La spiritualité salésienne
PASCUAL CHÁVEZ VILLANUEVA
JÉSUS, NOTRE AMI
Un souvenir de mon enfance
J’ai toujours vécu parmi des amis. Je me souviens des années de mon enfance : « Parmi les jeunes de mon âge, j’étais très aimé et beaucoup craint… De mon côté, je faisais du bien à qui je pouvais, mais du mal à personne. Mes camarades m’aimaient beaucoup… Même si j’étais plus petit de taille, j’avais une force et un courage tels à inspirer de la crainte à mes camarades beaucoup plus âgés que moi. » J’étais conseillé par ma mère qui me suggérait : « En amitié, c’est l’expérience et non pas le cœur qui doit nous guider. » Cette leçon de vie m’aurait amené par la suite à éduquer mes jeunes en leur recommandant : « Choisissez toujours vos amis parmi les bons que vous connaissez bien et, parmi ceux-ci, les meilleurs ; et même parmi les meilleurs, imitez le bon en évitant ses défauts, parce que nous en avons tous. »
Durant les dix années passées à Chieri, d’abord comme lycéen puis comme séminariste, j’avais cultivé de nombreuses et merveilleuses amitiés. Avec beaucoup de camarades de mon âge, je m’étais engagé à une vie de prière sincère, une vie d’études passionnante, de joie contagieuse et sereine à la recherche de merveilleux idéaux qui enrichissaient notre vie.
L’amitié, cette touche supplémentaire en éducation
L’amitié était pour moi une valeur à prendre au sérieux et non pas une aventure d’adolescents. Ordonné prêtre, j’étais entré en contact avec de nombreux jeunes séparés de leurs familles , arrachés à leurs liens culturels et catapultés dans une ville en effervescence comme Turin. Mes premières expériences sur le terrain m’avaient convaincu d’une chose : ou je faisais la conquête de ces jeunes par la bonté ou je les perdais pour toujours. C’était un chemin nouveau, un chemin de pionnier.
Un épisode me revient spontanément la mémoire. Je ne savais même pas le nom de ce garçon qui était venu se blottir à la douce chaleur de la sacristie de l’église saint François d’Assise, ce mercredi matin du 8 décembre 1841. Je ne l’avais jamais vu auparavant. Et pourtant, quand je m’aperçus que le sacristain commençait à le prendre à coups de plumeau, j’intervins avec une phrase qui allait devenir pour moi une habitude : « C’est mon ami ! ». Parole magique que j’allais employer jusqu’à mon lit de mort. Elle allait devenir ma carte de visite ; aujourd’hui on dirait : mon tweet.
Je disais toujours : « Fais en sorte que tous ceux avec qui tu parles deviennent tes amis. » Et j’indiquais aux jeunes un programme de vie en leur disant : « Rappelez-vous que ce sera toujours pour vous une belle journée quand vous réussirez à vaincre un ennemi par votre bonté ou à vous faire un ami. »
Jésus, notre Ami
Pour arriver à devenir prêtre, j’ai affronté des renoncements, des sacrifices, des humiliations parce que je rêvais dans mon cœur de me consacrer aux jeunes. Mais écoute-moi bien : je ne voulais pas être un philanthrope (un mot très en vogue à cette époque-là) qui s’occupait de nombreux enfants désorientés et sans famille, et prêtre qui plus est. Non ! Moi, j’étais un prêtre qui aimait si intensément le Seigneur qu’il voulait le faire connaître et aimer par ces enfants. L’affection que je manifestais à ces jeunes était un réflexe de l’amour qui m’unissait à Dieu. C’était Lui, mon guide ; et c’est vers Lui que je devais orienter les jeunes qui m’entouraient et que je rencontrais sur les places, dans les tavernes, que j’allais trouver sur leurs lieux de travail ou que j’allais visiter en prison.
Je crois que cela a été une belle et définitive découverte quand, encore adolescent, j’avais commencé à vivre une amitié intime avec Jésus. Les livres de dévotion n’en parlaient presque pas ; dans l’expérience religieuse, c’était encore une nouveauté. On respirait, en effet, un climat rigoriste, fruit du courant janséniste qui voyait Dieu plus comme juge que comme père. Il n’était pas facile d’envisager la vie chrétienne comme une réponse d’amour entre amis. Les trois années passées au Convitto Ecclesiastico (Foyer pour prêtres étudiants) ont été pour moi providentielles. J’avais appris à devenir prêtre avec des idées claires et le cœur ouvert à la confiance aussi bien en l’être humain qu’en la miséricorde du Bon Dieu.
Beaucoup parmi les garçons avec qui je me liais d’amitié était orphelins : ils avaient besoin de pouvoir découvrir dans le Seigneur un ami fidèle, quelqu’un à qui se confier sans réserves. Quand j’écoutais leur confession, je leur indiquais un secret : Jésus est un ami qui nous garantit toujours le pardon du Père. J’insistais sur la miséricorde divine. Je disais peu de mots mais cela suffisait pour susciter dans leur cœur la nostalgie de Dieu. L’espérance et la joie refleurissaient dans leur vie parce qu’ils se sentaient aimés. Je leur disais : « Le confesseur est un ami qui ne désire rien d’autre que le bien de notre âme ; c’est un médecin capable de guérir notre âme ; c’est un juge non pour nous condamner mais pour nous absoudre et nous libérer. » Je recommandais à mes Salésiens : « Ne rendez pas la confession odieuse et pesante par votre impatience ou vos reproches. »
Je concevais la vie chrétienne comme une ascèse continuelle. Il ne suffisait pas de recevoir le pardon, il y avait aussi besoin d’une nourriture spéciale. Voilà pourquoi j’insistais sur la valeur de la sainte Communion. Je n’imposais rien à mes jeunes mais je suggérais simplement : « Certains disent que pour communier souvent, il faut être saints. Ce n’est pas vrai. La communion est faite pour ceux qui veulent devenir saints. C’est aux malades que l’on donne les remèdes et aux faibles la nourriture. » J’étais convaincu que « tous ont besoin de la Communion : les bons pour rester bons et les mauvais pour devenir bons. »
S’approcher de Jésus, notre ami, présent dans l’Eucharistie ne pouvait pas devenir une habitude, même bonne. Il fallait s’engager et être cohérent dans la vie. Je ne transigeais pas sur ce point parce qu’avec mes jeunes je n’ai jamais été un éducateur superficiel. Je les savais capables de générosité et de sacrifice. L’expérience me le garantissait. C’est pourquoi je n’avais pas peur de leur dire : « Que signifient ces communions qui ne produisent aucune amélioration ? ».
En 1855, j’avais réussi à convaincre le ministre Ratazzi de me permettre d’emmener tous les jeunes incarcérés à la Generale (prison de Turin) pour une excursion festive, mais sans la présence d’aucun garde ni surveillant. Au retour, le soir, pas un ne manquait à l’appel. Au ministre qui, émerveillé, me demandait mon secret, je pouvais répondre : « L’État ne sait que commander et punir ; nous, au contraire, nous parlons au cœur des jeunes et notre parole est la Parole de Dieu. »
Je recommandais à mes Salésiens « de faire en sorte que les jeunes tombent amoureux de Jésus ». Ce n’étaient pas des expressions très fréquentes de mon temps, spécialement dans la bouche d’un prêtre ! Je parlais de Jésus comme d’un ami et je suggérais aux garçons : « Vous n’imaginez pas quel bien vous fera cet ami ! Vous savez déjà que je vous parle de Jésus. Allez le recevoir fréquemment, mais bien ; gardez-le dans votre cœur ; allez lui rendre visite très fréquemment et avec beaucoup de ferveur. Il est si bon et il ne vous abandonnera jamais. »
Je titillais fréquemment mes jeunes avec des questions qui leur allaient tout droit au cœur : « D’où vient donc que nous éprouvions si peu de goût pour les choses spirituelles ? C’est parce que notre cœur est trop peu amoureux de Jésus. »