DON BOSCO ÉDUCATEUR
PASCUAL CHÁVEZ VILLANUEVA
DON BOSCO RACONTE
9. PLUSIEURS FOIS ON M’A DEMANDÉ…
La première maison en France
« On m’a demandé plusieurs fois d’exprimer quelques pensées à propos du Système Préventif que l’on veut mettre en pratique dans nos maisons ».
Il n’était pas facile de traduire avec des mots l’expérience éducative que je vivais depuis trente-six ans. J’avais l’impression de ne pas réussir à exprimer l’essentiel. Il y a des expériences qui marquent votre vie mais vous ne pouvez pas toujours les traduire sur le papier. Et pourtant j’en sentais l’urgent besoin.
Notre Congrégation, définitivement approuvée par l’Église quelques années auparavant (3 avril 1874), se développait comme le petit grain de moutarde dont parle Jésus. Il y avait eu la première expédition missionnaire (11 novembre 1875); et on en préparait une autre, et une autre encore. En novembre 1875 déjà, deux prêtres, un abbé et un coadjuteur salésien avaient lancé à Nice une modeste activité éducative avec l’Oratoire-patronage et un internat pour apprentis et écoliers : le Patronage Saint-Pierre. Nice était un morceau de terre encastrée dans un paysage magnifique qui, au Traité de Turin en mars 1860, avait été cédée par Cavour à la France.
Les Français exigeaient une réflexion organique sur les lignes essentielles de mon système éducatif. Je me mis à mon bureau. Je ne me rappelle plus combien de feuilles j’ai jetées au panier. Des pages écrites nerveusement à la main, corrigées, améliorées, avec de nombreux ajouts. Neuf feuillets ont vu finalement le jour. Ce n’était pas un travail scientifique. C’était plutôt une « esquisse », un condensé de mon expérience pédagogique, un chant d’amour et de confiance envers les jeunes. C’était ma profession de foi en la valeur de l’éducation. En substance, c’était toutes les choses que j’avais apprises de ma mère, puisées au contact du milieu paysan des Becchi. Des valeurs que je portais dans mon cœur depuis plus de trente ans et qui constituaient la spécificité de mon apostolat. J’étais sûr que le texte ferait « beaucoup de bien pour la France ».
Naissance du « Petit Traité sur le Système Préventif »
Ce « Petit Traité » a plu parce qu’il parlait le langage des jeunes. Je m’approchais de l’univers des jeunes comme j’avais l’habitude de le faire au milieu des jeunes journaliers de Porta Palazzo ou dans les sombres cellules des prisons de Turin ou encore sur les cours de récréation poussiéreuses du Valdocco. Je ne méprisais rien des aspirations justes et nobles de la jeunesse. J’ai cherché à être fidèle à Dieu (le premier songe devenait réalité !) et aux jeunes, sans rien rejeter de ce que je considérais utile et valable. Je me sentais solidaire des jeunes, le regard tourné vers l’avenir. Comme je le leur répétais souvent, je les voulais heureux « en ce monde et dans l’éternité ». Mon expérience me confirmait toujours plus que le courage est l’amour qui sait oser et espérer. Je recommandais à mes Salésiens : « Il faut nous efforcer de connaître notre temps et nous y adapter ». Une pédagogie souple dans une fidélité inébranlable en même temps ! Lorsque j’insistais sur la fidélité dont mes Salésiens devaient témoigner, je n’entendais sûrement pas exiger qu’ils me copient. Moi, j’ai vécu à une époque déterminée et conditionnée par une forme culturelle typique du dix-neuvième siècle. Me copier signifierait me laisser vieillir peu à peu et me réduire à une… pièce de musée que personne, par respect, n’ose toucher ! Non pas copier mais revivre ! D’une manière dynamique, en fidélité au temps d’aujourd’hui ! La fidélité à notre mission sur laquelle j’insistais tant signifiait aller au-delà de ce que j’avais moi-même réalisé comme fondateur, et le traduire au présent sans rien trahir.
Les trois colonnes essentielles de mon système éducatif
Le point de départ et le point de référence sûr de mon système était la raison. Non pas l’imposition froide et anonyme d’un code. Je dialoguais avec les jeunes. Je prenais conscience de leurs angoisses, je devinais leurs besoins. Le jeune toujours à la première place. Je l’écoutais volontiers et avec un intérêt sincère. Je lui démontrais ma confiance en lui. Ma méthode éducative était celle de la vraie liberté. J’étais convaincu qu’il ne peut y avoir d’éducation authentique que là où il y a liberté et respect de la personne. Et je suggérais : « Qu’on donne ample liberté de sauter, de courir, de crier à cœur joie. La gymnastique, la musique, la déclamation, le théâtre, les sorties, favorisent puissamment la discipline et la bonne santé, soit physique, soit morale »». Volontairement je laissais échapper une confidence d’une valeur incalculable : « Depuis environ quarante temps je traite avec la jeunesse et je ne me souviens pas avoir usé de punitions d’aucune sorte ».
Le Système Préventif n’imposait rien ; en échange, il proposait beaucoup. Il offrait la vision d’un humanisme intégral sain dans lequel le jeune était considéré dans la totalité de son être. Ma préoccupation était de former des consciences. J’insistais : « Laissez-vous toujours guider par la raison et non par la passion ». Je préparais les jeunes aux défis de la vie. Je les motivais au sens du devoir, du travail, d’une profession honnête. Je leur offrais des raisons de vivre, responsables et joyeux. Comme je l’avais écrit dans la préface de mon Histoire Sainte, mon seul but était d’« éclairer l’esprit pour rendre le cœur bon ». L’expérience m’avait convaincu que les enfants « ont une intelligence naturelle pour reconnaître le bien qui leur est fait personnellement et ils sont aussi doués d’un cœur sensible facilement ouvert à la reconnaissance ». Ma manière d’éduquer exigeait beaucoup mais offrait beaucoup plus encore.
J’avais hérité de ma famille une foi simple et robuste. La religion était la seconde colonne de mon système éducatif. Mon rapport avec Dieu était celui d’un fils. J’étais un prêtre amoureux de l’Eucharistie, ponctuel et paternel pour entendre les confessions de mes jeunes et à répandre dans leur cœur la certitude du pardon et de la tendresse de Dieu. Dans mes contacts continuels avec eux, je cherchais à former « de bons chrétiens et d’honnêtes citoyens ». Je ne me lassais jamais de leur indiquer la Sainte Vierge comme l’Immaculée et l’Auxiliatrice.
Par le mot « religion », je n’entendais pas l’exercice de la piété détachée de la vie mais l’expression d’une foi incarnée dans le quotidien. La religion, c’était « faire un bel habit pour le Seigneur » avec chaque jeune, comme il était advenu avec Dominique Savio. Et ainsi le Système Préventif se transformait en pédagogie de la sainteté pour les jeunes.
Ce n’est pas moi qui ai inventé cette méthode éducative. Plusieurs saints et saintes et beaucoup de sages éducateurs y avaient contribué. Il avait été enrichi par beaucoup sans que personne ne pût en réclamer la paternité exclusive. C’est un travail de groupe qui a duré des siècles. Cela dit, je dois ajouter en vérité que j’y ai laissé moi aussi mon empreinte spécifique.
Je souhaite signaler le troisième axe porteur du Système Préventif tel je l’ai vécu. Je l’ai transmis à mes Salésiens comme un héritage sacré, presque comme un insigne spécifique : la bonté affectueuse (amorevolezza). Un mot que je n’ai pas inventé mais que j’ai fait mien. Un trait typique de ma manière d’éduquer. Dans ce mot, je mettais une forme d’amour qui identifie l’éducateur aux jeunes jusqu’à lui faire aimer ce que les jeunes aiment, jusqu’à transformer la relation éducative en style de présence filiale et fraternelle, une présence amicale et désirée, et jusqu’à transformer le milieu éducatif en une « famille ». Là était contenu tout l’amour que j’avais reçu de ma sainte maman, là jaillissait l’esprit de famille qui faisait appeler « maisons » les œuvres créées ; là on respirait l’amour, la confiance, le respect, le goût d’être et de travailler ensemble, comme je l’avais assimilé dans mon milieu paysan ; là on respirait encore la cordialité faite de sympathie, d’optimisme, de chaleur humaine. Un amour qui transformait les éducateurs en « pères affectueux ».
Si on lit avec attention ces neuf pauvres feuillets sur le Système Préventif, on s’apercevra que le mot « cœur » ou une expression équivalente revient dix-neuf fois au moins !
Quand je m’entretenais avec mes garçons ou que je leur écrivais, j’employais l’expression « mes chers petits enfants ». Dans le dialecte piémontais, dont je me servais pour me faire mieux comprendre, l’expression « petits enfants » ne signifiait pas seulement une donnée biologique et ne traduisait pas non plus le synonyme « enfant » seulement, mais il incluait un sens plus ample et plus complet : la paternité spirituelle, celle dont pouvait se vanter l’apôtre Paul (Gal 4,19) et que je concrétisais dans les faits par le pain matériel, les soins physiques, l’aliment intellectuel, la nourriture morale et spirituelle. Quand je parlais d’amour, je me référais à une présence éducative. L’autorité se faisait service, l’expérience devenait leçon de vie et l’amour se transformait en don de soi, proposition et offre. L’amour devenait une loi pédagogique irremplaçable. En dérivait ensuite une familiarité qui avait le goût d’une véritable affection paternelle, qui prenait le parfum des murs de la maison. Et il me plaît ici de rappeler ce qu’avait écrit en 1883 un journaliste français parlant de l’ambiance qui régnait au Valdocco. Sans doute était-ce une description légèrement forcée mais elle décrivait cependant une situation concrète. Le journaliste du Pèlerin affirmait : « D’un bout à l’autre de la maison, on se sent comme en famille ». Les jeunes me comprenaient au vol ; de simples destinataires, ils devenaient des protagonistes enthousiastes. Beaucoup d’entre eux étaient restés à mes côtés. Je commençais à relire le rêve que j’avais fait lorsque j’étais encore enfant. La phrase mystérieuse dite par la dame majestueuse – « Tu comprendras tout en son temps » – commençait à prendre un sens plus profond et plus vrai. Les valeurs éducatives en lesquelles j’avais toujours cru étaient en vigueur. La preuve était devant mes yeux : mes fils spirituels, ces enfants qu’un jour j’avais accueillis et aimés au Valdocco se trouvaient au travail, à la tête de prestigieuses typographies, directeurs d’écoles renommées, missionnaires intrépides en Argentine. Je pouvais clairement affirmer : « La Congrégation n’a rien à craindre. Elle a des hommes formés ». Je revoyais la scène de tant de rêves : « Ces animaux étaient devenus des agneaux… Beaucoup d’agneaux devenaient de petits bergers qui, en grandissant, prenaient soin des autres. Les petits bergers, se multipliant en grand nombre, se sont répartis et sont allés ailleurs pour recueillir d’autres animaux étranges et les guider dans d’autres bergeries ».
Avec la grâce du Seigneur et la maternelle protection de l’Auxiliatrice, triomphait la pédagogie de l’amour, la charité inventive ; et mon héritage se répandait sous toutes les latitudes : Da mihi animas ! – Donne-moi des personnes à aimer !