mais la question que tu dois te poser c’est : est-ce que je suis vivant ?
Giovanni revoit alors sa vie, les risques qu’il a pris pour suivre son cœur, pour aller retrouver Elena. La vie lui avait fait des cadeaux inestimables : la rencontre d’hommes bons. Mais il avait aussi tout gâché à cause de sa peur. Il avait fui la vie au monastère… Giovanni et Ibrahim questionnent alors le sage sur le chemin de l’homme spirituel… Le sage continue :
L’essence de la vie spirituelle est au-delà de la morale et de la religion. C’est à la fois beaucoup plus simple et beaucoup plus difficile à accomplir. L’essence de la vie spirituelle… c’est de dire « oui » à la vie !
Non pas de manière résignée, mais avec confiance et amour. Ainsi discerne-t-on la présence de Dieu caché au cœur de tout événement.
Je suis tisserand de métier et tout homme doit apprendre la confiance des tisserands. Chacun, à travers sa vie, travaille le tissu à l’envers, ne voyant que son point et son aiguille. La beauté de la tapisserie ne se manifeste qu’au terme, en retournant l’ouvrage. Apparaît alors une image que seul Dieu connaissait et dont nous ne pouvions soupçonner ni la forme ni la splendeur.
La confiance en cet avenir déjà à l’œuvre est le moteur du chemin spirituel. Et le fondement en est l’ouverture à la vie, à ce qu’elle nous offre de bon et d’apparemment moins bon.
Toutes nos réponses aux événements de la vie, qu’elles soient inspirées par notre cœur, notre religion ou notre morale, et aussi minimes soient-elles, tracent le trait d’une forme mystérieuse qui nous dépasse et dont nous ne percevrons le sens qu’après notre mort… lorsque nous serons enfin dans le sein de Dieu. Alors, il n’y aura plus que l’amour.
Frédéric Lenoir, L’Oracle della Luna
435-438