GRATUITÉ - GRÂCE - EUCHARISTIE |
L’ESPÉRANCE
1.- QUE POUVONS–NOUS ATTENDRE ?
L’Exhortation Apostolique post-synodale Ecclesia in Europa, dans laquelle Jean-Paul II reprend les travaux et les conclusions du Synode des Evêques en préparation au grand Jubilé de l’an 2000, dit : “Peu à peu, au cours du Synode, est devenue évidente une forte propension à l'espérance. Tout en faisant leurs les analyses de la complexité caractéristique du continent, les Pères synodaux ont compris que la plus grande urgence peut-être qui l'envahit, à l'Est comme à l'Ouest, est un besoin accru d'espérance, capable de donner un sens à la vie et à l'histoire, et d'aider à marcher ensemble” (EiE, n. 4).
Le Magistère pontifical plus récent a pris justement l’espérance comme thème central. L’Encyclique de Benoît XVI “Spe salvi” nous offre de précieux éléments pour enrichir notre réflexion sur cette vertu théologale, et il est clair que, parmi d’autres intentions, l’une des plus importantes est celle d’offrir une réponse, du point de vue de l’identité chrétienne, à ce besoin non seulement européen, mais mondial. Citons, entre autres textes : “Ainsi, nous nous trouvons de nouveau devant la question : que pouvons-nous espérer ? Une autocritique de l’ère moderne dans un dialogue avec le christianisme et avec sa conception de l’espérance est nécessaire” (Spe salvi, n. 22) ; même s’il y est indiqué, également, qu’il “convient que, à l’autocritique de l’ère moderne, soit associée aussi une autocritique du christianisme moderne” (ibidem).
En regardant la Congrégation au niveau mondial, nous ne pouvons pas nier que ce “besoin accru d’espérance” est constaté même dans nos milieux : d’une manière, indubitablement, diversifiée. La pénurie des vocations, sauf dans quelques régions de la géographie salésienne ; la fragilité, au niveau de leur formation, des nouvelles générations ; la problématique de la jeunesse d’aujourd’hui, provoquée de plus en plus par des facteurs extérieurs comme la violence, la drogue, les anciennes et les nouvelles pauvretés ; et, encore plus en profondeur, même de nombreuses fois l’affaiblissement de la passion apostolique et l’adoption de modèles de vie religieuse qui ne sont pas toujours selon l’idéal évangélique : voilà un ensemble d’éléments qui ne nous permettent pas de voir l’avenir avec beaucoup de clarté et d’enthousiasme. Le Recteur majeur présente, en différentes parties de la Lettre de convocation du Chapitre, quelques-unes de ces réalités préoccupantes de la situation de la Congrégation (ACG 394, pp. 9-12.18-21.27-28, et passim).
Dans la préparation du CG26, on constate, un peu partout (peut-être avec certaines exceptions), une impression semblable. L’insistance même que met la Congrégation, en parlant de “repartir de Don Bosco pour réveiller le cœur de chaque salésien” [c’est moi qui souligne], sur l’identité charismatique et la passion apostolique, présuppose cette problématique et veut nous mettre sur nos gardes devant elle.
Nous savons bien que l’espérance est engendrée par la foi, et qu’elle soutient l’amour. Malgré cela, il peut aussi arriver que la foi, précisément parce qu’elle a pour base une réalité historique concrète, peut, paradoxalement, se bloquer devant l’espérance, en s’enfermant dans la douleur du retour dans le souvenir (étymologie de : nostalgie) et dans la lamentation sur le passé.
Il me semble qu’on peut voir cette situation clairement “peinte” dans le récit biblique de la vocation de Gédéon :
L’ange du Seigneur vint s’asseoir sous le térébinthe d’Ofra qui appartenait à Yoash, du clan d’Avièzer. Gédéon, son fils, était en train de battre le blé dans le pressoir pour le soustraire à Madiân. L’ange du Seigneur lui apparut et lui dit : « Le Seigneur est avec toi, vaillant guerrier ! » Gédéon lui dit : « Pardon, Monseigneur ! Si le Seigneur est avec nous, pourquoi tout cela nous est-il arrivé ? Où sont donc toutes les merveilles que nous racontaient nos pères en concluant : “N’est-il pas vrai que le Seigneur nous a fait monter d’Egypte ?” Or maintenant, le Seigneur nous a délaissés en nous livrant à Madiân. » Alors le Seigneur se tourna vers lui et dit : « Va avec cette force que tu as et sauve Israël de la main de Madiân. Oui, c’est moi qui t’envoie ! » Mais Gédéon lui dit : « Pardon, Monseigneur, comment sauverai-je Israël ? Mon clan est le plus faible en Manassé, et moi, je suis le plus jeune dans la maison de mon père ! » Le Seigneur lui répondit : « Je serai avec toi, et ainsi tu battras Madiân comme si c’était un seul homme » (Jg 6,11-16) [c’est moi qui souligne].
Il est clair que Gédéon a foi ; il est convaincu de l’intervention salvatrice de Dieu en faveur de Son peuple… dans le passé ; ce qui manque est l’espérance, est de croire que Dieu ne les a pas délaissés, mais qu’il continue à être le “Dieu-avec-nous”, et veut nous aider à voir avec confiance l’avenir. Et, comme conséquence, Gédéon est invité à collaborer avec Dieu, et pas seulement à se lamenter sur ce qui lui paraît être une “absence” ou un abandon de Sa part.
Egalement, nous pouvons nous sentir comme le Peuple d’Israël pendant l’exil, en nous rappelant les merveilles divines du passé (et sans doute en oubliant trop vite, comme fit le peuple d’Israël, notre propre responsabilité) :
Dieu, nous avons entendu de nos oreilles, nos pères nous ont raconté l’exploit que tu fis en leur temps, au temps d’autrefois. […] Pourtant, tu nous as rejetés et bafoués, tu ne sors plus avec nos armées. […] Tout cela nous est arrivé, et nous ne t’avions pas oublié, nous n’avions pas démenti ton alliance ; notre cœur ne s’était pas repris, nos pas n’avaient pas dévié de ta route (Ps 44,2.10.18-19).
2.- L’ESPÉRANCE DEVANT LA “POSTMODERNITÉ”
Au niveau mondial, et surtout dans la “culture en vigueur chez les jeunes”, la situation actuelle, sans aucun doute, ne facilite pas l’espérance.
Du point de vue phénoménologique, nous pouvons souligner, entre autres, trois traits fondamentaux de l’espérance, comme attitude humaine :
* elle tend toujours vers l’avenir, en montrant ainsi le dynamisme propre à l’être humain, toujours tendu en avant : “tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir” ; sans oublier le mythe “du vase de Pandore”, nous pouvons dire, avec Aristote, que l’espérance est “le rêve de l’homme éveillé” ;
* elle est toujours vécue devant un horizon positif : dans ce qui viendra toutes les choses ne sont pas “dignes d’espérance” ; au contraire, certaines peuvent provoquer la peur ou l’angoisse ;
* elle inclut un élément de “passivité” (attendre), mais aussi une attitude de celui qui vit cette attente (espérer) 1.
Nous devons reconnaître qu’avec cette dynamique d’avenir, inhérente à la partie la plus profonde de l’être humain, il y a aussi un danger : ne pas vivre, au sens le plus positif, le moment présent. A ce propos, Pascal écrit :
“Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans des temps qui ne sont point nôtres, et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. […] Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens ; le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais” (Pensées, fragment 172) 2.
Malheureusement, dans la postmodernité, l’expérience humaine de la temporalité est devenue particulièrement problématique.
Le Recteur majeur, dans sa conférence aux Supérieurs Généraux, faisait cette analyse :
« L’être humain, tout en vivant toujours au présent (c’est une lapalissade), est un “être d’avenir”(E. Bloch, W. Pannenberg) ; par sa propre nature, il est placé devant ce qui est utopique, devant ce dont il n’est pas encore possible de dire : cela “a lieu” dans notre monde et dans l’histoire. A fortiori, on peut appliquer cette considération aux jeunes générations, en qui cette orientation vers l’avenir provient de l’identité même de leur être composé d’un esprit et d’un corps, identité inscrite jusque dans la plus “humble” cellule.
C’est pourquoi, nous constatons dans la situation postmoderne une tragédie ; la menace d’avenir qui plane sur l’humanité place, surtout cette jeune génération, devant une contradiction existentielle : d’un côté, avec une exigence irrésistible d’un horizon d’avenir, et de l’autre, avec le manque de cet horizon. Si à cela nous ajoutons le refus du passé de la part de la culture actuelle en vigueur chez les jeunes, nous pouvons comprendre la sensation ressentie dans cette culture d’un “enfermement” dans l’espace minimal que lui permet le présent, sans autre solution que de tenter de “vivre l’instant qui fuit” (jouir du moment qui passe).
Cette menace se manifeste de deux façons ; d’un côté, dans ce que J. Moltmann a appelé “la perte de l’innocence atomique” à partir d’Hiroshima : nous savons – et les nouvelles les plus récentes nous le rappellent encore – que depuis quelques décennies, et pour la première fois dans l’histoire du monde et de l’homme en ce monde (d’après nos connaissances), existe la possibilité réelle (qui dépend, concrètement, de la décision de quelques personnes) que l’humanité tout entière disparaisse, comme conséquence d’une conflagration nucléaire. Le fait que les chefs des nations parviennent à d’éventuels accords à ce sujet n’élimine pas le danger : comme le dit le même Moltmann, nous ne recouvrerons jamais l’innocence perdue. “L’époque dans laquelle nous vivons est, même si elle devait durer à l’infini, la dernière époque de l’humanité… Nous vivons dans l’ère finale, c’est-à-dire dans cette époque où chaque jour nous pouvons en provoquer la fin”.
D’un autre côté – et pas totalement sans lien avec le point précédent – nous trouvons cette menace dans la détérioration, sur le plan écologique, universelle et irréversible : nous pensons à la pollution de l’air, à la diminution de l’eau douce, à la destruction des forêts, à l’utilisation vertigineuse des produits énergétiques non renouvelables. Comme le dit le même Moltmann, “nous sommes tous égaux… devant le trou d’ozone”.
Cette “suppression venue de l’extérieur” que subit l’horizon d’avenir est un facteur typique de notre temps, et elle est fondamentale pour comprendre l’attachement au présent qui tient de l’obsession, et le besoin de “satisfactions” immédiates qui caractérise l’ère postmoderne : car “vouloir vivre l’aujourd’hui” dans la perspective du lendemain n’est pas la même chose que devoir s’ancrer dans l’aujourd’hui, parce que peut-être le lendemain n’existera pas… Il y a quelque jour, à propos d’une recension d’un livre de l’écrivain hongrois Imre Kertész, lauréat du prix Nobel de littérature, un journal utilisait cette expression : “Est-il possible d’avoir des enfants après Auschwitz ?” (évocation de la célèbre phrase : “Est-il possible de croire en Dieu après Auschwitz ?”) C’est la question que se posent aujourd’hui tant de jeunes devant le mariage et la famille : non pas en nourrissant une illusion d’une autre époque, mais plutôt en ressentant l’angoisse devant l’avenir dans lequel il leur faudra vivre ; vaut-il donc la peine de porter au monde de nouveaux êtres ?
Il est indubitable que cette “privation d’avenir”, dans un sens très différent, frappe aussi la vie consacrée, en particulier les nouvelles générations » (Per una vita consacrata fedele. Sfide antropologiche alla formazione, USG, mai 2006, 21-23).
La “modernité”, à cet égard, peut être décrite comme l’attitude de celui qui, en refusant le passé, se projette vers l’avenir, et met toutes les attentes dans l’avenir ; la postmodernité, au contraire serait comme une réaction devant le naïf optimisme moderne : comme se situer, le plus sereinement possible, dans le présent, et vivre le “carpe diem”. Un des textes bibliques les plus “actuels”, d’après moi, est le témoignage du vieillard Eléazar, durant la guerre des Maccabées :
« “A notre âge, il est indigne de feindre ; autrement beaucoup de jeunes gens, croyant qu’Eléazar a embrassé à quatre-vingt-dix ans le genre de vie des étrangers, s’égareraient eux aussi à cause d’une dissimulation qui ne me ferait gagner, bien mal à propos, qu’un petit reste de vie. Je ne ferais qu’attirer sur ma vieillesse souillure et déshonneur. […] En quittant donc maintenant la vie avec courage, je me montrerai digne de ma vieillesse, ayant laissé aux jeunes le noble exemple d’une belle mort, volontaire et généreuse, pour les vénérables et saintes lois.” Ayant prononcé ces paroles, il alla tout droit au supplice […]. C’est ainsi que cette homme quitta la vie, laissant par sa mort, non seulement aux jeunes, mais à la grande majorité de la nation, un exemple de noble courage et un mémorial de vertu » (2 M 6,24-25.27-28.31).
3.- L’ESPÉRANCE DANS LA RÉVÉLATION BIBLIQUE
Contrairement à d’autres conceptions de la vie et de l’histoire, l’expérience d’Israël décrite dans la Bible, présente Dieu comme un “Dieu d’exodes”, qui fait sans cesse sortir de la sécurité du présent vers un avenir, prometteur, certainement (au sens le plus plein du mot : en tant qu’objet de la promesse), mais toujours dénué de sécurité : s’il n’y a pas la foi, ce dynamisme d’avenir et d’exode n’a même pas de sens. “S’ils avaient pensé à celle {la patrie} d’où ils étaient sortis, ils auraient eu le temps d’y retourner. Or, en fait, ils aspirent à une patrie meilleure, c’est-à-dire céleste. C’est pourquoi Dieu n’a pas honte de s’appeler leur Dieu ; il leur a préparé, en effet, une ville” (He 11, 15-16) [c’est moi qui souligne].
Toute l’histoire d’Israël peut être vue, sous l’angle de la foi en Dieu, comme une tension constante vers l’avenir, avec une configuration claire : confiance dans l’accomplissement des promesses du Dieu fidèle (fides [foi] – fidelitas [fidélité] – fiducia [confiance] – spes) [espérance]), qui a son centre dans l’Alliance.
Le manque de foi se traduit, symétriquement, dans la désespérance et dans le désespoir, les deux faces opposées de la même pièce de monnaie et, en conséquence, dans la volonté de revenir vers le passé : “Que ne sommes-nous morts de la main du Seigneur au pays d’Egypte, quand nous étions assis près du chaudron de viande, quand nous mangions du pain à satiété ! Vous nous avez fait sortir dans ce désert pour laisser mourir de faim toute cette multitude !” (Ex 16, 3 et passim).
L’histoire tout entière du Peuple d’Israël est vue comme “traversée” par la promesse de Dieu. Malgré l’infidélité et l’ingratitude des Israélites, les prophètes pré-exiliques, surtout Jérémie, qui menacent du châtiment de Dieu et de la destruction de l’Alliance à cause de cette infidélité (cf. Jr 13 ; 19), annoncent toujours une Nouvelle Alliance (Jr 31,31ss. ; Ez 36, 24ss. ; Deutéro-Isaïe…).
Dans l’extraordinaire vision d’Ez 37, les ossements desséchés sont le symbole le plus expressif : “Fils d’homme, ces ossements, c’est toute la maison d’Israël. Les voilà qui disent : « Nos ossements sont desséchés, notre espérance a disparu, nous sommes en pièces. » C’est pourquoi, prophétise. Tu leur diras : Ainsi parle le Seigneur Dieu. Voici que j’ouvre vos tombeaux, et je vais vous faire remonter de vos tombeaux, ô mon peuple, et je vous reconduirai sur le sol d’Israël” (Ez 37,11-12) [c’est moi qui souligne].
Dans le Nouveau Testament, sans chercher quelques citations pertinentes, nous pouvons dire que l’événement “Christ” est, en lui-même, l’accomplissement définitif (“eschatologique”) de la promesse de Dieu. Malheureusement, la mort de Jésus nous montre, dramatiquement, que les pensées de Dieu ne sont pas les pensées humaines (cf. Is 55,8ss.).
Par contre, pour celui qui croit dans le “Dieu de Jésus Christ”, “l’espérance ne trompe pas, car l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné. En effet, alors que nous étions sans force, le Christ, au temps fixé, est mort pour des impies. […] Dieu prouve son amour envers nous par ceci : alors que nous étions encore pécheurs, le Christ est mort pour nous” (Rm 5,5-8) [c’est moi qui souligne]. C’est pourquoi, “Béni soit Dieu le Père de notre Seigneur Jésus Christ ; dans sa grande miséricorde Il nous a régénérés, par la Résurrection de Jésus Christ d’entre les morts, pour une vivante espérance, pour un héritage qui est exempt de corruption, de souillure, de flétrissure et qui vous est réservé dans les cieux, à vous que la puissance de Dieu garde par la foi pour le salut prêt à se révéler au moment de la fin” (1 P 1,3-5) [c’est moi qui souligne].
Nous trouvons, et c’est très significatif, les trois temps : le passé de la foi, le futur de l’espérance, et le présent de la fidélité de Dieu, et de notre engagement chrétien dans l’amour (cf. les versets suivants, 1 P 1,6-9).
Par contre, dit Benoît XVI, “Paul rappelle aux Ephésiens que, avant leur rencontre avec le Christ, ils étaient « sans espérance et sans Dieu dans le monde »(cf. Ep 2,12)” (Spe salvi, n. 2). C’est, peut-être, le texte biblique le plus cité dans l’Encyclique : il se trouve également, au moins, dans les numéros 3, 23, 27 et 44 – évidemment dans des contextes divers –.
Un des livres du NT qui développe le plus clairement le rapport entre les trois vertus théologales est l’Epître aux Romains ; sur l’espérance, concrètement, nous avons quelques textes fondamentaux :
* En premier lieu, elle nous présente le personnage d’Abraham sous cette perspective : “Espérant contre toute espérance, il crut et devint ainsi père d’une multitude de peuples” (Rm 4,18) [ce qui est en italique, l’est d’origine ; c’est moi qui souligne par des caractères gras].
* Dans le deuxième texte, elle présente un enchaînement, dans un certain sens “à l’envers”, de différentes vertus typiques du chrétien : “La détresse produit la persévérance, la persévérance la fidélité éprouvée, la fidélité éprouvée l’espérance. Et l’espérance ne trompe pas, car l’amour de Dieu a été répandu dans nos cœurs par l’Esprit Saint qui nous a été donné” (Rm 5,3-5).
* Dans le chapitre 8, elle nous rappelle que l’espérance regarde vers l’avenir : “Car nous avons été sauvés, mais c’est en espérance. Or, voir ce qu’on espère n’est plus espérer : ce que l’on voit, comment l’espérer encore ? Mais espérer ce que nous ne voyons pas, c’est l’attendre avec persévérance” (Rm 8,24-25).
* Vers la fin, il y a deux textes dans le chapitre 15 qui sont très beaux à cet égard : “Tout ce qui a été écrit dans le passé l’a été pour notre instruction, afin que, par la persévérance et la consolation apportées par les Ecritures, nous possédions l’espérance” (Rm 15,4). Et finalement : “Que le Dieu de l’espérance vous donne en plénitude dans votre acte de foi la joie et la paix, afin que vous débordiez d’espérance par la puissance de l’Esprit Saint” (Rm 15,13) [c’est moi qui souligne].
Un autre livre du Nouveau Testament, très riche au regard de l’espérance, est l’Epître aux Hébreux. Ici également le Pape approfondit le thème de l’Encyclique, surtout à partir de deux textes : 10,34 et 11,1 (accordant à ce dernier une ample – et polémique – exégèse) (Spe salvi, nn. 7-9).
Je voudrais terminer cette très petite réflexion biblique avec une expression très belle de saint Paul : “L’amour prend patience, […] il espère tout” (1 Co 13,4.7) [c’est moi qui souligne]. Au fond, elle nous rappelle que l’amour va plus loin que l’espérance, justement parce qu’il… est l’unique attitude qui peut espérer tout et toujours. En ce sens, nous pouvons dire, en paraphrasant Hans Urs von Balthazar, que “seulement l’amour est digne d’espérance”.
4.- DON BOSCO, HOMME D’ESPÉRANCE
Il est très significatif de constater que, dans notre Règle de Vie, nous trouvons une inclusion linguistique à ce sujet, qui embrasse nos Constitutions dans leur ensemble. L’article 1er nous indique comme certitude de foi que notre Mission n’est pas seulement œuvre humaine, mais avant tout Volonté de Dieu, et constitue “le soutien de notre espérance” (Const. 1). Et le dernier article ne parle pas de l’initiative de Dieu, mais de notre collaboration avec Lui, dans la réalisation de la Mission qui nous est confiée : notre fidélité devient un “gage d’ESPÉRANCE pour les petits et les pauvres” (Const. 196) [c’est moi qui souligne].
Même si elle n’est pas explicitement mentionnée, l’espérance est très présente dans la section qui expose à grands traits l’identité salésienne et l’esprit salésien, surtout dans les articles 17-19. Dans la section relative aux conseils évangéliques, leur présentation globale se termine par un paragraphe qui renferme, en même temps, la vision de foi et l’engagement présent : le salésien est « un éducateur qui annonce aux jeunes “des cieux et une terre nouvelle” » [… en stimulant] « en eux les engagements et la joie de l’espérance » (Const. 63).
Dans tout cela se manifeste notre “filiation” par rapport à notre Père Don Bosco, un homme d’une extraordinaire “capacité d’espérance” ; ou mieux, un homme qui a su intégrer à la perfection les trois dimensions de l’attitude théologale du chrétien : foi-espérance-charité.
Pour ne pas rester dans des affirmations génériques, nous soulignerons, d’une manière très brève et presque schématique, trois aspects de la façon dont notre Père vécut l’espérance : “tempéramentale” – éducative – théologale.
- En cherchant, comme toujours, l’union entre la nature et la grâce (cf. Const. 21), sans oublier que toutes deux sont des dons de Dieu, nous pouvons relever chez lui une tendance tempéramentale [liée à son tempérament] vers l’espérance : lui qui fait preuve d’une capacité extraordinaire pour transformer les difficultés en défis qui le stimulent et le poussent à aller de l’avant ; lui en qui se trouvent, jusqu'au dernier moment de sa vie, l’enthousiasme et l’illusion qui dérivent de son amour passionné et apostolique envers les jeunes. Elle n’a pas été une époque facile, celle où il a vécu (en aucune manière) ; malgré cela, jamais il ne s’est plaint d’elle, ni a rappelé avec nostalgie le temps passé (cf. Const. 17).
- En Don Bosco l’espérance est une vertu éducative : celui qui travaille avec des enfants et des jeunes a besoin, sans doute plus que tous, de l’espérance, même en ayant, nous aussi, l’expérience mentionnée dans le psaume 126 :
On s’en va, on s’en va en pleurant, on porte la semence ;
On s’en vient, on s’en vient en chantant, on rapporte les gerbes (v. 6).
Si ce n’est qu’en éducation le moment de “s’en venir” arrive seulement non pas après quelques jours, ou quelques mois, mais, dans le meilleur des cas, après bien des années… C’est pourquoi, dans le travail éducatif, sont indispensables l’attente et l’espérance.
En ce domaine, nous trouvons de nouveau le rapport entre l’espérance et l’amour : seul celui qui aime peut espérer (dans son sens le plus profond) dans la personne aimée : retentit l’écho de la phrase paulinienne : “L’amour […] espère tout” (1 Co 13,4.7). Il me plairait d’approfondir ce rapport, au moins seulement par une phrase, qui n’est pas un simple jeu de mots, mais qui exprime une merveilleuse réalité : seul celui qui nous aime peut nous croire meilleurs que ce que nous sommes, et est capable d’“espérer” en nous ; mais nous ne pouvons être meilleurs que ce que nous sommes, seulement si quelqu’un nous aime… Et de cela Don Bosco fit une réalité d’une manière extraordinaire.
- Finalement, et il ne pouvait pas en être autrement chez un saint comme lui, nous trouvons au plus profond de son être une attitude d’espérance qui ne se limite pas à ce monde et à cette vie. Cette espérance, malgré tout, ne l’empêchait pas de vivre intensément le présent : le regard fixé vers le ciel, mais les pieds bien posés sur la terre. Ce qu’écrit le Serviteur de Dieu Jean-Paul II dans l’Exhortation Apostolique Vita Consecrata semble avoir été inspiré par l’exemple de notre Père : “Il faut faire confiance à Dieu comme si tout dépendait de lui et, en même temps, s’engager avec générosité comme si tout dépendait de nous” (VC, n. 73).
Dans son Testament Spirituel, nous trouvons des mots émouvants : “Je vous laisse sur cette terre, mais seulement pour un peu de temps. J’espère que la miséricorde infinie de Dieu nous permettra de nous retrouver tous un jour dans la bienheureuse éternité. C’est là que je vous attends. […] Adieu, ô mes chers fils, adieu ! Je vous attends au ciel (Constitutions, Appendice, pp. 255-256). Ici également nous trouvons la dimension communautaire de la vie éternelle, sur laquelle insiste tant le Saint-Père : “Notre espérance est toujours essentiellement aussi espérance pour les autres ; c’est seulement ainsi qu’elle est vraiment espérance pour moi” (Spe salvi, n. 48).
5.- CONCLUSION
J’ai trouvé un récit très simple, mais sympathique et significatif. Une dame âgée se trouvait désormais devant la mort, en gardant toute sa lucidité. Sa plus grande amie, sans cesse à côté d’elle, lui a demandé : “Veux-tu quelque chose de spécial, à conserver avec toi après la mort ?” Elle répondit : “Je voudrais qu’on m’enterre avec une fourchette entre les mains”. “Une fourchette ?”, demanda l’amie avec un étonnement profond. “Oui, une fourchette. Quand je suis allée une fois ou l’autre à une fête, pendant le banquet je conservais toujours, après les premiers plats, ma fourchette, car je le savais : il manque encore le meilleur… Ainsi, à tous ceux qui viendront prier près de mon corps et me voir morte, s’ils demandent comme toi : pourquoi la fourchette ?, tu pourras répondre, en mon nom : Parce qu’elle savait que le meilleur… était encore sur le point d’arriver !”.
Au fond, c’est aussi la motivation ultime, et la plus profonde, de notre vie et de notre travail (ce que Don Bosco appelait, avec une charmante simplicité, le “coin de paradis” dans le jardin salésien) : “Pour le salésien, la mort est illuminée par l’espérance d’entrer dans la joie de son Seigneur” (Const. 54) [c’est moi qui souligne].
L’hymne espagnol de l’Office des Lectures, dans la Commémoration des salésiens défunts, exprime cela d’une manière émouvante, simple et, en même temps, profonde :
¡Piensa lo que será!Pense à ce que cela sera !
Saltar a tierra, ¡y ver que es Quitter la terre, et voir que désormais
cielo ya! c’est le ciel !
Pasar de la borrasca de la vidaPasser de la tempête de la vie
¡a la paz sin medida...! à la paix sans limites !
De un brazo asirte y ver, al irle en pos,T’agripper à un bras et voir,
¡que es el brazo de Dios! en le suivant, que c’est le bras de Dieu !
Beber a pulmón pleno un aire fino…Aspirer à pleins poumons l’air frais…
¡y es el aire divino! et c’est de l’air divin !
Ebrios de dicha, oír a un querubín:Ivre de joie, entendre un chérubin
¡”Es la dicha sin fin!” dire : “C’est le bonheur sans fin !”
Abrir los ojos, inquirir Ouvrir les yeux, demander
qué pasa, ce qui arrive,
Y oír decir a Dios: “¡Ya estás Et entendre Dieu dire : “Tu es
en casa!” désormais à la maison !”
¡Oh, el inmenso placerOh ! l’immense plaisir de s’enfoncer
de abismarse en tu mar! dans l’abîme de ta mer !
Cerrar los ojos, y empezarFermer les yeux, et commencer
a ver; à voir ;
Pararse el corazón, ¡y echarse Préparer son cœur, et se mettre
a amar! à aimer !
MYSTIQUE DU CHARISME :
DA MIHI ANIMAS…
Au début de sa Lettre de Convocation pour le CG26, le Recteur majeur écrit : « Il y a longtemps qu’a mûri en moi la conviction que la Congrégation a besoin aujourd’hui de réveiller le cœur de chaque confrère par la passion du “Da mihi animas” » (ACG 394, p. 6). Ce sera le centre de notre réflexion.
1.- “DA MIHI ANIMAS” : MYSTIQUE ET ASCÈSE SALÉSIENNES
Un peu plus loin, dans la même Lettre, le P. Pascual Chávez nous rappelle un texte important de notre Tradition salésienne :
« La devise de Don Bosco est la synthèse de la mystique et de l’ascétique salésiennes, comme elle est exprimée dans le “rêve des dix diamants”. Ici se croisent deux perspectives complémentaires : celle du visage visible du salésien, qui manifeste son audace, son courage, sa foi, son espérance, son don total à la mission, et celle de son cœur caché de consacré, dont la nervure est constituée par les convictions profondes qui le portent à suivre Jésus dans son style de vie marqué de l’obéissance, de la pauvreté et de la chasteté » (ACG 394, p. 7) ; elle montre « la raison de son infatigable activité pour “la gloire de Dieu et le salut des âmes” » (ACG 394, p. 6).
Tout en distinguant les deux parties de la devise, tirée de l’Ecriture Sainte (Gn 14,21 ; nous n’entrons pas ici dans les discussions exégétiques), il convient de ne pas les séparer : la mystique et l’ascèse ne peuvent être envisagées qu’ensemble. Rappelons-nous l’image que présente, à ce sujet, le document de la Congrégation pour les Instituts de Vie Consacrée et les Sociétés de Vie Apostolique sur la vie fraternelle en communauté : “la communauté sans la mystique [communion] n’a pas d’âme, mais sans ascèse [vie commune] elle n’a pas de corps” (n. 23). Nous reprendrons ensuite ce rapport entre mystique et ascèse dans leur union la plus pleine, qui devient aussi leur authentique point de départ : l’amour.
En premier lieu, du point de vue formel, cette devise est une prière. “Justement parce qu’elle est prière, elle fait comprendre que la mission ne coïncide pas avec les initiatives et les activités pastorales. La mission est un don de Dieu, plus qu’une tâche apostolique ; sa réalisation est une prière qui s’accomplit” (ACG 394, p. 7). Rappelons-nous, en outre, les expressions de Jésus, dans le discours sur le Pain de Vie : “Nul ne peut venir à moi, si le Père qui m’a envoyé ne l’attire” […] “Voilà pourquoi je vous ai dit que nul ne peut venir à moi si cela ne lui est pas donné par le Père” (Jn 6,44.65). Dans ce sens, il s’agit d’une prière de demande : nous demandons à Dieu qu’Il remette entre nos mains les jeunes pour les sauver. Nous rendons-nous compte de ce que nous osons demander au Seigneur, de l’énorme responsabilité qu’implique notre devise ? Ce n’est rien de moins que Lui demander qu’Il nous confie “cette part la plus délicate et la plus précieuse de la société humaine” (Const. 1), les jeunes… Sommes-nous à la hauteur de cette demande ?
2.- “…LA GLOIRE DE DIEU ET LE SALUT DES ÂMES…”
Au fond : que demandons-nous à Dieu, lorsque nous disons dans notre prière : Da mihi animas ? Cette demande ne nous conduit-elle pas à une mentalité spiritualiste, qui entraîne rupture et opposition, qui est sans lien avec la réalité intégrale et historique des jeunes ?
Cette objection pourrait avoir quelque chose de légitime, mais à notre époque, surtout à la lumière du travail effectué par la Congrégation dans les différentes parties du monde, elle est démentie dans la pratique, elle devient purement théorique. Demander au Seigneur “les âmes” a été compris de tout temps par la Congrégation comme une expression métonymique pour désigner la personne intégrale : chaque jeune, et tous les jeunes, dans leur réalité de corps et esprit, sont “en puissance” des destinataires de notre Mission. C’est pourquoi, notre travail est essentiellement éducatif et pastoral, en concrétisant la Mission, qui “participe de celle de l’Eglise qui réalise le dessein de salut de Dieu et l’avènement de son Règne, en apportant aux hommes le message de l’Evangile, étroitement lié au développement de l’ordre temporel” (Const. 31).
Personnellement, je considère que le problème continue à se poser autrement. Dit sous forme de synthèse et en reprenant le caractère métonymique de l’expression, la demande sur la spécificité du mot “âme” reste encore sans obtenir de réponse satisfaisante.
Et l’on n’aura jamais une telle réponse, si nous oublions que la promotion intégrale, que Don Bosco a cherchée à tout instant pour ses jeunes, a comme but ultime et définitif leur salut. Si un tel but n’est pas également le nôtre dans le travail éducatif et pastoral, nous n’irons pas plus loin que d’être une organisation plus ou moins efficace pour le développement de la jeunesse, mais dans ce cas nous ne serons plus un mouvement charismatique, dont la mission n’est pas autre que celle d’être “signes et porteurs de l’amour de Dieu pour les jeunes, spécialement les plus pauvres” (Const. 2).
En cherchant à exprimer cela dans un schéma très simplifié, je dirais :
Damnation éternelle
|
“expressions” de la damnation |
SITUATION CONCRÈTE DES JEUNES |
Médiations du salut
|
Salut éternel |
Le centre, comme il apparaît avec évidence, représente la réalité actuelle des jeunes ; les extrémités correspondent à une vision chrétienne “traditionaliste” de la situation humaine devant Dieu, comme si tout se “jouait” seulement dans le salut éternel et la damnation éternelle ; les textes en italique, dans les cases intermédiaires, expriment une vision plus “actuelle” de cette situation, mais, si elle devient exclusive, elle risque de devenir aussi un facteur d’exclusion, et peut présenter le danger d’oublier les “réalités ultimes”, les “novissimi”. L’ensemble correspond à une vision intégrale, la seule qui anime et justifie pleinement notre travail salésien.
C’est seulement quand nous cherchons à “travailler au salut de la jeunesse” (cf. Const. 12) que notre travail devient une expérience de Dieu. “La gloire de Dieu et le salut des âmes furent la passion de Don Bosco. Promouvoir la gloire de Dieu et le salut des âmes équivaut à conformer sa propre volonté à celle de Dieu, qui Se communique lui-même comme Amour, en manifestant de cette façon sa gloire et son immense amour pour les hommes, qui veut que tous soient sauvés. Dans un fragment presque unique de son « histoire de l’âme » (1854), Don Bosco fera connaître son secret au sujet des finalités de son action : « Lorsque je me suis donné à cette part du Ministère Sacré, j’entendis affecter chacune de mes fatigues à la plus grande gloire de Dieu et en faveur des âmes, j’entendis m’employer à faire de bons citoyens sur cette terre, pour qu’ensuite ils fussent un jour de dignes habitants du ciel. Que Dieu m’aide à pouvoir continuer ainsi jusqu’au dernier souffle de ma vie »” (ACG 394, 40).
Il convient de rappeler encore une fois que le “salut” ne signifie pas, pour utiliser une image simple, “arriver, tout juste, au paradis”. Pour Don Bosco, l’idéal de l’éducation salésienne est la sainteté, le “haut degré” que nous présente le Pape Jean-Paul II dans Novo Millennio Ineunte (nn. 30-31) comme le but et le programme de l’action entière de toute l’Eglise.
C’est aussi pour ses garçons, qui en majeure partie ne provenaient pas de milieux “privilégiés” (ni du point de vue socioéconomique, ni du point de vue religieux), que Don Bosco a proposé aux jeunes un programme de spiritualité tel que tous pussent le suivre concrètement dans la vie quotidienne. Il était convaincu que tous nous sommes appelés à la sainteté, même les jeunes, qui peuvent effectuer un chemin spirituel analogue à celui des saints adultes. Ce chemin, orienté par le guide spirituel, conduit à se prendre personnellement en charge de façon oblative et joyeuse dans le quotidien, et trouve dans la prière, dans les Sacrements et dans la dévotion mariale les moments où l’on puise la force nécessaire. Il s’exprime dans l’attention pleine de charité envers le prochain, dans un vécu joyeux et dynamique : “nous faisons consister la sainteté à être toujours joyeux”.
C’est pourquoi il a cherché à rendre plus accessible l’enseignement traditionnel de l’Eglise, en l’adaptant d’une manière concrète et appropriée à l’âge des jeunes. Dominique Savio, Michel Magone, François Besucco sont des témoins de la spiritualité proposée aux jeunes par Don Bosco. Même s’ils ne sont pas tous arrivés à la sainteté portée sur les autels, ils sont tous, sans nul doute, des exemples de vie chrétienne réussie en plénitude. Le récit de leur vie et, surtout, de leur mort exemplaire montre comment Don Bosco considère qu’ils sont entrés dans le Royaume de Dieu, dans le Paradis.
C’est justement ce garçon pour lequel on pouvait le moins imaginer cet idéal de sainteté, Michel Magone, qui constitue un exemple de vie vertueuse et sainte, et Don Bosco écrit : “Nous aurions certainement désiré que ce modèle de vertu demeurât dans le monde jusqu’à la vieillesse la plus avancée, et, que ce fût comme prêtre, état pour lequel il montrait un penchant, ou comme laïc, il aurait fait beaucoup de bien à la patrie et à la religion”. Nous trouvons ici, avec une pleine clarté, l’idéal humain et chrétien du jeune, selon Don Bosco.
3.- LA PASSION DE L’HOMME, DU CHRIST, DE DIEU…
Il est très intéressant et significatif, dans la présentation que le Recteur majeur fait de la devise de Don Bosco, de trouver le mot “passion”. Sans aucun doute, c’est un terme qui s’est introduit de façon progressive dans le langage de notre temps : je ne saurais pas dire s’il en est ainsi également dans la pensée. Il y a encore peu d’années, il avait une signification positive en référence à la “passion du Christ” et, dans ce cas, c’était seulement parce qu’on le considérait comme équivalent à sa souffrance et à sa mort en croix (cf., par exemple, le film de Mel Gibson). A la demande : Quand commence la passion du Christ ?, la réponse était unanime et immédiate : “la veille de sa mort”.
A ce sujet, un écrivain russe, D. Merezhkovsky, dit : « Il est très étrange que l’Eglise, qui considère “les passions” comme quelque chose de mauvais, et leur absence comme un signe de sainteté, ait eu le courage d’appeler “passion” son plus grand Mystère » 3.
Nous pouvons aller progressivement plus en profondeur dans l’analyse de la passion en passant par trois étapes : anthropologique, christologique et théo-logique.
1.- Dans le sens anthropologique, la passion (et les passions) était quelque chose considéré comme négatif, lié au péché ou, en tout cas, à l’imperfection de la concupiscence ; bien des fois, le modèle d’homme consistait dans l’absence absolue des passions ou, tout au moins, dans l’équilibre et le contrôle de ces dernières, en cherchant le “juste milieu” (aurea mediocritas), même si le mot qui exprimait, littéralement, cet idéal n’était pas très agréable : l’apathie. Devant cette mentalité, il vaut la peine de rappeler la belle expression, intentionnellement provocante, de S. Kierkegaard : “Il perd moins celui qui se perd dans sa passion que celui qui perd sa passion”.
En particulier, je voudrais me reporter à la thématique liée à l’amour humain et, concrètement, à l’éros. Comme le souligne Josef Pieper dans son livre extraordinaire A propos de l’Amour, l’éros a été l’objet d’une campagne de diffamation et de calomnie, entendu comme synonyme de la sexualité, et parfois même d’une expression morbide de cette dernière. A présent il n’en est peut-être plus ainsi : mais, en tout cas, cette revendication de l’éros est trop liée, de nos jours encore, à la valorisation de la sexualité : en étant, au fond, deux réalités complètement différentes. Il me semble que même l’extraordinaire Encyclique de Benoît XVI, Deus caritas est, et le Message pour le Carême 2007, encore plus “osé”, ont pénétré d’une manière suffisante dans la pensée chrétienne.
Il est indispensable que, comme éducateurs et pasteurs, nous puissions être capables de former des personnes passionnées, des hommes et des femmes qui sachent aimer et être aimés/es. Rappelons-nous qu’une des priorités de notre éducation humaine et chrétienne, dans le discernement effectué lors du 23ème Chapitre Général, en 1990, fut précisément celle-ci : l’éducation à l’amour et dans l’amour. Je pense que cette préoccupation continue à être plus actuelle que jamais.
2.- Dans la perspective chrétienne, parler aujourd’hui de la “passion” de Jésus Christ, dans le langage théologique et spirituel 4, se rapporte de plus en plus à son Amour, en tant que raison ultime du don total de sa vie pour nous : “Nul n’a d’amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime” (Jn 15,13).
Dans cette direction, nous pouvons dire, sans tomber dans une tautologie, que la passion de Jésus conduit à sa passion. Bien du chemin a été accompli en cherchant d’enlever de Jésus, Fils de Dieu fait Homme, une “apathie” qui pendant de nombreux siècles empêcha une pleine compréhension de son Humanité, et défendit un monophysisme larvé. Comme dit le Recteur majeur, « le programme de Don Bosco évoque […] l’expression “j’ai soif”, que Jésus prononce sur la croix tandis qu’il est en train de remettre sa vie pour réaliser le dessein du Père (Jn 19,28). Celui qui fait sienne cette invocation de Jésus, apprend à partager Sa passion apostolique “jusqu’à la fin” » (ACG 394, p. 7).
Ayant posé tout cela comme prémisse, nous ne pouvons pas, cependant, nous arrêter ici : ce serait rester à mi-route ; car, semblerait-il, la “passion” de Jésus serait seulement une conséquence de l’Incarnation, du fait qu’Il “a aimé avec un cœur d’homme”, comme dit d’une manière très belle le Concile Vatican II (GS 22) : mais, au fond, Il ne nous dirait rien du comment Il est Dieu, en Lui-même. Dans un tel cas, cela n’aboutirait pas à révéler Dieu, mais à le maintenir dans le secret.
3.- Le sens le plus profond de cette passion est le sens théo-logique : comme le dit J. Moltmann sous forme de synthèse, “la passion du Christ nous révèle la passion d’un Dieu passionné”.
Au fond, l’idéal humain de l’apathie était un réflexe de la soif de “devenir Dieu”, d’être le plus possible semblable à Lui. Ce désir n’est pas, dans l’absolu, négatif ou coupable : nous avons été créés à Son image et à Sa ressemblance ! Comme dit, d’une manière extraordinaire, saint Thomas d’Aquin, “prius intelligitur deiformis quam homo” ! (Nous devons considérer l’être humain avant tout non pas en tant qu’homme, mais en tant que réplique de Dieu). L’erreur fondamentale se trouve dans l’image inexacte de Dieu, lorsqu’on croit qu’Il est au-delà des sentiments et des passions ; qu’il s’agit, au bout du compte, d’un “Dieu apathique” et ce serait le sens de sa Toute-puissance : “Dieu là, dans son ciel, en train de goûter une pleine félicité ; je voudrais être semblable à ce Dieu, ici sur la terre”.
A ce sujet, le même Moltmann affirme : “L’homme développe toujours sa propre humanité par rapport à la divinité de son Dieu. Il fait l’expérience de son être par rapport à ce qui lui apparaît comme l’être suprême. Il oriente sa vie vers la Valeur ultime. Il se décide, fondamentalement, pour ce qui le concerne d’une manière absolue […] La théologie et l’anthropologie se trouvent dans une relation d’échange mutuel […] Le Christianisme primitif ne fut absolument pas en mesure de s’opposer au concept d’apátheia que le monde antique proposait comme axiome métaphysique et idéal éthique. En lui se condensaient la vénération pour la divinité de Dieu et l’aspiration vers le salut de l’homme” 5.
Le Recteur majeur fait également allusion à cette racine de notre passion apostolique quand, en parlant de la formation, il indique : « Il faut former des personnes passionnées. Dieu nourrit une grande passion pour son peuple ; la vie consacrée regarde avec attention vers ce Dieu passionné. Elle doit donc former des personnes passionnées pour Dieu et comme Dieu » (ACG 394, p. 29). Dans son Message pour le Carême 2007, Benoît XVI affirme : « Ezéchiel […] n’a pas peur d’utiliser un langage ardent et passionné pour parler du rapport de Dieu avec le peuple d’Israël (cf. 16,1-22). Ces textes bibliques indiquent que l’éros [c’est moi qui souligne] fait partie du cœur même de Dieu : le Tout-puissant attend le “oui” de ses créatures comme un jeune marié celui de sa promise ».
4. LA PASSION APOSTOLIQUE DE DON BOSCO
Nous chercherons à concrétiser, dans la perspective salésienne, cette “nouvelle image de Dieu” : certainement ce sera un enrichissement extraordinaire, même du point de vue théologique ; mais surtout, dans la pratique concrète de notre Mission.
Il est nécessaire de dire qu’évidemment ce n’est pas seulement une question de mots : nous courons le risque de verser un vin nouveau (et excellent !) dans les vieilles outres. Mais, d’autre part, nous devons également dire que les chrétiens authentiques – en premier lieu, les saints et les saintes – ont “eu l’intuition” de ceci, peut-être sans avoir les catégories conceptuelles et linguistiques les plus adaptées pour l’exprimer : l’expérience authentique du Dieu de Jésus Christ ne s’épuise pas dans les idées ou dans les paroles !
Nous pouvons caractériser Don Bosco, à l’aide d’une expression bien trouvée, comme un homme passionné, rempli de la passion de l’Amour : ce qui, au fond, veut dire en langage chrétien = rempli de Dieu. Mais, au-delà de cette belle expression, afin qu’elle ne demeure pas purement rhétorique, nous voulons nous demander : Quels sont les éléments que cette nouvelle vision peut offrir, pour un renouveau, même théologique, de la passion de Don Bosco ?
* En premier lieu, nous pouvons dire que notre Père partage la passion de Dieu pour le salut de l’humanité, concrètement, des jeunes : en particulier de ceux qui sont les plus pauvres, les plus abandonnés, de ceux qui sont en plus grand péril (cf. Const. 26). Ce serait le sens le plus profond de la “compassion avec Dieu”. Ne pas prendre cela au sérieux nous conduit de nouveau vers l’apathie théologique, ou seulement vers une préoccupation limitée à des vues terrestres pour la promotion humaine des jeunes. Comme nous le disions précédemment : demander à Dieu qu’il remette entre nos mains les jeunes, c’est prendre très au sérieux notre volonté de collaborer avec Lui, de sentir avec Lui, de souffrir avec Lui, à cause d’eux…
* En deuxième lieu, Don Bosco est particulièrement sensible à la manifestation de l’amour de Dieu : le “aimer ne suffit pas…”, en plus d’être une expression merveilleuse de son immense cœur, et même un élément formidable en éducation, possède une extraordinaire densité théologique. Au fond, tout le plan de salut de Dieu peut être résumé sous forme de synthèse en un seul mot : épiphanie. Il consiste, non seulement dans le fait qu’il nous aime, mais dans le fait qu’à nos yeux soit manifesté dans le Christ son Amour (cf. Rm 8,39). A ce thème nous réserverons une des réflexions suivantes.
* La passion éducative et pastorale de Don Bosco souligne, d’une manière absolue, la gratuité de son amour, comme expression de la Grâce de Dieu, qui n’est pas un “quelque chose”, mais est Dieu lui-même, qui se donne à nous pleinement dans sa Réalité trinitaire, sans aucun mérite de notre part. Cela fera également l’objet de notre approfondissement ultérieur.
* D’autre part, dans la vie et dans le système éducatif de Don Bosco, la réponse du jeune occupe une place fondamentale. Et même, le “aimer ne suffit pas…” porte dans cette direction : “Celui qui se sait aimé aime, et celui qui est aimé obtient n’importe quoi, surtout des jeunes” (Lettre de Rome, citée dans le livre des Constitutions, p. 248). Le “cherche à te faire aimer…” retentit dans notre cœur. Nous pouvons peut-être ici formuler la demande : cette réponse ne menace-t-elle pas la gratuité de notre amour et du don total de nous-mêmes ?
A ce sujet, Benoît XVI lui-même (outre le texte cité précédemment) approfondit ce trait fondamental de l’amour, en parlant de Dieu lui-même : “Pour conquérir à nouveau l’amour de sa créature, Il a accepté de payer un très grand prix : le sang de son Fils Unique. […] Sur la Croix c’est Dieu lui-même qui mendie l’amour de sa créature : Il a soif de l’amour de chacun de nous. […] En vérité, seul l’amour dans lequel s’unissent le don désintéressé de soi et le désir passionné de réciprocité, donne une ivresse qui rend légers les sacrifices les plus lourds” (Message pour le Carême 2007).
A la base de cette manière de penser se trouve l’idée que l’amour est plus “pur” si, à sa totale gratuité, ne se trouve aucune correspondance, car, dans ce cas, il semblerait un amour “intéressé”. Nous chercherons à répondre à cette objection, dans l’analyse plus soignée de l’expérience de l’amour en tant qu’agapè-éros ; pour le moment, je voudrais seulement souligner, en me servant à l’occasion de la très belle phrase de saint Paul : “N’ayez de dettes envers personne, sinon celle de l’amour mutuel” (Rm 13,8), que, dans l’amour authentique et total, la gratuité ne disparaît pas, mais que c’est tout le contraire : nous trouvons, pour ainsi dire, “la rencontre de deux gratuités”.
C’est un thème qui, dans la phénoménologie de l’amour, est vraiment fascinant. D’une part, en reprenant une fine observation d’E. Jüngel, nous devons distinguer entre le « “ut” finale » (j’aime pour être aimé) et le « rayonnant “ut” consecutivum » (où le fait d’être aimé est une conséquence, et non une finalité, de mon amour) 6. Saint Bernard l’avait déjà dit, d’une manière magnifique : “Tout amour vrai est sans calcul et, malgré cela, il a également sa récompense ; et même, il ne peut recevoir sa récompense que s’il est sans calcul. […] Celui qui dans l’amour ne recherche comme récompense que la joie de l’amour, reçoit la joie de l’amour. Au contraire, celui qui recherche dans l’amour quelque chose de différent de l’amour, perd l’amour et, en même temps, la joie de l’amour” 7. Nous pouvons appliquer à l’amour ce que Jésus dit à propos du Royaume de Dieu : “Cherchez d’abord le Royaume et la justice de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît” (Mt 6,33). Au contraire, celui qui attend d’abord le “tout cela” en cherchant le Royaume, finit sans le Royaume, sans la justice, et aussi sans le “tout cela”… .
En fin de compte, nous devons aller à la Source ultime de la théologie (et aussi de notre vie humaine), à la réflexion théo-logique par excellence, qui n’est absolument pas une “abstraction de troisième degré” : la contemplation du Dieu Trinitaire. La périchorèse nous garantit qu’il est, en Dieu, également “divin” d’aimer et d’être aimé. C’est à ce Dieu que nous sommes semblables, nous avons été créés à son Image. Ce que Dieu a uni, l’homme ne doit pas le séparer… .
Devant tout cela, nous pouvons faire une demande décisive, mais également dangereuse, si elle n’est pas adéquatement entendue : pouvons-nous parler de l’amour érotique de Don Bosco ? Dès à présent nous pouvons anticiper la réponse : Oui, évidemment ; s’agissant d’un amour à l’image de l’amour même de Dieu ; ou mieux : de l’Amour même qui est Dieu. Cela demandera aussi une réflexion plus soignée et approfondie.
* Pour finir : je crois que l’expression traditionnelle Père et Maître des Jeunes, appliquée à Don Bosco, a encore énormément à nous apporter. En particulier, je voudrais souligner la paternité, qui est l’une des expressions les plus profondes du fait d’être homme, et D. Bosco l’a vécu en plénitude. Pour ne pas rester, ici aussi, dans la rhétorique de l’expression, j’indique seulement deux aspects typiques de la paternité (et également de la maternité, évidemment, même si c’est avec des nuances différentes) :
- l’amour paternel (maternel) est l’expression la plus pleine et la plus radicale de l’inconditionnalité de l’amour de Dieu ; tout autre amour humain, en dehors de celui-là, présuppose, en effet, la connaissance de la personne aimée : les parents aiment leur enfant (fils ou fille) encore avant qu’il ait un visage et un nom, voire un genre… .
- l’amour paternel (maternel), n’étant pas dans l’absolu indifférent à la réponse filiale, ne dépend pas de celle-ci : il est ainsi un reflet de l’Amour divin, qui est bon même avec les méchants et les ingrats… (cf. Mt 5,44-45).
Nous concluons par une citation de nos Constitutions aménagée en prière à Marie Immaculée et Auxiliatrice :
Marie, apprends-nous et aide-nous à aimer comme aimait Don Bosco ! (Cf. Const. 84).
ASCÈSE DU CHARISME :
CAETERA TOLLE
En continuant la réflexion précédente, nous considérons la seconde partie de la devise de Don Bosco, “caetera tolle”, qui, comme dit le Recteur majeur dans la lettre de convocation du CG26, exprime « l’ascétique salésienne, comme elle est exprimée dans le “rêve des dix diamants” » (cf. ACG 394, p. 7). Un peu plus loin, il explique : « Le “caetera tolle” motive le salésien consacré à prendre les distances d’avec ce “modèle libéral” de vie consacrée, décrit dans la lettre “Tu es mon Dieu ! Je n’ai pas d’autre bonheur que toi” » (ACG 394, p. 37 ; avec référence à ACG 382).
1.- L’ASCÈSE CHRÉTIENNE : EXPRESSION ET CONSÉQUENCE DE L’AMOUR
Nous cherchons à élargir cette perspective, et nous commencerons par établir la base “humaine” qui nous permette de comprendre que l’ascèse est nécessaire non seulement pour la personne consacrée, ni même seulement pour le chrétien, mais pour tout être humain, dans la mesure où il veut atteindre le vrai bonheur.
Le Pape Benoît XVI, dans la première citation de son encyclique Deus caritas est (n. 3), mentionne Friedrich Nietzsche, dont la critique à un certain type d’ascétisme, qui peut même arriver à tenir du masochisme, est maintenant classique : « Ils ont appelé “Dieu” ce qui les contredisait et leur faisait du mal à eux-mêmes : et, en vérité, il y a eu beaucoup d’héroïsme dans leur adoration ! » 8. Il est nécessaire, incontestablement, de reconnaître avec sincérité et humilité ce qu’il y a de vrai dans ces critiques (souvent, très peu) ; fréquemment le modèle et l’idéal de perfection du chrétien n’étaient pas, au fond, vraiment chrétiens, mais ils puisaient à d’autres sources, voire à une autre conception de l’être humain qui n’est pas celle de l’Evangile. Dans le projet amoureux d’un Dieu qui veut le bien de ses fils, nous ne pouvons pas séparer la dimension objective (“perfection”) de la dimension subjective (“bonheur”). Il faut reconnaître que l’accentuation d’une perfection sans le bonheur, en des temps passés qui ne sont pas toujours éloignés, a conduit, dans un mouvement de balancier, à la situation actuelle, surtout dans la culture postmoderne des jeunes : c’est-à-dire à une recherche de bonheur (ou, mieux, de plaisir immédiat), parfois obsessive, sans aucune référence objective (“perfection”).
De même que nous disions en parlant de l’amour, qui constitue le fondement du “da mihi animas”, que c’est seulement de lui que peut naître l’authentique mystique chrétienne (et salésienne), nous disons également qu’il est l’unique racine de la véritable ascèse. Plus encore : il n’y a pas d’ascèse plus radicale que celle qui naît de l’amour authentique. En conséquence, nous pouvons affirmer que l’amour est la source de la mystique et de l’ascèse chrétiennes. Dit avec des mots de l’Evangile : nous ne pouvons “avoir la vie” et produire beaucoup de fruit que si, comme le grain de froment, nous acceptons de tomber en terre et de “mourir”. Et tout cela, non comme quelque chose “d’imposé” de l’extérieur, pas même comme “le prix que l’on doit payer”, mais précisément parce que cela découle de l’essence même de l’amour.
D’autre part, c’est seulement dans l’expérience de l’amour, dans n’importe laquelle de ses expressions authentiques, que se trouve la réalisation totale de la personne, par l’intermédiaire de la pleine intégration des deux aspects, objectif et subjectif. C’est seulement par l’intermédiaire du fait d’aimer et du fait d’être aimé que l’homme trouve, inséparablement, sa plénitude et son bonheur.
2.- DIALECTIQUE FONDAMENTALE DE L’AMOUR
Un poète argentin, Francisco Luis Bernárdez, dans une très belle poésie, dit qu’“être enflammé d’amour” (titre de la poésie elle-même)
es ignorar en qué consiste la diferencia entre la pena y la alegría
(“est ignorer en quoi consiste la différence entre la douleur et la joie”).
Saint Thomas l’avait dit, dans une formule lapidaire : Ex amore procedit et gaudium et tristitia (S. Th. IIa IIae, q. 28, a. 1) - (“de l’amour découlent la joie et la tristesse”).
Dans ce sens, Moltmann écrit : “Un homme peut souffrir, parce qu’il peut aimer, et il souffre dans la mesure où aussi il aime. S’il réussissait à étouffer tout mouvement d’amour, il éteindrait aussi toute souffrance, il deviendrait apathique […] Un homme qui fait l’expérience de l’incapacité, un homme qui souffre parce qu’il aime, un homme qui peut mourir, est donc un être plus riche qu’un Dieu tout-puissant, incapable de souffrance et d’amour” 9. Ce n’est pas une nouveauté absolue, ni un manque de respect vis-à-vis de Dieu ; chez Richard de Saint-Victor nous trouvons la même idée, exprimée, si c’est possible, d’une manière encore plus audacieuse : “si Dieu préférait réserver égoïstement seulement pour lui l’abondance de sa richesse, tout en pouvant, s’il le voulait, la communiquer à un autre […] il aurait raison de se soustraire à la vue des anges et de quiconque, d’avoir honte d’être vu et reconnu, ayant en lui-même un aussi grave manque de bienveillance” 10.
En réalité, nous ne sommes jamais aussi vulnérables que lorsque nous aimons…. En rappelant la “loi du grain de froment”, si l’amour peut être décrit comme “le bonheur-plénitude au moyen du don total de soi”, nous voyons aussitôt pourquoi ne peuvent se séparer, dans l’expérience de tout amour authentique, la mystique et l’ascèse. Exprimé en “langage salésien”, d’une manière très concrète, le da mihi animas et le caetera tolle sont les deux parties, inséparables, du manteau du personnage du rêve des dix diamants….
Dans un autre très beau texte de notre tradition salésienne est présentée cette dialectique de l’amour : le rêve de la pergola de roses. Ceux qui suivent Don Bosco, captivés par la possibilité de marcher sur les roses, découvrent, trop vite, qu’il y a des épines pointues, et ils sentent qu’ils ont été trompés. En réalité, ils avaient oublié qu’il n’y a pas de roses sans épines ; qu’il n’y a pas d’amour sans souffrance ou, mieux, sans vulnérabilité….
Dans le deuxième chapitre de nos Constitutions, où l’on parle de l’identité du salésien, nous trouvons au moins deux fois cette perspective de l’ascèse, intimement liée à l’expérience de l’amour. Dans l’article 14, “Prédilection pour les jeunes”, nous lisons : « Cet amour, expression de la charité pastorale, donne son sens à toute notre vie. Pour leur bien, nous offrons avec générosité notre temps, nos talents et notre santé [c’est moi qui souligne] : “Pour vous j’étudie, pour vous je travaille, pour vous je suis disposé à donner jusqu’à ma vie” ». Et plus loin, en rappelant la “deuxième devise de la Congrégation”, travail et tempérance, notre Règle de Vie dit : « Le salésien […] accepte les exigences quotidiennes et les renoncements de la vie apostolique : il est prêt à supporter la chaleur et le froid, la soif et la faim, les fatigues et le mépris, chaque fois que sont en jeu la gloire de Dieu et le salut des âmes » (Const. 18).
3. LE “DIEU-AMOUR”, UN DIEU PAUVRE
D’une manière analogue à ce qui a été dit dans la réflexion précédente sur le fondement théologique de notre passion, situé dans le “da mihi animas”, nous devons ici aussi aller au fond des choses pour trouver, dans le Dieu en qui nous croyons, à savoir le Dieu-Amour, le fondement de notre pauvreté évangélique et consacrée, de notre ascèse la plus radicale.
Habituellement, nous avons cherché ce fondement dans la vie de Jésus, comme le disent aussi nos Constitutions, qui citent notre père Don Bosco : « Nous connaissons la générosité de notre Seigneur Jésus Christ : de riche qu’il était, il s’est fait pauvre, afin de nous enrichir par sa pauvreté. Appelés à une vie intensément évangélique, nous choisissons de suivre “le Sauveur qui naquit dans la pauvreté, vécut dans la privation de toutes choses et mourut dépouillé sur la croix” » (Const. 72).
Nous ne voulons pas mettre en discussion l’exemple normatif du Fils de Dieu fait Homme ; mais en partant d’un concept théologique central, nous devons affirmer : en cet Homme, Jésus de Nazareth, Dieu se révèle d’une manière définitive (= eschatologique).
Sans prétendre développer cette dernière affirmation, nous nous limitons à rappeler le texte de Vita Consecrata, sur le fondement trinitaire des conseils évangéliques : “Rapporter les conseils évangéliques à la Trinité sainte et sanctifiante, c’est révéler leur sens le plus profond” (VC, n. 21). C’est justement parce que Jésus Christ est le Révélateur de Dieu que nous pouvons, en passant par Lui, arriver à ce fondement trinitaire. (Je ne voudrais pas négliger cette occasion d’indiquer que cette idée me semble l’une des plus importantes nouveautés théologiques et spirituelles du Magistère sur la vie consacrée : malheureusement, pas encore développée).
En rapport avec cela, je voudrais présenter une réflexion personnelle, qui me tient profondément à cœur. Dans les Evangiles synoptiques – je prends le texte de Lc 21,1-4 – nous trouvons l’exemple émouvant de la pauvre veuve qui, en jetant deux petites pièces, a donné, selon le témoignage de Jésus, plus que tous les autres : “car tous ceux-là ont pris sur leur superflu pour mettre dans les offrandes ; mais elle, elle a pris sur sa misère pour mettre tout ce qu’elle avait pour vivre”. J’avais toujours compris ce texte comme un enseignement moral particulièrement fort pour nous motiver à la pleine confiance en Dieu ; jusqu’au jour où je me suis demandé : Cette Parole du Seigneur ne peut-elle pas, elle aussi et surtout, être une extraordinaire parabole théologique ? Le Dieu de Jésus Christ, est-il comme l’un de ces gros riches qui “donnent beaucoup”, mais de leur superflu, ou est-il plutôt semblable à cette pauvre veuve, qui nous a tout donné, ce qu’il avait de plus cher : son Fils unique, pour nous ?
Ainsi comprise, l’Incarnation en tant que kénose est une action trinitaire ; ou mieux : elle est la manifestation par excellence du Dieu Trinitaire.
Devant tout cela, se lève aussitôt la demande : Mais n’est-il pas vrai que Dieu “change” en devenant Homme ? L’incarnation ne va-t-elle pas contre la radicale immuabilité de Dieu ?
Sans entrer ici dans des dissertations théologiques, ce ne serait pas notre tâche, la première chose que nous devons faire est de nous informer et de mettre sérieusement en question cette immuabilité, ainsi que le sens qu’elle peut avoir, car elle revêt un caractère plus philosophique que théologique. En tout cas, le contenu positif de ce mot, me semble-t-il, est pris et porté à sa plénitude de valeur spirituelle de la personne dans la fidélité, qui est une caractéristique typique de l’amour, surtout quand nous parlons de Dieu.
En nous souvenant de l’interprétation de la parabole évangélique mentionnée ci-dessus, laissons à présent, grâce à un texte extraordinaire, une place à Hans Urs von Balthasar :
(Ici) il s’agit, du moins au niveau le plus profond, du tournant absolument décisif dans la manière de voir Dieu, qui n’est pas en premier lieu “puissance absolue”, mais “Amour” absolu et dont la souveraineté ne se manifeste pas dans le fait de garder pour lui ce qui lui appartient, mais dans celui de l’abandonner, de sorte que cette souveraineté s’étend au-delà de ce qui, ici, à l’intérieur du monde, lui est en opposition à l’image de la force et de la faiblesse. L’extériorisation de Dieu (dans l’incarnation) a sa possibilité ontologique dans la faculté éternelle qu’a Dieu de s’extérioriser, dans le don de ses trois Personnes […] Les concepts de “pauvreté” et de “richesse” deviennent dialectiques, ce qui, ici, ne veut pas signifier que l’essence de Dieu soit en soi (de façon univoque) “kénotique” et donc qu’un seul concept puisse comporter le fondement divin de la possibilité de la kénose et la kénose elle-même […], mais plutôt que – comme a tenté de dire à sa manière Hilaire – la “puissance” divine est ainsi constituée qu’elle peut porter en elle-même la possibilité d’un auto-anéantissement, comme est celui de l’incarnation et de la croix, et supporter cet anéantissement jusqu’au bout 11 (c’est moi qui souligne).
C’est seulement un tel Dieu qui est digne non seulement de notre reconnaissance et de notre remerciement, mais aussi, et surtout, de notre amour total, inconditionnel, qui puisse nous conduire nous aussi à une “dépossession” radicale pour être remplis totalement de son Amour, et en devenir ainsi les porteurs pour les jeunes.
Plus loin, nous réfléchirons sur l’Incarnation du Fils de Dieu en tant que manifestation définitive de l’Amour de Dieu ; et plus encore : du Dieu qui est Amour. Dans cette perspective, plutôt positive, nous chercherons à intégrer son caractère de dépouillement : la kénose du Fils de Dieu fait Homme.
4.- AMOUR ET PAUVRETÉ DANS LA VIE SALÉSIENNE
Dans la même Lettre du Recteur majeur, avant de présenter les deux derniers thèmes capitulaires, est affirmé ceci : « Pour Don Bosco la seconde partie de la devise, “caetera tolle”, signifie le fait de se détacher de tout ce qui peut nous éloigner de Dieu et des jeunes. Pour nous aujourd’hui cela se réalise dans la pauvreté évangélique et dans le choix de venir en aide aux jeunes les plus “pauvres, abandonnés et en danger”, en étant sensibles aux nouvelles pauvretés et en nous plaçant sur les nouveaux fronts de leurs besoins » (ACG 394, pp. 43-44). Egalement ici, prendre comme point de départ l’amour apostolique, à l’image du Dieu de Jésus Christ, nous permettra de le concrétiser dans la pauvreté la plus authentique et radicale.
Dans une analyse très dense, mais d’une richesse extraordinaire, que fait de l’amour humain Eberhard Jüngel, il exprime comme suit ce rapport entre amour et pauvreté :
Le fait que le moi aimant veuille posséder le toi aimé et ainsi, et justement seulement ainsi, veuille se posséder lui-même transforme – et c’est d’une grande signification du point de vue ontologique et théologique – la structure de l’avoir [de l’action de posséder]. En effet, le “toi” aimé est désiré par le moi aimant seulement en tant qu’un toi à qui il peut se donner et qui à son tour se donnera au moi aimant comme à un toi aimé. L’amour est un don réciproque […] L’échange du don réciproque signifie au moment présent, mais en vue du moment de l’avoir [de l’action de posséder] que le moi aimant veut se posséder lui-même seulement dans le mode de l’être possédé. Et il signifie, en même temps, qu’il veut posséder le toi aimé seulement comme un “moi” qui de son côté voudra bien être possédé […] Dans l’amour il n’y a pas d’avoir [d’action de posséder] qui ne naisse pas du don […] Le moi aimant se possède lui-même seulement plus comme s’il ne se possédait pas. Il veut être aimé, et précisément par le toi que lui-même veut posséder. Mais, pour posséder ce tu, il doit se donner à lui, donc cesser de se posséder lui-même. Ce fait est décisif pour la compréhension de l’amour 12 (ce qui est en italique, l’est d’origine ; c’est moi qui souligne par des caractères gras).
Dit autrement : une pauvreté qui ne naît pas de l’amour, n’est pas une pauvreté désirable, qui peut nous faire ressembler à Dieu lui-même. La dépossession du Fils de Dieu (kénose) est, au fond, une expression suprême de l’amour qui le conduit à se faire l’un de nous : amor, aut similes invenit, aut similes facit [l’amour, ou bien il trouve des gens déjà semblables, ou bien il les rend tels]. L’insertion, qui nous conduit à partager la vie des personnes les plus pauvres et les plus marginalisées, est, au fond, une variante de l’Incarnation.
A ce sujet, nous pouvons aussi rappeler ce qu’écrit saint Augustin dans son commentaire à la première lettre de Jean :
De quelle façon commence la charité, frères ? Prêtez un peu d’attention : vous avez entendu comment on atteint sa perfection ; le Seigneur dans l’Evangile nous a présenté son but et ses moyens : Nul n’a d’amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime. Lui, donc, montra dans l’Evangile sa perfection et également, à nous, est rappelée ici sa perfection ; mais interrogez-vous vous-mêmes et dites-vous : Quand pouvons-nous avoir cette charité ? Veuille ne pas désespérer trop vite de toi-même : la charité en toi vient peut-être à peine de naître, elle n’est pas encore perfectionnée ; nourris-la, pour qu’elle ne vienne pas à manquer. Tu pourras peut-être me dire : d’où vais-je obtenir la connaissance de cela ? Nous avons entendu par quels moyens le charité parvient à la perfection ; entendons d’où elle débute. Jean continue et dit : Si quelqu’un possède les biens de ce monde et voit son frère dans le besoin, et qu’il se ferme à toute compassion, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? Voilà d’où commence la charité. Si tu n’es pas encore disposé à mourir pour un frère, sois disposé à donner au frère un peu de tes biens […] En effet, si tu ne réussis pas à donner le superflu au frère, comment pourras-tu donner pour lui ta vie ? 13
5.- LA PAUVRETÉ COMME DIMENSION DE LA VIE CONSACRÉE SALÉSIENNE
Après le texte cité au début de notre méditation, dans la même Lettre le Recteur majeur indique de façon concrète : “La vie consacrée de l’avenir se réalisera dans sa concentration sur la suite radicale du Christ obéissant, pauvre et chaste. Si, tous les trois ensemble, les conseils évangéliques nous parlent de notre offrande totale à Dieu et de notre dévouement complet aux jeunes, la pauvreté nous porte à nous donner sans réserve ni retard, jusqu’au dernier souffle de notre vie, comme fit Don Bosco. La pratique des conseils évangéliques libère en nous les ressources les plus cachées de la disponibilité” (ACG 394, p. 44).
Je considère que, dans la théologie de la vie consacrée, et concrètement pour nous comme salésiens, au-delà de l’indéniable diversité des conseils évangéliques, il est nécessaire de trouver une unité harmonieuse et organique autour de l’amour, d’où ils prennent leur sens et leur valeur, et c’est ce qui les conduit vers la plénitude de la sainteté. Dans cette perspective, la pauvreté n’est pas une “partie” ou une section de notre vie, mais une dimension transversale pour la vie entière et, en particulier, elle traverse les conseils évangéliques. Encore plus : j’oserais dire, en jouant un peu avec les mots, que la pauvreté qu’impliquent la chasteté et l’obéissance est plus radicale que celle qu’implique le vœu de pauvreté.
Dans l’Exhortation Apostolique Vita Consecrata nous lisons : “Quiconque est régénéré dans le Christ est appelé à vivre, par la force qui vient du don de l’Esprit, la chasteté correspondant à son état de vie, l’obéissance à Dieu et à l’Eglise, un détachement raisonnable des biens matériels, parce que tous sont appelés à la sainteté qui réside dans la perfection de la charité” (VC, n. 30).
Si nous analysons ce texte fondamental, nous trouvons trois affirmations, intimement unies entre elles :
tout chrétien / toute chrétienne est appelé / appelée à la sainteté ;
la sainteté consiste dans la perfection de l’amour, dans la charité ;
donc, tout chrétien est appelé à vivre, selon son état de vie, les conseils évangéliques.
Ici également nous trouvons, par rapport à la conception habituelle des “conseils” évangéliques, une nouveauté théologique et spirituelle absolue (même si, d’une certaine manière, elle est présente dans Lumen Gentium). Nous pouvons, donc, affirmer : à l’unique perfection chrétienne, qui est celle de l’amour, appartient essentiellement la pratique des “conseils évangéliques”. La manière même dans laquelle ils sont nommés indique qu’il ne s’agit pas que tous les baptisés “professent les vœux” : et cela a comme première conséquence la nécessité de trouver une manière de les appeler plus adéquate, pour ne pas tomber dans l’erreur de considérer nos frères et nos sœurs vivant dans le monde comme de “deuxième classe”, ou de chercher à élargir tellement le concept de “vie consacrée” que tous appartiendraient à cette dernière. En tout cas, nous ne pouvons pas oublier que tout chrétien / toute chrétienne est consacré / consacrée dans le Baptême.
Si ces valeurs évangéliques (qui ne sont pas “optionnelles”) sont normatives pour chaque chrétien / chaque chrétienne, elles doivent avoir la plus grande étendue possible, en ne se limitant pas à tel ou tel aspect marginal de l’existence humaine et chrétienne : comme ce serait, par exemple, si nous entendions la chasteté seulement par rapport à la sexualité, ou l’obéissance seulement devant un ordre donné par le supérieur légitime “en force du vœu”.
Cette perspective peut se comprendre comme l’ensemble des dimensions fondamentales de l’être humain en face de Dieu :
par rapport aux “choses” : pauvreté ;
par rapport aux personnes : chasteté ;
par rapport à lui-même : obéissance.
Rappelons le premier et principal “commandement”, la première “parole de vie”, que Jésus indique au docteur de la loi : “Le premier, c’est : Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur, et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force. Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas d’autre commandement plus grand que ceux-là” (Mc 12,29-31 et par.). A la lumière de ce “commandement”, nous pouvons comprendre ce qu’est cette triple idolâtrie qui menace la racine de notre vie chrétienne (et religieuse) : donner une valeur d’absolu aux choses matérielles, en adorant le “dieu-argent” ; placer une personne comme sens ultime et définitif de notre vie, en chassant Dieu de notre centre ; et enfin, ce qui est la tentation la plus profonde et la plus radicale, nous mettre nous-mêmes à la place de Dieu ; et même, au lieu de servir Dieu, nous servir de Dieu.
Vu en clé positive, tendre vers la sainteté chrétienne consiste à croître chaque jour dans l’amour authentique, en prenant Dieu comme Centre de notre vie, comme Destinataire ultime et définitif de notre amour, et seulement en Lui et par Lui aimer nos frères et nos sœurs (“chasteté”), en utilisant avec solidarité et fraternité les biens de ce monde (“pauvreté”), en trouvant ainsi notre pleine réalisation dans le Christ (“obéissance”) (cf. Const. 22). De cette manière, notre vie consacrée devient un humble exemple et une « thérapie spirituelle » (VC, nn. 87ss.), au service de nos frères et de nos sœurs, en assumant le renoncement à l’exercice de ces valeurs, non pour que les autres chrétiens renoncent à ces valeurs, mais pour qu’ils puissent les relativiser. C’est là notre service irremplaçable, qui nous permet de parler de “l’excellence objective de la vie consacrée” (cf. la Lettre du Recteur majeur « Tu es mon Dieu ! Je n’ai pas d’autre bonheur que Toi », ACG 382, pp. 16ss., où il cite VC, nn. 18 et 32).
En précisant encore davantage : pour un chrétien, cette “position centrale de Dieu” et le renoncement radical qu’elle implique, sont perçues comme la suite et l’imitation de Jésus Christ : “Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Quiconque ne porte pas sa croix et ne marche pas à ma suite ne peut être mon disciple. […] De la même façon, quiconque parmi vous ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple” (Lc 14,26-27.33). Dans nos Constitutions, où l’on parle de la vie salésienne en tant qu’expérience formatrice, nous sommes invités en vivant les valeurs de la vocation salésienne à accepter, jointe à la “mystique”, “l’ascèse qu’un tel cheminement comporte” (Const. 98).
Ces réflexions nous conduisent à un thème très intéressant, mais qu’à présent nous ne pouvons qu’énoncer : le sens du renoncement, et la formation au renoncement. C’est un thème de la plus grande actualité, surtout (mais pas seulement) dans le domaine de la formation initiale.
A ce sujet, je voudrais reprendre un texte de la conférence du Recteur majeur aux Supérieurs Généraux :
Dans la petite parabole évangélique du marchand de perles fines (Mt 13,45-46), nous trouvons quelques éléments fondamentaux qui nous permettent d’esquisser la “phénoménologie du renoncement” :
a) – il renonce à ces perles fines (“le marchand s’en va vendre celles qu’il possède”), mais ce n’est pas parce qu’elles seraient fausses : elles sont authentiques, et ont constitué jusqu’à ce moment-là le trésor du marchand. En appliquant cela à notre réalité, disons que n’est certainement pas une méthode appropriée celle qui essaie de diminuer la valeur de ce à quoi il faut renoncer, afin que le renoncement soit plus facile. Au fond, renoncer aux “mauvaises choses” ne constitue pas le renoncement humain le plus profond et le plus complet. Que de fois nous avons entendu demander, comme résistance à un renoncement nécessaire : “qu’y a-t-il de mauvais dans ce que je fais ?”. Et celui qui parle ainsi a totalement raison – seulement il doit comprendre que c’est vraiment alors – lorsque se présente l’occasion du renoncement dans son sens le plus authentique.
b) – il renonce à des perles authentiques, avec douleur et dans le même temps avec joie, parce qu’il a trouvé “la” perle définitive, celle qui a rempli le regard et le cœur du marchand : et il comprend qu’il ne peut acquérir celle-ci, s’il ne vend pas celles-là. Si notre vie consacrée, centrée sur la suite et l’imitation du Seigneur Jésus, n’est pas attrayante, le renoncement qu’elle exige devient injuste et déshumanisant…. Comme le dit splendidement Potissimum Institutioni : “Seul cet amour, lui aussi de caractère nuptial et qui engage toute l’affectivité de la personne, permettra de motiver et de soutenir les renoncements et les croix que rencontre nécessairement celui qui veut « perdre sa vie » à cause du Christ et de l’Evangile (cf. Mc 8,35)” (n. 9).
c) – la joie en raison de la possession de la “perle de grand prix” n’élimine jamais tout à fait la peur qu’elle ne soit pas authentique : au cas où elle serait fausse, ma décision aurait été une erreur, et j’aurais ruiné ma vie. Ce “risque” dans la vie chrétienne, et plus encore dans la vie consacrée, est une conséquence directe de la foi : c’est seulement dans la foi que notre vie a du sens ; si ce en quoi nous croyons n’est pas vrai, “nous sommes les plus malheureux de tous les hommes”, pour paraphraser saint Paul (cf. 1 Co 15,19). Le jour où quiconque se trouvant dans la vie consacrée a la possibilité de dire : “ma vie est pleinement gratifiante, même si ce en quoi je crois n’est pas vrai”, notre Institut devient… une ONG, avec la circonstance aggravante qui implique certaines exigences inacceptables pour ses membres….
Je termine avec la concrétisation de la pauvreté que nous présente le même Recteur majeur dans sa Lettre : “Nous les salésiens, nous donnons un témoignage de pauvreté par le travail inlassable et la tempérance, mais aussi par l’austérité de vie, la simplicité de vie et l’attachement à ce qu’il y a d’essentiel dans la vie, par le partage et la solidarité, par la gestion responsable des ressources. Notre pauvreté nous demande une réorganisation du travail au niveau des institutions, qui puisse nous aider à surmonter le risque d’être entrepreneurs de l’éducation plus qu’éducateurs, ou gérants d’entreprises éducatives plus qu’apôtres agissant au moyen de l’éducation. Qui a choisi de suivre Jésus, a choisi de faire sien son style de vie, de ne pas s’enrichir, de vivre la béatitude de la pauvreté et de la simplicité de cœur, d’avoir toujours des relations de familiarité avec les pauvres” (ACG 394, p. 44). En définitive, de prendre au sérieux, et de vivre jusqu’au bout, la béatitude de Jésus : “Bienheureux les pauvres en esprit”, pour faire l’expérience, dès à présent, de la participation au Royaume des Cieux….
“AIMER NE SUFFIT PAS”
LA MANIFESTATION DE L’AMOUR
Cette méditation est centrée sur l’un des thèmes fondamentaux de notre Charisme et de notre Spiritualité Salésienne. Il suffirait de rappeler, parmi beaucoup d’autres textes de notre Tradition, la Lettre de Rome du 10 mai 1884, où Don Bosco a modelé, d’une manière insurpassable, ce trait essentiel du Système Préventif. Malgré cela, nous pouvons courir le risque de le faire devenir, d’une manière superficielle, seulement un “slogan” publicitaire. En réalité, au contraire, il a une densité extraordinaire, non seulement du point de vue pédagogique ou spirituel, mais il a aussi une richesse théologique qu’il est nécessaire d’approfondir, car il nous conduit aux racines de la Révélation chrétienne.
Comme dans les réflexions précédentes, ici aussi nous prendrons comme point de départ l’expérience humaine, non pas parce que l’on veut minimiser ce que ce trait apporte de nouveau sur le plan chrétien, mais parce que nous croyons fermement qu’il n’y a pas d’opposition entre la nature et la grâce, entre la Création et la Rédemption.
1. L’AMOUR A BESOIN DE SE MANIFESTER
A la réalité elle-même de l’amour, même dans l’expérience humaine, nous pouvons appliquer, d’une manière analogue, ce que saint Jean dit sur Dieu : “L’amour, personne ne l’a jamais contemplé”. Toutefois, ce que le titre veut affirmer n’est pas seulement que, si l’amour ne se manifeste pas, il ne peut pas être perçu (cela est évident), mais plutôt nous voulons souligner que l’amour, de par sa nature elle-même, cherche à se rendre visible, veut être perçu par la personne aimée ; et aussi – il est nécessaire de le dire avec clarté – il désire ardemment une réponse, qui ne peut pas être donnée s’il n’y a pas cette manifestation.
Il est nécessaire de continuer en analysant cette expérience, et c’est la raison pour laquelle nous nous faisons cette demande : pourquoi est-il nécessaire que celui qui aime manifeste l’amour ? Sans aucun doute, parce qu’il ne peut pas arrêter de le faire ; mais aussi – et ceci n’est pas toujours pris en considération – à cause de ce que cela implique pour la personne aimée : ce que je veux le plus est son bonheur, et c’est justement pourquoi je veux qu’elle sache qu’elle est aimée.
Cette façon de voir nous conduit à une perspective de la phénoménologie de l’amour que trop souvent on oublie, ou qu’on néglige : nous ne sommes pas en train de nous situer sous l’angle de l’acte d’aimer, mais sous celui du fait d’être – et de sentir qu’on est – aimé. Cet oubli est rendu possible, de nombreuses fois, par un malentendu : celui de penser que “donner vaut plus que recevoir”, en arrivant parfois jusqu’à ne vouloir aucune réponse en retour de la part de la personne aimée : comme si cet amour “désintéressé” était plus noble. Et plus encore : parce que nous pensons peut-être que, de cette manière, nous ressemblons davantage à Dieu. Le Saint-Père Benoît XVI, dans son Encyclique Deus caritas est, et encore plus, dans son Message pour le Carême 2007, offre des idées extraordinairement fécondes pour dissiper ce malentendu à partir de sa plus profonde racine théologique. Comme nous l’avons déjà vu et le reverrons en parlant de la gratuité et de la Grâce, le Pape écrit : « le Tout-puissant attend le “oui” de ses créatures comme un jeune marié celui de sa promise […] La réponse que le Seigneur désire ardemment de notre part est avant tout d'accueillir son amour et de se laisser attirer par lui ».
Ce malentendu se présente aussi, malheureusement, dans la conception même de la vie chrétienne, quand elle est comprise davantage comme le fait “d’aimer et de servir Dieu”, en espérant, de cette manière, que, Lui, il ne pourra pas se passer de répondre en retour à notre amour, et nous sauvera ; au lieu de la comprendre et de la vivre, avec la joie de la gratitude, comme le fait “d’être aimé de Dieu”. C’est seulement de cette conviction de notre foi que peut naître notre amour envers Lui, comme une réponse reconnaissante et joyeuse.
Revenons à la perspective ébauchée auparavant, c’est-à-dire à l’expérience “passive” du fait d’être aimé : le penseur catholique allemand Josef Pieper a écrit à ce sujet des pages extraordinaires. En citant ni plus ni moins que Jean-Paul Sartre, qui affirme que “le fond de la joie de l’amour”, c’est de “nous sentir justifiés d’exister”, Pieper continue : « [L’amour] n’est pas considéré du côté de celui qui aime, mais du côté de la personne aimée. Il est donc évident qu’il ne suffit pas d’exister purement et simplement : cela, en effet, nous le faisons “toujours la même chose” et “de toute manière”. Ce qui pour nous est important, au-delà de ce simple fait, c’est la confirmation explicite : c’est bien que tu existes, comme c’est merveilleux que tu sois ici ! En d’autres termes, ce dont nous avons encore besoin, en plus du pur fait d’exister, c’est : être aimé par quelqu’un […] Cette “chose magnifique”, telle qu’elle nous apparaît à première vue, est d’ailleurs confirmée de mille façons par l’expérience que nous avons à portée de la main, c’est-à-dire par des expériences que chacun fait au jour le jour. Nous disons : une personne “fleurit”, “s’épanouit”, quand il lui arrive d’être aimée ; c’est seulement alors qu’elle devient complètement elle-même, que commence pour elle une “nouvelle vie” » 14.
Tous, je pense, nous avons vécu cette expérience avec les jeunes dans notre travail éducatif et pastoral, et elle constitue une des joies les plus profondes et les plus authentiques. Dit autrement : aussi longtemps que nous ne sentons pas que nous sommes aimés de quelqu’un, nous “ressentons de la honte” à être en ce monde, comme dans une fête à laquelle nous n’avons pas été invités ; mais, dès qu’une personne nous aime, disait précédemment Sartre, il nous arrive de “nous sentir justifiés d’exister” ; et dans l’expérience pédagogique, le changement (même extérieur) devient, bien des fois, extraordinaire.
Je voudrais insister sur cette dimension de l’expérience de l’amour, parce que “le fait d’être aimé” souligne le caractère qu’a la personne aimée d’être unique, singulière et dénuée de la possibilité de constituer la réédition d’une autre, peut-être plus que ne le souligne, quand elle est seule, la dimension active du fait d’aimer, dans laquelle n’est pas garantie, automatiquement, ce caractère de singularité. Qu’il suffise de réfléchir à la phrase, tant de fois entendue, “fais le bien, sans regarder à qui tu le fais” : pouvons-nous parler ici d’amour, tandis que nous considérons comme désirable (outre le fait que ce soit possible ou non) l’anonymat de la personne aimée ? Et surtout : cette personne se sent-elle satisfaite ainsi ? Cela sera sans doute de la “bienfaisance”, mais il y manque un élément essentiel pour que ce soit un authentique amour.
A mon avis, je considère que c’est ici que s’ancre la racine de l’éros, sans lequel tant la sexualité, d’une part, que l’agapè elle-même, d’autre part, peuvent devenir “impersonnels”. Comme nous le verrons dans la méditation sur Don Bosco, pour lui tout enfant était unique et dénué de la possibilité de constituer la réédition d’un autre, même s’ils étaient au nombre de cent, ou de mille, les “objets” de son amour !
2.- L’EXPRESSION ET LA MANIFESTATION DE L’AMOUR
En approfondissant dans la phénoménologie de l’amour, justement pour que l’amour soit perçu comme tel, il convient de faire une importante distinction entre expression et manifestation. L’expression jaillit plus “immédiatement” de la nature même de l’amour, et donc, est plus liée à celui qui aime ; la manifestation, au contraire, est tournée davantage vers celui qui reçoit cet amour, en précisant et en “expliquant” l’expression venue la première et, pour cette raison, est plus liée à la parole. Malheureusement, même ici le mensonge peut se présenter : si la parole ne correspond pas à la réalité que théoriquement elle cherche à manifester.
Nous pouvons dire que, selon un schéma dynamique, l’amour suit ce processus de développement :
réalité – expression – manifestation – réception
Tout cela a, dans le Charisme Salésien, une extraordinaire application, comme nous pouvons l’imaginer, et nous chercherons ensuite à le voir.
Dans cette dynamique, rappelons le proverbe espagnol : “obras son amores, y no buenas razones” (“les œuvres sont la preuve de l’amour, plus que les belles paroles”) ; nous pouvons dire que l’expression de l’amour, ce sont les actions, et la manifestation, c’est tout ce qui nous permet de connaître la source d’où proviennent ces actions : c’est-à-dire de l’amour lui-même. Cette manifestation, comme nous l’avons dit auparavant, passe avant tout par la parole, mais il peut y avoir d’autres signes qui la rende possible. A l’amour (même dans sa réalité humaine) nous pouvons appliquer les mots du Concile Vatican II (cf. DV n. 2) et dire : le plan de la Révélation se réalise au moyen d’œuvres et de paroles intrinsèquement liées entre elles.
Il convient de faire deux autres observations dans cette analyse de l’expérience humaine. D’une part, au sujet de la nouveauté de la manifestation : paradoxalement, on peut dire qu’elle est nouvelle, et en même temps qu’elle ne l’est pas. Elle n’est pas nouvelle, parce qu’elle manifeste quelque chose qui, d’une certaine manière, pré-existe ; mais elle est nouvelle, justement parce que ce qui existait auparavant ne s’était pas manifesté. Cette manifestation crée une nouvelle situation, et en ce sens nous pouvons parler de l’“avènement de la Parole”. Dire à une personne : “Je t’aime”, établit une nouvelle (et merveilleuse) réalité.
D’autre part, la manifestation est, en un certain sens, “sacramentel”, en tant que l’efficacité de l’amour réside, en grande part, dans sa perception. S’il manque le signe, même si existe la réalité qui le rendrait possible, la réception ne se produit pas et, en conséquence, il n’y a pas la possibilité de la réponse de la part de celui qui, vraiment, est aimé, mais il ne le sait pas.
Une expérience humaine semblable a été décrite, d’une manière extraordinairement belle, par le poète espagnol Gustavo Adolfo Bécquer :
Asomaba a sus ojos una lágrima,
y a mi labio una frase de perdón.
Habló el orgullo y se enjugó su rostro,
y la frase en mis labios expiró.
Hoy voy por un camino; ella, por otro;
pero al pensar en nuestro mutuo amor,
yo digo aún: ¿por qué callé aquel día?
Y ella dirá: ¿por qué no lloré yo? 15
Disons-le aussi, d’une manière plus simple et universelle : combien de fois arrive-t-il, surtout dans la vie conjugale et dans la vie familiale, que, même si existent l’amour et, peut-être aussi, son expression (sous la forme de service mutuel, d’effort commun, voire de sacrifice pour ceux que quelqu’un aime), il manque la manifestation qui permettrait de percevoir l’amour, même par le truchement de ces expressions ?
3.- “NOUS AVONS CONNU L’AMOUR DE DIEU”
Dans les réflexions précédentes, en commentant la devise de notre Congrégation, “Da mihi animas, caetera tolle”, nous avons approfondi quelques aspects théologiques du Charisme. Ici nous reprendrons cela, en prenant comme point de départ l’Incarnation du Fils de Dieu, entendue comme la manifestation définitive, une fois pour toujours (= eschatologique) de l’Amour de Dieu. “Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et ce que nos mains ont touché du Verbe de vie, – car la vie s’est manifestée, et nous avons vu et nous rendons témoignage et nous vous annonçons la vie éternelle, qui était tournée vers le Père et s’est manifestée à nous – ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons, à vous aussi” (1 Jn 1,1-3a). Au fond, et dit en quelques mots, ce que nous voulons affirmer est : du plan entier de salut de Dieu pour l’humanité, qui trouve son centre dans l’événement Christ, on peut donner une synthèse en un seul mot : EPIPHANIE, qui a comme finalité que, nous tous les êtres humains, de tout temps et de tout lieu, non seulement nous soyons objet de l’Amour de Dieu, mais que nous puissions le percevoir, le comprendre dans la foi (=croire), et y répondre en retour par leur amour.
Quand nous parlons de l’Incarnation, nous ne faisons pas allusion, évidemment, à un moment ponctuel (“le 25 mars”), mais à l’ensemble de l’expérience que le Fils de Dieu a voulu vivre : celle de “se faire Homme”, qui (dans une perspective personnaliste qui, en un certain sens, serait le “fondement théologique” de la vie entendue comme processus permanent de formation) dure toute son existence terrestre, et trouve son sommet dans sa mort et sa résurrection. En ce sens, le mot “épiphanie” ne désigne pas seulement une “manifestation sensorielle” (visuelle, par exemple) – elle pourrait se limiter seulement à une apparence (“docétisme”) – mais elle implique toute la réalité de sa Personne, qui se donne totalement, en exprimant-manifestant son amour “jusqu’à l’extrême”.
La théologie catholique, dans un dialogue critique avec la Réforme protestante, a toujours affirmé que le Dieu qui se révèle en Jésus Christ est le Dieu Créateur lui-même, qui se rend présent dans l’histoire, et, en particulier, s’est révélé comme le Dieu d’Israël, Yahvé. Cette position catholique a été définitivement affirmée dans le Concile Vatican I, sur le fondement, parmi d’autres textes bibliques, de Rm 1,20) : “En effet, depuis la création du monde, ses perfections invisibles, éternelle puissance et divinité, sont visibles dans ses œuvres pour l’intelligence”.
Toutefois le même Concile, en parlant de cette révélation de Dieu, et en accord avec le texte de Paul, en mentionnant son “éternelle puissance” et, pouvons-nous ajouter, aussi son infinie Sagesse, ne parle pas de son Amour. Cette distinction ne se trouvait sans doute pas dans l’intention explicite du concile ; mais son omission me semble très significative : justement parce que, ici, nous parlons de la Création et de l’Histoire comme expression du vrai Dieu (donc, du Dieu qui est Amour) : mais cette expression a besoin, pour être comprise comme telle, de la manifestation dans le Christ. Sans Lui, nous ne pouvions jamais arriver à comprendre que, au-delà de son Pouvoir et de sa Sagesse, qui sont infinis, la Création et l’Histoire nous parlent de l’Amour de Dieu ; et même : d’un Dieu qui est Amour.
En revenant une nouvelle fois à l’expérience humaine : combien de fois il devient difficile de percevoir une attitude de l’autre personne comme expression de son amour, s’il manque la manifestation (avant tout, comme nous l’avons souligné, par l’intermédiaire de la parole), capable de nous permettre d’établir ce rapport.
J’oserais dire que la Création, et l’Histoire (entendue comme histoire universelle, mais aussi comme “mon” histoire, comme celle de toute femme et de tout homme dans le monde) sont muettes sur le plan de l’agapè, si elles sont prises en dehors de la révélation historique de Jésus Christ. Même si ensuite nous chercherons à voir les implications – sans aucun doute, très importantes – que cela a pour notre Charisme, je voudrais seulement dire que tout cela, en “clé salésienne”, sonne ainsi : Dieu ne s’est pas contenté de nous aimer, mais il a voulu aussi nous manifester son Amour en nous donnant rien de moins que son Fils aimé, Jésus Christ.
Le caractère définitif de la révélation de Dieu en Jésus Christ ne veut pas dire que, auparavant, Dieu n’“a rien dit”, et ne dira plus rien : en réalité, Dieu continue à nous parler, au moyen de l’histoire (également ici aussi : universelle, particulière, personnelle…) ; il veut plutôt dire que nous ne pouvons pas comprendre ce que Dieu continue à “nous dire” au long de l’histoire, si nous ne la “lisons” pas à la lumière de Jésus Christ, Que, dans ce sens, nous pouvons appeler “Grammaire de Dieu”.
Tout cela a des implications (que nous ne pouvons pas affronter ici), également dans le dialogue inter-religieux ; sans nous fermer, de la moindre façon, à toutes les valeurs que nous trouvons en dehors de notre foi, à tout ce qu’il y a “de vrai, de noble, de juste” (Ph 4,8) dans chacune des authentiques recherches de Dieu de la part de l’humanité de tout temps et de tout lieu, cette perspective nous permet d’affirmer que Jésus Christ est l’Unique et Universel Sauveur de l’humanité, “car la grâce de Dieu, source de salut pour tous les hommes, s’est manifestée […] pour que nous vivions […] en attendant la bienheureuse espérance et la manifestation de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur Jésus Christ” (Tt 2,11.13).
4. L’INCARNATION DU FILS DE DIEU, ÉPIPHANIE DE L’AMOUR DIVIN
Malgré cela, nous n’arrivons pas encore à la moelle de notre réflexion théologique : en quel sens l’Incarnation du Fils de Dieu constitue-t-elle la manifestation définitive de son Amour, d’une manière qui nous permette de découvrir son expression à chaque moment et dans toute circonstance de notre vie et de la vie d’autrui, de l’histoire particulière et de l’histoire universelle ? Cette demande n’est pas rhétorique, car, dans un premier temps, il pourrait plutôt sembler qu’il s’agit d’une cachette de Dieu, d’un camouflage de lui-même, plus que de la manifestation de la Divinité : autrement, on ne prendrait pas au sérieux sa dépossession (kénose). Comment comprendre cette révélation définitive de Dieu, justement en regardant à travers son action de “se faire Homme” ?
Une lecture superficielle du texte paulinien de 1 Co 1,18-25 pourrait nous conduire à penser que l’Apôtre affirme que Dieu, en étant Puissance infinie et sagesse éternelle, s’est manifesté dans le Christ “à l’envers” de son Essence : c’est-à-dire, dans l’impuissance et dans la folie de la Croix ; c’est de cette manière-là que, par exemple, Luther a compris et élaboré sa christologie sub contrario. En réalité, saint Paul ne dit pas cela ; l’incontestable opposition termine ainsi : “Mais pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs, il est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu” (v. 24) ; et il ajoute une phrase, qui pourrait sembler n’être qu’un paradoxe formel, mais elle ne l’est pas du tout : “Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes” (v. 25) : c’est précisément pourquoi, en étant la force et la sagesse de l’Amour de Dieu, cela semble faiblesse et folie, mais en même temps, c’est plus fort que la force humaine et plus sage que la sagesse humaine.
Si nous partons de la description “théiste” de Dieu, comme Puissance et Sagesse, nous nous trouvons en face d’une alternative, qui devient une impasse : le Fils de Dieu, dans son Incarnation, ou conserve ces caractéristiques, ou se vide d’elles. Dans le premier cas, pouvons-nous encore affirmer que vraiment il “s’est fait Homme” ? Dans le second cas, son humanité est évidente ; mais il cesserait d’être “vrai Dieu”.
La vraie solution théologique commence dans la mise en place elle-même du problème, c’est-à-dire : quelle est l’image authentique du Dieu dans lequel nous croyons ? Dieu n’est pas, avant tout, Puissance ou Sagesse, mais Amour.
Une fois encore, revenons au point de départ, c’est-à-dire à l’expérience humaine. Nous connaissons tous une très belle phrase de la sagesse latine : “amor, aut similes invenit, aut similes facit” : ou l’amour trouve les gens déjà semblables, ou bien il les rend tels. Dans une application à l’Amour de Dieu : la différence entre Dieu et ses créatures (concrètement, les êtres humains) est infinie. Et malgré cela, depuis la racine même de la différence (“Je suis Dieu, et non pas homme” – Os 11,9), naît la recherche de cette égalité : car l’amour ne prétend pas ignorer les différences, mais il ne se laisse pas non plus séparer à cause d’elles, mais il prétend aller au-delà, en les assumant.
Dans un beau texte de la tradition orientale, Nicolas Cabasilas affirme :
Puisque les hommes sont séparés de Dieu pour trois motifs, à savoir pour leur nature, pour leur péché et pour leur mort, le Rédempteur, en éliminant l’un après l’autre les obstacles, a fait en sorte qu’ils se rencontrent sans aucun empêchement et se retrouvent sans entremises. Le Rédempteur a éliminé le premier obstacle en participant à la nature humaine, le deuxième en se faisant tuer sur la croix et il abattit enfin le dernier mur quand, en ressuscitant, il a banni pour toujours de notre nature la tyrannie de la mort” 16.
Si l’amour (ou mieux : celui qui aime) veut être égal à celui qui aime, dans l’Incarnation le Fils se vide de sa Puissance et de sa Sagesse non pour cesser d’être Dieu, mais justement à l’envers : pour se manifester à nous davantage en plénitude comme Amour ; et donc, comme Dieu (si nous prenons vraiment au sérieux que “Dieu est Amour”).
Dit autrement : c’est justement parce que par amour le Fils de Dieu se vide de sa toute-puissance et de son omniscience pour devenir vrai Homme, qu’il manifeste au maximum son Amour, ce qui revient à dire : se manifeste pleinement en tant que Dieu.
Allons encore une fois vers l’expérience humaine : à la différence de l’expression, le point de référence de la manifestation n’est pas la personne qui aime, mais il est surtout ses destinataires, dans une recherche de sa perception complète. Aussi, ce n’est pas pour qu’en Dieu l’Amour soit opposé à sa Sagesse et à sa Puissance (ils s’identifient dans l’absolue simplicité de sa Perfection), mais à cause de notre possibilité de perception de l’amour, dans laquelle ils s’opposent, Dieu a voulu “être condescendant” envers notre compréhension humaine limitée, et ainsi, il s’est vidé de tout ce qui pourrait, même pour une part minime, cacher ou diminuer la pleine manifestation de son Amour. Jamais Dieu n’est “aussi pleinement” Dieu (ou, dit avec plus d’exactitude : jamais il ne se manifeste à nous aussi pleinement comme Dieu) que lorsqu’il se vide, par amour et en notre faveur, de sa toute-puissance et de son omniscience ; en un mot, de tout ce qui ne lui permettrait pas, d’une manière vraie et réelle, d’être “l’un de nous”.
Cela nous conduit à une conclusion extrêmement paradoxale : n’importe quelle entreprise pour nier, ou même diminuer, l’humanité radicale de Jésus Christ, va contre sa Divinité, contre sa “Volonté” – et aussi contre sa Toute-Puissance ! – qui veut partager pleinement notre existence humaine, dans son identité personnelle de Fils de Dieu (à aucun moment nous ne pouvons oublier que c’est Dieu lui-même Qui, dans le Christ, devient l’Un de nous !).
Ici nous pouvons reprendre ce qui a été dit à propos de la Grâce, à savoir que tout ce plan merveilleux de l’épiphanie de l’Amour de Dieu espère une réponse de la part de chacun de nous ; et même : il la désire ardemment. Je voudrais finir avec une affirmation de “saveur salésienne”, intentionnellement provocante : quand le Père, par l’opération de l’Esprit Saint, envoie son Fils dans le monde, il lui donne cette mission : Cherche à te faire aimer !
5. “AIMER NE SUFFIT PAS” : LE SYSTÈME PRÉVENTIF
Dans l’article sur le Système Préventif, notre Règle de vie conclut avec cette affirmation : “C’est un esprit qui imprègne nos relations avec Dieu, les rapports personnels et notre vie de communauté, dans la pratique d’une charité qui sait se faire aimer” (Const. 20 [c’est moi qui souligne] ; cf. aussi Const. 15).
Avant de faire allusion, au moins sous forme de synthèse, à quelques aspects de cette dimension centrale de notre Charisme, je voudrais reprendre quelques passages du discours que le Cardinal Lucido Maria Parocchi, Vicaire de Rome, prononça en 1884, à l’occasion d’un voyage de Don Bosco à Rome, pendant la construction de la Basilique du Sacré-Cœur, et au sujet duquel notre Recteur majeur, en le citant (ACG 394, p. 38), écrit : “mis à part quelques termes obsolètes, on pourrait penser [que la citation] est de notre époque” (p. 38).
“J’ai l’intention de vous parler de ce qui distingue des autres votre Congrégation […] De même qu’en chaque homme, que Dieu met au monde, il imprime une note qui le distingue de tous les autres hommes, de même aussi […] Dieu marque chaque Congrégation Religieuse d’une note, d’un caractère, d’un sceau, qui la distinguent des autres Congrégations. […] Il semble que votre Congrégation corresponde à celle de St François du côté de la pauvreté, mais votre pauvreté n’est pas celle des Franciscains. Il semble qu’elle corresponde à celle de St Dominique, mais, vous, vous ne devez pas soutenir la foi contre les hérésies dominantes, […] parce que votre principal but est l’éducation de la jeunesse. Il semble qu’elle corresponde à celle de St Ignace dans la science en raison du grand nombre d’ouvrages que vous publiez pour les gens du peuple, et Don Jean Bosco est un homme de grand génie, de profond savoir, et savant en diverses disciplines ; mais pourtant ne le prenez pas mal, si je vous dis que ce n’est pas vous qui avez inventé la pierre philosophale. Qu’y aura-t-il donc de spécial dans la Congrégation Salésienne ? […] Si j’ai bien compris, […] son but, son caractère spécial, sa physionomie, sa note essentielle, c’est la Charité pratiquée selon les exigences de notre siècle : Nos credidimus caritati ; Deus caritas est, [Nous avons cru à l’amour ; Dieu est amour] et Il se révèle par le moyen de la Charité. C’est seulement par les œuvres de Charité que le siècle actuel peut être attiré, et entraîné vers le bien. […] Dire aux hommes de ce siècle : Il faut sauver les âmes qui se perdent, […] et les hommes de ce siècle ne comprennent pas. Il faut donc s’adapter au siècle, qui vole à ras de terre. […] au siècle actuel [Dieu] se fait connaître au moyen de la Charité : Nos credidimus caritati [Nous avons cru à l’amour]. Dites à ce siècle : je vous enlève des rues les jeunes pour qu’ils ne soient pas ramassés sous les tramways, […] je les réunis dans les écoles pour les éduquer pour qu’ils ne deviennent pas le fléau de la société, ne tombent pas dans une prison ; […] et alors les hommes de ce siècle comprennent et commencent à croire : Et nos cognovimus et credidimus caritati, quam habet Deus in nobis [Et nous avons connu et nous avons cru à l’amour, que Dieu manifeste au milieu de nous] (MB XVII, 92-94) [ce qui est en italique, l’est d’origine ; c’est moi qui souligne par des caractères gras].
Par ailleurs, je voudrais souligner quelques éléments.
1.- Pour que réalisent la mission salésienne ceux qui sont signes et porteurs de l’Amour de Dieu pour les jeunes les plus pauvres et les plus abandonnés, Don Bosco a conscience qu’il est nécessaire que cet Amour soit exprimé et manifesté, de manière qu’il puisse être perçu au maximum par ces destinataires (même s’il ne le dit pas avec ces mêmes mots). Dans le rêve qui est raconté dans la “Lettre de Rome”, nous le voyons avec une pleine clarté : la plainte de ses interlocuteurs, au sujet des salésiens et de ses collaborateurs, ne fait pas allusion au manque d’amour pour les jeunes, mais pas non plus au manque de l’expression de cet amour ; en effet, Don Bosco dit : “Tu ne vois pas qu’ils sont martyrs de l’étude et du travail ? Qu’ils consument leurs jeunes années au service de ceux que la divine Providence leur a confiés ?” Ce qui manque est, en réalité, la manifestation de cet amour, et cela est exprimé ainsi : “Il manque le meilleur. […] Que non seulement les garçons soient aimés, mais qu’ils se sachent aimés. […] Sans familiarité, l’affection ne se prouve pas, et sans cette preuve il ne peut y avoir de confiance” [c’est moi qui souligne en italique ou par des caractères gras]. Ailleurs, est repris ce même rapport entre l’expression et la manifestation : “Négligeant le moins, ils perdent le plus ; et ce plus, ce sont leurs fatigues”.
2.- La motivation que nous donne notre Père ne naît pas seulement de son génie pédagogique, mais est pleinement évangélique : “Jésus-Christ se fit petit avec les petits et porta nos faiblesses. Voilà le maître de la familiarité ! […] Celui qui se sait aimé aime, et celui qui est aimé obtient n’importe quoi, surtout des jeunes. […] Jésus-Christ n’a pas cassé le roseau déjà brisé, il n’a pas éteint la mèche qui fumait. Voilà votre modèle” [c’est moi qui souligne]. C’est “nous faire compagnons de route” de nos jeunes et nous tenir avec eux, comme Jésus ressuscité l’a fait avec les disciples d’Emmaüs (cf. Lc 24,13-35).
En contemplant Jésus Christ, Bon Pasteur, avec le regard de Don Bosco, nous pouvons dire que l’expression de son amour est la recherche inlassable de la brebis perdue, la “préférée” justement en raison de sa situation d’abandon et de danger ; et sa manifestation est dans le geste de la mettre amoureusement sur ses épaules…
Ici nous trouvons, sans aucun doute, d’une grande manière l’influence de saint François de Sales, qui porta Don Bosco à le prendre comme modèle et patron, dès le début de sa mission, et en particulier en cette nuit mémorable de la réunion annoncée la veille, lors de la solennité de l’Immaculée Conception de Marie : le 9 décembre 1859, réunion au cours de laquelle il annonça qu’était arrivé “le moment pour déclarer s’ils voulaient ou ne voulaient pas s’inscrire à la Pieuse Société qui prendrait, ou plutôt conserverait, pour nom Saint-François de Sales” (cf. MB VI, 333-337). Il invita les premiers Salésiens à accomplir cette “pratique de charité pastorale” “pour la jeunesse laissée à l’abandon et dans le danger”… Il s’agit de l’amorevolezza comme manifestation de l’amour salvateur de Dieu (cf. Const. 15).
3.- Les paroles du Cardinal Parocchi centrent la caractéristique de la mission de Don Bosco sur la capacité de concrétiser l’Amour de Dieu de manière que, dans la recherche d’une pleine réponse aux authentiques et plus profonds besoins des jeunes, ceux-ci se sentent aimés réellement et d’une manière efficace par Dieu, au moyen de la médiation salésienne.
Cela veut dire que, si nous voulons être vraiment fidèles à Don Bosco et à notre mission, nous devons avoir à tout moment cette attitude de discernement, comme indiquent nos Constitutions : “Les besoins des jeunes et des milieux populaires […] provoquent et orientent notre action pastorale” (Const. 7) ; et aussi : “Notre action apostolique se réalise dans une pluralité de formes que déterminent d’abord les besoins de ceux dont nous nous occupons” (Const. 41) [c’est moi qui souligne dans ces articles par des caractères gras ou en italique]. Il pourrait arriver que des activités et des œuvres, qui ont été indubitablement expression d’amour pastoral, n’en soient plus manifestation : elles deviennent charismatiquement insignifiantes. En conséquence, nous devons dire (sans la moindre intention de changer le sens de la phrase de Don Bosco) qu’“aimer ne suffit pas” : en rappelant ce que saint Paul demandait à Dieu pour ses chers Philippiens, notre amour doit croître, de plus en plus, dans le discernement et dans la perception (ςς Ph 1, 9). D’autre part, il pourrait exister aussi le danger contraire, à savoir : une manifestation de l’amour qui ne porterait pas également son expression : elle serait fausse (“petits enfants, n’aimons ni en paroles ni de langue, mais en acte et dans la vérité” – 1 Jn 3,18) ou, du moins, inefficace (cf. Jc 2,15-18).
4. En évoquant le CG 25, je considère que c’est également un grand défi pour notre vie salésienne qui est constitué par la mise en pratique de ce trait fondamental du système préventif… dans notre vie de communauté. De trop nombreuses fois nous oublions que “Dieu nous appelle à vivre en communauté, en nous confiant des frères à aimer” (Const. 50) ; et, sans aucun doute, à être aimés par eux, de manière que, la communauté reflétant en elle le Mystère de la Trinité, nous y trouvions vraiment “une réponse aux aspirations profondes du cœur”, qui ne sont pas autres que celles d’aimer et d’être aimés ; c’est seulement ainsi que nous deviendrons “pour les jeunes des signes d’amour et d’unité” (Const. 49). Personne ne donne ce qu’il n’a pas.
Mais plus encore : aimer nos frères en communauté ne suffit pas ; il est nécessaire que nous manifestions cet amour, de manière qu’il soit perçu, et fasse l’objet d’une réponse en retour. Ce défi est plus urgent dans la vie ordinaire, si précipitée, qui nous fait oublier que la possibilité d’être significatif ne vient pas de la quantité de travail effectué, mais de sa qualité. Si cela manque, nous ne pouvons pas devenir signes et porteurs de l’Amour d’un Dieu qui est, en Lui-même, Communauté… .
5. Enfin, je voudrais souligner un trait que nous reprendrons en parlant de Don Bosco : la phrase programmatique “cherche à te faire aimer” conclut d’une manière parfaite l’ellipse de l’amour, dans sa réalisation personnelle, communautaire et apostolique. Nous pouvons citer à ce sujet l’affirmation extraordinaire de Benoît XVI dans son Message pour le Carême 2007 : “En vérité, seul l'amour dans lequel s'unissent le don désintéressé de soi et le désir passionné de réciprocité, donne une ivresse qui rend légers les sacrifices les plus lourds”.
Notre réflexion est centrée sur l’un des termes les plus utilisés dans la foi chrétienne et dans la théologie : la GRÂCE. Comme l’est aussi d’autre part le mot épiphanie, c’est l’un des mots qui embrassent la totalité du Mystère Chrétien dans une perspective spécifique. Hélas, il est aussi, et c’est bien le malheur, l’un des mots utilisés d’une pire manière : car là également corruptio optimi, pessima [la corruption de ce qui excellent est la pire]. La raison est, avant tout, que très souvent on oublie que la Grâce n’est pas “quelque chose”, mais Quelqu’un : Dieu lui-même. Cela nous conduit à la considérer presque comme un objet, une chose (c’est ainsi que nous parlons des “différentes grâces”). D’autre part, nous avons aussi oublié bien des fois son caractère de gratuité, en la considérant même, dans notre rapport avec Dieu, comme étant dépendante plus de nous que de Lui : concrètement, “être” (ou ne pas être) “en Grâce”, la conserver, la faire grandir ou la perdre ; quand, en réalité, nous pouvons tout perdre … sauf la Grâce, entendue comme cet amour gratuit et inconditionnel avec lequel Dieu se donne à nous.
1. LA PERTE DU SENS DE LA GRATUITÉ
Après cette motivation théologique initiale, un peu provocante, je voudrais vous inviter à prendre comme point de départ la réalité humaine qui se tient à la base, non pas parce que nous pouvons échafauder d’abord “en partant du bas” une construction qu’ensuite seulement “on baptise” en l’assumant chrétiennement. La raison est plutôt, au contraire : ce n’est que par la foi que nous pouvons comprendre et découvrir toute la profondeur, même humaine, de la gratuité. Néanmoins, comme salésiens qui voulons mettre en pratique notre conviction qu’il n’existe pas de séparation entre la nature et la grâce, nous voulons approfondir son “infrastructure anthropologique” également pour constater le “déficit de gratuité” dans lequel notre monde vit aujourd’hui.
Il y aurait de nombreux signes qui indiquent ce manque ; parmi eux, je ferai une petite allusion à trois, particulièrement significatifs pour nous.
1.- Dans la culture occidentale, dans une proportion qui n’est pas insignifiante, le modèle d’“homme réussi” est celui qui peut dire, avec orgueil : “tout ce que j’ai, j’ai pu l’obtenir par moi-même” ; “on ne m’a rien donné”… En conséquence, de nombreuses personnes qui ont été capables de construire avec succès leur vie “en partant du bas” deviennent ensuite les ennemis les plus acharnés contre la promotion de ceux qui sont le plus dans le besoin, en considérant (peut-être un peu sur un mode pélagien) que “tous ont les mêmes occasions ; si certains n’ont pas su les mettre à profit, tant pis pour eux ; pourquoi devrait-on leur « donner » quelque chose ? ” Dans cette perspective, la gratuité ne trouve pas de place ; ou plutôt, elle n’est même pas considérée comme une vertu. A cette tendance naturelle de l’être humain est ajouté dans la mentalité d’aujourd’hui, par malheur, un modèle de “réalisation humaine” réduit, habituellement, à la productivité économique ou matérielle.
2.- Dans le milieu familial est significative la manière dont nous traitons les personnes âgées ou malades, c’est-à-dire ceux qui ne peuvent plus “produire”. A la différence des cultures ancestrales, dans lesquelles les personnes âgées étaient estimées comme l’axe du groupe familial, et même comme le “sage”dont la parole servait de règle de conduite et de jugement sans appel, dans la culture actuelle bien des fois elles sont vues malheureusement comme un obstacle, et dans le meilleur des cas elles sont envoyées dans des centres d’assistance (maison de retraite ou établissements de soins). S’il n’y a pas ces ressources institutionnelles, on doit les “supporter” à la maison, sans estimer ce qu’elles ont donné, et aussi ce qu’elles pourraient donner, si les critères d’évaluation étaient plus humains et moins en lien avec l’esprit de consommation. Malheureusement, parfois, ces situations se présentent également dans la vie religieuse.
3.- Au niveau mondial, la situation d’inégalité entre les pays qu’on appelle de “premier monde” et les pays “du tiers-monde” est inacceptable, mais dans quelques aspects elle continue à croître. La proposition d’une “remise de la dette” qu’ont les pays pauvres, sauf quelques exceptions, n’a pas eu d’écoute ; fréquemment, nous devons aussi le dire, du côté des pays “riches”, le problème n’est pas tellement économique, mais il est surtout politique : il sert pour conserver la situation de dépendance provoquée par la dette elle-même. Le concept lui-même de “justice” entendu comme “donner à chacun ce qu’il mérite” ne laisse pas de place à la gratuité ; même s’il est indubitablement vrai que beaucoup de choses pourraient s’améliorer dans notre monde si au moins il y avait ce type de justice, si la règle de conduite entre les personnes et les nations était… la loi du talion. Cela indique qu’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour arriver à la civilisation de l’amour ; concrètement, celle-ci sera impossible si nous ne cherchons pas à éveiller et à développer un sens et une culture de la gratuité.
2. LA GRATUITÉ, RÉALITÉ HUMAINE FONDAMENTALE
Après ce qui a été dit, on pourrait envisager de passer immédiatement vers la perspective chrétienne et théologique, en laissant au niveau anthropologique un vide total, en donnant ainsi l’impression que la proposition de foi n’est qu’une réponse à un problème humain insoluble. C’est peut-être au fond ce qui se produit, mais nous ne devons pas ignorer cet “espace intermédiaire”où tous les êtres humains (même les non-chrétiens !) peuvent et doivent faire l’expérience de la gratuité, de manière que la foi chrétienne puisse ensuite développer toute sa richesse, comme plénitude de quelque chose que tout être humain vit et espère.
La gratuité est intimement liée à l’expérience du don, du cadeau. Malgré cela, elle a des connotations légèrement différentes. La gratuité souligne l’absence de mérites du côté de celui qui reçoit : autrement, ce n’est pas gratuit. Le salaire que reçoit un travailleur à la fin de la semaine, il l’a gagné avec la sueur de son front : il ne le reçoit pas gratis.
Au contraire, le don souligne le caractère positif de ce qui s’y trouve donné. Un coup, par exemple, il est possible qu’il nous soit “donné” sans le mériter : mais il n’est pas dans l’absolu un cadeau. Malheureusement, d’une manière habituelle, sans presque nous en rendre compte, nous attribuons une autre caractéristique au don, celle d’être sélectif : il est accordé à certains, et pas à d’autres (en tout cas, pas à tous). Un “cadeau universel” semble presque contradictoire, car il nous semble qu’il ne soit plus un cadeau 17.
Ayant effectué ces précisions, analysons, encore au niveau humain, les deux expériences fondamentales de la gratuité.
1. Cette difficulté qui vient d’être mentionnée ci-dessus empêche, bien des fois, de percevoir qu’à la base même de notre existence il y a un don qui, justement pour cela, est en même temps gratuit, positif et universel : la vie. Il s’agit du don par excellence, pour deux motifs :
personne ne peut rien faire pour la mériter, parce que, pour mériter quelque chose, il est nécessaire d’exister d’abord, pour pouvoir l’obtenir ;
n’importe quel autre don que nous pouvons recevoir est postérieur, parce qu’il suppose déjà la vie elle-même.
Et, finalement, il convient de souligner son universalité, parce que n’est dépourvu d’elle que celui qui ne vit pas (donc, personne).
C’est pour cela que devient très intéressante et significative l’attitude que nous avons vis-à-vis de la demande qui, de nombreuses fois, se lève devant des situations particulièrement négatives de la vie et de l’histoire : y a-t-il des personnes qui ne méritent pas de vivre ?
J’imagine que notre réponse, unanime, est : non ! Et c’est une réponse correcte, mais sans doute pour la raison opposée à celle à laquelle nous avons l’habitude de penser : non pas parce que tous nous avons le droit de vivre, mais en réalité parce que nul ne “mérite ” la vie : c’est précisément pour cela que nul ne peut disposer de la vie d’une autre personne…. (Peut-être, dans le cas d’un droit que “l’on a”, pourrait-on le perdre ; mais dans le cas contraire ?…).
Nous trouvons, donc, à la base de tout être humain, sans exception, le don par excellence. Une autre question, sans doute, très importante pour nous, comme chrétiens et comme salésiens, est celle de savoir si tout être humain perçoit sa vie comme un don, c’est-à-dire comme un cadeau – quelque chose de positif. Malheureusement, bien des fois il n’en est pas ainsi : à commencer par tant de jeunes qui, pour diverses raisons, ne trouvent pas de motifs pour vivre, peut-être parce qu’ils ne se sentent pas aimés par quelqu’un….
2. Cela nous porte à la seconde expérience de la gratuité. Si la vie est le don gratuit par excellence, elle l’est en tant que fondement, non en tant que plénitude, car la demande qui se lève spontanément est : pourquoi ai-je reçu ce don, la vie ? Quelle chose peut donner du sens à ma vie ? Et ici la réponse est immédiate et universelle : l’amour. Cédons la parole à saint Thomas, dans une expression extraordinaire marquée d’une incomparable concision : “La raison d’une donation gratuite est l’amour ; c’est pourquoi, en effet, nous donnons gratuitement quelque chose à quelqu’un, parce que nous lui voulons du bien. Le premier don que nous lui accordons est donc l’amour, qui nous fait lui vouloir du bien. On voit donc ainsi que l’amour constitue le don premier, en vertu duquel sont donnés tous les dons gratuits” (un triple pléonasme !) 18. Josef Pieper place cette phrase comme épigraphe de son livre extraordinaire sur l’amour 19.
La gratuité de l’amour est un thème inépuisable, même du point de vue humain. En premier lieu, cette gratuité peut se confondre avec le manque de motivation et, en conséquence, avec son incompréhensibilité. Pourquoi est-ce que j’aime cette personne ? C’est une demande qui reste toujours, au bout du compte, sans réponse adéquate (heureusement : s’il y avait cette réponse, il ne s’agirait sans doute plus d’un amour authentique). Cela a été dit d’une manière géniale par Montaigne, qui, pour expliquer son amitié avec Etienne de La Boétie, écrit : « Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que c’était moi » 20.
Une deuxième caractéristique dans l’expérience de l’amour est l’inconditionnalité. Il peut y avoir d’autres formes de relation interpersonnelle qui trouvent un fondement dans différentes qualités : la beauté physique, l’intelligence, l’habileté, etc. (parfois, de manière étrange, dans d’autres facteurs presque opposés à ceux-ci) ; mais l’amour authentique, sans être insensible ou indifférent à tout cela (ubi amor, ibi oculus [où il y a l’amour, il y a l’œil], disait Richard de Saint-Victor), transcende toutes ces conditions.
Malgré cela, comme toute expérience humaine, il n’est pas dépourvu d’ambiguïté : il pourrait conduire ou à une acceptation inconditionnelle, typique du véritable amour, ou à une “dépossession” radicale de l’autre telle (justement parce cette relation ne dépend d’aucune de ses propres caractéristiques personnelles) qu’il serait simplement une caricature de l’amour : en effet, celui qui aime ainsi ne le fait pas vraiment, et l’autre personne ne se sent pas aimée en tant que personne. Dans beaucoup de cas, ce peut être un subtil stratagème de l’égoïsme. D’une certaine manière, ce serait ce que saint Augustin exprimait d’une manière géniale dans ses Confessions : “Je n’aimais pas encore, mais j’aimais à aimer” – Nondum amabam, et amare amabam 21.
On pourrait continuer cette analyse. Par contre, d’une manière analogue à celle du thème de la manifestation, il convient ici de rendre explicite l’autre dimension dans l’ellipse de l’amour. Jusqu’ici nous l’avons vu comme on le fait habituellement, c’est-à-dire : à partir de l’attitude de celui qui aime. Comment est-il vécu par l’autre partie de cette expérience ?
Et ici nous trouvons quelque chose d’extraordinairement paradoxal. Le Recteur majeur y fait allusion dans sa Lettre sur l’Eucharistie (ACG 398, p. 14). Nous reviendrons à la fin sur cette page, mais je pense que nous pouvons enrichir ce qu’il y affirme à partir de son fondement anthropologique.
A première vue, il semble évident que tous nous voulions être aimés, et surtout être aimés d’une manière gratuite et inconditionnelle. Malgré cela, les choses ne sont pas si simples. Je cède de nouveau la parole à J. Pieper :
Tout amour est fondamentalement gratuit. On ne peut ni le mériter, ni l’exiger ; c’est toujours un pur don […] Mais il semble que chez l’homme il y ait quelque chose comme une aversion à être constitué l’objet d’un don. Il n’y a personne à qui ne soit pas un peu familière l’expression : je ne veux pas de cadeaux ! Et ce sentiment voisine terriblement avec l’autre : je ne veux pas être “aimé”, et encore moins sans motif ! […] Et C. S. Lewis dit que l’amour, dont nous avons vraiment besoin, est justement celui qui est gratuit, et non pas le type d’amour que nous désirons. “Nous désirons être aimés pour notre intelligence, notre beauté, notre générosité, notre habileté” 22.
Egalement ici nous percevons l’ambiguïté dont nous parlions, en nous plaçant uniquement du côté de l’expérience passive du fait d’être aimé ; dans cette expérience, la personne aimée pourrait se demander : est-ce que je veux me laisser “dépouiller” de tout ce qui me constitue comme “moi” unique et dénué de la possibilité de constituer la réédition d’un autre ? Même si, au fond, il n’est pas ainsi, ou mieux il ne devrait pas être ainsi. Si quelqu’un me dit : “Je t’aime ; ta manière d’être ne m’intéresse pas” : est-ce une expression d’inconditionnalité, ou de désintéressement et d’indifférence ? Qu’il suffise de penser que dire à un confrère de notre communauté : “tu es l’objet privilégié de mon agapè” constitue l’une des formes les plus subtiles et incisives pour l’offenser. Il est très difficile de se laisser aimer inconditionnellement par les autres, voire par Dieu lui-même….
En plus de ce malentendu, il y a peut-être un autre motif qui explique, de quelque façon, ce refus d’être aimé inconditionnellement : l’apparente inutilité de la réponse de celui qui est aimé. Que nous répondions, ou non, à son amour peut sembler ne susciter aucun intérêt chez la personne qui aime ; et cela la met dans une situation indéniable d’infériorité. Nietzsche a grandement raison, quand il affirme : “A celui qui s’habitue seulement à donner, se forment des cals dans ses mains et dans son cœur”. Nous devons l’affirmer clairement : à l’essence de l’amour correspondent le fait de donner… et celui de recevoir, également chez Dieu. Cette dernière affirmation sera développée ultérieurement.
3. “LA GRÂCE ET LA VÉRITÉ SONT VENUES PAR JÉSUS CHRIST” (Jn 1,17)
Si l’on se souvient de la différence entre l’expression et la manifestation, il devient plus clair d’indiquer comment tout ce qui a été dit plus haut devient, dans la vie de tout être humain, l’expression de la gratuité de l’Amour de Dieu. Malgré cela, pour que celle-ci soit perçue comme telle, sa manifestation en Jésus Christ, est nécessaire.
Si nous supposons réalisée cette distinction, nous pouvons indiquer trois caractéristiques fondamentales de l’Amour divin dans la perspective de la gratuité :
- l’universalité : Dieu notre Sauveur “veut que tous les hommes soient sauvés” (1 Tm 2,4). De là naît le caractère missionnaire de l’Eglise au sens strict, et celui, souligné avec des modalités propres, de la mission salésienne en elle. Personnellement, je crois que l’un des éléments qui peuvent le mieux aider à comprendre la “nécessité” de l’appartenance à l’Eglise par rapport au salut est son caractère de communauté : nous devons prendre au sérieux le fait que, hors de l’Eglise actuelle, il n’y a pas actuellement d’expérience totale de salut, justement parce que manque la manifestation concrète, perceptible, historique de l’Amour de Dieu en Jésus Christ, vécue dans l’Eglise comme Famille de Dieu.
- l’initiative de Dieu : “ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est Lui qui nous a aimés” (1 Jn 4,10). La Grâce, en tant qu’expression gratuite de l’Amour divin, est toujours pré-venante : elle précède toujours la réponse humaine, qui, d’une certaine manière, est aussi un don de Dieu, mais n’exclut pas dans l’absolu la liberté humaine. En ce sens, disons-le encore une fois, le Système préventif de Don Bosco enfonce ses racines dans la moelle de notre foi : « Don Bosco a vécu […] une expérience spirituelle et éducative qu’il appela “Système préventif”. C’était, pour lui, un amour qui se donne gratuitement, prenant sa source dans la charité de Dieu qui précède toute créature par sa Providence” (Const. 20) [c’est moi qui souligne]. Dans la sémantique de ce mot pré-venir, il me semble que nous pouvons trouver deux sens : un, le fait de pré-céder ; et un autre, l’effort pour éviter quelque chose de négatif. Dans le premier sens, nous parlons de l’amour qui devance toujours ; dans le second, de la préoccupation pour empêcher l’expérience d’être éloigné de Dieu, le péché (c’est pourquoi nous pouvons utiliser l’un et l’autre termes : pré-venant, préventif).
- enfin, l’inconditionnalité. L’Amour de Dieu, en tant que Grâce, ne présuppose rien pour pouvoir aimer, mais il montre même une prédilection – déconcertante, selon les critères humains – pour celui qui n’est pas “aimable”, pour qui “n’a aucun droit” à prétendre être aimé. “Les pécheurs, en effet, sont beaux parce qu’ils sont aimés [par Dieu], ils ne sont pas aimés parce qu’ils sont beaux” 23.
Je ne résiste pas à la tentation de citer un très beau texte de Dostoïevski, prononcé par un personnage en rien exemplaire, l’ivrogne Marmeladov :
“Et tous il jugera et absoudra, et les bons et les mauvais, et les sages et les doux… Et quand il aura fini avec tous les autres, alors il nous apostrophera, nous aussi : « Sortez, dira-t-il, vous aussi ! Sortez, ivrognes, sortez, faibles, sortez, hommes sans honneur ! » Et nous sortirons tous, sans honte, et nous nous tiendrons droits devant Lui. Et il dira : « Vous êtes des porcs ! Avec l’image de la bête et son empreinte ; mais venez vous aussi ! ». Et l’apostropheront les sages, l’apostropheront ceux qui ont du bon sens : « Seigneur ! Pourquoi donc accueilles-tu aussi ceux-là ? ». Et il dira : Je les accueille, sages, je les accueille, vous qui avez du bon sens, parce que pas un parmi eux ne s’est estimé digne de cela… ». Et il tendra vers nous Ses bras, et nous tomberons à genoux… et nous éclaterons en sanglots… et nous comprendrons tout !” 24.
4. L’AMOUR DE DIEU, AGAPÈ ET EROS
L’expérience que l’homme fait de l’amour, également de l’Amour de Dieu, est une expérience humaine. En tant que telle, elle ne peut être libérée de l’ambiguïté inhérente à toute captation de l’amour. Par malheur, il arrive de nombreuses fois ceci : l’universalité de l’Amour de Dieu peut être considérée comme un manque de spécificité, son action de précéder peut être accomplie de manière si lointaine qu’elle passe inaperçue, et son inconditionnalité peut être confondue avec l’indifférence. L’évangélisation et la catéchèse, justement en tant qu’annonce de la manifestation de l’Amour divin, doivent faire leur possible pour dissiper ces malentendus, pour qu’il puisse être perçu, dans toute sa beauté et toute son efficacité, dans la vie de chacun de nous et des jeunes que le Seigneur nous confie.
De tous ces malentendus, je voudrais en approfondir un, qui me semble un domaine pratiquement inexploré. D’après ce que je connais, le seul qui a osé y pénétrer a été Joseph Ratzinger, et il est consolant qu’il l’ait fait en étant le pasteur suprême de l’Eglise Universelle. Malheureusement, même les grands auteurs de traités ont donné pour supposé que l’Amour de Dieu est différent de l’amour humain, entre autres points, en raison de sa totale et absolue gratuité, de telle sorte qu’Il n’attend rien en retour. J. Pieper affirme, sans penser qu’il y a nécessité de le démontrer, que « l’on devrait être Dieu pour être capable d’aimer purement et simplement, sans être contraint de recourir au fait d’être aimé » 25.
De son côté, S. C. Lewis écrit : « Dieu est Amour […] Cet Amour originaire est un “amour-don” : en Dieu il n’y a pas de faim qui doive être assouvie, mais seulement plénitude qui désire donner […] Les “affections - besoin”, pour autant que j’ai pu expérimenter, ne ressemblent pas à Celui qui est l’amour même » 26.
Presque à la lettre ils sont contredits par le Pape Benoît XVI, au moyen de termes théologiquement insolites : « Le Tout-puissant attend le “oui” de ses créatures comme un jeune marié celui de sa promise […] Sur la Croix c’est Dieu lui-même qui mendie l’amour de sa créature : Il a soif de l’amour de chacun de nous » (Message pour le Carême 2007).
En continuant cet effort pour “apprendre” ce qu’est l’Amour, dans la contemplation de sa manifestation pleine et définitive en Jésus Christ, nous nous demandons : Quel est le “cas le meilleur” (Eberhard Jüngel 27 l’appelle “figure pleine”) dans l’expérience de l’amour, au sujet de la gratuité ?
Si nous voulons répondre schématiquement, nous pouvons établir les différentes possibilités :
- Celui qui aime sans attendre/espérer la moindre réponse de la part de la personne aimée : il est clair qu’il ne s’agit pas du “cas le meilleur” de l’amour (même si Jüngel ouvre une petite porte : “Naturellement, il n’est pas à exclure que l’essence de l’amour apparaisse encore plus nettement du point de vue herméneutique quand le « tu » aimé n’aime pas le « je » aimant” 28).
- Celui qui aime pour être payé de retour : ici également il est évident que l’on ne donne pas le “cas le meilleur”, et peut-être qu’il ne s’agit même pas d’un véritable amour, mais d’un égoïsme masqué.
- Celui qui aime d’une manière désintéressée, mais en attendant une réponse de la personne aimée, pour le bien de cette personne elle-même : je veux que la personne aimée réponde en retour à mon amour, non pour mon bien, mais pour le sien ; pour qu’elle sorte d’elle-même et se réalise en tant que personne, grâce à l’amour. C’est une position très “noble”, mais nous devons reconnaître, si nous sommes sincères, qu’elle n’est pas humainement satisfaisante.
- Celui qui aime d’une manière désintéressée, mais en attendant une réponse de la personne aimée, pour le bien de cette personne elle-même, en tant qu’elle paie de retour celui qui l’aime : c’est apparemment un cas égal au cas précédent, mais il y a une différence essentielle : la conviction que la personne aimée ne pourra trouver le bonheur que dans l’“amant”. Ce cas serait inacceptable dans les relations humaines (“qui crois-tu être, toi ?”) mais, curieusement, il semblerait le cas typique de la relation avec Dieu : en ce cas, il s’agirait du salut, bien compris : seul Dieu peut être le bonheur de celui qui le paie de retour de son Amour.
- malheureusement, nous ne sommes pas encore dans le “cas le meilleur”. Il est nécessaire d’ajouter, à la lumière de tout que nous avons réfléchi, que cette réponse de l’homme à l’Amour de Dieu constitue le plein bonheur de la personne aimée… et aussi de l’Amant, de Dieu lui-même. Prendre cela au sérieux, me semble-t-il, nous conduit à entrevoir, dans la pénombre du Mystère du Dieu-Amour révélé dans le Christ, des perspectives insoupçonnables….
Le même Dostoïevski a un texte extraordinaire, à propos d’une jeune mère, qui fait sur elle le signe de la croix au moment du premier sourire de son bébé ; la femme toute simple l’explique ainsi : “La joie qu’éprouve la mère quand elle observe le premier sourire de sa créature, c’est exactement la même joie que Dieu éprouve chaque fois qu’il voit depuis le ciel un pécheur s’agenouiller devant Lui pour prier de tout cœur” 29.
5. “FAITES CECI EN MÉMOIRE DE MOI” : LE DON DE L’EUCHARISTIE
Tout cela nous permet de comprendre beaucoup mieux l’affirmation du Recteur majeur dans sa Lettre sur l’Eucharistie :
L’Eucharistie est un mystère parce qu’en elle nous est révélé un si grand amour (cf. Jn 15,13), un amour si divin que, dépassant nos capacités, il nous écrase et nous laisse abasourdis. Même si nous n’en sommes pas toujours conscients, d’ordinaire nous trouvons de la difficulté à recevoir le don de l’Eucharistie, l’amour de Dieu rendu manifeste lorsque nous est livré le corps du Christ (cf. Jn 3,16), geste qui va au-delà de notre capacité à accueillir et menace notre liberté ; Dieu est plus grand que notre cœur et parvient là où ne peuvent arriver nos meilleurs désirs. […] Un amour aussi extrême nous épouvante, révèle la pauvreté radicale de notre être : le besoin profond d’aimer ne nous laisse pas de temps, ni d’énergies, pour nous laisser aimer. Et, ainsi, nous préférons être affairés, nous réfugier dans de nombreuses occupations pour les autres en leur donnant beaucoup de notre personne, et nous nous privons de l’émerveillement de nous savoir tellement aimés de Dieu (ACG, 398, p. 14) [c’est moi qui souligne].
Le Recteur majeur reprend ici, c’est évident, certains contenus et certaines expressions de l’Exhortation Apostolique Sacramentum Caritatis, que tous, sans aucun doute, nous connaissons et avons méditée.
Parmi beaucoup d’autres réflexions possibles, je voudrais avant tout en centrer une sur la racine même du mot Eucharistie : nous trouvons ici de nouveau la ς, qui souligne au maximum son sens de gratuité, en tant que nous ne trouvons pas ici “un” don de Dieu, mais Dieu lui-même fait Don pour nous. Ce que le Pape affirme, au début de sa première encyclique, Deus caritas est : “A l’origine du fait d’être chrétien, il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et par là son orientation décisive” (DCE, n.1), se concrétise dans l’Eucharistie (cf. Sacramentum Caritatis, n. 86, et passim) : “dans le Sacrement de l’Eucharistie, Jésus continue de nous aimer « jusqu’au bout », jusqu’au don de son corps et de son sang. Quel émerveillement dut saisir le cœur des disciples face aux gestes et aux paroles du Seigneur au cours de la Cène ! Quelle merveille doit susciter aussi dans notre cœur le Mystère eucharistique !” (SC, n. 1).
En second lieu, il convient de rappeler que le dernier Repas, en tant que tel, est à voir comme précédé de beaucoup d’autres (autrement, il ne serait pas “le dernier”). Le Recteur majeur nous rappelle ce sens de “banquet” qu’est l’Eucharistie, en prenant comme point de départ le fait de “manger ensemble” de la part de Jésus, en particulier avec les pécheurs. Il suffit de rappeler, parmi d’autres textes évangéliques, Mt 9,9-13 ; Lc 5,29-30 ; 15,1ss. (ACG 398, p. 33-35).
Se lève une demande intéressante : quel Sacrement de l’Eglise trouve ici son “fondement christologique” : l’Eucharistie ou la Réconciliation ? Je pense que la réponse devrait être : toutes les deux, d’une manière inséparable. On ne peut oublier que le pardon constitue un élément central dans la vie et dans la mission de Jésus, comme expression privilégiée de l’Amour miséricordieux de Dieu. Et même, c’est seulement dans l’Amour qu’il peut avoir sa racine authentique. Cela, nous pouvons le voir aussi au moyen de l’analyse étymologique du mot ; au moins dans les langues occidentales, sa racine est très simple : donner, faire un don, avec un préfixe qui renforce, qui apporte de l’intensité : per (également dans le domaine linguistique anglo-saxon : for-give, ver-geben). En d’autres termes, il n’y a pas de don plus grand et plus gratuit que le par-don ; et, en rappelant la phrase de saint Thomas, il n’y pas de pardon authentique en dehors de celui qui naît de l’amour.
Parmi beaucoup d’autres concrétisations, tout cela peut en avoir une qui concerne notre vie communautaire. “Unifiée par l’Eucharistie”, “la communauté y célèbre le mystère pascal […] pour se construire en Lui comme communion fraternelle et pour renouveler son engagement apostolique” (Const. 88) [c’est moi qui souligne]. Prendre au sérieux l’Eucharistie devrait nous conduire à croître dans la fraternité communautaire (en incluant la réalité quotidienne du pardon) et, en acceptant le commandement de Jésus « Faites ceci en mémoire de Moi », être, nous aussi, corps qui se donne, sang qui se répand pour le salut de nos jeunes.
Enfin, je voudrais vous inviter à contempler Notre-Dame. Il n’est pas nécessaire de “nous inventer” des présences apocryphes lors de la Cène, du Dernier Repas (et même pas, non plus, d’apparitions pascales) : Jean-Paul II y fait allusion, en indiquant que, “dans le récit de l’institution, au soir du Jeudi saint, on ne parle pas de Marie” (EdE, n. 53). Ce n’est pas nécessaire. “Au-delà de sa participation au Banquet eucharistique, […] par sa vie tout entière, Marie est une femme « eucharistique »” (ibidem). “Nous devons apprendre d’elle à devenir nous-mêmes des personnes eucharistiques et ecclésiales” (SC, n. 96).
Après l’explicitation de cette affirmation dans les différents textes du Nouveau Testament, le Serviteur de Dieu conclut : “Si le Magnificat exprime la spiritualité de Marie, rien ne nous aide à vivre le mystère eucharistique autant que cette spiritualité. L’Eucharistie nous est donnée pour que notre vie, comme celle de Marie, soit tout entière un Magnificat !” (EdE, n. 58).
LA MISSION SALÉSIENNE :
“LES JEUNES LES PLUS PAUVRES ET ABANDONNÉS”
“Je devrais honorer Jean Bosco, qui s’est occupé des jeunes les plus pauvres, et a fondé des écoles pour eux ” : on dit que c’est une phrase écrite par Mao Tsé-Toung lui-même dans son fameux Petit Livre rouge. Vrai ou pas, il est hors de doute que Saint Jean Bosco est connu et aimé, au-delà des frontières de la Congrégation et de la Famille Salésienne, voire de l’Eglise elle-même, pour sa prédilection pour les enfants et les jeunes, surtout les plus pauvres et abandonnés.
Pendant la réflexion sur ce thème, central pour le Charisme Salésien en tant qu’il concerne les destinataires prioritaires de notre Mission, et notre attitude envers eux, nous trouverons en lui un centre de convergence des thèmes traités précédemment ; c’est pourquoi nous l’avons placé vers la fin de notre retraite Spirituelle.
1. “SA PRÉDILECTION POUR LES PETITS ET LES PAUVRES”
La Mission salésienne a ses racines dans la vie, les paroles et l’exemple de Jésus Christ. Comme l’indique le Concile Vatican II, chaque charisme contemple le Fils de Dieu fait Homme dans une diversité de perspectives (cf. LG 46). Ou, comme disent nos Constitutions, “nous sommes particulièrement sensibles à certains traits de la figure du Seigneur” (Const. 11). Il n’est pas nécessaire de démontrer que sa “prédilection pour les petits et les pauvres” constitue l’un des traits les plus indubitables, sûrs et humains, pour ainsi dire, du Seigneur Jésus. Les textes évangéliques qui nous le montrent seraient très nombreux. Je crois, cependant, que sont nécessaires quelques mises au point à ce sujet.
En premier lieu, le mot qu’utilisent nos Constitutions est important. Parler de prédilection est, avant tout, parler d’amour ; d’un amour préférentiel, “majeur” : mais pas exclusif, et moins encore excluant. Je considère que c’est un mot beaucoup plus adéquat que le terme “option”, qui, de par lui-même, ne connote pas l’amour et, de plus, peut insinuer une certaine discrimination. En Jésus nous ne trouvons jamais le refus à l’égard de quelqu’un ; mais, à l’intérieur d’un amour universel, il y a des attitudes de prédilection.
En conséquence, nous pouvons nous demander : quelles personnes sont l’objet de la prédilection de Jésus ? Nos Constitutions, fidèles à l’Evangile, parlent “des petits et des pauvres”. Est-là une identification, deux types de destinataires mis ensemble, ou un hendiadys, qui unifie sans éliminer d’éventuelles différences ?
Nous pouvons répondre en évoquant les Béatitudes : la première d’entre elles se rapporte aux “pauvres” (Lc 6,20), ou aux “pauvres en esprit” (Mt 5,3). Dans l’ensemble des deux textes, leur est promis “le Royaume de Dieu/des cieux ”.
Ce peut être ici l’endroit pour préciser le concept de “pauvreté” dont parle Jésus. Sans ignorer ou chercher à diminuer la complexité de la demande, comme aussi l’ambiguïté que le mot lui-même représente : le même mot sert pour désigner une situation négative, conséquence du péché et de l’égoïsme humain, mais aussi un idéal humain et chrétien, et même “sanctionné” dans la vie consacrée par un vœu.
Cette précision peut être exprimée d’une manière très simple et concrète, si l’on contemple toujours le Seigneur Jésus, et sa situation concrète (Sitz im Leben). Même au risque de sembler tautologique, nous pouvons dire : est pauvre celui/celle pour qui l’Evangile est une Bonne Nouvelle. Cette description n’identifie pas automatiquement la pauvreté avec une situation sociale et économique, mais elle établit avec celle-ci un rapport très étroit ; et, symétriquement, elle ne condamne pas d’une manière automatique l’avoir, tout en indiquant le danger réel qu’il implique en lui-même. D’autre part, cette description nous rappelle que ce ne fut pas pour tous que la personne de Jésus et son message furent “bonne nouvelle” ; et que les obstacles pour son acceptation sont de différentes sortes : sans aucun doute, même socioéconomiques (cf. le jeune homme riche, Mc 10,17-22 et par.), mais ceux-ci ne sont pas les seuls motifs, et peut-être même pas ceux qui, finalement, déterminent ce refus.
Avec les mots du cantique de Notre-Dame, le Magnificat, nous pouvons dire que l’attitude humaine d’autosuffisance est le contraire de cette “pauvreté”, qu’elle conduit à refuser la Bonne Nouvelle de l’Evangile et, au fond, Jésus lui-même, et se manifeste en trois directions : l’orgueil – le pouvoir – l’argent. “Il disperse les superbes – il renverse les puissants de leur trône – renvoie les riches les mains vides” (Lc 1,51-53).
Rappelons-nous le texte de Pr 30,8b-9 :
Ne me donne ni pauvreté, ni richesse,
laisse-moi goûter ma part de pain
de crainte qu’étant comblé je ne me détourne
et ne dise : “Qui est le Seigneur ?”
ou encore, qu’étant indigent je ne dérobe
et ne profane le nom de mon Dieu.
Celui qui a tout est tenté de dire (peut-être pas avec les paroles, mais avec son comportement) : “Qui est Dieu ? Pourquoi ai-je besoin de Lui, si je me suffis ?”. Mais, d’autre part, nous ne pouvons pas dans l’absolu ignorer la difficulté qu’il y a à croire dans l’Amour de Dieu de la part de celui qui n’a même pas l’indispensable, pour lui et pour les siens, en ce qui concerne une vie digne des êtres humains, fils/filles de Dieu.
En changeant un peu la perspective, mais toujours dans notre sensibilité charismatique, nous pouvons expliquer cet aspect central dans la mission de Jésus. Nous connaissons très bien l’appréciation que le Seigneur fait des petits, jusqu’à nous inviter à leur ressembler/à devenir comme eux : autrement nous n’entrerons pas dans le Royaume de Dieu.
Malheureusement, il ne devient pas toujours facile de préciser quel trait de l’enfance le Seigneur veut souligner : il y aurait beaucoup d’éléments typiques de cet âge, auxquels Jésus ne veut certainement pas faire allusion. En réalité, Lui-même nous donne la réponse, même si nous devons dire que bien des fois elle passe inaperçue. Dans le texte de Marc, le plus ancien, il nous est dit clairement : “Celui qui n’accueille/reçoit pas le Royaume de Dieu en petit enfant, n’y entrera pas” (Mc 10,15). Le mot-clé est le verbe “accueillir-recevoir” (dans l’original grec : ). Et cela nous conduit à la demande : Comment les petits enfants reçoivent-ils ce qui leur est donné ? La réponse est très simple, est indiscutable : avec joie et sentiment de reconnaissance, précisément parce qu’ils ne “méritent” pas ce qu’ils reçoivent.
Par malchance, comme nous l’avons vu dans une autre réflexion, au fur et à mesure que nous avançons dans la vie, nous perdons trop fréquemment ce sens de la gratuité, et avec elle aussi la joie et le sentiment de la gratitude : “La simplicité, ce que le Nouveau Testament appelle simplicitas, n’est pas autre chose que la « confiance dans l’amour »” 30.
Dans ce sens, il convient de prendre au sérieux le caractère religieux de la mission de Jésus ; et cela doit nous conduire, en conséquence, à préciser le profil de sa prédilection radicale, et aussi, indubitablement, plus “à même de scandaliser” : sans oublier ni minimiser sa compassion sans limites pour les plus pauvres, les plus malades, les plus marginaux, avec lesquels il établit une totale solidarité, nous parlons de sa prédilection pour les pécheurs, pour ceux qui sont plus éloignés de Dieu, justement parce qu’ils sont ceux qui ont le plus besoin de son Amour et de son Pardon ; et, en outre, ceux-là sont le plus disposés à recevoir, avec la joie et le sentiment de reconnaissance typiques du petit enfant, ce qui leur est offert comme don : la miséricorde de Dieu, et le salut (nous nous rappelons le cas exemplaire de Zachée, Lc 19,1-10).
Sans aucun doute, dans une société théocratique comme celle d’Israël, cela comportait aussi le mépris “social”, mais on retrancherait la moelle de cette mission de Jésus en déplaçant la catégorie du “pécheur” dans la catégorie sociale du “marginal”. Ce n’est pas à cause de la marginalisation sociale que Jésus montre sa prédilection pour les pécheurs, mais parce qu’ils sont en danger de se perdre. Ne pas prendre cela au sérieux fait du Christianisme un mouvement social qui, surtout à notre époque, se transforme en une ONG, souvent insignifiante et obsolète. Et nous pouvons dire quelque chose de semblable de notre travail salésien, dans la mesure où il ne vise pas à réaliser et à manifester cette merveilleuse synthèse entre la recherche du salut et la promotion intégrale.
Tout cela, sans doute, est accepté comme principe ; mais ne devient pas toujours un critère d’action et une stratégie, même sociale : au fond, ce devrait être la modalité avec laquelle l’Eglise offre un service irremplaçable, de par son identité la plus profonde, pour la transformation de la société : surtout devant l’injustice et l’idolâtrie du pouvoir et de l’argent, qui semblent croître sans mesure.
Tout cela reflète une profonde conviction du chrétien, enseignée par le Maître : le mal contre lequel nous voulons lutter ne provient pas, au fond, des structures sociales, politiques ou économiques, mais du cœur de l’homme (cf. Mc 7,20) : c’est notre conviction que “seul l’amour est capable de transformer de façon radicale les rapports que les êtres humains entretiennent entre eux” (Compendium de la doctrine sociale de l’Église, n. 4).
2. “AVEC DON BOSCO NOUS RÉAFFIRMONS LA PRÉFÉRENCE POUR LA JEUNESSE PAUVRE”
Ce que nous avons dit ci-dessus n’élimine en aucune façon notre préférence charismatique, mais l’éclaire, et nous aide à insister, encore une fois, dans la synthèse typiquement salésienne de notre Mission : d’une part, en partageant la Mission universelle de l’Eglise (cf. Const. 3), qui est fondamentalement religieuse, et, d’autre part, en affrontant, avec l’apport de réponses concrètes, la problématique sociale et économique de notre Monde. Nous devons le réaffirmer clairement : nos destinataires sont “les jeunes, spécialement les plus pauvres” (Const. 26) [c’est moi qui souligne par des caractères gras], “avant tout des jeunes qui, en raison de leur pauvreté économique, sociale et culturelle parfois extrême, n’ont pas la possibilité de réussir” (Règl. 1).
Cette fusion définit notre identité salésienne dans la réalisation de la Mission : notre Charisme affirme clairement le type de pauvreté auquel nous nous référons ; mais, en même temps, il souligne aussi la raison pour laquelle nous nous dévouons pour les jeunes qui vivent dans cette situation. A ce second aspect répond (en plus de la phrase des Règlements qui vient d’être citée) le même article des Constitutions : « les jeunes vivent à l’âge des choix de vie fondamentaux qui préparent l’avenir de la société et de l’Eglise. Avec don Bosco nous réaffirmons notre préférence pour la “jeunesse pauvre, abandonnée, en péril”, qui a le plus besoin d’être aimée et évangélisée, et nous travaillons spécialement dans les lieux de plus grande pauvreté. (Const. 26 ; c’est moi qui souligne en italique ou par des caractères gras).
Le Recteur majeur, en commentant ce trait essentiel de notre Charisme, nous écrit :
Il faut noter que, chez Don Bosco, cette prédilection ne dérivait pas de la magnanimité de son cœur paternel, « grand comme le sable au bord de la mer », ni de la situation désastreuse de la jeunesse de son temps - comme aussi du nôtre -, ni moins encore d’une stratégie socio-politique. À son origine il y a une mission de Dieu : « Le Seigneur a indiqué à Don Bosco les jeunes, spécialement les plus pauvres, comme premiers et principaux destinataires de sa mission » (Const. 26). Et il est bon de rappeler que cela arriva « avec l’intervention maternelle de Marie » (Const. 1) ; en effet, elle « a indiqué à Don Bosco son champ d’action parmi les jeunes ; elle l’a constamment guidé et soutenu » (Const. 8). En ce sens, elle est « normative » et pas simplement anecdotique, l’attitude que Don Bosco assuma en un moment décisif de son existence sacerdotale, vis-à-vis de la marquise de Barolo et de son offre, certainement apostolique et sainte, de collaborer dans ses œuvres, en laissant de côté les enfants va-nu-pieds et seuls : « Vous avez de l’argent et vous trouverez aisément des prêtres, tant que vous en voudrez, pour s’occuper de vos institutions. Pour les enfants pauvres, ce n’est pas pareil […] » (ACG 384, p. 20).
Ici Don Bosco ajoute une motivation, qui n’est pas seulement affective ou pédagogique, mais théologique : “Mes pauvres enfants n’ont que moi…”. C’est l’expression on ne peut plus simple de la conscience de constituer une médiation, une épiphanie [apparition] de l’Amour de Dieu pour eux ; sans lui, tous ces “derniers” seront dépourvus de la manifestation de l’Amour de Dieu et, en conséquence, de l’expérience de Dieu comme Père. Dit avec une expression évangélique, ils se trouveraient, sans lui, comme des brebis sans berger. “En débarquant, Jésus vit une grande foule. Il fut pris de pitié pour eux, parce qu’ils étaient comme des brebis qui n’ont pas de berger” (Mc 6,34 ; Mt 9,36 ajoute : “harassées et prostrées”).
3. “PAUVRES, ABANDONNÉS ET EN PÉRIL”
Dans la même Lettre, le P. Pascual Chávez ajoute : “Il serait très intéressant d’approfondir les caractéristiques typiques des destinataires préférentiels de notre mission : « jeunes pauvres, abandonnés et en danger ». Même si l’on parle aujourd’hui de « nouvelles pauvretés » des jeunes, la pauvreté fait allusion directement à leur situation socio-économique ; l’abandon rappelle la « qualification théologique » de privation de soutien faute d’une médiation adéquate de l’Amour de Dieu ; le danger renvoie à une phase déterminante de la vie, l’adolescence-jeunesse, qui est le temps de la décision, après laquelle peuvent très difficilement changer les habitudes et les dispositions adoptées. Cet approfondissement sert de point de départ pour préciser en chaque province (cf. Règl. 1) et communauté quels sont les destinataires prioritaires dans l’hic et nunc concret, compte tenu, certes, des critères que nous venons de signaler” (ACG 384, pp. 20-21).
Comme également ailleurs, nous trouvons ici l’extraordinaire clairvoyance et la capacité de synthèse de Don Bosco, entre une problématique socioéconomique vraiment lancinante, une vision pédagogique exceptionnelle, et une foi inébranlable dans l’Amour de Dieu envers tous, en particulier pour ceux qui sont le plus dans le besoin. Arrêtons-nous à contempler cette “merveille de la Grâce” qu’est notre Père (auquel nous réserverons une très prochaine réflexion). Recherchons à présent à visualiser ces trois expressions considérées comme les dimensions d’une réalité globale, qui caractérise nos destinataires prioritaires, perspective à même de nous permettre de concrétiser, dans notre travail éducatif et pastoral effectué avec eux, la Mission que Dieu nous confie.
Il est nécessaire, d’autre part, de rappeler que la Mission ne dépend pas des destinataires : comme s’il était facultatif ou aléatoire, ou que cela dépendait des circonstances, d’être ou de ne pas être signes et porteurs de l’Amour de Dieu ! La Mission n’est pas “négociable”. Nous en sommes tous convaincus : la mission salésienne ne sera jamais impossible, ou insignifiante ; voici ce qui doit nous préoccuper : serons-nous toujours fidèles à cette mission et, par son canal, à Dieu et aux jeunes ?…
Ce qui se produit souvent, ce n’est pas tellement d’oublier que la situation de nos destinataires ne précède pas la Mission, mais d’oublier que cette situation doit précéder les activités et les œuvres. En cherchant à schématiser cela, nous pouvons dire que parfois notre discernement et nos décisions ne sont pas du tout adéquates, parce que nous procédons de la manière suivante :
1 Mission – activités et œuvres - destinataires |
▲back to top |