Don Bosco et le monde du travail
Discours du Recteur majeur au théâtre de « La Scala » à Milan
Dans le cadre des célébrations centenaires de Don Bosco, la Famille salésienne des provinces de Lombardie et d'Emilie et la Ville de Milan ont organisé, le 18 avril, une commémoration solennelle au théâtre de « La Scala », une des salles les plus célèbres du monde des arts. Signalons parmi les personnalités qui entouraient le Recteur majeur et le Maire de Milan, les deux cardinaux salésiens Alfons Stick 1er et Rosalio Castillo Lara, le provincial et plusieurs conseillers généraux, le cardinal archevêque de Milan, Mgr Carlo M. Martini, avec cinq de ses évêques auxiliaires, le cardinal Giovanni Colombo, archevêque émérite du diocèse, la secrétaire générale des FMA, représentant la Mère générale, de nombreux parlementaires et bourgmestres de la Province, ainsi que des consuls en charge à Milan.
Le maire prit la parole devant une salle comble composée de Milanais et de membres de la Famille salésienne. Il souhaita la bienvenue et exposa les motifs de cette célébration civile. Le cardinal Martini lui succéda et développa, en une brève et dense allocution, l'option pour les jeunes, à l'exemple de Don Bosco, dans l'Église d'aujourd'hui. Suivit le discours du Recteur majeur. Après un brillant intermède musical, le Président du Sénat de la République italienne, l'« honorable » Giovanni Spadolini, conclut la manifestation en montrant l'importance de l'action de Don Bosco en son temps.
Nous donnons ci-après en son entièreté le discours du Recteur majeur.
Monsieur le Maire,
Éminences révérendissimes,
Excellences,
Messieurs les Représentants des autorités civiles, militaires, politiques et religieuses de la Ville de Milan,
Messieurs les Consuls représentants de plusieurs Pays,
Chers Amis de Don Bosco et de la Famille salésienne
Mesdames, Messieurs,
Avant de prendre la parole, en ce théâtre si célèbre de « La Scala », pour parler de Don Bosco, je voudrais adresser une pensée à l'« onorevele » Ruffilli, ancien élève salésien, assassiné quelques heures après avoir participé à la présentation d'un livre qui raconte les Mémoires de l'Oratoire « Saint Louis » à Forli où il avait grandi. Ses funérailles nationales se déroulent en ce moment en présence du Président de la République et aussi du Président du Sénat. Ce dernier a confirmé qu'il serait ici à « La Scala » avant la fin de la présente cérémonie.
En remerciant le Maire de Milan, ancien élève de ma chère maison de Sondrio, de m'avoir donné l'occasion et l'honneur de faire mémoire de Don Bosco à « La Scala », le temple de la musique, je voudrais dire que notre saint a beaucoup aimé la musique et qu'il n'est pas hors de propos d'en parler ici. Don Bosco a fait de la musique un excellent moyen d'éducation en organisant une école spéciale de musique pour ses enfants de l'Oratoire. Parmi ses élèves, le futur cardinal Cagliero composa des messes et de célèbres romances qui reçurent les éloges de Giuseppe Verdi lui-même.
Je trouve particulièrement significatif que la commémoration centenaire de Don Bosco ait lieu dans cette ville de Milan que, récemment encore, la réputée revue américaine, le « Time », définissait : ville où règne la tradition du travail, des affaires, et du progrès. Je voudrais brièvement mettre en lumière la figure historique de ce grand éducateur, en considérant les valeurs du travail qu'il a développées parmi les enfants du peuple.
L'exigence actuelle d'une « civilisation » du travail.
Partons d'une observation préliminaire.
Le travail est au centre de notre société actuelle ; il en conditionne les progrès et les équilibres ; et il constitue une des principales causes de ses crises. « Le travail, affirme l'encyclique ' Laborem exercens ', est en quelque sorte la clef de toute la question sociale » (LE 3).
Il est donc nécessaire de promouvoir une civilisation du travail.
Cette perspective appelle une profonde transformation culturelle qui traduise dans la pratique de la vie sociale, les vérités fondamentales qui ont trait au travail humain. Donner aujourd'hui un exposé intégral de cette doctrine va jusqu'à obliger à repenser le grand commandement évangélique de l'amour, pour trouver son exacte application à la vie sociale.
On distingue habituellement le travail comme « fait objectif » qui en livre la nature, de sa « dimension subjective » qui touche la conscience et la compétence des personnes. Les deux points de vue soulèvent aujourd'hui de nombreux et difficiles problèmes.
On ne peut évidemment pas présenter Don Bosco tel un visionnaire prophétique qui apporterait des recettes pour résoudre les graves problèmes actuels touchant le travail comme fait social objectif.
Mais le témoignage de son activité offre un message original, principalement dans la ligne de la « dimension subjective » du travail.
Dans cette ligne, une possible « civilisation du travail », exige de dépasser l'idée d'une formation technique ou artisanale conçue comme un simple dressage, et demande de passer à une vision humaine intégrale : « l'homme en effet, est principe, sujet et fin du travail » !
L'originalité du rapport de Don Bosco avec le monde du travail se caractérise par l'intention éducative qui prend en charge toute la personne du jeune apprenti et qui vise à la promotion humaine, à la compétence professionnelle, à la dimension sociale éthique (formation de l'honnête citoyen), qui insiste non seulement sur les revendications des droits mais aussi sur l'accomplissement des devoirs.
Don Bosco, un passionné du travail.
Il est certain qu'à l'origine du titre de « Saint du travail » reconnu à Don Bosco, et de sa proclamation de « Patron des apprentis », il y a le fait de sa conception et de son estime pour le travail, dans le sens d'un engagement personnel dans un travail d'une intense inventivité et d'un grand esprit de sacrifice.
Né en des temps d'une sévère pauvreté où le travail des mineurs était généralisé, cadet de trois frères, orphelin de père à l'âge de deux ans à peine, le petit Jean dut s'habituer très tôt aux travaux des champs, d'abord dans son village natal, puis comme garçon de ferme, chez des étrangers. À quinze ans, pour pouvoir étudier, il doit se rendre à plusieurs kilomètres de sa famille, loger chez un tailleur, dont il se fait l'apprenti durant son temps libre, et où il s'initie à la musique, à l'harmonium, au violon et au chant grégorien. Il passe du temps aussi chez un forgeron et il apprend à manier le marteau et la lime.
À Chieri, durant ses études secondaires, il ne manque pas de fréquenter l'atelier d'un menuisier et d'un cordonnier, apprenant à raboter, équarrir ; à réparer et coudre les chaussures.
Il était soutenu par un idéal, celui de faire des études, mais entre temps il faisait l'expérience de l'efficacité du travail manuel comme appoint, comme école de formation de l'esprit, et comme éducation aux responsabilités de la vie.
Il a toujours fait montre, même une fois prêtre, d'une extraordinaire capacité de travail et du souci de l'organisation. La maladie dont il mourut porte un nom : épuisement pour excès de travail. En 1884. A Marseille, le docteur Combal, de l'Université de Montpellier, qui achevait de le visiter conclut par ces mots : « Vous avez brûlé la vie par votre excès de travail. Votre organisme est comme un habit usé jusqu'à la corde pour avoir été trop porté ».
Il faut aussi remarquer, que Don Bosco dans le concret de sa vie active, s'est toujours montré particulièrement sensible aux aspects positifs de cette « laïcité » propre au monde du travail. C'est une manière de reconnaître l'ordre et la bonté de la création et de témoigner de la royauté de l'homme sur le créé à travers l'activité qu'il y déploie.
Ses premiers contacts avec les jeunes travailleurs.
Arrivé à Turin, son ministère sacerdotal le mit immédiatement en face d'un phénomène nouveau : les débuts de la question sociale dans le monde des travailleurs.
Turin, de grande bourgade artisanale qu'elle avait été, passait à petits pas accélérés, par une phase de transition, vers l'industrialisation.
Attirées par la possibilité de trouver du travail, des familles entières arrivaient dans la capitale savoyarde pour une occupation saisonnière ou définitive. Ainsi s'amassait peu à peu un prolétariat urbain où les jeunes constituaient la tranche de vie la plus faible et privée d'espérance. C'est au service de ces jeunes que mûrit en Don Bosco une vocation d'éducateur des jeunes travailleurs. Il décrit lui-même les premiers jeunes avec qui il fraie dans les années quarante. Ce sont « aides-maçons, tailleurs de pierres, paveurs, plâtriers... venus de villages éloignés... savoyards, valdotains, novarais, lombards... ».
Il conçoit comme première formule d'intervention, en faveur des plus démunis, l'Oratoire. Cette formule se révèle, à l'épreuve des faits, d'une grande efficacité formative au plan individuel et d'une portée notoire au plan social. Don Bosco passe ses dimanches à éduquer ces jeunes travailleurs ; durant la semaine, et cela ne va pas sans créer quelque perplexité chez certains représentants du clergé d'alors, il va les visiter au milieu de leurs occupations, dans les ateliers, les boutiques, sur les chantiers.
De plus, ajoute-t-il dans ses Mémoires, « tous les samedis je me rendais dans les prisons, les poches pleines tantôt de tabac, tantôt de fruits, tantôt de pagnottes. Tout cela dans le but d'établir un contact avec ces malheureux, de les aider, de m'en faire des amis... Cela me fit toucher du doigt que, si ces jeunes, une fois purgée leur peine, rencontraient une main bienveillante, quelqu'un qui s'intéresse à eux, leur tienne compagnie aux jours de loisirs, s'emploie à les placer chez un patron honnête... ils en venaient à mener une vie honorable ».
Mais bientôt Don Bosco constate que cela ne suffit pas. Il découvre qu'une des causes qui rend intenable la situation de ces jeunes est leur ignorance. Il faut les instruire.
Leur promotion humaine et sociale ne pouvait se construire que sur une base culturelle qui leur donnerait quelque crédit auprès des donneurs d'emploi.
Et voilà Don Bosco qui organise, dans son Oratoire, des cours du dimanche et une école du soir, avec des leçons de lecture, d'écriture, de dessin, d'arithmétique, d'histoire, de chant et de musique, moyennant des manuels composés par lui : bref, une initiative structurée qu'on pourrait appeler aujourd'hui une école complémentaire de la profession.
L'étape du foyer de jeunes. La tutelle du contrat de travail.
En 1848-1849 ce fut l'explosion patriotique qui devait amorcer le mouvement du Risorgimento, aboutir à l'unité italienne et à une profonde restructuration de la société.
Une fois passée la première phase critique, Don Bosco fit un pas en avant ; pas décisif dans la voie de l'éducation : il donnerait à ses jeunes travailleurs, le vêtement, le couvert et le gîte.
Simultanément il s'occupe de contrat de tutelle pour ses apprentis et d'une Société de secours mutuel dont le règlement nous révèle un esprit pratique et des principes de solidarité et de netteté éthique. La caisse commune, alimentée par les cotisations individuelles, et par des dons spontanés, pourvoirait au soutien du jeune éventuellement sans travail ou malade, ou à d'autres besoins.
C'est de cette période que date la décision de stipuler les fameux « contrats de travail ». Ils sont précis dans l'exposé des droits et devoirs du jeune apprenti, comme de l'employeur. On y trouve toutes les particularités concernant la rétribution, le respect, les exigences morales, le repos du dimanche, la prévoyance en cas de maladie ou d'autres accidents, la défense d'employer l'apprenti pour des travaux étrangers à son métier, la formation progressive à une qualification supérieure.
Ces contrats ont fait l'objet d'études ; aujourd'hui on les désignerait comme présyndicaux. Il faut plutôt rappeler que la préoccupation fondamentale de Don Bosco quand il place un jeune chez un patron et passe un contrat d'apprentissage, est la préoccupation de l'éducateur passionné qui se voue corps et âme à la promotion humaine et chrétienne des jeunes du peuple, pour en faire des citoyens honnêtes et responsables.
Plus qu'une manière de pionnier syndicaliste ou d'entrepreneur chrétien, Don Bosco manifeste de précises options pédagogiques pour le monde du travail.
La création d'« ateliers » et la formation de « maîtres d'apprentissage ».
Et cependant Don Bosco ne s'en tint pas là. Les boutiques des artisans et les halls des premières usines devenaient souvent des lieux où les jeunes, loin de trouver une éducation intégrale, subissaient des entraînements au mal, des abus de pouvoir, la perte de la foi. Il n'était pas facile de trouver, en nombre suffisant, des employeurs honnêtes. Déjà se profilait à l'horizon le phénomène de la déchristianisation des masses populaires ; le divorce entre le monde du travail et l'évangile s'accomplirait bientôt. Entre temps les unions ouvrières, dont les patrons étaient exclus, se substituaient aux sociétés de secours mutuel des années antérieures et se montraient fortement critiques à l'endroit de la religiosité populaire traditionnelle.
C'est alors que Don Bosco, qui n'avait pas encore suffisamment de fonds pour payer l'Église de S. François de Sales (au Valdocco) qui était en voie d'achèvement, se mit en quête de nouvelles ressources pour bâtir des « classes et des ateliers artisanaux ». Des locaux où ses apprentis, outre leur métier, apprendraient à se former une conscience éthique et chrétienne d'honnêtes travailleurs. Vers 1853, il installa les ateliers des cordonniers et des tailleurs, puis en 1854, l'atelier de reliure, en 1855 la menuiserie et en 1962 la forge. Dans ces ateliers il fut souvent le premier maître d'apprentissage, grâce aux brèves expériences de sa jeunesse. En 1861, au terme d'une longue préparation, il parvint à mettre sur pied une imprimerie qui deviendrait bientôt le centre moteur de nombreuses activités au Valdocco. En effet, Don Bosco acquit une fabrique de papier, et commença à imprimer une foule de livres et de fascicules, donnant ainsi du travail à ses jeunes. Pour améliorer sans cesse ses installations et ses machines, Don Bosco investit d'importants capitaux ; il voulait, ce sont ses paroles, être à l'avant-garde du progrès, et il estimait à leur prix les inventions de la technique. Au milieu de grandes difficultés administratives et économiques, il connut aussi des appréciations louangeuses, particulièrement lors de l'exposition nationale de Turin en 1884.
Mais déjà autour des années cinquante il s'était rendu compte qu'il ne pouvait plus suffire à la tâche et il dut engager des « maîtres d'apprentissage » et leur confier la gestion des ateliers.
Ils le déçurent, du moins pour une part, parce que plusieurs pensaient à gagner de l'argent et à produire plutôt qu'à enseigner. Lui, au contraire, et il faut le répéter une fois encore, concevait l'atelier comme une vraie « école d'apprentissage » intégral.
Devant cette situation, il lança une entreprise audacieuse. Il invita les meilleurs de ses élèves devenus maîtres du métier et d'autres encore à venir vivre avec lui et à se mettre totalement au service des jeunes apprentis. Ainsi naquit la figure originale du Salésien laïque consacré, le « Coadjuteur », qui, religieux à part entière, tout comme ses confrères prêtres, met toute son habilité technique et ses capacités éducatives gratuitement au service de la jeunesse en apprentissage.
Ainsi se constituait, dans l'important foyer de jeunes du Valdocco, un centre d'apprentissage artisanal qui, d'embryonnaire à ses débuts, deviendrait rapidement une vraie école professionnelle avec ses programmes d'enseignement méthodique. Don Bosco à la fin de sa vie put voir réalisés des centres d'arts et métiers à San Benigno Canavese, Gênes-Sampierdarena, Nice, Marseille, Barcelone, Buenos Aires, Niteroi, Rio de Janeiro et Sâo Paulo.
À toutes ces initiatives, il faut ajouter sa claire perception de l'importance croissante des milieux populaires dans l'organisation de la société nouvelle. L'évolution socio-culturelle faisait chaque jour apparaître l'importance que prenait le peuple. Il fallait savoir construire la patrie nouvelle avec les hommes « de la bèche et du marteau », et former en eux la conscience du citoyen honnête et compétent.
Eh bien, de tout cet effort éducatif de Don Bosco, nous pouvons retenir un message prophétique encore valable de nos jours.
Le message de Don Bosco pour une culture du monde du travail.
Mais, dira-t-on, cent ans plus tard, quel enseignement Don Bosco peut-il encore nous donner à nous qui vivons dans des systèmes économiques et sociaux profondément modifiés ?
a) - Avant tout Don Bosco peut nous rappeler qu'au centre de toute préoccupation familiale, sociale, politique, économique, il faut voir l'homme, et dans notre cas, le jeune, avec ses besoins, ses attentes et la dignité de sa personne. Le point de vue de Don Bosco dans toute la variété et la multiplicité de ses interventions, est toujours l'éducation, et il n'a jamais manqué l'occasion de le rappeler, en particulier aux autorités constituées, à qui il a toujours reconnu, qu'elles lui fussent favorables ou hostiles, la noble mission d'opérer sur les structures plus larges de la société, de déterminer les conditions de la vie sociale, d'étudier les modalités d'une équitable distribution des richesses et de recomposer le tissu social lacéré par les luttes du Risorgimento. Don Bosco a toujours soutenu le rôle indispensable de l'éducation : le sujet principal du travail, c'est l'homme.
Don Bosco se situe précisément dans cette perspective culturelle : le primat de l'homme sur le travail ; la primauté du travail subjectif sur l'objectif ; le primat du travailleur sur le capital ; le primat de la conscience sur la technique ; le primat de la solidarité sur les intérêts individuels ou sur les intérêts de groupes privilégiés.
Tout cela suppose une forte densité spirituelle que Don Bosco demandait à l'enseignement religieux et que l'encyclique « Laborem exercens » met aujourd'hui en plus vive lumière, tel « un évangile du travail », dans un enseignement social actualisé.
b) - Notons cependant que Don Bosco attachait beaucoup de prix à l'aspect objectif du travail. Il était attentif à l'évolution de l'industrie naissante ; il se montrait intéressé par les apports de la technique. Il voyait dans ces conquêtes du progrès humain de nouveaux horizons de possibilités pour le bien. Il l'expérimenta surtout dans le domaine de l'imprimerie.
La technique est sans aucun doute un des principaux coefficients du grand passage de civilisation d'un monde rural à un monde industrialisé, et du monde de l'industrie au monde postindustriel vers où nous allons. Pour sûr la technique au service de l'égoïsme et des idéologies matérialistes, qui ne peuvent concevoir la solidarité dans sa forme intégrale, peut devenir occasion de bien des injustices et favoriser l'extension d'une société de la consommation et du bien-être qui ne respecte ni tout l'homme et moins encore tous les hommes.
Néanmoins il est aussi vrai que la technique est un bien. Elle est le fruit de l'intelligence et de la science qui sont évidemment de grands biens. Si la technique était mise au service, non pas de l'égoïsme, mais de l'amour, quels immenses avantages n'apporterait-elle pas à l'humanité. Elle est l'indispensable « alliée du travail », comme l'a appelée Jean-Paul II (LE 5), et elle est en train de poser les bases d'une nouvelle problématique du travail qui exigera de repenser, au plan social, le grand commandement évangélique de la charité.
Don Bosco nous l'avons vu nous enseigne :
- à apprécier les valeurs de la vraie « laïcité » qui constituent le monde du travail ;
- à prendre en considération l'importance de l'ordre temporel ;
- à être ouverts aux progrès des sciences ;
- à estimer et à acquérir de la compétence face aux exigences de l'organisation (y compris au plan du management), et en tout ce qui facilite, perfectionne, accélère et multiplie le travail, mais en le situant dans la sphère de l'éthique et de l'amour pour que la laïcité et la technique ne deviennent pas les adversaires de l'homme. Savoir maintenir une juste affirmation de ces valeurs, sans les promouvoir en des déviations unilatérales, tel est le défi à relever en permanence par une vraie culture du travail.
Aujourd'hui, après Vatican II, nous pouvons affirmer que le christianisme a redécouvert les valeurs « créaturales » de la laïcité, tandis que ceux qui ont le culte des valeurs laïques se rendent compte (pas toujours clairement) des apports indispensables de l'évangile.
c) - À l'heure où l'industrie et le commerce se développaient à un rythme accéléré, Don Bosco a donné au travail, notamment des jeunes, la place qu'il méritait dans le domaine de l'éducation et dans l'estime publique. Il a su incarner les vœux d'une « culture du travail » dans une structure et une méthodologie pédagogique et didactique. Le métier vu, non comme une servitude ou un banal hobby, mais comme une profession et un noble devoir ; comme un puissant facteur de bien-être matériel, moral, individuel, familial, social ; comme une source de satisfaction, en opposition évidente à l'asservissement du travailleur à la machine et à la production pour la production.
Il a voulu hausser le travail à la dignité d'une école, au-delà d'un programme strictement professionnel et au-delà du rendement économique.
Et comme le disait la conclusion du premier article du Règlement en usage dans ses ateliers, l'orientation qu'il donnait à l'éducation des apprentis était triple : formation religieuse et morale, formation culturelle-intellectuelle, formation technico-professionnelle, Il élevait ainsi le jeune travailleur, marchandise possible d'exploitation, au niveau du libre collaborateur du Bien commun, en bon accord avec l'employeur, 'conformément à sa dignité de citoyen et à ses compétences propres.
Il a su infuser en ses élèves la joie du travail et son estime : cela transparaît dans la sérénité et l'enthousiasme des milliers d'élèves qu'il a éduqués à voir dans leur profession la valorisation de leur personne, la préservation des dangers du mauvais usage de la liberté et des loisirs, la clef qui leur donnerait accès à une position sociale envisagée non seulement comme un droit mais aussi comme un devoir.
d) - Ajoutons encore que Don Bosco a lutté pour éliminer le contraste existant entre l'étude et le travail, entre le groupe des étudiants et des professions libérales et celui des ouvriers et des artisans ou des « artisti » comme on disait à l'époque. Il installa sous le même toit les classes des étudiants et les ateliers des apprentis, les machines à côté des livres, la technique accompagnait la culture humaniste, et il se constituait ainsi un exemple de communauté fraternelle où le contraste entre les différences d'emploi était dépassé : pas de lutte des classes, mais convergence, communion et collaboration dans la distinction.
Un même système d'éducation fait d'esprit de famille, de sérénité et de joie, de confiance réciproque entre éducateurs, maîtres d'apprentissage et élèves a formé ces deux groupes de jeunes sur une même base religieuse, morale, et civile et a donné forme à une communion sociale dans la diversité.
e) - Homme de la pratique, plus que des théories, Don Bosco affrontait avec courage et créativité les problèmes les plus urgents de la situation réelle ; il aidait les jeunes effectivement et « subito », et il les mettait de la partie dans l'effort pour trouver la solution leurs difficultés.
Trop fréquemment dans la société de l'époque du Risorgimento, devant les problèmes les plus urgents, on n'avait pas réussi à intervenir efficacement au plan des lois, et au plan social. Mais les jeunes ne pouvaient pas attendre.
Un journal, certes peu bienveillant envers le clergé le reconnaîtra. « Il Secolo di Milano », au lendemain de la visite de Don Bosco à Milan en septembre 1886, écrivait : « Ce Don Bosco, un des plus actifs propagateurs des doctrines cléricales et aussi un des plus intelligents, ne se limite pas à prêcher, mais travaille sans arrêt, crée des institutions de toute sorte, des ateliers, des missions, recueille les pauvres, fait tout ce que devraient faire les libéraux ».
Je conclus.
Voilà, Mesdames et Messieurs, un message certainement utile aussi pour l'actuel monde du travail.
Ce message, un Saint nous l'a formulé qui a engagé toute sa vie dans une activité infatigable, qui a créé des œuvres d'éducation pour les jeunes apprentis, qui a eu l'intuition d'une nécessaire culture du travail, qui s'est employé à promouvoir la solidarité sociale, qui a introduit la dimension « laïque » de travailleurs professionnels dans ses propres communautés de vie consacrée et qui, enfin, a fait du travail une école de sainteté avec une spiritualité et une ascèse modernes, au niveau d'une nouvelle anthropologie et d'une société en mutation.
Le rapport de Don Bosco au monde du travail est sans aucun doute un des aspects significatifs de tout ce qu'il nous lègue dans son précieux et multiforme héritage à cent ans de sa mort.
Il était juste que nous y réfléchissions brièvement ensemble précisément ici à Milan.
Merci !
D. Egidio Vigano