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MISSIONS SALÉSIENNES ET INCULTURATION
Jacques Gadille, Université Lyon III
L'importante expansion missionnaire actuelle de la congrégation salésienne offre
un champ privilégié pour vérifier l'hypothèse présentée par Guy Avanzini de «la
diffusion sans cesse plus extensive» des modèles éducatifs «pré-testés» à Turin par
Giovanni Bosco, et pour apprécier leur plus ou moins grande souplesse d'adaptation
dans les contextes culturels les plus divers. Cette analyse partira nécessairement d'un
rappel très sommaire de la vocation missionnaire de la congrégation, voulue par son
fondateur. Nous nous demanderons ensuite quelle réponse le système préventif
apporte à ces foules de jeunes, écartelés partout entre la double culture du milieu
ancestral et de l'envahissante modernité qui engendre toutes les contestations et tous
les refus. Les salésiens se sont-ils bornés à transposer hors d'Europe le modèle du
siècle passé ou l'ont-ils adapté en partant du constat général de l'inadéquation de
l'école aux nouvelles exigences de la formation des jeunes? Au-delà, reprenant cette
notion centrale de «Péducabilité» de tout jeune, quel que soit son milieu culturel,
nous la rapprocherons des efforts faits pour «enraciner l'Evangile».1 Elle devrait
nous aider à mieux comprendre les mécanismes de «l'inculturation» et à mieux
discerner les conditions de sa plus ou moins grande réussite.
Comme l'a amplement montré un récent colloque tenu à Salamanque,2 les pro-
blèmes éducatifs vont au coeur de la préoccupation missionnaire de notre temps. A
l'origine de la mission salésienne à l'extérieur, don Bosco avait été appelé à aider à
l'encadrement pastoral des migrants italiens en Argentine. N'était-il pas conduit, dès
lors, à faire des jeunes Patagons dont ses disciples se sont occupés peu après, sinon
de petits Italiens, du moins des bénéficiaires de cette culture occidentale dont était
porteuse la religion chrétienne? «Italianité ou universalité», telle était l'alternative
posée par le cardinal Baggio dans la communication qu'il présenta, le 11 décembre
1975, au symposium organisé pour le centenaire du départ en mission du premier
groupe de salésiens.3 Le P. Bakker n'avait-il pas demandé en 1970 au P. Rosario
Castillo Lara, à propos de «la présence éducative salésienne en Amérique latine», si
«les modèles pédagogiques n'ont pas un peu étouffé la créativité du milieu en trans-
1 Voir A.-T. SANON ET R. LUNEAU, Enraciner l'Evangile..., Paris, Cerf, 1982.
2 Ecole et missions chrétiennes extérieures (XIXe-XXe siècles). Actes de la Ville session
du CREDIC à Salamanque (août 1987), Université Lyon III, 1988, 400 p.
3 S. BAGGIO, «La formula missionaria salesiana», in Centenario delle missioni salesiane,
1875-1976, Sussidi 7, Roma, 1980, p. 47.

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Jacques Gadille
portant indûment l'Italie dans ces régions»? 4 Comment les principes éducatifs de don Bosco
ont-ils résisté à l'épreuve des cultures, de la pauvreté du tiers-monde, de la «déscolarisation
accélérée», des efforts de mise en place d'une «école de promotion collective», dont sont le
théâtre les centres urbains et les campagnes de l'Afrique actuelle? 5
Un si vaste propos eût été impossible à tenir si je n'avais pas été documenté par de récentes
mises au point qui signalent comment cette dimension mondiale prise en un siècle par la
congrégation est au coeur des préoccupations des salésiens au seuil du troisième millénaire.
Certes, il aurait fallu se livrer au dépouillement systématique du Bollettino salesiano, présen-
tement imprimé en (au moins) une quinzaine de langues, des revues comme la Rivista Intera-
mericana de Educación latina ou l’Educación Latino-americana publiée par la CELAM. Enfin,
et très concrètement, la réponse à la question posée ici supposerait des monographies locales
d'établissements d'éducation par pays et par milieux sociaux; elle devrait reposer sur le
témoignage irremplaçable en la matière des parents, des maîtres et des anciens élèves autoch-
tones, les premiers concernés et les plus aptes à formuler un jugement sur le sujet. Nous
recueillerons quelques-uns de ces témoignages, mais, dans son ensemble, cet objectif idéal est
hors de ma portée. Il devrait définir un passionnant programme d'études ultérieures, et je vous
propose beaucoup plus modestement de réfléchir et de débattre avec moi -au sujet des hypo-
thèses de travail qui pourraient être soumises à la vérification de cette recherche à venir.6
***
Authentiquement missionnaire fut la vocation de don Bosco, non seulement parce
qu'il ne fut empêché de partir, jeune prêtre, en terre lointaine, que par la décision de ses
supérieurs, mais aussi parce que, très tôt, il orienta sa jeune congrégation vers des
fondations hors du Piémont, dans la péninsule italienne, puis, à partir de 1875, hors
d'Europe. A ceux de ses compagnons qui objectaient les besoins en personnel à l'intérieur,
il répondait que les vocations afflueraient à proportion de ceux qui seraient affectés au
dehors. Son constant souci de la mission s'inscrit dans une
4 «La presenza educativa salesiana in America latina», in Il servizio salesiano ai giovani,
Torino-Leumann, 1971, p. 76.
5 Voir le colloque cité de Salamanque, passim.
6 L'ouvrage qui nous a été le plus utile réunit les actes du colloque tenu à Rome, les 12-17
septembre 1983, édités par A. AMATO et A. STRUS sous le titre Inculturazione e formazione
salesiana, Roma, 1985. Voir aussi les actes de l'Asian Conference de Bombay, 1982, publiés sous
le titre The educative system of don Bosco in the asian context (Bangalore, 1982); et, sous le titre
Pastorale andina, le recueil du colloque de Cochabamba des 24-30 mai 1987, Roma, 1987. Une
étude systématique des missions salésiennes devrait partir des instruments de travail que sont la
Bibliografia generale delle missioni salesiane, Roma, 1975-1977, et la série biographique Profili
di missionari salesiani e delle Figlie di Maria Ausiliatrice, Roma, 1975. Quelques synthèses
nationales récentes ont paru sur les salésiens en Argentine (R. Entraigas, 1969-1972, 4 vol.), à
Rio de Janeiro (R. Azzi, 1982-1984, 4 vol.), au Mato Grosso (J.-B. Duroure, 1977), au Chili (A.
Videla, 1983).

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Missions salésiennes et inculturation
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vision mystique: la succession des rêves s'échelonnant de 1871 à 1886 a été justement prise au
sérieux par ses biographes.7 Elle traduit en effet la profondeur et l'authenticité de ce souci. La
première vision préfigurait le premier établissement en Patagonie: après la mort tragique des
premiers missionnaires, elle représentait l'accueil le plus confiant à un prêtre entouré d'une
couronne d'enfants rieurs, dans lequel il reconnut l'un de ses disciples. De fait, en 1879, les
salésiens s'entremirent entre les Indiens de Patagonie et les troupes chargées de réprimer leur
révolte, pour fonder aussitôt après les deux premières paroisses et bientôt deux circonscriptions
missionnaires.8
Ainsi l'Argentine, mais aussi le Chili et, plus au Nord, l'Uruguay, le Brésil, l'Equateur fu-
rent atteints par les salésiens, jusque dans des contrées humainement les plus reculées, comme le
Mato Grosso ou les plateaux situés à l'est de Quito, chez les Kivaros où une mission jésuite avait
antérieurement échoué. En 1888, sur les mille cinq cent quarante-neuf salésiens et filles de Marie
Auxiliatrice, deux cents, dont cinquante religieuses, travaillaient en Amérique latine.9 En 1975,
quatre mille cinq cent cinquante (dont mille cinq cent cinquante cinq religieuses) sur les trente
six mille six membres de la famille salésienne pouvaient être donnés comme missionnaires, soit
12,6%. Et le tiers environ des frères coadjuteurs, quarante sur les soixante évêques salésiens et
enfin 65% des novices étaient alors dénombrés dans le tiersmonde.10
C'est que, dans l'intervalle, une grande expansion s'était produite, notamment dans le bassin
de l'Amazone à partir de 1932, sur le Haut-Orénoque, en Bolivie, au Paraguay. En Afrique, outre
les deux extrémités septentrionale (Alexandrie d'Egypte) et australe (Le Cap), les salésiens
étaient installés depuis 1911 dans le Katanga et, de là, sur les plateaux interlacustres voisins à
l'est, au Rwanda-Urundi. Sur le continent asiatique, l'Inde et la Chine avaient été abordées en
1906. Les centres de rayonnement devaient être, en Chine, le vicariat apostolique de Shiuchow;
et, en Inde, deux diocèses en Assam et à Madras. Depuis le milieu des années vingt, des missions
avaient été fondées au Japon et en Thailand. Au Vietnam du Sud, en pleine guerre, à partir de
1955, des centres de formation avaient été créés.
Cet appel des vocations salêsiennes vers les terres lointaines est inséparable du vigoureux
élan missionnaire qui s'est manifesté au milieu du siècle dernier en Piémont et en Lombardie.
Les évêques avaient alors décidé de prendre eux-mêmes en charge la propagation de la foi en
créant cette PIME qui, à Milan, reste encore le support médiatique et financier le plus puissant de
l'ensemble des missions de l'Egli-
7 Voir A. AUFFRAY, Un grand éducateur, saint Jean Bosco, rééd. 1978, p. 299 et suiv.; et
M. WIRTH, Don Bosco et les salésiens, Torino, 1969, p. 214.
8 Le vicariat apostolique de Patagonie et la préfecture apostolique de Patagonie et de Terre
de Feu, en 1883. Voir P. SCOTTI, «Contributi dei missionari salesiani alla culturologia», dans
Missioni salesiane, 1875-1975, a cura di Pietro Scotti, LAS, Roma, 1977, p. 177-188.
9 R. CASTILLO LARA, «La presenza educativa salesiana in America latina», art. cit.
10 Voir Centenario delle missioni salesiane, 1875-1975, Discorsi commemorativi, LAS,
Roma, 1980, passim.

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Jacques G adille
se italienne, spécialement vers l'Extrême-Orient. Cette initiative signale le lien étroit qui, dès
l'origine, s'est institué outre-monts entre pastorale missionnaire diocésaine et missions exté-
rieures, pour se poursuivre jusqu'à nous. En effet, ce qui frappe toujours lorsqu'on observe le
souci très vif que gardent les évêque italiens de ce qu'ils appellent «la mission de retour», ce sont
les échanges qu'ils favorisent de prêtres séculiers, de jeunes laïcs missionnaires avec les Eglises
non-européennes, spécialement avec l'Amérique latine.11 Or, il ne faut pas perdre de vue que, par
ses effectifs, la congrégation salésienne représente une part importante des religieux en Italie.12
Lorsque l'un des membres de son conseil supérieur écrit que «l'action missionnaire est un
élément indispensable, caractéristique qui touche à l'essentiel de notre congrégation», on est
fondé à penser que cette disposition retentit sur l'Eglise italienne toute entière.13 Et le Français, le
Lyonnais fera immédiatement le rapprochement avec les prêtres de la Mission de France et du
Prado qui exercent leur ministère dans les milieux ouvriers comptant une forte proportion
d'immigrés et qui retendent en Afrique, en Amérique latine et jusqu'en Extrême-Orient.
Or, partout, les salésiens ont installé ces oratoires, ces noviciats, ces collèges et particu-
lièrement ces écoles normales et professionnelles qui font l'originalité de leurs méthodes dans
des pays où les jeunes forment une proportion majoritaire de la population. Comment ces
institutions d'éducation et leurs méthodes entrent dans ces procédures d'inculturation dont on
parle tant aujourd'hui, comme de l'exigence de la mission universelle, c'est ce qu'il importe
d'examiner plus longuement.
***
De la «méthode préventive», qui constitue le coeur, «le point essentiel de tout son système
d'éducation», comme l'écrit le père Juan Vecchi, il faut bien évidemment partir.14 Or, confrontée
avec les milieux culturels les plus divers, elle a dû être non seulement adaptée, mais «réinter-
prétée». «...Il faut que, par la pratique des méthodes de don Bosco, les valeurs de l'Evangile se
reflètent à travers les cultures de l'Asie. Ce n'est pas seulement une tâche d'adaptation du système
salésien d'éducation, mais cela peut aller jusqu'à la réinterprétation de ce système», remarquait
un salésien indien lors d'un congrès sur l'éducation salésienne en Asie.15
11Voir, en particulier, Dall'aiuto allo scambio, Bologna, 1984.
12 Statistique de 1945, d'après J.-D. DURAND, L'Eglise catholique dans la crise italienne,
1943-1948, thèse, Paris IV, dactylographie 1988, p. 363.
13 G. SCRIVO, «Motivi ispiratori, aspetti caratterizzanti, significato storico dell'azione
missionaria salesiana: uomini e idee», dans Centenario delle missioni salesiane..., op. cit., p. 31.
«La vocation salésienne nous situe au coeur de l'Eglise et nous met entièrement au service de la
mission... Nous annonçons l'Evangile aux peuples qui ne le connaissent pas» (Constitutions
salésiennes, éd. de 1984, art. 6).
14 J. VECCHI, «Essential features of the preventive system and their significance», dans
The educative system of don Bosco in the asian context, Bangalore, India, 1982, p. 1-28.
15 P. PUTHENANGADY, «Reason and kindness, key elements of preventive system in the
asian context», in The educative system..., cit., p. 57.

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Missions salésiennes et inculturation
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Cette méthode, lit-on dans le traité de don Bosco de 1877, «s'appuie tout entière sur la
raison, la religion et l'affection. Elle exclut par là tout châtiment brutal et veut même bannir les
punitions légères...». «Il s'agit du développement de la spiritualité intérieure du jeune, du respect
de sa liberté, de sa maturité progressive et graduelle dans une expérience humaine et
chrétienne».16 Elle se présente comme un tout composite de pédagogie, de pratique pastorale et
de spiritualité. Monnayée dans le contact permanent de l'éducateur et du jeune, expérimentée à
travers les initiatives que celui-ci est invité à prendre dans le cadre du groupe, elle devient un
principe actif de la construction de la personne, du futur parent et du futur citoyen.
Or, si don Bosco ne mettait aucune hiérarchie entre les trois composantes: raison, religion et
affection, ce n'est plus le cas de divers missionnaires salésiens d'aujourd'hui. «L'affection passe
avant la raison, écrivait le conseiller général salésien actuel pour les missions, et la raison avant
la religion».17 Par religion, entendons l'ensemble des prescriptions d'ordre cultuel qui, en effet,
devraient toujours n'être que le support, l'accompagnement, le moyen nécessaire d'une vie de foi
orientée à la relation personnelle avec le Christ. Celle-ci, loin de se borner à un simple fideisme,
à un élan sentimental, sera, de son côté, charpentée par un effort de connaissance de la langue,
des coutumes, de l'histoire propres aux populations au sein desquelles ce message évangélique
doit s'incarner. Mais l’amorevolezza apparaît dès lors comme l'alpha et l'oméga, la raison d'être
du «prescrit» religieux ou de l'effort de connaissance qui n'en sont, à tout prendre, que les
résultantes.
Cette hiérarchisation des éléments constituants de la méthode préventive prend une
signification, un contenu concret dans le premier essai de zonation par continents culturels,
qu'un colloque sur le thème «Inculturation et formation salésienne» a esquissé à Rome en
septembre 1983. Dans les vastes aires de la société de consommation, où les concurrences
anarchiques du marché sécrètent les oppositions gauchisantes, il s'agit de faire fonds sur les élans
de gratuité, de créativité, de convivialité, où l'on verra autant de germes de renouvellement des
rapports sociaux. Ce sont les antidotes à la déshumanisation, à la violence engendrée par le
monde moderne des machines et des appétits de puissance. Ne convient-il pas, dès lors,
d'informer cet idéal de «promotion chrétienne intégrale», d'«éducation chrétienne libératrice»,
telles que les ont dégagées les chapitres généraux de la congrégation, à l'aide de cet apport
culturel majeur pour notre temps qu'a constitué le personnalisme communautaire d'un Maritain
ou d'un Mounier? I8
Sous les régimes marxistes, de la Pologne au Vietnam, il n'est pas question de créer des
établissements propres: le contrôle de l'Etat est omniprésent et omnipotent. Pourtant, au sein des
institutions officielles dont on reconnaîtra les aspects positifs
16 Voir F. DESRAMAUT, Saint Jean Bosco. Textes pédagogiques, Namur, 1958, p. 145; et J.
VECCHI, «Essential features...», art. cit., reproduisant un entretien entre G. Bosco et le ministre
Rattazzi en avril 1854.
17 L. VAN LOOY, «Guidelines for the incarnation of the preventive system. The
educational project of the Salesians in Asia», in The educative system..., op. cit., p. 89.
18 Inculturazione e formazione salesiana, op. cit., p. 317-328.

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Jacques Gadille
(volonté de démocratisation de l'enseignement, organisation plus communautaire de la
production), il est possible de s'identifier à la défense des victimes de l'autorité étatique et des
plus pauvres, de prendre appui sur les grandes dévotions du peuple, comme les pèlerinages
mariaux en Pologne. Plus généralement, les jeunes s'y montrent accessibles au dépassement des
nouveaux conformismes culturels et à la transmission des valeurs évangéliques vraies.
L'évangélisation s'incorporera à leur désir naturel de réagir au monolithisme ambiant à base
technologique, à leur refus de l'intoxication idéologique. Ce désir des jeunes ne travaille-t-il pas
en profondeur les régimes de «centralisme démocratique», de l'Allemagne de l'Est à la Chine?
En Amérique latine, où les effectifs salésiens sont passés de cent cinquante-huit prêtres et
soixante-et-un aspirants ou novices à la mort de don Bosco, à cinq mille trois cent
soixante-dix-neuf membres, parmi lesquels trois mille cent soixante prêtres au début des années
1970, le bilan dressé par le P. Castillo Lara (futur cardinal) partait, à cette date, d'une expérience
portant sur cinq cent trente centres éducatifs comptant chacun une moyenne de trois cent
soixante-deux élèves. Il relevait toutefois un net déséquilibre entre les quelque soixante-quinze
mille lycéens et les quatre mille cent soixante élèves des écoles d'agriculture, dont il constatait
l'absence totale au Brésil. Or, développer de tels centres n'avait-il pas déjà été la recommandation
faite par le fondateur aux responsables du premier collège de San Nicolas de los Arroyos, aux
portes de Buenos Aires?19 Au delà de ces considérations institutionnelles, il eût aimé que l'on
poursuive dans la voie de l'ouverture de centres de formation gratuits, qui matérialisent l'option
préférentielle pour les pauvres, soit en milieux urbains, soit dans les zones d'agriculture vivrière
pauvre. Au sein de ces centres, il souhaitait la promotion de toutes les formes d'activités
périscolaires propres à favoriser l'esprit d'association, les responsabilités sociales et syndicales
des jeunes, afin d'en faire «les palestres des futurs dirigeants». Une place importante aurait dû y
être accordée à l'apprentissage des médias, notamment audiovisuels, porteurs d'une formation de
masse.
La voie est ici étroite entre une pastorale inspirée directement de la doctrine sociale de
l'Eglise, visant à l'épanouissement du tout de l'homme et le «circuit court» et tentant d'une action
politique, armée d'une théologie de libération. Mais, par sa pédagogie participative, «le système
préventif répond à l'exigence de la libération».20 Ainsi que l'écrit le P. Juan Bottasso en parlant de
la pastorale parmi les Indiens des Andes, il convient de définir une voie médiane entre les
courants révolutionnaires et nationalistes, afin de rester au plus près de la vie du peuple et de
l'accompagner efficacement dans ses mouvements de libération.21
Selon le rapport sur le Zaïre présenté en 1983 par le P. Verhulst au colloque de
19 Celso J. VALLA, San Nicolas, primer colegio salesiano de America, 1876-1976, S. Isidro,
Argentine, 1976
20 J. RODRIGUEZ, «Inculturation et formation salésienne en Amérique latine», in Incul-
turazione e formazione salesiana, op. cit., p. 244.
21 J. BOTTASSO, «Evangelización del mundo andino», in Pastorale andina, op. cit., p.
15-26.

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Missions salésiennes et inculturation
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Rome cité plus haut, les éducateurs s'efforcent, là aussi, de rapprocher leurs établissements des
conditions de vie de la population africaine, d'une vie «sobre, simple et joyeuse». Ils y par-
viennent par la fragmentation des centres d'éducation «en petites écoles artisanales, centres
agricoles, maisons déjeunes ou centres d'alphabétisation». N'oublions pas que cela correspond à
une pastorale décidée par les évêques de ce pays pour décentraliser la vie religieuse au niveau
des communautés ecclésiastiques vivantes et «casser» le trop lourd appareil missionnaire belge,
aux débuts d'une indépendance difficile.22
L'accent y est donc mis sur la formation des responsables des communautés, dans des
centres qui encouragent «la créativité culturelle». Des cours d'anthropologie et de littérature
africaine y sont proposés. Mais le rapporteur souligne les limites d'une telle «africanisation». Le
plus important est d'inculquer ce qui est le charisme essentiel de l'éducateur salésien, «le
témoignage de la fraîcheur, de la ferveur, de la solidité de sa foi». L'usage des sciences humaines
doit être harmonieusement équilibré par l'approfondissement religieux, car, pour le P. Verhulst,
«l'expérience chrétienne est plus forte que les limites culturelles»; elle les transcende en quelque
sorte. Cette position équilibrée paraît héritée d'une tradition, qui était déjà fortement affirmée par
les salésiens au Katanga dès avant les années trente.23
La recherche d'une telle harmonie reçoit de l'expérience indienne une illustration plus
pénétrante encore en raison de la plus grande complexité de la société et de la pensée de ce
sous-continent et aussi parce que le témoignage nous vient de deux salésiens, eux-mêmes
Indiens, les PP. Rosario Krishnaraj et Paul Puthenangady. Le premier, de famille brahmane et
converti à dix-huit ans, a reçu la charge de maître des novices, puis la direction d'une grande
école professionnelle de Madras. Or, il a entrepris de construire l'éducation salésienne sur le
soubassement des valeurs indiennes: le sens de la famille, qui a inculqué à l'enfant le respect du
maître, de Dieu, et le partage au sein d'une vie communautaire, la tolérance qui est naturelle aux
Hindous, la séparation des sexes et surtout la finalité spirituelle de l'éducation. En Inde, toute
école a été qualifiée d’ashram (oratoire) par Tagore. Certes, cette même civilisation indienne
oppose aux conceptions chrétiennes de l'éducation de sérieux obstacles: le régime persistant des
castes avec la mentalité d'exclusion qu'il entraîne, la multiplicité des langues, le manque de
qualification des maîtres et la dégradante pauvreté. Mais la formation n'y repose pas moins sur la
personnalité de l'éducateur, tellement assimilé au guru (maître spirituel) vivant parmi ses
disciples, que l'école est appelée gurukula. Aussi le P. Krishnaraj n'hésite pas à dire que
«l'approche de l'éducation par l'amour en Inde n'est pas étrangère à la culture et à la tradition». La
fine pointe de cette tradition rejoint celle de l'éducation salésienne, dont le swami Amritananda
affirmait qu'elle était la construction d'un homme, de son caractère. «Ne
22 Cette évolution a fait l'objet d'une grande thèse (Paris IV, 1987) de Bernard UGEUX: La
pastorale des petites communautés chrétiennes dans quelques diocèses du Zaïre.
23 A. AUFFRAY, En pleine brousse equatoriale. Histoire de la mission salésienne du
Katanga, Turin, 1926, p. 119-122.

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Jacques Gadille
savez-vous pas, ajoutait-il, que toute âme est l'âme de Dieu? Jetez sur tout homme le
regard de Dieu. Que votre service éducatif soit comme une prière!»24
Le témoignage de son confrère donne le même sentiment d'une sorte d'union
entre les deux traditions éducatives. Il convient, pense-t-il, d'interpréter au sens de
«sagesse» le terme de «raison» employé par don Bosco. Elle apprend au jeune à
observer les valeurs de la tradition familiale, de la discipline des formes de respect
entre les personnes; mais aussi à revaloriser le statut social de la femme en prenant
en compte son emploi pour en faire une égale de l'homme. Elle tendra à faire prendre
conscience au jeune qu'il a entre ses mains l'évolution vers plus de justice. Le P.
Puthenangady n'hésite pas à demander que l'Inde prenne en compte le type d'huma-
nisme incarné par don Bosco au dix-neuvième siècle. C'est parce que l'accent y est mis
volontairement sur l'affection, laquelle exalte toutes les valeurs ancestrales et leur
donne un contenu nouveau. «En Inde, écrit-il, le respect est le signe que l'on aime».
Sans mièvrerie et avec réserve, l'affection devrait permettre de surmonter les
barrières sociales et «être inconditionnelle». A l'image des rapports entre guru et sishya,
l'influence de l'éducateur sur le jeune doit passer par le partage de vie. «Ils sont plus
instruits par notre manière de vivre que par nos discours!» A ses yeux, il importe de
tourner le dos à l'attitude predicante des «docteurs en religion» si nombreux dans le
bouddhisme et l'hindouisme.25
La découverte de la fraîcheur de l'amour de Dieu, que transmet l'attention de
l'éducateur aux jeunes qui l'entourent, est pour les deux salésiens indiens l'apport
dont l'expérience indienne enrichira la famille salésienne toute entière. C'est en effet
une forme de la «charité pédagogique, créatrice de la personne», dont parle le P.
Juan Vecchi pour caractériser la méthode préventive.26
Nous en retiendrons une dernière application, qui va nous conduire en Ex-
trême-Orient, dans l'une de ces monstrueuses concentrations urbaines, si courantes
dans les pays du tiers-monde. Là se cumulent misère matérielle, biologique et
profonde déstructuration des valeurs traditionnelles. Il s'agit d'une paroisse salésienne
installée dans un quartier très populaire de Séoul, ville qui compte, on le sait quelque
sept millions d'habitants. Luc Van Looy, un salésien belge qui y anima l'action
apostolique durant les vingt premières années de son ministère, nous a laissé son
témoignage.27
L'équipe salésienne y encadre l'une des trois écoles secondaires catholiques de
la ville. Sur les deux mille élèves, les cent cinquante catholiques sont presque tous
engagés dans une action apostolique ou à la paroisse. Des cooperatemi salésiens,
des Volontaires de don Bosco sont engagés, aux côtés des religieuses salésiennes.
dans une pastorale de la jeunesse pauvre. Un centre technique organise des pro-
grammes d'action éducative et technique dans les grandes usines et les plus petits
24 Cité dans The educative system of don Bosco in asian context, op. cit., p. 35.
25 In The educative system..., op. cit., p. 51-81.
26 J. VECCHI, «Essential features...», art. cit. (note 14).
27 Dans F. DESRAMAUT, Journal du vingt-deuxième chapitre, Rome, 25 avril 1984 (po-
lycopié).

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Missions salésiennes et incultiiration
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ateliers. Un foyer d'étudiants forme des enseignants au système préventif pour les vingt-trois
écoles bouddhistes et protestantes. Couronnant le tout, un centre pour jeunes marginaux et
délinquants est le champ d'apostolat pratique des jeunes qui, à partir de vingt ans, ont choisi de
s'engager dans le noviciat salesien. Or, l'efficacité de la méthode de don Bosco appliquée à ce
milieu particulièrement difficile suscite chez ces derniers «une adhésion enthousiaste». Aussi, le
groupe s'est-il peu à peu enrichi de la participation de salésiens sud-coréens, communauté qui
comptait en 1984 vingt-deux profès, onze novices et dix-neuf aspirants encore au stade de la
philosophie.
L'attraction exercée sur le quartier par cette paroisse salésienne et l'action auprès des
marginaux ont retenu l'attention des pouvoirs publics. Au sein de la congrégation, il est
significatif que le jeune salesien qui avait animé ce faisceau d'initiatives ait été choisi en 1984
comme conseiller général pour les missions. Il avait conclu son rapport sur son oeuvre par le
voeu que soit surmontée la séparation maîtres-élèves inscrite dans la tradition locale. «Notre
grand souci est de préparer de vrais salésiens qui aiment passer avec les garçons vingt-quatre
heures par jour...» Fort de son expérience, c'est lui qui a proposé de mettre dans un certain ordre
les trois composantes du système préventif. Comme il devait le préciser dans un très récent
colloque (1987) sur la pastorale andine, l'essentiel est de réaliser, en prenant appui sur toutes les
formes de la vie associative, une intime insertion de l'Eglise dans la vie culturelle des popula-
tions. Mais c'est à condition que le salesien porte au coeur le souci apostolique qui entend faire
vivre en Dieu les valeurs que les garçons recèlent en eux-mêmes. «L'attention portée aux garçons,
disait-il en une autre occasion, est indissociable de celle portée à Deux qui les aime».28
Nous retrouvons ici une sorte de pivot de l'humanisme chrétien, qui a été magnifié par tous
les grands éducateurs du siècle passé, un Mgr Dupanloup ou une Thérèse Couderc.29 On peut
même se demander si nous ne tenons pas en lui un principe directeur de toute éducation
chrétienne, constitutif de sa «transmission», qui transcende les cloisons les plus étanches entre
les cultures, au point qu'elles l'accueillent toutes et lui sont comme naturellement ouvertes.
***
Pour saisir la validité de l'expérience salésienne au sein des cultures les plus variées, de-
mandons-nous si elle ne nous permet pas de mieux comprendre le modèle missiologique
contemporain, connu sous le néologisme un peu abstrait d'«incultura-
28 The educative system..., op. cit., p. 87.
29 «...rendre l'homme conforme à l'image de Dieu qui est en lui», tel est pour Mgr Du-
panloup la tâche suprême de l'éducation. (D'après Education et images de la femme chrétienne
en France au début du XXe siècle, Lyon, Hermès, 1980, p. 16). Oh, si les humains pouvaient
comprendre le langage de Notre Seigneur Jésus Christ, nous disant: «Malgré ta misère, je veux
voir de près cette belle âme que j'ai créée pour moi...» (Thérèse Couderc à son frère l'abbé Jean,
s.d.; Archives du Cénacle, Correspondance, p. 73).

1.10 Page 10

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220
Jacques Gadille
tion». On le sait, l'ancien général des jésuites, le P. Pedro Arrape, en a donné une définition
devenue courante à la lumière de son propre ministère au Japon.30 Mais, au-delà des formules
savantes et des abstractions élaborées à son sujet par les divers spécialistes des sciences
humaines, ce qui l'éclairé et la justifie à la fois, c'est la référence au modèle christique lui-même,
auquel on doit la renvoyer. Suivant la remarquable étude théologique du P. Michel Sales,31 dont
on ne retiendra ici que les expressions socio-culturelles, on distinguera trois temps de l'in-
culturation.
D'abord le temps de la plongée dans le milieu culturel étranger, qui comporte une longue
phase d'écoute, d'apprentissage de la langue et de connaissance des coutumes. Tout le contexte
de la culture locale apparaît dans sa complexité à mesure que le séjour s'allonge et que l'attention
se fait plus précise. C'est le temps de l'initiation toujours inachevée, des traductions toujours
«approchées». Il suppose un choix des guides autochtones et la prise en compte des travaux
linguistiques et anthropologiques antérieurs pour les mener plus loin. Invoquons ici la contri-
bution objective des salésiens à la connaissance des tribus indiennes d'Amérique latine, par
exemple au dictionnaire bororó en plusieurs volumes qui reçut l'éloge de Claude LéviStrauss.32
Puis vient le second temps, celui de l'accueil ou du refus de l'annonce évangélique. Autant
le risque a été grand de captation dans les schémas du missionnaire étranger, autant la pente
naturelle de l'autochtone est alors de ne prendre de la Bonne Nouvelle qui lui est présentée que ce
qui est conforme à ses vues propres, à son intérêt tel qu'il le conçoit. La conversion vraie suppose
le plus souvent un arrachement à tout un univers familial et social, elle est toujours douloureuse.
«Cela a été très dur», avoue par exemple le P. Krishnaraj en évoquant l'opposition de sa famille à
une conversion qui le faisait «déchoir» de sa caste. Ce travail de conversion ne peut qu'être
l'oeuvre de Dieu, dont le missionnaire sera le serviteur et l'accompagnateur discret. Plante fragile,
cette conversion exige aussi de grandir dans un milieu d'accueil protecteur, surtout si elle se
traduit par un engagement personnel de prêtre, de religieuse, de catéchiste.
C'est ici qu'intervient la fonction de la communauté chrétienne locale qui, seule, épanouira
un tel engagement. Nous verrons dans l'émergence de cette communauté le troisième temps de
l'inculturation. Un grand nombre d'évêques et de théologiens du tiers-monde, en Inde, au Zaïre,
s'accordent à voir dans cette communauté ecclésiale la traduction concrète d'un christianisme qui
se sera approprié la culture locale. S'organisant pour donner un témoignage collectif de la vie de
foi qui l'anime, elle devient à son tour missionnaire. Elle est aussi le «lieu» de l'inculturation,
parce que la traduction liturgique, éducative et au niveau de toutes formes de solidarité
30 Pedro Arrupe. Itinéraire d'un jésuite. Entretiens avec J.-C. Dietsch, Paris, 1982, p. 76.
31 M. SALES, «Christianisme, culture et cultures», dans la revue Axes, t. XII, 1981. Je me
permets, sur cette problématique de l'inculturation, de renvoyer à ma propre étude, parue dans
Documents du Centre Thomas More, n° 36, septembre 1983: «Sur l'inculturation: l'inculturation
chrétienne est-elle possible?».
32 Voir Missioni salesiane, 1875-1975, Roma, 1977, op. cit.

2 Pages 11-20

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Missions salésiennes et inculturation
221
sociale de ce christianisme, ne peut être que l'oeuvre de ceux qui appartiennent à cette culture,
On comprend dès lors que, suivant l'observation du P. Verhulst, le missionnaire devra
éviter désormais deux écueils opposés: celui d'une volonté d'identification complète à la culture
qui l'a reçu; en effet, quoi qu'il fasse, il restera un étranger, un homme plus «riche», ne serait-ce
que de sa science religieuse, par rapport à ceux qui l'entourent; ou bien l'attitude inverse d'un
désintérêt radical, sous prétexte que ce travail ne lui incombe pas. Du moins doit-il y participer,
et c'est cette troisième attitude qui est jugée adéquate, dans la mesure où, par son origine, il reste
témoin de l'universalité de l'Eglise et où son regard, plus extérieur, lui permet d'aider les
chrétiens locaux à discerner dans leur patrimoine culturel les éléments les plus susceptibles
d'apporter une note originale à l'Eglise universelle.33
La réalisation de l'inculturation dépend de facteurs conjoncturels, d'ordre historique ou
socio-culturel, qui entraînent soit à l'accueil soit au rejet du christianisme. Mais, à conditions
équivalentes, l'agent déterminant de l'inculturation, à chacun de ses stades, est la médiation
interpersonnelle. En elle, nous retrouvons la pièce maîtresse du système pédagogique salésien.
La qualité des relations pèse en effet d'un poids crucial: elle touche directement aux liens
d'amitié que sait créer le missionnaire aux premiers temps de son installation et à sa capacité
d'écoute.
Dans le long processus du témoignage de la foi et de la mise en place des institutions
d'éducation, d'assistance et de développement, la priorité qu'il donne au souci des plus faibles et
des plus pauvres saura être attractive: «Prenez un soin tout particulier, recommandait don Bosco
à ses missionnaires, des malades, des enfants, des vieillards et des pauvres et vous gagnerez la
bénédiction de Dieu et la bienveillance des hommes...».34
Quant à l'esprit de communauté qui manifeste un christianisme vécu et enraciné sociale-
ment, il est superflu de rappeler qu'il est au coeur de la pratique salésienne, comme facteur
primordial de la construction et de l'épanouissement de la personnalité des jeunes: «Appartenir à
un groupe nombreux où l'on s'efforce de bien faire nous élève sans que nous en ayons cons-
cience», notait encore le fondateur.
Or, c'est à ce point précis des relations interpersonnelles que se situe l'originalité profonde
du système salésien. Le P. Van Looy le souligne encore: «Nous pouvons appeler système
éducatif de don Bosco une éducation fondée sur la relation éducateur-éduqué, les deux reliés à
Dieu. Porter ce charisme aux Eglises particulières et aux peuples non évangélisés est l'essentiel
de la vocation missionnaire spécifique des salésiens».35
33 M. VERHULST, in Inculturazione e formazione salesiana, op. cit., p. 310. Voir R. Panikkar
parlant de ce rôle du missionnaire étranger: «Il faut un étranger pour sonder la profondeur de
l'âme à moitié dormante de l'Inde d'aujourd'hui. Il faut un Européen pour donner témoignage de
la valeur éternelle de la culture indienne...» (A propos de Jules Monchanin, dans les Informations
catholiques internationales, 15 octobre 1959, p. 22).
34 Cité par F. DESRAMAUT, «La pensée missionnaire de don Bosco», in Missioni sale-
siane..., op. cit., p. 59.
35 Pastorale andina, op. cit., p. 28.

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Jacques Gadille
Sociologiquement parlant, c'est devenu un lieu commun de dire que les commu-
nautés traditionnelles sont partout en voie de désagrégation active et que l'école est
l'un des facteurs de celle-ci. Les jeunes scolarisés ne veulent plus retourner dans leurs
villages d'origine et, en ville, les diplômés, ne trouvant pas le travail qu'ils étaient en
droit d'espérer, vont grossir le flot des jeunes chômeurs non diplômés. Cela entraîne
dans les grands centres un phénomène de «déscolarisation», que le P. R. Daniel a
analysé pour la Côte d'Ivoire. Un peu partout s'accroît la masse des jeunes margi-
naux. Dès lors, des expériences qui tendent à briser le monolithisme de l'institution
scolaire se mettent en place çà et là. Au Bénin, par exemple, un projet de rapproche-
ment de l'école et des communautés locales, de leurs besoins, avec appel à la
collaboration des parents, des autres adultes, a été mis sur pied. A la place des
coopératives prévues dans le cadre d'une planification d'ensemble, les animateurs
ruraux des zones sahéliennes font davantage confiance aux ressources du paysannat
local. Ils ont entrepris de lui faire prendre conscience de ses propres possibilités et
l'encouragent à s'organiser par lui-même.36
Or, le charisme salésien va exactement dans ce sens de la prise en charge du
développement et de la lutte contre les inégalités sociales par les intéressés eux-
mêmes, à l'échelon de base. Au niveau des institutions, nous avons vu au Zaïre et en
Amérique latine réclamer une fragmentation et une multiplication des centres de
formation professionnelle. Mais, au-delà, le principe même de l'action salésienne
auprès des jeunes est de les réunir en groupes pour les inviter à l'apprentissage d'une
activité constructive et de responsabilités personnelles qu'ils étendront ensuite au
cadre de la collectivité.37 Le prêtre est l'animateur, en actes plus qu'en paroles, de ce
groupe, dont chaque membre est pris individuellement en considération pour ses
qualités propres, dont il fera ensuite le partage avec les autres. Son premier souci, on l'a
vu, est de créer des centres pour former des formateurs selon les mêmes méthodes,
et ainsi démultiplier cette action.
***
De cette esquisse très générale de l'action éducative salésienne hors d'Europe, définie
en termes d'inculturation, on retiendra les traits suivants.
La perspective missionnaire initiale de la congrégation a été redécouverte, réaffirmée et
orientée, par contraste avec l'ecclésiologie du dix-neuvième siècle, vers l'ouverture aux cultures
étrangères et à leur assimilation. Les modifications apportées en
36 Voir le colloque de Salamanque, cité ci-dessus, n. 2.
37 «Educateurs, nous collaborons avec les jeunes au développement de leurs capacités et
de leurs aptitudes jusqu'à leur pleine maturité. Selon les circonstances, nous partageons avec eux
le pain, nous développons leur compétence professionnelle et leur formation culturelle. Toujours
et dans tous les cas, nous les aidons à s'ouvrir à la vérité et à construire une liberté responsable.
Nous nous efforçons pour cela de susciter en eux une adhésion profonde aux valeurs authenti-
ques qui les orientent vers le dialogue et le service» (Constitutions salésiennes, édition de 1984,
art. 32).

2.3 Page 13

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Missions salésiennes et inculturation
223
1984 aux constitutions de la société masculine en témoignent amplement.38 Les
formules de regroupement des jeunes marginaux dans les milieux urbains, la frag-
mentation des centres de formation agricole et d'animation des communautés rurales
manifestent, sur le terrain, la plasticité des modèles éducatifs salésiens. On peut, en
effet, rapporter au fondateur l'évolution inscrite dans l'actuel développement de la
congrégation sur deux points au moins: dans la marge d'appréciation qu'il a
toujours laissée à ses disciples responsables de stations missionnaires, pour adapter
avec souplesse les règles éducatives aux situations locales;39 et dans le caractère
étonnamment interculturel de l'intuition religieuse la plus profonde de son dessein
éducatif. Son premier souci a été de faire coopérer l'enfant à son propre salut et, par
l'affection, par l'amitié, de le rencontrer sous le regard de Dieu.
On a vu en quels termes émouvants les salésiens indiens nous invitent à redé-
couvrir, à réinterpréter cette intuition centrale, soulignant justement son caractère
interculturel. Lorsque le P. Rosario Krishnaraj témoigne de l'attraction qu'exerça
sur lui son premier maître, le P. Schlooz, religieux salésien hollandais, il souligne
quelle était sa connaissance intime du tamil, avec quelle rigueur il corrigeait les
comportements trop familiers des enfants, en faisant appel aux convenances tradi-
tionnelles de l'Inde, où «la distance est un signe de respect». Si certaines censures
qu'il appliquait en son temps paraissent assurément dépassées, le fonds de son
authentique vie religieuse et de sa vive affection était resté bien vivant dans la
mémoire de son disciple: «Il m'a parlé de moi-même, de Dieu et de la vie... Dans le
système hindou, personne ne pouvait me parler ainsi...»; ajoutant pour conclure: «Le
salésien est naturellement gourou, avec l'avantage que rien ne le met sur un piédestal
d'homme de Dieu qui l'éloigné de son disciple. Le P. Schlooz fut pour moi le gourou
rêvé. C'est parce que je l'ai vu pratiquer le système préventif que je me suis fait
chrétien, puis salésien».40
Nous touchons ici du doigt, au-delà de toutes les barrières culturelles, la force
de cette «identification pédagogique», dont on nous a parlé et nous en pressentons sa
nature. Elle est bien une valeur permanente, par contraste avec le caractère illusoire
d'un désir d'identification à une culture étrangère, par définition toujours inaccomplie
pour l'étranger, et, chez l'habitant du pays, relativisée par la conversion. C'est ce qui
conduit le P. Verhulst à frapper de cette même relativité la tâche d'incul-
38 On peut rapprocher, pour s'en rendre compte, l'édition de 1972 des Constitutions et
Règlements des salésiens, où l'index ne comporte pas les mots-clés «culture» et «acculturation»,
de celle de 1984 (publiée en français en avril 1986), où, au mot «culture», on ne dénombre pas
moins de douze rubriques.
39 Voir, par exemple, les orientations alignées vers 1930 pour l'instruction et l'évangélisa-
tion des Indiens de Patagonie, in Las Misiones Salesianas de la Patagonia. Su labor durante los
primeros cincuenta años, Bahía Blanca, s.d., p. 33: «Conduire les indigènes à la vie civile et
chrétienne au moyen de leurs enfants. Conduire les Indiens à la vie civilisée au moyen du travail
productif, des arts et métiers et de l'agriculture. Conduire les Indiens par le moyen des avantages
et des joies morales de la vie en société. Conduire les Indiens au moyen de la pratique de la
religion, des vertus chrétiennes depuis la petite enfance».
40 F. DESRAMAUT, Journal du vingt-deuxième chapitre, cité, 15 février 1984.

2.4 Page 14

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224 Jacques Gadille
turation elle-même, pour la remettre à sa juste place dans l'ordre des priorités:
«Vouloir insérer et faire vivre parmi ces peuples la vocation salésienne de don Bosco,
écrit-il, cela exige certainement de grands efforts d'inculturation, des efforts très
complexes et quasi inépuisables. Mais cela comporte tout d'abord une fidélité
authentique au fondateur et à son projet de sainteté; et cela dans un travail
caractéristique d'évangélisation et de promotion humaine de la jeunesse, spécialement
des plus pauvres...».41
Il convient d'en conclure que, s'il n'est plus question de voir dans les
établissements salésiens qui se multiplient sur les cinq continents une simple réplique
des oratoires et des collèges turinois, la nécessaire assimilation des cultures
étrangères ne doit pas pour autant conduire à une sorte de dilution de l'intuition
salésienne profonde de l'éducation de l'homme. Elle doit rester première dans cette
sorte de mise à l'épreuve que constitue son ouverture aux cultures non-européennes.
Réinterprétée par tous ceux qui l'ont faite leur, elle nous est renvoyée par eux,
enrichie et non contredite. Ils nous apprennent ainsi à ne pas accorder une valeur
excessive à ce schéma de l'inculturation, en cédant aux prestiges d'une certaine
mode et en conférant au terme de «culture» qu'il contient, une valeur absolue qui lui
fait certainement défaut.
41 Inculturazione e formazione salesiana, op. cit., p. 309.