CHAPITRE PREMIER |
FRANCIS DESRAMAUT
VIE DE DON MICHEL RUA
Premier successeur de don Bosco
(1837-1910)
LAS - ROMA
Le centenaire de sa mort en 2010 nous incite à faire le point sur la vie du successeur immédiat de don Bosco à qui la famille salésienne doit tant. Que serait-elle devenue s'il n'y avait pas eu don Rua?
Certes, cette vie fut bien racontée à diverses reprises. Au lendemain de sa disparition, son compagnon de toujours Giovanni Battista Francesia (1838-1930) publiait déjà sur don Rua un livre de deux cent vingt pages, D. Michele Rua, primo successore di Don Bosco (Turin, Ufficio delle Letture cattoliche, 1911), dont le seul tort était peut-être un enthousiasme trop voyant pour son héros. Puis le procès de béatification et de canonisation de don Rua s'engagea. Les témoignages sur sa vie vertueuse affluèrent. Au début des années 1930 le rédacteur principal du Bollettino salesiano, Angelo Amadei (1868-1945), qui avait aisément accès aux archives centrales de la congrégation salésienne alors réunies à Turin, entreprit de rassembler sur don Rua le maximum de documentation dans un ouvrage en trois gros tomes, totalisant exactement 2388 pages, qu'il intitula Il Servo di Dio Michele Rua (Turin, SEI, 1931-1934). Notre biographe s'était soigneusement informé. Par exemple, il avait souvent recouru aux chroniques locales des Filles de Marie Auxiliatrice. Malheureusement, dans sa volonté d'être complet, don Amadei entassait les faits et les témoignages distribués selon la seule chronologie de son héros, d'année en année, sans jamais se soucier de construire un véritable récit. Seule entorse à cette construction il intercalait entre les années 1898 et 1899 un intéressant portrait moral très détaillé de don Rua. Mais tout se mélangeait dans ses chapitres. Il en résulta un énorme zibaldone (un bazar, un fourre-tout), selon le mot qu'employait devant moi don Ceria à propos du volume X des Memorie biografiche, réalisé par don Amadei selon les mêmes critères. En outre, don Amadei n'explicitait guère l'origine précise de ses informations. Il ignorait le système des références. Son oeuvre extrêmement méritoire ne peut donc être exploitée qu'avec précaution. Ajoutons, pour être complets, que ses confrères obtinrent de lui une réduction de son gros ouvrage, qui parut sous le titre Un altro Don Bosco, Don Rua (Torino SEI, 1934, 703 p.).
L'un de ses collègues de l'époque à Turin, Augustin Auffray (1881-1955), rédacteur du Bulletin salésien français, avait garde de tomber dans ses travers en matière littéraire. Il rédigeait à ses côtés une vraie biographie de don Rua sous le double titre Un saint formé par un autre saint. Le premier successeur de Don Bosco, Don Rua (1837-1910) (Paris-Lyon, E. Vitte, 1932, 412 p.), ouvrage bientôt traduit en italien. Le P. Auffray construisait intelligemment son histoire en quarante-neuf petits chapitres soigneusement organisés. Notre biographe avait du style. Il est vrai que le lecteur d'esprit critique regimbe parfois devant ses images et ses envolées. En outre, les références aux sources lui manquent. Quoi qu'il en soit, les salésiens gagnèrent avec le livre du Père Auffray la première honnête biographie de don Rua. Agréable à lire, elle était suffisamment solide.
Un autre lettré, italien celui-là, le Père Eugenio Ceria (1870-1957), méditait peut-être alors de succéder au Père Auffray tout en rédigeant non loin de lui dans la maison générale de Turin les derniers tomes des Memorie biografiche de don Bosco. Ce bon historien de don Bosco publia après la deuxième guerre mondiale une Vita del Servo di Dio Don Michele Rua, primo successore di San Giovanni Bosco (Turin, SEI, 1949, 600 pages) solidement documentée, bien construite, bien écrite. Ses quarante-six chapitres sont infiniment mieux bâtis que ceux de son confrère Amadei. Il bénéficiait lui aussi d'une connaissance directe de don Rua qu'il avait fréquenté au long de son rectorat. Il est vrai que, assez méprisant à l'égard des pédants qui étalent leur savoir, don Ceria réduisait ses notes au minimum. Souvent informé de première main il s'en croyait alors légitimement dispensé. La vie de don Rua par don Ceria fut d'excellente qualité.
Suffirait-il de rééditer ou de traduire ce livre à l'approche du centenaire de la mort de don Rua? Peut-être pas. Une biographie n'est jamais définitive. La documentation subsistante est naturellement réinterprétée en fonction des questions soulevées par les chercheurs, des documents nouveaux sont exhumés. Il faudrait exploiter systématiquement le DVD Documenti di don Rua confectionné en 2007 par les soins du Comité des études historiques don Rua 2010. De nombreuses lettres de don Rua dorment encore dans les archives provinciales salésiennes des diverses parties du monde. Sa théologie n'est qu'imparfaitement connue. On ne dispose d'aucune étude sur don Rua prédicateur. Il suivait ses missionnaires en Amérique. Quelle forme prenait sa direction toujours attentive? Dans quelle mesure a-t-il encouragé l'italianité alors très prononcée de la société salésienne? Jusqu'à quel point la formation salésienne a-t-elle évolué sous le rectorat de don Rua? Les graves affaires des directeurs-confesseurs de leurs subordonnés et de la séparation juridique entre la congrégation salésienne et l'institut des Filles de Marie Auxiliatrice mériteraient probablement d'être examinées de plus près qu’on ne le fait ici. Etc.
Ce livre ne prétend donc pas renouveler complètement le sujet. Il reconnaît à diverses reprises sa dette envers ses devanciers, notamment envers don Ceria, non seulement pour sa biographie, mais pour les Annali de la Société salésienne dont il fut aussi l'auteur. Le rédacteur de cette histoire de don Rua avoue regretter de n'avoir pas disposé en plusieurs endroits des documents de première main qui lui auraient peut-être fait modifier son récit. C'est surtout une relecture assez libre de la documentation réunie dans le Fondo Don Rua aux archives centrales salésiennes de Rome, que, à la fin du vingtième siècle, l'on a eu la bonne idée de mettre à la disposition des chercheurs en la photographiant sur microfiches. Mais l'auteur n'a pu bénéficier des recherches en cours à la veille du centenaire de 2010. Il est probable qu'un successeur apparaîtra bientôt afin de pourvoir à ses déficiences.
Toulon, le 31 janvier 2009.
ABREVIATIONS
AmadeiA. Amadei, Il Servo di Dio Michele Rua, Torino, SEI, 1931-1934.
Annali E. Ceria, Annali della Società Salesiana, Torino, SEI, 1941-1951.
AuffrayA. Auffray, Le premier successeur de Don Bosco, Don Rua (1837-1910), Lyon-Paris, Vitte, 1932.
Ceria, VitaE. Ceria, Vita del Servo di Dio Don Michele Rua, Torino, SEI, 1949.
DocumentiG. B. Lemoyne, Documenti per scrivere la storia di D. Giovanni Bosco..., 45 registres, FDB 966 A8 à 1201 A9.
Don Bosco en son tempsF. Desramaut, Don Bosco en son temps (1815-1888), Torino, SEI, 1996.
EpsitolarioGiovanni Bosco, Epsitolario, a cura di Francesco Motto, Roma, LAS, depuis 1991.
Epsitolario CeriaEpsitolario di S. Giovanni Bosco, per cura di D. Eugenio Ceria, Torino, SEI, 1955-1959.
FdBArchivio Salesiano Centrale, Fondo Don Bosco. Microschedatura e descrizione, Roma, 1980.
FdRArchivio Salesiano Centrale, Fondo Don Rua. Microschede e descrizione, Roma, 1996.
FrancesiaD. Michele Rua, primo successore di Don Bosco. Memorie del Sac. G.B. Francesia, Torino, Ufficio delle Letture cattoliche, 1911.
L.C.Lettere circolari di Don Michele Rua ai Salesiani, Torino, S.A.I.D. Buona Stampa, 1910.
MBG. B. Lemoyne, A. Amadei, E. Ceria, Memorie biografiche di Don Giovanni Bosco, San Benigno Canavese et Torino, 1898-1948.
Positio 1935Sacra Rituum Congregatione. Taurinen. Beatificationis ac Canonizationis Servi Dei Sac. Michaelis Rua. Positio super introductione Causae, Roma, Guerra et Belli, 1935.
Positio 1947Sacra Rituum Congregatione. Taurinen. Beatificationis et Canonizationis Servi Dei Michaelis Rua. Positio super virtutibus, Romae, Guerra et Belli, 1947.
RSSRicerche Storiche Salesiane, Roma, LAS.
1 La ville de Turin dans les années 1830 |
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A la différence du campagnard Jean Bosco, qui ne découvrit la ville pour la première fois qu'à l'âge de quinze ans quand il pénétra dans la cité - très modeste d'ailleurs - de Chieri, Michel Rua naquit à Turin, capitale des Etats sardes, où il résidera sa vie durant. Ce fut toujours un citadin, le citadin d'une ville de la période préindustrielle, qui ne passera que lentement d'un Ancien Régime où elle se complaisait encore, à une ère plus libérale de monarchie constitutionnelle.
Dans les années 1830, Turin, qui atteignait 100.000 habitants, avait bonne réputation en Europe.1 Les étrangers louaient «la régularité des maisons, la largeur et la netteté des rues, la commodité de l'eau appelée la Dora, les promenades tellement agréables, l'excellente police, la gentillesse des habitants, le célèbre musée, les splendides cafés et beaucoup d'autres beautés... Il y a ici, de toutes parts, de commodes et de très beaux portiques.»2 Cette dignité s'expliquait par sa condition politique. La ville de Turin sous la Restauration qui suivit la parenthèse napoléonienne close en 1814 était, depuis l'union avec la Ligurie, la capitale du plus important des Etats italiens de l'époque, sinon par la superficie, au moins par l'organisation et par les forces économiques. L'activité des arsenaux pour approvisionner une armée recomposée, et celle des nouvelles industries, surtout textiles, y attiraient les gens des provinces. Des manufactures occupant parfois plusieurs centaines d'ouvriers apparaissaient à Borgo Dora, où les cheminées se mettaient à empuantir l'atmosphère.
On vivait encore à Turin sous le régime réactionnaire de la Restauration, avec un roi au pouvoir absolu, les ministres n'ayant de comptes à rendre qu'à lui. En 1821, après quelques journées de troubles, ce système un instant vacillant par l'annonce d'une constitution, avait été rétabli dans les Etats sardes par le roi Charles-Félix. Ses principes concernaient en particulier l'éducation de la jeunesse, comme suffit à en témoigner un «Règlement des écoles à l'exception de l'université» promulgué dès 1822. Il fallait, annonçaient les lettres patentes royales qui les introduisaient, remettre de l'ordre dans l'instruction publique du royaume, dont les ordonnances anciennes avaient été bouleversées successivement par la révolution et par l'introduction d'ordonnances nouvelles rendues caduques «à l'heureuse époque» de mai 1814. On pourvoirait ainsi à l'éducation morale et scientifique des jeunes dans les écoles communales, publiques et royales des Etats sardes. La réorganisation des disciplines anciennes, «grâce auxquelles les sujets des rois nos prédécesseurs acquirent un renom de gens cultivés, non moins que de sages», permettrait de former des jeunes gens égaux à leurs ancêtres, pour qui «le Vrai, les Sciences, le Trône et Dieu» constituaient un «tout indivisible». La religion, la monarchie et la science façonneraient ensemble les esprits et les coeurs des enfants des Etats sardes dans ces années restauratrices. Malheureusement à Turin la bonne éducation n'était possible que dans les familles suffisamment fortunées.
Car la grande ville ne présentait pas qu'un visage ordonné et policé. A l'intérieur de la cité, les pauvres abondaient, souvent sans logis. «Des statistiques que nos comités de bienfaisance ont établies, il résulte que Turin, avec 125.000 habitants compte 30.000 pauvres», pouvait-on écrire en 1845. Les mendiants pullulaient et incommodaient les passants. «Nous sommes environnés, nous sommes journellement assiégés par les mendiants, déplorait alors un notable bien pensant. Et tel est leur nombre que, à supposer que tous soient vraiment pauvres et non pas vicieux, il serait impossible d'avoir les moyens et le temps de s'arrêter à tous et de les secourir tous. Nous sommes donc contraints de poursuivre notre chemin et de ne tenir compte ni de leurs larmes ni de leurs émouvantes supplications, qui pourtant ne devraient jamais toucher en vain l'oreille d'un homme quel qu'il soit et moins encore l'oreille d'un chrétien.» Les mendiants encombraient les boulevards et les passages extérieurs. Et, à l'intérieur de la ville, on les trouvait sous les portiques, dans les entrées des églises et aux abords des cafés les plus luxueux. Là ils importunaient les passants avec audace et obstination, dénonçait un habitant.
Une partie des pauvres de Turin vivait dans les faubourgs en rapide extension de Borgo Dora, Borgo San Donato et Vanchiglia. Le secteur de plus mauvaise réputation était situé à l'extrémité de Vanchiglia dans la zone dite il Moschino (le moucheron). C'est là qu'habitaient les pêcheurs et les bateliers et la portion la plus misérable de la ville. Un contemporain s'exclamait: «Impossible d'exprimer le dégoût qui vous saisit quand, parce que vous êtes médecin ou statisticien, vous circulez dans ces ruelles immondes, loin des commerces, sans hygiène, parmi, dirais-je, ces cloaques humains témoins de l'injustice des hommes; elle dispense tant de biens aux uns et dénie aux autres le sol, l'air et le soleil.» Le Moschino était, pour le bourgeois turinois, un repaire de bandits de la pire espèce, nid d'une «coca» (bande organisée) redoutée, dangereux le jour et inaccessible la nuit, même à la police.
Ces conditions désastreuses généraient un désordre moral proportionné. A Turin, le nombre des naissances illégitimes et des infanticides était élevé. Une naissance illégitime sur quatre, a-t-on calculé, alors que, dans les années 1830-1840, on en dénombrait seulement une sur douze à Gênes, l'autre grande ville du royaume, une sur treize dans les autres villes des Etats sardes et une sur quarante-huit pour l'ensemble de ces Etats. Comme dans les romans français de l'époque, le pauvre s'évadait dans d'infâmes cabarets, décrits ainsi par un romancier contemporain: «L'inconnu ouvrit la porte vitrée (en contrebas de la chaussée) et se trouva dans une grande pièce plus longue que large, aux murs enfumés, au sol de planches clouées rendu raboteux par la fange importée et écrasée çà et là par les pieds des clients, au sein d'une atmosphère grasse, imprégnée d'âcres odeurs, où la fumée imitait parfaitement la brume qui emplissait la rue en cette soirée d'hiver...»
L'enfance pauvre était particulièrement touchée dans la grande ville qui s'industrialisait. En 1840, un voyageur se plaignait au Vicaire de la cité «d'être assailli à tous les coins de rue et à chaque traversée des portiques par une foule de «décrotteurs» (en français dans le texte italien), qui rivalisent pour guetter le passant et le suivent, une fois passé, sur une vingtaine de pas, toujours criant sur un ton et un mode des plus insolents.» La fabrique dépravait les petits. Cette même année 1840, un journaliste dénonçait le mal. «Qui aura mis le pied dans une manufacture, en particulier dans une fabrique de soieries, aura été douloureusement surpris de découvrir une quantité de petits garçons, le blasphème sans cesse à la bouche inconsciente, maigres, sales, déguenillés, qui se roulent dans la boue, se battent entre eux, et, par de petits larcins, de petites tromperies, s'engagent sur la voie du délit. Il aura été horrifié à la pensée du triste avenir qui attend ces blondes petites têtes, auxquelles un peu de soin suffirait à rendre tous les charmes, toutes les grâces et toutes les vertus (car cet âge tendre a lui aussi ses vertus) de l'enfance.» Le délit, ces enfants le commettaient d'ordinaire sur la rue. On déplorait alors à Turin leurs agissements: «L'une des nombreuses plaies qui rongent la société et qui, malgré la vigilance la plus exacte de la part des autorités et des agents de police, ne peut qu'être adoucie, est certes la classe des voleurs à la tire, qui, non seulement infestent les rues et les places, mais vont jusqu'à violer les palais royaux et les églises. Il ne se passe pas un jour sans plaintes de disparitions de tabatières, de montres, d'argent ou de mouchoirs...» Turin, la charmante, présentait un côté peu reluisant.
Heureusement, Turin avait aussi une tradition charitable bien ancrée. La ville disposait d'une longue suite d'oeuvres pies: hôpitaux, dispensaires, hospices, orphelinats, refuges ou asiles On ouvrit le 10 août 1840 un Abri du mendiant, destiné aux mendiants des deux sexes et de tous âges, de la ville et de la province. Chacun recevait journellement dix-huit onces de bon pain et deux soupes abondantes. Si leur santé le réclamait, les mendiants avaient droit au vin et à un menu amélioré. Ils portaient un uniforme et dormaient seuls. Des travaux pouvaient leur être confiés dont le produit leur reviendrait pour moitié. Au départ leur nombre s'élevait à quatre cent quatre-vingt-dix-huit, calculait-on. Une ancienne institution dite Auberge de la vertu et devenue Auberge de charité était alors une grande école d'apprentissage professionnel aux frais de la bienfaisance publique et privée. Les apprentis pouvaient espérer être ensuite acceptés dans l'atelier de celui dont ils avaient suivi l'enseignement. L'oeuvre Barolo comprenait alors essentiellement un Refuge pour prostituées repenties appelées Maddalene (Madeleines). Cette oeuvre hospitalière grandirait bientôt. La plus remarquable des oeuvres de charité turinoises était certainement la Petite Maison de la Divine Providence du chanoine Giuseppe Cottolengo. Don Cottolengo avait implanté dans le quartier du Valdocco un petit hôpital pour les miséreux, qui s'était vite développé et accueillait désormais une quantité de «familles» d'orphelins, d'invalides, de sourds-muets, d'épileptiques, de bons enfants (handicapés mentaux), de femmes perdues et même un petit séminaire. Et, en 1840, au coeur maudit du Moschino en bordure du faubourg Vanchiglia apparaîtra une oeuvre des plus intéressantes. Le jeune prêtre don Cocchi y fondera une entreprise pour les enfants livrés à eux-mêmes, un «oratoire» de l'Ange Gardien sur le modèle de l'oratoire romain de Philippe Néri.
2 La famille Rua dans la manufacture de la Fucina |
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Durant la Restauration, encouragés par quelques intellectuels (Gioberti, Balbo, d'Azeglio), les Etats sardes réorganisaient leur armée. On y rêvait d'une unité italienne dont l'ancien royaume de Savoie serait le moteur. Un Etat piémontais fort s'imposait. Une importante manufacture d'armes, dite la Fucina delle canne (forge des canons de fusil), fut donc construite dans le faubourg Borgo Dora. Cette manufacture avait son aumônerie avec une petite chapelle et logeait dans son enceinte l'un ou l'autre membre du personnel d'encadrement. La famille du contrôleur Giovanni Battista Ruà, celle où naissait alors notre Michel, habitait ainsi à la Fucina.
A la différence du lecteur italien, le lecteur français ne remarque pas l'accent mis sur le a du nom Ruà dans les documents administratifs de la première partie du dix-neuvième siècle,3 tandis que le lecteur italien prononce alors Roua en accentuant ce a. On a remarqué depuis longtemps l'assonance française de ce mot. Don Amadei la soulignait en 1931 au début de sa biographie de notre don Rua. Mais il se trompait en prétendant qu'à l'origine de Ruà il y avait le patronyme Des Rois.4 Dans la France d'Ancien Régime roi se prononçait roa ou encore roé, jamais roua. Ne compliquons donc pas le problème. La forme française roua, non pas roi, est la plus plausible. Si, comme il semble bien, l'ancêtre des Ruà appartenait à une population de langue française, il se dénommait à l'origine simplement Roua, mot que l'Italien transposa naturellement en Ruà. L'hypothèse est d'autant plus vraisemblable que le patronyme Rouat est actuellement très répandu en France et au Canada français. Quoi qu'il en soit, dès le milieu du dix-neuvième siècle, l'accent disparut du nom Ruà et l'accentuation italienne se reporta naturellement de la deuxième à la première partie du diphtongue. L'ancienne prononciation était définitivement oubliée.
Un remariage complique la présentation de la famille qui vit naître Michel Rua.5 Le père, Giovanni Battista, était probablement né en 1786, si l'on en croit l'acte de son premier mariage qui lui donnait «environ 28 ans» en 1814. (Son acte de baptême et de filiation n'a pas été retrouvé.) Giovanni Battista se maria une première fois le 25 avril 1814 avec Catterina Grimaldi, 18 ans, dont il eut cinq enfants.6 Trois d'entre eux moururent en bas âge. Sur ce, Catterina Grimaldi mourut à son tour. Ce malheur survint vraisemblablement en 1827, lorsqu'elle n'avait que 31 ans.7 Giovanni Battista épousa alors en deuxièmes noces Gioanna Maria Ferrero, âgée de quelque 34 ans, appelée à devenir la mère de notre Michel. Il lui confiait deux garçons de son premier lit, Pietro Fedele et Giovanni Battista Antonio.
Michel, né le 9 juin 1837 et baptisé le 11 juin 1837 dans l'église Maria Vergine della Neve et des Saints Simon et Jude, à Turin,8 sera le quatrième et dernier enfant de Gioanna Maria. Les précédents s'appelaient Giovanni Battista (né le 2 juillet 1829), Maria Paola Felicità (née le 7 mars 1834) et Luigi Tommaso (né fin 1834). Maria Paola Felicità étant morte à la naissance de Michel, celui-ci trouva au logis les deux demi-frères Pietro Fedele, 22 ans, et Giovanni Battista Antonio, 17 ans, et deux frères, Giovanni Battista, 8 ans, et Luigi Tommaso, 3 ans. On comprend que, sa vie durant, il s'attachera au dernier nommé.
3 Michel à l'école de la Fucina |
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Tout laisse entendre que Gioanna Maria soigna tout particulièrement l'éducation de son dernier né, qui était son préféré.
Michel apprit à lire et à écrire, il étudia le catéchisme diocésain sous la conduite du chapelain de la Fucina, qui tenait une petite école près de l'entrée de l'établissement, nous disent ses anciens biographes.
Michel avait une excellente mémoire. Les leçons du catéchisme diocésain, auxquelles il s'initiait, s'imprimaient définitivement dans son esprit, et sa spiritualité en restera marquée pour la fin de ses jours. Un siècle et demi après, à tort probablement, le dogmatisme et le moralisme d'un tel catéchisme rebuteront beaucoup de prêtres et de laïcs chrétiens. En vérité, ils donnaient aux jeunes esprits, comme celui du petit Rua, une armature religieuse qui subsisterait. Ils savaient ou tout au moins croyaient savoir à quoi s'en tenir sur Dieu, le Christ, le jugement divin impitoyable aux pécheurs, la vie après la mort, les principales vertus chrétiennes, les commandements de Dieu et de l'Eglise, les péchés, les sacrements enfin.9 Les chrétiens ainsi façonnés ne seraient pas perpétuellement en quête de certitudes insaisissables.
Relevons seulement ici les «préliminaires» de ce catéchisme que la famille Rua prenait très au sérieux. La pratique des exercices quotidiens du chrétien présentés à cet endroit ramenait chaque jour ses pensées sur les points principaux de la doctrine. C'était, le matin, une prière d'adoration: «Je vous adore, ô mon Dieu, et je vous aime de tout mon coeur...», le Notre Père. le Je vous salue Marie, le Je crois en Dieu, la prière à l'Ange gardien, les Commandements de Dieu, les Commandements de l'Eglise, la liste des Sacrements, enfin les actes de foi, d'espérance, de charité et de contrition; le soir, une prière d'adoration, le Notre Père, le Je vous salue, Marie, la prière à l'Ange gardien et l'acte de contrition.10
Dans cette famille piémontaise de vieille trempe, on devenait ainsi chrétien pratiquant sans s'en apercevoir. Michel apprenait à servir la messe, ce qui lui donna l'occasion d'une espièglerie que, devenu recteur majeur des salésiens, il avouera gentiment. En 1894, à Cavaglia, une commune de la région de Biella en Piémont, on célébrait l'ouverture d'une école salésienne. Le vénérable archiprêtre, exécuteur testamentaire du fondateur mort depuis peu, fit les honneurs de la maison à don Rua et à un groupe de personnalités qui avaient été invitées, auxquels on servit un excellent banquet. Au dessert, don Rua se leva pour prononcer un toast. Il commença: «Je ne sais pas, monseigneur l'archiprêtre, si vous vous rappelez un petit garçon vivant et farceur, qui venait vous servir la messe, quand vous étiez à Turin recteur de l'église des Catéchumènes et qui ensuite vidait les burettes de vin. Eh bien, monseigneur, ce garçon, dont vous cachiez si gentiment les espiègleries, à qui, au contraire, vous donniez chaque fois quelques sous, ce garçon, c'était moi, et je viens vous en demander sincèrement, bien que tardivement, pardon.» Le frère de l'archiprêtre, qui raconta l'anecdote, ajoutait: «On imagine les rires déchaînés par là chez les commensaux, et aussi leur admiration pour une telle modestie en confessant publiquement une gaminerie de son enfance. Le vieil amphitryon pleurait comme un enfant.»11
Michel fut vite suffisamment instruit pour recevoir les sacrements de confirmation et d'eucharistie. D'après les registres paroissiaux de San Gioachino, il fut confirmé dans cette paroisse par l'archevêque Luigi Fransoni le 25 avril 1845. A cette date, il n'avait pas encore huit ans. Et c'est aussi à l'âge de seulement huit ans12 qu'il fut admis à la première communion.
Au deuxième semestre de cette année 1845, décidément fertile en événements pour lui, Michele perdit son père. Giovanni Battista Ruà mourut «à l'âge de soixante ans environ.» Les demi-frères prirent leurs distances avec le foyer. Cependant, malgré la mort du père, Gioanna Maria et ses enfants purent garder leur logement à la manufacture, où l'aîné était employé.
A lointaine échéance un deuxième événement aura plus de conséquences. Michel, cette même année, fit la connaissance de don Bosco. «J'ai connu le Serviteur de Dieu en septembre 1845, quand j'avais huit ans», témoignera-t-il au procès de canonisation du saint.
Don Bosco, trente ans, prêtre depuis quatre ans, était alors l'un des trois aumôniers du Refuge Barolo, où il avait plus directement la charge d'un ospedaletto (petit hôpital) encore en devenir. Depuis son enfance, il n'avait jamais cessé d'attirer les jeunes autour de lui pour les divertir et les instruire. C'était sa passion, et il avait toujours connu beaucoup de succès. Arrivé à Turin en 1841, il eut bientôt constitué un groupe organisé qu'il rassemblait et catéchisait dans les annexes du «collège ecclésiastique» adjacent à l'église Saint François d'Assise, où lui-même suivait des cours de pastorale (confessions, prédications). Trois ans après, quand il fut devenu chapelain au Refuge Barolo, les enfants eurent vite fait de le retrouver dans sa chambre. Les quelques unités du premier jour se multiplièrent immédiatement. Un autre chapelain l'aida. La marquise de Barolo leur prêta au Refuge une chapelle dédiée à saint François de Sales. On pria, on chanta, on joua, on entendit de bonnes exhortations et de belles histoires. Au Refuge Barolo, durant l'automne de 1844 l'«oratoire Saint François de Sales» prit ainsi forme un peu à l'image de l'oratoire de l'Ange gardien de don Cocchi à Vanchiglia.
Mais la marquise apprit rapidement à ses chapelains que leur implantation chez elle ne pouvait être que très provisoire. L'oratoire Saint François de Sales devrait avoir vidé les lieux en août suivant, quand son ospedaletto serait ouvert. Il faudrait donc que les chapelains trouvent pour leurs garçons une autre chapelle que la sienne et un autre terrain de jeux que la rue adjacente au Refuge. Ils tentèrent en mai-juin de s'installer dans un cimetière désaffecté (Saint Pierre aux Liens), qui était pourvu d'une chapelle. La police chassa ces intrus. Nos chapelains avisèrent. Et, le 18 juillet 1845, l'administration municipale leur concéda l'usage le dimanche après-midi de l'église du quartier des Moulins de la Dora, où on les tolérera jusqu'en décembre. Car les enfants étendirent immédiatement la permission à la place attenante, ce qui ne convenait guère aux habitants soucieux de propreté et de tranquillité. Tous ces mouvements faisaient qu'on parlait alors beaucoup du prêtre Bosco à Borgo Dora. Michel Rua fit donc sa connaissance quand l'oratoire Saint François de Sales était en 1845 établi (très provisoirement) aux Moulins de la Dora. Mais madame Rua n'autorisait pas son petit dernier à fréquenter les garçons des rues. Autant que nous sachions, un camarade lui parla de don Bosco et le mena chez lui au Refuge Barolo. Et il fut sur-le-champ fasciné par ce prêtre bienveillant et souriant.
4 Le Risorgimento à Turin |
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Les années qui suivirent la rencontre furent mouvementées à Turin. Le Risorgimento de l'Italie s'amorçait. En 1846 à Rome, Pie IX, que l'on croyait libéral, succédait au très conservateur Grégoire XVI. Les esprits avancés l'imaginaient à la tête d'une croisade libératrice et unificatrice de toute la péninsule. On se débarrasserait en particulier du joug autrichien qui humiliait la Lombardie-Vénétie. En 1848, les Piémontais se dotèrent d'une constitution, qui mettait à mal le caractère absolu de la royauté. Un parlement serait élu. La démocratie s'esquissait donc dans les Etats sardes. Tous les citoyens, même juifs ou vaudois, seraient égaux. Le nationalisme excitait le bas clergé, à commencer par les séminaristes, au grand dam de l'archevêque antilibéral Luigi Fransoni. Charles-Albert partit en guerre contre l'Autriche pour libérer la Lombardie. Hélas, il fut vaincu et abdiqua en faveur de Victor-Emmanuel. A Rome, Pie IX, qui n'acceptait pas d'entrer dans ce genre de croisade anti-autrichienne et qui était rendu inquiet par un mouvement révolutionnaire qui le paralysait, s'enfuit sur le territoire du royaume de Naples. La république fut proclamée dans les Etats pontificaux et le pape romain devint à Turin le symbole du conservatisme obscurantiste hostile au Risorgimento de l'Italie.
Michel pensait au sacerdoce, mais l'atmosphère de Turin ne se prêtait pas alors aux vocations, comme don Bosco l'expliquera un jour dans une notice sur son oeuvre. «En cette année (1848) un esprit de vertige se leva contre les ordres religieux et contre les congrégations ecclésiastiques, puis, de manière générale, contre le clergé et toutes les autorités de l'Eglise. Ce cri de fureur et de mépris envers la religion eut pour conséquence d'éloigner la jeunesse de la moralité, de la piété et donc de la vocation à l'état ecclésiastique. De ce fait plus de vocations religieuses et presque plus de vocations à l'état ecclésiastique. Tandis que les instituts religieux se dispersaient, les prêtres étaient vilipendés, certains emprisonnés, d'autres assignés à résidence. Humainement parlant, comment dans une telle atmosphère cultiver l'esprit de vocation?»13
5 Michel à l'école des Frères |
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En ces années troublées, Michel ne fréquentait pas l'oratoire Saint François de Sales de don Bosco installé depuis 1846 au Valdocco dans une maison Pinardi, dont le hangar avait été transformé en chapelle. Sa mère ne l'y autorisait pas. On assistait en famille à la messe dominicale de la chapelle de la Fucina. L'enfant restait cependant en contact avec don Bosco. Il apparaissait peut-être parfois dans son oratoire avec son grand frère Luigi. Mais surtout, il le voyait et pouvait peut-être lui parler dans son école.
Etait-ce don Bosco qui l'avait orienté vers l'école Santa Barbara tenue dans son quartier par les Frères des Ecoles Chrétiennes? Ce n'est pas impossible, car il était alors en relations très confiantes avec le provincial de ces Frères. En 1845, il avait dédié sa Storia ecclesiastica «au très honoré monsieur le Frère Hervé-de-la-Croix, provincial des Frères des Ecoles Chrétiennes.» Une lettre accompagnait le livre, insérée dans le texte et déclarant: «Acceptez l'unique hommage que l'auteur puisse vous offrir; et regardez l'ouvrage comme vôtre.» L'historien de l'institut, Georges Rigault, après avoir cité ce fait, continuait: «Jean Bosco s'intéressait vivement à la pédagogie lasallienne. Et il avait pris pour guide de cette étude la sûre compétence du Visiteur provincial. Par de fréquentes conversations avec celui-ci, par la lecture de la Conduite des Ecoles et des Douze vertus d'un bon maître, il avait approfondi sa science innée des âmes enfantines.»14 C'est en effet très vraisemblable.
En octobre 1848, Michel commença donc de suivre les leçons de l'école communale Santa Barbara de Borgo Dora, sise via Borgo Dora, n. 29, école qu'il fréquentera pendant deux ans. Si nos informations sont exactes, il entra alors directement en deuxième année de primaire supérieure. Le programme de cette «école moyenne» prévoyait que l'on y apprenait «en plus des sciences religieuses, les préceptes de composition littéraire, le système des poids et mesures en usage dans le Piémont, le système métrique décimal récemment adopté, la géographie de l'Asie et de l'Afrique, l'Histoire des ducs de Savoie, d'Amédée VII à Charles Emmanuel II, des éléments d'histoire naturelle, de dessin et de calligraphie.»15 Ces cours complétaient donc l'instruction de base reçue antérieurement dans l'enseignement élémentaire.
Chez les Frères, l'éducation passait avant l'instruction. A leur école, Michel affina donc l'éducation qu'il avait reçue en famille. Dans les classes élémentaires, on faisait lire et relire aux écoliers le petit traité du fondateur Jean-Baptiste de la Salle sur les Règles de la bienséance et de la civilité chrétienne. Et dans toutes les écoles de Frères les élèves étaient, au temps de Michel, vertement réprimandés s'ils semblaient les négliger. Ils devaient donc soigner leur maintien au nom de la «modestie». Car, signifiaient les Règles, «rien ne contribue davantage aux grâces du corps, à l'honnêteté même des moeurs, que l'exactitude avec laquelle un jeune homme observe la situation naturelle et le mouvement des parties du corps.» Or, continuaient-elles, «les jeunes gens ne sont que trop sujets aux défauts qui blessent en ce genre la modestie et l'honnêteté.» La bienséance exige qu'on tienne la tête droite et levée, sans la pencher d'un côté ou de l'autre; qu'on ne la détourne pas çà et là avec étourderie. A ne considérer que les titres des chapitres du petit livre sur la «bienséance», les précisions les plus inattendues y abondaient. Elles concernaient successivement la tête et les oreilles, les cheveux, le visage, le front, les sourcils et les joues, les yeux et les regards, le nez, la bouche, les lèvres, les dents et la langue, la manière de parler et de prononcer, de bâiller, de tousser et de cracher, la tenue du dos, des épaules, des bras et du coude, des mains, des doigts et des ongles, des genoux, des jambes et des pieds. Répéter ces avis en honneur dans la société française très policée du dix-huitième siècle semblerait fort curieux et très ringard au vingt-et-unième. Mais ne serait-ce pas que le respect de soi et d'autrui sous-jacent à ces prescriptions est trop passé de mode dans un monde devenu très individualiste?
Le comportement des enfants en public devait être parfaitement réglé. «Les enfants ne doivent jamais interrompre ceux qui parlent par des interrogations qui seraient même sérieuses et utiles. Quand on leur demande quelque chose, ils doivent répondre avec modestie; placer toujours le nom de Monsieur, Madame ou Mademoiselle après le oui et le non. On doit encore leur défendre de fixer effrontément ceux avec qui ils conversent; d'écouter ceux qui adressent la parole à d'autres, tandis qu'ils ne font aucune attention à ce qu'on leur dit; de rire ou d'éclater en parlant, de parler de choses qu'ils ne conçoivent qu'avec peine; en un mot, il faut convaincre les enfants que leur devoir est d'écouter, de parler peu et de ne parler qu'à propos.» Michel Rua, d'un naturel attentif et réservé, assimilait sans difficulté ces principes de bienséance. Plus tard, il entrerait sans se forcer dans ce que l'on appelle la bonne société.
La discipline était stricte dans les écoles des Frères. Le traité de leur fondateur sur la Conduite des écoles chrétiennes (traduit en italien à Turin chez l'éditeur Pomba en 1834) en expliquait les règles avec minutie. Les Frères étaient invités à lire et à relire ce long traité. Ils en tenaient certainement compte. On ignore avec quelle exactitude toutes ses règles étaient appliquées à Santa Barbara, encore que les Frères du dix-neuvième siècle soient réputés n'avoir jamais badiné avec leurs traditions. En tout cas leur ensemble restitue exactement pour nous le climat dans lequel baigna Michel entre onze et treize ans. Chez les Frères, les garçons bruyants et agités n'avaient qu'à se bien tenir. Voici quelques-unes de ces dispositions plus ou moins surprenantes.
Silence dans l'école. «Le maître fera entendre aux écoliers qu'il ne leur est permis de parler haut dans l'école, que dans trois temps, à savoir: en disant leur leçon, au catéchisme et à la prière. Le maître observera aussi lui-même une semblable règle et ne parlera haut que dans trois temps: 1° pour reprendre les écoliers dans la leçon, dans la nécessité, lorsque l'écolier ne pourra pas le faire; 2° dans le catéchisme; 3° dans les réflexions et dans l'examen. Hors ces trois temps le maître ne parlera pas plus haut qu'il ne paraisse nécessaire, et il prendra garde de ne le faire que très rarement. Lorsque les écoliers marchent dans l'école, le maître aura égard qu'ils soient découverts, les bras croisés, qu'ils marchent posément, sans traîner les pieds sur le plancher, ou faire du bruit avec leurs sabots, s'ils en ont, afin de ne pas nuire au silence qui doit être continuel dans l'école.»
«Le maître fera facilement observer le silence, s'il a soin que les écoliers soient toujours assis, et aient toujours le corps droit, qu'ils aient toujours le visage devant eux, qu'ils tiennent leur livre dans leurs mains..., qu'ils aient les bras et les mains placés de telle sorte que le maître les puisse voir, qu'ils ne se touchent pas les uns les autres avec leurs pieds ou avec leurs mains, qu'ils ne se donnent rien les uns aux autres, qu'ils ne se regardent jamais l'un l'autre, qu'ils ne se parlent jamais par signe, qu'ils aient toujours les pieds rangés modestement, qu'ils ne mettent jamais les pieds hors de leurs souliers ou sabots...»
La Conduite des écoles contenait un long chapitre sur les corrections. Non sans raison, estimait l'auteur. En effet, «la correction des écoliers est une des choses de plus de conséquence qui se fasse dans les écoles, et à laquelle il faut avoir le plus d'égard pour la faire bien à propos et avec fruit, tant pour ceux à qui on le fait, que pour ceux qui la voient faire.» Les corrections sont administrées avec la férule (une latte de bois ou de cuir qui frappait d'un coup sec la main étendue du fautif), les verges et le martinet (trois coups en principe, cinq s'il y a opposition), et par les «pénitences» (genre une page d'écriture ou un texte à apprendre par coeur... ). Jean-Baptiste de la Salle prévoyait l'objection, selon laquelle il faut comprendre les jeunes. Mais il répondait: «Si on a trop d'égard à la faiblesse humaine, et que, sous prétexte d'avoir de la compassion pour les enfants, on leur laisse faire tout ce qu'ils veulent, il arrivera de là qu'on aura des écoliers méchants, libertins et déréglés.» Cet éducateur faisait passer au deuxième ou au troisième plan l’épanouissement de l’élève cher à un autre siècle.
Le comportement habituel du maître facilite tout. «Les maîtres s'appliqueront à être fort engageants, et à avoir un extérieur affable, honnête et ouvert, sans cependant prendre un air ni bas, ni familier; qu'ils se fassent tout à tous leurs écoliers pour les gagner tous à Jésus Christ et qu'ils se persuadent que l'autorité s'acquiert et se maintient plus dans l'école par la fermeté, la gravité et le silence que par les coups et les duretés.»
L'arrivée de don Bosco - prêtre qui cultivait les rapports amicaux avec les jeunes - à Santa Barbara pour la messe ou les confessions faisait donc sensation. Don Rua témoignera: «Je me rappelle que, quand don Bosco venait nous dire la sainte messe et parfois y prêcher le dimanche, à peine était-il entré dans la chapelle qu'il semblait qu'un courant électrique traversait la foule des enfants. Ils se levaient, sortaient de leurs places, se serraient autour de lui et n'étaient pas contents tant qu'ils ne lui avaient pas baisé les mains. Il lui fallait longtemps avant d'arriver à la sacristie. Les bons Frères des Ecoles Chrétiennes ne pouvaient empêcher ce désordre apparent et nous laissaient faire.»16
Chez les Frères, Michel était un élève pieux, sérieux, appliqué et diligent qui eut régulièrement droit à des mentions «honorables» sur les bulletins qui ont subsisté, louant l'un après l'autre et uniformément sa «bonne conduite» et son «application» au cours de ses classes de deuxième, puis de troisième «primaire supérieure».17 Il conservera un excellent souvenir de l'école des Frères. Leurs leçons sur la dignité du maintien en société et sur la «conduite des écoles» marqueront son comportement tout au long de son existence.
5.1 Notes |
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1. Je me sers ici de mes notes sur Turin, F. Desramaut, Don Bosco en son temps, Turin, 1996, p. 132-140, où l’intéressé pourra lire les références des informations collectées.
2. Pier Francesco Cometti au Vicaire de la ville, 10 mai 1840, cité dans U. Levra, L'altro volto di Torino risorgimentale, 1814-1848, Turin, 1989, p. 162.
3. Voir, par exemple, les listes manuscrites de Ruà photocopiées en Archivio Salesiano Centrale, FdR 2750 B10-D4.
4. Amadei I, p. 3.
5. Pour ces deux alinéas je m'inspire des recherches plus ou moins poussées et parfois peu critiques d'Amadei I, p. 4-5.
6. L'acte du mariage a été édité dans Amadei I, p 4, n. 2.
7. C'était le 26 avril 1828, et elle n'avait que 32 ans, prétendait don Amadei I, p. 5. Mais, ce disant, il s'inspirait de l'acte de décès de «Ruà Teresa, del vivente Pietro Baratelli, moglie di Gioanni, d'anni 32 circa, munita dei SS. Sacramenti, morta li 26 aprile 1828 e li 27 sepolta,» FdR 2750 C4. Il confondait donc Catterina Grimaldi avec Teresa Baratelli. Il y avait plusieurs familles Ruà dans le Turin de ce temps.
8. Extrait de baptême en FdR 2750 D12.
9. Plan du Breve catechismo per li fanciulli che si dispongono alla confessione e prima comunione e per tutti quelli che hanno da imparare gli elementi della dottrina cristiana ad uso della diocesi di Torino, Torino, tip e lib. Canfari, 1846.
10. Les internes des maisons salésiennes d'autrefois étaient familiers de ce schéma, qui reparaissait à peine enrichi dans le Giovane provveduto, le livre de prières publié par don Bosco et maintes fois réédité.
11. Anecdote racontée dans E. Ceria, Vita, p. 10.
12. Selon Angelo Amadei au Procès informatif de canonisation de don Rua, FdR 4350 B4.
13. Cenno istorico sulla congregazione di S. Francesco di Sales e relativi schiarimenti, Rome, 1874, p. 3.
14. G. Rigault, Histoire générale de l'Institut des Frères des Ecoles Chrétiennes, t. VI, Paris, Plon, 1947, p. 40-41.
15. D'après A. Auffray, p. 19, qui dit recopier là un «programme» . Ce programme lui avait probablement été fourni par les Frères de Turin, ville où il composait son livre.
16. D'après Documenti per scrivere III, p. 25, note marginale recopiée en MB II, p. 316. En MB la suite de ce témoignage décrivant le confessionnal de don Bosco assiégé, tandis que ceux des autres confesseurs restaient vides, pourrait bien être une invention de don Lemoyne.
17. Ces bulletins en FdR 2665 A1-7.
6 L'initiation au latin chez don Bosco |
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Au début de l'été 1850, Michel, à treize ans, se disposa à entamer des cours de latin et donc à entrer dans les classes dites de «grammaire». Il le faisait sous la conduite de don Bosco qui avait jeté son dévolu sur lui pour l'aider si possible par la suite dans son apostolat.
Depuis la fin des années 1840 don Bosco était devenu pour ses fidèles un personnage charismatique et même thaumaturgique dans la ville de Turin. La presse cléricale le célébrait en 1849. Une enquête du Conciliatore disait alors qu'il lisait dans les coeurs et pénétrait l'avenir. Cet homme de Dieu opérait des prodiges1. L'historiographie salésienne a daté de la fin des années 1840 une multiplication des hosties, une multiplication des châtaignes et même la résurrection d'un garçon de quinze ans, qui put ainsi confesser à don Bosco une faute grave avant d'expirer définitivement. Les gens, à l'intérieur et à l'extérieur de l'oratoire, lui attribuaient des miracles, même quand il se défendait d'en être l'auteur.
Il lui fallait des recrues, d'autant plus qu'à côté de son oratoire proprement dit il avait désormais créé un petit foyer. Les garçons recueillis là travaillaient ou allaient à l'école en ville. Depuis trois ans, don Bosco cherchait donc autour de lui les profils qui lui conviendraient pour le seconder. Il les entourait d'attentions particulières, les instruisait et tâchait de les orienter vers le but qui était le sien, c'est-à-dire le sacerdoce au service des jeunes pauvres et abandonnés. Mais les déceptions s'ajoutaient aux déceptions. Les recrues espérées lâchaient l'une après l'autre.
Rua arriva sur ces entrefaites. A l'oratoire même, dès les vacances d'été 1850 il entama des leçons de latin en la compagnie de deux autres garçons. Leur «enseignant», Felice Reviglio, n'était qu'un camarade un peu plus avancé dans ses études. Après une paire de semaines, don Bosco voulut vérifier ses progrès. Son premier biographe Francesia est catégorique: Michel était «négligent», appréciation à peine croyable pour ceux qui le connurent. Du reste, on comprend le jeune garçon. Habitué chez les Frères à un enseignement méthodique parfaitement organisé dans des classes structurées, les leçons d'un camarade même plein de bonne volonté ne devaient lui faire ni chaud ni froid. Mais dès qu'il eut compris que cela peinait don Bosco, il se ressaisit et, toujours selon le même biographe, il eut tôt fait de dépasser ses deux condisciples d'occasion.2
Don Bosco l'initiait à la vie qu'il rêvait de lui voir mener. La prière et la joie y devaient tenir une place centrale. En fait, Michel ouvrit cette nouvelle période par une retraite organisée par don Bosco pour ses oratoriens à la mi-septembre 1850 dans le petit séminaire de Giaveno à cette date encore vide de ses occupants habituels. Don Bosco y amena une bonne centaine de garçons, auxquels s'adjoignirent une vingtaine d'autres de l'endroit pour les seules instructions. La retraite se passa en gros selon le schéma à peine adapté des exercices spirituels que don Bosco connaissait à Sant'Ignazio. Il y eut une méditation le matin assurée par le curé de Giaveno, une instruction en cours de matinée et une instruction au début de la soirée assurées par le théologien Giorda. Sermons, prières, lectures pieuses, temps de réflexion silencieuse jalonnaient les journées des retraitants. Venu en renfort, le directeur de l'oratoire de l'Ange Gardien à Turin confessait ceux qui voulaient se présenter à lui. Au reste, on n'imaginait pas alors de retraite sans conversion et donc confession.3
Le recueillement des retraitants était réel. Les prédicateurs s'acquittaient bien de leur tâche, jugeait don Bosco. Et, le 12 septembre, il constatait avec satisfaction que si, entre quatre heures et cinq heures un temps de récréation était prévu, ce jour-là, «à la sortie de la chapelle, personne n'avait voulu en profiter et tous voulaient se retirer dans leur salle pour réfléchir.»4 Michel se plaisait à raconter par la suite qu'il avait alors appris des lèvres de don Bosco ce qu'était l'exercice de la bonne mort et combien il importait de le faire régulièrement et de le bien faire.
Peu après, don Bosco invita un petit groupe de ses meilleurs oratoriens, parmi lesquels évidemment le jeune Rua, à passer une semaine de vacances aux Becchi. Il aimait beaucoup cette agréable colline, couverte de vignes et d'arbres fruitiers, épars dans de petits prés, et ombragée sur ses pentes par quelques grands arbres. Les souvenirs de son enfance l'y attiraient. Une petite chapelle accolée à la maison de son frère Giuseppe et dédiée à Notre Dame du Rosaire, lui permettait de célébrer la messe sur place. Lors de leurs excursions à travers le terroir les agriculteurs offraient aux garçons du raisin et des fruits. Rua, accoutumé à une vie monotone et renfermée dans sa ville de Turin, se plaisait dans l'air libre de la campagne. Et la conversation de don Bosco le séduisait. Il revint plus solide et encore plus attaché à son père spirituel.
7 Les classes de gymnase |
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Michel entra alors en gymnase, c'est-à-dire au collège dans le langage français de notre siècle. En principe, les classes du gymnase, dites de grammaire, duraient non pas quatre, mais trois ans. Selon don Francesia, repris par don Amadei, à la fin des vacances de 1850 «Don Bosco, voulant que ses élèves suivent un cours régulier, en parla avec un brave prêtre qui fréquentait alors l’Oratoire et tenait une école privée de latinité. Ce prêtre se dénommait don Pietro Merla, de Rivalba, plein de zèle pour la jeunesse studieuse. Il lui confia ses élèves qui purent très aisément faire ainsi leurs deux premières classes de latin.»5 Puis, à la rentrée de l’année scolaire 1851-1852, Michel Rua se mit à fréquenter le cours Carlo Bonzanino, 19, via Guardinfanti. En ce mois d'octobre 1851, comme il avait déjà largement goûté au latin, il y fut aussitôt autorisé à passer en troisième année de grammaire.
Le cours Bonzanino ne ressemblait guère à l'école des Frères, mais on n'y perdait pas son temps. Le Père Auffray, doué d'une imagination fertile et peut-être bien renseigné, l'a décrit à sa manière toujours pittoresque. Suivons-le.
«C'était un type, ce Bonzanino. Il avait l'enseignement dans la peau et s'y dévouait corps et âme. Ses succès, qui étaient constants, s'expliquaient par la qualité de son instruction: claire, méthodique, pratique. Sa vieille expérience se portait d'instinct aux éléments essentiels, ne résolvait les questions que par les principes, et savait introduire dans ses classes, plutôt austères, autant de flamme que d'intelligence.
«Il habitait, près de l'église Saint François d'Assise, la même maison où Silvio Pellico, retour de captivité, avait composé Mes Prisons. Tous les matins sous le porche de son logis s'engouffraient des troupes d'enfants, plutôt de la classe aisée, qui se distribuaient entre ses trois cours de latin et de grec. Il les menait tous trois de front. Les uns étudiaient pendant que les autres suivaient la classe et réciproquement. On pouvait à son gré prendre part, dans la même matinée, à l'explication de Cornelius Nepos, de César ou de Salluste, de Phèdre, d'Ovide ou de Virgile. Aucune cloison ni physique, ni morale, ne séparait les classes. Le professeur n'exigeait que deux choses: l'attention et des devoirs bien faits, des leçons bien apprises. Pour le reste, entière liberté. La méthode était profitable aux bons élèves. Ceux qui avaient des lacunes dans leur instruction les comblaient aisément, en suivant par surcroît le cours inférieur. Ceux qui avaient de l'audace dans l'esprit et de solides moyens intellectuels pouvaient se hisser jusqu'au cours supérieur. Bonzanino eut des élèves qui entrèrent en cinquième en octobre, passèrent à Pâques en quatrième et terminèrent l'année en troisième. Le samedi matin, totalement consacré à rédiger la composition qui donnait les places de la semaine, offrait un spectacle vraiment curieux: les élèves "bûcheurs" s'empressaient de traiter le sujet du cours, pour se donner le luxe de s'attaquer à la composition de la classe supérieure. Dans ce milieu animateur, le petit Michel profita admirablement. Un de ses compagnons, Francesia - le salésien lui aussi très imaginatif, qui fut, je pense, à l'origine de ce tableau du cours Bonzanino -, témoigne que Rua, quand il était en troisième, s'obligeait à suivre les cours et à rédiger les devoirs des deux classes précédentes pour se fortifier sur les éléments des langues anciennes.»6
Michel brillait. D'après Francesia, témoin oculaire, bien qu'il eût à ses côtés des condisciples fort intelligents, il ne tarda pas, au cours Bonzanino, à prendre la première place et à s'y maintenir.7
Le même Francesia racontait une plaisanterie dont Michel fut la victime innocente. Nous lui laisserons la responsabilité de son anecdote. En Piémont il était d'usage le jeudi de la mi-carême d'organiser une farce consistant à mander à quelqu'un une scie soit véritable soit en papier. Comprenne qui pourra. Toujours est-il que le destinataire, qui ignorait le piège, était tourné en ridicule. En 1852, les élèves du cours Bonzanino voulaient envoyer la scie à leur professeur. Rua, qui avait eu vent du projet, chercha inutilement à dissuader ses camarades de le mettre à exécution. Ce jeudi matin, alors que Rua était entré en classe après les autres élèves de l'oratoire, l'un d'eux lui dit: «Toi, qui es encore debout, remets donc au professeur cette lettre de don Bosco.» Rua la prit et la présenta. Dès que le professeur entendit de qui elle provenait, il ouvrit le pli, mais quand il y eut découvert une scie en carton, il se leva en colère et attrapa Rua disant qu'il ne se serait jamais attendu à pareille insolence de la part d'un des jeunes de don Bosco et moins encore de la sienne. Puis le professeur se calma quand on lui eut fait comprendre que la vraie victime était Rua, non pas lui. Cependant Michel restait dans son coin très mortifié par l'aventure. C'était la veille de la Saint Joseph, l'un des prénoms de M. Bonzanino. En soirée, don Bosco envoya ses garçons lui souhaiter une bonne fête. Mais Rua se tenait à l'écart, n'osant pas se montrer. Alors le professeur lui-même s'approcha de lui: «Sois joyeux. C'est ma faute, je n'ai pas compris la plaisanterie dont tu étais l'objet.» Mais don Rua n'oublia jamais l'incident. «Ce fut une grande épreuve», disait-il encore en 1909 à Francesia qui le lui rappelait, non pas tellement du reste, à cause de l'humiliation subie, que pour avoir laissé croire qu'il avait voulu jouer un mauvais tour à un professeur aimé.8
Rua se distinguait à l'oratoire de don Bosco alors en pleine mutation. Il faut dire d'abord que ce centre de jeunes était devenu une oeuvre-pilote à Turin. Vers la fin de l'année 1847, une supplique adressée à l'archevêque Fransoni lui apprenait que le prêtre Giovanni Bosco et le théologien Borel, attachés à la direction spirituelle de l'oratoire S. François de Sales, avaient ouvert un nouvel oratoire entre l'avenue des Platanes et celle du Roi et qu'ils lui demandaient de bien vouloir déléguer le curé de la Madonna degli Angioli pour la bénédiction de sa chapelle. Cet oratoire, placé sous le patronage de saint Louis de Gonzague, était situé dans le quartier alors excentré de Porta Nuova. En outre, à la suite d'une grave mésaventure survenue à l'oratoire de don Cocchi à Vanchiglia, mésaventure conclue par sa fermeture en 1849, l'archevêque avait confié à don Bosco cet autre oratoire dit de l'Ange gardien. Ces annexions ne plaisaient pas à tous dans le clergé. On reprochait à don Bosco ses prétentions excessives. Des jalousies rendues publiques envenimaient l'atmosphère. Les chamailleries ne cesseront qu'avec un décret daté de Lyon le 31 mars 1852. L'archevêque Fransoni nommait don Bosco «directeur et chef spirituel» de l'oratoire St François de Sales, auquel devaient être «unis et dépendants» les oratoires de l'Ange gardien et de saint Louis de Gonzague.9
La maison annexe de l'oratoire S. François de Sales, bien pauvre pourtant, voyait augmenter le nombre de ses internes, souvent des enfants abandonnés en peine de chercher du travail sur quelque chantier. Pour ce monde, la chapelle du hangar Pinardi était dérisoire. Don Bosco se résolut à bâtir une chapelle, au fait une véritable petite église dédiée naturellement à saint François de Sales. Elle fut bénite le 21 juin 1852. En même temps, on construisait un bâtiment neuf auprès de l'ancien.
Si Michel vivait encore en famille, il courait passer à l'oratoire St François de Sales la majeure partie de son temps libre. Il grandissait. Observateur né, il comprenait les intentions de don Bosco et l'aidait comme il le pouvait à maintenir un peu d'ordre et de discipline tant parmi les internes que parmi les externes. Bien habillé, toujours poli, d'une certaine gravité dans les manières conformément aux Règles de bienséance et de civilité de Jean Baptiste de la Salle, il en imposait déjà.
Giovanni Cagliero nous a laissé un tableau pittoresque du Michel de ce temps-là parmi ses camarades, tableau probablement enrichi par le P. Auffray, à qui j'emprunte la copie «Nous l'avions, dit-il, comme surveillant pour aller en classe et en revenir, et j'avoue que nous formions un joli contraste avec lui. Autant nous étions légers, chahuteurs, presque indisciplinés, autant lui demeurait calme, réservé, diligent. Nous ne l'écoutions pas toujours, mais il nous en imposait quand même en classe, en étude, en récréation, par ses propos aimables et sa piété peu ordinaire. Je le revois encore, le dimanche matin, de faction à côté de la fontaine. Don Bosco confessait avant la messe, et Rua veillait à ce qu'aucun de ses pénitents absous ne manquât la communion par irréflexion, en venant absorber une gorgée d'eau fraîche. [Signalons à qui l'ignorerait que les règles du jeûne eucharistique étaient strictes autrefois.] Pendant la messe son attitude recueillie nous animait à prier. Il faisait cesser nos bavardages et, après la communion, si notre regard ou notre esprit divaguaient, il nous rappelait au devoir en nous glissant tout bas: "Remercie Notre Seigneur! Remercie Notre Seigneur!" Dans nos entretiens il ne tarissait pas d'éloges sur don Bosco et son amour pour la jeunesse, et il ne cessait de nous recommander de le payer de retour par une docilité exemplaire. D'une délicatesse extrême, il ne tolérait aucun propos équivoque entre les apprentis du dehors et ceux qui commençaient déjà à prendre logement chez don Bosco; à plus forte raison entre les élèves de M. Bonzanino ou de don Picco, qui paraissaient se destiner tous à l'état ecclésiastique.»10
Ses compagnons d'alors, devenus adultes, reconnurent qu'il n'avait pas son pareil dans l'exact accomplissement de son devoir. Naturellement, quand don Bosco, au cours d'une conférence proposa aux volontaires de s'engager à réciter chaque dimanche la prière des Sept Allégresses de la Sainte Vierge, Michel Rua fut l'un des douze qui se présentèrent (5 juin 1852).
8 Michel Rua entre dans le clergé |
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Les vacances de cette année 1852 furent décisives pour notre Michel. A quinze ans il montrait déjà une maturité exceptionnelle. Comme il l'avait fait en 1850, il participa en septembre avec une cinquantaine de camarades à la retraite que don Bosco organisait encore pour ses jeunes dans le petit séminaire de Giaveno. Et, au retour, il quitta son logis familial de la Fucina et devint interne dans la maison annexe de l'oratoire de don Bosco. Enfin, pendant les journées aux Becchi devenues traditionnelles pour un groupe de jeunes de l'oratoire, don Bosco le fit revêtir de la soutane. Il n'y eut pas de retraite particulière préalable à cette démarche. Désormais le jeune adolescent redoublait d'attention en observant son maître spirituel. Des journées à ses côtés équivalaient pour lui à un temps de méditation. Au procès de canonisation du saint, il lui arrivera de déposer: «Observer don Bosco dans ses actions les plus humbles me faisait plus d'impression que de lire et de méditer n'importe quel livre de dévotion.»11
La cérémonie de vêture, qui concernait avec Rua son collègue Giuseppe Rocchietti, eut lieu le 3 octobre 1852, fête du Rosaire, dans la petite chapelle près de la maison de Giuseppe Bosco. Le curé de Castelnuovo, don Cinzano, la présida. Ce fut donc lui qui bénit les soutanes des deux jeunes gens. Puis don Cinzano aida Rocchietti (plus âgé) à revêtir la sienne, tandis que le théologien Giovanni Battista Bertagna en faisait autant pour notre Michel. A la fin de sa vie, don Rua rappelait ce que don Bosco lui avait dit à cette occasion. «Mon cher Rua, tu viens maintenant de commencer une nouvelle vie. Tu vas ainsi marcher vers le Terre Promise, mais à travers la Mer Rouge et le désert. Si tu m'aides, nous passerons et nous arriverons.» Don Ceria, interprétant cette réflexion, écrivit que don Bosco appliquait à son disciple la sentence des Actes des Apôtres, selon laquelle, «c'est à travers de multiples tribulations qu'il nous faut entrer dans le royaume de Dieu» (Actes XIV, 21).12
Son retour à l'oratoire en soutane fit sensation. «Un ange» selon ses anciens biographes. Peut-être. En tout cas la soutane, qui lui allait bien, lui donnait un air fort sympathique et ajoutait un nouvel ornement à l'expression sereine de son visage et à la dignité naturelle de son maintien. Il faut dire aussi qu'il la portait avec un respect évident.
Sa qualité de clerc le rapprochait un peu plus de don Bosco. Après beaucoup d'hésitations Rua se décida alors à lui demander l'explication d'un geste quand il le rencontrait à l'école des Frères. Aux autres enfants il lui arrivait de donner une image, tandis que devant Rua il tendait la main gauche et, de la main droite, y frappait un coup comme pour y couper une tranche et lui disait: «Prends, Michel, prends!» Qu'est-ce que cela voulait dire? «Vois-tu, Rua, lui expliqua alors son maître spirituel qui rêvait de faire de lui son collaborateur, don Bosco voulait dire qu'avec toi il ferait la moitié. Plus tard tu comprendras mieux.»13
Pour achever ses études secondaires par les deux années réglementaires Michele entra alors à l'école de don Matteo Picco, située dans la contrada dei Fornelletti, près de l'église St Augustin. C'était une école aristocratique, mais don Picco parce qu'ami de don Bosco recevait gratuitement ses garçons. Michel Rua, parfait élève, y suivra en une seule année scolaire (1852-1853) les cours d'humanité, puis de rhétorique. Il se trouvait à l'aise dans ce milieu où il nouait des connaissances qui lui seraient précieuses à l'avenir. Ces deux temps dits de liceo se terminaient par un examen appelé licence. Rua y brilla comme il avait toujours fait dans ses études. L'un des examinateurs, Domenico Cappellina, qui jouissait d'une certaine renommée dans le monde littéraire piémontais, dit à son professeur: «Je vous envie cet élève. J'imagine qu'il fera une splendide carrière.»14
Cette année scolaire fut marquée par trois événements pour le jeune Rua. Le soir du 1er décembre 1852 la construction neuve de l'oratoire fut ébranlée par la chute des murs de l'ancienne maison. En pleine nuit, la mère de don Bosco perçut un craquement et tâcha de donner l'alerte. Une cinquantaine de jeunes dormaient dans la maison. Ils se précipitèrent dans la cour, sous les arbres, voire à la chapelle. Rua était du nombre. Finalement on n'eut pas à déplorer de blessés. Le désastre - considérable - ne fut que matériel.
Autre événement, en février 1853, l'évêque d'Ivrea, Mgr Moreno, et don Bosco lancèrent la revue d'éducation populaire dite Letture cattoliche (Lectures catholiques), qui donnerait au centre du Valdocco un lustre supplémentaire.
Le troisième événement, familial celui-là, qui frappa Michel, fut le 29 mars 1853 la perte de son demi-frère ainé Gioanni Rua, à l'âge de 22 ans. Cette mort le toucha beaucoup. «C'était le mardi de Pâques, racontera Francesia, journée pluvieuse et maussade; nous répétions nos leçons de latin à la sacristie de la chapelle; mais je sentais que l'esprit de Michel était lointain, absent, perdu dans une tristesse morne. "Qu'as-tu donc enfin?", lui demandai-je. - "Mon frère Gioanni est mort", me répondit-il en sanglotant. Pour consoler cette douleur, je l'entraînai alors au pied de l'autel et là, côte à côte agenouillés, nous priâmes longuement pour son aîné.»15
Cette mort retentit sur le foyer Rua de la Fucina. La mère de Michel désormais seule chez elle quitta ce logis pour s'installer auprès de l'oratoire St François de Sales dans la maison Bellezza. Et, libre de son temps, elle le passa très naturellement dans la lingerie du foyer de don Bosco avec la mère de celui-ci, Margherita, qui, depuis 1846, veillait sur l'économie domestique de la maison. Les liens entre l'oeuvre de don Bosco et notre Michel se multipliaient.
8.1 Notes |
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1. Je reprends ici Don Bosco en son temps, p. 281-286.
2. Francesia, p. 18-19.
3. Indications sur les exercices spirituels organisés par don Bosco dans P. Stella, Don Bosco nella storia della religiosità cattolica, t. II, Zurich, 1969, p. 336-337.
4. G. Bosco à G. Borel, Giaveno, 12 septembre 1850, Epsitolario I, p. 111-112.
5. Francesia, p. 20.
6. Auffray, p. 26-27.
7. Francesia, p. 21-22.
8. Francesia, p. 22-25, adapté dans Ceria, Vita, p. 18-19.
9. Document reproduit en MB IV, p.178-179.
10. D'après A. Auffray., p. 31-32, confirmé par le témoignage de G. Cagliero au procès de canonisation, Summarium super dubio, 1933, p. 51-52. (Ce Summarium se trouve inséré dans la Positio, 1935).
11. Ceria, Vita, p. 22.
12. Ceria, Vita, Ibidem. Telle est la version salésienne de la vêture, qui me paraît bien fondée. Mais il faut savoir que, comme me l'a signalé l'historien salésien Aldo Giraudo, le Registre officiel des clercs de l'archevêché de Turin pour les années 1819-1876 atteste que «Rua Michele, fils de Giovanni et de Ferrero Giovanna Maria, né le 9 juin 1837, fut revêtu de l'habit clérical à Turin par le prêtre Bosco Giovanni le 16 décembre 1853». Je suppose, pour ma part, que, ce 16 décembre 1853, à Turin, don Bosco, qui n'avait pas informé officiellement la curie en octobre 1852, avertit seulement alors l'administration diocésaine qu'il avait fait donner la soutane au jeune Rua. D'où le lieu et la date du document administratif.
13. Ceria, Vita, p. 23.
14. D'après Francesia, p. 35.
15. D'après Francesia, p. 28-29.
9 Michel en philosophie |
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En juillet 1853, Michel fut admis en philosophie au séminaire de Turin. Un bien pauvre séminaire en vérité, victime des troubles révolutionnaires de 1848. Malgré les injonctions réitérées de l'archevêque Fransoni, les séminaristes, à la fin de 1847 et au début de 1848, se mêlaient aux manifestations patriotiques. Or cet archevêque de tempérament conservateur voyait dans les tendances démocratiques une menace pour l'autorité, celle de l'Etat, mais aussi de l'Eglise. Les contrevenants ne seraient pas admis aux ordinations, menaçait-il. Les séminaristes s'entêtèrent. Aux cérémonies de Noël à la cathédrale, des séminaristes apparurent la cocarde nationale sur la poitrine lors de la messe pontificale de l'archevêque. Le recteur du séminaire qui ne pouvait contenir la rébellion, présenta sa démission, que Mgr Fransoni s'empressa de refuser. L'agitation ne faiblit pas. Le 9 février 1848, quand le Statuto (constitution) fut annoncé à Turin, les clercs se montrèrent à nouveau en ville la poitrine ou le chapeau ornés de cocardes tricolores symboliques. Ils récidivèrent quelques jours plus tard pour acclamer un défilé de corporations laïques. En conséquence, tous les clercs qui avaient participé aux manifestations furent refusés aux ordres. Et l'archevêque prit la grave décision de fermer le séminaire de Turin. Les séminaristes rentrèrent chez eux. Quelques-uns trouvèrent place dans des diocèses voisins. Puis, quand la guerre éclata, l'administration civile transforma le séminaire en hôpital militaire. L'archevêque, d'abord emprisonné un temps à Fenestrelle, dut finalement s'exiler à Lyon. Aussi quand Michel entra dans ses bâtiments, le séminaire était toujours réquisitionné. Il chercha ses professeurs dans les combles où ils avaient leur logement.
Durant l'année scolaire 1853-1854, ces professeurs s'appelaient Cipriano Mottura et Giuseppe Farina, secondés par un répétiteur, le chanoine Berta. Rua nous a laissé pour cette année deux cahiers qu'il intitulait: «Quesiti di Logica. 1853-1854» (problèmes de logique).1 Il s'agissait d'un cours dicté écrit avec soin sur les processus de la connaissance et sur l'exposé de ses résultats. Notre séminariste apprenait à aimer la clarté du propos, les rapports bien organisés, judicieusement distribués et parfaitement cohérents. Ses subordonnés de l'avenir devront se le rappeler. Rua suivait aussi des cours de physique, d'après les notes qu'il nous a laissées de cette première année de philosophie.
Evidemment, les études ne représentaient qu'une faible partie de l'emploi du temps de Michel Rua. Du reste dans ce séminaire il n'y avait quotidiennement que deux heures de cours. Rua devait assurer la surveillance générale de la maison de l'oratoire St François de Sales. Celles de la salle d'étude, de la chapelle, du terrain de jeux, du réfectoire lui incombaient. A quoi il ajoutait sur place une classe hebdomadaire de catéchisme et le soin d'une bibliothèque en gestation. Et quand, en 1854, don Bosco créa pour ses jeunes une mini-conférence de Saint Vincent de Paul, institution apparue à Turin depuis quatre ans seulement, il en assuma le secrétariat et y organisera le travail au service des démunis du quartier.2
Un événement important pour lui marqua ces mois-là. Le 26 janvier 1854, à l'approche de la fête très solennisée de saint François de Sales, don Bosco, qui persistait dans son idée de créer une société au service de son oeuvre, réunit dans sa chambre quatre de ses jeunes les plus prometteurs: les clercs Michel Rua et Giuseppe Rocchietti, les garçons Giacomo Artiglia et Giovanni Cagliero, et leur proposa, selon une note écrite, au vrai très postérieure, de don Rua, de «faire - avec lui - un exercice pratique de charité envers le prochain pour en venir ensuite à une promesse et enfin, si possible et si cela convient, à un voeu au Seigneur.»3 La future société salésienne s'esquissait.
Trois jours après, le soir de la St François, les quatre nommés apparurent dans une distribution des prix d'un genre particulier. Durant la semaine, les élèves avaient été invités à inscrire sur une feuille de papier les noms de quatre ou cinq camarades qui, à leur avis, se signalaient par une conduite religieuse et morale exemplaire. Les papiers étaient signés. Et un registre autographe de don Bosco nous apprend, paraît-il, que «cette année-là, lors de la distribution solennelle des prix le jour de la St François de Sales, parmi les clercs, furent élus exceptionnellement Rua Michele et Rocchietti Giuseppe. Parmi les étudiants, furent honorés d'un prix, Bellisio, Artiglia, Cagliero. Scrutateurs: Turchi aîné, Savio Angelo, Pepe L., Comollo.»4
Cette sorte d'élection très démocratique était pour don Bosco l'un des moyens de cultiver un bon esprit chrétien parmi ses jeunes. Pour les former, jugeait-il, rien ne vaut l'exemple, qu'il soit vivant, raconté ou écrit. C'est pourquoi, dans la série des Letture cattoliche, il leur narrait, en ce même mois de janvier 1854 et dans une nouvelle édition adaptée, l'histoire d'un garçon qu'il avait connu, admiré et aimé au collège, puis au séminaire. La vie de Luigi Comollo «mort au séminaire de Chieri admiré par tous pour ses rares vertus» allait être indéfiniment proposée à ses enfants pour leur commune édification. On peut être assuré que le clerc Rua en faisait son miel, lui qui, au reste, nous a laissé, en annexe de l'un de ses cahiers de philosophie, une longue note d' «esempi» de Luigi Comollo.
10 Rua infirmier des cholériques |
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Les vacances d'été furent un brin mouvementées pour lui, devenu brusquement infirmier des cholériques. Replaçons-nous dans le contexte.5
Le 21 juillet 1854, à tous les angles de rues de Turin un Manifesto du maire annonça les précautions d'hygiène à mettre en oeuvre dans les maisons, les ateliers, les boutiques à l'arrivée imminente du choléra dans la ville. Les «contagionistes» faisaient la loi. Des hôpitaux spéciaux, dits lazarets, devaient être créés pour isoler les contaminés. Les gens du Valdocco apprirent que la municipalité destinait à cet usage l'immense halle de Borgo Dora. Ce lazaret aurait une capacité de cent cinquante lits et comporterait une annexe pour la pharmacie, la cuisine, les toilettes, les désinfections, ainsi que des pièces pour le personnel de service. La presse informait sur la maladie. Une circulaire du vicaire général Ravina transmettait alors aux curés du diocèse les instructions du gouvernement sur le concours souhaité du clergé contre la propagation du choléra. Simultanément les prêtres de Turin pouvaient faire leur profit des consignes contemporaines de l'archevêque de Gênes à son propre clergé: mesures prophylactiques et hygiéniques, facilités pour le ministère, et aussi interdiction de fuir la cité. Car forte était la tentation. Le 3 août, à l'aide de statistiques de la compagnie des chemins de fer, on calculait à Turin que le quart de la population génoise avait émigré.
A l'oratoire St François de Sales, le clerc Rua se sentait très concerné. Pour parer à la contagion, don Bosco avait, dès la première alarme, aménagé sa maison. Les locaux où, disait-il, «une centaine de jeunes» étaient entassés, avaient été adaptés et nettoyés. En raison de rechanges fréquents, il doublait sa provision de linge. Fin juillet, l'épidémie commença de ravager la ville et toucha l'environnement immédiat de l'oratoire à Borgo Dora, où la population allait être proprement décimée par le fléau.
Le clergé régulier et diocésain se dépensa au service des cholériques. Celui de Borgo Dora se distingua. Les cholériques abondaient dans son secteur: il y en eut huit cents, dont cinq cents moururent, calculait un témoin à la mi-octobre. Non contents d'administrer les sacrements aux malades, les prêtres leur rendaient des services d'infirmerie au péril de leur vie. Le curé don Agostino Pattina paya de ses souffrances le prix de son dévouement.
Quant à lui, don Bosco ne croyait pas se dévouer suffisamment par la seule défense de son oeuvre contre le fléau menaçant. La municipalité cherchait des infirmiers bénévoles. «Qui veut aller assister les cholériques au lazaret et dans les maisons particulières?», aurait-il un jour demandé à ses garçons. Il put présenter quatorze noms aux autorités. La liste complète des volontaires nous manque, mais nous savons qu'il y avait là au moins Rua dix-sept ans, Cagliero seize ans et Anfossi quatorze ans. Don Bosco donna des instructions pratiques à ses infirmiers néophytes. La maladie parcourait normalement deux stades, expliqua-t-il probablement. Il y avait l'assaut qui, sauf secours immédiat, était le plus souvent mortel; puis la réaction au cours de laquelle la circulation sanguine tentait de se rétablir. L'infirmier du cholérique devait combattre l'assaut en provoquant au plus vite une réaction, puis favoriser cette réaction de manière appropriée. On stimulait ces bienfaisantes réactions par des médications chaudes et des frictions accompagnées d'enveloppements de laine aux extrémités, qui étaient sujettes aux crampes et aux refroidissements. Un horaire fut établi, et les jeunes se dispersèrent, les uns au lazaret de Borgo San Donato, les autres dans les maisons du quartier. On les sollicita bientôt de toutes parts. De jour et de nuit, c'était, à l'Oratoire, un va-et-vient incessant. Convaincus de leur immunité s'ils suivaient les recommandations de leur directeur: veiller à la propreté, mais surtout fuir le péché et se confier à Marie, les jeunes de don Bosco remplissaient bravement leur nouvelle tâche.
Une expérience tout à fait nouvelle commença ainsi pour le clerc Rua. Il lui fallait vaincre l'horreur inspirée par le cholérique. «Oh! Quelle mort effroyable, celle des cholériques, écrira don Bosco à la fin de l'année décrivant ce qu'il avait vu et entendu. Vomissements, dysenterie, crampes aux bras et aux jambes, mal de tête, oppression d'estomac, suffocations... ils avaient les yeux enfoncés, la face livide, ils gémissaient et se débattaient; en somme dans ces malheureux, j'ai vu tout le mal qu'un homme peut endurer sans mourir.» L'Armonia du 16 septembre consacra aux jeunes de l'oratoire St François de Sales un paragraphe de sa «Chronique de la charité du clergé en temps de choléra»:
«Animés par l'esprit de don Bosco qui, pour eux, plus qu'un supérieur, est un père, ils s'approchent courageusement des cholériques, leur inspirent force et confiance, non seulement par leurs paroles, mais par leurs actes. Ils les prennent en mains et les frictionnent sans manifester la moindre horreur ni la moindre crainte. Au contraire, quand ils entrent dans une maison de cholériques, ils commencent par s'adresser aux gens terrifiés; ils les réconfortent et les invitent à se retirer s'ils ont peur, sauf s'il s'agit de malades du sexe faible. Dans ce cas ils prient quelqu'un de rester à proximité. Quand le cholérique a expiré, sauf encore s'il s'agit d'une femme, ils procurent les derniers soins à son cadavre.»6
Aucun des infirmiers bénévoles de l'oratoire ne fut touché par la maladie. Leur dévouement fit grande impression dans la ville.
11 La deuxième année de philosophie |
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Quand le clerc Rua se disposait à commencer sa deuxième année de philosophie, unique séminariste de son cours, paraît-il. il ne prêta peut-être pas beaucoup d'attention à l'arrivée d'un nouvel élève chez don Bosco. Mais il se ravisa rapidement. C'est en octobre 1854 que Dominique Savio, douze ans, désireux de devenir prêtre, fut admis dans la maison. Il avait été conseillé à don Bosco par son instituteur, don Cugliero. C'était un garçon tout à fait remarquable par son intelligence et sa piété. «Ici, dans votre maison, expliquait-il à don Bosco, il y a peut-être des enfants qui le valent, mais vous trouverez difficilement plus capable et plus vertueux. Essayez, vous découvrirez un saint Louis de Gonzague.» Dominique allait suivre le même parcours d'études que Michel quatre ans auparavant.7 Celui-ci témoignera un jour que, «dès les premières semaines de sa présence à l'oratoire», il conçut envers lui «une grande estime, qui augmenta régulièrement» avec le temps. Une «amitié fraternelle» (fraterno affetto) les liait l'un à l'autre.8 Entre 1854 et 1857 Dominique sera successivement l'élève de M. Bonzanino et de don Picco, avec toutefois une année intermédiaire à l'oratoire même.
A partir de l'automne 1854, Rua dut s'occuper chaque dimanche de l'oratoire San Luigi, près de la gare de Porta Nuova, ce qui entraînait pour lui deux allers et retours ces jours-là, à pied évidemment.
Son rôle à l'oratoire Saint François de Sales prenait toujours plus d'importance. Un élève du temps témoignera un jour: «Ce qui me surprit fort quand j'entrai à l'Oratoire, en 1854, en même temps que Dominique Savio, ce fut de voir que don Bosco préférait le clerc Rua pour le travail et les occupations, alors qu'il y en avait d'autres, par exemple le clerc Rocchietti, un peu plus âgé que lui et apparemment plus apte à commander. Certes que cette préférence me surprenait, mais je me suis ensuite aperçu qu'il était vraiment craint et aimé par tous les jeunes, en tant que leur supérieur et le représentant de don Bosco, lequel, évidemment, éprouvait pour lui une estime et une affection spéciales.»9
12 Les voeux privés de Michel Rua |
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Don Bosco façonnait doucement le jeune Rua, qui, sans le crier, se préparait à entrer dans la société religieuse envisagée par lui lors de la réunion du 26 janvier. A l'automne, avec la permission de son directeur spirituel et confesseur il se mit à communier tous les jours.10 Ces mois étaient son temps d'apprentissage spirituel, de noviciat si l'on veut, ce qui supposerait des conférences doctrinales et des exercices appropriés. Les «conférences», c'était don Bosco qui les tenait, toujours le dimanche soir, selon la coutume, après les prières, dans sa chambrette. Tout l'avenir de son oeuvre était dans cette poignée de disciples, qu'il voulait former lentement selon l'idéal d'éducateur conçu par lui. Les exercices auxquels il pliait leurs volontés n'étaient autres que ceux qu'il menait lui-même: journées épuisantes avec les oratoriens, prières communes, offices religieux, catéchèses, cours du soir, surveillances, jeux mouvementés... Il n'imaginait rien en dehors d'une vie de dévouement total au service de la jeunesse abandonnée, sinon, en plus de la fréquentation habituelle des sacrements, un léger cadre de pratiques pieuses qui, d'ailleurs, en y comprenant la visite au saint sacrement, étaient celles de ses jeunes de la maison de l'oratoire. Là s'arrêtait son enseignement, il n'exigeait pas davantage. Le reste, il l'abandonnait à la grâce de Dieu.
La grâce agissait en eux par la voie de son exemple. Don Bosco allait, venait, priant, se divertissant, travaillant devant tous. On n'avait qu'à lire l'enseignement qu'exhalait sa vie. Rua nourrissait son regard et son coeur de ses muettes leçons de vertu. A son prie-Dieu ou à l'autel, il le voyait facilement et profondément recueilli, absorbé dans une prière humble et confiante. Sur le terrain de jeux et au réfectoire, il le trouvait toujours plein de gaîté et d'allant, soucieux d'entretenir parmi ses jeunes une allégresse de bon aloi. S'il le voyait dans les rues, il admirait un homme soucieux de ne jamais manquer l'occasion d'entrer en contact avec les jeunes. Dans le train ordinaire de l'existence, il demeurait frappé de son naturel comme de sa bonté, de son humeur toujours égale, de sa politesse toujours souriante. S'il lui parlait dans sa chambre, il ressortait heureux de son contact non pas tellement paternel, mais simplement et authentiquement amical. Il faisait bon vivre à l'ombre de don Bosco.
Le profit spirituel fut rapide et sérieux, car le maître jugea bientôt que le disciple était prêt pour un grand pas. Le soir de l'Annonciation, le 25 mars 1855, dans la pauvre chambre de don Bosco, Michel Rua, séminariste en deuxième année de philosophie, prononça des voeux privés, vraisemblablement de pauvreté, chasteté et obéissance, entre les mains de son père dans la foi. Nul éclat dans la cérémonie. D'un côté un prêtre debout qui écoute et, de l'autre, face à un crucifix, un clerc agenouillé qui murmure une formule dont il ne nous est pas possible de dire la teneur exacte. Il n'y avait pas de témoin. «Et pourtant, écrivait judicieusement le P. Auffray, entre ces quatre murs, quelque chose de grand naissait... Origine toujours obscure des oeuvres en qui Dieu place les meilleures de ses complaisances!»11
12.1 Notes |
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1. Ces cahiers en FdR 2720 B5 à 2721 C5.
2. Le comte Cays, président de l'unique conférence de Turin, reconnaîtra la conférence de l'oratoire St François de Sales le 11 mai 1856, selon A. Amadei I, p. 73.
3. Note Rua en FdB 1989 C10.
4. D'après don Lemoyne en MB V, p. 12. Remarquons que, dans cette information, à supposer qu'elle soit vraiment de don Bosco, la nuance, incongrue dans un «registre», sur l'élection «exceptionnelle» des deux clercs, ne pouvait provenir que du seul don Lemoyne.
5. Pour cet article sur le choléra à Turin en 1854, je reprends mes notes de Don Bosco en son temps, p. 399-408.
6. «Cronaca della carità del Clero in tempo di Colera», L'Armonia, ann.VII, n. 112, sabato 16 settembre 1854, p. 521. Cet article a été partiellement recopié en MB V, p. 114-116.
7. G. Bosco, Vita del giovanetto Savio Domenico, allievo dell'Oratorio di San Francesco di Sales, Turin, 1859.
8. Déposition de don Rua au Procès informatif de canonisation de Dominique Savio, Summarium, p. 152.
9. Giovanni Battista Piano, cité par A. Amadei, I, p. 57.
10. Ce paragraphe sur la préparation spirituelle du jeune Rua à ses premiers voeux suit d'assez près le texte, un peu exalté et fantaisiste il est vrai, mais avec des images heureuses, de A. Auffray, p. 41-43.
11. Auffray, p. 43.
13 La théologie |
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Au début de l'année scolaire 1855-1856, le clerc Rua commença ses études de théologie au séminaire. Ses professeurs étaient le théologien Francesco Marengo, auteur d'un De institutionibus theologicis (Leçons de théologie) et le théologien Giuseppe Molinari, auteur d'un De sacramentis in genere (Généralités sur les sacrements). Il y avait deux heures de cours le matin et une heure et demie l'après-midi. Rua y ajoutait deux ou trois fois la semaine un cours privé de grec et d'hébreu chez l'abbé Amedeo Peyron. Car il tenait à lire et à comprendre la Bible. Simultanément, il préparait, semble-t-il, un examen de maestro (instituteur), ce qui expliquerait la présence dans ses cahiers de cette époque d'exercices de français, d'arithmétique et de sciences naturelles1. Rua était un forcené du travail intellectuel.
Cependant il soignait la théologie. On a conservé de lui pour cette époque quatre cahiers De Religione (la Religion). Ils commencent par distinguer la religion dans sa pratique (le culte) et la religion comme phénomène social (les religions), puis montrent la nécessité de la Révélation, l'intégrité et la vérité de l'Ancien et du Nouveau Testament qui la rapportent. Le cours, d'une écriture appliquée, semble avoir été dicté. Il tend à prouver l'existence d'une seule religion révélée authentique qui est la religion chrétienne de l'Eglise catholique. Au terme, tout le traité est analysé par notre séminariste sur trente-et-une pages de tableaux synoptiques, révélateurs d'un homme épris de clarté et de cohérence.
Le traité De Deo uno et trino, qui avait sa place après celui de théologie fondamentale De Religione, fut certainement renvoyé à plus tard. Il semble que le théologien Giuseppe Molinari ait entrepris rapidement de donner à son élève des leçons de sacramentaire, ouvertes par le traité De gratia. On trouve en effet dans les mêmes archives centrales salésiennes, écrite par Rua, une étude de 206 pages sur la grâce, problème crucial dans l'Eglise de cette époque. Elle est suivie d'une longue série de notes plus ou moins ordonnées sur l'Eucharistie (96 pages). Les autres sacrements sont traités plus rapidement dans ces papiers: un schéma synoptique sur deux pages pour le Baptême, 34 pages de notes sur la Confession et 17 sur l'Extrême Onction. Le tout en latin scolastique comme il se devait alors. L'examen de ces thèses fournirait une meilleure connaissance de la pensée de don Rua au long de sa vie sacerdotale.
14 Le contexte troublé de la naissance d'une société religieuse |
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Cependant don Bosco réfléchissait. Son oeuvre locale s'affermissait avec l'arrivée au Valdocco en octobre 1854 d'un prêtre séculier d'âge mûr, Vittorio Alasonatti. Il en fit son second et lui donna le titre de préfet. Sa maison et toute son entreprise se structuraient. Mais parviendrait-il à créer une société nécessairement religieuse pour le soutenir dans son oeuvre des oratoires?
Politiquement, dans les Etats sardes, l'époque semblait contraire à une telle initiative.2 Entre novembre 1854 et mai 1855, le gouvernement, animé notamment par le ministre de la Justice et de l'Intérieur Urbano Rattazzi, discuta et fit discuter au parlement une loi sur les couvents, qui visait à interdire sur le territoire et dans toute la mesure possible les ordres et congrégations de religieux et de religieuses, en particulier les «ordres mendiants» nuisibles, selon les libéraux, à la moralité du pays et «contraires à l'éthique moderne du travail». La nouvelle loi libérerait les moines du poids de leurs richesses. A l'inverse, la droite cléricale y dénonçait la violation du Statuto et des concordats passés avec le Saint-Siège, elle criait à l'attentat délibéré contre le droit d'association et contre celui de propriété, précurseur de l'irruption du socialisme et du communisme à travers le pays. En même temps, l'extrême gauche dénonçait l'obscurantisme ecclésiastique, rappelait l'affaire Giordano Bruno, ce philosophe italien du seizième siècle qui, accusé d'hérésie, fut brûlé vif, le procès de Galilée, esprit trop moderne lui aussi, et brandissait l'Index des livres prohibés. Profitant de la tribune, elle accusait les papes, dont Pie IX, alors couvert par les Français, d'avoir régulièrement pris le parti de l'étranger au détriment de l'Italie. Cherchant à élargir le projet de loi qu'elle trouvait trop timide, elle réclamait la disparition de tous les ordres existants: il fallait donc inclure dans la suppression, en compagnie des contemplatifs et des mendiants directement visés, les corporations vouées à la prédication et à l'enseignement. Les biens ecclésiastiques devraient être municipalisés ou provincialisés... Une atmosphère électrique.
Finalement, le 29 mai 1855, la loi Rattazzi fut paraphée par le roi. Les maisons situées dans les Etats sardes et relevant de religieux non adonnés à la prédication, à l'éducation ou à l'assistance des malades n'étaient plus reconnues comme enti morali (personnes morales); en droit, elles n'existaient donc plus. Il faut parcourir, dressée dans un décret annexe, la liste des vingt-et-une congrégations d'hommes et des quatorze congrégations de femmes frappées par la loi pour réaliser l'ébranlement psychologique ainsi causé en Piémont. «Quel bouleversement, quel terrible mécontentement, que de malheureux frappés d'excommunication!», s'écriait alors don Bosco dans une lettre à un ami.3
Cette loi allait constituer une référence permanente pour don Bosco. Elle lui ferait redouter pour ses auxiliaires l'épithète malsonnante de frati, l'inciterait à craindre tout soupçon d'ente morale pour leur association et lui conseillerait d'y maintenir coûte que coûte les droits civils de ses membres. Ces droits empêcheraient de confondre sa société avec une quelconque corporation religieuse.
15 Morts de Margherita Bosco et de Dominique Savio |
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Trois disparitions touchèrent à des degrés différents le séminariste Rua durant sa première année de théologie.
Le théologien Paolo Rossi, directeur de l'oratoire San Luigi, à Porta Nuova, où il se rendait chaque dimanche, atteint d'une affection pulmonaire, mourut le 5 novembre 1856 à l'âge de seulement 28 ans. Le poids de la charge retomba sur Michel Rua, qui l'assuma tant bien que mal.4
Dans la maison de l'oratoire Saint François de Sales, l'arrivée de don Alasonatti avait définitivement enclos dans sa chambre la mère de don Bosco, Margherita, qui y avait longtemps fait fonction d'économe. Les enfants et les visiteurs ne l'oubliaient pas, mais elle s'était effacée. Sur ce, en novembre 1856, une violente pneumonie se déclara. Désormais Gioanna Maria Rua fut sans cesse à son chevet, en la compagnie de la soeur de Margherita, Marianna Occhiena.. Toute la maison pria pour sa guérison. Pendant plusieurs jours, elle maintint son monde entre la crainte et l'espoir. Presque à toutes les heures l'un ou l'autre jeune arrivait dans sa chambre pour avoir de ses nouvelles. Et la communauté en attendait chaque soir de la part de don Bosco ou de don Alasonatti. Son fils Giuseppe arriva de Castelnuovo. L'angoisse s'amplifia quand on lui administra les derniers sacrements. Enfin, le 25 de ce mois de novembre, elle expira. Les funérailles furent modestes, mais très touchantes. Une messe solennelle fut célébrée dans l'église de l'Oratoire. Les garçons accompagnèrent ensuite le cercueil à la paroisse, les versets du Miserere alternant avec quelques notes funèbres de la musique de la maison. Le cortège avançait dans un ordre parfait et à la grande édification des spectateurs. Madame Gastaldi affirma n'avoir jamais vu de funérailles aussi touchantes.5 Conséquence importante pour les Rua, à la fin de ces années 1850 Gioanna Maria Rua sera un peu une autre «maman Margherita» pour les jeunes enfants de don Bosco.
Autre deuil, quelques semaines après la disparition de Margherita, Michel apprit que Dominique Savio, ce garçon qui l'avait toujours tellement édifié, était sérieusement malade. Le 8 juin précédent, Dominique avait fondé, avec les clercs de l'oratoire Michel Rua et Giuseppe Bongiovanni, la Compagnie de l'Immaculée, au règlement tissé de résolutions pratiques, qui améliorerait le climat spirituel de l'oeuvre tout entière. La «grande estime» que Michel éprouvait pour Dominique avait encore augmenté «à l'occasion de l'institution de cette association» déclarera don Rua lors du procès de canonisation du jeune garçon.6 Dominique avait une santé fragile. Une affection pulmonaire l'obligea à quitter la maison et à rentrer en famille le 1er mars 1857. Ce matin-là, il participa à l'exercice de la bonne mort et salua sereinement don Bosco et ses camarades. Huit jours après, il expirait. C'était un saint, proclamaient aussitôt ses compagnons, qui se mettaient à l'invoquer. Et ce genre de prière était efficace, attestera encore don Rua à ce même procès.7 De son côté, don Bosco, qui était du même avis, commençait de récolter, notamment auprès de Michel, les signes de ses remarquables vertus pour la Vita del giovanetto Savio Domenico qu'il éditerait dès 1859.8
16 Un premier projet constitutionnel de don Bosco |
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Retrouvons l'année 1857. Les bonnes relations qu'il entretenait avec le ministre Rattazzi rassuraient alors un peu don Bosco en peine de passer à l'exécution de son projet de fondation religieuse. En effet, ce redoutable anticlérical appréciait sa «charité philanthropique», lui recommandait des garçons et lui faisait verser quand il les réclamait de généreux subsides. Il faut probablement dater du mois de mai 1857 une conversation décisive que don Bosco eut avec lui au ministère lors d'une visite de remerciement. Rattazzi lui demanda s'il pensait à l'avenir de son oeuvre. Il pourrait être assuré, remarquait-il, par une société de laïcs et d'ecclésiastiques. Mais, observa don Bosco, le gouvernement piémontais n'est-il pas hostile à cette sorte d'association? Ce ne devrait pas être une congrégation religieuse, c'est-à-dire une société de mainmorte, aurait répliqué Rattazzi, mais une société dans laquelle chacun des membres conserverait ses droits civils, se soumettrait aux lois de l'Etat, paierait ses impôts, etc., en somme une société de libres citoyens.
Pour don Bosco, ce fut le déclic. Il créerait, même si pour l'Eglise ce serait une congrégation, une société de bienfaisance qui répondrait à ces critères. A la fin de cette année 1857, au plus tard au début de 1858, il donna à copier à Rua sous le titre de «Congrégation de St François de Sales», un cahier d'une quinzaine de pages qui expliquait l'origine, le but, la forme, les voeux, le gouvernement et les modalités d'acceptation dans cette société.9 «Le but de cette congrégation, écrivait alors Rua recopiant don Bosco, est de réunir ses membres ecclésiastiques, clercs et aussi laïcs pour se perfectionner eux-mêmes par l'imitation des vertus du divin sauveur.» Rien de compliqué, surtout pas de voeux solennels aux effets juridiques contraignants. «Tous ses membres mènent une vie commune liés seulement par la charité fraternelle et des voeux simples qui les réunit pour former un seul coeur et une seule âme pour aimer et servir Dieu.» Don Bosco avait tenu compte des mises en garde du ministre Rattazzi: «A son entrée en congrégation, nul ne perdra ses droits civils, même après avoir fait ses voeux. Chacun gardera donc la propriété de ses biens, la faculté de succéder, de recevoir des héritages, des legs et des donations.» Ce sera une société de libres citoyens.
Et don Bosco décida de soumettre ce projet à Pie IX. Don Bosco était connu au Vatican depuis 1849, quand ses jeunes avaient participé à une collecte en faveur de Pie IX, lequel les en avait fait remercier.
17 A Rome avec don Bosco en 1858 |
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Don Bosco irait à Rome en la compagnie de Michel, qui ferait fonction de secrétaire. Le voyage Turin-Rome, en train, puis en bateau, enfin en voiture postale, dura quatre jours, du 18 février 1858 à l'aube, à la fin de la soirée du 21 février. A Rome don Bosco fut reçu dans la famille de Maistre, au 49, via del Quirinale. Rua y logea d'abord lui aussi, mais s'en fut bientôt chercher un abri chez les rosminiens, quitte à retrouver don Bosco chaque matin à la première heure.10 Nos deux pèlerins, qui prévoyaient un séjour d'un ou deux mois dans la ville, organisèrent leur temps. Don Bosco tenait à mettre au point les statuts de sa société en gestation. Rua porterait des lettres à doùmicile, transcrirait des textes de sa belle écriture, notamment le livre de don Bosco Mese di maggio (mois de mai), et accompagnerait don Bosco à travers la ville.
Au fil des semaines, l'un et l'autre visitèrent Rome consciencieusement en pieux pèlerins, en amateurs d'architecture et d'histoire et en apôtres curieux des expériences pastorales de la cité des papes. Ils allaient à pied, parfois sous la pluie et abrités sous un seul parapluie, sauf si un noble personnage leur offrait de les transporter dans sa calèche. Ils récoltaient le maximum d'informations pittoresques et édifiantes lues ou entendues au hasard des journées pour les consigner ensuite dans leur journal qu'ils voulaient très détaillé. On les vit au Gesù, au Panthéon, à Saint Pierre aux Liens, à Saint Louis des Français, à Sainte Marie Majeure, à Saint Jean de Latran, bien entendu à Saint Pierre du Vatican et au château Saint Ange, son voisin, etc. Pour don Bosco qui venait de publier une vie de saint Pierre, la visite la plus émouvante fut certainement, le 2 mars, en la compagnie de Michel et de la famille de Maistre, celle de la prison Mamertine. «Rien que de la voir fait horreur», écrira don Bosco à don Alasonatti.11 Devant la famille de Maistre, don Bosco y célébra la messe sur un petit autel aménagé près de la «colonne de saint Pierre».
Avec Rua, don Bosco se conformait aux pratiques dévotionnelles des lieux. Le 23 février, à Saint Pierre aux Liens on vénérait exceptionnellement les chaînes de l'apôtre. «Nous avons eu la consolation de toucher ces chaînes de nos mains, de les baiser, de nous les mettre au cou et sur le front», dit le journal du voyage. Le 25, ils grimpèrent à genoux les vingt-huit marches de la Scala santa. Le 13 mars, ils tinrent à gagner une indulgence plénière en se rendant à l'église de la station du jour, qui était Sainte Marie des Anges, où, près de l'autel principal, ils vénérèrent un nombre impressionnant de reliques. «Ayant ainsi satisfait notre dévotion, raconta le journal, nous sommes rentrés chez nous vers 6 heures très fatigués et avec un bon appétit.» Nos deux Turinois s'intéressaient beaucoup aux oeuvres romaines de bienfaisance pour les comparer aux leurs. Ils visitèrent ainsi le foyer Tata Giovanni, dont le style de vie ressemblait beaucoup à celui du Valdocco; une école de charité tenue par la conférence romaine de Saint Vincent de Paul à Sainte Marie des Monts; le foyer Saint Michel, vaste établissement accueillant «plus de trois cents personnes, dont trois cents enfants» et aussi plusieurs oratoires dans la tradition de saint Philippe Néri.
Le point le plus important pour l'un et l'autre était évidemment la rencontre avec le pape, que don Bosco avait sollicitée dès son arrivée à Rome. Le 8 mars, au retour d'une journée fatigante, don Bosco déplia un billet qui le transporta. «Je l'ouvre, je le lis, il disait: On prévient le signor abate Bosco que Sa Sainteté a daigné l'admettre à l'audience demain neuf mars entre onze heures trois quarts et une heure.» Ce 9 mars, don Bosco et le clerc Rua se présentèrent donc au Vatican, très émus, une mantelletta (camail) de cérémonie sur les épaules. «Occupés de mille pensées», ils se mirent à gravir les escaliers «plus mécaniquement que rationnellement», dit le journal. Les gardes nobles «vêtus comme des princes» les impressionnaient. A l'étage des salons pontificaux, gardes et camériers «luxueusement habillés» les saluèrent et s'inclinèrent profondément pour prendre la lettre d'audience que don Bosco tenait entre ses doigts. Le spectacle sans cesse nouveau des allées et venues de l'antichambre leur occupa l'esprit pendant une heure et demie d'attente.
Quand un prélat domestique leur fit signe d'entrer, don Bosco dut, affirme la chronique, «se faire violence pour ne pas perdre son équilibre mental». Rua le suivait avec les exemplaires reliés des Letture cattoliche, leur cadeau au Saint Père. Ils firent leurs trois génuflexions protocolaires: une à l'entrée du salon, une deuxième en son milieu et une troisième aux pieds du pontife. Et toutes leurs appréhensions s'évanouirent, quand ils découvrirent «l'homme le plus affable, le plus vénérable, et, en même temps, le plus beau qu'un peintre puisse peindre». Comme le pape était assis à son bureau, nos deux visiteurs ne purent lui baiser le pied comme ils l'avaient prévu: ils ne lui baisèrent que la main. Mais Rua, selon sa promesse aux clercs du Valdocco, la lui baisa à deux reprises, une fois pour lui et une fois pour ses camarades. Ils restaient à genoux, et don Bosco, par respect pour l'étiquette, prétendait converser ainsi. «Non, lui dit Pie IX, levez-vous.» Quand le pape eut bien compris qu'il avait affaire à l'apôtre des garçons de Turin, il se mit à multiplier les questions sur les oratoires, les jeunes, les clercs, et rappela l'offrande reçue à Gaëte. Don Bosco lui remit les volumes des Letture cattoliche. «Il y a quinze relieurs dans notre maison», expliqua-t-il. Le pape s'absenta un instant et revint avec quinze petites médailles de l'Immaculée pour les relieurs, une un peu plus grande pour Rua et un écrin contenant une belle médaille pour don Bosco lui-même. Il se disposait à congédier l'un et l'autre, quand celui-ci demanda à parler seul. Rua fit une génuflexion au milieu de la pièce et se retira. Don Bosco, resté avec Pie IX, parla de son projet de société religieuse et entendit le pape l'exhorter à demander des voeux à ses collaborateurs. Rua fut rappelé, et l'audience fut close par une large bénédiction du souverain pontife sur don Bosco, sur son compagnon, sur ceux qui partageaient sa mission, sur ses collaborateurs et bienfaiteurs, enfin sur ses jeunes et sur toutes ses oeuvres. Don Bosco et Rua s'en furent vers leur logis des Quattro Fontane remplis de vénération et de gratitude pour le pontife qui les avait si paternellement traités.
L'audience pontificale du 6 avril, qui associa à don Bosco et à Michel Rua le théologien Leonardo Murialdo, autre saint apôtre des jeunes piémontais alors directeur de l'oratoire San Luigi, fut une prise de congé. Don Bosco remit alors au pape une lettre de Gustave de Cavour, qui proposait un accommodement sur le sort de Mgr Fransoni, l'exilé de Lyon, et, par voie de conséquence, sur celui du diocèse de Turin privé de pasteur depuis neuf ans. Le papier sera transmis au cardinal Antonelli. Le pape démontra envers don Bosco une «bonté confondante». Au cours d'une conversation de trois quarts d'heure, Pie IX lui accorda toutes les faveurs spirituelles et toutes les bénédictions qu'il lui demandait. Et il y joignit quarante écus d'or pour procurer une collation aux jeunes oratorie es devenues décidément tout à fait fraternelles. La voici traduite tout entière. ns. Leonardo Murialdo et Michel Rua «gongolavano di gioia» (étaient aux anges), écrivit don Bosco le lendemain à don Alasonatti.12 Et, le 14 avril, nos deux pèlerins, riches d'informations et d'émotions sur Rome, son histoire, ses églises, ses oeuvres charitables et surtout son vénérable pontife, reprirent en sens inverse la route de Turin, où ils débarquèrent du train de Gênes le 16 avril.
L'aventure de ce voyage lia un peu plus le maître et le disciple. En juillet, don Bosco eut l'occasion de répondre par une lettre latine à Rua qui lui avait demandé conseil. Cette lettre révèle non seulement le type de spiritualité active enseignée par don Bosco, mais aussi le style de leurs relations réciproqu
Mon fils. - Que la joie et la grâce de Notre Seigneur Jésus Christ soient toujours dans nos coeurs! Tu m'as demandé quelques avis salutaires. Je le ferai volontiers en quelques mots. Sache donc et persuade-toi que les souffrances de ce temps ne sont pas comparables avec la gloire future qui sera révélée en nous. En conséquence recherchons cette gloire incessamment et avec courage. La vie de l'homme sur terre est une vapeur de peu de chose, c'est pour nous une trace qui disparaît, une ombre qui apparaît et n'est plus, une onde qui coule. En conséquence les biens de cette vie doivent être tenus pour peu de chose, les biens célestes être recherchés avec soin.
Réjouis-toi dans le Seigneur. Que tu manges, que tu boives, quoi que tu fasses, fais tout pour la plus grande gloire de Dieu.
Je te salue, mon fils. Prie pour moi notre Seigneur Dieu.
Ton confrère Bosco, prêtre.
Sant'Ignazio sopra Lanzo, le 26 juillet 1858.13
Pour don Bosco, le clerc Rua était désormais un consocius, un confrère.
18 Le traité De Deo uno et trino |
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Le voyage de Rome avait été intercalé dans la série des traités de théologie que le clerc Rua continuait de suivre au séminaire de Turin depuis 1856. En juillet 1859, aux examens de fin d'année, il fut classé premier sur sept candidats avec la note plus quam optime.
Les archives salésiennes conservent pour la fin des années 1850 cinq de ses cahiers de notes intitulés De Deo uno et trino (Dieu un et trine). dont le deuxième est incidemment situé en 1859. Ils totalisent 132 pages. On sera peut-être curieux de leur contenu. Dans les cahiers De Deo uno, il est question successivement de l'existence de Dieu, de son essence, de ses attributs, soit «négatifs», c'est-à-dire l'éternité, l'immensité, l'immutabilité, la liberté et l'unité; soit «positifs», c'est-à-dire la sainteté, la véracité, la science, la bonté, la justice et la providence. Le troisième cahier enchaîne avec le De Trinitate, qui commence par la définition des mots procession et relation, montre qu'il y a en Dieu trois personnes réellement distinctes, essaie de déterminer l'originalité de la position de la deuxième et de la troisième personnes, insiste sur la consubstantialité des trois personnes et enfin tente de résoudre les objections contre cette trinité. Une étude tout à fait classique par conséquent, comme on peut s'y attendre de la part des théologiens scolastiques au dix-neuvième siècle. Elle parlait à l'intelligence, très peu au coeur.
De la même époque datent des cahiers de Rua intitulés De iustitia et iure 1859-60 (la justice et le droit).
La théologie dogmatique et la théologie morale ne semblent pas avoir passionné le séminariste Rua. Il suivait ces cours consciencieusement et brillait aux examens. En février 1860 les examinateurs le félicitèrent par un egregie. Mais il préférait la Bible ou plutôt l'histoire sainte, sur laquelle il avait commencé de remplir, pour un ouvrage à éditer (mais qui ne le sera jamais), toute une série de cahiers (dix-huit au total ont été conservés) en partant, cela va sans dire, des six jours de la Création, racontés minutieusement sur quatre-vingts pages serrées. Nous le comprenons sans pour autant lui donner raison. L'herméneutique biblique balbutiait encore au temps du jeune Rua.
Rua travaillait énormément. Son horaire nous le fera comprendre. Pendant la journée ses tâches à l'oratoire Saint François de Sales ou à celui de San Luigi mangeaient ses heures libres. Il devait prendre sur ses nuits, non pas le soir, car don Bosco ne tolérait pas ces veillées-là, mais le matin. Par les plus rudes hivers, très fréquents à Turin alors, il était debout dès deux heures ou deux heures et demie, témoignera plus tard le professeur Alessandro Fabre arrivé à l'oratoire en octobre 1858. Il priait seul, à genoux sur le pavé, près d'une table de la salle d'étude. Quand trois heures sonnaient il passait dans les chambrées où dormaient les six, sept, dix, voire quinze volontaires pour se lever à cette heure-là. En été, ce pouvait être gratifiant, mais en hiver c'était dur. «Que de fois il nous arriva, écrira plus tard l'un de ces garçons, de trouver au saut du lit notre cuvette gelée! Alors on ouvrait la fenêtre de la mansarde, on se penchait sur la gouttière et, les mains plongées dans la neige, on prenait la plus réfrigérante des ablutions.». En étude, ils travaillaient. L'éclairage de la salle était faible: quelques lumignons à huile, baptisés capucins à cause de leur éteignoir fixe en forme de capuce.14 A cinq heures et demie, les autres «tudiants» rejoignaient ces vaillants. Chaque matin Rua pouvait ainsi consacrer, avant la messe, trois heures à l'étude de la théologie.
19 La structuration de la société de St François de Sales |
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L'année 1859 fut marquée au plan politique par la progression de l'unification italienne sous la conduite du Piémont et, au plan intérieur du Valdocco, par la structuration de la société que don Bosco rêvait de créer.
Une guerre victorieuse contre l'Autriche en Lombardie, guerre conclue par l'armistice de Villafranca le 11 juillet, et des soulèvements populaires fomentés par les agents piémontais dans les duchés et en Romagne, territoire pontifical, ratifiés en août-septembre par leurs représentants à Turin, firent que, brusquement tout le nord de la péninsule passa sous la coupe des Etats sardes. Pour le pape Pie IX, c'était une grave insulte à son autorité. Et le Valdocco se rangea sans hésiter de son côté. Don Bosco, auteur d'une Histoire d'Italie apparemment plutôt favorable à l'Autriche contemporaine et plutôt molle sur la question de l'unité italienne, passait alors pour un dangereux réactionnaire, qu'épinglait violemment la Gazzetta del popolo (18 octobre). Surtout, le 9 novembre don Bosco adressait au souverain pontife une longue lettre, l'assurant de la totale désapprobation du clergé et de tous les bons catholiques à l'égard de la conduite du gouvernement piémontais. Le pape répondra par un Bref élogieux que don Bosco brandira aussitôt en le faisant placarder et imprimer dans le journal clérical l'Armonia à la grande colère de ses adversaires.
Dans ce climat tendu Rua franchit brusquement une suite d’étapes décisives vers son sacerdoce. Le 11 décembre, Mgr Giovanni Antonio Balma lui conféra en une seule cérémonie la tonsure et les quatre ordres mineurs; puis, le 17 suivant, le sous-diaconat qui le vouait au célibat. Ce sera donc en qualité de sous-diacre qu'il participera quelques jours plus tard. à la réunion fondatrice de la société salésienne.
En ce mois de décembre, don Bosco donna à sa société religieuse une structure simple, si l'on veut, mais très suffisante. Le 9, dans une conférence à ses collaborateurs, il annonça pour le 18 une assemblée décisive à ceux qui voudraient s'engager avec lui. Que les autres s'abstiennent d'y paraître.
Le règlement copié par Rua comportait, on l'a dit, un titre sur le «Gouvernement de la congrégation». Le premier article de ce titre spécifiait: «La congrégation sera gouvernée par un chapitre composé d'un recteur, d'un préfet, d'un économe, d'un directeur spirituel ou catéchiste et de deux (vite transformé en trois sur l'original) conseillers.» Pour désigner ce groupe, don Bosco avait opté très consciemment pour la dénomination de «chapitre», c'est-à-dire de «collège», de préférence à celui de «conseil», que ses modèles de constitutions lui proposaient. Les décisions devraient y être prises en commun. L'autorité du recteur n'y serait pas absolue, le gouvernement serait collégial.
Les articles suivants du titre Gouvernement expliquaient les conditions de l'élection du recteur et ce que l'on attendait du préfet et du directeur spirituel.
Les trois articles sur ce directeur spirituel vont bientôt nous intéresser ici. Ils disaient:
«Le directeur spirituel prendra soin des novices, il s'appliquera avec la plus grande sollicitude à leur faire apprendre et pratiquer l'esprit de charité et de zèle chez celui qui désire donner entièrement sa vie au bien des jeunes abandonnés. - Sa charge est aussi de veiller sur la conduite du recteur, avec obligation de l'avertir s'il remarque chez lui quelque négligence dans l'observance des Règles de la congrégation. - Il appartient aussi au directeur spirituel de veiller sur la conduite morale de tous les membres de la congrégation.»
L'assemblée du 18 devrait pourvoir à l'élection de l'ensemble de ce dispositif. Ce soir-là, à neuf heures, ils furent dix-huit à s'entasser dans l'étroite chambre de don Bosco. C'était deux prêtres: don Bosco lui-même et don Alasonatti, puis le diacre Angelo Savio, le sous-diacre Rua, treize simples clercs et enfin un jeune homme encore laïc. L'assemblée donna lieu à un procès verbal rédigé par son secrétaire Alasonatti. Selon ce document, les assistants affirmaient par leur seule présence leur intention «de conserver et de promouvoir l'esprit d'authentique charité requis par l'oeuvre des Oratoires pour la jeunesse abandonnée et en danger, qui, en ces temps calamiteux, est séduite de mille manières pour le malheur de la société et précipitée dans l'impiété et l'irréligion». Ils décidaient d'un commun accord de «s'ériger en société ou congrégation qui, ayant pour but de s'aider mutuellement dans leur sanctification personnelle, chercherait à promouvoir la gloire de Dieu et le salut des âmes, surtout de celles qui ont le plus besoin d'éducation et d'instruction».
Après quoi, on procéda à l'élection des membres de la direction de la société ainsi constituée. Une courte prière fut récitée, le Saint Esprit invoqué. A l'unanimité, don Bosco «initiateur et promoteur» de la société, fut prié d'accepter la charge de recteur. Parce qu'il craignait peut-être les fantaisies de ses jeunes gens pas toujours tendres pour l'austère don Alasonatti, il s'inclina à la condition de pouvoir choisir lui-même le «préfet» du chapitre, qui serait ce don Alasonatti, préfet de l'oratoire. Et l'assemblée ne put que lui donner son accord.
Le groupe, certainement à l’initiative de don Bosco, décida que, pour les autres postes, à savoir le directeur spirituel, l'économe et les trois conseillers, l'élection se ferait à bulletins secrets. Et c'est ainsi que, ce soir-là, l'assemblée donna ses voix «à l'unanimité» selon le procès verbal, à notre sous-diacre Michel pour la charge de «directeur spirituel» de la nouvelle société. Il serait, aux côtés de don Bosco, le gardien des âmes, celui qui, avec la confiance de tous, formerait ses nouveaux adhérents et veillerait sur son esprit authentiquement religieux et chrétien. Don Bosco savait pouvoir compter sur ce jeune homme, qui n'avait encore que vingt-deux ans. Puis Angelo Savio fut élu économe, Giovanni Cagliero, Giovanni Bonetti et Carlo Ghivarello conseillers.15 La structuration était complète.
19.1 Notes |
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1. Tous les cahiers scolaires de Michele Rua, souvent datés, peuvent se retrouver en FdR 2665 B9 à 2750 B9. On n'en donnera pas ici les références précises.
2. Sur Rattazzi et la loi des couvents, je reprends ici mes notes de Don Bosco en son temps, p. 420-430.
3. G. Bosco à D. Rademacher, Turin, 7 juin 1855, Epsitolario I, p. 257.
4. Le 26 juillet 1857, le théologien Leonardo Murialdo prendra la direction de cet oratoire San Luigi, selon une lettre de M. Rua à don Bosco datée du 27 juillet 1857. (Minute in Archivio Salesiano Centrale S. 91311 Rua, reproduite dans Amadei I, p. 90-91.)
5. Cette note sur la mort de Margherita dépend d'un récit de la Storia dell'Oratorio, oeuvre de Giovanni Bonetti, feuilleton du Bollettino salesiano, mai 1883.
6. Positio super Introductione Causae (Rome, 1913), Summarium, p. 152.
7. Même Summarium, p. 153.
8. Lire éventuellement les deux textes de Michele Rua, Memorie riguardo al giovan Savio Domenico, dans le même Summarium, p. 222-227.
9. Ce cahier en FdB 1893 E5 - 1894 A10.
10. Nous sommes minutieusement informés sur ce voyage par un cahier manuscrit de 75 pages Viaggio a Roma, 1858, en FdB 1352 E3 - 1354 A5, écrit par Rua, mais censé être le journal de don Bosco.
11. G. Bosco - V. Alasonatti, Rome, 7 mars 1858, Epsitolario I, p. 340.
12. G. Bosco - V. Alasonatti, Rome, 7 avril 1858, Epsitolario I, p. 346.
13. Epsitolario I, p. 355.
14. Alessandro Fabre, «Per la memoria di D. Rua», Pinerolo 18 juin 1910, FdR 2839 B2-8., repris dans Amadei I, p. 124.
15. Procès verbal de don Alasonatti, FdB 1873 D9-11.
20 La préparation sacerdotale |
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Quand il était institué directeur spirituel de la société salésienne naissante, Michel Rua poursuivait encore ses études de théologie au séminaire de Turin et se préparait à l'ordination sacerdotale en fin d'année scolaire. Quelques-uns de ses cahiers De legibus (les lois) sont clairement datés de cette année 1859-1860. Il était toujours aussi actif. Depuis 1855, les cinq classes de gymnase avaient été progressivement créées à l'oratoire Saint François de Sales. il lui revenait de les superviser.
Délicat dans ses sentiments, il ne fallait pas attendre de Rua des manifestations pieuses plus ou moins exaltées. Son tempérament réfléchi modérait ses mots et ses actes. La raison le gouvernait. Il gardait toujours son calme. Quand venait l'heure de la prière il s'y immergeait simplement. Le reste du temps, comme don Bosco, il faisait de son travail une prière. Des témoins le ressentaient. Giacinto Ballesio, entré à l'oratoire en 1858, témoignera: «Le clerc Rua était le premier pour sa piété simple, sincère et digne. A le voir prier, soit en étude, soit sous les portiques pendant les prières du soir, ou encore à l'église, sa figure transparente, son maintien, nous faisait comprendre que son esprit et son coeur étaient en Dieu. Il le voyait le Seigneur, il le voyait Jésus, il le sentait, il y trouvait ses délices et il nous faisait prier nous aussi.»1 Inutile par conséquent de chercher des effusions mystiques dans ses carnets personnels Ce n'était pas son genre. Tout se passait dans le secret de son âme en contact habituel avec Dieu.
Ne l'imaginons pourtant pas seulement réservé et silencieux. «Le clerc Rua, selon le même témoin, bien que digne et de bonne tenue, était le roi de la récréation, des chants, des jeux, qu'il savait à l'occasion entremêler d'un bon conseil, d'une remarque judicieuse, d'un esempio.»2
Le 17 mars 1860, Rua entama dans la maison des Prêtres de la Mission (lazaristes) une retraite préparatoire au diaconat, ordre qui lui sera conféré le 24. L'ordination sacerdotale approchait.
Cependant Pie IX souffrait et don Bosco tâchait de le soutenir. Des plébiscites étaient organisés dans les territoires au nord de Rome en vue de leur annexion au Piémont. Indigné, Pie IX excommuniait les «envahisseurs et les usurpateurs». Et don Bosco lui écrivait en accompagnement d'une offrande de ses jeunes au titre du Denier de St Pierre, y exprimant sa pleine adhésion à la politique papale et transmettant des informations sur des projets de conquête de territoires des Etats pontificaux.3 A Turin, le soutien à Pie IX entraînait des vexations. On perquisitionna chez le comte Cays, chez le chanoine Ortalda, chez don Cafasso et aussi chez don Bosco. Le 26 mai la direction de l'oratoire fit ainsi l'objet d'une perquisition assez sévère. Et, quelques jours après, les classes de la maison furent inspectées de façon malveillante.
La première phrase d'une lettre de don Bosco à notre Rua, sur le point d'être ordonné prêtre, se comprend mieux dans ce contexte. En juillet, chez les Prêtres de la Mission au cours de la retraite qui le préparait directement au sacerdoce Rua avait demandé par écrit en français à don Bosco des conseils opportuns. Et don Bosco lui répondit en latin ici traduit :
«A mon cher fils Michel Rua, salut dans le Seigneur.
Tu m'as envoyé une lettre écrite en français, et tu as bien fait. Sois français seulement par le langage et le discours, mais d'esprit, de coeur et d'oeuvres, sois romain intrépide et généreux.
Fais attention à ce que je te dis. Nombre de tribulations t'attendent, mais avec elles tu auras beaucoup de consolations en Dieu Notre Seigneur. Sois un exemple par tes bonnes oeuvres, veille à demander conseil, fais constamment ce qui est bien pour Lui.
Combats le démon, espère en Dieu et, si j'y peux quelque chose, je serai tout à toi.
La grâce de Notre Seigneur Jésus Christ soit toujours avec nous. Adieu.
Sant'Ignazio presso Lanzo, le 27 juillet 1860. Bosco, prêtre.»4
Michel Rua devrait se montrer fidèle à Rome dans ses paroles et dans ses actes. Il n'avait sans doute pas besoin de la leçon. En tout cas, il ne l'oubliera pas. Quant à l'avertissement sur les tribulations qui l'attendaient, il l'avait déjà entendu des lèvres de don Bosco et se disposait donc sereinement à souffrir.
21 Michel Rua est ordonné prêtre |
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Il fut ordonné prêtre le 29 juillet 1860 par Mgr Balma, évêque auxiliaire de l'archevêque en exil Mgr Fransoni, dans la villa du baron Bianco di Barbania, où l'évêque passait ses vacances. La villa se trouvait à Caselle, au fond de la vallée de Lanzo. Comme la ligne de chemin de fer Turin-Lanzo n'avait pas encore été établie, le diacre Rua partit du Valdocco le 28 juillet en la compagnie de deux jeunes clercs (Durando et Anfossi) et fit la route à pied, à la manière des poverelli, écrivit don Francesia.5 Cependant, arrivé à destination, il ne se coucha pas (le matin, son lit n'était pas défait) préférant, en conclut-on, passer la nuit en prière. Et, le 29, à chacune des cérémonies de l'ordination dans la chapelle Sainte Anne de la villa, son attitude était capable d'«arracher des larmes» aux quelques assistants, selon son biographe le sentimental Francesia.6
Rentré à Turin dans la journée, le matin suivant il célébra fort simplement sa première messe assisté de don Bosco devant la nombreuse communauté de l'oratoire. Cinquante ans après, un témoin alors jeune clerc se rappelait fort bien sa «figure sereine et recueillie» quand il s'approchait de l'autel, son «visage radieux» à l'instant de la consécration et sa «ferveur de séraphin» en distribuant la communion.7 La communauté l'entendit ce soir-là prononcer le mot du soir. Sa parole simple, directe et familière déclencha ses applaudissements.
Mais la vraie fête de l'oratoire ne pouvait s'arrêter là. Elle fut organisée le dimanche suivant, 5 août. Don Rua chanta la grand messe. L'oratoire de l'Ange gardien dont il s'occupait, nous le savons, renforçait le groupe des centaines d'internes de l'oratoire St François de Sales. Ce fut un jour de joie, d'affection et de vénération. Les compliments farcis d'hyperboles que les archives salésiennes ont gardés, abondèrent en prose et en vers. Dans l'un d'eux, on l'appelait «le modèle des jeunes, l'exemple des clercs, le digne émule de Dominique Savio». Dans un autre, on chantait en lui «un nouveau saint Pierre pour son amour envers Jésus Christ, un nouveau saint Jean pour l'amour des choses célestes, un nouveau Louis de Gonzague par la pureté de sa vie, un nouveau saint Bernard pour son amour de la Vierge, et un nouveau don Bosco pour son dévouement à la jeunesse». Il succéderait fort bien à don Bosco.8 C'en était trop. Il protesta. Qu'au cri trop souvent répété à son goût de Vive don Rua! on ne manque pas d'ajouter un Vive don Bosco! demanda-t-il.
Le Père Auffray imaginait le spectacle de la salle ce jour-là. «Pas loin de son fils, Mme Rua assistait à cette fête comme dans un songe, à peine maîtresse de l'émotion qui étreignait son coeur à voir l'unique survivant de ses quatre fils élevé à pareil honneur. Dans un coin de la salle, le vieux don Picco, le professeur d'humanités d'il y a dix ans, savourait longuement ce modeste triomphe du meilleur de ses élèves, tandis qu'à la droite du nouveau prêtre, don Bosco souriait d'un bonheur aussi intense que contenu: l'avenir de son oeuvre lui apparaissait désormais assuré. Tous les coeurs baignaient dans une atmosphère d'une cordialité rare. C'était une famille qui fêtait son aîné, sous le regard attendri du père à tous.»9
22 Le travail du jeune prêtre Rua |
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Il est difficile de parler de façon équitable de la somme de travail qui retombait sur le jeune prêtre Rua au début de l'année scolaire 1860-1861. Il avait la responsabilité d'ensemble du gymnase de l'oratoire où l'on dénombrait en juillet 1861 trois cent dix-sept élèves répartis en cinq classes, population qui augmentera d'année en année. Il administrait son monde sans bruit. Vivant dans le silence, il était d'une vigilance et d'une activité impressionantes, qui le rendaient plus austère qu'il n'était en réalité. Impeccable, ceux qui l'approchaient admiraient sa bonté et sa discrétion.
Par ailleurs il continuait le dimanche à s'occuper, avec le directeur don Roberto Murialdo, de l'oratoire de l'Ange Gardien à Vanchiglia, quartier ingrat comme nous savons. Le clerc Ballesio qui l'accompagnait racontera ses épuisants dimanches d'été de 1861. Parti du Valdocco à l'aube, il passait toute la matinée avec les jeunes de l'Ange Gardien à l'église ou sur le terrain de jeux, avec ses pas de géant, ses balançoires, ses courses et ses jeux variés. A midi, il rentrait au Valdocco, accompagné par les petits garçons, qui lui tiraillaient les manches et, arrivé à destination, mangeait ce qui restait. Sans se reposer, il regagnait aussitôt Vanchiglia pour y retrouver l'église et le terrain de jeux. Les cérémonies religieuses de l'après-midi étaient courtes et entremêlées de catéchisme. Don Rua n'était pas un orateur grandiloquent, il racontait l'histoire sainte, il prêchait simplement. Enfin quand la nuit tombait, il regagnait l'oratoire, pour arriver en retard au repas. Alors, selon Ballesio il priait ou étudiait encore.10
Sur un cahier intitulé Libro dell’esperienza (livre de l'expérience)11 le vice-directeur Rua racontait les activités de cet oratoire: le mois de Marie, la confirmation de 1861 soigneusement préparée chaque jour de la semaine précédente, la fête de l'Assomption, la fête du directeur en 1862, la confirmation à l'oratoire Saint François de Sales en 1862... . Ce Libro dell’esperienza nous fournit ainsi le schéma de la fête anticipée du saint patron de l'oratoire, l'Ange gardien, le 29 septembre 1861. C'était: messe de communion célébrée par don Rua, collation pour tous, messe chantée et vêpres solennelles présidées par don Leonardo Murialdo avec accompagnement de la musique du Valdocco. Don Borel prêchait. A l'approche de la nuit, feux d'artifice, pour terminer la journée dans l'église avec un cantique à l'Ange gardien et l'Angelus. En octobre 1861, une lettre de l'archevêque exilé Fransoni à don Bosco le félicita entre autres pour le bon travail accompli dans l'oratoire de l'Ange gardien. Don Rua sera toute sa vie le partisan déterminé de l'oratoire patronage en milieu populaire, même et surtout quand ses confrères se mettront à lui préférer l'école et l'internat.
Et puis, en préparation à un examen qui lui permettrait d'entendre les confessions, don Rua suivait l'enseignement de théologie morale du chanoine Zappata. Nous disposons d'une série de six cahiers de ces cours, totalisant 372 pages. Etaient-ils dictés ou recopiés? On ne sait exactement. La couverture du premier d'entre eux nous informe sur un enseignement portant successivement sur les actes humains, la conscience, les péchés, les commandements de Dieu et de l'Eglise, enfin la foi, toutes notions que l'on s'attendrait plutôt à voir figurer au début de la formation théologique.12 A la suite viendront les lois, les censures, la justice et le droit, les contrats, la discipline des sacrements, précisément du baptême, de la pénitence - avec une note sur les indulgences -, de l'extrême onction et du mariage. Extrêmement consciencieux et doté d'une excellente mémoire, don Rua enregistrait tout. Bardé de ces leçons, la patente de confesseur lui sera délivrée par le chanoine Zappata le 27 juin 1862.13
Simultanément, don Rua préparait seul un examen d'habilitation à l'enseignement dans les premières classes gymnasiales, diplôme que le recteur de l'université de Turin signera le 21 septembre 1863.14
Enfin il faut dater de cette période une initiative qui intéresse tout historien de don Bosco. C'est alors en effet qu'un jour de printemps 1861 fut créée à l'oratoire une «commission des sources» de quatorze membres pour recueillir les témoignages sur les «dons merveilleux» et les «faits extraordinaires» attribués à don Bosco, sur sa «manière unique d'éduquer la jeunesse», sur ses grands «projets d'avenir», le tout révélant en lui «quelque chose de surnaturel». Don Rua était secrétaire de la commission. Trois d'entre les assistants, les clercs Ghivarello, Bonetti et Ruffino, furent désignés comme rédacteurs.15 Jusqu'à la mort de don Bosco, don Rua aura à coeur de faire réunir par ses collaborateurs de l'oratoire tous les éléments susceptibles de servir à l'exacte connaissance de son maître très admiré, très vénéré.16
23 Don Rua directeur à Mirabello |
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Michel Rua allait bientôt recevoir une nouvelle charge. Le 14 mai 1862, don Bosco assura définitivement la cohésion de sa société. Ce soir-là il convoqua ses collaborateurs prêts à prononcer les voeux religieux prévus dans les Regole écrites depuis maintenant quatre ans. Combien étaient-ils entassés autour de lui dans une petite pièce? Quinze? Vingt? Vingt-six? Les chiffres varient selon les listes ou les chroniques, qui incluent ou non ceux considérés seulement comme spectateurs et même postulants, quoique absents. En tout cas, il n'y avait aucun siège pour s'asseoir. Don Bosco, revêtu d'un surplis et d'une étole, suivit le cérémonial très classique fixé par le document constitutionnel Società di S. Francesco di Sales au chapitre Formola de' voti: chant du Veni Creator, répons, oraison, litanies de la Sainte Vierge, pater, ave et gloria en l'honneur de saint François de Sales. Mais, à cet endroit, au lieu de suivre le rite et de faire venir les assistants un par un devant lui pour prononcer leurs voeux, don Rua, au titre de directeur spirituel, débita la formule par fragments successifs aussitôt répétés par l'assistance. C'était expéditif, mais non sans de graves inconvénients, car on ne saura jamais exactement qui, ce soir du 14 mai, s'engagea formellement dans la société de don Bosco.17 Cependant l'histoire salésienne pourra expliquer, sans guère tromper son monde, qu'en 1863, la société comptait déjà 22 profès et 17 novices répartis dans deux maisons. Cette année-là, une nouvelle maison avait en effet déjà été créée avec notre don Rua pour directeur.
En automne 1861, des contacts avaient été pris par don Bosco avec une famille de Mirabello en vue de la création d'un collège dans cette commune piémontaise de la région de Casale. L'affaire, appuyée par l'évêque de Casale ami de don Bosco Mgr Luigi Nazari di Calabiana, progressa rapidement, car, à cette époque, le diocèse n'avait plus de petit séminaire. En automne 1862, la construction était déjà entamée. A la municipalité de Mirabello qui s'inquiétait de la fondation d'un collège sur son territoire, on répondit qu'il s'agissait d'un petit séminaire. Et Michel Rua pressenti pour en assumer la direction se mit à réunir les documents nécessaires: un certificat de bonne conduite, car «excellent, honnête, studieux, de moeurs irréprochables» comme il convient pour un séminaire, délivré par le vicaire général capitulaire de Turin Giuseppe Zappata; un certificat de bonne réputation signé par le maire et délivré par la Police municipale de Turin...18 Enfin, le 30 août 1863, Mgr Calabiana nomma don Rua à la direction du petit séminaire San Carlo sur la commune de Mirabello.19
Et, le 12 octobre suivant, don Rua arriva à Mirabello avec sa mère Gioanna Maria, qui veillerait sur la cuisine et la lingerie du nouveau collège. Lui serait le seul prêtre du personnel, constitué par cinq clercs et quatre jeunes gens non encore profès salésiens. Le collège fut ouvert et les élèves se présentèrent suffisamment nombreux.
Une longue et affectueuse lettre d'obédience de don Bosco lui parvint alors. C'était une suite de conseils de sagesse pour l'heureuse conduite d'un collège. Son importance nous permet de nous y arrêter.20
D'abord, que le directeur de Mirabello garde toujours son calme, évite les mortifications dans la nourriture et dorme au moins six heures par nuit, non seulement pour se garder en bonne santé, mais aussi pour le bien des enfants qui lui ont été confiés. Don Bosco connaissait son disciple. Qu'il soigne et fasse soigner par le personnel les pratiques de piété traditionnelles: messe, bréviaire, un peu de méditation chaque matin, une visite au saint sacrement dans la journée. Qu'il se fasse aimer avant de se faire craindre! (La sévérité apparente de son disciple inquiètera toujours don Bosco.) Quand il donne des ordres ou adresse des reproches, que ce soit visiblement pour le bien des âmes. Qu'il oriente toute son action au bien spirituel, sanitaire et scientifique des jeunes que Dieu lui confie. Avant de prendre une décision importante, qu'il commence par élever son âme vers Dieu.
Le directeur de Mirabello tiendra au bien-être physique de ses maîtres et de ses assistants (surveillants). Il veillera sur leur santé, leur parlera souvent, s'inquiètera de leurs soucis, notamment avec leurs élèves, et cherchera les solutions propres à les tirer d'affaire. En classe, le maître doit interroger tous ses élèves indistinctement. Pas d'amitié particulière, jamais de partialité. Que les assistants soient ponctuels dans leur service! Don Bosco demandait à son directeur de réunir de temps à autre maîtres et assistants pour les exhorter à maintenir dans le collège une atmosphère saine: pas de mauvaises conversations, de mauvais livres, de gravures obscènes, et tout ce qui pourrait mettre en danger la «vertu reine», la pureté.
Le personnel de service avait droit à tout un paragraphe de la lettre. Qu'on lui donne un chef de probité reconnue, chargé de veiller non seulement sur la qualité du travail de ses subalternes, mais sur leur moralité. Signe des temps! Au reste, ce personnel devait pouvoir assister quotidiennement à la messe et s'approcher des sacrements au moins une fois par mois. (On vivait alors dans une culture appelée malheureusement à disparaître.) Il fallait avoir le même souci des bonnes moeurs dans l'acceptation des élèves et donc refuser les candidats dangereux. En cas d'immoralité avérée, un seul avertissement, et renvoi en cas de rechute.
Un alinéa positif résumait heureusement la conduite du directeur de Mirabello avec ses élèves. «Fais tout ce que tu peux pour passer avec les jeunes tout le temps de la récréation, et ne manque pas de leur dire en particulier quelques mots affectueux, comme tu sais le faire, chaque fois que tu en sentiras le besoin. C'est le grand secret qui te rendra maître du coeur des jeunes.» Don Bosco enseignait à son disciple une pédagogie de la présence aimante qu'il connaissait bien. De façon générale, «la charité et la courtoisie doivent caractériser les relations du directeur», tant à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'établissement. Qu'il tente de résoudre tous les problèmes «pour la plus grande gloire de Dieu». Promesses non tenues, chicanes, esprit de vengeance, amour-propre, tout mérite d'être sacrifié ad majorem Dei gloriam.
Cette lettre très concrète, à peine adaptée au cours des années, était destinée, sous le titre de Ricordi confidenziali ai Direttori (Souvenirs confidentiels aux directeurs), à devenir progressivement la charte du directeur de collège salésien et, de la sorte, l'un des documents de base pour la connaissance du système d'éducation du disciple de don Bosco.21
De sa maison de Mirabello, en conformité avec les directives de don Bosco, don Rua chercha à faire durant les deux ans qu'il y passa un milieu protecteur et surtout transformateur. Son règlement était calqué scrupuleusement sur celui de la maison de l'Oratoire de Turin.22 Pour parvenir aux beaux résultats qu'il escomptait, le directeur Rua voulut que chacun de ses élèves trouvât entre ses murs une joie sereine, éclose d'abord d'une conscience en paix avec Dieu. Il la nourrirait par toutes les inventions d'un zèle qui s'emploierait à tenir son monde en gaîté: une discipline exacte sans doute, mais nullement tatillonne ni exagérée, laissant à la liberté le plus de jeu possible; des maîtres qui seraient des pères, mieux, des frères aînés, se mêlant à tous les jeux, à tous les soucis, à toutes les occupations de leurs élèves, leur témoignant une grande confiance, se les attachant par toutes sortes de marques de dévouement, ne rêvant qu'une chose: reconstituer autour de ces coeurs l'air de la famille si nécessaire à l'épanouissement humain; et, au dessus de tout, une vie de piété profonde, authentique, raisonnée, où les adolescents puiseraient la force de résister au mal, la lumière les jours d'incertitude et toujours la fidélité au devoir. Pour entretenir cet esprit de piété, don Rua, conformément à ce qu'il avait connu à l'oratoire de Turin, tissa tout un réseau de pratiques. La messe était quotidienne, il va sans dire. Matin et soir, lui-même était à son confessionnal attendant ses jeunes pénitents; chaque soir, après les prières, il adressait à ses fils un petit mot soigneusement préparé avant de les envoyer dormir; tous les dimanches, il donnait deux instructions à son petit peuple: une le matin, qui leur expliquait des pages de l'histoire sainte, une autre le soir, pour détailler les vertus chrétiennes.
Au long de l'année scolaire, on célébra au collège de Mirabello avec éclat et ferveur le 4 novembre la «Saint Charles», fête patronale, l'Immaculée Conception de Marie le 8 décembre, les grandes fêtes du cycle liturgique, toutes fêtes préparées par une neuvaine ou un triduum; chaque mois, arrivait la brève récollection qu'était l'exercice de la bonne mort, cher à don Bosco depuis ses années au convitto de Turin; enfin, au printemps de chaque année, une retraite de trois jours, sans travail profane, mettait ces enfants en face des vérités éternelles et des grands devoirs de la vie.23
Les liens entre Mirabello et Turin étaient nombreux et étroits. Les visites et les lettres de don Bosco encourageaient le directeur. Don Bosco se préoccupait de la vie spirituelle des jeunes. Il conseillait don Rua dans ses ennuis avec l'administration civile d'Alessandria, qui lui faisait grief d'accepter dans un supposé «petit séminaire» des enfants qui ne songeaient nullement à l'état ecclésiastique. Le 26 février 1864, le proviseur des études alla jusqu'à le menacer de faire fermer son établissement.24 L'évêque de Casale s'en mêla. Don Bosco conseilla à don Rua d'intervenir au besoin auprès du gouvernement. Finalement on n'en parla plus. Autres formes de relation, à l'occasion don Bosco se faisait prêter deux mille francs par don Rua. Et, le 25 avril 1865, don Rua était présent à Turin avec sa centaine de collégiens de Mirabello pour la pose de la pierre angulaire de l'église Marie Auxiliatrice.
La maison était très vivante. Certes, tout n'y était pas parfait. A la fin de la deuxième année scolaire, don Rua «purgeait» son collège par trois renvois devenus nécessaires. Ces «loups» s'étaient avérés trop dangereux pour le troupeau.25 C'était une tache sur un tableau en bon état. Le 1er juin 1865, pour clôturer dignement le mois de Marie, on représenta la comédie latine intitulée Phasmatonices, c'est-à-dire le Vainqueur des fantômes, oeuvre de l'évêque Rosini de Pouzzoles, devant l'évêque Calabiana et une couronne d'ecclésiastiques et de laïcs venus expressément de Casale pour la circonstance. Les personnes cultivées admirèrent le jeu désinvolte des acteurs et l'habileté des enseignants, preuve tangible du sérieux des études dans ce collège.
Le jeune directeur Rua avait parfaitement réussi dans son expérience toute nouvelle de Mirabello. Mais, dès la fin de l'année scolaire 1864-1865, quand il était à Turin pour la pose de la première pierre de l'église Marie Auxiliatrice, don Bosco lui laissait déjà entendre qu'il songeait à lui confier une nouvelle charge qui serait plus lourde.
23.1 Notes |
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1. Témoignage cité par Amadei I, p. 121.
2. Ibidem, p. 121-122.
3. Lettre de don Bosco au pape Pie IX, Turin, 13 avril 1860, Epsitolario I, p. 400-401.
4. Epistolario I, p. 419.
5. Francesia, p. 50.
6. Ibidem, p. 51.
7. D'après E. Ceria, Vita, p. 46.
8. Ces écrits en vers ou en prose ont été réunis en FdR 2756 B1 - 2757 A4, soit 52 pages.
9.. Auffray, p. 81.
10. D'après Giacinto Ballesio, dans Amadei I, p. 165-166.
11. Se retrouve en FdR 2929 B8 - 2930 D7.
12. Titre de couverture: «Theologiae moralis volumen 1um De actibus humanis. De conscientia. De peccatis. De praeceptis Decalogi et ecclesiae et de fide. Professor Rev.mo Can. Zappata. Sac. Rua Michaël 1860-61.» Ce premier cahier compte 94 pages.
13. Cette patente en FdR 2751 B9-C4.
14. Ce diplôme en FdR 2665 B2.
15. La déclaration initiale écrite dans un cahier de Domenico Ruffino et signée par don Rua se retrouve éditée dans MB VI, p. 862.
16. On observe par exemple que, le 21 janvier 1872, le chapitre de l'Oratoire présidé par lui désigna Berto et Dalmazzo pour prendre des notes sur don Bosco et, le 28 qui suivit, qu'il décida de la composition d'une esquisse (traccia) de la vie de don Bosco. Des chapitres de cette esquisse - la solita vita, selon les comptes rendus - seront lus à diverses séances du chapitre au cours de l'année. C'est à cette époque, en 1873, que don Bosco, certainement mis au courant de l'initiative, se décida à rédiger lui-même une sorte d'autobiographie intitulée Memorie dell'Oratorio di S. Francesco di Sales, document capital sur ses quarante premières années.
17. Contrairement à ce qui fut parfois écrit, nul registre ne fut signé en fin de cérémonie. Il faut se fier aux chroniques.
18. Ce document en FdR 2665 A11-12
19. Ce document en FdR 2751 B3-4.
20. Epsitolario I, p. 613-617.
21. Voir le fascicule de F. Motto, I Ricordi confidenziali ai Direttori di don Bosco, Roma, LAS, 1984.
22. Sur ce Regolamento pel collegio S. Carlo di Mirabello, voir MB VII, p. 519-522 et 863-869.
23. Ce paragraphe sur la vie de piété entretenue par don Rua à Mirabello est une reprise, souvent mot pour mot, de Auffray,, p. 106-107, fondé sur sa propre expérience de la vie d'un collège salésien.
24. Original en FdB 269 C3.
25. Lettre Rua-Provera, 11 juillet 1865, dans Amadei I, p. 181.
24 Don Rua remplacera don Alasonatti |
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En juillet 1865, don Bosco, à Turin, était débordé. Les travaux désormais engagés de l'église Marie Auxiliatrice et leur coût - il fallait chaque quinzaine payer les ouvriers - exigeaient de multiples démarches de sa part. Cinq de ses prêtres étaient malades, mandait-il alors à don Rua1. Don Vittorio Alasonatti, son préfet général, celui qui veillait sur l'administration de l'ensemble de l'oeuvre, atteint d'un cancer à la gorge, avait dû quitter Turin et se réfugier à la campagne dans une maison fondée l'année précédente sur la commune de Lanzo. Le 16 juillet le jeune directeur de ce collège, Domenico Ruffino, décédait à 25 ans. Aussi, en août, don Bosco se résolut à rappeler don Rua auprès de lui. Bonetti le remplacerait. C'était fait le 18 septembre. Ce jour-là, il l'invitait déjà à payer une traite venue à échéance.2 Le 4 octobre, il lui demandait de faire de la publicité pour le collège de Lanzo.3 Puis, dans la nuit du 7 au 8, don Alasonatti mourait à son tour.
Il fallait, de toute urgence, réorganiser la direction générale de la jeune société salésienne. Don Bosco procéda de la manière suivante. Il réunit d'abord les cinq membres valides de son chapitre pour le remplacement du préfet décédé et du directeur spirituel Fusero, malade. Don Michel Rua fut élu préfet et don Giovanni Battista Francesia directeur spirituel. Après quoi, tous les confrères de l'oratoire furent convoqués pour l'élection du troisième conseiller à la place de don Giovanni Bonetti, détaché à Mirabello: don Celestino Durando fut élu. On s'avisa alors que, formellement, aucun des membres de ce directoire n'avait encore émis des voeux perpétuels. C'était contraire aux bonnes règles. Il y fut rapidement remédié. Le 15 novembre les prêtres Rua, Cagliero, Francesia, Ghivarello, Bonetti, ainsi que deux clercs et deux laïcs, prononcèrent leurs voeux définitifs entre les mains du recteur majeur. A la fin des années 1860, lorsque l'on parlera du chapitre de l'oratoire, il s'agira, don Bosco étant le plus souvent absent, de don Rua, préfet, don Francesia, directeur spirituel, don Angelo Savio, économe, don Giovanni Cagliero, don Carlo Ghivarello et don Celestino Durando, conseillers.
25 Don Rua représente don Bosco |
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Don Bosco considérait le préfet général Rua comme son alter ego. Dès le 11 janvier 1866, il l'envoyait à Mirabello recevoir en son nom les voeux perpétuels des profès de la première heure Francesco Provera et Francesco Cerruti. Le 4 février suivant, parce qu'il se trouvait au chevet de Rodolphe de Maistre mourant, don Rua présida à sa place la réunion des directeurs lors de la solennité de la Saint François de Sales. Le 11 février, don Rua écrivait au nom de don Bosco «pris par de multiples occupations», une longue lettre à la comtesse Carlotta Callori.4 etc.
Toutefois, entre 1865 et 1870, même si ses responsabilités s'étendaient aux deux succursales de Mirabello et de Lanzo, le travail de don Rua était encore concentré sur la maison de l'oratoire. On l'oublie, parce qu'il n'en parlait guère, mais, dès son retour au Valdocco, soucieux de donner au gymnase du lieu un corps professoral patenté, il se mit à préparer lui-même un diplôme universitaire de lecteur en Faculté des Lettres et de Philosophie de Turin. En témoigne un certificat d'inscription, daté du 30 novembre 1865, en littérature latine, littérature italienne, littérature grecque, histoire ancienne et histoire moderne.5
Don Bosco étant fréquemment absent, don Rua était en fait le principal responsable de l'oratoire du Valdocco. Il devait donc régler sans cesse des problèmes de comptabilité, de discipline, d'hygiène, de propreté, d'aménagement des locaux, da préparation des fêtes, la Saint Louis de Gonzague ou la confirmation par exemple, tous problèmes sur lesquels nous renseignent les comptes rendus des réunions hebdomadaires du chapitre fidèlement consignés par don Rua lui-même, ainsi que quelques notations de son Libro dell’esperienza. Leur lecture, peut-être fastidieuse aux gens pressés, est parfois bien instructive. On y apprend tout au moins que la vie du salésien d'alors n'avait rien d'idyllique.6 Glanons quelques détails dans les réunions du chapitre pour l'année 1866. Le 11 mars, le chapitre demandait de surveiller l'heure du lever du personnel et de bien préparer la classe de politesse; le 18 mars, de bien tenir le Grand Livre de comptabilité; le 8 juillet, de préparer la confirmation pour le 22 courant, de n'infliger des punitions qu'à l'intérieur de la classe ou du réfectoire, et aussi de veiller à l'ordre des lits dans les dortoirs; le 12 août, revenant sur les pénitences, le chapitre en établissait les degrés, qui seraient la suppression de la pietanza (le plat, restait donc la soupe), la suppression du vin, faire manger au milieu du réfectoire, à la porte du réfectoire, à genoux dans le réfectoire, sous les portiques. etc.7
26 La reprise en main de l'Oratoire |
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En fait, il s'agissait de la reprise en main d'une maison de quelque trois cent cinquante étudiants et trois cent cinquante apprentis, qui souvent n'avaient cure de l'ordre et de la discipline. Sous le gouvernement de don Alasonatti, un homme ruiné dans sa santé et excessif dans ses réactions, la grande maison du Valdocco avait légèrement fléchi dans son esprit. Un redressement s'imposait, redressement de la discipline, redressement intérieur de la vie chrétienne. Pour le nouveau préfet général la tâche n'était pas simple. On jasait autour de lui. La position de don Rua n'était pas commode. Désormais, sous le haut patronage de don Bosco, disait-on, on ne peut plus bouger une feuille sans sa permission. Pour les uns, qui se félicitaient de l'ordre énergiquement rétabli dans la maison après le gouvernement relâché de Vittorio Alasonatti, c'était positif. Pour d'autres, arrivés enfants et devenus hommes faits nullement résignés à se soumettre à un ancien camarade, ce ne l'était pas. D'où des mouvements de mauvaise humeur, que don Rua tâchait de contenir. Il supportait.
La tâche était lourde. Le règlement des dettes lui incombait, et elles étaient importantes. Il fallait s'occuper spécialement de la marche des ateliers avec toute la comptabilité que supposent l'achat des matières premières et de l'outillage, la paye des ouvriers, les notes de la clientèle. Don Bosco lui confiait la surveillance des travaux de l'église en construction. De plus, si, comme le prétend le P. Auffray (non confirmé d'ailleurs par les autres historiens) il lui avait abandonné la responsabilité des Letture cattoliche, ces opuscules de propagande catholique destinés à protéger la foi des simples, cette charge supplémentaire n'était pas petite. La collection comptait alors, paraît-il, douze mille abonnés, qu'il fallait régulièrement satisfaire par des histoires écrites dans un style populaire. «Ce n'était pas une sinécure de lancer à temps une plume captivante, orthodoxe et pas trop coûteuse, comme de surveiller tout le travail du numéro mensuel.»8
27 Les fêtes de la consécration de l'église Marie Auxiliatrice |
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Au mois de mai 1868, la maison de l'Oratoire entra en ébullition. Cinq années après en avoir lancé l'idée, don Bosco voyait se réaliser son rêve d'une grande église en l'honneur de Marie Auxiliatrice. On achevait la finition. La consécration était prévue pour le mois de juin. quatre ans seulement après la cérémonie de la pose de sa «pierre angulaire». En mai, le chapitre avait débattu sous la direction de don Rua de la distribution des rôles. D'après les notes abrégées en vrac du procès verbal des réunions capitulaires, il fallait prévoir, apprenons-nous, les portiers, les quêteuses, les guides des places dans l'église, les vendeurs, la vérification des toilettes, les dépensiers chargés des comptoirs, le caviste, les camériers pour les chambres des hôtes, les confesseurs et les illuminations. Les fêtes dureraient huit jours. La cérémonie de la consécration n'en serait qu'un élément majeur. Il y aurait des personnalités à inviter, des offices religieux en grande pompe à préparer, un monde de dévots à accueillir, les élèves des maisons de Lanzo et de Mirabello à recevoir, des concerts à donner, une pièce de théâtre à monter.
Les fêtes grandioses de la consécration le 9 juin et de l'octave qui suivit furent à la mesure de l'émotion religieuse qui avait permis de construire l'église en un temps record. Don Bosco les décrivit dans un fascicule spécial publié aussitôt après l'événement.9 De toute sa vie, nulle festivité ne l'emportera sur les merveilleuses journées du 9 au 16 juin, avec leurs messes et vêpres pontificales, leurs prédications d'évêques, leurs banquets, pour lesquels des dons étaient arrivés de tous les coins de l'Italie du Nord, leur spectacle de gymnastique, leurs pièces de théâtre, dont le Phasmatonices de Mgr Rosini, que don Rua avait fait jouer à Mirabello, Les fidèles étaient accourus en foule. Don Bosco était radieux. Au terme, don Rua pouvait écrire dans une note que rien n'avait gâché «l'allégresse de ces saintes journées.»10
On imagine difficilement la somme de travail qu'une telle réussite demanda aux divers organisateurs. Giuseppe Bongiovanni se donna tant de peine pour préparer, outre son travail courant, le seul service des autels avec le Petit clergé, qu'il tomba malade le jour de la consécration et mourut le 17 juin, vingt-quatre heures après la fin de l'octave.11 Quant à don Rua, qui devait supporter l'ensemble du travail d'organisation, il fit face vaillamment. Mais son organisme faiblit le mois suivant. L'arc toujours tendu se rompit. Exténué, il tenta de dissimuler son épuisement physique le plus longtemps possible, mais dut finalement s'avouer vaincu. Le 29 juillet, il s'alita. Don Ceria affirmera qu'il souffrait d'une très grave péritonite. C'était probablement le diagnostic du médecin, selon lequel il n'avait qu'une chance sur cent de guérir. Don Rua accepta sereinement la mort qui se profilait et demanda de lui préparer les derniers sacrements.12
Don Bosco était absent ce jour-là. Quand, en fin d'après-midi, il rentra, il trouva la maison sens dessus dessous. On s'empressait de lui donner des nouvelles du malade. D'après les témoins, il aurait rétorqué: «Don Rua, je le connais, il ne partira pas sans ma permission». Et il gagna son confessionnal pour l'exercice de la bonne mort du lendemain. Ce ne fut qu'après le souper qu'il monta à l'étage de don Rua. Pendant quelques minutes, il s'entretint doucement avec lui, et, quand il le vit convaincu de devoir bientôt mourir, il lui aurait dit à peu près ceci: «Oh, mon cher don Rua, je ne veux pas que tu meures. Tu as encore tellement à faire pour moi!» Il le bénit et sortit. Au cours de la nuit, le mal ne s'aggrava pas. Le lendemain après sa messe, don Bosco fut à nouveau à son chevet. Le docteur Gribaudo, qui était présent, lui signifia d'un geste qu'il n'y avait plus d'espoir. Don Bosco ne partageait pas cette opinion. En voyant les saintes huiles sur la table, il rabroua l'infirmier pour son peu de foi. Tourné vers le malade, il lui aurait dit: «Vois-tu, Rua, maintenant, même si tu te jetais par la fenêtre sur le pavé, tu ne mourrais pas.» D'où tenait-il cette conviction? On ne sait. En tout cas, le malade commença à moins souffrir. Peu à peu, sa santé s'améliora, et le danger disparut. Quand, au début de sa convalescence, il put faire ses premiers pas hors de sa chambre, toute la maison fut en liesse. On le voulut sous les portiques, la musique lui donna une aubade, un compliment fut lu. Et quand les forces lui revinrent, don Bosco l'envoya se reposer à Trofarello jusqu'à la fin de l'été. Le registre du chapitre ne connaît pas de réunions capitulaires sous la présidence de don Rua entre le mois de juillet et le mois de novembre de cette année 1868. Il nous certifie seulement que, le 13 novembre, il avait enfin retrouvé son bureau à l'Oratoire du Valdocco.
28 La vie quotidienne du préfet don Rua |
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Pendant longtemps, la vie de don Rua dans l'Oratoire fut une vie de bureau, plutôt monotone et sans épisodes marquants. Seuls les témoins ont pu en parler savamment.13 La salle où il travaillait ne disposait que du mobilier strictement nécessaire. Aucun ornement. Dans une petite pièce attenante travaillaient un ou deux secrétaires, auxquels il ne se contentait pas de confier des tâches, mais dont il étudiait les aptitudes pour en faire éventuellement des préfets-économes d'autres maisons. Dans ce but, il compila quelques petits manuels manuscrits et brochés. On y expliquait les méthodes d'enregistrement dans les maisons salésiennes: registre des messes, livres de comptabilité et de pensions, carnet des offrandes, registres des diverses branches de l'administration d'une oeuvre complexe: sacristie, cuisine, dépense, ateliers, lingerie. Patiemment don Rua initiait ses secrétaires aux opérations administratives. Il prenait à l'occasion comme aides temporaires des hommes que l'on ne pouvait caser nulle part et s'ingéniait à les remettre en selle.
La prière encadrait les temps du travail de bureau. Don Rua commençait les séances par l'Actiones nostras et un ave, une pensée de saint François de Sales ou de l'Imitation de Jésus Christ, et les terminait de la même manière avec l'Agimus tibi gratias.
La majeure partie de la correspondance de l'oratoire confluait dans son bureau. Il la dépouillait, annotait les lettres et les transmettait aux secrétaires qui rédigeraient les réponses: il ne se réservait que la signature. Une partie des lettres adressées à don Bosco: commissions variées, demandes d'acceptation, petites offrandes..., lui étaient soumises. Parfois, don Bosco lui faisait passer des lettres trop longues, difficiles à déchiffrer. Et don Rua, après les avoir lues attentivement, en résumait le contenu pour permettre à don Bosco d'orienter sa réaction.
Dans son bureau, don Rua recevait les fournisseurs, les parents des élèves, les visiteurs occasionnels, une procession qui parfois durait des heures entières. Si la qualité des personnes et la nature des affaires le lui permettaient, après avoir regardé et salué poliment qui lui arrivait, il lui donnait audience tout en continuant de lire, d'écrire et de consulter ses papiers, jusqu'au moment de prendre congé. On en pensera ce qu'on voudra. Evidemment don Rua tenait à économiser son temps.
Depuis son poste d'observation, il veillait constamment sur la discipline de la maison. Des contacts et des dialogues fréquents avec les membres du personnel lui permettaient de pointer les abus et les désordres pour les corriger ensuite. Il ne se fiait pas à sa seule mémoire, et prenait des notes dans son Libro dell’esperienza. Il s'imposait de surveiller personnellement les lieux. Don Rua prit très tôt une habitude à laquelle il fut longtemps fidèle. Après les prières du soir il se promenait lentement seul sous les portiques en récitant son rosaire pour avertir ceux qui n'observaient pas le silence «sacré» ou ne se retiraient pas dans leur chambre, comme le règlement le leur demandait. Après quoi, il faisait le tour de l'ensemble de la maison. Il lui arrivait de répéter cette sorte d'examen au coeur de la nuit, pour, de toute manière, le terminer dans l'église devant le saint sacrement.
La responsabilité de don Rua ne se limitait pas aux seuls élèves. Le nombre des clercs allait croissant. Il fallait les surveiller eux aussi. Don Rua leur donna un assistant en la personne de Paolo Albera, le futur recteur majeur. Des réunions du chapitre présidées par don Rua furent bientôt consacrées aux «notes» des clercs. Chaque samedi, don Rua lui-même leur assurait un cours de testamentino, c'est-à-dire d'étude d'un passage du Nouveau Testament. Il assistait les jeunes clercs dans leurs premiers pas d'éducateurs salésiens, leur donnant l'exemple d'une vie religieuse exemplaire.
Surtout il vivait sous le patronage de don Bosco, grand soutien de l'oratoire. Son influx moral remplissait la maison, même quand il était absent. En 1867, quand il passa deux mois à Rome, don Rua prit naturellement le poste de commandement. Il donnait toutefois l'impression qu'il ne remuerait pas un doigt sans le faire de quelque manière en son nom. Ce qui fut dit dans la chronique de don Barberis en 1875 était vrai dès les années 1860: «L'Oratoire est organisé de telle sorte que, pour ainsi dire, on ne s'aperçoit pas de l'absence de don Bosco de Turin.»
28.1 Notes |
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1. Epsitolario II, p. 148-149.
2. Epsitolario II, p. 165.
3. Epsitolario II, p. 170-171
4. Editée en Documenti XLIII, p. 134-135.
5. Certificat d'inscription en FdR 2665 B1.
6. Les microfiches des cahiers sur les réunions capitulaires de la main de don Rua entre 1866 et 1877 se lisent soigneusement datées en FdR 2916 D1 à 2919 E9.
7. FdR 2916 D3 et suivant. Et voir l'article de P. Braido, «Don Michele Rua primo autodidatta Visitatore Salesiano», RSS IX, 1990, p. 108-110.
8. Auffray, p. 117.
9. Rimembranza di una solennità in onore di Maria Ausiliatrice, Turin, 1868.
10. P. Braido, «Don Michele Rua precario 'cronicista' di don Bosco», RSS VIII, 1989, p. 347-348.
11. C'est ce que dit expressément à partir de sa cinquième édition une note ajoutée au chapitre 17 de la biographie de Dominique Savio par don Bosco.
12. Sur cette maladie de don Rua, voir Amadei I, p. 206-208 et MB IX p. 320-322.
13. Ce paragraphe dépend entièrement de E. Ceria, Vita, p. 66-68.
29 Le problème de la formation des jeunes clercs à l'Oratoire de Turin |
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Don Rua, préfet général de la société salésienne, se trouva directement impliqué dans le problème de la formation des jeunes clercs de l'Oratoire. On nous pardonnera de situer longuement son action dans l'évolution laborieuse de la jeune société salésienne au cours des années 1860. D'autant que, même si don Bosco occupait alors toujours le devant de la scène, son préfet général était son premier confident et donc son conseiller naturel. Don Rua évoluait en commerce habituel avec don Bosco, qui n'était pas homme à cacher son jeu surtout quand la formation de ses fils et donc l'esprit de sa méthode d'éducation étaient en jeu.
Depuis 1864, don Bosco, convaincu d'être appuyé par Pie IX dans son dessein, cherchait à faire passer sa société du droit diocésain au droit pontifical. Cela lui permettrait, espérait-il, de ne plus être obligé de faire passer par les évêques ses demandes d'ordinations de clercs. Leur idonéité serait son problème à lui seul. Il soumettait donc au Saint-Siège le texte de ses Regole (constitutions), espérant les faire rapidement approuver. En quoi il se trompait. Cette année-là, il avait seulement franchi une première étape dans la reconnaissance de son institut par l'obtention d'un decretum laudis (décret de louange), daté du 23 juillet. Et une série de treize remarques de la congrégation des Evêques et Réguliers sur le texte constitutionnel avait fortement tempéré sa satisfaction1. Non seulement, comme il le signala aussitôt à la congrégation romaine, il risquerait, s'il les appliquait, de donner à sa société une allure de congrégation religieuse aux yeux du pouvoir civil, avec tous les dangers que cela entraînerait, mais l'une d'elles, contre l'admission aux ordres sacrés sur la seule autorisation du supérieur général, disant: «On ne peut permettre que le Supérieur Général puisse délivrer aux membres du pieux Institut les Lettres Dimissoriales pour la réception aux Ordres; que cela soit également supprimé des Constitutions», contrecarrait directement ses projets. Il s'y opposa.2
En mai 1867, après dix-sept ans de quasi-veuvage du diocèse avec l'exil puis la mort de Mgr Fransoni, un archevêque avait enfin pu faire son entrée solennelle à Turin. Or Mgr Alessandro Riccardi di Netro, transféré du siège de Savone à celui de Turin, pasteur pénétré des droits et des devoirs de sa charge épiscopale, mènerait la vie dure à don Bosco pendant ses trois années d'épiscopat, notamment pour la formation de son personnel clérical.3
Progressivement, avec les années, à Turin la formation du clergé avait plus ou moins échappé aux normes ordinaires. Dans cette ville les clercs séminaristes s'étaient souvent réfugiés chez don Bosco, lequel nourrissait sur le style de vie et les études qui leur convenaient, des conceptions peu sulpiciennes. Des prêtres de la ville, parfois don Bosco lui-même (pour la morale), les avaient instruits. Ces clercs étudiants rendaient service à l'oeuvre pour l'éducation des jeunes. «J'en ai cinquante», avait appris don Bosco lui-même au recteur du séminaire Alessandro Vogliotti en juin 1866. Et, non sans naïveté, il avait ajouté: «Ils passent toute leur vie à assister, catéchiser et instruire de pauvres enfants, spécialement ceux qui fréquentent les oratoires masculins de cette ville.»4 Durant les vacances d'été de 1866, don Bosco avait tellement tiré la couverture à soi que les autorités capitulaires, c'est-à-dire le vicaire capitulaire et le recteur du séminaire, avaient purement et simplement exigé que les clercs étudiants en résidence chez lui suivent tous les cours à l'intérieur du séminaire. Or certains demeuraient à Lanzo et, surtout, don Bosco avait prévu pour tous un corps professoral au Valdocco même. La curie estimait, non sans de bonnes raisons, qu'il exagérait.
Lui suivait son plan. En janvier 1867, à Rome, il avait amorcé des démarches en vue de l'approbation romaine de sa société, deuxième étape indispensable pour le passage de ses constitutions dans le droit pontifical. Il lui fallait pour cela être appuyé par les recommandations des évêques de sa région, à commencer par celui de son propre diocèse. Pour les raisons que l'on devine, la curie turinoise avait aussitôt commencé de soulever des objections à cette approbation. Et quand, le 8 avril, il eut pris contact avec son nouveau diocèse, l'archevêque Riccardi se mit à abonder dans son sens. Il appréciait peu des études cléricales menées dans la presse d'une école, qui tenait autant de la fabrique que du patronage. Or cette formation, qu'il jugeait dérisoire, le concernait directement, puisque les ordinations des clercs de don Bosco lui incombaient. Un mois avant la rentrée scolaire de 1867-1868, la première lettre de l'archevêque dans sa correspondance conservée avec don Bosco fut sans équivoque: à l'avenir, il n'ordonnerait que les élèves du séminaire diocésain et demandait au supérieur de l'Oratoire du Valdocco de réorganiser son oeuvre en conséquence. Don Bosco se débattit, tenta de dialoguer, mais dut admettre que son archevêque ne plierait pas. Il se tourna donc à nouveau vers Rome, genre de démarche qui ne pouvait qu'irriter Mgr Riccardi.
L'archevêque utilisa pour s'exprimer en haut lieu la campagne de don Bosco auprès de l'épiscopat afin d'obtenir des recommandations de la société salésienne. Sa propre recommandation partie, il expédia le 14 mars 1868 une lettre particulièrement cinglante au cardinal préfet de la congrégation des Evêques et Réguliers. Il connaissait la faveur de don Bosco auprès de Pie IX et de son secrétaire d'Etat Antonelli. Tant pis, écrivait-il, mais j'accomplirai mon devoir. «... vraiment, si je n'étais convaincu que cette sainte Congrégation modifiera essentiellement les constitutions présentées, je ne me serais jamais aventuré à poser cette demande [sa lettre de recommandation du 7 précédent], même si mon opposition avait pu m'attirer de graves ennuis. Car je croirais trahir mon devoir d'évêque si je patronnais une congrégation qui, si elle était approuvée telle qu'elle est, ne pourrait que causer de graves dommages à l'Eglise, au diocèse et au clergé. [...] Le collège de Turin est déjà actuellement un chaos, où se mêlent artisans, étudiants, laïcs, clercs et prêtres. Il le deviendrait toujours plus si sa sphère d'action s'élargissait...» Trois mois après, un membre de la province ecclésiastique, Mgr Lorenzo Renaldi, évêque de Pinerolo, adoptait une position voisine dans une lettre à la congrégation des Evêques et Réguliers.
Perplexe, cette congrégation romaine, invitée à statuer sur les constitutions de la société de St François de Sales, fit enquêter sur les clercs de don Bosco. Les conclusions de Mgr Tortone, chargé des affaires ecclésiastiques à Turin, ne ménagèrent pas le Valdocco. Elles déplorèrent la mauvaise qualité des études des clercs, leur défaut d'esprit ecclésiastique et leur formation équivoque parmi les enfants de l'Oratoire. Quelques mois après, le journaliste don Margotti, personnage influent dans le monde clérical piémontais, interrogé à son tour, critiqua l'esprit d'indépendance de don Bosco dans la formation de ses clercs.5
Face à pareille coalition, don Bosco, peu enclin à céder à des mesures qu'il jugeait vexatoires, chercha plus que jamais des alliés à Rome. Le 9 septembre 1868, encore dans l'euphorie des fêtes de Marie Auxiliatrice, il exposait au cardinal ami, Mgr Filippo De Angelis, ses problèmes avec Mgr Riccardi di Netro, qui prétendait n'ordonner que les clercs passés par les séminaires diocésains. A quoi, il objectait: «... si j'envoie les clercs au séminaire, où sera l'esprit de discipline de la Société? Où prendrai-je cent catéchistes et plus pour un nombre égal de classes d'enfants? Celui qui passe cinq ans au séminaire voudra-t-il revenir s'enfermer à l'Oratoire?...»6 Le recrutement de son personnel, sa formation adéquate, sa persévérance et le fonctionnement de toute son entreprise éducative lui paraissaient donc devoir être troublés par les ordres de l'archevêque.
Cependant, celui-ci semblait l'emporter. Le votum (avis) sur les constitutions salésiennes du consulteur Savini pour la congrégation des Evêques et Réguliers fut contraire à don Bosco.7 Les autorités romaines donnaient gain de cause à l'archevêque. Le 2 octobre, le secrétaire de la congrégation des Evêques et Réguliers informait don Bosco du vote négatif de cette congrégation sur sa demande d'approbation de la société de St François de Sales. Il en donnait les raisons: «Je regrette de vous signifier que les constitutions de votre Institut ne peuvent pas être actuellement approuvées, parce qu'il conviendrait de les modifier dans deux de ses principaux articles. Le premier est celui des lettres dimissoriales pour les clercs qui doivent accéder aux ordres, soit mineurs, soit majeurs. Le second concerne les études de ces clercs, l'archevêque exige qu'elles soient assurées à l'intérieur du séminaire diocésain.»8 C'était limpide. Don Bosco voulait deux choses alors incompatibles: l'approbation romaine de sa congrégation et le maintien de son système de formation cléricale. L'impasse paraissait totale.
Mais la manoeuvre finirait par aboutir. Il obtenait quelques nouvelles recommandations épiscopales et bousculait les obstacles en s'adressant systématiquement à l'autorité supérieure. Le 15 janvier 1869, don Bosco était à Rome bien décidé à l'emporter. Il y restera un mois et demi, faisant le siège des responsables. Le 19, le pape le recevait déjà en audience. C'était la phase préliminaire de l'assaut. Il entreprit ensuite d'expliquer aux diverses autorités sa méthode de formation des jeunes religieux: acceptation, années de probation, style de formation des aspirants - don Bosco ignorait le mot noviciat - études, formation apostolique pratique. «Le Saint Père, dira-t-il dans son discours aux salésiens le 7 mars suivant, était favorable à l'approbation, mais il ne pouvait rien conclure seul.» Lors d'une nouvelle audience, le 23 janvier, il lui avait seulement observé que les dimissoriales d'évêques n'étaient pas indispensables pour les jeunes entrés dans son Oratoire avant l'âge de quatorze ans. Cependant, au long des semaines l'affaire progressait silencieusement. En février, don Bosco eut encore deux longs entretiens avec le pape. Lors du deuxième, il apprit que la congrégation des Evêques et Réguliers approuvait désormais la société de St François de Sales. Le décret d'approbation fut daté du 1er mars 1869; il comportait pour le supérieur la faculté, pendant une période de dix ans, de délivrer des dimissoriales aux jeunes entrés chez lui avant quatorze ans accomplis9. Don Bosco avait conscience d'avoir franchi une deuxième étape. Quatre jours après le décret, il rentrait à Turin avec la certitude d'une victoire complète.
Toutefois, il allait vite comprendre que, pour autant, ses constitutions n'avaient pas du tout été approuvées et qu'il ne lui suffirait pas de présenter des lettres dimissoriales à un évêque pour faire ordonner un clerc.
30 Don Rua maître des novices sans le titre |
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Fort de la reconnaissance romaine, don Bosco voulut soigner la progression de sa société. Il data du jour de l'Assomption 1869 une importante lettre circulaire aux directeurs de maison sur leurs devoirs envers leurs confrères: deux conférences mensuelles, rendements de compte mensuels obligatoires pour tous.10 Les statistiques annonceront, pour cette année 1869, soixante-deux profès et trente-et-un ascritti (novices) répartis dans quatre centres de l'oeuvre salésienne. Cette année-là, don Rua reçut la charge directe de ces ascritti et devint ainsi maître des novices sans en avoir le titre pour éviter à la société de passer pour une authentique congrégation religieuse. Au vrai sa responsabilité s'étendait à toutes les étapes du temps d'épreuve (prova, dans le langage de don Bosco) des candidats à la vie salésienne, du postulat à l'ordination. Les distinctions entre les étapes étaient floues au Valdocco.
Cinq ans après, quand la charge de don Rua allait passer à don Giulio Barberis, dans un document préparé pour les autorités romaines don Bosco s'expliqua sur les modalités de cette formation sous la forme qu'il affectionnait de questions et de réponses.11 Son texte paraît avoir reflété les grandes lignes de la tâche assignée à don Rua durant les années précédentes: sélectionner les candidats, régler leur vie religieuse par des pratiques déterminées, leur donner un enseignement spirituel, les former pratiquement à leur vie future.
Selon don Bosco, le «noviciat», si l'on tenait à l'appellation, n'était pas un mythe dans son institut. «Nous avons le noviciat, mais les lois, les lieux où nous vivons, ne nous permettent pas d'avoir une maison séparée qui lui soit exclusivement réservée. Le noviciat, que nous appelons temps d'épreuve se fait dans un secteur de la maison principale de Turin.» Ce noviciat ne pouvait être de type monastique. «Dans l'acceptation des membres on s'intéresse surtout à la vertu des candidats, car notre congrégation n'est pas destinée à accueillir des convertis désireux de se livrer à la prière, à la pénitence et à une vie retirée, mais des individus à la vertu éprouvée fondée sur la religion, qui veulent se consacrer au bien de la jeunesse, surtout à celui des enfants pauvres et en danger. C'est pourquoi jusqu'ici nous n'avons accepté que des jeunes connus depuis plusieurs années et qui ont mené dans nos maisons une vie en tous points exemplaire.», écrivait don Bosco.
On se forme par l'action, même au «noviciat», voulait-il, lui qui, en 1874, expliquait à ses lecteurs romains: «Durant leur temps de probation, les novices enseignent le catéchisme chaque fois qu'il est nécessaire, ils assistent les enfants de l'établissement et parfois leur font classe, soit durant la journée, soit en soirée, ils préparent les plus ignorants à la confirmation, à la communion, à servir la messe et analogues. C'est la part la plus importante de l'épreuve. Qui ne manifesterait pas d'aptitude à ce genre d'occupations ne serait pas accepté dans la congrégation.»
Tel était certainement le programme. Qu'en avait-il été de la réalité et pour quels résultats? Qu'en avait-il été au vrai dans le commun des jours de don Rua et de ses ascritti entre 1869 et 1874? Le noviciat comme tel n'existait pas. D'ailleurs officiellement il n'y avait pas de congrégation religieuse au Valdocco. Simplement, de temps à autre quelqu'un se décidait à rester avec don Bosco. Et, quand un garçon lui confiait son intention, don Bosco l'orientait vers don Rua.
Don Bosco forçait certainement la note quand il parlait dans sa notice des pratiques de piété spécifiques aux «novices». Il affirmait: «Chaque matin, prière vocale, méditation, chapelet et sainte communion plusieurs fois au cours de la semaine. Au cours de la journée ils ont lecture spirituelle, visite au saint sacrement avec lecture d'un texte ascétique, examen de conscience et communion spirituelle. Tous les soirs, à l'heure fixée, ils se rassemblent à l'église, chantent un cantique, on lit la vie du saint du jour et, après le chant des litanies de la sainte Vierge, ils assistent à la bénédiction du saint sacrement.» A Turin, ces pratiques recouvraient en réalité celles des élèves beaucoup plus qu'il ne prétendait.
Don Rua assurait, semble-t-il régulièrement, chaque jeudi une conférence spirituelle à ses ascritti, conformément à l'allégation de la notice: «Le maître leur fait chaque semaine une conférence d'ordre moral sur les vertus à pratiquer et les défauts à éviter, la plupart du temps à partir d'un article des constitutions.»
«Que l'on donne des notes d'assiduité (travail) et de conduite aux clercs comme aux autres étudiants», trouve-t-on édicté dans un procès verbal du chapitre présidé par don Rua le 8 novembre 1867. De fait, il y eut, à partir de là, des réunions plus ou moins mensuelles du chapitre consacrées aux notes des clercs, les procès verbaux de don Rua en témoignent. Les cahiers où ces notes étaient enregistrées nous manquent aujourd'hui. Toutefois, quelques lignes du paragraphe sur le «Registre de la conduite des clercs et des coadjuteurs» dans les «Normes [de don Rua] sur la tenue des registres» dans les maisons salésiennes, nous renseignent, semble-t-il, sur l'objet des dites notes lorsqu'il s'agit de la «conduite». Elles portaient sur la diligence et la piété de l'intéressé. «Par le terme de diligence on entend l'observance des règles générales de la maison et l'accomplissement des devoirs de sa tâche propre; par le terme de piété on entend la conduite religieuse, c'est-à-dire la fréquentation des sacrements, l'assistance aux cérémonies religieuses, la tenue à l'église, etc.» Lors de deux séances de ce genre, le chapitre jugea qu'il était nécessaire d'assister (surveiller) les clercs à l'église, au dortoir, en étude et partout!12 Le «maître» des probandi (mis à l'épreuve) s'entretenait personnellement avec chacun d'eux une ou deux fois par mois en principe. Les probandi de l'Oratoire étaient donc suivis.
«On était novice sans le savoir [...] Le noviciat salésien présentait, en ces années-là, un aspect assez curieux, concluait un peu perplexe, mais systématiquement bienveillant, le P. Auffray. L'essentiel y était: durée et épreuve; mais rien de plus.»13 Peut-être. Mais tel n'était certainement pas l'avis de Mgr Gastaldi, quand il eut été élu archevêque de Turin en 1871, lui qui, dans ses lettres officielles à la congrégation romaine des Evêques et Réguliers, insistait pour que le noviciat de don Bosco prît modèle sur celui de la Compagnie de Jésus; ni celui des réviseurs des constitutions salésiennes en 1873-1874, qui forcèrent don Bosco à composer son chapitre définitif: «Du Maître des novices et de leur direction», un texte que le fondateur particulièrement rétif s'empressa d'ailleurs de caviarder à son goût dans la version italienne de 1875, la seule alors remise à chaque confrère, après avoir été amputée de dix articles de la version latine sur le fonctionnement du noviciat. Ce temps d'épreuve était pour lui, comme celui, antérieur, de l'«aspirantat», un temps d'action et d'apostolat, les constitutions devaient le faire savoir ou, pour le moins, ne pas l'occulter.
Somme toute, les résultats étaient bons. Don Bosco se croyait autorisé à les garantir en 1874. «Les résultats moraux ont été jusqu'ici très satisfaisants. Ceux qui réussissent dans ces épreuves deviennent de bons confrères, aiment le travail, détestent l'oisiveté. Ces occupations leur deviennent tellement nécessaires qu'ils se prêtent volontiers à tout moment à ce qui peut contribuer à la plus grande gloire de Dieu. Quant à ceux qui n'ont pas d'aptitude pour ce genre de vie, ils sont laissés libres de suivre ailleurs leur vocation.»14
Malgré l'absence d'un noviciat ascétique traditionnel, la formation des jeunes salésiens était suffisamment bien assurée au temps de don Rua maître des novices sans qu'on le sache, la suite de l'histoire salésienne le démontre amplement. Toutefois, de graves désordres moraux parmi les membres des premières expéditions missionnaires en Amérique - au reste surtout des coadjuteurs - amènent à réfléchir sur les dangers d'une méthode active et peu ascétique.15
30.1 Notes |
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1. On peut lire les Animadversiones de Stanislao Svegliati dans l'ouvrage de F. Motto, Giovanni Bosco, Costituzioni della Società di S. Francesco di Sales, 1858-1875. Testi critici (Rome, 1982), p. 231, document 6.
2. D'après la pièce Supra animadversiones in constitutiones sociorum sub titulo S. Francisci Salesii in dioecesi Taurinensi, in F. Motto, op. cit, p. 237, document 7.
3. Sur don Bosco au temps de l'archevêque Riccardi di Netro, voir éventuellement Don Bosco en son temps, p. 734-735, d'où les citations sont tirées..
4. G. Bosco-A. Vogliotti, Turin, 26 juin 1866, Epsitolario II, p. 264.
5. Sur l'approbation romaine, voir Don Bosco en son temps, p. 736-740, texte et notes.
6. G. Bosco - F. De Angelis, Turin, 9 septembre 1868, Epsitolario Ceria I, p. 572-573. N.B. Cette lettre ne figure pas à la date dans l'Epsitolario Motto.
7. Le votum Savini a été reproduit en MB IX, p. 376-378.
8. S. Svegliati - G. Bosco, Rome, 2 octobre 1868, MB IX, p. 378-379.
9. Texte édité en MB IX, p. 558-561.
10. Eipstolario III, p. 124-127.
11. Voir le fascicule de 20 pages Cenno istorico sulla Congregazione di S. Francesco di Sales e Relativi schiarimenti, Rome, Typographie de la S. C. de la Propaganda Fide, 1874, reproduit partiellement en MB IX, p. 507-510.
12. P. Braido, «Don Michele Rua primo autodidatta 'Visitatore' Salesiano», RSS IX, 1990, p. 143. Les clercs devaient être assistés (surveillés!) à l'église, au dortoir, en étude et partout, selon don Rua en conclusion des séances de notes des clercs les 14 et 21 février 1869 (FdR 2916 E5).
13. Auffray, p. 131-132.
14. Cenno istorico sulla Congregazione di S. Francesco di Sales, cité supra, reproduit en MB IX, p. 508.
15. Qui désirerait un exemple personnalisé pourrait lire le rapport de don Giuseppe Vespignani, Un anno alla scuola del B. Don Bosco, San Benigno Canavese, 1930, dont le P. Auffray a traduit un extrait dans son livre, p. 134-137.
31 Une société en croissance |
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Don Rua, formateur des salésiens des origines, était, nous le savons, préfet général de la société. Il représentait don Bosco, vénéré par tous, et s'efforçait de maintenir l'unité d'une société qui augmentait en nombre et en implantations. Sur la Riviera, les centres d'Alassio, Varazze et San Pier d'Arena s'ajoutaient entre 1870 et 1873 aux trois centres piémontais des années 1860. En 1871, don Bosco chargeait don Angelo Savio de s'occuper à Turin de la construction de l'église Saint Jean l'Evangéliste. En 1872, la création à Mornese de l'institut des filles de Marie Auxiliatrice, considéré par don Bosco comme partie intégrante de sa propre congrégation, et, à Turin, l'acceptation du collège aristocratique de Valsalice, accroissaient encore l'étendue de l'oeuvre1.
Tandis que, à Rome en janvier et février 1869, don Bosco venait progressivement à bout des obstacles suscités par sa façon de concevoir la formation de ses salésiens et obtenait enfin l'approbation de sa société, don Rua à Turin faisait prier intensément les enfants pour lui. Les jeunes, stimulés par ses exhortations, se partagèrent spontanément en groupes, dont les membres s'engageaient à choisir un jour pour communier, en sorte que, chaque matin, un bon nombre s'approchait de la sainte table à l'intention de don Bosco à Rome. Ils exprimaient ainsi leur reconnaissance envers leur père, dit la chronique de don Rua.2 Et toutes ces prières furent exaucées. Le 26 février, don Bosco informa son préfet du résultat, en lui demandant de ne pas propager la nouvelle, de crainte de tapage pour fondation d'une congrégation religieuse. Don Rua ne la communiqua qu'à une petite équipe, qui prépara avec soin son retour le 5 mars en soirée.
La musique salua don Bosco à la porterie de l'établissement. De là jusqu'aux portiques, à travers la cour de l'Oratoire deux rangées de hautes perches auxquelles étaient accrochés alternativement des globes de cristal illuminés ou des poêlons de suif enflammé, avaient été dressées pour l'accueillir. Les jeunes formaient la haie, les apprentis d'un côté, les étudiants de l'autre. Don Bosco, précédé par la musique, avança parmi les acclamations de tous ses jeunes. Il monta au premier étage de la maison et se montra éclairé par l'illumination de la cour. Et le concert continua dans un enthousiasme extraordinaire. Don Rua était satisfait. Sa chronique détailla la manifestation et la conclut: «Ce fut une succession interminable de cris de bonheur.»3
L'approbation de la société imposait qu'on en respectât les règles, ces constitutions que don Bosco s'acharnait à faire reconnaître par les autorités ecclésiastiques. Il expliquait alors en conférence: «Tout le monde nous regarde et l'Eglise a droit à notre labeur. Il faut donc que désormais tous les articles de nos Règles soient exactement observés.» Quelques jours après, il insistait: «Nous sommes les fondateurs de la Société. Faisons en sorte que ceux qui liront notre histoire n'en viennent pas à s'exclamer: Mais quels drôles de fondateurs, c'était là!» L'une de ses lettres de Rome à don Rua rappelait la nécessité de l'obéissance.4 Il fallait enraciner des habitudes religieuses. Le petit nombre facilitait les choses.
32 Un préfet exigeant |
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Don Rua fut dans cette délicate entreprise le bras droit de don Bosco. Humble et généreux, il ne reculait jamais devant la fatigue et les difficultés, dès qu'il s'agissait de répondre aux intentions de son maître. Sentinelle vigilante, il surveillait toutes les irrégularités. Calme et patient, il ne craignait pas d'insister quand il décelait quelque infraction aux règlements édictés.
On manquait souvent au silence dit sacré après les prières du soir. Il se condanna - nous le savons - à faire à ces heures tardives le tour de la maison pour y remédier par sa simple présence. Autre question qui lui tenait à coeur, la pratique de la pauvreté religieuse. Don Rua s'ingéniait à la faire observer scrupuleusement par chacun. Quand il avait remis une somme quelconque à un confrère, il exigeait qu'il en rende compte jusqu'au dernier centime. Il y avait des cas isolés, qui n'échappaient pas à sa vigilance. L'intervention pouvait être pénible. On peut imaginer comment il put et dut réagir à la lettre de don Bosco du 21 avril 1869 lui ordonnant: «Dis à don Chiapale que dimanche dernier, je l'ai fait chercher et qu'il ne m'a pas été possible de le trouver. Tu lui demanderas si les règles permettent d'aller où l'on veut sans permission, et tu lui diras qu'il me paraît temps d'en finir.» Don Bosco lui avait appris que l'observance des Règles était une condition sine qua non pour que la Société ait un avenir. Que n'aurait-il fait pour conjurer pareille éventualité!
Contrairement à ce que nous pourrions imaginer, ses rappels à l'ordre ne le rendaient pas odieux. Il était exigeant, mais ni pédant ni importun; il témoignait d'une rare habileté dans la correction; il savait attendre le moment opportun et, quand deux mots suffisaient, il n'en disait pas trois; il adaptait ses formules aux différents caractères; jamais il ne perdait son calme, non par calcul, mais par simple bonté, qui l'empêchait d'humilier le coupable.
Sa force dans la correction était d'être lui-même un miroir de l'observance. Chacun pouvait le vérifier, si bien qu'on avait fini par le baptiser la «Règle vivante». Don Bosco lui-même le désignait ainsi quand, en son absence et lors de conversations privées, il le donnait comme modèle d'observance sur tel ou tel point précis. On prétend même qu'il finit par le qualifier lui aussi de «Règle vivante».
Entre 1867 et 1872, don Rua n'oubliait pas que, préfet général, il était aussi préfet de l'oratoire. L'organisation et l'évaluation des grandes activités religieuses (neuvaine de Noël, semaine sainte, mois de Marie, Quarante Heures, exercices spirituels, fête de don Bosco le 24 juin, fêtes de sainte Cécile, de l'Immaculée Conception de Marie, de saint François de Sales, de saint Louis de Gonzague et de Marie auxiliatrice au long de l'année scolaire) lui incombaient. Ses instructions à ce sujet apparaissent dans les comptes rendus des séances du chapitre tenues sous sa présidence.5 Les jeunes étaient alors près de neuf cents. Que les étudiants rentrent en ordre dans leurs classes accompagnés de leurs assistants; que les étudiants en philosophie aient un assistant particulier durant leurs études libres, trouve-t-on édicté le 8 novembre 1867. Il fallait tenir les dortoirs en ordre et en interdire en principe l'entrée au cours de la journée. Les dortoirs doivent être fermés à 8 h 1/2, demande-t-on le 16 novembre 1871.
Le préfet pouvait se dire à peu près satisfait des étudiants, moins des apprentis. Leur assistance à l'église laissait à désirer. «Qu'ils y soient répartis par dortoirs avec leurs assistants, que chacun y ait une place déterminée et un livre de dévotion», prescrivait le chapitre le 27 décembre 1867. Ce monde n'avait pas encore de régime bien déterminé. Par exemple, les apprentis sortaient fréquemment en ville pour acheter ce qu'il leur fallait dans les ateliers: don Rua abolit cette coutume, sans grand succès d'ailleurs. L'horaire était trop élastique. Le 13 mars 1870, un chapitre décida qu'une cloche appellerait chefs et apprentis dans leurs ateliers. Les apprentis prenaient leurs récréations dans la cour des étudiants: don Rua institua une stricte séparation entre étudiants et apprentis, non sans mal non plus, si l'on en juge par les observations répétées du chapitre. La construction d'une clôture fut même décidée pour faire respecter cette séparation.6 Leurs temps de travail et d'enseignement n'étaient pas formellement définis, don Rua s'employa à graduer la formation professionnelle et décida que les apprentis recevraient tous les jours ouvrables un enseignement qui les perfectionnerait dans leur métier et leur culture générale. Par exemple, le 9 novembre 1871, un chapitre montre don Rua répartissant les salles pour les cours du soir des apprentis.7 Lui-même apparaissait de temps en temps dans l'un ou l'autre atelier, observait les jeunes, s'entretenait avec le chef, alors plus rempli de bonne volonté que d'habileté technique. Les réunions capitulaires tenues sous sa présidence revenaient de temps à autre sur le «problème des apprentis» (20 mars 1873), sur la manière d' «améliorer la condition morale des apprentis» (27 juillet 1873). Grâce à lui, peu à peu, les cours professionnels de l'Oratoire s'améliorèrent sensiblement et gagnèrent en réputation.
Don Rua et son chapitre s'intéressaient à la tenue personnelle des jeunes, à leur propreté, au nettoyage et à la distribution de leur linge, à l'hygiène des dortoirs. On remarquera qu'en 1870, lors du transfert du collège de Mirabello à Borgo San Martino, madame Gioanna Maria Rua rejoignit son fils au Valdocco et s'y intéressa donc à ce genre de question. Beaucoup de jeunes s'habillaient comme ils le pouvaient, un certain nombre d'entre eux, parce que trop pauvres, étaient totalement à la charge de l'établissement. Don Rua fit en sorte que tous puissent avoir une tenue décente le dimanche et pour les sorties. Il tint à ce que, chaque semaine, dans les dortoirs, on procédât à l'inspection des trousseaux pour faire réparer s'il y avait lieu costumes ou chaussures.
Il voulait faire observer soigneusement le règlement de la maison. Don Bosco, après un temps d'expérience, l'avait écrit en 1852, repris en 1854 et fait commencer d'entrer en vigueur pendant l'année scolaire 1854-1855. Il ne fut pas imprimé avant 1877, mais, paraît-il, don Bosco le faisait lire solennellement en public au début de chaque année scolaire et tenait à ce que tous les dimanches un chapitre de ce règlement soit lu aux élèves. C'était le principe. Dans quelle mesure était-il vraiment connu et donc appliqué? L'historien, don Ceria en l'occurrence, ne devrait pas trop se bercer d'illusions. En tout cas, le procès verbal de la réunion capitulaire du 22 novembre 1867 édictait: «Pour que le règlement soit connu de chacun [des membres du chapitre!], il est décidé qu'on en lira un passage à chaque séance.» Et la réunion capitulaire du 8 décembre 1872 stipulait l'organisation d'«une conférence aux chefs d'atelier et aux surveillants sur leur règlement». Don Rua, formé à l'école des Frères, voyait dans l'observance exacte du règlement la meilleure garantie du profit moral et scolaire des garçons. Du reste, don Bosco y tenait, et toute manifestation de la volonté de don Bosco se traduisait pour lui en impératif catégorique.
Tout cela l'obligeait à faire souvent ressentir le poids de son autorité, ce qui, bon gré mal gré, finissait, malgré sa délicatesse, par le rendre craint plus qu'aimé. Les meilleures têtes et les plus autorisées de la maison, en particulier le futur cardinal Cagliero, s'en inquiétèrent sérieusement, au point de faire part de leurs préoccupations à don Bosco. Giovanni Cagliero lui aurait dit à peu près ceci: «Cher don Bosco, que Dieu vous garde encore longtemps, mais il est certain que, le jour où vous irez en paradis, don Rua recevra votre héritage. Tout le monde le dit et vous l'avez dit vous aussi. Mais tous ne s'accordent pas à dire qu'il bénéficiera comme vous de la confiance de tous. La vie de censeur qu'il mène ici à l'Oratoire pour maintenir la discipline le rend peu sympathique à beaucoup.» Don Bosco reconnut la justesse de l'observation. En 1872, il nomma un autre préfet à l'Oratoire en la personne de don Francesco Provera et attribua à don Rua le titre de directeur, sauf que l'intéressé, par respect pour don Bosco, véritable directeur de l'oeuvre, transforma son titre en celui de vice-directeur.
Ce vice-directeur avait les épaules larges. Il ne refusa pas deux nouvelles tâches. Il dut assurer la prédication du dimanche matin aux fidèles et aux élèves dans l'église Marie auxiliatrice. Jusqu'alors cette prédication revenait à don Bosco. Il se mit à raconter l'histoire sainte, sur laquelle il tenait des cahiers tout prêts. Ses auditeurs n'oublieront pas ses instructions toujours claires et ordonnées. Aux récits il joignait des applications morales, des réflexions ascétiques et des considérations religieuses, ses cahiers en témoignent. La deuxième tâche fut l'enseignement de l'Ecriture sainte aux clercs de la maison, à partir du jour où les cours de théologie furent institués à l'Oratoire. Telle que le manuel la présentait, la matière était aride, mais, aux dires de certains de ses anciens élèves, sa facilité de langage et son naturel la rendaient limpide et, somme toute, attrayante.
Au reste, l'organisation générale des cours de théologie lui incombait. Le procès verbal de la réunion du chapitre qu'il présida le 10 novembre 1872 nous en apprend l'horaire hebdomadaire, pour nous très instructif. Le matin, le lundi et le vendredi, théologie dogmatique (professeur: le théologien Molinari); le mardi, le mercredi et le samedi, théologie morale (professeur: don Cagliero). L'après-midi, le lundi et le vendredi, Ecriture sainte (professeur: don Rua); le mardi et le samedi, histoire ecclésiastique (professeur: don Barberis); le mercredi, étude du Nouveau Testament (avec don Rua). Le jeudi, à 10 h., leçon de liturgie (les cérémonies) pour les philosophes et les théologiens (professeur: don Cibrario). Il lui fallait penser aux ordinations des clercs, comme en témoignent ses lettres contemporaines à la curie de Turin.
Qui croirait que don Rua se soit encore imposé de se casser la tête à préparer des examens publics, s'interroge don Ceria. Ce fut pourtant le cas. Il figura en 1872 parmi les candidats à l'habilitation à l'enseignement en gymnase supérieur (lycée). Avec la multiplication des collèges, il fallait des titres reconnus. Don Rua chercha à en attraper un. Il avait déjà tenté sa chance en 1866, avait réussi l'écrit, mais été écarté à l'oral par des professeurs d'université vexés par des étudiants qui n'avaient pas fréquenté leurs cours. Cette fois, il conquit honorablement son diplôme le 1er octobre 1872.8 J'ignore qui le parraina, mais une pièce originale nous apprend que, le 19 octobre 1873, don Michel Rua fut inscrit dans l'académie littéraire dite de l'Arcadie sous le nom de Tindaro Stinfatico.9 D'après don Lemoyne, l'abbé Peyron, une lumière piémontaise du temps, aurait alors dit qu'avec six hommes tels que don Rua il aurait pu ouvrir une université.10 Soit!
33 Un prêtre pieux |
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N'étant plus préfet de l'Oratoire, don Rua put consacrer davantage de temps à sa charge de préfet général. Il avait déjà été intéressé aux collèges qui se multipliaient, dont, à la demande de don Bosco, il avait fait imprimer et distribuer les programmes. En octobre 1872, don Bosco commença de lui confier le soin de la distribution du personnel de ces collèges. Tâche délicate. «Fais tout ce que tu peux afin que les choses se passent sponte, non coacte -spontanément, non pas brutalement -», lui recommandait sa lettre.11 Il fallait bien connaître les hommes, les brusquer le moins possible, mesurer correctement leurs tâches...
Une piété très vive alimentait son esprit, le rendait fort et constant dans le sacrifice. Une anecdote de 1873 nous aide à l'entrevoir. Don Rua ne se laissait pas bousculer dans sa prière. Un moine de Lérins qui, cette année-là, faisait fonction de sacristain dans l'église Marie Auxiliatrice, en a laissé une relation détaillée. Un prince et sa suite arrivèrent un jour à l'Oratoire. En l'absence de don Bosco, il revenait à don Rua qui, alors, célébrait la messe, de le recevoir. Informé, le visiteur et son accompagnateur entrent dans la sacristie et attendent. Au bout d'une vingtaine de minutes, don Rua revient de l'autel. On court aussitôt lui dire de se presser. Mais lui, comme s'il n'avait rien entendu, de déposer lentement ses vêtements sacerdotaux. Quand il se retourne le prince va vers lui. Mais don Rua se contente de lui faire signe d'attendre et se dirige vers l'agenouilloir. Il enveloppe sa figure entre ses deux mains et reste ainsi absorbé dans sa prière pendant quelque vingt minutes. A la fin il se lève et, avec un sourire angélique, les bras grands ouverts, se dirige vers ces messieurs, s'excusant de n'avoir pas pu se mettre tout de suite à leur disposition. Ils comprirent, se montrèrent très aimables et eurent ensuite l'occasion de dire combien ils avaient été édifiés par sa longue action de grâces.12
Don Bosco était particulièrement qualifié pour dire combien don Rua progressait sur le chemin de la perfection évangélique. Le même moine de Lérins se trouvait à Lanzo, en septembre 1874, lors d'une retraite salésienne, quand il entendit don Bosco affirmer: «Si je prétendais, dirais-je, mettre un doigt sur don Rua en un point où il n'y aurait pas en lui la vertu au degré le plus élevé, je n'y parviendrais pas, parce que ce point n'existe pas.»13
C'était l'année où, le 13 avril, Rome avait enfin approuvé ses constitutions après une longue et dure bataille. Que de prières don Rua n'avait pas faites à Turin pour en arriver à ce résultat! Don Bosco le savait. Le 14, il commençait ainsi le billet à don Rua destiné à être lu publiquement au mot du soir: «Votre père, votre frère, l'ami de vos âmes, quitte Rome aujourd'hui après trois mois et demi.» Toutefois, il ne voulait ni fêtes, ni musique pour l'accueillir, car l'Oratoire était en deuil, depuis la mort toute récente de don Francesco Provera, son successeur à la préfecture de la maison.14
33.1 Notes |
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1. Je vais m'inspirer ici étroitement du livre de E. Ceria, Vita, p. 73-84, quitte à en nuancer et parfois contredire les allégations à l'aide des procès verbaux du chapitre de la maison.
2. P. Braido, «Don Michele Rua...», art. cité, p. 355.
3. D'après P. Braido, «Don Michele Rua ...», art. cité, p. 355-356.
4. G. Bosco - M. Rua, Rome, 31 janvier 1869, Epsitolario III, p. 46.
5. Rappelons ici que les Deliberazioni capitolari de la main de don Rua se retrouvent soigneusement datées en FdR 2916 D1 à 2919 E9.
6. Procès verbal en FdR 2917 C1-3
7. Procès verbal en FdR 2917 B12.
8. Certificat en FdR 2665 B5.
9. La pièce en FdR 2774 A7.
10. MB VIII, p. 252.
11. G. Bosco - M. Rua, Peveragno, 16 octobre 1872, Epsitolario III, p. 475-477.
12. Lettre à don Albera, Lérins, octobre 1914, FdR 2835 D3-6. Voir Ceria, Vita, p. 83.
13. Même lettre. Voir Ceria. Vita, p. 84.
14. G. Bosco - M. Rua, Rome, 14 avril 1874, Epsitolario IV, p. 277-278.
34 Don Rua "visiteur" des maisons salésiennes |
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Nous sommes dans les années 1870-1875. Le préfet général don Rua se sent responsable de l'observance religieuse, non seulement de l'Oratoire où il réside, mais aussi des autres centres de la congrégation naissante, les filiales de Borgo San Martino, Lanzo, Sampierdarena, Varazze, Alassio ou Turin-Valsalice. Une connaissance suffisante de ces centres lui est nécessaire pour remplir correctement une tâche qu'il juge indispensable au bon fonctionnement de l'ensemble. Des inspections systématiques s'imposent donc. Il les accompagnera de conseils et d'injonctions d'ordre disciplinaire.
Certes, don Bosco visitait souvent ses filiales, mais toujours sur un mode paternel et nécessairement bienveillant. Don Rua, quant à lui, les visiterait en sage administrateur de ses maisons d'éducation, soucieux à la fois des conditions matérielles et des conditions morales des oeuvres. Il inspecterait des institutions tenues par vocation à être fidèles aux consignes de don Bosco dans ses constitutions, dans son règlement de l'Oratoire et dans les consignes qu'il lui avait laissées quand lui-même avait été jeune directeur de Mirabello. Essentiellement il vérifierait leur fidélité à l'esprit que don Bosco infusait dans sa congrégation naissante.
Don Rua entreprit de s'acquitter de cet aspect de sa charge par des inspections systématiques à partir de 1874, quand don Bosco obtenait enfin l'approbation de son texte constitutionnel.1 Entre 1874 et 1876, il enregistra systématiquement ses remarques sur un carnet qui a été conservé.2 Don Rua inspecteur ne semble pas s'être beaucoup soucié de la susceptibilité des directeurs, premiers concernés par ses remarques. Il ne prenait pas de gants pour exprimer son mécontentement et pointer des négligences ou des abus.
35 Le programme de don Rua "visiteur" |
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Don Rua, en sa qualité de préfet, vérifierait dans ses maisons filiales l'application des décisions prises lors des réunions annuelles des directeurs à l'Oratoire aux alentours de la fête de saint François de Sales. Ses remarques s'adresseraient d'abord aux directeurs et, par leur entremise, aux personnels salésiens.
Notre inspecteur avait construit mentalement un programme de visite qu'il écrivit en plusieurs temps sur l'un de ses carnets. Son enquête porterait premièrement sur les locaux, deuxièmement sur les personnes, c'est-à-dire sur le personnel salésien et sur les élèves de l'établissement, et elle n'oublierait pas l'environnement. Elle vérifierait soigneusement les registres de l'administration du centre.3
Don Rua entamerait l'examen des locaux par l'église et sa sacristie. Il s'intéresserait aux tables d'autel, aux ornements sacrés, aux célébrations en semaine, les dimanches et les jours de fêtes religieuses. Puis il passerait aux chambres des supérieurs et aux dortoirs des jeunes. Rien de trop élégant dans les chambres des confrères? Chambres et dortoirs sont-ils propres? Les dortoirs sont-ils suffisamment aérés? Des crucifix et des images ou statues de Marie y ont-ils la place qui leur est due? Les cellules des assistants de dortoirs sont-elles assez étroites pour ôter à leurs occupants la tentation de les convertir en bureaux? Puis don Rua descendait au rez-de-chaussée avec ses couloirs, ses escaliers et les cours de récréation, dont il vérifierait systématiquement la propreté. S'il avait l'occasion d'entrer dans les classes, il interrogerait les élèves et s'intéresserait à leurs cahiers.
Les confrères seraient l'objet de toutes ses sollicitudes. Des conférences spirituelles leur sont-elles assurées, à eux-mêmes et aux aspirants, s'il y en a dans le centre? En effet, la circulaire de don Bosco datée du 15 août 1869 avait édicté: «Que chaque mois deux conférences soient données, l'une pour la lecture et le commentaire des Règles, l'autre d'orientation morale en fonction des auditeurs auxquels on s'adresse.» Selon la même circulaire: «Chaque confrère se présentera une fois par mois à son directeur. Il lui exposera ce qu'il croit bon pour le bien de son âme et s'il éprouve quelque doute sur l'observance de nos Règles. Il lui demandera les conseils qui lui sembleront opportuns pour son profit spirituel et temporel.» L'inspecteur s'enquerrait donc de la régularité des rendements de compte mensuels. Et puis, que penser de la vie religieuse des confrères, en matière de modestie - c'est-à-dire de pureté -, de pauvreté et d'obéissance? La rigueur s'imposait au chapitre de la chasteté. «Le plus important dans nos maisons est de promouvoir, d'obtenir et de bien assurer la moralité, tant parmi les confrères que parmi les jeunes. Si elle est assurée, tout va bien, si elle ne l'est pas, tout fait défaut», lisait-on dans une deliberazione du chapitre des directeurs pour 1875-1876. Les charges de préfet et de catéchiste telles que les décrivent les constitutions étaient-elles correctement assumées dans la maison? On se rappellera que, selon le règlement de l'oratoire du Valdocco, il revenait au catéchiste de pourvoir au bien spirituel des jeunes de la maison, de s'occuper des malades, de créer et de s'occuper des compagnies (de saint Louis de Gonzague, de l'Immaculée Conception ou du Saint Sacrement).
Don Rua savait que les simples clercs constituaient une part notable du personnel des maisons visitées. Sont-ils en nombre suffisant? Leur assure-t-on régulièrement des cours de philosophie et de théologie? Les forme-t-on aux cérémonies religieuses par des leçons particulières? Que penser de leur conduite s'ils exercent des fonctions d'assistants ou d'enseignants dans la maison? Participent-ils aux méditations et aux lectures spirituelles communautaires?
L'enquête porterait aussi sur les jeunes. Que penser de leur état sanitaire? Comment l'infirmerie est-elle tenue? Quant à leur vie religieuse, s'inquiète-t-on de leur apprendre leurs prières et de les initier au service de l'autel? Comment sont-ils assistés (accompagnés et surveillés) à l'église, en étude, en classe, en récréation, dans leurs dortoirs, ainsi que dans leurs promenades organisées? Que penser de leur propreté corporelle et surtout spirituelle? Reçoit-on régulièrement un confesseur étranger à la maison? Y a-t-il des compagnies dans l'oeuvre? Forme-t-on le Petit Clergé (les enfants de choeur)? Est-ce que les jeunes étudient bien? Quelles sont leurs relations avec leurs maîtres et assistants? Y a-t-il des élèves externes? La maison comporte-t-elle un «oratoire festif»? Don Rua s'intéressait aux projets d'avenir des jeunes. Certains élèves pensent-ils entrer dans le clergé? Certains clercs préparent-ils des examens pour devenir instituteurs?
Comme don Bosco l'avait fait dans les consignes qu'il lui avait adressées à Mirabello, don Rua cherchait aussi à enquêter sur les relations du collège avec l'environnement: le curé, la municipalité...
Venait enfin le chapitre des dépenses. Comment supérieurs et élèves sont-ils traités à table? Est-ce que la direction se lance dans des travaux onéreux de construction ou de réparation? Combien dépense-t-on en livres et en voyages? L'année précédente s'est-elle terminée avec un surplus?
L'enquête dériverait alors inévitablement sur les registres que la direction de l'oeuvre serait invitée à présenter. Leur simple liste témoigne de l'esprit méthodique et extrêmement méticuleux de don Rua enquêteur. C'était le registre des messes, le registre de la conduite des clercs et coadjuteurs, le registre des notes des jeunes élèves, le registre des postulants à la vie salésienne, le registre des élèves, le registre des pensions, le registre des dépôts d'argent des jeunes, le registre des offrandes, le registre de l'intendance, le registre des trousseaux apportés à leur entrée par les coadjuteurs, le registre des divers fournisseurs: cordonnier, tailleur, laitier, boulanger, boucher, charcutier, pharmacien, etc., enfin le registre des comptes courants. Sur son carnet don Rua s'acharnait à multiplier les conseils sur la tenue de chacun d'eux.
36 Les inspections de don Rua en 1874 et 1875 |
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Les centres inspectés par don Rua en 1874 et 1875 étaient situés à Borgo San Martino, Lanzo, Sampierdarena, Varazze, Alassio et Turin-Valsalice. Nous l'y voyons appliquer rigoureusement son programme de visiteur.
36.1 Don Rua inspecteur à Borgo San Martino et Lanzo Torinese |
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Le 1er mars 1874, quand, à Rome, don Bosco se démenait encore pour obtenir la pleine approbation de son texte constitutionnel, don Rua inspectait rapidement la maison de Borgo San Martino. Le Petit Séminaire ou collège San Carlo de Mirabello, qui l'avait eu pour directeur, avait été transféré au début de l'année scolaire 1870-1871 dans cette localité mieux desservie par le chemin de fer que Mirabello, dans une belle villa, au milieu d'une propriété de six hectares, achetée par don Bosco au marquis Scarampi di Pruney. A l'origine cent internes y étaient logés, chiffre qui progressa entre 1874 et 1877 passant alors de 160 à 200. Don Giovanni Bonetti, salésien de la première heure très estimé de don Bosco, dirigeait cette oeuvre.
Après sa visite, don Rua se dit suffisamment satisfait par son fonctionnement. «Les choses sont assez bien menées», écrivit-il sur son carnet. Toutefois, il croyait bon de laisser au directeur une douzaine de recommandations dûment numérotées, qui méritent d'être traduites telles quelles pour commencer de s'initier à son style d'inspecteur. C'était: 1) éviter les taches de cire sur l'autel en allumant les cierges avec de l'essence, 2) installer un crucifix et une image de la Madone dans les classes et les dortoirs où ces articles manquent encore, 3) réduire les cellules des assistants [de dortoirs] selon le modèle de l'Oratoire, 4) chercher à faire disparaître des couloirs les mauvaises odeurs provenant des toilettes près de la classe de rhétorique, 5) assurer régulièrement les conférences mensuelles aux confrères et aux aspirants, et veiller à leur faire faire leurs rendements de compte chaque mois, 6) encourager un peu plus l'étude de la théologie, 7) assurer régulièrement le cours de cérémonies religieuses aux clercs et aux jeunes, 8) créer la compagnie de l'Immaculée Conception, 9) commencer à donner des notes mensuelles aux clercs et aux coadjuteurs, 10) mettre au point le registre des postulants et celui des dépenses, 11) confier à Ghione - un simple clerc! - la charge de catéchiste, en l'exonérant si possible de l'enseignement, pour qu'il puisse s'occuper des compagnies de saint Louis, du saint sacrement et du petit clergé, 12) quelques-uns ont été exhortés à préparer des examens civils.
Don Rua revint inspecter ce collège de Borgo San Martino en avril 1875 et y passa cette fois deux journées entières. Il se dit encore satisfait au point de vue matériel et au point de vue moral, avec toutefois quelques réserves. Il conviendrait que les externes puissent assister quotidiennement à la messe. Qu'il y ait dans toutes les classes et tous les dortoirs des crucifix bien visibles! La propreté de certains escaliers et de certains réduits laisse à désirer. Que la charge du catéchiste soit bien assurée, et, pour cela, que l'intéressé se fasse aider au besoin par le conseiller don Chicco. Rétablir la compagnie de l'Immaculée au moins parmi les clercs. Que le préfet se fasse aider par un clerc pour la correspondance et la tenue du grand livre de comptabilité. Que le directeur veille à la régularité des rendements de compte de ses confrères. Que l'on se décide à attribuer des notes aux clercs et aux coadjuteurs. L'inspecteur demandait aussi que les théologiens apprennent par coeur des textes de la Bible et des Pères et qu'on les intéresse aux solutions des objections aux thèses formulées pendant les cours.
Le lendemain de son inspection de mars 1874 à Borgo San Martino, don Rua consacra un jour et demi à l'inspection de la maison de Lanzo. Le collège de Lanzo, situé sur une haute colline à trente-cinq kilomètres de Turin, était une école primaire et gymnasiale. Internat, ce collège accueillait aussi des externes de la localité. Grâce à la construction d'un immeuble de trois étages en 1873, le chiffre des internes pouvait passer à plus de 170 en 1874-1875. Don Giovanni Battista Lemoyne, salésien qui, cas unique à cette époque, était arrivé prêtre chez don Bosco, en avait la responsabilité.
La satisfaction de notre inspecteur fut médiocre. La propreté de l'église laissait à désirer, la chambre n° 1 était en désordre. Il faudrait des crucifix et des images de la sainte Vierge dans les classes et les dortoirs, et, plus particulièrement, dans les diverses chambres. Les cellules des assistants de dortoirs étaient trop spacieuses. En règle générale tous les dortoirs devraient rester fermés, ainsi que les salles de classe et les différentes pièces, quand les jeunes ne s'y trouvent pas. Cours, escaliers et couloirs étaient relativement propres, mais il serait à désirer qu'on ne jette pas de détritus vers midi dans la cour inférieure. Le directeur devrait assurer plus régulièrement les conférences mensuelles et les rendements de compte de ses confrères. Que les prêtres ne se dispensent pas de faire classe pour aller prêcher ailleurs. Il conviendrait que le préfet s'occupe des coadjuteurs pour les aider à remplir leurs devoirs de bons chrétiens. Les clercs restent trop entre eux, ils ne se mêlent pas assez aux jeunes, ils ne prennent pas l'étude de la théologie suffisamment au sérieux. Chaque jour, ils devraient faire individuellement ou collectivement une visite au saint sacrement avec un peu de lecture spirituelle. La conduite des élèves de deuxième gymnasiale laisse à désirer. On aimerait plus de propreté sur les vêtements des garçons. Que le préfet (Costamagna), qui devrait veiller à leur tenue, ne s'absente pas si facilement. Il faudrait faire entrer les meilleurs jeunes dans la compagnie de l'Immaculée Conception. Divers registres font défaut: celui des notes de conduite des clercs et coadjuteurs, le livre des dépenses, le livre des divers fournisseurs. A signaler la démolition de la pergola au milieu du jardin. Tout cela était bien sec.
Don Rua inspecteur reparut à Lanzo un an plus tard le 3 mars 1875. Il y passa deux jours et constata avec satisfaction qu'au regard de la discipline comme à celui de la piété, le collège fonctionnait mieux que l'année précédente. Cela n'empêchait pas notre censeur d'aligner une longue série de remarques numérotées à l'usage du directeur que l'on imagine assez mortifié à leur lecture. L'église et la formation religieuse d'abord. Les nappes d'autel ne sont pas assez propres. Il conviendrait d'assurer la messe aux externes au cours de la semaine. Un cours de cérémonies (liturgie) devrait être donné aux clercs. Penser à la formation du Petit clergé (les enfants de choeur). Donner plus d'importance à l'enseignement du catéchisme dans les classes du gymnase (collège). Créer une classe de chant grégorien et y intéresser le plus d'élèves possible. Si nécessaire, retarder pour cela d'une demi heure ou de trois quarts d'heure l'heure de la cena (souper). Soigner les compagnies de saint Louis et du saint sacrement en leur tenant de petites conférences. Que le préfet s'occupe des coadjuteurs, qu'il leur parle, qu'il leur explique le règlement de la maison, etc. Il faut assurer la classe (philosophie ou théologie!) aux clercs trois fois ou au moins deux fois par semaine. Que des notes de conduite soient attribuées chaque mois aux clercs et aux coadjuteurs. Que les professeurs se réunissent avec don Scappini pour la lecture spirituelle, les assistants avec don Scaravelli le matin pour la méditation. Que ceux qui ne peuvent participer à l'office communautaire le fassent en privé. Il faudrait encore réduire la surface des cellules pour les ramener aux dimensions réglementaires. La lecture à table n'est pas facultative, ne pas s'en dispenser trop facilement.
Notre inspecteur terminait son rapport sur Lanzo en alignant un certain nombre d'innovations disciplinaires, qu'il avait pu observer, signes d'une meilleure organisation et d'une surveillance plus stricte des élèves.
36.2 Don Rua inspecteur à Sampierdarena, Varazze, Alassio et Turin-Valsalice |
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Trois maisons alors inspectées par don Rua nous déplacent du Piémont sur la Riviera.
Le 7 avril 1875, don Rua entamait une inspection de trois jours dans la maison de Sampierdarena. L'ospizio (foyer), non pas collège, de Sampierdarena, résultait d'un transfert, comme Borgo San Martino. En 1872, ce foyer avait abandonné une villa trop exiguë louée par don Bosco à Marassi, où une quarantaine de jeunes, des apprentis pour la grande majorité, étaient accueillis, et était passé à Sampierdarena, dans la banlieue de Gênes, dans un ancien couvent flanqué d'une église désaffectée. En octobre de cette année 1875, don Bosco y expédiera cinquante jeunes adultes, des vocations tardives de l'Oeuvre de Marie Auxiliatrice, qu'il venait de créer. D'amples constructions entreprises alors permettront en 1877 de recevoir à Sampierdarena quelque deux cents jeunes, dont soixante-dix vocations tardives. Cette maison, aux caractéristiques proches de celles du modèle turinois, était confiée à Paolo Albera, un disciple de prédilection de don Bosco.
Don Rua appréciait évidemment cette oeuvre. Il la trouva bien menée et ne regretta que le nombre insuffisant de son personnel, prêtres, clercs et coadjuteurs. La fréquentation des sacrements y était bonne, les jeunes se tenaient fort bien à l'église. Simplement, un peu plus de propreté serait à désirer dans leurs dortoirs. Les signes religieux semblaient faire défaut dans certaines pièces communes, classes ou dortoirs. Conférences mensuelles et rendements de compte des confrères devraient être assurés plus régulièrement. Il faudrait donner chaque semaine un cours de liturgie (cérémonies) aux clercs. Certains élèves n'avaient pas de costume de dimanche. En semaine, la propreté de leurs vêtements laissait parfois à désirer. Il faudrait créer dans la maison une compagnie de saint Louis de Gonzague. Enfin, quelques registres manquaient chez le préfet. C'était tout.
Le 22 juillet 1875, notre inspecteur don Rua était à Varazze. Le collège de Varazze, fondé en 1871 sur la Riviera, avec des cours de gymnase, ne pouvait guère accueillir plus de cent vingt à cent trente internes. Des externes s'y ajoutaient. En outre, on avait pu créer en ville et sous sa dépendance deux «oratoires festifs», ce qui ne pouvait que plaire à don Rua. Don Giovanni Battista Francesia, l'un des tout premiers disciples de don Bosco, dirigeait alors ce collège.
L'inspection de son collège lui attira diverses remarques surtout négatives, mais parfois positives. Les cellules des assistants de dortoirs étaient trop larges. On ne devrait y trouver ni tables, ni étagères, mais seulement un porte-manteau, un siège et une malle, si on ne peut faire à moins. Il est préférable d'installer ces cellules au milieu des lits des garçons. Faire en sorte que ces assistants puissent étudier ensemble, par exemple dans la bibliothèque. De la sorte les dortoirs peuvent être gardés fermés pendant la journée, comme il est de règle. La classe de théologie est trop irrégulière, de même que celle de liturgie (cérémonies). Il faudrait créer si possible une compagnie de l'Immaculée Conception. Si des coadjuteurs font des études avec le consentement de don Bosco, leur laisser davantage de temps pour étudier et leur donner des cours plus régulièrement. Quelques remarques portaient sur la nourriture. De façon générale, les menus de la communauté devraient se conformer aux habitudes de l'Oratoire de Turin. Le café est donné trop largement et la cafetière est laissée à la disposition du personnel, ce qui ne convient pas. Don Rua disait s'être entendu avec le préfet de la maison, don Fagnano, pour que tout le personnel ait son propre linge numéroté à son nom et à son seul usage. Notre inspecteur constatait que ce préfet avait enfin ouvert un registre des entrées et des sorties, ce qui permettait de bien connaître l'état de la caisse.
Le 26 juillet 1875, don Rua entreprenait l'inspection du collège d'Alassio, également sur la Riviera. Le collège d'Alassio avait été installé en 1870, après accord avec la municipalité, dans un ancien couvent de franciscains de l'observance. C'était une école importante avec des cours primaires très fournis, des cours complets de gymnase (collège pour les Français) et de lycée. Les pensionnaires passeraient de 160 en 1875-1876 à plus de 200 en 1877. Au total, l'oeuvre d'Alassio totalisera, internes et externes, 415 élèves en 1876-1877. Elle était confiée à la sage direction de Francesco Cerruti, l'un des salésiens les plus instruits de la première génération.
La visite d'Alassio par don Rua fut rapide et sommaire, ses conclusions simples. Il faudrait faire en sorte que les externes assistent aux cérémonies religieuses du dimanche. Dans quelques classes, il n'y a pas d'images religieuses (le Christ et la Vierge). Certaines cellules d'assistants sont trop vastes. Il conviendrait de les déplacer au milieu des lits des jeunes. Il y a des classes plutôt malpropres. Si l'on instaurait la méditation et la lecture spirituelle communautaires, on identifierait mieux ceux qui s'en dispensent. Enfin, il faudrait insister davantage sur l'étude de la théologie.
Le 11 mars 1875, don Rua entreprit la visite de la maison de Valsalice dans la banlieue de Turin. Don Bosco avait accepté en 1871 sur les instances de l'archevêque Gastaldi et non sans de sérieuses oppositions de la part de son conseil, la charge de cette institution pour aristocrates alors en difficulté. Un personnel de service grevait le budget. Il n'y avait que vingt-deux pensionnaires en 1872-1873. Ce chiffre n'était passé qu'à trente-cinq l'année scolaire de la visite de don Rua. Don Francesco Dalmazzo assumait la direction de l'oeuvre, aidé par tout un «chapitre», préfet, catéchiste, trois conseillers et quatre confrères coadjuteurs et clercs.
La visite de don Rua fut brève: une demi-journée. A l'église tout était en ordre, la propreté des locaux: classes, couloirs, escaliers, cour de récréation, était exemplaire. Il regrettait seulement l'absence d'un bon intendant et de divers registres chez le préfet: conduite des clercs et coadjuteurs, intendance, ensemble des dépenses. Il aurait voulu faire instaurer dans l'institution quelque compagnie religieuse, par exemple de saint Louis ou du saint sacrement. Chez les élèves, un peu plus d'application à l'étude était souhaitable. L'enseignement liturgique (cérémonies) aux clercs laissait à désirer. Enfin, notre visiteur souhaitait que le personnel de service de Valsalice devienne purement salésien.
36.3 L'apparition de l'inspecteur dans la société de St François de Sales |
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Les notes qu'il a laissées montrent un don Rua inspecteur méticuleux peu soucieux de la susceptibilité des directeurs, premiers concernés par ses remarques. Il faut dire qu'en quittant les maisons, il leur laissait une lettre écrite de la même encre et avec la même sécheresse que les observations de son calepin. Les destinataires probablement peu enchantés par leur contenu n'en firent pas des reliques. Elles ont disparu. Une seule est arrivée jusqu'à nous. Son style est lapidaire. Don Rua data du 10 mars 1875 sa lettre conclusive au directeur don Lemoyne sur sa visite à la maison de Lanzo cette année-là. Ses quatorze numéros répétaient les observations du carnet. Il l'ouvrait sèchement par un «Caro Direttore», et la signait «Votre très affectionné D. Rua, Préfet de la congrégation de St François de Sales.»4 Don Rua se comportait évidemment en préfet de discipline de la société de saint François de Sales, en l'occurrence un personnage redoutable, qui, malgré une bonté profonde, en imposait par sa rigueur, son austérité, sa mémoire infaillible, l'acuité de son regard et son souci du détail.
Ce faisant, il ne gagnait guère en popularité, mais n'en avait cure. Il formatait les maisons de la société de saint François de Sales, comme il avait fait les années précédentes pour ses jeunes recrues. Il contribuait ainsi, sans nécessairement s'en rendre compte, à donner aux institutions une identité spécifique proprement salésienne, celle que, à son estime, don Bosco voulait pour chacune d'elles. Et il créait une fonction dans la société naissante.
Don Rua inspecta les maisons filiales du Piémont et de la Ligurie jusqu'au chapitre général de 1877. Les divers centres dépendaient tous alors du «chapitre supérieur» de Turin. Mais l'administration se compliquait avec la multiplication géographique des oeuvres. En effet, en 1875 la société commença d'essaimer hors des frontières italiennes, en France et en Amérique du Sud. Le chapitre général de 1877 jugea nécessaire de partager, en fonction des circonscriptions, le travail de contrôle indispensable à l'unité de l'ensemble et à l'observance de ses constitutions. Selon le schéma écrit par don Bosco en préparation à ce chapitre, les «provinciaux» salésiens, fonction à créer, seraient dénommés inspecteurs et les provinces placées sous leur juridiction seraient dénommées inspections. En effet, dans l'esprit du fondateur, ces personnes seraient chargées de surveiller - paternellement - confrères et maisons. Elles maintiendraient l'unité dans la société. L'inspecteur, supérieur qui regarde, serait l'oeil du recteur majeur, dont il ferait observer les Règles, qui étaient celles de toute la congrégation.
Nous retrouvons là l'image que don Rua se faisait de son rôle de visiteur des maisons filiales en 1874, 1875 ou 1876. Mais don Bosco s'empressait d'en atténuer la sévérité. L'inspecteur serait, expliquait-il au cours du chapitre général, «un père, qui a pour tâche d'aider ses fils à réussir leurs entreprises et qui, en conséquence, les conseille, les aide, leur enseigne comment se tirer d'embarras dans les circonstances critiques». L'inspecteur salésien de l'avenir, pour lequel le chapitre général de 1877 édicta un règlement particulier où on décèle la touche méticuleuse de notre préfet général, devrait tâcher de combiner en lui-même deux personnages complémentaires, celui de don Bosco et celui de don Rua. Pour s'en convaincre il suffira de citer deux articles de ce règlement intitulé «Visita dell'Ispettore»: «2. Il visitera l'église ou la chapelle en forme canonique, c'est-à-dire portes closes. Il observera comment sont gardés la très sainte eucharistie, le tabernacle, les saintes huiles, les saintes reliques, les autels, les confessionnaux, la sacristie, les vases sacrés: calices, ciboires, ostensoirs, le registre des messes et les ornements du culte divin. - 3. Il visitera les chambres, les dortoirs, l'infirmerie, la cuisine, la cave, la dépense; il vérifiera attentivement si l'on n'y gaspille pas livres, papier, linge, vêtements, comestibles; et il notera, s'il y a lieu, ce qui lui paraît contraire à la religion, à la moralité et à la pauvreté.» Ces articles reprenaient des normes du carnet de don Rua visiteur de Lanzo, Borgo San Martino, Varazze, Sampîerdarena ou Valsalice au cours des années précédentes.
36.4 Notes |
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1. Ce chapitre dépend de l'article de P. Braido, «Don Michele Rua, primo autodidatta "Visitatore" salesiano. Relazione di "ispezioni" nelle prime istituzioni educative fondate da don Bosco», RSS, IX, 1990, p. 97-180.
2. Ce carnet édité dans l'article de P. Braido se lit en FdR 2955 D2 à 2957 A9. L'utilisateur curieux pourra s'y reporter.
3. On reprend ici le titre du carnet de don Rua: Cose da esaminare, édité dans l'article de P. Braido, p. 136-147.
4. Lettre éditée dans E. Ceria, MB XI, p. 530-531.
37 Don Rua chez les Filles de Marie Auxiliatrice |
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Don Rua était l'oeil de don Bosco dans ses maisons filiales. En juin 1875, don Bosco l'envoya aussi inspecter à Mornese l'institut naissant des Filles de Marie Auxiliatrice. Son carnet ne mentionne pas cette visite, mais la chronique de ce centre dit qu'il «s'y arrêta plusieurs jours» et y fit de «brefs, mais fervents fervorini»1 Après 1875, Giovanni Cagliero, directeur salésien de l'institut, étant parti en Amérique à la tête de la première expédition missionnaire, don Rua fut amené à remplir cette même fonction auprès de la deuxième famille de don Bosco. En août 1876, il représenta don Bosco à Mornese pour la prise d'habit des novices. A cette occasion, il confessa, illustra la pensée du fondateur sur le style de vie des religieuses, traita de l'ouverture éventuelle d'une nouvelle maison, examina l'opportunité de certains transferts de religieuses, s'enquit du fonctionnement moral et financier de l'oeuvre, distribuant explications, encouragements et conseils. La communauté qui n'avait jamais été l'objet d'un contrôle aussi approfondi apprécia fort le cadeau que don Bosco lui avait fait en sa personne.
Chez les soeurs, don Rua demeurait l'homme de la Règle. Il ne tolérait pas les menus arrangements avec elle. En 1877, la directrice de la maison de Turin reçut en cadeau une grande quantité de fruits et se mit à les distribuer le matin après le café pour ne pas les laisser pourrir. Mais, comme sa Règle prévoyait de donner au petit déjeuner café au lait ou fruits, elle éprouva quelque scrupule et consulta don Rua. Fidèle à sa réputation, il lui répondit qu'il valait mieux laisser des fruits se gâter plutôt que d'enfreindre la Règle. Au reste, il lui conseilla de donner les fruits en aumône ou en faire cadeau aux fillettes.2
38 Les circulaires mensuelles aux directeurs |
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Le préfet général don Rua surveillait régulièrement les directeurs de maisons, dont le nombre croissait à la fin des années soixante-dix.
Il présida la plupart des conférences générales des directeurs tenues en février 1876 à l'oratoire de Turin, où il revint sur les questions réglementaires soulevées lors de ses visites antérieures: les rendements de compte des confrères à recevoir régulièrement, les conférences de quinzaine à leur assurer, les cérémonies religieuses de la maison à soigner, les vacances des confrères à réduire. A cette occasion, don Rua rappelait aux directeurs que le renvoi des confrères et des ascritti (novices) n'était pas de leur ressort.
Les directeurs dépendaient du centre de la congrégation. Don Rua le leur faisait régulièrement savoir par des circulaires manuscrites mensuelles adressées à chacun d'entre eux. L'en-tête était personnalisée, le corps de la circulaire, écrit par un secrétaire, prenait la forme d'une série numérotée de questions (par exemple, le nombre de messes célébrées à l'intention de l'Oratoire de Turin au cours du mois écoulé ou le compte rendu administratif de l'année précédente), d'informations (par exemple, la prochaine expédition du catalogue de la congrégation, la date des examens des clercs théologiens résidant dans la maison ou encore la santé de don Bosco), de recommandations (par exemple: «Nous nous trouvons en d'exceptionnelles difficultés financières, aussi notre cher don Bosco me charge de recommander l'économie en tout, et d'éviter toute dépense non indispensable»), de réclamations (par exemple, transmettre au plus vite à Turin la liste du personnel ou les notes d'examens des clercs ou encore les feuillets d'adhésion de nouveaux coopérateurs salésiens) et de pieux rappels, tels que soigner les retraites des élèves ou leur bien faire passer le mois de Marie.3 Au texte du secrétaire, don Rua ajoutait parfois une élévation spirituelle, puis il signait la lettre. Il lui arrivait aussi d'écrire à la suite un post-scriptum plus ou moins long. Bien entendu à partir de 1876, la mission américaine eut droit à des circulaires propres. Elles furent rédigées à l'intention de don Bodrato, puis de don Costamagna, qui y faisaient fonction d'inspecteurs. Les circulaires pouvaient alors devenir de longues lettres numérotées tout entières de la main de don Rua, comme on l'observe pour l'une d'elles en douze points destinée à don Costamagna le 21 novembre 1880.4
A partir de 1881, les circulaires mensuelles aux directeurs de maisons furent accompagnées ou remplacées par un questionnaire imprimé signé par don Rua sur le fonctionnement de leurs écoles. Il était intitulé «Compte rendu sur la maison de ....... pour le mois de ......... 188...», et comportait les neuf questions que voici: «1) Combien d'élèves internes avez-vous? - 2) Combien d'externes? - 3) Leur comportement de façon générale? - 4) Etat sanitaire des internes? - 5) Combien de messes ont-elles été célébrées pendant le mois écoulé à l'intention du soussigné? - 6) Combien de messes lui a-t-on demandé de faire célébrer? - 7) Tous les rendements de compte ont-ils été faits? - 8) L'exercice de la bonne mort a-t-il été fait dans les règles? - 9) Les deux conférences prescrites ont-elles été données?» Un espace blanc était laissé à la suite pour chacune des neuf réponses du directeur.5
En 1881, nous voyons aussi apparaître dans les papiers de don Rua et à l'intention des directeurs un tableau imprimé de sept colonnes d'«Informations sur le personnel» de leurs maisons. En face de chaque nom, le directeur était invité à exprimer son avis sur les charges et occupations de l'intéressé, sur sa santé, sa «diligence» dans son devoir d'état, sa piété et ses études, et à ajouter les «observations et explications» à sa convenance.6 Ce système policier laisse à penser. En tout cas, de la sorte depuis Turin don Bosco, premier responsable de tous les centres fondés par lui, y était rendu présent par les soins de son bras droit, préfet général aux allures de ministre de l'Intérieur, don Rua.
Les demandes de rapports sur les maisons engendraient des réponses qui créaient parfois de graves soucis à notre préfet général, surtout quand il s'agissait de la mission américaine. Ainsi don Bodrato déplorait des scandales à répétition en Argentine. Le 4 septembre 1879, il s'exclamait: «Chiara nous a trahis.» Et il signalait quatre scandales de pédérastie, deux à San Nicolas de los Arroyos et deux à Villa Colon. Le 18 mars 1880, il annonçait qu'un coadjuteur avait dû se marier «à toute vitesse», après avoir trompé tout le monde. De grâce, suppliait-il, «ne nous envoyez que des sujets moralement sûrs.» Don Rua encaissait.
39 Deux fondations manquées |
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A partir de 1875, le départ des missionnaires en Amérique suscita un large écho en Italie, si bien que les demandes de fondations affluèrent au Valdocco. Elles finissaient sur le bureau de don Rua, qui devait les examiner, engager éventuellement les tractations selon les instructions de don Bosco et parfois se rendre compte sur place de la situation. En 1877 il fut question de prendre en charge une école cantonale en Suisse, à Mendrisio dans le canton du Tessin. Après un assez long échange épistolaire, le 30 avril don Rua se rendit à Mendrisio pour visiter l'immeuble et recueillir des informations précises. Le 3 mai il en référa au chapitre supérieur en présence de don Bosco.7 Don Bosco voyait dans cette prise en charge la possibilité d'une entrée en Suisse. Pour cela, il était prêt à beaucoup concéder. Ses conseillers quant à eux se montraient réticents. Finalement au mois d'août le gouvernement cantonal nomma d'autorité un directeur laïc de son choix à la tête de l'école de Mendrisio. L'entrée des salésiens en Suisse par Mendrisio avait provisoirement avorté.
Don Rua fut mêlé de près à une autre prise en charge sans lendemain, à Paris cette fois. L'abbé Louis Roussel avait fondé en 1866, pour quelques enfants abandonnés de Paris, une oeuvre dite des Orphelins-Apprentis dans une masure d'Auteuil, c'est-à-dire dans une localité qui venait d'être rattachée au seizième arrondissement de Paris.8 L'ensemble des problèmes des ouvriers du temps: logement, apprentissage, mentalité (l'âme ouvrière) le préoccupaient. Il voulait, nous dit-on, ouvrir le coeur et l'esprit des enfants en même temps que les préparer à leur future profession. Les foyers familiaux étant inexistants ou insuffisants, il donnerait lui-même un foyer à ses apprentis. Quoi de plus semblable au projet de don Bosco à Turin ou Gênes? Toutefois, à la différence du Piémontais qui formait ses auxiliaires sur place, le Parisien cherchait de l'aide hors de son monde et de son oeuvre. Pie IX, à Rome, lui ayant conseillé de s'adresser à don Bosco, M. Roussel visita l'oratoire de Turin en septembre 1878. Sa découverte l'enchanta au point qu'il envisagea aussitôt la fusion des deux entreprises, celle de Turin et celle d'Auteuil. Très intéressés, les salésiens comprirent qu'il intégrerait bientôt leur congrégation et ne conserverait pour lui que la direction du périodique La France illustrée, éditée par son oeuvre. Don Bosco ne semble pas avoir hésité à entrer dans l'aventure. En France, où il s'était solidement implanté sur la côte méditerranéenne à Nice et à Marseille, il visait la capitale et des amis le pressaient de s'y établir.
Pour les tractations nécessaires, l'abbé Roussel proposait comme intermédiaire le comte Carlo Cays, rencontré par lui à Turin, personnage qui venait d'être ordonné prêtre chez don Bosco et parlait correctement le français. Sans barguigner, don Bosco proposa au comte Cays de faire le voyage de Paris. Mais il serait accompagné par notre don Rua spécialement chargé de préparer une convention avec l'abbé Roussel et de sonder les sentiments de l'archevêque de Paris, le cardinal Joseph-Hippolyte Guibert. Les deux émissaires partirent le 6 novembre 1878. Et l'affaire parut bientôt heureusement engagée. Don Bosco, représenté par don Rua, évitait de jouer au conquistador: l'abbé Roussel demeurerait maître de l'entreprise d'Auteuil sa vie durant; les salésiens ne feraient que l'aider, quitte à lui succéder plus tard. Le 12 novembre, dans une lettre écrite au sortir d'une audience de l'archevêque, qui s'était dit très favorable à l'arrivée des salésiens dans la capitale, don Rua présentait déjà à don Bosco un projet de convention en quatre points: 1) création d'une société civile, dont ferait partie l'abbé Roussel, pour la propriété de l'oeuvre d'Auteuil et de ses dépendances, 2) les copropriétaires s'engageraient à confier cette oeuvre de bienfaisance aux salésiens, qui l'administreraient selon leurs constitutions, 3) selon les besoins, le chapitre supérieur salésien aiderait financièrement l'oeuvre d'Auteuil, 4) l'abbé Roussel resterait directeur de cette oeuvre. Don Bosco ne demandait pour les siens que quelques garanties de non-éviction.9 Le 16 novembre, il écrivait en ce sens au comte Cays: «Tous [les membres du chapitre supérieur] sont d'accord pour laisser tous les honneurs et toute autorité à l'abbé Roussel à la condition que notre demeure à Paris soit fixée de façon stable.»10 Le même jour, il exprimait à don Rua son double voeu: entrer à Paris et ne pas risquer d'en être chassé.11 Les deux messagers reparurent à Turin dans la soirée du 30 novembre.
Le texte de l'accord fut bientôt arrêté à Turin. En substance il disait que l'abbé Roussel appelait l'abbé Bosco à Auteuil pour lui venir en aide avec sa congrégation; que l'abbé Roussel conserverait sa vie durant la direction de l'oeuvre; que les salésiens l'aideraient et ne remplaceraient que progressivement ses auxiliaires, seulement à mesure qu'ils viendraient à manquer; que don Bosco était appelé par l'abbé Roussel comme coadjuteur avec future succession.12 Cet accord expédié de Turin à Paris le 16 décembre 1878 fut signé par l'abbé Roussel aux alentours du 20 janvier 1879 à Marseille, où il s'était rendu pour rencontrer don Bosco. Puis brusquement, le cours des choses fut renversé après le retour de don Bosco à Turin. Fin janvier, les salésiens décidèrent de se retirer. Don Bosco craignait de manquer son entrée à Paris et d'y perdre la face. Le prétexte de la dédite lui était fourni par le cardinal Guibert, qui se réservait le droit de renvoyer les salésiens chez eux s'ils ne s'adaptaient pas à Paris. Ils ne prendraient pas ce risque. Le 6 février, à l'ouverture de la conférence annuelle des directeurs, don Bosco s'expliqua devant les siens.13 Cette dédite fut envoyée le 10 février à l'abbé Roussel. Et, le 13 mars, le comte Cays s'expliqua longuement dans une autre lettre à celui-ci, que le revirement ne semble pas avoir tellement chagriné.14 Au vrai, ce renoncement fut providentiel pour l'oeuvre d'Auteuil. Car il lui épargna sa disparition: entre 1901 et 1903 l'application en France des lois sur les congrégations lui eût été fatale.
40 Don Rua dans le différend avec l'archevêque Gastaldi |
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Entre 1871 et 1883, don Bosco souffrit beaucoup du fait de son archevêque Lorenzo Gastaldi.15 Il prétendait ignorer les raisons de l'hostilité inattendue d'un homme, qui avait été l'un de ses meilleurs amis, dont il avait poussé la candidature à l'épiscopat dans les années 1860, qui l'avait alors ouvertement soutenu dans ses démarches à Rome pour la reconnaissance de sa congrégation et dont il avait finalement obtenu du Vatican en 1871 le transfert très honorable du siège de Saluzzo à celui de Turin. Cette hostilité, rendue manifeste quand en 1873-1874 don Bosco cherchait à faire accepter son texte de constitutions par les autorités romaines, était au fond bien explicable. Mgr Gastaldi, prélat très conscient de ses obligations pastorales, entendait réformer son diocèse, à commencer par son clergé, qu'il voulait digne, pieux et instruit. Don Bosco avait eu précédemment sur la formation de ses clercs des difficultés avec l'archevêque Riccardi di Netro. Il les retrouva aggravées avec son successeur. Mgr Gastaldi exigeait beaucoup des candidats salésiens aux ordinations. Cela inquiétait don Bosco. «Les ordinations rencontrent-elles des difficultés de la part de l'archevêque?», demandait-il dans une lettre à don Rua le 18 novembre 1875. Les réformes de Mgr Gastaldi agaçaient une partie de son clergé, qui se plaignait à Rome. L'archevêque soupçonna don Bosco très en faveur auprès du pape et de son secrétaire d'Etat Antonelli d'avoir provoqué une lettre de remontrances de Pie IX. Le climat des relations entre la curie de l'archevêché et le Valdocco devint ainsi progressivement détestable. Le 27 août 1873, don Bosco déplorait déjà les critiques de l'archevêque à son égard lors de sa visite au collège d'Alassio.
Dans la dispute don Rua fut poussé à diverses reprises sur le devant de la scène. A la différence de deux de ses confrères de l'entourage de don Bosco, Gioacchino Berto et Giovanni Bonetti, il s'employait à arrondir les angles dans toute la mesure possible. Il gardait son calme, expliquait, justifiait, ou, simplement, se taisait. On ne relève jamais un éclat de sa part. Le Valdocco voyait un ennemi en la personne du secrétaire de l'archevêché, le chanoine Tommaso Chiuso. Lui le traitait en «ami très cher», entamait ses lettres par un: «Teologo mio Carissimo» (Mon très cher théologien), le priant en finale de «baiser pour nous - du Valdocco - la main de Son Excellence - l'archevêque Gastaldi - toujours très chère et très vénérée dans le Seigneur.»16 Telle lettre justificative à l'archevêque datée du 13 janvier 1879 fut un «chef d'oeuvre de finesse diplomatique», écrivit don Ceria.17
L'affaire bien documentée de la suspense imaginaire de don Bosco en décembre 1875 est significative de son rôle dans ce qu'il faut bien appeler la bataille entre le Valdocco et l'archevêché. Don Rua n'était pas pour don Bosco un simple fusible commode. Il intervenait habilement, alliant dans les échanges plus ou moins houleux la franchise avec la mesure, l'exactitude avec la délicatesse, l'amour inconditionnel de don Bosco avec une parfaite déférence envers son archevêque.
La patente de confession de don Bosco n'avait pas été renouvelée en temps voulu.18 Le 24 décembre, don Rua en informa don Bosco, qui en déduisit que l'archevêque avait refusé de la renouveler, un non-renouvellement qui équivalait, selon lui, à une suspense des pouvoirs de confession, mesure dont l'archevêque était coutumier avec son clergé. Don Bosco se réfugia à Borgo San Martino pour ne pas devoir refuser de confesser à Turin. Le 27, le chanoine Chiuso notifia à don Rua que Mgr Gastaldi laissait à don Bosco l'autorisation de continuer à confesser, puisque cette faculté ne lui avait jamais été ôtée. Le 29, un nouveau billet du chanoine convoqua don Rua chez l'archevêque. Il s'y rendit le soir même et défendit de son mieux la pastorale de don Bosco. Le lendemain, il reprenait par écrit l'essentiel de son argumentation dans une lettre à l'archevêque, où il s'excusait humblement d'avoir été peut-être trop ardent dans son apologie. Mais «il y a tant d'années que je vis à ses côtés et que chacun peut voir le grand bien qu'il accomplit et que le Seigneur bénit ses entreprises. Je vois aussi que ses projets apparemment les plus étranges aboutissent heureusement, et je ne puis m'empêcher d'en conclure que vraiment le Seigneur lui donne la grâce de son état, et que, l'ayant désigné pour accomplir certaines oeuvres providentielles, il le comble de ses secours pour les faire aboutir, bien que, de temps en temps, comme il advint à tant d'autres saints fondateurs, il se trouve en opposition avec des personnages en tous points respectables.»19
Mais la discussion rebondit aussitôt. Le 31 décembre, la curie de l'archevêché adressa à la congrégation salésienne une série de reproches dûment motivés. Elle ne pouvait recevoir des candidats sans lettres testimoniales de leur Ordinaire, elle ne pouvait maintenir dans un collège des jeunes en soutane sans la permission de l'évêque. Plus grave, la scission entre l'autorité ecclésiastique de Turin et la congrégation était manifeste, quand cette congrégation conservait des personnes licenciées du séminaire diocésain, une scission rendue évidente quand, par lettres ou dans des conversations, elle manquait à la révérence due à l'autorité de l'archevêque. Que la congrégation se maintienne donc dans le strict respect des règles canoniques. Don Rua reprit la plume au début de 1876 et, dans une immense lettre à Mgr Gastaldi, répondit point par point à cette série de remarques. Un style direct, uni, parfaitement digne, soumis sans bassesse, sans brusqueries, chaque allégation étant, si nécessaire, étayée par des références au droit de l'Eglise.
L'entrée donnait le ton de la lettre. «Excellence Révérendissime. - Je me dois de présenter mes remerciements les plus cordiaux pour les observations écrites le 31 décembre dernier, qui confirment l'idée répandue chez nous que la seule absence d'éclaircissements est la véritable cause de votre mécontentement à l'égard de la congrégation salésienne. J'ai des raisons solides de croire que, si les choses sont présentées sous leur véritable jour et notre bonne volonté étant manifeste, les difficultés s'évanouiront, soit parce qu'elles n'existent pas, soit parce qu'elles ne nous sont pas imputables. Comme préfet de la congrégation, j'ai toujours été au courant de tout et, par conséquent, si vous me le permettez, je vous exposerai ma manière de voir, en soumettant ensuite le tout à votre Sagesse éclairée.»
Don Rua concluait: «Je m'aperçois d'avoir été trop long. Mais vous voudrez bien pardonner cette ouverture de mon coeur pour vous assurer que les salésiens n'ont jamais diminué d'estime et de vénération envers Votre Excellence, ni quand vous étiez simple chanoine dans cette ville, ni quand vous êtes devenu évêque de Saluzzo, ni quand la Divine Providence disposa que vous deveniez notre Archevêque. - Ce sera toujours pour moi un grand honneur de pouvoir me professer avec beaucoup de gratitude, de Votre Excellence Révérendissime, le très obligé serviteur, don Michele Rua.»20
On aimerait connaître par le menu le rôle joué par don Rua dans l'affaire de Giovanni Bonetti. Ce salésien choisi par don Bosco pour être aumônier et directeur de l'oratoire féminin Sainte Thérèse de Chieri, tenu par les filles de Marie Auxiliatrice, s'était disputé avec le curé de la paroisse: après avoir violé ses droits paroissiaux, il l'avait, paraît-il, insulté dans l'une des lettres qu'il lui adressait et, de ce fait, avait été en février 1879 déclaré par l'archevêque suspens des pouvoirs de confesser. Il lui fut interdit de remettre les pieds dans l'oeuvre. Il regimba violemment. Don Bosco le soutint. Don Rua servait d'intermédiaire pour tenter de clarifier les torts et de calmer le jeu. En vain d'ailleurs. Chieri fut pendant trois ans une source d'embrouilles pour les salésiens, et il arriva au préfet général d'être pris dans son piège.21
On me permettra de raconter l'une de ces affaires, sur laquelle nous sommes bien renseignés. En novembre 1880 une religieuse salésienne mourut dans la maison de Chieri. Elle était à peine enterrée que l'on dénonçait à la curie de l'archevêché une violation évidente des droits paroissiaux et des lois canoniques de la part des salésiens. L'avocat fiscal (procureur de l'archevêque), se fiant à la nouvelle, convoqua don Rua à l'archevêché et lui exposa les faits comme suit: deux salésiens avaient administré les derniers sacrements à la soeur moribonde, ils avaient pour cela pris les saintes huiles dans la chapelle des jésuites, et, après le décès, avaient accompagné le cortège funèbre à travers la ville jusqu'au cimetière. En cours d'entretien, don Rua donna à l'avocat fiscal les explications qui lui paraissaient les plus plausibles, en excusant des confrères peu au fait des règlements paroissiaux. Puis, le 27 novembre, il exposa longuement à l'archevêque sa version des événements: l'un des prêtres était le confesseur habituel de la soeur, les deux prêtres s'étaient conformés aux usages de l'oratoire de Turin pour les derniers sacrements et le cortège funèbre. En finale, don Rua demandait «humblement pardon à Son Excellence pour les deux prêtres en question» et se disait «prêt à en faire autant au curé de l'endroit si Son Excellence le jugeait nécessaire.» «S'il convenait de verser au curé une indemnité pour violation des droits paroissiaux, à un simple et vénéré signe de Son Excellence, nous sommes prêts à faire le nécessaire.»22 Or il paraît que don Rua, en l'occurrence, en faisait un peu trop, car les derniers sacrements avaient été administrés non pas par des salésiens, mais par un chanoine de la collégiale (entre parenthèses, un adversaire du curé et un partisan de Bonetti), et le cortège funèbre avait été simplement constitué par les filles de l'oratoire Sainte Thérèse...23
Le point culminant de la dispute fut atteint quand l'archevêque accusa don Bosco d'être à l'origine des libelles diffamatoires sur son compte parus à Turin entre 1877 et 1879. Ces libelles le présentaient comme la première victime de l'archevêque, leurs auteurs étaient à l'évidence informés sur les affaires internes de la congrégation salésienne. L'un d'eux intitulé «L'Archevêque de Turin, don Bosco et don Oddenino, ou histoires comiques, sérieuses et douloureuses racontées par un habitant de Chieri» ridiculisait à la fois l'archevêque et le curé de Chieri dans l'histoire de Bonetti.
L'affaire Bonetti et l'affaire des libelles se combinaient très malencontreusement. Don Bosco ne pouvait se défendre ni défendre son confrère. Il se confiait à don Rua le 27 février 1881: «J'ai reçu la lettre du cardinal Nina [protecteur, à Rome, des intérêts de la congrégation salésienne] sur l'affaire de don Bonetti. Je n'ai jamais désiré autre chose que d'arranger ce différend comme les autres. Je ne vois d'autre moyen le plus simple que celui de l'an passé, de supprimer la suspense déjà supprimée par notre archevêque et rétablie le lendemain. (Il faut dire ici que, dans l'intervalle, le factum cité sur Chieri était parvenu à l'archevêché; d'où un revirement somme toute très explicable.) Il y a toutefois la grave difficulté exprimée par le théologien Colomiatti. Si don Bosco ne consent pas à un accommodement, l'archevêque fera un procès à don Bosco pour les libelles diffamatoires publiés contre lui. Je suis obligé de repousser cette menace qui tend à nous rendre coupables de ces publications, auxquelles je n'ai pris part ni directement, ni indirectement, d'autant plus que pèse sur moi-même la menace écrite et répétée par l'archevêque lui-même, disant que, si don Bosco ou directement ou par d'autres, soit par imprimés, soit par manuscrits a publié ou répandu [contre lui] ou le fera à l'avenir, hormis au Saint Père et à la Sacrée Congrégation des Evêques et Réguliers, il est frappé de suspense ipso facto incurrenda. Qui croira don Bosco capable de perdre le sens au point de s'occuper de ces publications après d'aussi graves menaces? - Tu peux communiquer mes pensées au théologien Colomiatti. Je te donne faculté de traiter et de tout conclure de la manière que tu estimeras convenir à la plus grande gloire de Dieu et au bien des âmes. Mais ne manque pas d'aviser don Bonetti des conclusions que le concernent.»24 Hélas, cette démarche fut vaine.
L'archevêque enquêta sur les libelles, recueillit un témoignage sur la culpabilité probable de don Bosco, le cita au tribunal diocésain... L'affaire fut portée à Rome, où d'ailleurs, en 1882, Léon XIII finit par donner plus ou moins tort aux salésiens. Don Rua, quant à lui, était resté fidèle aux principes qu'il s'était fixés: «Silence, prière, pas de bruit intempestif, informer don Bosco si nécessaire, lui obéir scrupuleusement.» A l'opposé de Bonetti, qui se répandait en déclarations, en protestations et en dénonciations, don Rua, parfait communicateur, savait aussi se taire et prier en silence.
41 L'austérité du préfet général |
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Le 21 juin 1876, don Rua perdit sa mère Gioanna Maria.25 Cette sainte femme avait sacrifié aux jeunes de don Bosco les vingt dernières années de sa vie. Ils trouvaient en elle un coeur maternel. Sa disparition affligea beaucoup son fils. Toute la maison de l'Oratoire participa à son deuil. Don Rua envoya le portrait de la défunte à son frère Antonio, contrôleur à la fabrique royale d'armements de Brescia. En même temps, il lui rendit compte des biens qu'elle avait laissés. Le tout se ramenait à quelques pièces de vêtements, à un peu d'or pour un montant de 38,50 lires, à son anneau de mariage, que l'on avait cru en or, mais qui était d'argent doré pour une valeur de deux lires, et à quelques meubles estimés 80 lires. Il avait partagé les vêtements entre les parents. Et, quant au reste, il écrivait: «En additionnant la moitié de l'orfèvrerie, soit 30 lires, et la moitié du mobilier, soit 40 lires, je te remets ici 70 lires, que je te proposerais de partager entre tes fils et tes filles, afin que tous reçoivent quelque petit souvenir de leur chère grand-mère.»
Face à ces calculs, le lecteur observera ce qu'il voudra. Mais il est évident qu'un homme aussi minutieux dans le règlement d'un petit héritage, était bien digne d'être le ministre de la Providence dans le maniement des sommes qui parvenaient à don Bosco. Certes, il est passé beaucoup d'argent entre les mains de don Rua. Mais jamais un sou ne lui a collé aux doigts, jamais il ne dépensa ou ne donna plus qu'il ne fallait. En cela, comme toujours, il partit du principe de don Bosco: «La Providence ne nous a jamais manqué et ne nous manquera jamais, à condition que nous ne nous en rendions pas indignes en gaspillant l'argent et en laissant s'affaiblir l'esprit de pauvreté.» De là, la rigueur de don Rua dans l'observance du voeu de pauvreté, rigueur pour tous à commencer par lui-même. Pauvreté du vêtement: en 1877 l'un de ses secrétaires, don Giuseppe Vespignani, qu'il avait chargé de dépoussiérer sa soutane, n'osa pas la battre de crainte de la déchirer, tellement elle était usée. Pauvreté des chaussures: il ne rougissait pas de porter des souliers ressemelés. Pauvreté de son bureau: une simple table, sur laquelle il travaillait et devant laquelle il recevait, deux ou trois chaises très ordinaires, deux humbles petites images accrochées au mur face à lui représentant le très saint sacrement et Marie auxiliatrice. C'était tout.
Il veillait à la pauvreté de ses confrères. Il y aurait ici beaucoup à dire. Relevons quelques traits pour ces seules années 1875-1880. Don Rua devait s'occuper des missionnaires. En 1876, un confrère sur le point de partir en Argentine aurait voulu un nouveau bréviaire. Don Rua lui demanda celui dont il se servait, lui montra le sien, vieux et en mauvais état, et, en souriant, le lui proposa en échange. L'autre s'inclina et n'insista pas. En 1877, son secrétaire don Vespignani, alors encore «novice» salésien, ayant reçu de chez lui une petite caisse de livres, lui demanda de pouvoir les garder dans sa chambre. Don Rua lui répondit délicatement: «Je vais te dire comment j'ai fait moi-même: je les ai tous remis dans la bibliothèque de la maison.» La famille de ce Vespignani lui avait expédié un pupitre devant lequel il pourrait travailler debout. Il le transporta dans son bureau et demanda à don Rua de pouvoir l'utiliser. «Vois-tu, lui dit-il, tu es grand. Le plus commode pour écrire debout, c'est encore de mettre une chaise sur le bureau» sous-entendu: et d'écrire sur la chaise. Dans l'un et l'autre cas, commentait don Ceria, don Rua mettait un novice à l'épreuve: il lui interdisait tout superflu et ne lui permettait pas de retenir des cadeaux pour soi, contre les Règles.
Il faisait examiner par ses secrétaires le registre des sorties pour vérifier ce que chacun dépensait pour ses vêtements et se faisait ensuite remettre la liste de ceux auxquels il fallait annuellement plus d'un costume et plus d'une paire de chaussures pour leur en faire la remarque. Dans une oeuvre toujours en déficit, il multipliait les observations sur les économies possibles à la cuisine, à la cave, à la lingerie, à la buanderie, pour l'éclairage et le chauffage. Selon don Ceria, à qui j'emprunte ces particularités devenues peu compréhensibles dans une société de consommation, pareille minutie servait à imprimer dans les esprits salésiens l'idée de l'épargne, non pas uniquement pour une saine économie domestique, mais pour rappeler la valeur de l'argent dans la main de celui qui professe la pauvreté. Pour le religieux l'argent est presque sacré, parce que don de la Providence pour une fin en soi unique, qui est la plus grande gloire de Dieu et le bien des âmes. On comprend par là pourquoi don Rua montrait tant de sollicitudes envers les préfets chargés de l'administration des maisons. Il lui arrivait de les convoquer pour leur expliquer les normes pratiques de l'économie et planifier les comptabilités. Il importait alors beaucoup d'introduire partout des systèmes conformes au véritable esprit de la société salésienne naissante.
L'austère don Rua n'était pas pour autant mesquin ni pour soi ni dans ses rapports aux autres. La pauvreté de son vêtement n'était pas seulement décente, mais très propre et fort sympathique. L'esprit de pauvreté ne le fermait pas aux besoins d'autrui. Il avait des égards pour les malades et, quand il en eut la responsabilité, pour les missionnaires. Il ne lésinait pas sur la beauté du culte. Deux principes le guidaient en matière de pauvreté, l'un ascétique, l'autre moral. Sans esprit de pauvreté pas de ferveur dans la prière, impossible d'être prêts aux sacrifices inhérents à la vocation salésienne, impossible de progresser spirituellement, impossible d'être de vrais fils de don Bosco.
L'oratoire du Valdocco vivait de charité. On connaît les aptitudes de don Bosco à décider les nantis à lui venir en aide. Peu à peu il initia son second à cet art, qui devait lui être pénible. Il lui fallait le pratiquer lors des absences désormais prolongées de don Bosco. Alors il se mettait à écrire à l'un ou à l'autre, lui annonçant sa prochaine visite pour recevoir ce que sa charité lui suggérerait de donner.
Parfois, don Bosco étant présent, don Rua ne savait plus où donner de la tête pour subvenir à des besoins urgents. Le saint gardait son calme, persuadé que le ciel lui viendrait en aide. Don Rua, quant à lui, reçut en pareilles circonstances une petite leçon, restituée par don Lemoyne sous forme dialoguée.26 Le soir du 29 avril 1879, après souper, en présence de plusieurs confrères, don Bosco avait expliqué à don Rua que beaucoup se plaignaient, parce que, lorsqu'ils allaient lui demander de l'argent, il les renvoyait les mains vides. «La raison est très simple, répondit don Rua, les caisses sont vides. - Vends les actions. - J'en ai déjà vendues, mais il ne convient pas de les vendre toutes. Il faut en garder pour les cas graves. - Mais alors le Seigneur y pourvoira. En attendant nous réglons les dettes les plus pressantes. - Dans les quinze jours il faut régler une dette de 28.000 lires. - Mais c'est une folie: ne pas payer des dettes d'aujourd'hui et garder en réserve une somme à payer dans quinze jours. - Les dettes d'aujourd'hui ne sont pas urgentes. Comment ferons-nous alors? - Le Seigneur y pourvoira. Barre la route à la divine Providence, qui met de l'argent de côté pour les besoins futurs. - Mais la prudence... - Ecoute-moi. Si tu veux que la Providence nous aide, sors ce que tu as, satisfais les créanciers. L'avenir, laissons-le entre les mains de Dieu. Je ne peux pas trouver un économe qui s'abandonne totalement à la Providence et qui n'amasse pas pour l'avenir. Je crains que nos difficultés actuelles soient dues à trop de calculs. En cela, quand l'homme s'en mêle, Dieu se retire.» Deux tempéraments, deux spiritualités heureusement complémentaires.
Elles se distinguaient dans l'ordre social. Don Rua était très sensible à la dignité sacerdotale. Depuis la constitution de la société salésienne un certain nombre de laïcs, pour la plupart des artisans, mais aussi des horticulteurs ou des cuisiniers, avaient été intégrés à la congrégation. Don Rua, on s'en souvient, s'était consacré à la seule formation des clercs. Il laissait à don Bosco puis à don Barberis le soin de former les laïcs par des exhortations générales. La tentation était forte de considérer les coadjuteurs comme des salésiens de seconde zone. Lors du troisième chapitre général de 1883 une des propositions disait textuellement: «Les coadjuteurs doivent être maintenus dans une situation inférieure: il faut former pour eux une catégorie distincte, et ainsi de suite.» Don Bosco, visiblement ému protesta: «Non, non, non; les confrères coadjuteurs sont comme les autres.»27 Don Rua proposera encore en septembre 1884 de constituer deux catégories distinctes. D'après lui, il ne convenait pas «qu'un avocat, un pharmacien, un professeur, soient obligés de se trouver à côté d'un brave homme quelconque.»28 Don Bosco refusa net: «Je ne puis admettre deux classes de coadjuteurs», ajoutant toutefois que les esprits frustes et simplets ne pourraient pas faire partie de la congrégation. Revenant à la charge don Rua lui demanda si l'on ne pouvait pas instituer une classe semblable à celle des tertiaires chez les franciscains, sans réussir davantage à le faire changer d'avis. Le paysan Bosco ne suivait pas le citadin policé Rua, toujours soucieux des conventions sociales.
Quoi qu'il en soit de ces divergences, les qualités intellectuelles, morales et religieuses de don Rua étaient tellement éminentes, qu'il suffisait d'ouvrir les yeux pour les reconnaître. Cette évidence renforçait tous les jours l'idée qu'il devrait succéder à don Bosco. En 1879, celui-ci posa à don Cagliero, rentré d'Amérique en 1877, la question de son successeur éventuel. Trois, à son avis, lui paraissaient probables. «Plus tard, oui, répartit Cagliero, mais actuellement il n'y en a qu'un, don Rua.» Don Bosco ne lui donna pas tort. Au contraire, il s'exclama: «Nous n'avons qu'un don Rua! Il a toujours été et il est toujours le bras droit de don Bosco.» Et Cagliero d'insister: «Non seulement le bras, mais la tête, l'oeil, l'esprit et le coeur.»29 Don Rua avait certainement sa personnalité originale. Pourtant, au lieu de la laisser se déployer librement, il la subordonna, la sacrifia même à don Bosco et à son oeuvre, convaincu de se conformer ainsi à une vocation venue d'En-haut.
41.1 Notes |
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1. D'après la chronique de Mornese reprise dans Amadei I, p. 260.
2. D'après Ceria, Vita, p. 87.
3. Voir par exemple les «lettres mensuelles» à don Lazzero reproduites en FdR 3909 C12 à 3911 D5.
4. Voir les circulaires à l'inspection américaine en FdR 3975 C12 à 3977 C1.
5. Un exemplaire de ce formulaire en FdR 3910 B1.
6. Ce tableau en FdR 3910 B11.
7. Verbali del Capitolo, 3 mai 1877.
8. Récit de l'entrée manquée à Paris dans Don Bosco en son temps, p. 1120-1123.
9. M. Rua - G. Bosco, Paris, 12 novembre 1878, FdR 3862 A7-9.
10. G. Bosco - C. Cays, Turin, 16 novembre 1878, Epsitolario Ceria III, p. 414-415.
11. G. Bosco - M. Rua, Turin, 16 novembre 1878, Epsitolario Ceria III, p. 415-416.
12. Pièce éditée en Documenti XX, p. 79. E. Ceria a préféré reproduire en MB XIII, p. 999, doc.59, une version préparatoire du comte Cays, qui diffère légèrement du texte signé.
13. Récit de la réunion en Documenti XX, p. 77-78.
14. C. Cays - L. Roussel, Turin, 13 mars 1879, éd. MB XIII, p. 1001-1002, doc.. 61.
15. Le différend entre l'archevêque et don Bosco a été souvent raconté, en dernier lieu par Arthur J. Lenti, Don Bosco, his Pope and his Bishop. The Trials of a Founder, Rome, LAS, 2006, p. 65-245.
16. M. Rua - T. Chiuso, Turin, 25 octobre 1875, FdR 3938 C6-7.
17. MB XIV, p. 231.
18. Voir sur cette affaire de la patente de confesseur non renouvelée MB XI, p. 485-488.
19. M. Rua - L. Gastaldi, Turin, 30 décembre 1875, FdR 3903 D6-9.
20. M. Rua - L. Gastaldi, Turin, 8 janvier 1876, minute reproduite en FdB 673 B4-7.
21. Sur l'affaire Bonetti, voir éventuellement Don Bosco en son temps, p. 1087-1092, 1137-1141, 1158-1161.
22. M. Rua - L. Gastaldi, Turin, 27 novembre 1880, minute en FdR 3903 E1-2.
23. L'incident a été raconté par E. Ceria, MB XIV, p. 249-250.
24. G. Bosco - M. Rua, Roquefort, 27 février 1881, Epsitolario Ceria, t. IV, p. 28.
25. Nous suivons pour ce paragraphe E. Ceria Vita, p. 88-99.
26. La retrouver en Amadei I, p. 294. Bien entendu seul l'argument a des chances d'être historique, le dialogue lui-même étant certainement du crû du chroniqueur.
27. Cité par P. Braido, Religiosi nuovi per il mondo del lavoro, Rome, PAS, 1961, p. 27.
28. Annali I, p. 709.
29. D'après E. Ceria, Vita, p. 99.
42 A Rome en avril-mai 1881 |
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Jusqu'en 1881, quand don Bosco s'absentait de Turin, don Rua devait le remplacer à l'Oratoire et ne lui tenait donc pas compagnie. Or, le 5 avril de cette année-là, don Bosco, au retour d'un long voyage en France et alors qu'il se trouvait sur la Riviera, lui mandait par lettre: «Pourrais-tu me dire si tu pourrais venir à Sampierdarena le mercredi saint pour m'accompagner à La Spezia, à Florence, etc. J'en ai besoin.»1 En réalité, son intention était de poursuivre le voyage jusqu'à Rome.
De fait, le 13 avril don Rua rejoignait don Bosco à Sampierdarena. Passant par Florence, où ils furent arrêtés plus longtemps qu'ils n'avaient pensé, nos deux voyageurs étaient à Rome le 20 et logeaient chez don Dalmazzo près de l'église en construction dédiée au Sacro Cuore. L'année précédente, cette construction voulue par le pape en était au point mort. Le cardinal vicaire l'avait déploré devant don Bosco alors présent à Rome. Et don Bosco avait accepté d'assumer la poursuite des travaux, à la condition expresse d'accoler à l'église un ospizio (foyer) pour les jeunes de la ville. Avec l'affaire Bonetti, cette énorme entreprise suffisait à expliquer son recours à don Rua.
«Un site merveilleux, agréable et salubre», confiait celui-ci au directeur de l'Oratoire Lazzero dès le 22 avril. Il ne déplorait qu'un environnement «protestant». Et le coût de l'église et du foyer pour jeunes le faisait frémir. «Pas moins de plusieurs centaines de mille lires, sinon quelques millions.» Mais, continuait-il, «don Bosco prie et travaille de toutes ses forces pour réussir dans cette entreprise, il ne néglige rien pour y arriver. Et il dit toujours qu'il a besoin du soutien des prières des jeunes.»2 Nous ne savons pas grand chose sur ce séjour à Rome, mise à part l'audience de Léon XIII le 23 avril, audience que don Bosco raconta à ses coopérateurs dans le Bollettino salesiano du mois de mai suivant. Don Rua l'accompagnait certainement dans cette audience. On y lit ce fragment de dialogue avec le pape:
«...- Mais et l'église et le foyer du Sacré Coeur de Jésus sur l'Esquilin? Les travaux progressent? Est-ce que l'on avance ou est-on arrêté? - J'ai pu répondre que les travaux avancent rapidement et que quelque cent cinquante ouvriers dépensent leur savoir-faire pour une oeuvre tant de fois bénite par Sa Sainteté. Je fis remarquer que la charité des fidèles nous encourageait, mais que le poids des travaux commençait à nous faire ressentir la faiblesse des fonds. Un moment auparavant une personne avait offert au Saint Père la somme de cinq mille francs pour le denier de saint Pierre. - Voilà, me dit-il en riant, cet argent tombe à point, je l'ai reçu de la main droite et je vous le donne de la main gauche, prenez-le pour les travaux sur l'Esquilin.»
La récolte des fonds, toujours intelligemment assumée par don Bosco, n'était qu'une question parmi d'autres. Il fallait aussi prendre connaissance des contrats stipulés par l'administration précédente avec les fournisseurs, s'entendre avec l'architecte, examiner les plans de l'ospizio. En vérité Francesco Dalmazzo avait été délégué pour toutes ces tâches, mais don Bosco pouvait penser que l'oeil exercé de don Rua lui serait précieux. Pendant ce temps lui-même s'occuperait auprès des congrégations romaines de l'affaire Bonetti et des privilèges qu'il tentait d'obtenir pour sa congrégation.
Le 13 mai, nos deux voyageurs quittèrent Rome et gagnèrent Turin le 16, pour ne pas manquer l'ouverture de la neuvaine préparatoire à la très grande fête de Marie auxiliatrice.
43 Aide de don Bosco à Paris et Lille en mai 1883 |
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Deux ans après Rome, don Rua fut à nouveau convoqué fin avril 1883 auprès de don Bosco en voyage, cette fois à travers la France.
Le 31 janvier, don Bosco avait quitté Turin vers la Ligurie et la Côte d'Azur française. Il voulait quêter pour l'église du Sacro Cuore à Rome et tendre la main dans un pays où l'argent et les bons coeurs ne manquaient pas. Le 30 janvier, il avait écrit au cardinal-vicaire, celui à qui il devait la charge du Sacro Cuore: «Demain matin, je pars pour Gênes [...]. Je vais de maison en maison jusqu'à Marseille et, de là, si ma santé et les événements publics me le permettent, je ferai un voyage jusqu'à Lyon et Paris en quêtant pour le Sacro Cuore et en recommandant le denier de St Pierre.»3 En réalité, après l'échec d'Auteuil en 1879, il tenterait aussi d'établir des fondations salésiennes à Paris et à Lille et, pour cela, de s'y montrer en personne.
Les mois de février et mars, quand il était passé à Nice, Cannes, Toulon et Marseille, avaient été fructueux. Le 19 mars, don Bosco annonçait à don Dalmazzo, son chargé d'affaires à Rome, qu'il lui envoyait trois mille francs depuis Cannes et deux mille francs depuis Hyères. «Je fais ce que je peux...», lui écrivait-il humblement.
Le 2 avril, don Bosco quittait Marseille dans la direction du nord en la compagnie du salésien Camille de Barruel, qui faisait office de secrétaire. Désormais, il n'avait plus besoin d'attirer son public par un discours social sur la jeunesse en péril qu'il fallait sauver. Les gens accouraient vers lui en sa qualité reconnue de thaumaturge. Sur son passage à Avignon, où il s'arrêtait le 3 et le 4, un journal pouvait écrire dans l'édition du lendemain. «Inconnu la veille, ce vénérable prêtre a été immédiatement entouré par une foule de malades [...] C'était un spectacle touchant que ces aveugles, ces paralytiques, ces muets, ces poitrinaires, ces épileptiques qui se pressaient autour de lui, s'efforçant à qui mieux mieux d'attirer ses regards, d'obtenir une de ses paroles.»4 Car, pour bénéficier au mieux de ses dons, il convenait d'entrer en relation avec don Bosco, de le voir, si possible de lui parler et de le toucher. Recevoir l'hostie (dans la bouche) de sa main était une grâce recherchée par les fervents. «Je n'ai pu arriver jusqu'à vous», regrettera bientôt une noble parisienne. Elle ajoutait: «Dimanche dernier, j'ai eu le bonheur de recevoir Notre Seigneur de vos mains. C'est la plus grande des grâces...»5 Dans l'impossibilité de le joindre en personne, on lui écrivait. Car sa prière obtenait tout de Dieu.
Nos deux voyageurs étaient montés à Paris par étapes: Avignon, Valence, Tain, Lyon et Moulins, et avaient débarqué dans la gare de Lyon (Paris) le 18 avril vers 18 h. Dans chaque ville, les catholiques et les curieux s'étaient mobilisés. On se pressait dans les églises pour voir don Bosco, l'entendre, si possible lui parler. Et, à partir de son entrée à Paris, la presse fit de sa présence dans la ville un événement.
Depuis Turin, don Rua avait suivi cette progression. Et il datait du 28 avril une très longue circulaire aux inspecteurs, faisant part de l'enthousiasme déclenché par le voyage de don Bosco en France.6 Cette lettre nous restitue, (avec quelques erreurs, notamment de dates, très excusables, mais que l'on me permettra de signaler) ses sentiments pendant la première moitié du voyage de don Bosco à Paris. Après avoir relaté trois guérisons qualifiées de miraculeuses et attribuées à don Bosco, la circulaire continuait:
«... Ces faits miraculeux ont suscité un tel enthousiasme et une telle vénération envers la personne de notre supérieur et père don Bosco que la foule, vraiment immense, le suivait partout où il devait se rendre, et on en vint même à lui couper des morceaux de sa soutane pour les garder en précieuses reliques. Le dimanche 8 avril, don Bosco se trouvait à Fourvière, célèbre sanctuaire situé sur une colline à proximité de Lyon, très fréquenté et lieu d'une grande dévotion envers la très sainte Vierge. Telle était la foule accourue pour le voir et recevoir sa bénédiction, que l'église où il assistait à l'office et toute la place alentour regorgeaient de monde. Il fallut qu'après être sorti don Bosco donne sa bénédiction de la fenêtre de l'habitation du Recteur pour ceux qui n'avaient pu entrer dans l'église. [Inexact, don Bosco donna sa bénédiction sur l'esplanade de Fourvière.] Le mardi 10 avril, dans l'église paroissiale de St François de Sales à Lyon, toute une foule était accourue pour assister à la messe de don Bosco, le voir et recevoir sa bénédiction, [si nombreuse] que, par précaution, pour lui permettre de sortir de l'église il fallut fermer les portes de la sacristie. Le lendemain, une foule encore plus compacte accourue dans la paroisse la plus importante sous le titre d'Ainay s'approcha des sacrements, et la distribution de la communion dura énormément. Après la messe don Bosco peina beaucoup et mit longtemps pour pouvoir rentrer dans la sacristie et déposer ses habits sacerdotaux. Tout le monde voulait le voir, le toucher, obtenir sa bénédiction...
«Le 11 avril, pour répondre à une affectueuse et pressante invitation, don Bosco s'en alla déjeuner dans la maison de campagne des séminaristes de Lyon. Ils étaient tous rassemblés au nombre d'environ deux cents avec leurs supérieurs et diverses très respectables personnes, parmi lesquelles Mgr Guiol. [Mgr Louis Guiol, recteur des Facultés catholiques de Lyon, recevait don Bosco chez lui]. L'accueil fait à don Bosco de la part tant du recteur et des supérieurs que des séminaristes, fut cordial et magnifique. Ils dînèrent tous ensemble dans un très vaste réfectoire. Vers la fin, parce que tous le réclamaient avec insistance, don Bosco adressa aux séminaristes quelques conseils et encouragements qui furent écoutés avec une attention religieuse et suivis de bruyants et unanimes applaudissements. Don Bosco rendit aussi visite à la maison des religieuses du Sacré Coeur de Jésus. A Lyon, don Bosco fit deux conférences, la première aux membres d'une société de géographie, la deuxième dans une salle privée. [Il s'agit de l'oeuvre des ateliers Boisard, à la Guillotière].
«Le lundi 23 (Erreur, il s'agit du lundi 16 avril), il partait de Lyon pour Moulins afin de se reposer au moins un jour de ses grandes fatigues. Et, le mardi 25 (Autre erreur, il s'agissait du mercredi 18 avril) il atteignait Paris. L'y attendaient des personnes très considérables tant ecclésiastiques que laïques, désireuses de le voir, de lui parler, et d'obtenir de lui un conseil ou une parole de réconfort. Beaucoup se disputaient l'honneur de lui donner l'hospitalité et, si cela s'avérait impossible, de lui faire au moins promettre une visite, car ils estimaient que sa présence dans leur maison constituerait une véritable bénédiction du Seigneur.
«Le dimanche 29 avril, il tiendra une conférence aux coopérateurs salésiens dans l'une des églises les plus centrales et les plus belles de Paris appelée la Madeleine, et nous espérons que le Seigneur voudra bien l'assister pour produire des fruits abondants de salut éternel.
«Durant tous ces voyages et parmi tant d'occupations fatigantes, le Seigneur garde à notre très cher supérieur une très bonne santé. Mais le travail auquel il est astreint est tel que son secrétaire écrit qu'il en faudrait au moins deux autres pour lui venir en aide.
«Prie donc et fais beaucoup prier pour don Bosco sans oublier ton, etc.»
Quand il signait cette circulaire, don Rua était déjà probablement décidé à rejoindre don Bosco à Paris pour aider le secrétaire Camille de Barruel, qui se disait débordé par la correspondance. De fait, il arrivait chez la comtesse de Combaud dans la matinée du mercredi 2 mai et, devant la masse de courrier accumulé sur le bureau de don Bosco, comprenait aussitôt ce qu'on attendait de lui. «Tu ne peux te faire une idée des montagnes de lettres qui sont ici en attente de réponses, écrivait-il dans la journée au directeur de l'Oratoire à Turin. Ce ne sont pas trois, mais six ou sept secrétaires qui seraient nécessaires. Il y a heureusement un brave religieux qui vient se mettre à notre disposition.»
Don Rua n'exagérait pas. On trouve la même observation deux jours après sous la plume d'un correspondant du journal La Liberté. Lors de sa visite à don Bosco dans l'hôtel de Combaud, il avait été orienté vers celui qu'il appelait son «secrétaire général», c'est-à-dire notre don Rua, «qui a un type italien on ne peut mieux caractérisé». «Nous n'avons jamais vu tant de lettres parvenues en un jour, écrivait le journaliste. Elles formaient un tas sur le bureau et, dessous, il y avait déjà une jonchée de celles qui avaient été déchirées.Parmi les morceaux épars on voyait s'allonger de fines pattes de mouche, trahissant des écritures de femmes. Le secrétaire général annotait de sa main chaque pli, qui paraissait mériter une réponse. Il le joignait ensuite à une liasse placée devant lui. Que de lettres! Que de lettres!»7 A Paris don Rua classait et répondait s'il y avait lieu. Il y passa probablement quelques nuits.
Don Rua restera auprès de don Bosco jusqu'à son retour à Turin à la fin de ce mois de mai. Il l'accompagna donc à Lille entre le 5 et le 14, revint à Paris en sa compagnie jusqu'à son départ définitif de la ville le 26, fut alors avec lui à Reims où, entre deux trains, Léon Harmel lui avait donné rendez-vous dans une église, continua le voyage jusqu'à Dijon pour un arrêt entre le 26 et le 29, fit encore une courte pause chez le comte de Maistre à Dôle le 29 et le 30, pour enfin quitter la France dans la soirée de ce jour et débarquer à l'oratoire de Turin le 31 mai vers 9 h du matin.
Nous sommes informés sur un peu tous les mouvements de don Bosco au long de ces semaines: ses messes dans les églises, les couvents ou les oratoires privés, ses conférences, le produit des quêtes à son avantage, ses visites aux malades dans les infirmeries ou les hôpitaux, ses audiences, ses déjeuners chez des personnalités ecclésiastiques ou civiles, à l'occasion (à Lille!) les banquets où il était fêté, ses sorties intercalaires de Lille à Roubaix ou de Paris à Versailles, etc. Don Rua, lui, restait dans l'ombre.
Le jour même de l'arrivée à Turin, don Rua rédigeait une circulaire aux directeurs de maisons, où il écrivait: «Avec l'aide de Dieu, notre cher Père est rentré chez lui sain et sauf, de retour d'un long voyage de bien quatre mois: un voyage qui fut un témoignage continuel d'affection et de vénération des bons Français à son égard et à celui de la Société Salésienne.» Il invitait donc à rendre grâce au Seigneur et à la très sainte Vierge et joignait à la circulaire un exemplaire du songe fait par don Bosco dans la nuit du 18 janvier. Dans ce songe, le défunt don Provera donnait quelques normes aux salésiens et à leurs élèves.8
Don Rua continuait donc de s'effacer systématiquement derrière don Bosco. Mais cet humble pouvait impressionner. Voici le portrait que traçait de lui pendant le voyage un témoin à l'oeil aiguisé: «De taille moyenne, pâle, et la figure amaigrie, l'oeil vif, Dom Rua est le type achevé de l'Italien distingué et diplomate. Sa voix est douce, le sourire malin tempéré par une grande bienveillance. Il nous a été donné de passer de longues heures avec lui, et nous sommes sortis sous le charme de cette conversation, où la bonhomie ultramontaine se mêle à une connaissance approfondie du coeur humain. C'est un grand caractère.»9 Le 27 mai, les deux voyageurs étaient au carmel de Dijon, où don Bosco célébrait la messe, puis se rendait à l'infirmerie pour bénir la mère prieure très malade. En 1933, une carmélite témoignera: «A cinquante ans de distance, je vois encore don Bosco calme, recueilli comme s'il vivait plus dans l'autre monde que dans celui-ci [...] Don Rua dans un autre genre nous fit l'impression d'un saint, un autre Louis de Gonzague.»10
44 Avec don Bosco à Frohsdorf |
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Pour dessiner le contexte de l'escapade inattendue de don Bosco et de don Rua jusqu'à Frohsdorf en Autriche auprès du comte de Chambord, prétendant légitimiste au trône de France sous le nom de Henri V, à la mi juillet suivante, voici le début de la relation de don Rua lui-même sur ce voyage.11
«Vers la fin du mois de juin 1883, tomba dangereusement malade le comte de Chambord, sur qui reposent, après Dieu, les espérances des catholiques français pour la remise en ordre des affaires politiques et religieuses dans cette généreuse nation. La nouvelle était à peine répandue que de tous les coins de France on expédia lettres et télégrammes à don Bosco afin qu'il fasse prier Marie auxiliatrice pour l'auguste malade. Les lettres en ce sens arrivaient par centaines toutes les semaines. De Frohsdorf même, la fleur de la noblesse française qui forme sa petite cour envoya lettres et télégrammes pour engager don Bosco à prier et faire prier, lui signifiant clairement la pleine confiance que le comte avait en la protection de Marie auxiliatrice quand elle était priée par don Bosco et ses élèves. On leur répondait autant qu'on pouvait en les assurant des prières et des communions pour obtenir la guérison du Prince, si ce n'était pas contraire au bien de son âme. Puis un jour de juillet on reçut une télégramme en provenance de Neustadt et signé: Abbé Curé, avec réponse payée de vingt mots, où l'on priait chaudement don Bosco de se rendre à Frohsdorf, car le malade désirait vivement sa visite. Mais don Bosco était surchargé d'affaires et pas en très bonne santé. On dut donc répondre qu'il ne lui était pas pour l'instant possible d'entreprendre un pareil voyage. Le télégramme se perdit et la lettre le répéta. Quand le Prince apprit que don Bosco ne pouvait pas venir, il ne perdit pas l'espoir de l'avoir près de lui pendant quelques jours. Peu après, un coup de téléphone à l'excellent comte Joseph Du Bourg de Toulouse, personnage très dévoué à la cause de la religion et de sa souveraineté, l'invitait à se rendre près de lui et lui ordonnait de passer à Turin, de prendre don Bosco et de l'amener à ses côtés....»
Joseph du Bourg, de la Maison du Roi, allié aux de Maistre, avait reçu don Bosco chez lui à Toulouse en 1882.12 Il apparut au Valdocco le 13 juillet et n'eut pas la partie facile.«... Ce bon Père m'accueille avec son fin et bienveillant sourire, racontera-t-il. Après avoir répondu à toutes ses questions au sujet des miens, je lui expose l'objet de mon voyage et de ma visite. Sans hésiter il me sert un non, qui indiquait qu'il avait déjà ses idées faites sur la question. Alors il m'expliqua que son voyage en France l'avait anéanti comme forces; que depuis son retour il avait été malade et incapable de faire face à ses affaires; qu'encore maintenant ses jambes lui refusaient service. Il lui semblait avoir à leur place deux machines rebondissantes et inertes.» «Du reste, ajoutait-il, qu'irais-je faire dans ce château? Ce n'est pas la place de dom Bosco. Pour prier pour le Prince, je le fais et je le fais faire par toute ma Congrégation. Si le bon Dieu veut intervenir pour la santé du Prince, il le fera. Mais quant à dom Bosco, il ne peut que prier; et il le fait autant à Turin qu'il le ferait là-bas.» Son interlocuteur était «consterné», mais ne pouvait s'avouer vaincu. Il en dit tant et si bien que don Bosco accepta le voyage. Il se rendrait à Frohsdorf avec don Rua.
Autre ennui, il fallait absolument partir le soir même. Au Valdocco, on se résigna. Le voyage; d'abord à travers l'Italie du Nord, puis de pénétration en Autriche, fut rendu laborieux à la suite d'un retard, qui entraîna le matin du 14 juillet une correspondance manquée en gare de Mestre, du côté de Venise: l'express de Vienne était parti depuis trois quarts d'heure. Nos voyageurs durent se résigner à monter dans un omnibus aux arrêts interminables. Dans ces conditions, ils mirent vingt-quatre heures pour arriver en gare de Wiener-Neustadt, au petit jour du dimanche 15 juillet après deux nuits et une journée en chemin de fer.
Cependant «le temps passa assez vite grâce aux intéressantes causeries de mes deux compagnons de route, écrivit Joseph du Bourg. Durant les longs arrêts de notre train, je fis des efforts inutiles pour les amener à prendre quelque nourriture. Don Rua, vers les deux heures de l'après-midi, fit bombance avec deux oeufs sur le plat et un benedicite comme dessert. Pendant ce temps, dom Bosco exerçait ses jambes en caoutchouc, le pauvre cher homme! en se promenant de long en large sous le préau de la gare, les bras croisés derrière le dos. Sa soutane excitait l'attention des bonnes gens; car, dans toute l'Autriche, à l'extérieur, les prêtres portent de longues redingotes et des chapeaux noirs à haute forme. Je ne m'étonne pas qu'avec ce régime, ces deux vénérables religieux soient maigres comme des coucous; mais ils sont saints, ce qui compense tout! - Quant à moi, les prières de dom Bosco m'avaient remonté le tempérament; je mangeai comme quatre.»13
Une voiture eut vite emporté nos voyageurs de la gare de Wiener-Stadt au château de Frohsdorf. Le prince alité reçut don Bosco après qu'il eut célébré la messe. Dès sa sortie, il interpella du Bourg: «Mon cher, je vous le dis, je suis guéri. Il n'a pas voulu me le dire: mais je l'ai bien compris; je m'en tire encore pour cette fois.» Du Bourg était aux anges. Puis: «C'est un saint. Je suis bien heureux de l'avoir vu. Je vous charge de dire que l'on mette le couvert de ces deux religieux à la table de ma femme.»14 Comme ce 15 juillet était le jour de la Saint-Henri, patron du comte de Chambord, l'entourage fut autorisé à lui présenter ses souhaits en défilant devant son lit. Le chapelain du château nous rapporte à cette occasion qu'il fermait la marche et que le comte lui tint des propos que nous regretterions de négliger ici: «Je voulais vous voir ces jours-ci, mais je suis si fatigué. Il ajouta, en parlant de Don Bosco et de son compagnon Don Rua. Don Bosco prétend que ce n'est pas le vrai, que c'est l'autre. Et, comme je ne comprenais pas. Oui, répéta-t-il, ce n'est pas lui qui fait des miracles, mais son compagnon, c'est aussi un Saint.»15
Durant les deux jours passés sous son toit par don Bosco et don Rua, le comte de Chambord sembla se ressaisir. Don Bosco le quitta en lui faisant promettre une visite à l'église Marie Auxiliatrice, si le mieux s'accentuait. Nos deux saints voyageurs abandonnèrent Frohsdorf le 17 juillet. Et, cette fois, ils eurent droit à un rapide qui les ramena bientôt à Turin.
En digne conclusion de ce voyage historique, don Rua s'empressa d'écrire à la comtesse Marie-Thérèse de Chambord de la part de don Bosco pour la remercier de leur réception, elle-même et son mari. Il lui adressait simultanément les lettres collectives des étudiants et des apprentis sur leurs ferventes prières pour une meilleure santé du comte. Très touchée, la comtesse lui répondit.
«Très Révérend Don Rua. - Votre lettre m'est allée droit au coeur. Je l'ai aussitôt lue à mon cher malade qui en a été ému, et l'un et l'autre vous remercions vous et notre cher Don Bosco de chacune de vos paroles. Ce fut une grande consolation pour mon mari et pour moi-même de recevoir sa bénédiction, et de savoir combien d'âmes pures et innocentes prient pour la guérison de mon si cher et tant aimé malade. Grâce à Dieu, bien que lentement, on remarque chaque jour une amélioration progressive, malgré les petites crises qui surviennent encore, toutefois toujours plus espacées, redonnant l'espoir d'une complète guérison, que, comme le disait encore Don Bosco, l'on obtiendra avec de la patience. Nous vous remercions aussi l'un et l'autre pour les lettres si tendres et si expansives des enfants de l'Oratoire de Don Bosco, des jeunes étudiants et apprentis, et mon mari me charge expressément, justement tandis que je vous écris, de prier le cher Don Bosco de lui continuer ses saintes prières en lesquelles il a tellement confiance.
«Le souvenir des deux jours que Don Bosco avec vous, excellent don Rua, a passés ici parmi nous, nous restera toujours très cher. Je suis heureuse que votre voyage se soit passé dans de si bonnes conditions. Et cela ne me surprend pas, car deux âmes bonnes et saintes comme les vôtres devaient être accompagnées tout spécialement par leurs Anges Gardiens.
«Et je finis, en renouvelant au cher don Bosco et à vous-même l'assurance de notre gratitude et de notre sincère affection, avec lesquelles je me dis du fond du coeur
«Frohsdorf, 29 juillet 1883
«Votre très obligée Marie-Thérèse, comtesse de Chambord.
«Mon mari me charge d'un salut affectueux tout spécial de sa part pour vous-même.»16
44.1 Notes |
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1. Epsitolario Ceria, IV, p. 40.
2. Cette lettre en FdR 3907 E2.
3. Epsitolario Ceria IV, p. 210-211.
4. Gazette du Midi, 5 avril 1883.
5. Mme de Staplande à G. Bosco (104, rue du Bac, Paris), s.d., FdB 1613 D10-E1.
6. Circulaire manuscrite allographe datée du 28 avril 1883 dûment signée par don Michele Rua, FdR 3987 C6-7.
7. «A travers champs», par X., dans La Liberté, Paris, 5 mai 1883.
8. Ce songe dans E. Ceria, MB XVI, p. 15-17.
9. Dom Bosco à Paris, par un Ancien Magistrat, Paris, 1883, p. 61 Cet «ancien magistrat» était, je pense, Albert du Boÿs, qui publierait l'année suivante une biographie de don Bosco.
10. Cfr E. Ceria, MB XVI, p. 275, texte et note.
11. «Viaggio di D. Bosco a Frohsdorf», 6 pages manuscrites, FdB 1349 C4-9. Cette relation est malheureusement restée inachevée.
12. Nous suivons désormais le récit de ce comte dans son ouvrage Les entretiens des princes à Frohsdorf, 1873 et 1883. La vérité et la légende, Paris, Perrin et Cie, 1910, p. 112-168.
13. Joseph du Bourg, op. cit., p. 131-132.
14. Ibidem, p. 146-147.
15. Lettre de A. Curé au nonce de Vienne Mgr S. Vannutelli, 17 juillet 1883, éditée par E. Ceria, MB XVI, p. 573.
16. Lettre éditée par E. Ceria, MB XVI, p. 348. L'amélioration dans l'état de santé du comte de Chambord ne fut que provisoire. Il rechuta à partir du 5 août et mourut le 24 août 1883.
45 L'intervention de Léon XIII |
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Le début de l'année 1884 avait été funeste à don Bosco, que nous savons avoir été très affaibli par ses voyages de l'année précédente. A 68 ans, il n'était pas encore tellement âgé. Mais on lui attribuait à juste titre une santé totalement délabrée. Les fatigues, les ennuis, les souffrances morales avaient laminé son physique. Son médecin pourra affirmer que, «à partir de 1880 environ, l'organisme de don Bosco devint presque un cabinet médical ambulant.»1
Le 31 janvier, après le petit déjeuner, il se rendit au noviciat de San Benigno, où l'on célébrait la fête patronale de saint François de Sales. Là, son extrême lassitude impressionna tellement le maître des novices Giulio Barberis, que, raconta ce dernier, au mot du soir du 1er février il attira sur elle l'attention des novices, ajoutant que le moment lui paraissait venu de promettre au ciel quelque chose d'extraordinaire pour conserver le saint homme à la terre. C'est alors que, paraît-il, un grand garçon de vingt-quatre ans, dénommé Luigi Gamerro, offrit sa vie pour don Bosco. Et son sacrifice fut accepté, continuait Barberis, puisqu'il mourut quelques jours après.2 Puis, en février une très sérieuse bronchite capillaire fit craindre pour la vie du saint homme. Il se remit à peu près. Mais son état allait bientôt inquiéter le pape lui-même.
Le 9 mai 1884, don Bosco, alors à Rome en la compagnie de don Lemoyne pour tenter d'obtenir les privilèges qui lui faciliteraient le gouvernement de la Société salésienne, après avoir longtemps attendu une invitation en forme, était enfin reçu par Léon XIII. Le pape, sans se départir de la condescendance qui lui était naturelle, fut d'une extrême affabilité à son égard. Et, frappé par son extrême lassitude, il commença par l'inviter avec force à se reposer et à faire travailler autrui pour se ménager lui-même. «Votre santé est mauvaise, vous avez besoin de repos, d'être assisté. Il faut que vous preniez à vos côtés une personne qui recueille vos traditions, qui puisse faire revivre tant de choses que l'on n'écrit pas».3 Le cardinal Nina, cardinal protecteur des salésiens, était du même avis. «Don Bosco veut en faire trop», aurait alors dit le pape. Au sentiment de l'autorité ecclésiastique, en 1884 don Bosco n'était donc plus capable d'assumer seul la charge de supérieur général des salésiens. Et il pouvait mourir d'un moment à l'autre. Que deviendrait alors la société qu'il avait fondée? Ne se confondait-il pas dangereusement avec elle? La sagesse imposait de penser à sa retraite au moins partielle, et à sa succession.
En septembre, le péril sembla imminent. Le 14, alors que les exercices spirituels continuaient à Valsalice, don Bosco dut brusquement regagner le Valdocco, parce que l'enflure de ses jambes l'obligeait à rester couché. Son secrétaire don Lemoyne croyait à une crise d'érysipèle, mais l'oedème des membres inférieurs pouvait aussi être causé par l'anémie, une faiblesse cardiaque ou une maladie pulmonaire. En tout cas, son entourage le jugea perdu. Le 19, le chapitre supérieur, que don Rua présidait, posa, dès l'ouverture de la séance, non seulement la question de sa prochaine disparition, mais bien de ses funérailles et de sa sépulture.4 Selon le procès verbal, «don Rua dit qu'étant donné la maladie de don Bosco, il ne faut pas manquer de réfléchir sur une douloureuse éventualité. Il conviendrait de penser aux funérailles possibles, à la manière [de les organiser], de penser aussi au lieu de sa sépulture. On pourrait demander au gouvernement la permission de l'ensevelir dans l'église de l'Oratoire.» Don Bosco, de son côté, envisageait lucidement la proximité de son départ. Il avait commencé son testament spirituel au début de cette année 1884, mais c'est en septembre qu'il mit au point sa deuxième partie, dans laquelle il parlait sereinement de sa mort.5
Au cours de ces semaines assombries par de pénibles prévisions, une lettre de Mgr Domenico Jacobini, secrétaire de la congrégation de la Propagation de la foi, lettre écrite au nom de Léon XIII, parvint au cardinal-archevêque de Turin, Mgr Gaetano Alimonda, personnage très ami de don Bosco à la différence de son prédécesseur. Sa première partie concernait don Giovanni Cagliero, sa deuxième la retraite et la succession de don Bosco. Pour le bien de son institut, le pape faisait demander à don Bosco, par l'intermédiaire du cardinal Alimonda, de désigner, soit son successeur - ce qui équivalait à une démission de sa charge de supérieur général des salésiens - soit un vicaire avec droit de succession. Voici une traduction de cette pièce importante:
«Sa Sainteté, en cette occasion, m'a ordonné de vous écrire sur un autre sujet de très grand intérêt. Elle voit que la santé de don Bosco périclite chaque jour et craint pour l'avenir de son Institut. Elle voudrait donc que Votre Eminence, usant des procédés qui lui réussissent si bien, parle à don Bosco et le convainque de désigner la personne qui lui semblerait idoine pour lui succéder ou pour prendre le titre de vicaire avec [droit de] succession. Le Saint Père, dans l'un ou l'autre cas, se réserverait de pourvoir comme il le croirait le plus prudent. Il souhaite toutefois que Votre Eminence fasse tout de suite cette démarche qui touche de tellement près au bien de l'Institut.»6
Il paraît que le cardinal se rendit auprès de don Bosco dès le 10 octobre, jour de la réception du message. C'est très vraisemblable. En tout cas, au conseil supérieur salésien du 23 octobre, don Bosco fit part à ses confrères des désirs de Léon XIII et les interrogea sur la conduite à tenir. Le chapitre l'invita à désigner lui-même son administrateur-successeur et à transmettre son nom au pape, qui, pensait-il, approuverait à coup sûr sa décision. Don Bosco opta pour notre don Michel Rua qui, toutefois, ne deviendrait pas immédiatement supérieur général, mais serait seulement son vicaire. Parce qu'il n'envisageait pas encore une retraite totale, il préférait la deuxième solution de Léon XIII. Il ne semble pas qu'un autre nom lui soit venu à l'esprit pour lui succéder à la tête de la congrégation salésienne. Sa réponse à Léon XIII fut remise au cardinal Alimonda qui, par l'intermédiaire du cardinal-protecteur Nina, la transmit au pape le 27 novembre suivant.7
Dans l'intervalle, Léon XIII avait exprimé ses sentiments à don Giovanni Cagliero lors d'une audience qu'il lui accordait le 5 novembre. Il l'avait préconisé évêque en le nommant vicaire apostolique de la Patagonie septentrionale et centrale. Après lui avoir parlé de sa mission, il se dit préoccupé par la situation de l'oeuvre de don Bosco, quand son fondateur viendrait à mourir. «Il est vieux», remarquait-il en courbant la tête de manière significative. Il fallait donc penser à recueillir avec soin son esprit pour le conserver et le transmettre non altéré. Sans quoi le développement de la Société serait vite arrêté. Il n'y avait pas de temps à perdre. Tant que vivrait le fondateur, on pourrait connaître plus facilement l'esprit de l'Institut. «Il faut un vicaire capable pour cela», conclut le souverain pontife.
46 L'officialisation du titre de vicaire général |
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Cependant, au cours de l'année 1885, don Rua continuait de remplir son office de préfet général par des lettres mensuelles aux directeurs de maisons. Le nouveau directeur de celle de Paris, Charles Bellamy, avait droit à ses soins particuliers: seize lettres partaient à son adresse entre les mois de janvier et de décembre.8 Don Rua réclamait aux directeurs les résultats des examens semestriels des clercs, recommandait les retraites spirituelles des élèves, donnait des nouvelles de don Bosco ou du voyage des missionnaires, etc. Au mois d'avril, don Bosco l'envoyait en visite extraordinaire dans les maisons de salésiens et de filles de Marie auxiliatrice en Italie centrale et en Sicile. Fort bien accueilli, il ne s'y comportait pas en inspecteur minutieux du matériel comme il avait fait en 1874-1876 pour celles du Piémont ou de la Ligurie. Cette tâche revenait à l'inspecteur en titre. Essentiellement il s'agissait cette fois pour lui de vérifier si l'oeuvre remplissait son rôle de maison d'éducation tant pour les internes que pour les externes, comme on le voit par les traces écrites qui subsistent sur la visite des centres de la Spezia et de Lucca.9
Son passage en Sicile tomba en un mauvais moment. L'arrivée des salésiens à Catane étant donnée comme imminente, l'anticléricalisme local s'inquiétait. La Gazzetta di Catania s'était saisie d'une histoire récente pour alerter la population. Une fille recueillie par les salésiennes dans leur maison de Bronte, puis envoyée dans leur maison mère de Nizza Monferrato, s'y était révélée un peu dérangée. Après un bref passage dans un hôpital psychiatrique de Turin, elle avait été rendue à sa famille. La petite folle, irritée par ces procédés, se mit à répandre des bavardages qui trouvèrent crédit auprès d'un journaliste de La Gazzetta. Une tragédie de nonnes, avec des scènes rocambolesques, en sortit. On s'y moquait des «filles de don Bosco» et on s'y déchaînait contre ceux qui avaient confié à ces «hyènes camouflées en brebis» la direction du collège de filles de Bronte. L'exaltation était à son comble à l'arrivée de don Rua. Il procéda avec calme, réunit les informations et rédigea une mise au point très documentée à l'attention de la Gazzetta. Celle-ci n'en continua pas moins sa campagne. Il fallut que le journal clérical L'Amico della Verità publie le rapport de don Rua dans son numéro du 27 avril pour que Catane y voie un peu plus clair.10
Don Rua rentra à Turin avec des sentiments mélangés sur l'oeuvre de Magliano Sabina, près de Rome. Le chapitre supérieur aborda cette question lors de sa réunion du 12 juin 1885. Don Bosco voulait que les salésiens se retirent. Don Rua et les autres membres du conseil partageaient un avis contraire à cause des réactions prévisibles des autorités romaines. L'affrontement fut évident. Et don Bosco conclut: «Faites comme vous voudrez», et prédit une possible «catastrophe», qui d'ailleurs se produisit de fait quelques années après. Les salésiens durent alors vider les lieux.
Durant ces mois, don Bosco toujours bien présent, comme on le voit, reconnaissait pourtant ne plus pouvoir s'acquitter seul de sa tâche. Si don Rua l'assumait, il pourrait se consacrer à la recherche des fonds auprès de ses bienfaiteurs par ses lettres ou mieux par ses visites, remarquait-il seulement.11 Mais il tardait à officialiser le titre de vicaire général pour celui qui demeurait son préfet. Sans doute peinait-il à imaginer sa congrégation gravitant autour d'un centre autre que lui-même. Cet autre, si différent, n'altérerait-il pas quelque peu son visage? Le pas ne fut franchi par lui que le 24 septembre 1885, lors d'une séance historique du chapitre supérieur, qui lança la procédure faisant de don Rua son vicaire et son successeur.
Don Bosco avait deux choses à dire ce jour-là.12 La première le concernait lui-même, désormais à moitié fini et ayant besoin qu'un autre le remplace. La deuxième concernait le vicaire général qui s'occuperait des tâches assumées jusque-là par lui et de tout ce qui contribuerait à la bonne marche de la congrégation, même s'il était persuadé que, dans le traitement des affaires, il recueillerait volontiers son sentiment et ne chercherait que le bien de la société salésienne, de sorte qu'à sa mort rien ne serait changé en elle. Le vicaire doit faire en sorte que les traditions auxquelles la société est attachée soient maintenues intactes. Le Saint Père l'avait chaudement recommandé. Les traditions diffèrent des Règles, spécifiait don Bosco: elles enseignent comment les expliquer et les pratiquer. Il fallait faire en sorte que ces traditions se maintiennent après lui et se transmettent telles quelles aux successeurs.
«Mon vicaire général dans la congrégation sera don Michel Rua, poursuivit don Bosco. C'est l'idée du Saint Père qui m'a écrit par l'intermédiaire de Mgr Jacobini. Comme il désirait donner à don Bosco toute l'aide possible, il me demanda qui, à mon avis, pourrait me remplacer. J'ai répondu que je préférais don Rua parce qu'il a été l'un des premiers à faire partie de la congrégation, parce qu'il exerce cette charge depuis de nombreuses années, parce que cette nomination serait bien agréée par tous les confrères. Sa Sainteté m'a répondu il n'y a pas longtemps par l'intermédiaire du cardinal Alimonda: c'est bien. Elle a ainsi approuvé mon choix. Désormais, don Rua me remplacera donc en tout. Ce que je ne peux faire, il le fera lui. Il a les pleins pouvoirs de recteur majeur: acceptations, prises d'habit, délégations, etc, etc. - Mais la nomination de don Rua comme vicaire impose qu'il reste totalement avec moi, il faut donc qu'il renonce à la charge de préfet de la congrégation. Par conséquent, me prévalant de la faculté que m'accordent les Règles, je nomme préfet de la congrégation don Celestino Durando, actuellement conseiller scolaire...»
Don Bosco terminait en demandant au secrétaire du chapitre de rédiger la circulaire qui annoncerait à toutes les maisons de la congrégation la nomination de don Rua au titre de vicaire général. Imprimée, cette circulaire fut datée du 8 décembre suivant.13 Et don Bosco programma soigneusement sa diffusion.
A l'Oratoire, le 8 décembre, don Bosco solennisa la nomination. Il tint à paraître à table dans le réfectoire de la communauté, ce qu'il ne faisait plus depuis quelque temps, parce qu'il peinait à gravir ou à descendre les escaliers. Il ne lui arrivait que très rarement de présider la bénédiction du très saint sacrement: ce jour-là, il la présida. Les assistants montaient sur les bancs pour le voir, tandis qu'il progressait lentement depuis la sacristie. En soirée, il tint une conférence aux salésiens dans le choeur de l'église Marie Auxiliatrice, comme il avait coutume de le faire chaque année à cette date. Avant de prendre la parole, il fit lire par don Francesia, inspecteur des maisons du Piémont, la circulaire de la nomination. Il ne la commenta pas, mais exalta la bonté de la Madone qui bénissait et protégeait l'Oeuvre salésienne. Ce fut une rétrospective des vicissitudes de l'Oratoire depuis ses origines. La confrontation entre le passé et le présent mettait en évidence le long chemin parcouru et faisait bien augurer de l'avenir.
Le 9 décembre, la circulaire fut envoyée aux trois autres inspecteurs d'Europe et aux deux d'Amérique. Aux yeux de toute la famille salésienne don Michel Rua était désormais de plein droit le vicaire général de don Bosco et, croyait-on, son successeur annoncé.
La nomination de don Rua fut accueillie non seulement favorablement, mais avec un réel enthousiasme, comme en témoignent quelques lettres de France et d'Amérique conservées dans les archives salésiennes. Ne citons ici que la réaction parisienne de Charles Bellamy datée du 15 décembre 1885. Il écrivait à don Rua: «Le jour de l'Immaculée Conception a toujours été un jour de joie pour notre Pieuse Société. Cette année notre bonne Mère nous a fait le cadeau d'une nouvelle qui a été reçue par tous les salésiens comme le plus précieux, le plus cher, le plus désiré des cadeaux, je veux dire votre nomination officielle à la dure, mais douce charge d'être le Père de notre Pieuse Société. Oh! Comme nous en avons remercié la Madone et comme nous avons de bon coeur promis d'être pour vous, comme pour le très cher don Bosco, des fils obéissants et zélés!»
Ne parlons pas des salésiens d'Italie, à commencer par ses anciens compagnons. Les sentiments de Giovanni Cagliero, le futur cardinal, expriment ceux des autres. «Je fus son compagnon dans sa jeunesse, dans sa cléricature, dans son sacerdoce, puis comme directeur et membre du chapitre supérieur et je puis assurer qu'à tous les stades de la vie, il fut toujours le primus inter pares [premier entre égaux], premier en vertu, premier au travail, premier dans l'étude et le sacrifice, comme il fut toujours le premier dans son amour saint et fort envers don Bosco et envers les jeunes, pour le bien desquels il n'était que zèle, sollicitude et charité paternelle.»14
Don Rua avait 48 ans accomplis. Vingt années comme préfet avaient imprimé à sa personne un air de sévérité, non pas spontanée, mais voulue par la nature des devoirs inhérents à cet office. Devenu vicaire de don Bosco, il s'en débarrassa complètement en s'efforçant de reproduire en lui-même la paternité du saint. Le changement fut sensible. Désormais les confrères qui lui montraient beaucoup d'estime lui témoignèrent une affection filiale. Dans sa biographie de don Rua, don Ceria note opportunément à cet endroit en témoin oculaire de ce temps lointain: «Qui n'a pas vécu en ces années-là ne peut comprendre pleinement ce que nous disons ici, car il n'a pas expérimenté ce que fut pour les salésiens don Bosco vivant.»15 Tenons-nous le pour dit!
47 Avec don Bosco en Espagne |
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Le 1er mars 1886, le secrétaire de don Bosco Carlo Viglietti notait dans sa chronique: «La faim, disait aujourd'hui don Bosco, chasse le loup de sa tanière. Je me trouve donc contraint, tout décrépit et mal portant que je suis, à entreprendre un nouveau voyage et à aller peut-être jusqu'en Espagne. On parle déjà du jour où nous partirions.» Le saint homme espérait donc se rendre jusqu'en Espagne, pays où il avait déjà deux fondations (Utrera en Andalousie et Sarrià en Catalogne) et où il comptait de généreux bienfaiteurs.16
Au vrai ce déplacement paraissait incroyable aux familiers de don Bosco, tant il paraissait exténué et traversé de maux. Pourtant, le 12 mars, au début de l'après-midi, en la compagnie de son secrétaire Viglietti, il quitta Turin vers la Riviera italienne et la maison salésienne de Sampierdarena, proche de Gênes. Le voyage se ferait par petites étapes, avec des arrêts plus ou moins longs, au cours desquels il récolterait de l'argent pour ses oeuvres et pour l'église et le foyer du Sacro Cuore à Rome. Le 16 mars, poursuivant leur route sur la Riviera, nos voyageurs étaient à Varazze, le 17 à Alassio; de là, ils passaient en France, à Nice le 20, à Cannes le 27, à Toulon le 29 et à Marseille le 31
A Turin, on était sceptique sur la poursuite du voyage jusqu'en Espagne. «Humainement parlant, vu l'état de santé de don Bosco, ce ne serait même pas imaginable», écrivait, le 28 mars encore, Giuseppe Lazzero à Mgr Cagliero. Mais les nouvelles de France apprenaient qu'au contraire, ce genre de fatigue avec les pieuses manifestations de foules qu'il suscitait revigorait don Bosco plus qu'il ne l'affaiblissait. On le savait tenace. Aussi don Rua décida-t-il de le rejoindre à Marseille. Le 2 avril, il était à l'oratoire Saint Léon aux côtés de don Bosco. Pour se familiariser avec l'espagnol il emportait une petite grammaire élémentaire, le livret Don Bosco y sua Obra de Mgr Spinola et l'Imitation de Jésus Christ traduite en cette langue. Les progrès seront rapides, puisque, passée la frontière, il parlera plus ou moins bien castillan.
A Marseille, don Bosco laissa prendre des précautions pour lui faciliter le voyage, mais, coûte que coûte, il irait voir ses amis d'outre-Pyrénées. Le 4 avril, Viglietti annonçait à Lemoyne: «Papa est plein de courage malgré ses faibles forces...»
Pour le ménager au maximum, don Rua décida qu'au départ de Marseille, le 7 avril, la partie française du voyage vers l'Espagne se ferait dans un wagon-salon. De fait, don Bosco, don Rua et le secrétaire Viglietti arrivèrent ainsi à Port-Bou, sur la frontière entre la France et l'Espagne, le 8, à 4 heures du matin. Le directeur de la maison de Sarrià, don Giovanni Battista Branda, les y attendait. Là, on changea de train afin de poursuivre la route jusqu'à Barcelone dans un wagon réservé.
On offrit une boisson aux voyageurs. Don Bosco l'accepta. Don Rua, qui tenait à rester à jeun pour célébrer la messe à Barcelone, la refusa. Durant ce trajet se situe une conversation, qui met incidemment en scène notre don Rua. Le directeur Branda avait eu, le 6 février précédent, une longue vision, au cours de laquelle don Bosco alors certainement à Turin lui était apparu en pleine nuit au seuil de sa chambre, lui avait désigné un coadjuteur et deux jeunes garçons coupables d'actes obscènes, puis avait circulé en sa compagnie dans les dortoirs de la maison de Sarrià. Cette nuit-là don Bosco aurait donc été présent simultanément à Turin et à Sarrià. En eut-il jamais conscience? Dans le train de Port-Bou, prenant place dans le compartiment de don Bosco, Branda se mit à l'interroger sur cette affaire d'immoralité. «Raconte», lui répartit simplement don Bosco au témoignage de Branda lui-même. Et il n'obtint aucun éclaircissement. Sur ce, don Bosco s'endormit. Et Branda s'en alla dans le compartiment voisin détailler son histoire tout au long à don Rua, qui l'enregistra soigneusement.17 L'histoire salésienne officielle (Lemoyne en 1913, Ceria en 1937) n'a guère douté de la réalité de cette double présence. Mais pour qu'il y ait eu authentique bilocation, comme Branda l'a affirmé solennellement à de multiples reprises, il eut fallu que don Bosco ait alors conscience de son déplacement. Malheureusement pour le visionnaire Branda, il n'existe aucune preuve sérieuse qu'il ait jamais eu l'impression d'un quelconque voyage mental de Turin à Barcelone en février 1886.18
Don Rua allait être le témoin émerveillé de l'accueil fait à don Bosco par la ville de Barcelone. Dans les gares françaises, don Bosco trouvait quelques bienfaiteurs et amis. A Barcelone il fut reçu par les autorités civiles et religieuses du pays. La reine-régente était représentée par le gouverneur de la ville et l'évêque (en visite pastorale) par un vicaire général. La direction de l'Association catholique et diverses personnalités s'étaient déplacées. Les dévots et les curieux étaient là en nombre. «Des milliers de gens, de toutes les catégories sociales, avaient conflué vers la gare pour voir don Bosco», écrivit peut-être imprudemment don Ceria. Les délégations officielles tenaient compte des préséances. Ce beau monde se présentait bien rangé, expliquera le secrétaire Viglietti. Coopérateurs et coopératrices fortunés se mettaient en évidence. Parmi eux, la señora Dorotea Chopitea, qui eut l'honneur apparemment envié par beaucoup de faire monter dans sa voiture don Bosco, don Rua et le clerc Viglietti. Après un temps pour la messe de don Rua et un bon repas chez cette dame, nos voyageurs se rendirent dans la maison de Sarrià, destinée à les loger pendant leur séjour à Barcelone entre ce 8 avril et le 6 mai. C'est là que don Bosco recevra d'innombrables visiteurs, qu'il ne put le plus souvent que bénir par groupes filtrés. Ces dévots ou ces curieux repartaient avec des médailles de Marie auxiliatrice. C'est de là aussi qu'il irait participer à des réceptions en son honneur chez de riches particuliers, dans de brillantes églises ou dans des salles somptueuses.
Don Rua s'acharnait sur l'espagnol. Il étonnait don Bosco, qui lui demanda s'il avait seulement appris quelques phrases d'usage courant. «Un peu plus», lui répliqua-t-il. «Bravo, bravo, lui aurait observé don Bosco. Cela me tirera souvent d'embarras.» De fait, il allait lui servir fréquemment d'interprète, quand, en raison de la qualité des interlocuteurs, aucun salésien n'aurait pu opportunément remplir cet office. Une lettre qu'il adressait le 9 avril à son confrère Giovanni Bonetti témoigne de son accoutumance ultra-rapide à cette langue. Il la commençait en espagnol, puis, après un paragraphe, faisait mine de se reprendre: «Oh! regarde moi ça. Je suis tellement habitué à parler en castillan, que je ne m'apercevais pour ainsi dire pas que je t'écrivais dans cette langue, à toi, qui, malgré une visite dans cette ville, n'as pas pu beaucoup pratiquer cette langue, car ta visite a été très courte. Pour ne pas te faire perdre ton temps je continuerai en italien.» Le Préfet général don Durando adressera de temps en temps aux maisons des relations du voyage à l'aide des informations du secrétaire Viglietti. Le nom de don Rua n'y apparaît que dans une circulaire du 5 mai. On y lit: «Il ne faut pas que j'oublie de donner des nouvelles de notre très aimé don Rua, qui, durant tout le séjour de don Bosco en Espagne lui fut son authentique vicaire et soutien. Parmi de multiples et très diverses occupations, il résiste à toutes les fatigues, à tous les travaux. Mais ce qui pourra en étonner plusieurs sera de savoir qu'il a prêché en espagnol dans notre église de Sarrià devant une nombreuse assistance.» C'était le lundi de Pâques 26 avril.19
Bien entendu, don Rua accompagnait toujours don Bosco lors des manifestations en son honneur à l'intérieur de la maison de Sarrià elle-même et dans ses déplacements dans Barcelone.20 Il était à ses côtés le 14 avril au collège des Dames du Sacré-Coeur; le 15 avril lors de la soirée où la société des catholiques barcelonais l'agrégea solennellement en son sein; le 17 avril au banquet qui lui était offert chez don Narciso Pascual; le 21 avril lors de la messe qu'il célébra dans l'oratoire privé de la marquise de Comillas; le 24 avril à l'office dans l'oratoire privé de don Narciso Pascual; le 29 avril lors de sa visite au président de la banque de Barcelone Oscar Pascual; le 30 avril pour la conférence des coopérateurs salésiens dans l'église Nuestra Señora de Belén; le 1er mai lors de la messe de don Bosco dans cette même église; le 2 mai au déjeuner chez l'archevêque de Barcelone; le 3 mai pour la splendide réception qui lui fut offerte dans la villa de don Luis Martì Codolar; le 4 mai, après le déjeuner dans la famille Pons, au collège des jésuites et dans un hôpital fondé par doña Dorotea Chopitea; le 5 mai, lors de sa visite chez la marquise de Comillas et d'une cérémonie dans l'église Nuestra Señora de la Merced. Toutefois, sauf exceptions plus ou moins notables, la chronique très détaillée du secrétaire Viglietti ne le cite guère. Retenons l'une de ces exceptions.
Le 11 avril, don Bosco appela don Rua, le directeur Branda et le secrétaire Viglietti et se mit à leur raconter tout en larmes un rêve qu'il avait fait dans la nuit du 9 au 10. Il s’agissait du songe dit missionnaire où don Bosco voyait des foules de jeunes lui criant: «Nous t’attendons», où un groupe guidé par une bergère lui désignait Valparaiso au Chili, et, par dessus les montagnes, les collines et les océans, un autre site du nom de Pékin. La bergère traçait une ligne allant de Santiago à Pékin au travers de l’Afrique et lui disait: «Voilà, tu as une idée exacte de ce que doivent faire tes salésiens.» «Mais, s'exclamait don Bosco. Comment va-t-on faire? Les distances sont immenses, les lieux difficiles d'accès et nous ne sommes pas assez.» On lui désignait alors des points en Inde ou en Chine pour des noviciats de recrues. Les trois auditeurs émerveillés s’écriaient à diverses reprises: «Oh! Marie, Marie!» Notre vicaire général enregistrait toutes ces informations auxquelles il attribuait une origine céleste. Les missions lui tiendraient toujours à coeur. Un jour il n’hésitera pas à lancer ses disciples en Afrique et en Asie. «Comme Marie nous aime!» s’était exclamé don Bosco en terminant. Don Rua crut toujours à cette sorte de prédestination.21
48 Le retour d'Espagne |
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Nos trois voyageurs quittèrent Barcelone le 6 mai pour rejoindre l'Italie par étapes en neuf jours. Ils s'arrêteront successivement à Gerona, Montpellier, Valence et Grenoble.22 Dans ces deux dernières villes nous voyons don Rua passer sur le devant de la scène.
A Montpellier, le docteur Combal consulté sur l'état de santé de don Bosco n'avait pu que confirmer à don Rua et à Viglietti un diagnostic formulé deux ans auparavant à Marseille. «Don Bosco n'a pas d'autre maladie qu'une extrême prostration de ses forces. Si don Bosco n'avait jamais fait de miracle, je croirais que le plus grand de tous est sa seule existence. C'est un organisme démoli. C'est un homme mort de fatigue et tous les jours il continue à travailler, mange peu et vit. C'est pour moi le plus grand des miracles.» Les journées barcelonaises avaient achevé de l'épuiser.
Aussi, à Valence, le 11 mai, était-il incapable d'assurer sa conférence prévue à la cathédrale. Don Rua le remplaça et raconta l'histoire de l'Oratoire du Valdocco. Le 12, à Grenoble, il eut l’occasion d’intervenir dès l’arrivée dans cette ville. A peine sortis de la gare nos trois voyageurs découvrirent sur la place Saint-Louis, près de l'église du même nom, toute une foule amassée à l'annonce de l'arrivée du thaumaturge don Bosco. Les rues adjacentes, la place de l'église regorgeaient de monde. Le curé, revêtu de son rochet et entouré de son clergé, attendait don Bosco au seuil de l'église. La population se tut et le curé, à voix haute, invita don Bosco à bénir ses paroissiens pour exaucer toutes leurs intentions. Don Bosco s'exécuta de bonne grâce: il bénit la foule et se disposa à poursuivre sa route vers l'évêché. Mais sa bénédiction générale n'avait pas assouvi la dévotion du public dauphinois. Selon l'expression de son secrétaire une «nouvelle forme de persécution» l'attendait sur cette place Saint Louis. Les gens, saisis par un sentiment que Viglietti hésita à dénommer «enthouisiasme» ou «fureur», se jetèrent sur don Bosco, que don Rua s'efforçait de protéger. Ils avaient apporté des objets de piété: crucifix, médailles, chapelets, qu'ils tenaient absolument à lui faire toucher. Ceux qui ne pouvaient s'approcher lui lançaient des chapelets à distance sur les épaules, le cou, la tête et les bras. «Une pieuse flagellation», témoignera don Rua au procès de canonisation. Les dévots les plus proches lui appliquaient de force crucifix ou médailles sur la bouche. Enfin, on put le dégager pour aller loger au grand séminaire.
Le lendemain 13 mai, le supérieur du séminaire proposa à don Rua d’assurer aux séminaristes la «lecture spirituelle» de règle, expression qui dans le langage sulpicien traduit «leçon spirituelle» ou «leçon de spiritualité». Un séminariste témoin racontera la scène: «Le pieux confesseur de don Bosco prend pour thème l’amour de Dieu pour nous. Ses paroles ardentes annoncent une âme de feu. C’est moins une méditation qu’une contemplation. Chez le Saint elle devient de l’extase. De grosses larmes coulent sur ses joues et M. Rabilloud [le supérieur du séminaire], de sa voix si douce et si prenante, dit tout haut: Don Bosco pleure! Impossible d’exprimer l’émotion que cette simple parole provoque dans nos âmes. Les larmes du Saint sont plus éloquentes que les soupirs enflammés de Don Rua. Nous sommes remués cette fois jusqu’au tréfonds de l’âme. Nous avons reconnu la sainteté au signe d’amour et nous n’avons pas besoin de miracle pour exprimer au Saint notre vénération en allant de la salle des exercices au réfectoire.»23
Don Bosco, son vicaire don Rua et son secrétaire Carlo Viglietti rentrèrent à l'Oratoire de Turin le 15 mai en soirée, pour l'ouverture de la neuvaine préparatoire à la fête de Marie auxiliatrice le 24 suivant.
Don Bosco, brisé de fatigue, traversa lentement, très lentement, précédé par la musique de ses jeunes, la cour de l'école entre deux haies d'enfants. Le voyage en Espagne laissera à don Rua le souvenir du dernier triomphe d'un maître adoré, dont il était devenu l'humble vicaire.
48.1 Notes |
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1. G. Albertotti, Chi era Don Bosco?, Gênes, Pala, 1934, p. 83.
2. Documenti XXVII, p. 33.
3. D'après le Verbale del Capitolo superiore, 24 octobre 1884, FdB 1881 D1-3.
4. Les Verbali del Capitolo Superiore entre le 30 août 1884 et le 23 février 1885 se retrouvent à leurs dates respectives en FdB 1881.
5. Voir F. Motto, Memorie dal 1841 al 1884-5-6 pel Sac. Gio. Bosco a’ suoi figliuoli salesiani, Roma, LAS, 1985.
6. Documenti XXVIII, p. 450, où la pièce est datée du 9 octobre 1884.
7. Explications en MB XVII, p. 275-280.
8. FdR 3853 C5 à 3854 B4, soit quarante-huit pages.
9. Notes de carnet éditées par P. Braido, «Don Michele Rua primo autodidatta Visitatore Salesiano», RSS 1990, p. 167-168.
10. Cet article, signé «Prêtre Michel Rua, procureur général de la Société Salésienne» a été reproduit dans E. Ceria, MB XVII, p. 823-824.
11. Séance du chapitre supérieur, in Verbali del Capitolo Superiore, 22 juin 1885. Les procès verbaux du chapitre supérieur pour la période mars 1885-février 1888 se retrouvent en FdB 1882-1883.
12. Les lignes qui suivent démarquent le procès verbal de cette réunion, in Verbali del Capitolo Superiore, 24 septembre 1885.
13. Circulaire reproduite en MB XVII, p. 181-182.
14. Propos cités par A. Amadei I, p. 348. Ils correspondent à peu près mot pour mot à la déposition du cardinal Cagliero sur les vertus de don Rua à son procès de béatification.
15. E. Ceria, Vita, p. 120.
16. Sur le voyage de don Bosco en Espagne, voir MB XVIII, p. 66-138.
17. Il en témoignera au procès de canonisation de don Bosco en rapprochant ce récit d'une phrase qu'il avait entendue de lui à Turin en ce mois de février, sur son intention de rendre visite à don Branda (Positio super Introductione Causae. Summarium, p. 830.)
18. Voir éventuellement, sur «la bilocation de Barcelone», mon livre Don Bosco en son temps, p. 1350-1356.
19. E. Ceria, Vita, p. 122-123.
20. Journal du séjour de don Bosco à Barcelone dans le chapitre «Diario barcellonese», MB XVIII, p. 66-117. Je m'appuie aussi sur la chronique attentive du secrétaire Viglietti.
21. Ce songe, inséré dans la chronique Viglietti (FdB 1224 D6-7), reparaît un peu corrigé par Lemoyne en MB XVIII, p. 72-74.
22. Voir éventuellement le chapitre «Partenza dalla Spagna e ritorno a Torino», MB XVIII, p. 118-138.
23. Dom Pierre Mouton, «Séjour de saint Jean Bosco au séminaire de Grenoble, mai 1886», Documenti XXXII, p. 328, h. t.
49 Un vicaire humble et pieux |
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Don Rua remplissait soigneusement et humblement son rôle de vicaire. En août 1886, don Bosco lui confia la présidence du chapitre général des filles de Marie auxiliatrice à Nizza Monferrato. Il lui concédait les facultés nécessaires pour toute délibération jugée utile à l'intérêt de l'institut. Dans la lettre qu'il lui adressait alors, il ajoutait: «Courage! Le Seigneur nous a préparé bien des tâches, employons-nous à les réaliser. Je suis à moitié aveugle et ma santé s'effondre.»1 Don Bosco, qui ne pouvait guère faire plus que prier, se reposait tranquillement sur son vicaire.
Il est vrai qu'il présida en septembre à Valsalice le chapitre général des salésiens qui rassemblait tous les directeurs de maisons. Mais, innovation majeure, une lettre de don Bosco adressée explicitement «à don Rua Michel, vicaire général de la congrégation salésienne» l'avait officiellement invité à recevoir à sa place le compte rendu spirituel de chacun des membres de ce chapitre.2 Don Rua intervint deux fois en cours d'assemblée. Lors de la séance d'ouverture, il lut son règlement. Et, en finale, il fit part aux capitulaires de douze consignes aux directeurs émanant probablement de don Bosco lui-même, mais où l'on retrouve la rigueur de l'ancien préfet général de la congrégation en matière d'observance de la pauvreté, de la vie commune et de la formation des jeunes clercs éducateurs.3
Don Rua pratiquait à l’extrême la pauvreté qu'il recommandait. Don Amadei, son contemporain, prétend que, traversant la cour de l’Oratoire, il lui arrivait de ramasser une plume métallique neuve et de la montrer: «Tenez, j’ai trouvé de quoi écrire pendant des mois!»4 L’un de ses jeunes aides secrétaires de l’époque, Antonio Dones, racontera qu’il est arrivé à don Rua de lui demander de porter aux tailleurs ou aux cordonniers ses vêtements ou ses chaussures à réparer, mais en passant au préalable chez le préfet pour recevoir le billet réglementaire. Quand il lui observa que le vicaire de don Bosco pouvait s’en passer, il rétorqua: «Pas du tout: seul le préfet peut donner des ordres dans les ateliers.»5
Il en fallait beaucoup pour l’arracher à sa méditation. Alessandro Lucchelli (1864-1938) racontera au procès apostolique. «Admirable était son comportement. Extérieurement il semblait que cette demi-heure n'était qu'un colloque intime de son âme avec Dieu. Aucun incident ne pouvait lui faire abandonner son attitude très dévote Le matin du 23 février 1887 - premier jour du carême - Nous étions à faire la méditation dans l'église (j'étais le lecteur). La secousse et l'énorme fracas furent tels qu'il nous semblait que la coupole de Marie Auxiliatrice s'écroulait. Nous nous sommes tous enfuis à l'extérieur. Don Rua est resté seul immobile à sa place à la stupeur de ceux qui purent le constater.»6
50 A Rome, pour la consécration de l'église du Sacro Cuore |
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Don Bosco tenait à être présent à la consécration à Rome de l'église du Sacro Cuore pour laquelle il avait tant peiné. Le 20 avril il partit vers Rome par petites étapes en la compagnie de don Rua et de don Viglietti. Les voyageurs arrivèrent à destination le 30. Don Bosco était épuisé, mais aussi don Rua, qui, un matin non déterminé, quand il se préparait à célébrer sa messe, perdit connaissance et dut être étendu sur un lit. Mais, énergiquement, il se reprit et célébra comme si de rien n'était.
Léon XIII reçut don Bosco en audience le 13 mai, veille du jour de la consécration. Au moment de prendre congé, don Bosco demanda au pape si l'on pouvait introduire don Rua et don Viglietti, qui attendaient dans l'antichambre. Le chroniqueur a reproduit les propos du pape: «Ah, vous êtes don Rua. Vous êtes le vicaire de la congrégation. Bien, bien! J'ai appris que, depuis votre enfance, vous avez été élevé par don Bosco. Continuez, continuez dans l'entreprise et maintenez en vous l'esprit de votre fondateur. - Oh oui, Saint Père, répondit don Rua. Avec votre bénédiction, nous espérons pouvoir nous dépenser jusqu'à notre dernier souffle pour une oeuvre à laquelle nous nous sommes consacrés depuis l'enfance.» Il demanda ensuite la permission de présenter une requête: un indult pour faciliter les entrées dans la congrégation. Le pape l'écouta et fit suivre. L'indult fut ensuite accordé pour cinq ans.7
Les trois voyageurs retrouvèrent Turin le 20 mai en soirée. Sitôt rentré à l'Oratoire, don Bosco tint à remercier Marie dans son église. C'était le sixième jour de la neuvaine préparatoire à la fête de Marie auxiliatrice. Toute la communauté était rassemblée pour la cérémonie habituelle. Don Rua présida la bénédiction du saint sacrement, que don Bosco reçut dévotement.
Traditionnellement, à l'occasion de la fête de Marie auxiliatrice, une conférence était assurée dans son église aux coopérateurs salésiens de Turin. Don Rua s'en chargea cette année-là. On en lit le compte rendu dans le Bulletin salésien du mois de juillet suivant. «Elle eut lieu le lendemain soir, 25 mai, dans le sanctuaire. Dom Rua, Vicaire Général de Dom Bosco, raconta les fêtes de Rome, à l'occasion de la consécration de l'église du Sacré Coeur; puis l'audience toute paternelle que Léon XIII a accordée à Dom Bosco, la bénédiction que le Souverain Pontife a bien voulu répandre sur tous les bienfaiteurs de la nouvelle église, les progrès constants des Missions de Patagonie, enfin, la protection spéciale de Marie Auxiliatrice qui, tout récemment encore, a sauvé comme par miracle Mgr Cagliero d'une mort certaine [lors d'une traversée de la Cordillère des Andes, il avait dû sauter de son cheval brusquement emballé], voilà les idées principales d'un entretien plein d'intérêt et d'édification.»
51 Remplacer don Bosco aphone |
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Avant qu'il ne tombe malade, don Rua remplaça encore don Bosco lors de trois manifestations publiques. Les 23 et 24 juin, à l'occasion de la Saint Jean Baptiste, l'Oratoire de Turin fêta très solennellement, comme chaque année, don Jean Bosco. Les festivités se déroulaient dans la grande cour de la maison, seul endroit capable de recevoir à la fois les jeunes et les nombreux invités. A la suite de la séance musicale et littéraire de la soirée du 24, don Bosco n'eut pas la force de s'exprimer comme à l'accoutumée. Il délégua don Rua pour remercier en son nom ceux qui avaient organisé l'«académie» et les donateurs de cadeaux. Don Rua le fit dans une «allocution émue», nous dit le chroniqueur du Bulletin salésien. Et l'émotion gagna l'assistance trop certaine que l'événement ne se reproduirait plus. Les anciens élèves organisaient un banquet en appendice à cette fête. Don Bosco ne put être présent cette année-là. Don Rua le remplaça et parla en son nom. Il exhorta les convives à garder à l'esprit et à reprendre dans leur vie l'image, les conseils et les désirs de leur bienfaiteur. Les auditeurs eurent l'agréable surprise de retrouver en don Rua la paternité notoire de don Bosco.8
Cette année-là, don Bosco n'avait pas pu se rendre en France comme il en avait pris l'habitude depuis 1876. Mais les Français vinrent à lui. Ils étaient plus de neuf cents ouvriers sous la conduite de Léon Harmel, qui, en route vers Rome, faisaient étape à Turin. Leur pèlerinage devait honorer le jubilé sacerdotal de Léon XIII. Ils débarquèrent en gare de Turin le 13 novembre. Ces ouvriers voulaient voir don Bosco, mais le peu de temps dont ils disposaient ne leur permettait pas d'aller jusqu'au Valdocco. Don Bosco alla donc à leur rencontre en la compagnie de don Rua, jusqu'au parc Valentino, où un restaurant attendait les pèlerins. Il les bénit le plus solennellement qu'il put et eût aimé leur parler, mais sa voix portait à peine jusqu'au premier rang.. Il invita donc don Rua à s'exprimer en son nom. Ce que celui-ci fit sans peine et en français. Don Bosco, dit-il, félicite et remercie les pèlerins; il les prie de solliciter du pape pour toute la famille salésienne les grâces dont elle a grand besoin pour remplir sa mission; il les invite à visiter à Rome l'église du Sacro Cuore et promet de célébrer la messe dès le lendemain pour obtenir les faveurs divines sur tout le pèlerinage. Après l'allocution, les pèlerins défilèrent devant don Bosco, qui remettait à chacun une médaille de Marie auxiliatrice. Un grand nombre lui glissait dans la main une pièce de monnaie d'argent qu'il transmettait à don Rua.9
Le 24 novembre l'église Marie auxiliatrice se remplit de fidèles pour une cérémonie inédite. Le prince polonais Auguste Czartoryski, qui avait commencé de connaître don Bosco à Paris en mai 1883, parvenait à ses fins et faisait son entrée dans la congrégation salésienne. Don Bosco lui imposerait la soutane. Trois autres adultes lui tenaient compagnie: un français, un anglais et un polonais. Don Bosco s'avança lentement, très lentement dans le choeur avec les quatre postulants. Après le chant du Veni Creator, il les invita avec les mots du rituel à se dépouiller du vieil homme. Ils remirent alors vestons et cravates aux clercs assistants. Puis il les invita à revêtir l'homme nouveau et leur remit à chacun une soutane. Ensuite don Rua monta en chaire et prononça le sermon de circonstance à partir de la phrase du prophète Isaïe: Filii tui de longe venient [Tes fils viendront de loin]. Après le chant du Te Deum, quand on sortit de l'église, les anciens commentaient ses paroles et disaient: «Don Rua a parlé avec l'esprit et le coeur de don Bosco.»10
52 La mort de don Bosco |
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A partir de la mi-décembre de cette année 1887 la santé de don Bosco se détériora de plus en plus. Et don Rua se maintint à proximité de lui, prêt à toute éventualité. Le 21 décembre, sa fin parut donc imminente. De fréquentes nausées le convulsaient. Il était fiévreux; ses infirmiers, de crainte de le voir vomir, cherchaient en vain que lui faire absorber. Il respirait à grand peine. Dans la soirée, il confiera à ses proches que, vers quatre heures de l'après-midi, il s'était senti sur le point d'expirer. «Je n'avais plus conscience de rien.» Il demandait les derniers sacrements. «Viglietti, disait-il à son secrétaire, fais en sorte de n'être pas seul ici comme prêtre. J'ai besoin que quelqu'un soit ici prêt à me donner l'extrême onction.» «Don Bosco, lui répartit le secrétaire, don Rua est toujours ici.»11 On accéda à ses désirs la veille de Noël. Mgr Cagliero lui apporta solennellement le Viatique à l'heure de la messe de communauté, au début de la matinée. Et il lui conféra l'extrême onction vers ouze heures du soir.
Alarmé par la situation, entre le 26 et le 31 décembre, Don Rua expédia quotidiennement aux directeurs une circulaire détaillée sur l’évolution de la maladie de don Bosco.12 La circulaire du 27 décembre la définissait: une cardio-pulmonaire, autrement dit, elle affectait son coeur et ses poumons. Chez le malade, la jovialité coutumière l'emportait toutefois sur le mal et la douleur. Quand, le 26, trois médecins se concertèrent à son chevet sur son état, il confia à Viglietti, tel un malade sceptique d'une comédie de Molière: «Videamus quid valeat scientia et peritia trium doctorum.» [Voyons ce que valent la science et la compétence de trois docteurs.] Et, le 27, tandis que quatre salésiens - parmi lesquels notre don Rua - et un médecin réunissaient leurs lumières pour organiser son transport d'un lit sur un autre: «Vous faites comme ça. Attachez-moi une bonne corde au cou et tirez-moi ainsi du lit.» Le transfert fut, du reste, un remarquable pasticcio: don Rua se retrouva sur le nouveau lit avec don Bosco étendu sur lui.
L'entourage recueillait ses réflexions spirituelles. Dans sa circulaire du 30 décembre, don Rua écrivait: «Hier soir, en un moment où il pouvait parler avec moins de difficultés, alors que nous étions autour de son lit, Mgr Cagliero, don Bonetti et moi-même, il dit entre autres: Je recommande aux salésiens la dévotion à Marie auxiliatrice et la communion fréquente. Je remarquai alors que cela pouvait servir d'étrenne pour la nouvelle année à envoyer à toutes nos maisons, et il reprit: C'est pour toute la vie... Puis il consentit à en faire l'étrenne. N'oublions pas ce si précieux conseil de notre père bien aimé. Pratiquons-le nous-mêmes, recommandons-le à nos jeunes et servons-nous en désormais pour implorer la grâce de sa guérison.»
Le mal semblait faiblir. Don Bosco allait un peu mieux et les médecins parlaient d'une possible guérison, annonçait joyeusement don Rua le 31 décembre. Il ne fallait pourtant pas se leurrer. Le 2 janvier, don Rua tempérait: «La grave maladie de notre bien-aimé père n'empire pas, mais l'amélioration est très lente. Le danger d'une mort prochaine semble conjuré. Il souhaite à tous pour l'année nouvelle une bonne santé spirituelle et corporelle, afin de pouvoir progresser dans la vertu, dans l'étude et dans les diverses occupations de l'existence.»
La rémission dura trois semaines. Don Bosco se remettait à parler, à manger un peu, à recevoir des visites. Toutefois, il se méfiait. Le 6 janvier, il avertissait son secrétaire Viglietti: «Viglietti, il serait bon que tu dises à don Rua qu'il prenne garde à moi, parce que ma tête ne sait plus rien. Je ne me rappelle plus si c'est le matin ou le soir; quel jour, en quelle année on est. Je ne sais plus m'orienter, je ne sais plus où je suis. C'est à peine si je reconnais les gens, je ne me rappelle plus les circonstances... Je ne sais si je prie, si c'est une fête ou une férie. Aidez-moi, vous autres!»13 A partir du 24 janvier, il se remit à décliner.14 Quand on arriva au 27, il commença de perdre fréquemment connaissance, il délirait. Quand il retrouvait ses esprits, il saluait ses disciples de toujours: Berto, Durando, Bonetti, et évidemment don Rua. «Dis aux jeunes que je les attends tous en paradis», répétait-il. La nuit du 29 au 30 fut très douloureuse pour le malheureux don Bosco, qui ne parvenait plus à respirer et à absorber quoi que ce soit. Vers deux heures du matin, il se mit à trembler, à claquer des dents et à suffoquer. Son lit en était secoué. Epouvanté, son infirmier Enria tenta de le soulever, don Bosco l'étreignit de toutes ses forces et, un instant, l'infirmier crut qu'il allait expirer entre ses bras. Mais il se calma et, dans un filet de voix, invoqua Marie auxiliatrice et ajouta: «Que la volonté de Dieu soit faite en toutes choses!» Quand le jour se leva, on comprit qu'il avait un bras paralysé. Il aurait alors adressé quelques mots à ses intimes: Rua, Cagliero, Viglietti... Peut-être murmura-t-t-il ce matin-là à l'oreille de son grand disciple: «Fais-toi aimer!» Et don Rua décida que les salésiens et leurs jeunes pourraient venir baiser sa main de mourant. Ce fut un long défilé silencieux dans l'escalier de la chambre de don Bosco. Il gisait inerte, un bras pendant, un crucifix sur la poitrine. Beaucoup lui faisaient toucher des médailles, des crucifix, des chapelets et des images, dès lors transformés en reliques.
Après le morne dîner de la communauté salésienne, les supérieurs principaux: Cagliero, Rua, Bonetti, Belmonte, Sala... regagnèrent la chambre du mourant, qui était proche de leur salle à manger. Agenouillés sur le carrelage autour du lit de souffrances de leur père, ils priaient et ne se résolvaient pas à prendre eux-mêmes un peu de repos. Enfin, ils décidèrent de passer la nuit sur des chaises dans une chambre voisine, de laquelle ils pourraient accourir à la première alerte. Vers une heure et demie, sa respiration devint terriblement haletante. Enria avertit ses supérieurs. Don Rua et Mgr Cagliero prononcèrent les formules de la recommandation de l'âme. Les assistants pleuraient, sanglotaient et priaient tout à la fois. Puis les halètements cessèrent et, avec eux, l'effroi et la douleur des témoins angoissés. Don Rua eut alors l'idée la mieux accordée à l'âme du cher don Bosco. Il lui prêta son bras et sa voix pour qu'il bénisse ses fils épars dans le vaste monde. Il s'approcha du lit et parla: «Signor don Bosco, nous sommes ici réunis, nombreux, nous, vos fils les plus anciens, prêtres et laïcs, et nous implorons votre bénédiction. Bénissez-nous et bénissez aussi tous ceux qui sont dispersés dans le monde et dans les missions. Et, comme vous ne pouvez plus soulever votre bras droit, je vais vous soutenir le bras et dire la formule, et vous bénirez certainement tous les salésiens, tous les jeunes.» Avec une extrême douceur, il souleva le bras paternel et prononça les mots de la bénédiction sur ses frères prosternés qui pleuraient d'émotion. Environ deux heures passèrent encore. Sur un signe d'Enria les supérieurs retrouvèrent le mourant pour réciter les litanies des agonisants et le Proficiscere. Et don Bosco s'éteignit à quatre heures trois quarts de ce matin du 31 janvier 1888.
53 Funérailles et sépulture de don Bosco |
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Pour annoncer la mort de don Bosco, don Rua composa immédiatement une longue circulaire datée de ce 31 janvier et pleine d'émotion «aux salésiens, aux filles de Marie Auxiliatrice, aux coopératrices et coopérateurs salésiens». Il promettait: «Chargé de le représenter (tenerne le veci), je ferai de mon mieux pour correspondre aux attentes communes. Aidé par le travail et les conseils de mes confrères, je suis certain que la Pieuse Société de St François de Sales, soutenue par le bras de Dieu, assistée par la protection de Marie Auxiliatrice, confortée par la charité des méritants coopérateurs et des méritantes coopératrices, continuera les oeuvres entreprises par son extraordinaire et regretté fondateur, en particulier pour la culture de la jeunesse pauvre et abandonnée et pour les missions.»15 Son futur programme de recteur majeur totalement fidèle à don Bosco transparaissait de ces lignes.
Le 1er février le corps de don Bosco fut installé sur un fauteuil et revêtu de ses habits sacerdotaux dans l'église St François de Sales pour être vénéré par les jeunes de la maison et une foule de dévots. Les salésiens le veillèrent toute la nuit. Don Rua resta très longtemps agenouillé en prière auprès de la sainte dépouille. Le matin venu, on l'enferma dans un triple cercueil. La messe des funérailles fut célébrée dans l'église Marie auxiliatrice au cours de la matinée de ce 2 février et le cortège funéraire des salésiens et des jeunes de l'Oratoire se déroula dans les rues du quartier devant une foule immense. Huit prêtres salésiens portaient le cercueil. Derrière lui, entre don Durando et don Sala, don Rua avançait tête baissée, recueilli dans son immense douleur. Le cortège n'aboutit pas au cimetière de la ville, mais revint à Marie auxiliatrice.
Le problème du lieu de la sépulture de don Bosco tourmentait ces jours-là les supérieurs salésiens. Ils auraient aimé loger le corps de leur fondateur dans la crypte de l'église Marie Auxiliatrice, ce que les autorités civiles ne toléreraient pas. Finalement, après de multiples démarches à Turin et à Rome, on obtint de l'ensevelir hors de la ville même de Turin dans la maison salésienne de Valsalice, qui, de collège riche qu'il était jusque là, venait d'être transformé à la rentrée d'octobre en scolasticat pour les jeunes clercs salésiens. Ces clercs en auraient la garde. Pour ne pas provoquer les anticléricaux en alerte, le transfert fut organisé secrètement. Et don Rua exhorta les clercs de Valsalice à se rendre souvent près de la tombe pour s'y recueillir. Lui-même fera le plus régulièrement possible chaque mois le trajet de l'Oratoire à Valsalice pour une fervente prière.16
53.1 Notes |
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1. G. Bosco - M. Rua, Pinerolo, 8 août 1886. Epsitolario Ceria IV, 359.
2. Epsitolario Ceria IV, p. 355-356.
3. Les lire en MB XVIII, p. 188-189.
4. Amadei I, p. 364.
5. Amadei I, p. 364-365.
6. Alessandro Lucchelli (1864-1938), Procès apostolique de don Rua, in Positio 1947, p. 586-587.
7. Verbali del Capitolo Superiore, 12 septembre 1887, FdB 1883 C12.
8. E. Ceria, Vita, p. 130.
9. «Le pèlerinage des ouvriers français à Rome», Bulletin salésien, novembre 1887, p. 132-133.
10. D'après E Ceria, MB XVIII, p. 466-468. La chronique primitive de Carlo Viglietti, à la date du 24 novembre, ne connaît qu'une seule cérémonie dans la chambre même de don Bosco. Je suppose que, après la cérémonie dans Marie Auxiliatrice qui paraît bien documentée, la famille Czartoryski rendit visite à don Bosco chez lui. On trouve les chroniques Viglietti en FdB 1222 D2 - 1227 D8.
11. C. Viglietti, Chronique primitive, 23 décembre 1887.
12. Ces circulaires en FdR 3980 A10-B8.
13. C. Viglietti, Chronique primitive, à la date. Voir E. Ceria, MB XVIII, p. 511.
14. Sur la fin de don Bosco, voir MB XVIII, p. 529-543.
15. Original imprimé, Supplemento al Bollettino salesiano, febbraio 1888, 3 p.
16. Sur le problème de la sépulture de don Bosco et sa solution à Valsalice, voir MB XVIII, p. 533-567.
54 La succession de don Bosco1 |
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Dans sa circulaire du 31 janvier, don Rua avait écrit:parlant de don Bosco: «Chargé de le représenter (exactement en être le vicaire, tenerne le veci), je ferai de mon mieux pour répondre aux attentes communes.» Pourquoi ne pas dire qu'il le remplacerait? On ne prit pas garde à la nuance, tellement, dans les rangs salésiens, il allait de soi que don Rua succéderait à don Bosco. Mais voilà, don Rua continuait de se considérer comme son simple vicaire. Pas plus. Il ne connaissait pas de décret en forme faisant de lui un vicaire avec droit automatique à la succession. Don Bosco n'en avait jamais fait mention soit oralement, soit par écrit. Il s'était fié aux communications de l'archevêque Alimonda. Mais ces dispositions n'excluaient nullement, pensait-il, une élection régulière par un chapitre général.
Il interrogea donc l'archevêque Alimonda, qui, bien que certain de l'issue de la requête, conseilla de s'adresser à Rome. Le 8 février, don Rua présenta à Léon XIII un exposé de la situation. Il l'achevait en ces termes: «Très Saint Père, connaissant ma faiblesse et mon incapacité, je me trouve poussé à vous prier humblement de bien vouloir jeter sur un autre sujet votre regard averti et à dispenser le soussigné de la charge difficile de Recteur Majeur, en vous assurant toutefois qu'avec l'aide du Seigneur je ne cesserai de prêter ardemment mon humble concours en faveur de la Pieuse Société, quelle que soit sa situation.»2 Mais les membres du chapitre supérieur n'étaient pas de cet avis. Le lendemain, ils adressèrent au cardinal Parocchi, protecteur de la congrégation, une lettre collective qui lui exposait les raisons militant pour la confirmation de don Rua; ils l'assuraient que toute la congrégation, non seulement s'y soumettrait docilement, mais en éprouverait une joie sincère et très cordiale. Ils le priaient en conséquence d'en référer au Saint Père.3
Ce document contribua à faire disparaître les traces des rumeurs de ceux qui à Rome prévoyaient l'inévitable catastrophe de l'oeuvre de don Bosco. Selon certains curialistes, il n'y avait pas chez les salésiens d'hommes capables de sauver sa congrégation. L'unique remède aurait consisté à la dissoudre et à incorporer ses membres dans une autre société de but analogue. Ces préoccupations étaient montées jusqu’à Léon XIII et l'avaient suffisamment impressionné pour lui faire envisager une mesure aussi radicale. Ce pape ne connaissait pas assez don Rua, qu'il n'avait vu qu'une seule fois en mai 1887. Son comportement simple et même candide ne lui avait pas permis de déceler en sa personne les qualités intellectuelles nécessaires pour succéder à don Bosco.
Providentiellement, ces jours-là se trouvait à Rome Mgr Emiliano Manacorda, évêque de Fossano, qui aimait beaucoup don Bosco et son oeuvre. Or cet évêque connaissait la curie romaine où il avait commencé sa carrière. Dès qu'il eut vent du danger il se démena pour dissiper les doutes et faire disparaître les craintes, en démontrant que les salésiens ne manquaient pas d'hommes de valeur. On pouvait donc avoir confiance en l’avenir de leur société. La lettre des capitulaires arriva sur ces entrefaites et fut lue avec d’autant plus d’intérêt qu’elle était signée en premier lieu par Mgr Giovanni Cagliero. Le cardinal Parocchi se rendit aussitôt auprès du pape. Au retour de l’audience, il en communiqua immédiatement le résultat à Cagliero: «Heureux d’avoir obtenu de la Sainteté de Notre Seigneur l’exaucement de la juste requête présentée par Votre Illustrissime Seigneurie et par vos très dignes confrères, je m’empresse de vous annoncer, très cher Monseigneur, l’heureuse nouvelle. Loué soit Jésus Christ.» Puis il lui transmit le décret en langue latine qui nommait don Rua recteur majeur pour douze ans, à partir de la date du 11 février 1888, avec la réserve que cette procédure ne valait que pour cette seule fois et ne pouvait donc constituer un précédent.4 On apprenait par cette pièce l’existence d’un décret antérieur, daté du 27 novembre 1884, donc au temps de la nomination de don Rua vicaire général, que celui-ci confirmait. Quel en avait été le sort? Mystère!
55 Auprès de Léon XIII |
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Dans la deuxième quinzaine de février, don Rua avait rejoint Rome. Cet ancien élève des Frères des Ecoles Chrétiennes assistait, le 19 février, à la cérémonie de béatification de Jean-Baptiste de la Salle, où il apercevait Léon XIII. Son premier problème était celui de la cause de don Bosco. La réputation de sainteté qui avait accompagné son maître durant sa vie s'était transformée en plébiscite au cours de sa maladie et au lendemain de sa mort. Don Rua qui croyait de tout son coeur à cette sainteté se démena vingt-quatre heures après l'ensevelissement à Valsalice. Il réunissait son chapitre supérieur pour envisager l'éventualité de penser à la cause de don Bosco. Aussi, à Rome, parmi les personnalités de la curie qu'il rencontrait, il y eut le promoteur de la foi, Mgr Caprara, pour savoir comment faire engager sans tarder la cause de don Bosco. Il apprenait qu'il lui fallait réunir au plus tôt tous les documents sur les miracles et les grâces obtenues par son intercession. Don Rua confiait cette tâche à Giovanni Bonetti.5 Le 28 février, lors d'une séance du chapitre supérieur, Bonetti sera invité à rédiger un schéma résumant les faits et les vertus de don Bosco, et, dans ce but à enquêter auprès des témoins de sa vie.6
Le pape reçut don Rua en audience privée dans la matinée du 21 février. De l'entretien, dont il livra une longue relation en annexe à sa lettre circulaire aux salésiens datée du 19 mars suivant, il retint d'abord qu'il lui faudrait modérer l'extension de sa société, pour ne pas risquer l'aventure de congrégations qui fondèrent des centres avec deux ou trois personnes et durent ensuite se retirer piteusement. Et il recueillit de sa bouche une série de leçons sur la formation ascétique à donner à ses novices. Don Rua devrait veiller soigneusement à ne garder dans ses maisons que des sujets à la vertu éprouvée et, pour cela, créer des noviciats exigeants. «Vous le faites bien faire, vous autres, le noviciat? Et pendant combien de temps?» interrogea le pape, certainement au courant du laxisme de don Bosco en ce domaine. «Oui, Saint Père, aurait répondu don Rua, chez nous le noviciat dure un an pour les aspirants à la carrière sacerdotale et deux ans pour les coadjuteurs.» «C'est bien, aurait continué le pape; mais recommandez à qui les dirige de veiller attentivement à la réforme de la vie des novices. Ils entrent souillés de scories et ont donc besoin d'être nettoyés et remodelés dans un esprit d'abnégation, d'obéissance, d'humilité, de simplicité et des autres vertus nécessaires à la vie religieuse. Par conséquent au noviciat le souci principal, je dirais même l'unique souci, doit être de veiller à sa propre perfection. Quand ils ne parviennent pas à se corriger, n'hésitez pas à les exclure. Il vaut mieux avoir un sujet de moins, que des individus dépourvus de l'esprit et des vertus religieuses.»7 Dix ans auparavant Mgr Gastaldi n'aurait pas tenu un autre langage sur la formation spirituelle des salésiens. Ne se laissant pas circonvenir par don Bosco comme son bienveillant prédécesseur, ce pape prenait à contre-pied ses positions en matière de formation de ceux qu'il appelait ses ascritti (novices). Un noviciat n'est ni un collège ni un patronage, mais une institution typique. Léon XIII exaltait les vertus passives nécessaires à qui prétend vivre en religieux. Don Rua, homme d'ordre et de discipline, ne demandait qu'à appliquer des leçons venues de si haut. Sous son rectorat, les noviciats salésiens en forme se multiplieront et les centres scolaires verront diminuer le nombre d'ascritti formés alla buona par des directeurs plus ou moins qualifiés.
On notera que les avis du pape - si tant est que don Rua les ait fidèlement reproduits - recoupaient partiellement celui du nouveau recteur majeur dans sa circulaire aux directeurs du 8 février. Lui aussi demandait aux salésiens de se calmer, mais pour des raisons financières. Il prévoyait le poids des droits de succession qui incomberait à la société Aussi il avertissait ses directeurs en se prévalant d'instructions laissées par don Bosco: «Que les travaux de construction soient suspendus; que l'on n'ouvre pas de nouvelles maisons (comprendre par là que l'on n'assume pas de nouvelles charges dans les maisons existantes qui entraîneraient une augmentation du personnel et des dépenses extraordinaires), que l'on n'apure pas les dettes: mais que l'on prenne les soins habituels pour payer la succession, éteindre le passif et compléter le personnel des maisons existantes.» Il terminait sèchement: «Cela pour norme à tous les salésiens et sans commentaire.»8
Sa première lettre en qualité de recteur majeur datée de la fête de saint Joseph le 19 mars 1888 ne révélait pas la même tension - au reste très compréhensible. Deux pensées s'imposaient à lui au début de son mandat: la cause de don Bosco et la fidélité à ses exemples. A Rome, le cardinal Parocchi avait insisté, écrivait-il: «Je vous recommande la cause de don Bosco, je vous recommande la cause de don Bosco.» Bon connaisseur des schémas des procès de canonisation, don Rua exhortait donc tous ses confrères à écrire ce qu'ils savaient de particulier sur sa vie, sur ses vertus cardinales, théologales et morales, sur ses dons surnaturels: guérisons, prophéties, visions et analogues. Les déclarations devraient être remises à don Giovanni Bonetti en sa qualité de directeur spirituel général, chargé de les réunir pour servir de base à l'introduction de la cause. Don Rua avertissait les informateurs que, par la suite, ils pourraient être invités à confirmer leurs dires par serment et qu'ils avaient donc tout intérêt à être parfaitement exacts. En fait ce n'est qu'en 1890 et à la date du 2 juin que don Rua promulguera le décret nommant Giovanni Bonetti postulateur de la cause de don Bosco.9
Par ailleurs, don Rua estimait que les salésiens devaient se féliciter d'être les fils d'un père tel que don Bosco. Leur sollicitude devrait être de soutenir et, s'il y avait lieu, de développer toujours plus les oeuvres qu'il avait entreprises, de suivre fidèlement ses méthodes et ses enseignements, et même dans leur manière de parler et d'agir d'«imiter le modèle que le Seigneur dans sa bonté [leur] a donné en lui.» Don Rua déclarait solennellement: «Tel sera, mes fils très aimés, le programme que je suivrai dans ma charge; que ce soit aussi le but et le souci de chacun des salésiens.»10 Parmi les grandes épreuves de sa vie il rangera les quelques écarts que l'autorité romaine lui imposera dans sa fidélité absolue à la ligne de don Bosco.
56 La famille salésienne héritée de don Bosco |
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Au titre de recteur majeur, don Rua recevait de don Bosco un arbre à plusieurs branches vigoureuses, qu'il aurait à entretenir et à développer, une véritable famille religieuse en somme: la Société de saint François de Sales, dite des salésiens; l'Institut des Filles de Marie auxiliatrice et la Pieuse Union des coopérateurs salésiens.
Les statistiques de la société salésienne dénombraient alors 768 profès perpétuels (dont 301 prêtres), 95 profès temporaires, 276 ascritti (novices) et 181 aspirants (postulants), le tout réparti dans 56 maisons. Hormis l'oratoire du Valdocco et trois maisons de formation en Piémont, les 52 autres maisons étaient regroupées en 6 inspections (provinces) religieuses dénommées selon les régions de leur implantation: piémontaise, ligure, romaine, française, argentine, uruguayano-brésilienne. Les maisons d'Espagne, d'Angleterre et d'Autriche (Trento) étaient encore rattachées à l'inspection romaine.
Don Bosco avait laissé à ses fils religieux un testament spirituel qui mérite d'autant plus d'être reproduit ici que don Rua en tiendra religieusement le plus grand compte.
«Avant de partir pour mon éternité je me dois de vous exprimer un vif désir de mon coeur. Avant tout je vous remercie avec la plus vive affection pour l'obéissance que vous m'avez accordée et de tout ce que vous avez fait pour soutenir et promouvoir notre congrégation. Je vous laisse sur cette terre, mais pour un peu de temps seulement. J'espère que l'infinie bonté de Dieu fera que nous pourrons nous retrouver tous dans la bienheureuse éternité. C'est là que je vous attends. Je vous recommande de ne pas pleurer ma mort. C'est une dette que nous devons tous payer, mais ensuite toutes les fatigues supportées par amour de notre bon Jésus nous seront largement récompensées. Au lieu de pleurer ma mort faites de solides et efficaces résolutions de demeurer fermes dans votre vocation jusqu'à votre mort. Veillez à ce que ni l'amour du monde, ni l'affection portée à vos parents, ni le désir d'une vie plus confortable ne vous amènent au malheur de profaner vos saints voeux et de trahir la profession religieuse par laquelle nous nous sommes consacrés au Seigneur. Que nul ne reprenne ce que nous avons donné à Dieu. Si vous m'avez aimé dans le passé, continuez à m'aimer par l'exacte observance de nos constitutions.
«Votre premier Recteur est mort. Mais notre véritable supérieur, le Christ Jésus, ne mourra pas. Il sera toujours notre maître, notre guide, notre modèle. Mais retenez qu'en son temps il sera notre juge et nous rémunérera de notre fidélité à son service. Votre Recteur est mort, mais un autre sera élu qui aura la charge de vous et de votre salut éternel. Ecoutez-le, aimez-le, obéissez-lui, priez pour lui, comme vous avez fait pour moi. Adieu, mes chers fils, adieu. Je vous attends au ciel. Là nous parlerons de Dieu, de Marie notre mère, qui est le soutien de notre congrégation. Là nous bénirons éternellement notre congrégation, dont l'observance des règles contribue puissamment à notre salut.»11
L'Institut des Filles de Marie Auxiliatrice était par la volonté de don Bosco tout à fait intégré à la société de saint François de Sales. Le Recteur majeur des salésiens était, en vertu de leurs constitutions, leur supérieur général. Ces constitutions étaient calquées en partie sur les constitutions salésiennes. Elles devraient assurer auprès des filles des tâches apostoliques analogues à celles des salésiens auprès des garçons. Depuis dix ans déjà elles avaient essaimé en Amérique du Sud. Les Filles de Marie auxiliatrice comptaient alors 390 professes et 100 novices, avec trente-cinq maisons en Italie, quatre en France, une en Espagne, six en Argentine, trois en Uruguay, soit quarante-neuf au total, dont quatre dénommées maisons provinciales, celles de Turin, de Trecastagni en Sicile, d'Almagro à Buenos Ayres (Argentine) et de Villa Colon à Montevideo (Uruguay). La maison générale de Nizza Monferrato et la maison d'Almagro étaient pourvues d'un noviciat.
La Pieuse Union des coopérateurs salésiens avait été une création de don Bosco en 1874, reconnue par le pape Pie IX en 1876. Dépité de ne pouvoir agréger formellement à sa société religieuse des membres vivant hors communauté et pratiquant ses constitutions dans la mesure de leurs possibilités, comme le prévoyait l'un de ses chapitres constitutionnels les plus controversés par les autorités romaines, il avait composé à leur intention un règlement particulier. C'était, dans son esprit, une manière de tiers-ordre salésien, dont le but premier serait la sanctification personnelle par des exercices non pas tellement de piété, mais de charité envers les jeunes. Bien entendu, ces coopérateurs lui viendraient en aide et de manière fort efficace. C'est de là que naquit une longue confusion entre coopérateurs et bienfaiteurs, au reste favorisée par don Bosco lui-même qui inscrivait parmi ses coopérateurs les abonnés au Bollettino salesiano. Cette confusion s'étala dans les mois qui suivirent la mort de don Bosco dans une prétendue «lettre-testament aux coopérateurs» qui, imprimée sur un feuillet de huit pages, fut, accompagnée d'une circulaire de don Rua datée du 23 avril 1888, expédiée à tous les abonnés du Bollettino salesiano.12 Elle s'ouvrait malencontreusement par l'adresse: «Mes bons bienfaiteurs et mes bonnes bienfaitrices», en conformité avec l'idée erronée de son véritable rédacteur Giovanni Bonetti.13
Il faut y insister, la visée de don Bosco dans la création de cette pieuse union n'avait pas été qu'altruiste et sociale. Selon la version de son règlement de 1876: «Le but fondamental des Coopérateurs salésiens est de faire du bien à soi-même par un mode de vie autant que possible semblable à celui de la vie commune,» y affirmait-il carrément. Et encore: «Beaucoup de fidèles chrétiens, pour mieux atteindre à la perfection et assurer leur salut, quitteraient très volontiers le monde pour éviter les dangers de perdition, bénéficier de la paix du coeur et passer ainsi leur vie dans la solitude et la charité de Notre Seigneur Jésus Christ. Mais tous ne sont pas appelés à cet état. Beaucoup en sont absolument empêchés par l'âge, beaucoup par la condition, beaucoup par la santé, une multitude faute de vocation. C'est pour répondre à ce pieux désir si répandu que l'on propose la pieuse association de St François de Sales.»14 Fidèle à l'idée-mère de son chapitre constitutionnel De externis, don Bosco faisait de ses coopérateurs des religieux dans le monde. Mais ces nuances échappaient encore à l'entourage de don Rua quand il recevait la charge de toute la famille salésienne. Lui-même les retrouverait rapidement, comme on le verra au congrès des coopérateurs de Bologne.
Les coopérateurs se comptaient alors par milliers en Italie et en France. De nombreux membres du clergé étaient entrés dans leurs rangs, en même temps que des laïcs de toutes sortes de conditions: nobles, bourgeois, artisans, commerçants ou ruraux. L'association s'était ouverte aux femmes. Les coopérateurs constituaient, selon la formule de don Ceria, la longa manus de la congrégation au sein de la société. Don Rua aura recours à la pieuse union des coopérateurs en s'efforçant de la bien organiser. Mais il faudra attendre deux générations pour honorer correctement l'idée-mère de don Bosco sur son tiers-ordre salésien, qui, dans son esprit, n'était pas qu'une armée de bienfaiteurs dévoués.
A tout ce monde, mais particulièrement aux salésiens et aux filles de Marie auxiliatrice, don Rua voulait se montrer authentique père très aimant, comme don Bosco avait su l'être. Ne lui avait-il pas murmuré à l'oreille sur son lit de mort: «Fais-toi aimer!»? Il se mettrait intelligemment dans les pas de son maître spirituel, dont l'image le suivrait tout au long de son rectorat. Une preuve parmi d'autres. Il interdit de toucher à la chambre où don Bosco était mort: son mobilier resterait intact. Lui-même installa son bureau dans la petite pièce voisine où don Bosco recevait ses visiteurs dans les derniers temps de sa vie. Unique modification à l'ameublement: un divan y fut apporté qu'un coadjuteur transformait le soir en humble litière pour le repos de la nuit.15
56.1 Notes |
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1. J'adapte ici les pages que don Ceria consacrait à ce problème en 1949 dans sa Vita del Servo di Dio, p. 136-139, à partir des pièces réunies autour de la circulaire collective signée par Mgr Cagliero et le chapitre supérieur, circulaire datée du 7 mars 1888. Retrouver ces pièces dans les Lettere circolari di Don Rua, p. 6-16.
2. Lettre de don Rua en FdR 3912 B1-4.
3. L.C., p. 11-13.
4. Ce document signé par le cardinal L. M. Parocchi, in L.C., p. 14-15.
5. Lettre Rua-Bonetti, 20 février 1888, FdR 3859 E5-7.
6. FdR 4240 D8.
7. L. C., p. 20-24.
8. L.C., p. 5.
9. Ce document en MB XIX, p. 398.
10. L.C., p. 18-19.
11. Memorie dal 1841..., éd. F. Motto, 1985, p. 30-32.
12. FdR 3993 B7-C4.
13. Après l'avoir reproduite en 1937 sans commentaires dans les Memorie biografiche XVIII, p. 621-623, comme ayant été trouvée après sa mort dans les papiers de don Bosco, don Ceria reconnaîtra une vingtaine d'années plus tard, dans une note de son Epsitolario IV, p. 393, que cette pièce apocryphe était l'oeuvre du rédacteur du Bollettino Giovanni Bonetti.
14. Cooperatori salesiani..., Albenga, 1876, § III.
15. E. Ceria, Vita, p. 148.
57 Sur les traces de don Bosco |
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Le cardinal Gaetano Alimonda ne se trompait pas dans son oraison funèbre de don Bosco prononcée dans l'église Marie auxiliatrice le 1er mars 1888, trente jours après son décès. Don Bosco ne cessait de vivre et de revivre à Turin. «Dieu ne nous a pas donné le coeur que pour pleurer, s'écriait-il. Il nous a donné le coeur, l'esprit, l'imagination pour soulager notre douleur par un suave réconfort, il nous a donné une merveilleuse puissance, celle de reconstituer dans notre pensée, dans notre imagination et dans notre affection, l'image des êtres qui ne sont plus, de les revêtir, de les animer comme s'ils étaient encore en vie, en les remettant sous nos yeux. Je veux donc voir l'ami, le bienfaiteur, le Père, voir et saluer Jean Bosco. [...] La mort, je ne sais pourquoi, en nous le ravissant, en le dérobant à notre vue, l'a entouré comme d'une auréole. Je le verrai donc avec plus de respect encore, mais toujours avec le même coeur épris d'amour pour lui.»1 S'il en était un qui, plus que tout autre, ressentait à ses côtés cette présence auréolée de don Bosco, c'était bien notre don Rua. Il le suppliait de ne jamais l'abandonner.
Car don Rua voulait être un autre don Bosco. Pendant des mois, il tint à réunir son chapitre supérieur dans la chambre même où il avait expiré. Son ombre tutélaire y persistait par la volonté de son successeur. Il couvrait de son autorité devenue invisible les décisions qu'on y prenait. Certes, les tempéraments différaient. On approchait moins aisément de don Rua maigre et sec que de don Bosco systématiquement affable. Mais le conseil répété du maître à la fin de sa vie: «Fais-toi aimer!» ne cessait de résonner en lui et de porter du fruit. Le public ne s'y trompa pas. Don Rua ne s'abandonnait pas à de saintes colères, même pas à des éclats de voix intempestifs. Il savait manifester ses désaccords, inévitablement nombreux, mais les exprimait avec suffisamment de calme pour ne jamais irriter ses contradicteurs.
Les 23 et 24 juin, jours de la Saint Jean-Baptiste, rappelaient à tous les esprits du Valdocco, notamment aux anciens élèves, les fêtes traditionnelles en l'honneur de leur père et maître. On résolut de les répéter en les unissant à celles de son successeur Michel Rua. Il ne pouvait en être question en 1888, année de deuil. Ce fut bien autre chose en 1889. Le 22 juin, en heureuse préparation de la fête, fut inaugurée à Valsalice la chapelle de la châsse de don Bosco devant une assistance estimée à 2000 personnes. A 5 heures du matin, le lendemain 23, don Rua célébrait déjà la première messe de cette chapelle qui lui était tellement chère. Les anciens élèves de l'«oratoire salésien» avaient fait imprimer un joli fascicule «à la mémoire vénérée de D. Giovanni Bosco et au bien aimé D. Michel Rua, le 24 juin 1889.»2 Une grande manifestation fut ainsi organisée à l'oratoire du Valdocco les 23 et 24 juin: compliments le 23 et académie musico-littéraire le 24. Témoins significatifs de ces journées, subsistent pour nous un album imprimé des anciens élèves;3 un cahier de «communions et de visites [au saint sacrement] des élèves de La Spezia pour leur père bien aimé D. Michel Rua. Année 1888-89;»4 un album de seize pages «à D. Rua Michele, ses fils d'Alassio», avec les signatures des maîtres, des élèves et des filles de Marie auxiliatrice de l'endroit;5 et surtout, à notre goût, un grand feuillet imprimé intitulé: «Hommage de filiale affection et de reconnaissance à D. Michel Rua le 23 juin 1889, jour des festivités annuelles pour D. Jean Bosco» avec douze strophes d'un hymne de circonstance signé G.B.L., c'est-à-dire Giovanni Battista Lemoyne, poète attiré des grandes occasions. Plusieurs de ses strophes touchèrent profondément l'austère don Rua, qui s'acharnait à demeurer fidèle à l'image laissée par don Bosco.6
Séchez vos larmes,
Cessez vos lamentations.
Sur la harpe que reviennent
Les mélodies d'autrefois,
Que de l'amour se répètent
Les joyeuses notes
Don Bosco est toujours vivant
Don Bosco n'est pas mort.
Enfant, réjouis-toi.
De son lointain séjour
Les portes ne se sont pas fermées.
Dans cette maison
Il vit en qui la préside,
En celui que Dieu voulut te donner
Il transfusa la part
La meilleure de lui-même.
A toi donc, ô notre Chef
Qui désormais es notre Père
Que de nos coeurs s'élèvent
Nos cantiques:
Car nous avons toujours avec nous
Du cher Don Bosco
Et l'esprit et le coeur.
Il est sien ce sourire
Qui éclaire ton visage
Elle est sienne cette aimable
Parole qui descend
De tes lèvres dans l'âme
Il est sien ce regard
Qui infuse au fond
De mon esprit l'ardeur.
La tradition se perpétuera. Le 23 et 24 juin on continuera de fêter simultanément don Bosco et don Rua. Et notre don Rua, sans être nécessairement dupe des éloges de circonstance, pouvait se croire suivre la bonne voie, celle de son père et maître.
58 Le fardeau des dettes accumulées |
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Les dons en argent faiblirent dès la mort de don Bosco. Au cours de l'été 1888, don Rua, lors d'une retraite aux directeurs expliqua que, depuis la fin janvier les dons avaient baissé de moitié. Don Bosco avait le secret de délier les bourses. Son successeur allait devoir se démener pour le remplacer en ce domaine comme en tous les autres. Or le chiffre des dettes du centre salésien avoisinait selon don Ceria la somme de 600.000 lires, chiffre énorme pour la congrégation. Des économies s'imposaient. Au lendemain de la mort de don Bosco, la première lettre circulaire de don Rua aux directeurs leur ordonnait, comme nous le savons, de suspendre les travaux de construction, de ne pas ouvrir de nouvelles maisons, de ne pas faire de dettes, et de mettre toute leur sollicitude «pour payer la succession, éteindre les passifs et compléter le personnel des maisons existantes.»7
Le 10 mars 1888, une circulaire imprimée de don Rua était envoyée aux coopérateurs et aux bienfaiteurs implorant leur aide pour les centaines et les millions de malheureux à travers le monde.8
Au centre de la congrégation, il fallait éteindre les dettes accumulées pour la construction de l'église du Sacro Cuore à Rome. Auprès de cette église, don Dalmazzo, faute de moyens, avait dû suspendre les travaux de construction de l'ospizio voulu par don Bosco. En outre, les expéditions missionnaires qui se répétaient déjà le 11 mars et le 30 octobre 1888, en attendant le grand départ du 7 janvier 1889, qui mobilisa trente salésiens et vingt filles de Marie auxiliatrice, entraînaient des dépenses considérables.
Pour financer l'ospizio romain, on créera la «Pia Opera del Sacro Cuore». Et don Rua apprit à tendre la main, comme on le voit au terme de sa première lettre d'étrenne aux coopérateurs en janvier 1889, où, comme le faisait don Bosco, il venait de faire état de ses réalisations et de ses projets. Après un long paragraphe sur la «charité», entendue comme «moyen efficace pour soutenir les Oeuvres», il alignait trois conseils pratiques à ses coopérateurs: «1° Tous les jours, toutes les semaines ou au moins tous les mois, mettons en réserve quelque chose pour soutenir les Oeuvres. [...] 2° De temps en temps, imposons-nous tel sacrifice ou telle économie à cette intention; on se privera, par exemple, d'un voyage, d'un plaisir, d'un vêtement neuf, on se contentera d'une cuisine moins recherchée, etc. [...] 3° A qui voudrait laisser une partie de son avoir à une Oeuvre de charité, je donne le conseil de le faire de son vivant; il donnera moins peut-être, mais il aura la certitude de voir, de ses propres yeux, l'accomplissement de sa volonté [...]»9
Ennui inattendu, fin 1891, les agents du fisc de Turin informèrent don Rua qu'au titre de propriétaire des maisons d'Italie, relevant soit de la société salésienne, soit de l'institut des filles de Marie auxiliatrice, il était titulaire d'un revenu imposable de 322.500 lires. Ce fut le début d'une controverse. Don Rua, assisté par l'avocat Carlo Bianchetti, présenta un recours à la commission communale. Une série de condamnations s'ensuivit, d'abord du tribunal de Turin, puis de la cour d'appel et de la cour de cassation, toujours de Turin. Mais, à l'image de don Bosco dans des affaires analogues, il ne se donna pas pour battu et recourut à la Cour suprême de Rome. En même temps, sans négliger les moyens humains, il recommandait l'affaire aux prières de ses confrères. Son secrétaire particulier Angelo Lago était parent de Giovanni Giolitti (1842-1928), alors chef du gouvernement. Il lui fit donc exposer au ministre l'état de la question. Giolitti en référa à la Cour suprême et demanda leur avis aux participants. Ils laissèrent les mains libres à leur président, qui donna les ordres voulus aux agents du fisc pour qu'ils cessent de molester don Rua. Venu peu après à Turin, ce Président tint à le recevoir et à lui communiquer personnellement le résultat de la controverse, qui, évidemment, réconforta grandement notre recteur toujours à court d'argent.10
59 Le problème des études ecclésiastiques |
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Les études ecclésiastiques de philosophie et de théologie n'avaient certainement pas été une priorité pour don Bosco, qui avait conservé un piètre souvenir de celles auxquelles il s'était livré lui-même jadis au séminaire de Chieri. Les disputes spéculatives le faisaient dormir, lui arriva-t-il de dire à propos de Rosmini. Il ne s'était vraiment intéressé qu'à la pratique du sacrement de pénitence, à l'histoire sainte et à l'histoire de l'Eglise, matières au reste négligées dans les séminaires de l'époque. Les critiques du savoir salésien en philosophie et en théologie n'avaient donc pas manqué. Don Bosco s'était fait prier avant d'introduire un chapitre sur ces matières dans ses constitutions. A l'exception de don Piscetta, qui se spécialisait en théologie morale, les hommes de science autour de don Rua, qui s'appelaient Francesia, Celestino Durando, Giovanni Cagliero, Lemoyne, à la rigueur Barberis étaient des artistes ou des littéraires, nullement des philosophes ou des théologiens. Le plus compétent semble avoir été Francesco Cerruti, à qui d'ailleurs on offrira rapidement la responsabilité des études.
Le pape Léon XIII n'ignorait pas cette déplorable situation. Au lendemain de la mort de don Bosco, il exprimait à Mgr Manacorda son souhait d'un réveil intellectuel dans la société salésienne par la formation d'hommes appliqués aux sciences spéculatives. Le procès verbal du chapitre supérieur du 21 août 1888 nous apprend qu'il suggérait d'envoyer quelques sujets à l'Université Grégorienne de Rome. Don Rua passa immédiatement à l'exécution et fit inscrire dans cette université pour la nouvelle année scolaire les deux diacres Giacomo Giuganino et Angelo Festa, qui allèrent prendre une chambre dans l'ospizio du Sacro Cuore. Et, le 29 janvier suivant, don Rua consacra une brève et dense lettre circulaire aux directeurs sur le seul problème de l'étude de la théologie dans leurs maisons.11
La question des études ecclésiastiques allait dominer le chapitre général tenu à Turin Valsalice en septembre 1889. Pour comprendre le débat, il convient de réaliser la situation d'un temps heureusement révolu. Il y avait alors dans la société salésienne des scolasticats de philosophie, où les clercs suivaient des cours assurés par d'honnêtes enseignants. Mais, sitôt sortis, ces jeunes gens passaient en théologie. En l'absence de scolasticats pour cette science, leur formation dépendait des ressources plus ou moins aléatoires des maisons auxquelles ils avaient été destinés. On vient de voir que quelques privilégiés fréquentaient la Grégorienne; quelques autres suivaient des cours dans un séminaire diocésain; là où il était possible de réunir un certain nombre d'élèves de maisons voisines, comme à l'Oratoire de Turin, à Valsalice, à Marseille ou à Buenos Ayres, on organisait des leçons avec des professeurs salésiens ou non. Dans les maisons isolées, qui étaient de plus en plus nombreuses, l'enseignement était laissé aux prêtres du lieu. La règle voulait que, quelle que soit leur situation, les clercs passent leurs examens deux ou trois fois par an (la troisième fois pour les traités assimilés éventuellement pendant les vacances) devant des examinateurs désignés par le conseiller scolaire général ou par leurs inspecteurs respectifs. Dernière remarque, on étudiait la théologie, non pas à partir de l'enseignement d'un maître, mais à partir d'un manuel dont il fallait mémoriser le contenu.
La première session du chapitre général de 1889, le 3 septembre, porta sur le schéma intitulé: «Etudes de théologie et de philosophie. Convient-il de changer les livres de texte (les manuels), lesquels proposer? Quelles améliorations apporter à l'étude de la philosophie, de la théologie et de l'herméneutique biblique?» On souhaita d'emblée la création de véritables scolasticats de théologie. Dans leur attente, il fallait améliorer la situation existante. Elle dépendait beaucoup du choix des manuels de théologie. La commission responsable, présidée par Francesco Cerruti, discuta sur le Compendium theologiae de Giovanni Perrone, jugé bien difficile, et sur la théologie morale de Del Vecchio, sur laquelle elle ne s'attarda pas. Mais il ne lui fut pas possible de s'entendre sur le substitut que tous souhaitaient à Perrone. La discussion confiée au chapitre supérieur se prolongera après le chapitre général, jusqu'au 24 octobre suivant. On proposa alors trois auteurs à mettre à l'épreuve pendant une année scolaire: Sala à l'Oratoire, Hurter à Valsalice et Schouppe à Marseille. Finalement la Medulla Theologiae Dogmaticae (la moëlle de la théologie dogmatique) de Hugo Hurter (1832-1914) l'emporta. Cette Medulla était elle-même la réduction d'un Theologiae dogmaticae compendium (3 vol., Innsbruck, 1876-1878), c'est-à-dire d'un Condensé de théologie dogmatique, cours qui s'était rapidement imposé dans les séminaires par l'étendue de sa documentation, sa clarté et son souci de faire le lien avec la pastorale. La Medulla, condensé du Compendium en un seul volume, était plus à la portée des modestes étudiants salésiens de l'époque, souvent obligés, on l'a compris, de se débrouiller à peu près seuls avec des thèses qui ne les intéressaient pas tellement. Inquiétude significative, une circulaire du préfet général Belmonte aux inspecteurs, datée du 28 janvier 1890, nous apprend que don Rua leur demandait la liste exacte des maisons sans aucun cours de théologie.12 Et fin 1891, dans une série de «normes aux inspecteurs», don Rua les informait que «dans certains collèges les cours de théologie et de liturgie» étaient «très négligés». «Insistez, leur recommandait-il, pour que ces cours soient régulièrement assurés et qu'on leur donne toute l'importance qu'ils méritent.»13 En fait, dans la plupart des cas, les jeunes clercs salésiens ingurgitaient des leçons par simple devoir et sans réel profit. Résultat déploré par don Rua dans une circulaire aux directeurs sur l'étude de la théologie: lors des examens, «déficience dans la parfaite compréhension» des thèses étudiées et incapacité relative d'en rendre compte de façon «nette et précise».14 La formation des étudiants en théologie sera un souci permanent de don Rua, au reste aidé efficacement par le conseiller scolaire Francesco Cerruti, comme en témoigne le recueil de ses lettres circulaires et programmes d'enseignement entre les années 1885 et 1917 publié par José Manuel Prellezo (Roma, LAS, 2006).
60 Les études littéraires |
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Le monde salésien, masculin et féminin, était désormais constitué en majorité par des enseignants. Don Rua se référa systématiquement à don Bosco dans une circulaire aux salésiens sur les études littéraires datée du 27 décembre 1889. Des dissensions assez sévères s'étaient manifestées dans le personnel scolaire des salésiens d'Italie sur le système d'enseignement et sur les classiques latins. Don Rua rappela l'entrée (prudente) de don Bosco dans la dispute qui avait éclaté quarante ans auparavant entre l'abbé Gaume et Mgr Dupanloup, dispute orchestrée par Louis Veuillot, à partir de la publication du livre de cet abbé intitulé le Ver rongeur ou le paganisme dans l'éducation (1852), instillé selon lui dans la jeunesse par les auteurs latins et grecs classiques. Le pape Pie IX avait dû s'en mêler. Plutôt que de dénigrer les auteurs latins chrétiens, tels que saint Jérôme, don Bosco avait au contraire exhorté les siens à en louer les incontestables qualités. Puisqu'il fallait suivre les programmes classiques, il s'était employé à faire éditer une sélection d'auteurs profanes dûment expurgés de tout ce qui pouvait être contraire aux bonnes moeurs. Si nous voulons lui être fidèles, enseignait don Rua, unissons-nous pour faire appliquer ses principes. Les auteurs classiques profanes sont nécessaires pour apprendre l'élégance de la langue latine, mais les auteurs latins chrétiens sont eux aussi nécessaires, parce qu'ils véhiculent «la vérité». Que les maîtres sachent donc mettre en valeur les écrits des Pères de l'Eglise.
On s'était aussi disputé sur la langue italienne, les uns tenant au style classique, d'autres demandant de s'exprimer dans la langue des auteurs modernes, et donc de se familiariser avec eux. Ici encore, don Rua se référa à don Bosco, qui avait sérieusement étudié les classiques italiens et était resté capable dans sa vieillesse de réciter de longs passages de Dante. Mais tout dans cette littérature ne convenait pas à la jeunesse. Il avait donc fait publier une Biblioteca dei classici italiani, dûment sélectionnés et expurgés quand il y avait lieu. Qui laisserait entre les mains des jeunes ces ouvrages dans leur intégrité, enseignait don Rua, irait certainement contre la volonté de don Bosco.
Il avait appris avec peine que dans certaines maisons avaient été introduits des livres d'auteurs modernes, bien connus pour leur haine de la religion ainsi que pour leur mépris des règles morales les plus communes. Le 21 septembre 1888, au chapitre supérieur on avait déploré l'introduction dans la maison du noviciat d'oeuvres de Carducci et de Leopardi.15 «Comme don Bosco souffrait, s'exclamait don Rua, quand il apprenait des choses pareilles!», lui qui, au début de chaque année scolaire, exigeait de chaque élève la liste des livres qu'il apportait pour éliminer les ouvrages dangereux.
Enfin, concluait notre recteur, gardons-nous de nous censurer les uns les autres. Qu'un maître ne se mette pas à critiquer un collègue sur sa façon d'enseigner et sur les matières qu'il explique. Que l'on se parle directement ou que l'on fasse intervenir des amis! «Que la charité et la grâce de Notre Seigneur Jésus Christ règnent toujours dans nos coeurs», souhaitait don Rua au terme de sa circulaire.16
Une dizaine de jours plus tard, le 6 janvier 1890, il expédiait une circulaire parallèle imprimée destinée cette fois aux filles de Marie auxiliatrice, ses «Care Figlie in G. C.» (chères filles en Jésus Christ). Il voulait les préserver des graves dangers qui menaçaient, selon lui, les soeurs et leurs élèves, tant internes qu'externes. L'inondation de mauvais journaux et de très mauvais romans constituait l'une des plaies les plus graves de la société moderne, estimait-il. Cette mauvaise presse s'était répandue dans les villes, les villages et jusqu'au fond des campagnes à partir des librairies, des kiosques et des gares. Cette fois encore, il se référait à don Bosco pour indiquer le remède à ce genre de fléau. Lui qui connaissait bien la littérature italienne n'en ignorait pas les écueils. C'est pourquoi il en avait fait publier des éditions expurgées dans sa Biblioteca dei classici italiani à l'usage de la jeunesse. Pratiquement, en classe, que l'enseignant ne cite jamais un mauvais livre ou, pire encore, ne s'avise jamais d'en faire l'éloge. Si nécessaire, qu'il mette en lumière la saine doctrine qui en préviendra les méfaits. De manière générale, il faut fournir le contre-poison des ouvrages pernicieux et recommander les bonnes lectures, telles que les Letture cattoliche. Don Rua poursuivait sa longue lettre, comme il avait fait pour les salésiens, par des conseils aux enseignants, aux catéchistes notamment: jamais de brutalités, jamais d'humiliations, s'intéresser de préférence aux plus faibles, enfin, éviter absolument de se censurer mutuellement. Le tout paraissait sur quatre grandes pages soigneusement imprimées.17
Don Rua incluait d'emblée dans sa tâche de recteur majeur des salésiens et des salésiennes une sorte de magistère intellectuel
61 Pour une sage direction |
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Inspecteurs et directeurs constituaient auprès des confrères les relais indispensables du recteur majeur. Dès la première séance du chapitre général de 1889, il leur donnait des conseils que le secrétaire du chapitre enregistra de son mieux, conseils qui révèlent dans leur simplicité ses propres idées sur la bonne gouvernance de sa société.
«Les directeurs, enseignait-il, sont des sortes de phares au milieu de leurs confrères: constitui te in lumen gentium [j'ai fait de toi une lumière des nations]. Les subalternes observent leur directeur en tout, y compris dans les petites choses, dans la manière de parler, de traiter avec autrui, de jouer... J'en ai fait moi-même l'expérience. Ils doivent s'en souvenir et les faire se tenir sur leurs gardes, afin d'être de bons exemples en toutes choses. Qu'ils célèbrent donc la messe et disent leur bréviaire pie, attente ac devote. En somme, qu'ils soient exemplaires dans les pratiques de piété. «Je rappelle à votre attention la première des consignes confidentielles que don Bosco laissait aux directeurs: Niente ti turbi [Que rien ne te trouble]. C'était aussi un principe de sainte Thérèse et de saint François de Sales. De la sorte nous garderons notre sérénité dans nos jugements et nos décisions pour la maison et pour ce qui relève de notre compétence. Ayez de l'égalité d'humeur, chose tellement nécessaire et de si grand profit. Cela inspire confiance et gagne le coeur des subalternes. - Que les directeurs l'emportent aussi par le travail. On fait déjà beaucoup et je ne puis qu'en remercier le Seigneur. Deo gratias. Qu'ils veillent cependant à ne pas vouloir tout faire eux-mêmes. Qu'au contraire ils s'emploient à distribuer le travail aux autres. C'est le fondement de la réussite. Si, dans un atelier, seul le chef travaille, il travaille avec deux bras; s'il distribue le travail, il travaille avec les mains de tous. - Si une tâche acceptée hors de sa maison l'empêche de s'adonner à celle qu'il a sur place, que le directeur s'en libère. - Que le directeur surveille les registres du préfet, qu'il s'enquière si le catéchiste fait son devoir, qu'il s'intéresse aux maîtres et aux ateliers. S'il n'est pas astreint à des tâches fixes, il aura la possibilité de les mieux guider. Don Bosco ne cessa de le recommander. Cela tout particulièrement avec les jeunes clercs qui arrivent du scolasticat de philosophie. De la sorte, le directeur ne s'usera pas à la tâche et satisfera les siens.»18
Mais qui ne voit à travers ce portrait du directeur celui du recteur majeur que don Rua voulait être au sein de son chapitre supérieur? Qu'il lui ait été exemplaire par son travail et sa piété, nul ne le contestera. Don Rua était une pieuse lumière pour ses proches collaborateurs. Et il savait distribuer les tâches.
Quand son chapitre supérieur eut été stabilisé à la suite du décès de don Bonetti en 1891, puis de la nomination de don Albera en 1892, il eut pour l'année 1893 la physionomie suivante: Domenico Belmonte, préfet; Paolo Albera, directeur spirituel; Antonio Sala, économe; Francesco Cerruti, conseiller scolaire; Giuseppe Lazzero, conseiller professionnel; Celestino Durando, conseiller (en fait, ce conseiller sans portefeuille était inspecteur d'une province sui generis dite de la Toussaint, comprenant des maisons éparpillées en Suisse, en Espagne, en Angleterre, en Pologne, en attendant l'Afrique et l'Asie); enfin Giovanni Battista Lemoyne, secrétaire. On adjoignait alors au chapitre proprement dit le maître des novices Giulio Barberis, le procureur général de Rome Cesare Cagliero, et le vicaire général auprès des filles de Marie auxiliatrice Giovanni Marenco. Le recteur majeur s'intéressait au travail de chacun, mais se gardait d'empiéter sur ses attributions. On le vérifie dans ses relations avec don Cerruti, don Durando ou don Barberis. En quoi il se montrait fidèle disciple de don Bosco, qui, bien qu'on l'ait oublié, voulait à la tête de sa société, non pas un président entouré de ministres formant son conseil, mais un «chapitre supérieur», c'est-à-dire un collège, dont le président ne serait que le primus inter pares. Un exemple, le 25 mai 1888, le chapitre supérieur débattit d'une proposition de don Alberione sur la cession de sa typographie aux salésiens. Elle impliquait l'impression du journal l'Osservatore cattolico. Don Rua penchait pour l'acceptation. Cagliero se déclara contraire: don Bosco, rappelait-il, ne voulait absolument pas que l'on imprimât un journal. Et le chapitre se rangea à l'opinion de Cagliero. Si la congrégation pourra s'étendre et s'affermir sous son rectorat, elle le devra pour beaucoup à l'impulsion déterminée de don Rua et à la sagesse de sa direction collégiale.
Car il tenait bien en mains les rênes du pouvoir, comme en témoignaient dès les premiers mois de son rectorat les «Normes» édictées aux inspecteurs et aux directeurs, tant «sur l'usage du livre des privilèges» (8 juin 1888),19 que sur «les comptes rendus administratifs» (29 novembre 1888);20 ou encore sa demande aux inspecteurs, par l'intermédiaire de son préfet général Belmonte, de faire en décembre et en janvier la visite de chaque maison, de bien déterminer les propriétés de chaque confrères, de faire rédiger aux salésiens majeurs leur testament et d'en envoyer une copie à Turin.21 Ces lois, certes élaborées avec son «chapitre supérieur», étaient dûment signées et assumées par le recteur.
61.1 Notes |
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1. G. Alimonda, Jean Bosco et son siècle, traduit de l'italien, Nice, Imprimerie salésienne du Patronage St Pierre, 1888, p. 5-6.
2. Torino, Tipografia Salesiana, 1889, 24 p., FdR 2766 A7-B6.
3. FdR 2766 D9-10.
4. FdR 2758 B8-C4.
5. FdR 2758 C5-D8.
6. FdR 2758 B6-7.
7. Circulaire du 8 février 1888, L.C., p. 3-5.
8. FdR 3993 B5-6.
9. «Lettre de l'abbé Michel Rua aux coopérateurs salésiens», Bulletin salésien, janvier 1889, p. 7-9.
10. Témoignage de Melchior Marocco, Positio super virtutibus, 1947, p. 513-514; repris mot pour mot dans E. Ceria, Vita, p. 211.
11. L.C., p. 30-31.
12. FdR 4064 B10-C1.
13. Voir L.C., p. 70.
14. Circulaire du 29 janvier 1889, L. C., p. 30.
15. Verbali del Capitolo Superiore, FdR 4240 E7.
16. «Studi letterarii», 27 décembre 1889, L. C. p. 35-44.
17. Torino, Tipografia salesiana, FdR 3987 D3-5.
18. FdR 3973 B10-11.
19. Intervention reproduite dans E. Ceria, Annali II, p. 40-41.
20. L. C.,. p. 25-29.
21. Circulaire Belmonte aux inspecteurs, 23 novembre 1889. FdR 4064 B2.
62 Don Rua confesseur1 |
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La journée de don Rua à Turin commençait systématiquement par la méditation communautaire à cinq heures et demie l'hiver et à cinq heures l'été. Après quoi, il s'installait au confessionnal dans l'ancienne sacristie. Il y avait d'autres confesseurs dans l'église, mais presque tous les confrères et, selon don Ceria, la majorité des apprentis et des étudiants, qui assistaient à la messe en deux temps successifs, se confessaient à lui. Les confessions duraient jusqu'à huit heures, quand lui-même célébrait sa messe.
Au procès de canonisation de don Rua, d'anciens dirigés parlèrent d'expérience. Discret dans ses questions, bref et concis dans ses conseils, don Rua confesseur s'y référait aux célébrations liturgiques et au saint du jour. Il lui arrivait souvent de rappeler des avis précédents, ce qui donnait du suivi à sa direction. Deux témoignages sur cette direction apparaissent dans le procès diocésain de canonisation. L'un émanait de don Rigoli, curé de Somma Lombardo: «Je me présentais très souvent à lui pour me confesser. Il avait toute ma confiance, comme celle d'une quantité de mes camarades. Avec mon expérience d'aujourd'hui, quand je repense à cette direction, je me dis qu'elle était vraiment éclairée et d'un prêtre tout à son Dieu.»2 L'autre témoignage provient du professeur Pietro Gribaudi: «Il inspirait, explique-t-il, une grande confiance, en sorte que, malgré son austérité apparente, on s'adressait tranquillement à lui pour se confesser. Et quand, en une certaine circonstance, je ressentis le besoin de faire le point sur toute ma vie, je me suis encore adressé à lui, et j'en suis ressorti profondément consolé.»3 Au procès apostolique, le salésien Melchiorre Marocco déposa: «Moi qui l'ai eu pendant dix ans comme directeur spirituel, je l'ai toujours trouvé d'une charité, d'une prudence, d'une sagesse et d'une piété véritablement admirables.» Il avait un très haut sentiment de son ministère de confesseur et ne tolérait jamais d'être dérangé quand il l'exerçait. Un jour, alors qu'il confessait on vint l'avertir qu'une personnalité de haut rang demandait à le rencontrer; il répliqua vertement qu'il ne fallait jamais l'appeler au confessionnal, pour qui que ce soit.
Lui-même, chaque lundi, au plus tard le vendredi, après avoir entendu la confession de don Giovanni Battista Francesia, lui cédait la place et, à genoux, lui faisait sa propre confession, là, devant tous ceux qui attendaient leur tour. Au cours de ses voyages, quand le jour de sa confession arrivait, il priait un confesseur salésien de l'entendre. L'un ou l'autre, plutôt confus, essayait de s'esquiver; et don Rua, gravement, mais fermement, lui faisait comprendre que ce n'était pas le moment de faire des cérémonies.
63 Les audiences |
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Quand il avait terminé les confessions et célébré sa messe, il se retirait dans son bureau et donnait audience jusqu'à midi. Il recevait tous ceux qui désiraient lui parler. C'était à l'occasion d'éminents personnages, parfois des salésiens et des soeurs, des messieurs et des dames, souvent des bienfaiteurs, mais aussi et assez fréquemment de pauvres gens du peuple. L'un lui demandait un conseil, un autre du réconfort, un autre encore implorait un secours. La part qu'il prenait aux souffrances d'autrui transparaissait sur son visage. Il écoutait patiemment d'interminables explications pour procurer à des âmes affligées la consolation d'avoir pu s'exprimer. Il s'émouvait aux récits des malheurs d'autrui. Beaucoup, que les secrétaires avaient vus entrer pensifs, préoccupés et tristes, ressortaient avec un visage transformé. Les entrées et les sorties se succédaient sans arrêt pendant trois heures. Sa foi vive et son ardente charité donnaient de l'efficacité à ses paroles. Don Ceria lisait dans la relation d'un prêtre salésien scrupuleux qui avait eu souvent besoin d'une voix amie pour le soutenir: «Ma plume est incapable d'exprimer vraiment, comme je le désirerais, les attentions délicates à mon égard de ce saint et fidèle serviteur de Dieu, pour dire de quelle exquise et délicate charité son coeur était animé envers le dernier de ses fils.» On entendit une bonne âme un peu ingénue s'exclamer: «S'il est aussi doux de converser avec les saints, comme il sera doux de se trouver face à Dieu!»
64 La correspondance |
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Don Rua écrivait beaucoup. Le fonds don Rua des archives salésiennes de Rome, qui ne renferme qu'une petite partie de sa correspondance, aligne par exemple entre janvier et décembre 1889 42 lettres signées par lui à Cesare Cagliero, son procureur à Rome. Cette correspondance - malheureusement encore insuffisamment réunie et étudiée - livre un aspect caractéristique de sa méthode de gouvernement. Recteur, il garda l'habitude des relations personnelles avec ses confrères indistinctement. Les liens avaient été faciles, quand la congrégation ne comptait que quelques dizaines de membres. Les relations personnelles devinrent compliquées quand ils approchèrent du millier. Les salésiens n'étaient pas encore neuf cents à la mort de don Bosco. Don Rua, devenu recteur, tenta de garder des liens personnels quand leur chiffre dépassa le millier, voire les deux milliers. Non content de maintenir le contact avec la congrégation par des circulaires somme toute paternelles pour le bien de tous, il eût aimé cultiver la même intimité avec chacun, même avec des inconnus, par des communications individuelles directes ou indirectes. Tous savaient pouvoir lui écrire en toute liberté, certains de ne pas rester sans réponses. On s'adressait à lui pour lui manifester des besoins réels ou imaginaires, l'un pour lui confier sa peine, un autre pour lui exprimer un désir. Quand certains semblaient vouloir se faire oublier, il lui arrivait de casser lui-même la glace et de les inviter à donner de leurs nouvelles.
Une correspondance personnelle aussi abondante, ajoutée à la correspondance de bureau, lui valait quotidiennement un grand nombre de lettres, que ses pauvres yeux malades lisaient avec soin et auxquelles il répondait ou faisait répondre selon les cas. Ce travail demandait du temps et de la liberté. Pour cela, entre quinze heures et dix-sept heures, il se retirait chez quelque bienfaiteur, où il ne serait pas dérangé. Là, il s'appliquait à répondre aux affaires les plus urgentes. Les personnes qui l'accueillaient étaient heureuses de mettre à sa disposition une pièce, où il pourrait écrire tranquillement. Souvent, ces deux heures ne lui suffisaient pas, il lui faudrait alors consacrer à sa correspondance une partie de la nuit.
Il n'est pas nécessaire d'avoir parcouru un grand nombre de ces lettres pour reconnaître leur style plutôt sec. Un pourcentage non négligeable d'entre elles fut l'oeuvre de secrétaires, qui ne cherchaient pas plus que lui à faire de la littérature. Une étude consciencieuse de cette correspondance devrait en tenir compte. On ne retrouve pas, me semble-t-il, dans les lettres du recteur majeur les formules souvent abruptes du préfet général des années 1870-1880. Mais don Rua n'était pas un épistolier. Don Ceria a raison d'écrire qu'on cherchera en vain dans les lettres du recteur des trésors d'imagination, quelque originalité dans la forme ou dans les idées. Pour des raisons d'économie, elles sont souvent écrites sur des bouts de papier. Les lettres personnelles du recteur étaient rapides. Et pourtant, on se range volontiers à l'avis de son bienveillant biographe, qui admirait leur forme paisible, leur amabilité, l'ouverture d'âme simple et sobre, mais franche et cordiale, qu'elles révélaient. Elles faisaient réfléchir et émouvaient qui les recevait. Don Ceria a raison de dire que c'était «le langage d'un coeur».
Je me risque à insérer ici la traduction de deux lettres autographes qui me paraissent significatives, prises l'une au début de son mandat de recteur, l'autre vers sa fin. La première est une réponse datée du 5 juin 1892 au Père Louis Cartier (1860-1945), directeur de la maison de Nice. Une pincée d'humour - peut-être involontaire - sur la «bénédiction» de médailles par don Bosco, décédé depuis quatre ans, lui donne un rien de piquant.
Très cher Don Cartier,
Je réponds à ton aimable lettre du 24 mai. - 1. Je t'expédie douze médailles bénites par le St Père, comme tu me les demandes. Ce sont les dernières qui me restaient encore. Envoie-les à cette dame qui les demandait bénites par D. Bosco et dis-lui qu'elles ont été posées sur son lit. - 2. Je n'ai pas pu lire l'article sur l'Oratoire de St Joseph, mais j'espère qu'il ira bien. - 3. Quant à [l'aumônerie de] la Visitation on pourrait essayer D. Canepa [le catéchiste du Patronage St Pierre]. Qui sait si un peu de mouvement ne pourrait pas lui faire du bien? - 4. J'espère que votre fête de Marie Auxiliatrice a été bien réussie. Je vous en souhaite les meilleures bénédictions, tout en me donnant comme ton très affectionné en Jésus et Marie. - Michele Rua, prêtre.4
Le deuxième exemple est sa réponse du 7 mars 1907 à une lettre de l'inspecteur de Bogota, en Colombie, Antonio Aime (1861-1921), vaillant missionnaire s'il en fut.
Très cher D. Aime,
La bonne nouvelle que tu m'as donnée sur la guérison de notre cher confrère me console beaucoup. Veuille Marie Auxiliatrice achever son oeuvre en le rétablissant parfaitement, si cela convient au bien de son âme et à celui d'autrui. - Dans ta lettre du 27 janvier tu m'as fait remarquer la non-convenance d'articles publiés dans le Bollettino en novembre et en décembre. On se croyait autorisé à le faire étant donné que la matière de ces articles provenait à peu près uniquement d'informations publiées dans votre pays et probablement sur l'ordre ou au moins avec le consentement du gouvernement. Mais vu ce que tu m'écris maintenant nous éviterons d'en parler à l'avenir. - Tu m'as demandé trois prêtres. Mais où pouvons-nous les prendre? Beaucoup d'autres nous ont été demandés de divers autres côtés. Mais nous devons répondre uniformément à tous: nous ne pouvons pas, nous ne les avons pas. - Courage, cherchez à faire feu de votre bois. Et aussi limitez vos entreprises à la mesure de vos forces. Je ne manquerai cependant pas moi-même de prier pour vous. - Ton très affectionné en Jésus et Marie. - Michele Rua, prêtre.5
Don Rua s'intéressait systématiquement au profit spirituel du destinataire. Si une solennité religieuse approchait, il ne manquait pas d'y faire allusion. Il avait des attentions délicates pour ses correspondants à l'occasion de fêtes ou d'anniversaires. Des demandes curieuses étaient exaucées par lui. Un clerc en Equateur désirait une douzaine de manuels d'enseignement du chant liturgique; don Rua les lui fit expédier par retour de courrier. Du collège de Randazzo, en Sicile, don Trione lui demanda, pour la célébration de la fête prochaine du directeur Pietro Guidazio (1841-1902) un hymne dont la musique était déjà prête, et don Rua s'empressa de faire composer la pièce de vers qu'il désirait et de la lui envoyer pour qu'elle lui parvienne à temps.6 Il avait des trouvailles paternelles. Michele Borghino (1855-1929), jeune directeur en Uruguay, prêchait à ses confrères la douceur et la mansuétude de saint François de Sales et de don Bosco, mais avait la réputation méritée d'agir en sens contraire. Il vit un jour arriver de Turin un petit colis postal, dont l'adresse était clairement de la main de don Rua. Il l'ouvre et et y trouve un petit pot de miel avec un billet qui lui dit: «Voilà, cher don Borghino, tu prendras une cuillérée de miel tous les matins. Don Rua.» Don Borghino sera en fait un supérieur énergique, mais, somme toute, un bon salésien.
Les réponses de don Rua le montrent plein de compréhension pour ses correspondants. Certains colériques avaient dépassé la mesure. Don Rua le leur faisait doucement comprendre en père compatissant qu'il était. Il avait parfois affaire, remarquait don Ceria, à des gens bizarres, qui couvraient de sottises des pages entières tout en les croyant vérités d'évangile. Certains au premier regard les auraient jetées au panier. Ce n'était pas le cas de don Rua. Pour lui, c'était une infirmité à traiter comme telle. Le malade peut être ennuyeux, le médecin le soigne quand même. Après la mort de don Rua, on trouva, raconte le même don Ceria, cent quinze lettres d'un prêtre salésien déséquilibré, qui multipliait les observations sans suite, en les prenant pour les choses les plus sérieuses du monde. Eh bien, don Rua y répondait chaque fois et avec grand soin. Cinquante-six de ces réponses ont subsisté, écrivait don Ceria; et les cinquante-neuf autres ont été distribuées en cadeaux à des personnes désireuses d'autographes du saint homme. Elles pouvaient tomber en n'importe quelles mains selon notre biographe: la candeur, l'amabilité, la distanciation de leur contenu ne permettaient pas de deviner la sottise du correspondant.
Don Rua était précis dans ses réponses. Aux premières lignes il spécifiait la date de la lettre à laquelle il réagissait. Puis il passait aux détails, démontrant par là qu'il avait bien pris une connaissance exacte de son contenu. En somme, sa correspondance, bien que simple et sans fioritures, témoignait de sa bonté de père, d'une spiritualité réelle, bien que peu apparente. «Qui l'a connu, concluait don Ceria, l'y reconnaît avec ses qualités et ses vertus.»
65 Les célébrations annuelles |
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Le recteur majeur tenait une place centrale dans les célébrations qui se succédaient au long de l'année dans sa maison de Turin. Depuis 1868, don Rua, préfet de l'Oratoire et préfet général, avait participé chaque 24 mai aux côtés de don Bosco aux solennités de Marie auxiliatrice. Il continua d’y participer en les présidant au titre de recteur majeur. On sait que à partir de 1889 les 23 et 24 juin le Valdocco célébrait à la fois don Bosco et don Rua. Tant qu'il le put, il présida la distribution des prix de l'Oratoire le jour de l'Assomption et ne manqua pas de saluer chaque année dans l'église les élèves partant en vacances.
Car il maintenait le contact avec les jeunes de la maison. Sans avoir à s'occuper d'eux directement, il profitait de toutes les occasions pour paraître à l'église et hors de l'église. Tous savaient pouvoir l'approcher autant de fois qu'ils le désiraient. Il circulait volontiers parmi les élèves lors des récréations d'après déjeuner et s'adressait en principe chaque semaine aux étudiants des classes supérieures.
Des fatigues extraordinaires l'attendaient de la mi-août aux premiers jours d'octobre. C'était la période des exercices spirituels pour les salésiens et pour les filles de Marie auxiliatrice. Il lui suffisait de faire quelque apparition, au plus de présider la clôture des exercices spirituels des soeurs. Pour les salésiens, c'était différent. Don Rua tenait à être présent aux exercices du début à la fin de chaque période. Il était alors entièrement à la disposition des retraitants toujours nombreux à Valsalice ou à Borgo San Martino. Sa messe une fois dite - toujours célébrée inviduellement en ce temps-là - il confessait pendant plusieurs heures et reprenait les confessions avant et après le dîner. C'était extrêmement exigeant, et il lui arriva de perdre connaissance en confessant. Il se remettait bientôt et retrouvait sur-le-champ son confessionnal. Au cours de la journée il recevait qui voulait lui parler et la plupart des confrères ne terminaient pas la retraite sans l'avoir approché, si bien qu'ils étaient toujours un grand nombre à attendre à la porte de sa chambre. Don Rua passait les récréations dites «modérées» après déjeuner à converser avec ceux qui l'entouraient. Chaque soir il assurait aux retraitants la buona notte («mot du soir») après les prières, entretien bref et toujours intéressant. Enfin, en clôture des journées de retraite, notre recteur prononçait lui-même le sermon dit des ricordi (recommandations). Ces deux mois le fatiguaient énormément. On le lui fit remarquer. Il aurait répondu: «Ce sont mes vendanges.» Ces vendanges-là duraient toute la saison, observait don Ceria.
Notre biographe termine son chapitre par des considérations générales sur le problème toujours délicat des nominations d'inspecteurs et de directeurs. Quand don Rua devait nommer soit un directeur, soit un inspecteur, soit un membre suppléant de son chapitre supérieur, il ne choisissait pas le sujet qui lui plaisait, mais un homme observant. Il lui fallait un fidèle des constitutions et des traditions salésiennes. Puis il priait et consultait séparément chacun des membres de son chapitre. Le résultat était d'ordinaire satisfaisant. Faut-il faire absolument crédit au témoignage de Giulio Barberis au procès informatif de canonisation: «Je ne me rappelle pas qu'il y ait eu de graves plaintes sur ce point; au contraire on doit admirer que tous se sont volontiers pliés à ses décisions?»7 Non, sans doute, comme en témoignent à ma connaissance les fins tumultueuses de mandat en France de don Pietro Perrot et de don Giuseppe Bologna après 1904, dont nous reparlerons. Mais, à y regarder de près, on découvre dans chaque cas difficile un recteur appliqué à adoucir des mesures prises en conseil par son chapitre supérieur.
En somme, dans sa maison du Valdocco, pour ses proches, pour les étrangers qui nombreux venaient lui rendre visite et pour les jeunes de l'école, l'austère et très pieux don Rua parvenait à se montrer père bienveillant, d'un renoncement total à lui-même et tout à tous, comme l'eût aimé son maître don Bosco s'il avait encore été de ce monde.
65.1 Notes |
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1. Pour décrire la vie quotidienne de don Rua Recteur quand il séjournait au Valdocco, je m’inspire de très près du chapitre de don Ceria sur ses «occupations journalières et périodiques» (Vita del Servo di Dio, p. 198-206). Ce probe historien parlait en témoin averti, et je crois honnête de reprendre ses observations. Malheureusement, son texte, et donc le nôtre, est dans l'ensemble dépourvu de références précises, ce qui est très regrettable en quelques cas particuliers.
2. Positio 1935, Summarium super dubio, p. 134.
3. Positio 1935, Summarium super dubio, p. 257.
4. FdR 3879 C11.
5. FdR 3836 B4-5.
6. Sous le rectorat de don Rua, don Pietro Guidazio (1841-1902) fut directeur à Randazzo entre 1889 et sa mort en 1902.
7. Positio 1935; Summarium super dubio, p. 377.
66 L'Italie |
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En 1888, année de deuil à la suite de la mort de don Bosco, don Rua ne sortit guère de Turin. L'année suivante, il entreprit progressivement la visite des maisons salésiennes d'Europe en commençant, comme il était naturel, par l'Italie.1
Schématisons ses voyages en Italie pendant les premières années de son rectorat entre 1889 et 1892 en nous efforçant d'y relever, aidés par don Ceria, les détails un peu saillants. En 1889 d'abord, puis au début de 1890, il prit contact avec les maisons du Nord. Au cours de l'été 1889, nous le trouvons d'abord prêchant les exercices spirituels aux salésiennes de Nizza Monferrato entre le 31 mai et le 5 juin, puis sur la côte de Ligurie, à Sampierdarena, près de Gênes, et à Alassio, collège important où son passage lui valut en finale un album portant les signatures de tous les élèves et de tous les supérieurs de la maison. Une adresse, très émouvante pour un homme dont le grand souci était de marcher le mieux possible sur les traces de son maître, ouvrait cet album. Elle disait: «Père très aimé, ta visite nous a fait passer trois jours de bonheur. Ta présence, tes paroles, ont suscité en nous une joie très pure, un saint enthousiasme. Nous oserions dire qu'était venu chez nous, non pas le successeur, mais don Bosco lui-même. Nous t'en remercions avec toute l'affection de notre coeur.»2 Le 25 juin, don Rua était à Borgo San Martino pour solenniser la fête de saint Louis de Gonzague. Là, les salésiennes de la maison voisine lui demandèrent de venir bénir à l'infirmerie l'une de leurs consoeurs condamnée par les médecins. Don Rua les invita simplement à réciter auprès de son lit trois Ave Maria pour sa guérison. Au mot du soir il fit la même recommandation aux élèves avant de se coucher. Et la malade s'endormit. Le lendemain, le médecin ne décelait plus chez elle qu'une grande faiblesse. La nouvelle permit à don Rua de célébrer la puissance de la prière à Marie auxiliatrice. Quant à Filomena Bozzo, que ses soeurs appelaient la «miraculée de don Rua», elle ne mourut que vingt-cinq ans plus tard, le 22 mai 1914, directrice d'un institut à Damas, en Syrie.3
Le 13 juillet, nous trouvons don Rua en Emilie, à Faenza, une belle petite ville, où, toutefois, les anticléricaux menaient la vie dure au collège salésien. Il s'agissait de bénir une chapelle interne du collège. Don Rua eut tout loisir d'admirer l'énergie des coopérateurs qui soutenaient les salésiens. Ce furent trois journées de fête. Le dernier soir, après un discours d'adieu, don Rua mit plus d'une heure pour se dégager de la foule, qui tenait à l'approcher au plus près. Qui lui demandait une bénédiction ou un conseil, qui voulait entendre un mot de sa bouche, qui tenait au moins à lui baiser la main ou à toucher ses vêtements. «En somme, écrivait don Lazzero à Mgr Cagliero, on ne faisait rien moins que ce qui se faisait pour notre père bien aimé don Bosco.»4 Don Rua visita ensuite les maisons de Florence et de Lucca et rentra à Turin suffisamment à temps pour s'occuper des exercices spirituels des salésiens et des salésiennes, ainsi que du chapitre général, qui se tiendrait à Valsalice entre le 2 et le 7 septembre.
En janvier 1890, il descendit jusqu'à Rome, où la construction du foyer (ospizio) du Sacro Cuore traînait en longueur. Le 13, il était sur place et attendait son billet d'invitation à une audience privée de Léon XIII.5 Le 22, le pape le recevait en la compagnie de don Cesare Cagliero et de don Lazzero. On imagine son bonheur quand il l'entendait dire: «Les entreprises de ce saint homme que fut don Bosco ont été bénites au cours de sa vie, elles continueront à être protégées après sa mort.» L'oeuvre des salésiens sur les territoires de missions, surtout en Colombie, l'intéressait. Le pape bénissait à l'avance les missions que les salésiens entreprendraient en Afrique et en Asie, continents où ils n'avaient pas encore mis les pieds. «Nous pouvons être tranquilles, écrira don Rua dans sa circulaire du 1er février, si l'on vient à nous demander des missionnaires pour ces régions, car nous en avons reçu la mission du vicaire de Notre Seigneur Jésus Christ et par conséquent de Dieu lui-même.» On échangea sur la paroisse du Sacro Cuore. «Courage, s'exclama le pape; continuez à travailler. On voit que, là où l'on travaille, malgré les difficultés du temps, le peuple accourt et c'est pour son bien.» Don Rua remonta vers Turin dès le 25, visitant au passage l'oeuvre de La Spezia et prononçant devant les coopérateurs une conférence très fructueuse dans l'église San Siro de Gênes. «Avec l'amour d'un père et la charité d'un frère, il recommanda le soin et la protection de la jeunesse abandonnée», écrira un journal le 28 janvier.6
En avril-mai 1891, don Rua compléta son enquête sur les oeuvres salésiennes d'Italie du Nord, d'abord par la visite des centres de langue italienne de Trento (alors en Autriche-Hongrie) et de Mendrisio (dans le canton suisse du Tessin). Car, après un temps d'hésitation, don Bosco avait fini par accepter la direction du collège municipal de Mendrisio. A Trento, les salésiens avaient pris en charge un orphelinat dépendant d'une fondation locale. Un article de son règlement interdisait d'y admettre des orphelins étrangers à la cité. Dans sa conférence aux coopérateurs, don Rua raconta qu'à Nice, peu auparavant, les salésiens avaient découvert un soir un garçonnet de onze ans transi de froid et l'avaient admis sur-le-champ dans leur maison. Or, le pauvre enfant était du Trentin. Abandonné par son grand frère, il mendiait à la porte d'un grand hôtel. Et Dieu sait où il aurait fini si des mains secourables ne l'avaient recueilli. L'auditoire fut très ému par ce récit. Si bien que le plus acharné à défendre l'article réglementaire litigieux vint à résipiscence; et l'article disparut.7 A Mendrisio, don Rua fut impressionné par la qualité de l'oratoire du dimanche agrégé à la maison. Il apprécia son excellent fonctionnement. Le 12 mai suivant, il confiait à son chapitre supérieur, qu'à Mendrisio, «les salésiens sont bien vus par toutes les autorités et par tous les partis, surtout à cause de cet oratoire du dimanche.»8 Durant tout son rectorat, don Rua se fera l'apôtre de l'oratorio festivo dans un monde salésien, qui lui préférait de loin les internats et l'enseignement.
En avril 1891, après un bref retour à Turin, il repartit vers la Vénétie. De sa visite au collège Manfredini de Este, retenons sa vive satisfaction d'y avoir assisté à une messe solennelle chantée entièrement en grégorien par l'ensemble des élèves. Cela ne pouvait que lui faire grand plaisir. Il avait rappelé dans sa circulaire du 1er novembre précédent la préférence de don Bosco pour ce chant, et l'invitation qu'il avait faite à Mgr Cagliero de confectionner une méthode d'apprentissage du grégorien. Il savait, écrivait-il dans cette circulaire, que, «dans divers Etats catholiques on étudie actuellement avec soin ce genre de chant; que, dans des collèges de grande réputation, mettant de côté la musique, on exerce les jeunes à l'étude du chant grégorien.»9 Il constatait avec bonheur que tel était bien le cas au collège de Este.
Il descendit alors en Emilie-Romagne vers Bologne, Imola et Faenza, pour remonter ensuite vers Parma, se félicitant des progrès des oeuvres salésiennes, à Parma notamment grâce au génial don Carlo Baratta (1861-1910), dans une région où le laïcisme plus ou moins anticlérical triomphait sans vergogne.
C'est seulement en janvier, février et mars 1892 que don Rua visita les oeuvres salésiennes du sud de l'Italie.10 Accompagné par don Francesia, à la mi-janvier il était à Rome, où Léon XIII le recevait très gentiment en audience, lui demandant des nouvelles de «ses chers salésiens».11 Don Rua enregistrait que, pour le pape, «Don Bosco est grandement méritant auprès de Dieu, de l'Eglise, des hommes et du monde». Et don Rua de s'exclamer: «Heureux sommes-nous, qui appartenons à l'école d'un maître aussi vertueux et aussi saint!»12 De Rome, don Rua descendit vers Naples, où il embarqua pour Palerme, en Sicile. A Palerme, il rencontra quelques Coopérateurs, et gagna Marsala. Dans cette cité, il était question depuis longtemps de confier un orphelinat aux salésiens. Don Rua parvint à conclure les tractations. A Catane, il eut la satisfaction de constater de quel degré d'estime jouissait l'oratoire quotidien des salésiens, très fréquenté et très vivant. Les foules de jeunes accouraient vers lui comme vers une ancienne connaissance. La jeunesse de Catane adorait le directeur de cet oratoire, le jeune prêtre Francesco Piccollo (1861-1930). Le collège de Randazzo, première oeuvre salésienne dans l'île, avait connu un temps de crise entre 1885 et 1889, à la suite du déplacement à Lanzo de son directeur fondateur, don Francesco Guidazio. Maintenant que don Guidazio était de retour, le collège retrouvait son ancienne vitalité. Les filles de Marie Auxiliatrice n'étaient pas ignorées par le successeur de don Bosco. Bien au contraire. Il passait dans leurs oeuvres à Catane, à Bronte, à Trecastagni, à Mascali, à Ali Marina. L'accueil fut particulièrement enthousiaste à Ali Marina. Sitôt connue l'arrivée prochaine de don Rua, les enfants de l'oratoire coururent à la gare pour lui faire fête. Le recteur gagna l'oratoire ainsi escorté et parmi les acclamations. Ce fut pour y assister à une petite «séance musico-littéraire», selon l'expression du Bulletin salésien. Revenu sur le continent en Calabre, il remonta, par Taranto et Bari, jusqu'à Macerata pour y voir le collège salésien récemment ouvert. Dans une autobiographie demeurée inédite, don Francesia écrivait à propos de ce collège de Macerata: «La maison avait été ouverte depuis peu et elle était déjà pleine et débordante. On aurait cru l'Arche de Noé: c'était des étudiants, des artisans, des jeunes de l'oratoire. Seul l'amour y maintenait de l'ordre.»13 Après un pieux pèlerinage à Loreto, où il vénéra la santa casa de Marie, don Rua remonta vers la Vénétie, avec de courtes escales à Ancône, Rimini et Venise. De là, il retrouva le Piémont à Novara. L'évêque de cette cité avait fait construire pour les salésiens un magnifique oratoire, destiné à devenir le point de départ d'une oeuvre salésienne particulièrement florissante. Quand, le 8 mars, don Rua débarqua enfin à Turin, on ne l'y attendait pas, son retour n'ayant pas été annoncé. Mais désormais, il pouvait se féliciter d'avoir fait le tour complet des oeuvres salésiennes de la péninsule et de son île.
66.1 Don Rua dans le sud de la France |
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Entre temps, de février à mai 1890, il avait effectué un long périple vers l'Ouest, en France, en Espagne, en Angleterre et en Belgique.14 On ne le connaissait pas encore ou très peu dans ces régions, où le souvenir de don Bosco demeurait vivace.
Le 27 janvier de cette année 1890, don Rua était rentré à Turin au terme d'une expédition qui l'avait mené jusqu'à Rome. Le 4 février il entamait son voyage vers la France via San Pier d'Arena.15
La première maison française à bénéficier de la présence de don Rua fut naturellement celle de Nice, dont la fondation par don Bosco quinze ans auparavant avait amorcé le développement des oeuvres salésiennes hors de l'Italie.16 Son titre de Patronage Saint-Pierre ne devrait pas nous abuser. Il n'y avait pas à Nice de «patronage» salésien au sens courant de l'expression. Le seul internat comprenait, comme l'oratoire de Turin, une section d'étudiants et une section d'apprentis16 L'emploi du temps de don Rua durant sa visite, fort bien relaté par la chronique locale, nous dispensera de trop nous répéter dans des circonstances analogues.
En cette soirée d'hiver, il était 20 heures le samedi 8 février, et la nuit était tombée depuis longtemps. L'entrée et la cour du patronage Saint-Pierre pavoisées et illuminées attendaient. Et don Rua parut. La musique et les ovations des enfants accueillirent joyeusement le successeur de don Bosco. Vive don Rua! Vive don Rua! Cueillons un alinéa du compliment de bienvenue qui lui fut alors adressé par un garçon (après avoir été composé par le P. Cartier) en parfaite correspondance avec ses propres sentiments. Ne cherchait-il pas à reproduire en tout don Bosco?: «Aujourd'hui, vous nous venez, mon bien aimé Père, et retrouvant en vous l'âme, l'esprit et le coeur de celui que nous avons perdu, ou plutôt le retrouvant en vous, lui-même tout entier, nos yeux s'ouvrent à la lumière, et nous sentons dans les puissances intimes de notre être que notre Père, notre Maître n'est point mort, tandis que notre voix redit: Notre coeur n'est-il pas brûlant d'amour lorsque sa voix retentit à nos oreilles?» Don Rua ému répondit approximativement: «Le souvenir de don Bosco, tout en faisant revivre en moi de profondes douleurs, est bien propre à nous rappeler tout ce que notre vénéré Père a fait et tout ce que nous devons faire. Maintenant don Bosco est dans le ciel; nous avons déjà bien des fois ressenti son bienfaisant appui. Il vous a recommandé de m'aimer comme vous l'avez aimé, de m'obéir comme vous lui avez obéi. En suivant ses recommandations, vous rendrez bien douce et bien facile ma tâche, qui consiste surtout, vous le savez, à faire du bien aux âmes.»
Le lendemain, dimanche 9 février, la maison solennisait la fête de saint François de Sales. Dès six heures trente, don Rua était à son confessionnal, aussitôt assiégé par les confrères, puis par les enfants. Car se confesser à don Rua était ressenti par tous comme une bénédiction. Il n'abandonnait le confessionnal que pour célébrer la messe de communauté à sept heures trente. Les coopérateurs avaient été invités à leur conférence réglementaire dans l'église Notre Dame à la suite des vêpres de 15 heures. Don Rua parla en présence de l'évêque de Nice. Son «sermon de charité», selon l'expression de la Semaine religieuse, demanda le concours de ses auditeurs pour trois sortes d'établissements: les patronages du dimanche, les orphelinats et établissements d'éducation et enfin les missions. Don Rua n'avait pas honte de tendre la main, comme l'avait fait don Bosco. Car ces oeuvres exigeaient de continuels sacrifices. Elles ne pouvaient subsister que grâce à la charité des coopérateurs et des coopératrices.17 Le lundi 10 février, les deux associations de soutien de la maison de Nice: le «comité protecteur des ateliers du Patronage» et les «Dames patronnesses», avaient été invitées à entendre don Rua. Elles arrivèrent à peu près au complet. Don Rua les félicita pour le travail accompli dans la maison, mais ne put s'empêcher de déplorer longuement l'absence, à côté du «patronage interne», d'un «patronage externe» pour les garçons, alors qu'existait, à proximité et animé par des salésiennes, un patronage de ce type pour les fillettes. «Don Bosco se réjouit du bien que vous faites aux jeunes ouvriers. Mais tant d'enfants ont encore besoin d'être secourus.» C'est à cette condition seulement que l'oeuvre de Nice pourra être dite complète du point de vue de don Bosco.18 Et la semaine se passa en visites aux coopérateurs et au Cercle catholique, en réceptions, en conseils avec les confrères, en longues séances de confessions. Le lundi 17 février, à la veille du départ de don Rua, des jeux et une représentation théâtrale terminèrent ce séjour mémorable pour tous. Le 18 serait cette année-là, jour du mardi gras. On comprend pourquoi don Rua, selon la chronique un peu pleurnicharde du Bulletin, ait, dans son adieu aux enfants de ce lundi, «recommandé à tous de faire communions et prières pour les âmes du purgatoire le lendemain mardi, voulant que ce jour que le monde profane, par des joies si peu dignes de chrétiens, apportât au moins quelque joie et quelque soulagement aux âmes des justes retenues encore dans les flammes du purgatoire.»19
Le mardi 18, tandis que les jeunes de Nice faisaient leur exercice de la bonne mort et se préparaient à fêter le carnaval, don Rua se rendait dans la maison relativement proche de la Navarre, où il passera quatre jours, coupés toutefois, le 20 et le 21 par un saut jusqu'à Toulon, pour y prononcer une conférence d'une heure dans l'église principale Sainte Marie et rendre visite à quelques bienfaiteurs.20 Don Rua consacrait à la Navarre d'abord la journée du 19, avec une séance de bienvenue, au long de laquelle les «compagnies» et les différentes classes lui lurent force compliments, puis celles du 21 et du 22. Ce samedi 22 février les élèves faisaient leur exercice de la bonne mort. Don Rua confessait, la «meilleure des pédagogies», assurait-il après don Bosco. A 10 heures, il procédait - avec l'autorisation de l'évêque, nous précise la chronique - au baptême de deux orphelins protestants recueillis à Toulon par le directeur de la maison Pietro Perrot.
Et, au début de l'après-midi, revenant sur ses pas dans la direction de Nice, il gagnait la ville de Cannes, où don Bosco s'était fait de nombreux amis. Là, le dimanche après-midi, il pouvait prononcer dans l'église Notre-Dame du Bon Voyage un «sermon de charité» sur don Bosco, ses oeuvres et ses coopérateurs. Le produit de la quête (2000 francs selon l'agenda Lazzero) fut généreux Il passera cinq jours à Cannes en visites à des bienfaiteurs et à des communautés religieuses. De Cannes, le mercredi 26, il gagna l'orphelinat St Isidore tenu par les salésiennes à St Cyr-sur-Mer. L'aumônier, don Antonio Varaia, l'y accueillait.21 Le 27, il prononçait une conférence aux coopérateurs, participait à un repas avec le clergé du lieu et le comte de Villeneuve, enfin se mettait à la disposition des soeurs au cours de l'après-midi.
Et, le 28 février, à 13 heures, un télégramme annonçait à l'oratoire Saint-Léon de Marseille l'arrivée de don Rua le soir même. Don Rua passera huit jours à Marseille, siège de la maison provinciale avec l'inspecteur don Paolo Albera, donc à peu près autant que dans la maison française concurrente, le patronage Saint-Pierre de Nice. Toutefois, l'oratoire Saint-Léon ne l'accaparait pas totalement. Car (sauf erreur, la chronique du Bulletin et celle de don Lazzero ne concordant pas tout à fait sur les dates) don Rua consacrait deux journées, le mercredi 5 et le dimanche 9 mars, au noviciat dit La Providence, dans le faubourg Sainte-Marguerite de Marseille. Il y trouvait trente novices salésiens français, qui ne manquèrent pas de célébrer sa venue par une belle «académie»; puis don Rua reçut dans son bureau tous ceux qui avaient demandé de faire profession ou de prendre la soutane; il s'intéressait aussi à la ferme attenante et à la campagne.22 Et, le 7 et le 8, il rendait visite au curé d'Aubagne puis au comte de Villeneuve à Roquefort, deux hommes l'un et l'autre très attachés à don Bosco A Saint Léon même, don Rua recevait les visiteurs, confessait confrères et élèves, parlait aux comités protecteurs, masculin et féminin, adressait aux enfants deux mots du soir - fort longs -, l'un pour les encourager à s'approcher des sacrements, l'autre sur la dévotion à saint Joseph, et surtout, le 6 mars, prononçait une ample conférence aux coopérateurs. Il en profitait pour faire l'éloge des oratoires (ou patronages) du dimanche. «Les résultats obtenus sont bien consolants. Dans une ville où nos salésiens viennent d'ouvrir un patronage, le quartier où ils se sont établis était auparavant très mal famé. Une personne qui se respectait ne pouvait le traverser sans être assaillie à coups de pierres et salie par la boue que lui jetaient les gamins. Six mois après l'ouverture du patronage le quartier n'était plus reconnaissable. J'ai pu moi-même constater que ces enfants non seulement se respectent, mais sont polis et prévenants.» Il s'étendait aussi sur les missions parmi les «sauvages».23
66.2 Don Rua en Espagne |
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Le lundi 10 mars, en soirée, don Rua quitta Marseille en la compagnie de don Giulio Barberis pour l'Espagne, pays qu'il retrouvait quatre ans après son voyage mémorable de 1886 aux côtés de don Bosco.24 Il y visita les deux oeuvres salésiennes très distantes l'une de l'autre: Sarrià, près de Barcelone, et Utrera, dans la région de Séville. Cela lui imposait de longs trajets avec des moyens de locomotion lents et compliqués.
Le 11 mars, après une nuit en chemin de fer et un accueil splendide en gare de Barcelone, don Rua pouvait célébrer la messe en fin de matinée dans la chapelle privée de la bienfaitrice doña Dorotea Chopitea. Puis il s'empressait d'aller saluer l'évêque, qui lui témoignait une «extraordinaire bonté» (Barberis). A 16 heures, don Rua était à Sarrià, où il passera une huitaine de jours, exactement du 11 au 20. Musique instrumentale, chants, applaudissements saluèrent son arrivée. La cour de la maison était toute décorée, des illuminations couraient sous les portiques du rez-de-chaussée, au premier et au deuxième étage. Don Bosco n'avait pas été reçu avec autant de magnificence dans un établissement au reste alors encore tout jeune. «Tous les Barcelonais vénèrent grandement don Rua et reconnaissent vraiment en lui un autre don Bosco», pouvait écrire Giulio Barberis à Luigi Piscetta le 15 mars.25 Ses journées se passaient en réceptions et surtout en visites chez les bienfaiteurs, en particulier chez don Luis Marti-Codolar. Digne couronnement de son séjour à Barcelone, le 18 mars don Rua inaugurait une oeuvre populaire dans un faubourg particulièrement pauvre. Doña Chopitea y avait fait construire à ses frais tout un ensemble, comprenant une école et un oratoire du dimanche, et confiait aux salésiens la mission d'instruire et d'élever la population du faubourg. L'évêque bénit l'édifice. A la suite de quoi, une séance, avec discours de circonstance, compliments, poèmes et morceaux de musique, où se distinguèrent les jeunes de Sarrià, fut organisée dans l'une des pièces de l'immeuble. Le Correo Catalan, qui lui consacra un article le lendemain, nous en fournit une image. Il expliquait que, «sous le riche baldaquin disposé pour Sa Grandeur Mgr l'Evêque, président de la séance, on avait mis un beau portrait de Don Bosco, qu'à la droite du prélat, prirent place le T. R. P. Don Rua, Supérieur Général de la Congrégation Salésienne, le Vicaire Général du diocèse et le Président des Associations catholiques.»26 Enfin, le 19, à Sarrià, don Rua célébrait saint Joseph avec toute la maison, une dévotion qui lui était chère, fête que les enfants marquèrent par une séance théâtrale.
Le lendemain nos deux voyageurs s'acheminaient vers la deuxième maison salésienne d'Espagne, Utrera, via Madrid et Séville. Au moment de commencer la description - très poétique - de ce trajet à Luigi Piscetta, Barberis écrivait: «D'abord et avant tout il faut que je te dise que le voyage de Barcelone à Utrera est long, très long, quelque chose de plus que de Turin à Barcelone. J'ajoute qu'en Espagne, les trains ne sont pas bien rapides et qu'il y a très peu de directs, en sorte que le voyage semble encore beaucoup plus long.»27 Il est vrai qu'à Barcelone doña Chopitea leur avait procuré des billets de première classe. Il reste que, partis de Barcelone le 20 mars à 8 heures du matin, ils n'atteignirent Madrid, donc à mi-parcours, que le lendemain à la même heure. Don Rua incommodé n'avait pas pu dormir durant la nuit et se sentait donc extrêmement fatigué. Il n'importe. Sitôt débarqués à Madrid, d'où ils ne devaient repartir que le soir, nos deux voyageurs cherchèrent à célébrer la messe, soit dans la chapelle privée d'un riche bienfaiteur dans le cas de don Rua, soit dans une petite église à proximité dans celui de don Barberis. Puis ils allèrent saluer le cardinal de Séville, alors à Madrid, l'évêque de la ville, le nonce apostolique et le vicaire général du diocèse.
Il leur fallut ensuite treize heures pour le trajet en chemin de fer de Madrid à Séville. Partis de Madrid le 21 mars à 18 h 30, ils n'arrivaient à destination que le lendemain matin à 7 h 30. Malgré l'incommodité du train, don Rua parvint à se reposer un peu. A Séville, nos deux voyageurs s'empressèrent de célébrer la messe, probablement dans la cathédrale, «une merveille du monde», selon Barberis. Plusieurs centaines d'ouvriers travaillaient à sa restauration, remarquait-il. Après la visite de l'Alambra et de quelques familles de bienfaiteurs, ils reprirent un train pour une dernière étape, jusqu'à la petite ville d'Utrera (vingt mille habitants, paraît-il), «Pas plus de trois quarts d'heure» pour ce voyage, nous informe Barberis.28
Comme il était prévisible, on leur avait préparé une réception grandiose en gare d'Utrera, où la maison salésienne était très appréciée. Une vingtaine de voitures y attendaient don Rua, avec les deux curés de la ville, l'alcade, le «prêteur», le chapitre de la maison salésienne, tous les prêtres de l'endroit, divers dignitaires, ainsi que des amis, s'il faut en croire don Barberis dans une lettre du 25 mars. Tous voulaient «faire la connaissance du successeur de don Bosco et, en lui, honorer don Bosco lui-même», estimait-il. Ce fut un beau défilé de voitures jusqu'à la maison salésienne. «Utrera! Utrera! je ne t'oublierai jamais», s'exclamait-il, tellement la vivacité des jeunes Andalous l'avait charmé.29 Sitôt le portail ouvert, les cent trente jeunes bien rangés avec leurs assistants de crier des Evviva! d'applaudir et d'écarquiller les yeux sur celui qu'ils attendaient avec tant d'impatience. Un hymne fut chanté en guise de bienvenue. La présence de don Rua réconfortait les confrères d'une maison, qui, ouverte depuis dix ans, n'avait encore jamais reçu la visite d'un supérieur. Le 23, tous les jeunes cherchèrent à se confesser à don Rua, qui, à la différence de Barberis, connaissait suffisamment l'espagnol pour les comprendre approximativement. Ce dimanche en soirée, grande académie musico-littéraire. La «catholique Espagne» impressionnait Barberis et probablement aussi don Rua. «L'Andalou ne peut pas parler sans exalter son saint Herménégild, son saint Ferdinand, son saint Isidore, et sans rappeler le temps de la domination mauresque, dont ils sont venus à bout avec l'aide de Marie. Plusieurs compositions portaient sur ces thèmes».30 Pendant son bref séjour, don Rua s'imposa de faire le pèlerinage de Notre Dame de Consolation, patronne d'Utrera et de toute l'Andalousie. Et il rendit visite à l'alcade, à l'archiprêtre, ainsi qu'à deux ou trois familles de bienfaiteurs. Le 24, il prononça une conférence pour les coopérateurs. «Sa parole simple et pleine d'onction trouva le chemin des coeurs», écrira le Bulletin salésien, et eut un tel succès que le servant de la quête peinait à tenir en main le plateau alourdi par les pièces d'argent que l'on y déposait.31 Enfin, dès le 25, les deux voyageurs se disposèrent à reprendre en soirée par étapes la route de Turin, où ils prévoyaient d'arriver le 30, dimanche des Rameaux, en début de matinée. Ils rentreraient chez eux remplis d'admiration pour la «catholique Espagne», la générosité de ses coopérateurs et l'attachement du pays à la personne de don Bosco.
66.3 Don Rua à Lyon et à Paris |
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Après deux semaines de prières et de réflexion en conseils à Turin, don Rua, bien que pressé d'arriver au plus tôt dans l'oeuvre balbutiante de Battersea, en Angleterre, consacra deux brèves étapes à Lyon et à Paris.32 Il était accompagné par le Père Louis Roussin, rédacteur du Bulletin salésien en langue française.33 Parti de Turin dans la matinée du 14 avril, il fut accueilli en gare de Lyon par la famille Quisard, qui lui offrait l'hospitalité. Le 15, il célébra la messe chez les clarisses de la rue Sala, près de l'endroit où mourut saint François de Sales, ce à quoi don Rua très féru de reliques prêta beaucoup d'attention. Puis il entreprit les quelques visites qu'un emploi du temps très serré lui permettait de faire, en particulier, - le cardinal archevêque Foulon étant absent -, au vicaire général M. Belmont et à l'Oeuvre de la Propagation de la Foi. Cette oeuvre soutenait les missionnaires salésiens d'Amérique du Sud. Instruits du voyage de don Rua à Lyon, Mgr Cagliero, vicaire apostolique en Patagonie, et Mgr Fagnano, préfet apostolique de la Terre de Feu, se recommandaient au bon souvenir de l’Oeuvre. Le secrétaire général montra à don Rua dans une vitrine du musée quelques pièces de leurs missions. Le 16 avril, don Rua gravit la colline de Fourvière, où se construisait et s'aménageait la grande basilique, qui fera bientôt son orgueil. Il célébrait la messe dans la chapelle historique attenante, qui avait vu don Bosco en 1883. L'Echo de Fourvière appréciera son style. Don Rua, écrira-t-il, «est habitué à compter sur la Providence, qui donne le pain de chaque jour à cent mille enfants arrachés à la misère et à la vaillante phalange des missionnaires qui portent la bonne nouvelle dans les régions lointaines de la Patagonie. - Don Rua ne le cède en rien à son maître si regretté, par le zèle, la mansuétude et surtout par cette foi très vive qui transporte les montagnes.»34 En soirée, il quittait Lyon dans un train de nuit, qui le mènerait à Paris, où il tenait à ne pas passer plus de deux jours, quitte à retrouver la capitale plus longuement à son retour d'Angleterre.
Il consacrera la journée du 17 avril au petit internat créé à Paris-Ménilmontant en 1884 auprès du patronage, berceau de l'oeuvre. On l'accueillit en fanfare. A sa grande satisfaction, la messe qu'il célébra ce matin-là fut accompagnée par les chants grégoriens des enfants. En après-midi, les jeunes lui offrirent dans l'intimité une séance récréative. L'oratoire Saints Pierre et Paul, bien que chétif, était vivant et le démontrait. Don Rua passera à peu près toute la journée du 18 hors de cette maison. En matinée il était chez les Bénédictines du Saint-Sacrement, rue Monsieur: messe grégorienne, puis «causerie toute paternelle» à la communauté, selon l'expression de Louis Roussin dans le Bulletin salésien, pour lui dire les progrès des oeuvres salésiennes en Europe et dans les missions américaines, la reconnaissance des salésiens envers les religieuses, qui les soutenaient par leurs prières et leur argent. Au début de l'après-midi, don Rua, accompagné par le directeur Joseph Ronchail, fut reçu par le nonce apostolique, Mgr Rotelli. Bien entendu, cette Excellence encouragea l'oeuvre de Ménilmontant, où le champ d'action offert aux salésiens était vaste. La conférence des coopérateurs suivit la visite au nonce. Elle se tint dans l'église de l'Assomption, rue Saint Honoré, devant un auditoire plutôt clairsemé «à cause du mauvais temps», selon la chronique. Don Rua reprit simplement ce qu'il avait déjà dit à Nice ou à Marseille, sur don Bosco, son apostolat en faveur des jeunes pauvres et abandonnés, les progrès des oeuvres salésiennes, notamment dans les missions lointaines, et insista fortement «sur l'absolue nécessité d'agrandir la maison de Ménilmontant», où, pour huit cents demandes d'admission, on ne pouvait offrir que quatre-vingt dix places. Les coopérateurs étaient donc invités à mettre la main à la poche. Et don Rua lui-même passa dans les rangs pour recueillir leurs offrandes. Après la bénédiction du Saint Sacrement il donna quelques audiences dans la sacristie. Au total, il vérifiait combien le souvenir de don Bosco demeurait vivace à Paris.
66.4 Don Rua en Angleterre, dans le Nord de la France et en Belgique |
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Peu avant sa mort, don Bosco avait pris en charge une mission catholique bien pauvre dans un faubourg ouvrier de Londres, exactement à Battersea.35 Les débuts avaient été laborieux. Le premier supérieur Edward Mac Kiernann était mort le 30 décembre 1888. Don Rua consacra six jours, entre le 19 et le 25 avril, à cette oeuvre encore naissante. Le Père Charles Macey la dirigeait. Nos deux voyageurs y trouvèrent, près d'une église assez piteuse, une maisonnette faisant office de presbytère, une école mixte florissante de 315 élèves confiée à des religieuses, subventionnée partiellement par l'Etat, mais administrée financièrement par la paroisse, un oratoire (patronage) du dimanche pour les garçons et un orphelinat embryonnaire de trois enfants encore logés au presbytère.36
On comptait dans la paroisse quelque deux mille catholiques, Irlandais pour la plupart. «L'église et l'école sont très fréquentées, le bien que l'on y fait est grand pour les catholiques du quartier, écrivait don Rua le 21 avril. Il est grand aussi pour les protestants, car l'on obtient souvent des conversions, parfois de familles entières et nombreuses, ce qui d'ordinaire est fort rare.» Il notait que «l'oratoire du dimanche fonctionne bien. Il est vrai que les jeunes n'y sont pas aussi nombreux que dans celui de don Pavia [à Turin], mais nous espérons qu'un peu à la fois il fera aussi bien.» Il enchaînait en intéressant les Filles de Marie Auxiliatrice à la mission anglaise: «Si nous arrivons à combiner une affaire encore en projet, il conviendra d'envoyer aussi ici quelques-unes de nos Soeurs pour s'occuper de l'oratoire du dimanche des filles, qui arriveraient en grand nombre et fourniraient un bon contingent de vocations si on parvenait à les éveiller.»37
Don Rua inspecta soigneusement les lieux. Il se félicita de l'élévation du mur d'enceinte qui protégeait les deux cours autour de l'église: les gamins ne pourraient plus les enjamber pour en casser les vitres; il regretta que la toiture de zinc de l'église ne protégeât pas suffisamment les fidèles de la pluie; et surtout il demanda à don Macey d'agrandir l'école devenue insuffisante, ce qui permettrait de doubler le nombre des élèves.
Sa première visite fut pour l'évêque du diocèse (Southwark), Mgr Butt, qui le mena admirer à proximité une école pour un millier d'élèves qu'il avait fait construire avec l'aide de ses diocésains. Cet évêque donnait la priorité à l’école catholique, ce que don Rua comprenait fort bien. Puis il salua le clergé de la paroisse Notre Dame du Mont Carmel, curé et vicaire, qui avait soutenu les premiers salésiens arrivés à Battersea; la communauté des Soeurs de Notre Dame de Namur, responsables de l’école; la communauté des Soeurs Auxiliatrices du Purgatoire, très actives au service des pauvres. Et il s’intéressa aux offices célébrés, soit dans la communauté anglicane à Westminster, soit dans la communauté des immigrés italiens. Comme on peut s’y attendre, l’atmosphère de Westminster lui parut singulièrement froide, tandis qu’il trouvait dans l'église catholique de ses compatriotes un public chantant, à la fois pieux et démonstratif. Bien des protestants, selon la chronique, assistent aux offices des Italiens, ainsi qu’aux véritables concerts qu’ils organisent dans leur église.
Le 25 avril, don Rua retraversait la Manche et retrouvait le continent. Le 26, il pouvait dater de Guînes à proximité de Calais la lettre qu'il adressait à Cesare Cagliero.38 Les Filles de Marie Auxiliatrice y tenaient un orphelinat encore balbutiant. Don Rua bénit leur chapelle domestique.39 Ce même jour, en soirée, il était accueilli dans l'orphelinat salésien de Lille. Réception très solennelle évidemment, avec illuminations, fanfare, compliments et chants par la maîtrise de l'école. Après la prière du soir, le directeur Ange Bologne annonça aux enfants que leur retraite spirituelle commencerait le lendemain et que don Rua se tiendrait à leur disposition à peu près en permanence, soit au confessionnal, soit dans sa chambre. Don Rua prononça le sermon d'ouverture de cette retraite le 27 avril, et celui de sa clôture le 1er mai. Entre le 2 et le 6 mai, il consacrera son temps aux nombreuses personnalités civiles ou ecclésiastiques devenues amies de don Bosco et de son oeuvre lilloise. Le directeur Bologne voulait financer l'achat d'une fabrique voisine de sa maison, qui permettrait de doubler le volume des constructions de l'orphelinat. Il pouvait s'appuyer sur un long rapport présenté le 6 mai lors d'une conférence des coopérateurs, que présidait le recteur des Facultés catholiques de Lille.40 Don Rua exprima son accord avec l'orateur. Selon la chronique, comme souvent trop mielleuse à notre gré, «durant trois quarts d'heure, avec une simplicité toute candide, il expose l'état, les progrès et les besoins des oeuvres salésiennes. Il insiste sur la nécessité d'agrandir l'orphelinat de don Bosco à Lille et recommande chaudement cette entreprise à la charité de nos coopérateurs de la région du Nord.» Enfin, le 7 mai, don Rua et les deux salésiens Bologne et Roussin, qui l'accompagnaient, entrèrent en Belgique.
Quelques semaines avant de mourir, don Bosco avait accepté la proposition de l'évêque de Liège, Mgr Victor Doutreloux, de créer dans sa ville une maison semblable à celle du Valdocco. Don Rua avait donné suite à ce projet. Il serait présent ce 8 mai à la bénédiction de la première pierre de l'orphelinat salésien Saint Jean Berchmans dans le faubourg industriel de Laven. Mgr Doutreloux tenait à lui offrir lui-même l'hospitalité à l'évêché. La cérémonie, très solennelle, présidée à la fois par le nonce apostolique de Bruxelles et par Mgr Doutreloux, se déroula en deux endroits, d'abord, pour son introduction, dans l'église Sainte-Véronique, ensuite, sur le chantier de la construction, pour la messe en plein air et la bénédiction proprement dite.41 Don Rua tint le premier rôle à Sainte-Véronique. Après le chant du Veni Creator, racontera la Gazette de Liège, «nous voyons se diriger vers la chaire un prêtre étranger, au teint basané, maigre comme un anachorète. Ce qui ne frappe pas moins que sa maigreur, c'est la vivacité sereine du regard qui brille sous ses paupières rougies par l'abus des veilles [...] Il s'exprime avec coeur et abondance, correctement et simplement, dans un accent où le mot français s'enveloppe, sans jamais se déguiser, d'une prononciation franchement italienne.» Don Rua raconta sommairement la vie de don Bosco, la naissance de la société salésienne et surtout l'acceptation assez cahoteuse de l'oeuvre nouvelle de Liège. Il conclut en demandant avec ferveur l'appui des Liégeois pour une maison qui ne pourrait vivre que de la charité publique. L'allocution de don Rua, selon la Gazette, «dite simplement mais avec coeur, avec conviction et pleine d'une foi communicative, a suffi pour donner à tous l'impression que D. Bosco n'aurait pu trouver remplaçant plus digne et plus capable.» Comme de juste, la fête fut suivie à l'évêché d'un banquet agrémenté de toasts. Don Rua parla à son tour et remercia en particulier le nonce par une gentille facétie. Les salésiens, expliqua-t-il, ont pu fonder à Catane une maison pour la jeunesse pauvre. Les bienfaiteurs ne lui manquent pas. Parmi eux, «il y a, face à l'immeuble, une dame, à laquelle les enfants donnent le nom de "mère". Et c'est tout simplement la très digne mère... de Mgr Di Nava, nonce apostolique à Bruxelles.»42
Entre le 9 et le 17 mai, don Rua fit à peu près le tour de la Belgique pour rendre visite aux nombreux bienfaiteurs et amis le plus souvent fortunés que les salésiens s'étaient déjà faits dans le pays.43 On le vit donc successivement à Namur, Louvain, Bruxelles, Malines, Anvers, Gand, Bruges, Courtrai et Tournai. Puis il rentra en France.
Le 19 mai, don Rua visitait le tout récent orphelinat agricole salésien le Rossignol, créé à Coigneux (Somme). Le Père Jean-Baptiste Rivetti, trente-neuf ans, en avait la responsabilité.44 Un autre Bethléem que ce Rossignol: une ferme «assez délabrée», avec des murs en pisé, au centre d'un domaine déboisé de quatre-vingt-dix hectares. Une pièce étroite du rez-de-chaussée avait été transformée en chapelle, les orphelins dormaient dans le grenier, dont nul recoin ne restait libre. L'orphelinat ne possédait que deux vaches et deux porcs. Don Rua bénit les enfants et, souhaita retrouver prochainement cette maison, grâce à la générosité de ses bienfaiteurs de la Somme et du Pas-de-Calais, pourvue de bien des choses qui lui manquaient. Le Bulletin énumérait: «Objets et ornements pour le culte divin, literie, meubles, vêtements, étoffes diverses, outils et instruments aratoires; véhicules, bêtes de trait et bétail, engrais, etc, etc.» A l'orphelinat agricole salésien Le Rossignol, c'était en 1890 quelque chose comme la misère noire.
Le 20 mai, don Rua et Louis Roussin prirent la route de Paris, en faisant étape à Amiens pour y saluer l'évêque et quelques bienfaiteurs.45 A l'oratoire Saint Pierre et Saint Paul de Paris, les enfants les accueillirent dans une cour pavoisée et au son de la fanfare. Et, le 21, comme l'écrira le rédacteur du Bulletin, «le successeur de don Bosco reprenait la série des visites que comportent sa charge et les intérêts de nos Oeuvres». Le 22 mai il s'arrêtait longuement dans les ateliers des assomptionnistes de la rue François Ier, éditeurs de La Croix et du Pèlerin, rendait visite au cardinal-archevêque François Richard, très affectionné envers don Bosco, et rentrait à Ménilmontant pour saluer le nonce Mgr Rotelli, qui venait le remercier d'être allé le voir lors de son récent passage à Paris. Les enfants entamaient alors leur retraite annuelle, prêchée par un père rédemptoriste. Le 25, dimanche de la Pentecôte, don Rua leur adressa le sermon de clôture, sur les moyens d’en conserver les fruits. Au cours de l’après-midi, la séance récréative, organisée sous tente, qu’introduisit une adresse fort aimable à don Rua du président du comité du patronage, fut interrompue par «un véritable ouragan» dès le premier acte du drame Le Prêtre.
Les 26 et 27 mai, don Rua tint encore à faire quelques visites d’adieux aux Bénédictines de la rue Monsieur, aux Rédemptoristes du boulevard Ménilmontant, etc. Et, dans la soirée du 27 (pour ne jamais perdre son temps, il optait toujours pour les trains de nuit), il reprit enfin la route de Turin, avec toutefois des étapes plus ou moins longues à Paray-le-Monial, Cluny et Laizé (dans la famille Quisard, de Lyon), et débarqua ainsi le 30 à 8 heures du matin dans la gare turinoise de Porta Nuova.
Il mettait de la sorte un terme à son premier grand voyage d’exploration des oeuvres salésiennes de l’ouest de l’Europe. A la même époque, il nouait une entreprise qui aboutissait à faire entrer la congrégation salésienne en Terre Sainte. Elle entraînerait pour lui un voyage auquel il ne s'attendait nullement.
66.4.1 Notes |
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1. Voir, sur les voyages de don Rua entre 1889 et 1892, l'agenda Lazzero, FdR 3001 A11 à 3002 A7, cité ici à la date; et E. Ceria, Vita del Servo di Dio, p. 163-222.
2. D'après E. Ceria, op. cit., p. 164.
3. D'après E. Ceria, op. cit., p. 165.
4. Cité dans E. Ceria, op. cit., p. 167.
5. Récits de cette audience dans les circulaires de don Rua aux directeurs salésiens le 1er février 1890, FdR 3978 D3-6, et aux filles de Marie Auxiliatrice, le 2 février 1890, FdR 3987 D6-7.
6. Cité dans E. Ceria, Vita, p. 171.
7. D'après E. Ceria, Vita, p. 173-174.
8. Verbali del Capitolo, 12 mai 1891.
9. Lettere circolari, 1er novembre 1890; L. C., p. 50-51.
10. E. Ceria, Vita, p. 212-216; «Don Rua en Sicile», Bulletin salésien, avril 1892, p.51-53.
11. Selon le rapport de don Rua à son chapitre supérieur, le 9 mars suivant.
12. Lettre Rua à Costamagna, Marsala, 2 février 1892. FdR 3891 D5-8.
13. D'après E. Ceria, Vita, p. 215.
14. Intéressante présentation dans E. Ceria, Vita, p. 179-197.
15. D'après l'agenda de don Lazzero, qui faisait fonction de secrétaire, copie dactylographiée, FdR 3001 E5-6.
16. Sur don Rua à Nice, long compte rendu dans le Bulletin salésien, février 1890, p. 25-29 et avril 1890, p. 44-45.
17. D'après le Bulletin salésien, article cité, p. 26.
18. Les discours dans le Bulletin salésien, art. cité, p. 27-28.
19. Bulletin salésien, art. cité, p. 45.
20. Sur don Rua à la Navarre, Toulon, Cannes et Marseille, Bulletin salésien, avril 1890, p. 45-51.
21. La chronique du Bulletin salésien est muette sur don Rua à St Cyr. Informations laconiques dans l'agenda du secrétaire Lazzero, à la date.
22. Selon l'agenda Lazzero, à la date.
23. Discours édité sous le titre: «Conférence des Coopérateurs salésiens», Bulletin salésien, avril 1890, p. 49-50.
24. Informations sur ce voyage en Espagne dans les lettres de don Barberis FdR 3002 A8 et sv. et «Don Rua en Espagne», Bulletin salésien, juin 1890, p. 73-75.
25. FdR 3002 B9.
26. D'après l'article cité du Bulletin salésien, juin 1890, p. 73-74.
27. FdR 3002 B12-C1.
28. FdR 3002 C5-6 et 8.
29. FdR 3002 C6.
30. Barberis, FdR 3002 C12.
31. Barberis, FdR 3002 D2-3.
32. Etapes minutieusement racontées par le Bulletin salésien, juin 1890, p. 76-79.
33. La présence de Roussin à côté de don Rua est signalée dans une lettre de celui-ci à don Durando, Londres, 21 avril 1890; FdR 3897 A4.
34. L'Echo de Fourvière, 19 avril 1890, d'après le Bulletin salésien, article cité, p. 77.
35. Description dans une notice de Francesco Dalmazzo, traduite dans le Bulletin salésien, décembre 1887, p. 149-150.
36. Prolixe description des journées de don Rua en Angleterre, Bulletin salésien, juin 1890, p. 79-85.
37. Don Rua à don Durando, Londres, 21 avril 1890; FdR 3897 A4-6.
38. FdR 3863 A10.
39. Sur don Rua à Guînes, Lille et Liège, copieux article du Bulletin salésien, juillet 1890, p. 89-98.
40. Qui s'y intéresserait pourrait le lire in extenso dans le Bulletin salésien, art. cité, p. 92-94.
41. Minutieuse description de cette double cérémonie dans un article signé L. H. Legius, Gazette de Liège, 10-11 mai 1890, reproduit dans le Bulletin salésien, mai 1890, p. 63-68.
42. Bulletin salésien, juillet 1890, p. 97.
43. Récit circonstancié de ce périple dans un article du Bulletin salésien, août 1890, p. 105-109.
44. Sur don Rua au Rossignol, Bulletin salésien, septembre 1890, p. 117-120.
45. Relation détaillée de cette dernière partie du voyage de don Rua dans un article du Bulletin salésien, octobre 1890, p. 129-133.
66.5 Don Antonio Belloni en Terre Sainte |
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Le procès verbal de la réunion du chapitre supérieur le 25 août 1890 rapporte que «Don Rua lit la proposition confidentielle du chanoine Belloni d'incorporer sa congrégation de l'Enfance abandonnée de Terre Sainte, à Bethléem, Betgialla [comprendre: Beitgemal], Nazareth, etc., en lui cédant ses propriétés actuelles. Ses principaux collaborateurs sont d'accord. Belloni viendra en Europe et le Chapitre, tout en donnant son accord de façon générale, attend sa venue pour délibérer.»1 Une péripétie majeure du temps du rectorat de don Rua commençait. Elle annonçait l’entrée des salésiens dans le Moyen Orient.
Le chanoine Antonio Belloni (1831-1903) n'était pas un inconnu pour don Rua.2 Ce Vincent de Paul de Terre Sainte, Italien d'origine, missionnaire dans la région depuis 1859, nommé aussitôt professeur d'Ecriture Sainte et directeur spirituel au grand séminaire, avait été bientôt ému par la détresse de jeunes garçons, victimes d'exploiteurs, pervertis par eux et parfaitement ignorants en matière religieuse. Il avait commencé par recueillir chez lui l'enfant abandonné d'un aveugle, et trois autres pauvres petits l'eurent bientôt rejoint. Il leur trouvait du travail et leur faisait un peu classe. Comme on les estimait indésirables au séminaire, il loua une masure à proximité et vit grossir son petit troupeau. Des bienfaiteurs l'aidaient. Si bien qu'un beau jour, il décida de créer un orphelinat en bonne forme. Il l'installa à Bethléem sur la route de la grotte sacrée, et, avec l'autorisation du patriarche latin, qui le dispensait de continuer à enseigner au séminaire, y logea lui-même. L'avenir le préoccupait. En 1874, entouré déjà de 45 enfants, il décidait de créer une congrégation diocésaine de Frères de la Sainte Famille pour le seconder dans son oeuvre de bienfaisance. Les trois premiers aspirants provinrent de l'orphelinat lui-même. En 1875, d'une tournée de propagande en Europe, don Belloni ramena un précieux collaborateur en la personne du prêtre italien Raffaele Piperni (1842-1930). Mais l'assise lui paraissait encore insuffisante. En 1878, s'il faut en croire un témoignage au vrai peu sûr et très postérieur,3 il rencontrait don Bosco à Turin et lui offrait déjà toute son oeuvre en Palestine. Il acquérait alors un domaine à Beitgémal pour y fonder un orphelinat agricole et le confiait à un autre prêtre venu d'Italie. En 1885, les jeunes recueillis étaient au nombre de 80 à Bethléem et de 56 à Beitgemal. En outre, à cette date à Bethléem don Belloni avait ouvert un externat qui comptait déjà 150 élèves. En 1886, il fondait aussi un troisième centre à Crémisan, près de Bethléem, pour y loger ses aspirants de la Sainte Famille. Enfin, il acquérait un terrain sur la colline de Nazareth en vue d'un quatrième centre. L'ensemble constituait donc un beau patrimoine malgré sa dépendance toujours angoissante de la charité publique.
66.6 La fusion de la Sainte Famille avec la congrégation salésienne |
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L'affaire de la fusion de l'oeuvre Belloni en Terre Sainte avec la société salésienne prit rapidement corps. Le procès verbal de la réunion du chapitre supérieur présidé par don Rua le 6 octobre 1890 nous apprend que le «chanoine Belloni, fondateur des foyers pour jeunes abandonnés à Bethléem, Beitgialla [comprendre: Beitgemal] et Nazareth» y est présent. «On examine une à une les questions que le chanoine Belloni soumet par écrit sur la fusion de sa congrégation avec la nôtre. Le chapitre répond à toutes par l'affirmative. Don Durando est chargé d'établir à partir de là les articles d'une convention à présenter à la [congrégation de la] Propagande à Rome.» Et le chanoine apparaît trois jours après dans la réunion qui suit. Selon son procès verbal, «Don Durando lit la convention sur la fusion des deux sociétés, qui est approuvée de part et d'autre.»4 Don Giulio Barberis irait vérifier la situation sur place. Quant à lui, don Belloni ne perdait pas son temps. Il se rendit aussitôt à Rome pour présenter son plan à Léon XIII, qui l'approuva, lui fit un don de sept mille lires et l'invita à s'entendre avec la Propaganda Fide. Son préfet, le cardinal Simeoni, lui demanda seulement de vérifier si le patriarche latin de Terre Sainte, Mgr Piavi, présent à Rome, ne voyait pas d'obstacle à cet accord. Tout se passa si bien que, le 9 novembre, le rescrit était déjà prêt
Il fallait passer à l'acte. Lors de la réunion du chapitre le 7 février 1891, selon le procès verbal, «don Rua expose que le chanoine Belloni a écrit pour demander qu'avec le visiteur on envoie à Bethléem deux salésiens à la fin mai. Le chapitre y consent et on s'accorde sur les noms de deux prêtres qui semblent très aptes à travailler en Palestine».5 Ce seront don Giovanni Battista Useo et don Corradini. Si bien que, le 15 juin 1891, le chanoine et les trois salésiens Barberis, Useo et Corradini pouvaient débarquer à Jaffa. Puis le 8 octobre suivant, arrivèrent à Bethléem quatre clercs et trois coadjuteurs salésiens, ainsi que cinq Filles de Marie Auxiliatrice. Enfin dix-sept salésiens, don Antonio Varaia, chef du groupe, six clercs et neuf coadjuteurs, les rejoignirent le 29 décembre. La fusion avait pris corps.6
Mais elle fut très laborieuse. Plusieurs collaborateurs de don Belloni le quittèrent pour le Patriarcat latin. D'autres rechignaient. Des rumeurs hostiles circulaient. Les salésiens menacèrent de retirer les soeurs. L'argent manquait. Au Patriarcat, on contestait au Fondateur la cession de ses biens en faveur de don Rua, car, disait-on, les dons lui avaient été faits, non pas à «titre personnel» (intuitu personae), mais «au titre du Patriarcat» (intuitu Patriarcatus). L'affaire prit si mauvaise tournure que don Rua manda en Palestine un Visiteur extraordinaire pour calmer les esprits. Don Celestino Durando arriva ainsi le 23 juillet 1892. Quand, accompagné par don Belloni, il se présenta au Patriarche, celui-ci lui demanda à brûle-pourpoint: «Vous êtes venu en Palestine pour retirer les salésiens?» - «On verra, on verra», rétorqua Durando. Mais don Belloni intervint aussitôt: «Si les salésiens partent, je pars aussi.» Et le Patriarche recula. On imposa seulement à don Belloni de restituer ses titres de chanoine, ce qu’il fit de bonne grâce entre les mains des deux envoyés du Patriarcat. Il s’inséra alors formellement dans le monde salésien. Durant les vacances d‘été 1893, don Belloni fit solennellement profession perpétuelle salésienne entre les mains de don Giovanni Marenco, venu sur place prêcher une retraite spirituelle. Don Rua paya les dettes de l’oeuvre et lui alloua à partir de cette année un subside annuel de vingt mille francs.
66.7 Le pèlerinage de don Rua en Terre Sainte |
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Les critiques s’apaisèrent dans les trois maisons devenues salésiennes de don Belloni. Rien ne pouvait mieux sceller l’union entre les esprits qu’une visite de don Rua en Terre Sainte. Il s’y décida en 1895.7
Don Rua, accompagné de son directeur spirituel général don Paolo Albera, embarqua à Marseille le samedi 16 février 1895 sur le navire Druentia, de la compagnie maritime Cyprien Fabre, pour se diriger vers Alexandrie d'Egypte. Le marquis de Villeneuve-Trans, coopérateur de Marseille, voyagerait avec eux. Un paquebot des Messageries maritimes, plus confortable, était prévu, mais, comme ce bateau ne partait pas au jour fixé par don Rua pour le départ, on opta pour l'autre. Les premiers jours furent très pénibles: un vent d'est violent obligea deux fois le commandant de bord à s'arrêter et à modifier sa route pour se rapprocher de la côte italienne. Nos voyageurs ballottés par les vagues souffraient. Le dimanche matin 17, don Rua sortit livide de sa cabine avec l'intention de célébrer une messe dûment annoncée. Il lui fallut y renoncer et s'allonger toute la journée sur sa couchette, parfois obligé de se cramponner pour n'être pas projeté sur le sol. Les valises dégringolaient. Des tonneaux roulaient avec fracas sur le pont. Cependant, nous assure don Albera, il restait calme, lisait ou priait. Enfin, dans la nuit du lundi au mardi la tempête s'apaisa. Et, le 19, don Rua et don Albera purent célébrer la messe, l'un servant celle de l'autre. Nos deux prêtres transformaient leur voyage en un temps de retraite, lisant leur bréviaire ensemble aux heures canoniques, faisant ensemble leurs méditations (à partir de textes lus à haute voix selon les règles de l'époque) ainsi que leurs lectures spirituelles quotidiennes.
La traversée Marseille-Alexandrie dura une semaine. Le navire put enfin accoster le dimanche 24 février. Ce jour-là, nos deux prêtres célébrèrent encore la messe à bord, saluèrent le commandant et l'équipage qui s'étaient montrés fort complaisants à leur égard et débarquèrent à Alexandrie, cité pittoresque, que don Albera se plut à décrire à don Belmonte. Avant de reprendre la mer pour atteindre la Palestine, ils logeraient au collège Saint François Xavier tenu par les pères jésuites. Ces pères «comblèrent d'attentions notre vénéré supérieur» (Albera). Don Rua voulut rendre visite au Délégué apostolique Mgr Corbelli, qui insista sur la nécessité de créer à Alexandrie un centre professionnel salésien. A l'évidence, il le convainquit, puisque son voeu sera exaucé dès l'année suivante. Don Rua tenta aussi, mais sans grand succès, de rencontrer des coopérateurs, entreprise complexe dans une ville aux rues sans dénomination et dont les habitations ne sont pas numérotées.
Le mercredi 27 février, don Rua et ses deux compagnons embarquèrent vers Jaffa sur un paquebot-poste d'une compagnie turque. Don Rua trouva un coin un peu tranquille pour écrire du courrier. Pas de célébration eucharistique possible le 28, jour où ils accostèrent à Jaffa. A leur grande satisfaction, une barque avec des salésiens vint les prendre à bord avec leurs bagages, ce qui leur évita bien des ennuis.
En ville, don Belloni les attendait impatiemment dans la maison des Franciscains. Les relations télégraphiques Alexandrie-Jaffa ayant été provisoirement interrompues, il n'avait pas été possible de le prévenir depuis Alexandrie comme don Rua l'eut désiré.
66.7.1 Bethléem et Jérusalem |
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A Jaffa, enfin sur le sol palestinien, nos voyageurs, attentifs jusqu'au scrupule à accomplir un authentique pèlerinage, s'empressèrent, nous apprend don Albera, de rechercher une église pour y réciter un Te Deum, un Pater et un Ave Maria, afin de gagner l'indulgence plénière accordée aux pèlerins quand ils arrivent en Terre Sainte. Accueil chaleureux dans le couvent franciscain. Don Rua, don Belloni et don Albera gagnèrent alors la gare pour le train de Jérusalem. Et voilà don Rua et don Albera attentifs à repérer tous les lieux signalés dans la Bible, apocryphes compris, ou sanctifiés par le passage de Jésus, de Marie et des apôtres: la maison de Simon le corroyeur de Jaffa, Joppé où Tabita ressuscita, Ramlah, antique Arimathie, patrie de Joseph et de Nicodème, qui veillèrent à la sépulture de Jésus, la vallée du Saron illustrée par les trois cents renards enflammés de Samson, etc., etc.
En gare de Jérusalem, tout un groupe de prêtres, de clercs et de jeunes accueillit le successeur de don Bosco. Les trois voyageurs partirent aussitôt en voiture dans la direction de Bethléem. Des jeunes les escortaient en galopant sur des chevaux ou des ânes, quelques-uns en courant. Ils saluèrent en passant le puits des Rois mages et le tombeau de Rachel. A un kilomètre de Bethléem, une partie des enfants de l’orphelinat attendait sur la route avec des lanternes la voiture de don Rua. Ils criaient leur joie. Peu à peu la troupe devint si compacte que, sa voiture étant bloquée, don Rua décida de continuer à pied. La «confusion est indescriptible» (Albera). Finalement, tout ce monde atteignit la chapelle parmi les vivats. Sur le seuil les prêtres attendaient en ornements sacerdotaux, les clercs en surplis. La musique joua un morceau. Don Rua fut conduit à l’autel, le Saint Sacrement fut exposé, et l’on entonna un Te Deum parmi les fumées d’encens et les lumières étincelantes.
Don Rua était bien fatigué. Il consentit toutefois à passer dans une salle pour un discours de bienvenue, auquel il répondit avec une grande cordialité. Après quoi toute la famille de l’orphelinat se réunit dans le même réfectoire, ce qui permit aux enfants de contempler pendant le repas le visage «doux et paternel de notre vénéré supérieur» (Albera). Décidément, don Rua recteur majeur avait complètement abandonné son masque sévère de préfet général attentif aux moindres accrocs au règlement.
Le vendredi 1er mars, don Rua participa à la méditation communautaire, puis célébra la messe, constatant avec plaisir qu’à l’orphelinat de Bethléem le premier vendredi du mois était dédié au Sacré Coeur de Jésus. Il rendit visite au Père Gardien des Franciscains et se dirigea vers la grotte de la Nativité. L’environnement le désola: la nef de l’antique basilique de Sainte Hélène était devenue une place pour les exercices des soldats turcs, son choeur avait été transformé en église à l’usage des Grecs orthodoxes (dénommés sans complexes «schismatiques» par Albera dans sa lettre à Belmonte). Dans la grotte elle-même, une étoile d’argent au dessus d’une table d’autel avertissait: Hic de Virgine Maria Jesus Christus natus est. [C’est ici que Jésus Christ naquit de la Vierge Marie] Don Rua se prosterna et pria longtemps. Mais il ne pouvait envisager d'y célébrer lui-même une messe, car l'autel était réservé aux orthodoxes et aux Arméniens. A quelques pas de là, une mangeoire de marbre lui signalait l'endroit où «les bergers et les Mages adorèrent le divin enfant» (Albera). Un autre autel y était lui accessible aux seuls prêtres catholiques. Don Rua y célébrera l'eucharistie le lendemain. Les sites plus ou moins historiques ne manquaient pas dans les alentours: la grotte où saint Joseph eut le songe qui enverra sa sainte famille en Egypte, celle où furent entassés les cadavres des Innocents, le sépulcre des disciples de saint Jérôme Paula et Eustochium, l'oratoire même de saint Jérôme... Tant de lieux sanctifiés comblaient le dévot don Rua, avide de saintes reliques.
Le 2 mars, à l'orphelinat, don Rua s'entretint longuement avec les confrères et les enfants. Le dimanche 3, don Rua, don Albera et le marquis de Villeneuve-Trans étaient invités à une réunion de la Conférence de saint Vincent de Paul, créée à Bethléem sur l'initiative de don Belloni. C'est le même esprit de charité, les mêmes prières, les mêmes préoccupations de venir en aide aux familles pauvres que dans les réunions similaires d'Europe, assurera don Albera. Le marquis en sortit enthousiasmé. A leur retour dans la maison, les jeunes leur avaient préparé un spectacle en italien, le drame de don Lemoyne intitulé «la Patagonia». «Il fallait applaudir chaleureusement les acteurs, arabes pour la plupart, qui avaient appris à grand peine leurs rôles en italien et les interprétaient admirablement» (Albera).
Le lundi 4 fut consacré à la visite de Jérusalem. Peu avant d'entrer en ville, nos pèlerins côtoyèrent la vallée de «la Géhenne», devenue une sorte de cloaque aux eaux stagnantes. Don Rua avait hâte de se prosterner au Saint Sépulcre. Mais il s'imposa de se présenter d'abord au patriarche latin, Mgr Piavi, celui qui, quelques années auparavant, avait souhaité être débarrassé des salésiens. «Bien que très souffrant, il le reçut avec une grande bonté, lui manifesta à plusieurs reprises sa joie de voir le successeur de don Bosco et évoqua les supérieurs salésiens qu'il connaissait déjà» (Albera). Du bureau du patriarche, don Rua passa dans celui de son coadjuteur Mgr Apodia et dans le séminaire accolé au Patriarcat. De sa terrasse il contemplait silencieusement la ville, mais les séminaristes arrivèrent et tinrent à lui baiser la main et à entendre quelques mots de lui. Ici, laissons parler don Albera dans sa lettre du 7 mars à don Belmonte. «Don Rua s'y prête volontiers et dans un langage simple et cordial les exhorte à cultiver l'étude et la piété pour faire grand bien à ces Missions travaillées par les schismatiques, par les protestants et même par les francs maçons qui, ces jours-ci, se réunissent en congrès à Jérusalem apportant de leurs lointains pays leur haine de Jésus Christ et de son Eglise.» Soit! La France exerçait alors une sorte de protectorat sur les catholiques orientaux. Don Rua alla donc aussi saluer le consul de France, qui le reçut avec vénération, lui présenta sa famille et se montra très intéressé par les oeuvres salésiennes, les donnant pour providentielles dans tous les pays, mais spécialement en Palestine. La visite protocolaire au consul italien fut réservée à l'après-midi. Elle sera longue.
Enfin, don Rua put visiter le Saint Sépulcre, le Calvaire, l'église de sainte Hélène «là où la Sainte Croix fut découverte» et «tant d'autres lieux devenus l'objet de la vénération des fidèles, tous compris dans la grande basilique du Saint Sépulcre» (Albera). Mais la nuit approchait et don Rua devait souper chez les Franciscains, qui avaient accepté de le loger, pour lui permettre de célébrer la messe au Saint Sépulcre le lendemain dès quatre heures du matin. Il partagerait une chambre avec deux autres pèlerins. Peu lui importait! D'ailleurs, il ne s'y reposa pas longtemps si, comme nous l'assure don Albera, il monta sur les galeries supérieures, et là «le regard fixé sur le Saint Sépulcre, prolongea sa prière jusqu'à une heure très avancée.»
Le lendemain matin Don Albera et le marquis de Villeneuve tinrent à servir eux-mêmes la messe de don Rua, «visiblement ému». Don Albera célébra à sa suite, tandis que don Rua agenouillé sur la pierre faisait son action de grâces. Puis nos pèlerins mettant leurs pas dans ceux de Jésus, suivirent partiellement la Via dolorosa, visitèrent diverses stations de ce Chemin de la Croix, entrèrent dans l’église des Dames de Sion où ils contemplèrent l’arc de l’Ecce homo, et se dirigèrent vers Gethsémani. Toutefois, ils n’y entrèrent pas et gravirent le Mont des Oliviers. Le couvent des carmélites bâti sur la route «s'élève à l'endroit même où Jésus Christ enseigna le Pater noster» (Albera). On y trouve aussi la grotte du Credo, «parce que, paraît-il, c'est là que les apôtres se réunirent quand, avant de se séparer, ils composèrent le Symbole des Apôtres» (Albera). Les carmélites les firent accompagner jusqu'à l'église de l'Ascension, où ils baisèrent la pierre qui «garde la trace des pieds de Notre Seigneur» (Albera). Bon! Don Rua visita aussi Betphagé, d'où Jésus contempla Jérusalem et annonça sa ruine, l'endroit où Jésus fut trahi par Judas, la grotte de l'Agonie, ainsi que le sépulcre de Marie, «qui est entre les mains des schismatiques», déplorera don Albera.
Leur émotion religieuse était constante et intense. On s'explique ainsi le commentaire d'Albera sur leurs pieuses visites de l'après-midi. Ils rencontrèrent alors beaucoup d'Anglais, expliquera-t-il, «parmi lesquels de nombreux pasteurs». «Ils visitent tout en touristes et ne donnent jamais le moindre signe de piété et de dévotion. Voilà le résultat de l'abolition du culte extérieur!» Nos trois pèlerins, quant à eux, le très pieux don Rua surtout, demeuraient toujours en prière.
66.7.2 A Crémisan |
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De retour à Bethléem, don Rua consacra la journée du 6 mars à la maison de Crémisan, à une belle distance, où il voulut se rendre à pied malgré le mauvais état du chemin. A Cremisan se regroupaient les jeunes destinés à la vie salésienne, soit comme clercs, soit comme coadjuteurs. Don Rua espérait en faire une pépinière de salésiens. C'était le jour de l'exercice de la bonne mort, preuve que les moeurs salésiennes étaient bien implantées dans les maisons de l'ex-Sainte Famille. L'exercice fut suivi d'une académie avec des compositions en latin, en italien, en français et en arabe. Après le repas fut représenté un drame en italien. On se serait cru en Italie, racontera don Albera. Don Rua voulut visiter la ferme et son cellier. Il regretta que la production de l'année précédente n'ait pas encore été écoulée. «Comme leur vente est difficile, et pourtant on a tant besoin d'argent», regrettera le même don Albera. Don Rua reçut les comptes rendus spirituels des confrères et de tout le personnel, qui tenait à se confier à lui.
Le 9 mars cinq confrères de Beitgémal arrivèrent à Bethléem. Ils avaient marché huit heures sous la pluie pour rencontrer don Rua, se figurant qu'il ne pourrait consacrer que très peu de temps à leur maison.8 Les 10 et 11 mars, furent consacrés par don Rua à diverses visites, le 10 aux hospitaliers de saint Jean de Dieu, qui fêtaient leur fondateur, le 11 à Jérusalem, surtout au patriarche Piavi, avec qui il devait traiter d'affaires importantes pour les maisons de Palestine. Don Albera, présent à l'entretien, écrira: «En cette circonstance, je pus réaliser en quelle haute estime le patriarche tient notre recteur majeur et combien grandes sont la perspicacité et la prudence de don Rua.»9
66.7.3 A Beitgémal |
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La visite de Beitgémal était prévue pour le 12. Don Rua venait à peine de prendre place en voiture pour la gare de Jérusalem, que don Albera, qui l'accompagnait, lui lisait un article du journal Italia Corriere sur l'assassinat par un séminariste de Catanzaro du salésien don Francesco Dalmazzo, son directeur. La tristesse de don Rua fut immense, et, entre Bethléem et Jérusalem, il ne cessa de revenir sur cette affreuse nouvelle, persuadé que la blessure ne serait pas mortelle, ce qui s'avérerait hélas erroné. Nos deux voyageurs parcoururent en train le trajet de Jérusalem jusqu'à la gare de Deyroban, d'où ils montèrent à la colonie agricole de Beitgémal. Selon la coutume du pays, des chevaux et des ânes leur avaient été offerts pour le transport. Don Rua préféra aller à pied jusqu'à la colonie malgré la distance et la chaleur.
A l’entrée de la propriété on lui chanta un hymne et plusieurs compliments lui furent adressés. Don Rua put constater avec quelle impatience il était attendu par les jeunes et plus encore par leurs maîtres. Il admira le jardin tout en fleurs et grimpa jusqu’à la maison, une sorte de grand château au sommet d’une colline. Les jeunes se serraient autour de lui, guettant toutes ses paroles, tandis que quelques cavaliers ne cessaient de caracoler à proximité en signe de joie. Dans la maison elle-même, on commença par chanter un Te Deum. Don Rua visita les lieux avec une évidente satisfaction. Au déjeuner presque tous les aliments provenaient de l’industrie de la colonie et du travail des Filles de Marie auxiliatrice attachées à la lingerie et à la cuisine. Surprise, quand il souleva le couvercle de la soupière, une colombe blanche s’envola pour lui souhaiter la bienvenue. Entre autres, on lui offrit du sanglier tué par le berger de la propriété. Le repas fut suivi de compliments et d’un concert interminable par le musicien attitré du village, lequel n’enchanta pas beaucoup nos Italiens, dont il écorchait les oreilles. Don Rua visita alors attentivement les écuries et le détail de la maison. Le 3 mars, ce fut la fête: au début de la matinée, communion générale; à dix heures, messe chantée en grégorien, puis bénédiction d’une grotte de Lourdes dans la cour de l’établissement; l’après-midi, comptes rendus spirituels de tous les confrères à don Rua. Somme toute, l'accueil dans cette humble colonie agricole avait été parfait.
66.7.4 A Nazareth |
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Enfin, le 14 mars, don Rua juché sur un petit âne et entouré par tous les enfants fit ses adieux à Beitgémal. Il souhaita de la prospérité à cette maison, qui traversait alors une grave crise financière. On partait à Nazareth, où, nous le savons, don Belloni avait acquis un terrain destiné à un orphelinat semblable à celui de Bethléem. De la gare de Deyroban, don Rua et ses deux compagnons commencèrent par gagner en train le port de Haifa, pour y trouver un bateau vers Jaffa, d'où ils rejoindraient Nazareth en voiture. La mer était calme. Le voyage en bateau, qui ne dura pas plus de six heures, fut tranquille. A Jaffa, les Carmes les reçurent malgré l'heure tardive (il était presque minuit). Et, le 15 mars, dès 7 heures du matin, ils étaient déjà sur la route de Nazareth.
Les voici enfin à destination. Les Franciscains les logeront. Sitôt le petit déjeuner terminé, nos pèlerins s'empressèrent d'aller vénérer la Santa Casa, la maison de Marie. Avec une intense dévotion, don Rua se prosterna devant l'autel, surmonté de l'inscription: Verbum caro hic factum est. [Ici le Verbe s'est fait chair]. Selon le compte rendu de don Albera, «ils virent les traces des fondements de cette maison que les Anges transportèrent à Lorette, ses dimensions, la grotte creusée dans la pierre sur laquelle la maison était adossée et une autre cavité qui, dit-on, servit de cuisine à Marie.»10 Don Rua eut aimé s'attarder et méditer longtemps en ces lieux sanctifiés par Jésus et Marie. Mais il lui fallait gravir la colline afin d'examiner le terrain des futures constructions et décider de leur usage. La proximité d'un établissement protestant stimula son zèle. En descendant, les voyageurs entrèrent chez le propriétaire du terrain. On leur offrit une boisson. Ils avaient des sièges, tandis que, à leur grand étonnement, la famille s'asseyait sur un tapis à même le sol. Le 16 mars, à 5 heures du matin, don Rua avait le bonheur de célébrer la messe dans le sanctuaire de Marie. Don Albera la célébra après lui, tandis que don Rua agenouillé sur la pierre faisait une longue et fervente action de grâces. Nos pèlerins s'efforcèrent de ne négliger aucun lieu mémorable de Nazareth: la fontaine de Marie, la chapelle érigée à l'emplacement de l'atelier de saint Joseph, avec l'inscription: Hic Iesus subditus erat illis [Ici Jésus leur était soumis], la mensa Christi, c'est-à-dire «une immense pierre sur laquelle, dit-on, Jésus Christ mangea avec ses disciples». Don Albera, à qui nous devons ces explications, n'était pas nécessairement dupe de toutes les pieuses traditions locales. Don Rua visita aussi la synagogue où Jésus, ayant ouvert le Livre, interpréta les mots: «Il m'a envoyé évangéliser les pauvres et guérir les coeurs contrits.» On lui montra la cime où les Juifs traînèrent Jésus et menacèrent de le jeter en bas. De là, ils aperçurent le Thabor en regrettant fort de ne pas pouvoir le visiter.
Après une collation chez les Franciscains (on était en carême), don Rua et ses deux compagnons partirent en voiture vers Haifa et le mont Carmel. Au monastère, les Carmes les reçurent avec beaucoup de cordialité. Après un office religieux, un dîner abondant leur avait été préparé. Don Rua prétexta les règles du jeûne pour s'en exempter. «Je vous en dispense en vertu d'une faculté que m'a accordée le Patriarche de Jérusalem», l'en informa le prieur. Et don Rua se résigna.
66.7.5 Rentrée à Bethléem |
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Cependant nos voyageurs avaient pris leurs billets pour un bateau, qui les transporterait à Jaffa. Son arrivée à Haïfa était prévue le lendemain 17 mars à trois heures du matin. Vers une heure et demie un frère carme invita les deux prêtres à célébrer la messe. Après une rapide collation, les trois voyageurs partirent à la recherche du «vapeur», qui devait les emmener. Mais une mer houleuse et le spectacle des passagers débarquant de Beyrouth dans des conditions périlleuses firent que don Albera - il assumera par écrit la responsabilité d'une décision non sans conséquences - estima que «le supérieur général d'une congrégation ne devait pas s'aventurer dans de telles conditions et que leurs confrères leur reprocheraient à juste titre un accident s'il s'en produisait». Il convainquit difficilement don Rua, qui finit par se résigner quand le capitaine l'eut prévenu qu'il serait probablement obligé d'aller jusqu'à Port-Saïd, ce qui eût empêché notre recteur majeur de reparaître à Bethléem à la Saint-Joseph, comme il s'y était engagé. Les billets furent remboursés.
Finalement les trois voyageurs se retrouvèrent sur la route de Jaffa dans une voiture avec un cocher de confiance, qui se révélera être un Allemand. Ils se lançaient dans une aventure inattendue. Il y eut des événements agréables: le passage dans une colonie juive très bien tenue, où don Rua put visiter la synagogue, la traversée pittoresque d'un groupement de Bédouins avec leurs tentes et leurs troupeaux... D'autres moments furent moins gais.
Les choses se gâtèrent en effet à la tombée du jour. A partir de dix-neuf heures, dans ces régions on ne peut plus circuler, expliquera don Albera. Le cocher doit voir où il passe et l'on peut être assailli par des Bédouins. La voiture s'arrêta donc près d'un village de misérables cabanes en torchis. Le chef proposa de les recevoir, mais nos voyageurs ne tenaient pas à manger entourés de spectateurs ni à dormir dans une cabane sur des nattes à même le sol. Ils remercièrent et refusèrent. Leur dîner consistera en un oeuf chacun, quelques sardines et un peu de vin. Ils dormiront dans la voiture, le cocher étendu par terre. Un Turc surveillera le campement. Malheureusement un vent froid soufflait de l'avant du véhicule resté ouvert. Aussi, le 18 mars, à partir de deux heures du matin, nos voyageurs, les membres endoloris par l'air humide et une position incommode, commencèrent de s'impatienter. Don Rua, qui avait cru pouvoir se protéger du froid son manteau sur la tête, se retrouvait les jambes raidies. Il insista à plusieurs reprises pour demander au cocher de se remettre en route. Lui faisait mine de ne pas comprendre. Finalement, les bêtes furent attelées et, vers trois heures, la voiture s'ébranla. «Je t'assure, écrivait à cet endroit Albera à Belmonte, qu'il nous parut très opportun non seulement de faire le signe de la croix, comme à chaque fois que la voiture se mettait en marche, mais de nous recommander du fond du coeur à notre Ange gardien.» On comprit vite en effet pourquoi, dans cette zone accidentée, le voiturier s'était tellement fait prier pour repartir avant le lever du jour. Nos voyageurs retenaient leur souffle à chaque traversée d'un fossé. Quand la voiture penchait, ils craignaient toujours de verser. Ce qui d'ailleurs faillit arriver quand l'une des roues heurta brusquement une grosse branche invisible sur le chemin et que le cocher n'évita la chute qu'en faisant lui-même contrepoids sur l'extrémité de son siège. L'approche d'un pont sans parapet au-dessus d'un torrent les épouvanta. Don Rua voulait prier le cocher de descendre pour tenir les trois chevaux par la bride. Il ne broncha pas, rapprocha les bêtes avec ses rênes, les fouetta et les fit avancer serrées l'une contre l'autre, tandis que ses voyageurs retenaient leur souffle et se recommandaient à Marie auxiliatrice en jetant furtivement un coup d'oeil sur l'eau qui roulait profonde et bruyante en contrebas. Lisons à cet endroit don Albera dans sa lettre à Belmonte: «Don Rua ne perd pas ces occasions pour dire à ses compagnons de voyage: Qu'est-ce que ces misères en comparaison de ce que souffrent nos missionnaires! Il ajoute que le Seigneur les a amenés dans ces régions pour qu'ils se fassent une idée des dangers qu'ils courent et de leurs aventures.» Notre recteur majeur pensait sans cesse à ses missionnaires dans les forêts amazoniennes ou équatoriennes. Enfin le jour se leva, et les deux prêtres, qui avaient déjà récité leurs prières du matin, lurent leur bréviaire. Et, vers neuf heures, le cocher, sortant de son silence habituel, montra au loin à ses passagers le clocher et l'église de Jaffa. A 10 heures, ils étaient dans la Maison du pèlerin de cette ville.
Le retour à Bethléem fut plus classique: train de Jaffa à Jérusalem, avec, pour intermède, en gare de Deyroban, les salutations à don Rua de confrères, de soeurs et de jeunes de Beitgémal (on se demande comment ils avaient été informés... ); et, à Jérusalem, des amis ou connaissances de don Rua lui offrirent leurs voitures pour le transport jusqu'à l'orphelinat de Bethléem, où les trois voyageurs débarquèrent enfin ce 18 mars à 18 heures trente.
Le 19 mars, fête de saint Joseph, saint particulièrement vénéré en Terre Sainte, devait clôturer dignement le pèlerinage de don Rua au pays de Jésus. Il chanta une messe très solennelle dans la chapelle de l'orphelinat. Après le déjeuner, il y reçut plusieurs professions religieuses, puis remit la soutane à plusieurs novices. La cérémonie s'acheva avec la bénédiction du Saint Sacrement. On l'attendait impatiemment à proximité dans l'oratoire des filles tenu par les soeurs salésiennes. Il s'agissait de la prise d'habit d'une soeur de Bethléem. On n'avait jamais assisté à pareil événement. «L'enthousiasme des filles et de leurs parents était incroyable», écrira don Albera. A la suite de la cérémonie, don Rua s'exprima en italien. Bien que son jeune public n'y comprît pas grand chose, il l'écouta «silencieux et recueilli», selon le même témoin. C'était la dernière soirée de don Rua au pays de Jésus: il en profita pour distribuer encore aux salésiens quelques conseils et des paroles d'encouragement. Tous les coeurs étaient touchés. Quand, le lendemain, à six heures et demi du matin, il bénit une fois encore jeunes et confrères, avant de quitter définitivement la maison, «presque tous les yeux se remplirent de larmes» (Albera).
66.8 Le retour en Europe |
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Nos trois pèlerins embarquèrent le 20 mars à Jaffa sur le Sindh, navire destiné à les transporter jusqu'à Marseille, via Port-Saïd et Alexandrie. Mais ils le laisseraient à Port-Saïd pour le retrouver à Alexandrie, après avoir traversé l'Egypte en train du sud au nord. Des amitiés furent aussitôt nouées. Un médecin français d'origine polonaise, qui avait connu le marquis de Villeneuve dans une maison d'exercices spirituels des pères jésuites de Marseille, s'empressa d'offrir sa cabine à don Rua, dès qu'il eut appris qu'il s'agissait du supérieur général des salésiens. C'est ainsi que notre recteur se retrouva dans une véritable petite chapelle aux parois ornées de gravures pieuses. Il y célébrera la messe et le médecin y assistera. Un M. Descamps, très riche commerçant lillois, parfait connaisseur de la Palestine et d'un peu tout l'Orient, se déclara coopérateur salésien. Conversant avec M. de Villeneuve, il réalisa qu'ils avaient été l'un et l'autre élèves du collège Rollin à Paris. Pour faire plaisir à nos trois pèlerins, lui aussi descendra à Port-Saïd le 21 pour le trajet en train jusqu'à Alexandrie.
Une escale s'imposait au Caire. Le 22, tout ce monde se retrouvait chez les pères jésuites de cette ville. Don Rua se mit à la recherche des coopérateurs de l'endroit. Ces personnes s'accordaient pour réclamer une école professionnelle salésienne au Caire. Mais, à la différence d'Alexandrie, leur voeu ne sera exaucé que bien après le rectorat de don Rua. Exceptionnellement, don Rua acceptait la proposition du Père Ministre (économe) jésuite, d'une promenade semi-touristique jusqu'aux Pyramides. Il est vrai qu'elle comprenait au retour une visite de Matarieh où la tradition locale fait vivre la Sainte Famille fuyant Hérode et ses massacres. Ils traversèrent le Nil, avec une pensée pour le bébé Moïse dans une corbeille surveillée par sa grande soeur. L'énormité des Pyramides les impressionna. Seule, l'indiscrétion d'une nuée d'Arabes, qui prétendaient les uns leur servir de guides, d'autres les faire monter sur des chameaux, et puis de gens réclamant un salaire pour des services qu'ils n'avaient pas rendus, gâchait leur plaisir. Le Père Ministre dut même menacer du fouet d'un cocher un homme particulièrement violent.
A Matarieh, ils commencèrent par rechercher l'arbre, «sous lequel la Sainte Famille se reposa». «Il est objet de vénération par les musulmans eux-mêmes», racontera avec satisfaction don Albera. Puis ils allèrent boire de l'eau à la fontaine qui désaltéra la Sainte Famille. Après un crochet par Héliopolis, leurs voituriers les menèrent dans la partie ancienne de la ville, jusqu'à «la maison, où l'on croit qu'habita la Sainte Famille lors de son exil en Egypte». Leur esprit critique se réveillait un peu. «La tradition selon laquelle c'est bien la maison habitée par saint Joseph et Marie très sainte, ne semble pas sans fondement», écrira Albera. «Ce lieu est entre les mains des Coptes», ajoutait-il mélancoliquement.
Le lendemain, après la messe, le supérieur des jésuites tint à accompagner lui-même don Rua jusqu'à la gare du Caire. Vers midi, tout le groupe était déjà dans le bel établissement des jésuites d'Alexandrie, où nos trois pèlerins avaient logé quelques semaines auparavant. Et, le 24, ils retrouvaient le Sindh et ses nombreux passagers, qui les mènerait directement jusqu'à Marseille. Une sérieuse entorse obligeait le médecin si délicat à garder la jambe étendue: il ne pouvait plus marcher. Don Rua lui dit son regret d'occuper sa cabine, alors qu'il en aurait eu tellement besoin. Mais le médecin ne voulut rien entendre. Durant la traversée, chaque matin, il s'y traînera pour assister à la messe de don Rua.
Lors des repas, dans la salle à manger, les cinq ou six prêtres présents sur le vaisseau s'installèrent aux mêmes tables, prièrent ensemble et conversèrent sur des thèmes religieux. Mais on était encore en carême, don Rua avait garde de l'oublier. Il jeûnera durant toute la traversée. Lisons ici don Albera. «Don Rua, avec une constance que tous n'ont pas le courage d'imiter, s'arrange pour qu'un mets lui serve de collation à midi, et l'autre de repas le soir. Il est vrai qu'il doit alors parfois se contenter de quelques olives et d'une poire, car tout est préparé à la graisse.»11 Les excuses sur l'application stricte des lois ecclésiastiques invoquées par les casuistes ne le concerneront jamais. Il sera toujours exigeant avec lui-même. Le temps change parfois et la tempête ralentit le navire. Certains voyageurs seront tellement incommodés, qu'on ne les verra qu'à l'arrivée à Marseille, racontera encore don Albera. Ce n'est pas le cas de don Rua, peut-être grâce à l'austérité de son régime. Les variations du temps déconseillèrent au capitaine de passer par le détroit de Bonifacio. On fera le tour de la Corse, et le voyage durera dix heures de plus que prévu. Enfin, le 29 mars, vers 15 heures, le Sindh entrait dans le port de Marseille. A leur grande surprise, les salésiens venus l'accueillir trouvaient un don Rua barbu: il s'était astreint à reprendre une ancienne coutume des pèlerins en Terre Sainte et avait laissé pousser sa barbe.
Ce pèlerinage avait permis à don Rua de revivre pour sa plus grande édification la vie de la sainte famille de Jésus, Marie et Joseph, de renforcer définitivement les liens entre la congrégation salésienne et les divers sites de l'oeuvre Belloni en Palestine et aussi de prendre un contact bénéfique avec des populations orientales dont il ignorait tout jusque là. Il rentrerait à Turin différent, après du reste, quelques étapes dans le sud de la France. Mais il devait absolument être présent chez lui pour la semaine sainte et la préparation immédiate de la grande manifestation des coopérateurs salésiens prévue à Bologne au mois d'avril.
66.8.1 Notes |
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1. Verbali del Capitolo, 25 août 1890.
2. Sur Antonio Belloni, voir la biographie de Giorgio Shallub, Abuliatama. Il Padre degli orfani nel paese di Gesù, Turin, SEI, 1955.
3. Article anonyme «Un'era della carità in Palestina. Abuna Antun Belloni», Osservatore Romano, 21 août 1935, reproduit en MB XVII, p. 896.
4. Verbali del Capitolo, 6 et 9 octobre 1890.
5. Verbali del Capitolo, 7 février 1891.
6. Récit dans E. Ceria, Annali II, p. 180-184.
7. Sur le voyage de don Rua en Terre Sainte, longues lettres de don Paolo Albera à don Domenico Belmonte, préfet général, aussitôt imprimées pour être envoyées aux directeurs. Les trouver dans FdR 3003 C10 à 3004 A11, soit sur 38 grandes pages. Récit «Don Rua en Palestine», Bulletin salésien, 1895, p. 189-195, 137-139, attribué en son début par le Bulletin plus ou moins légitimement au marquis de Villeneuve Trans, qui était du voyage. Nous ne donnerons pas les références précises aux lettres de don Albera. Le chercheur intéressé les retrouvera aisément.
8. On voit inopinément apparaître à cet endroit dans le récit de don Albera le salésien français Athanase Prun (1861-1917), futur créateur de l'orphelinat Jésus Adolescent de Nazareth, promu au sous-diaconat ce jour-là.
9. Lettre du 19 mars, FdR 3003 E6.
10. FdR 3003 E9-10.
11. FdR 3004 A10.
66.9 L'organisation des coopérateurs salésiens |
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Avec la mise sur pied de la Pieuse Union des Coopérateurs Salésiens, le projet de don Bosco de créer des salésiens du dehors avait fini par aboutir en 1876. Un règlement en forme les régissait. Les coopérateurs étaient désormais nombreux en France et en Espagne, en Italie surtout. En juillet 1894, un voyage d'un mois à travers la Suisse, l'Alsace-Lorraine et la Belgique, avait appris à don Rua que don Bosco comptait aussi de fervents admirateurs dans les cantons suisses du Tessin (Lugano) et d'Argovie (Muri), en Alsace (Obernai, Andlau, Sainte-Marie-aux Mines), en Lorraine (Metz), en Belgique (Liège, Hechtel, Bruxelles) et jusqu'à Maestricht, dans les Pays-Bas1.
Il convenait d'organiser et d'inspirer tout ce monde, considéré par don Bosco comme une manière de tiers-ordre salésien. Sa raison d'être souvent mal comprise avait été bien spécifiée par don Bosco dans une conversation avec don Lemoyne le 19 février 1884: «Le véritable but direct des Coopérateurs n'est pas d'aider les salésiens, mais d'aider l'Eglise, les évêques et les curés sous la direction des salésiens. Secourir les salésiens, ce n'est que venir en aide à l'une des innombrables oeuvres de l'Eglise catholique.»2 En conséquence don Rua estima qu'il fallait intéresser clairement les diocèses. Il convoqua donc pour les 12 et 13 septembre 1893, auprès de la tombe de don Bosco à Valsalice, le premier congrès des directeurs diocésains des coopérateurs d'Italie. Vingt-six diocèses répondirent à l'invitation. Dès la séance d'ouverture de la réunion, don Rua voulut montrer que don Bosco, dans le respect de la hiérarchie, tenait à «grouper tous les ouvriers du bien autour des évêques et, par là, autour du vicaire de Jésus Christ.»3 Le résultat de la rencontre le combla, comme il le déclarait quelques jours plus tard. dans une affectueuse lettre collective de remerciement.4
Un pas de plus dans l'organisation fut accompli en 1894, quand don Rua fit publier une sorte de guide à l'intention des responsables de la Pieuse Union. Ce sera le «Manuel théorique et pratique à l'usage des décurions et des directeurs de la Pieuse association des Coopérateurs Salésiens.»5 La première partie précisait le rôle du «décurion», responsable d'une dizaine de Coopérateurs ou Coopératrices; du directeur diocésain, un ecclésiastique responsable au plan diocésain; du codirecteur, dans les villes importantes; du comité salésien, du sous-comité des coopératrices, des «zélateurs» et des «zélatrices». La seconde partie du livret, tout entière consacrée aux «oeuvres de zèle» contenait queques éléments-clés d'une véritable spiritualité apostolique: action et prière, oeuvre des catéchismes («chaque coopérateur devrait être un catéchiste»), les vocations ecclésiastiques (dans la famille, dans les écoles), la presse (à diffuser parmi le peuple, dans les catéchismes, les oratoires, les ateliers et les hôpitaux), la jeunesse abandonnée (à aider en coopérant aux oeuvres qui lui sont destinées et en soutenant l'action des salésiens) et enfin un moyen puissant, l'argent, et la nécessité de le bien employer.6
66.10 La préparation du congrès de Bologne |
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Sur ce, le succès remporté par le congrès des directeurs diocésains de Valsalice fit germer dans l'esprit du cardinal Domenico Svampa, archevêque de Bologne, grand admirateur de don Bosco, désireux d'avoir ses fils dans sa ville, et hôte de l'Oratoire durant le congrès eucharistique de Turin en septembre 1894, l'idée d'une large manifestation, qui s'étendrait non plus aux seuls cadres dirigeants, mais à tous les coopérateurs d'Italie et d'ailleurs. Elle agréa immédiatement à don Rua qui, en novembre, proposa au cardinal sa ville de Bologne comme lieu de ce grand congrès salésien. L'Eminence ne se contenta pas d'accepter aussitôt la proposition, mais tint à considérer l'affaire comme sienne propre. Il fallait lancer l'idée dans le public. C'est alors qu'entra en scène le salésien don Stefano Trione (1856-1935), orateur puissant et parfait organisateur.7 Le 26 novembre, devant l'archevêque, et face à un auditoire comprenant des membres éminents du clergé, «des patriciens, des matrones, des ouvriers, des employés et des femmes du peuple», selon le secrétaire général du Congrès, don Trione prononça un discours sur «Don Bosco et la jeunesse du dix-neuvième siècle», puis, profitant des bonnes dispositions de son public et fort de l'appui de l'archevêque il proposa de convoquer à Bologne au printemps de 1895 les coopérateurs salésiens, «qui sont les propagateurs et le soutien des oeuvres de don Bosco».
La préparation fut ultra-rapide. Au cours de la matinée du lendemain 27 novembre l'archevêque aida don Trione à constituer un comité organisateur. Et, le soir même, toutes ces personnes déjà prévenues étaient réunies dans une salle de l'archevêché. Don Trione leur expliquait en présence du cardinal qu'il s'agissait de promouvoir le premier congrès des coopérateurs salésiens, à tenir dans leur ville de Bologne les 23, 24 et 25 avril suivants. Le but était de faire mieux connaître l'utilité et l'opportunité des oeuvres fondées par don Bosco, qui cherchent à promouvoir la bonne éducation des jeunes du peuple par des oratoires du dimanche, des collèges, des foyers, des maisons d'éducation, des écoles d'arts et métiers; elles s'occupent aussi de l'assistance des émigrés italiens, surtout en Amérique du Sud, et des missions lointaines en Asie, en Afrique et parmi les «sauvages» de l'Amérique. Un tel congrès encouragerait le zèle et l'activité des coopérateurs salésiens «qui sont dans le monde comme des Tertiaires de don Bosco, désireux de reprendre son esprit et d'imiter ses oeuvres.»8
Le soir même du 27, le comité dûment constitué et hiérarchisé autour de son président, Mgr Nicola Zoccoli, évêque de Sébaste, vicaire général de l'archevêque, pria don Rua d'accepter son projet, l'informant que le cardinal Svampa occuperait la présidence d'honneur dudit congrès. «Je laisse imaginer à Votre Excellence, répondit don Rua au président du comité, avec quel plaisir j'approuve un si beau dessein, prêt à lui donner en temps voulu toute la publicité, tout l'appui dont je peux être capable auprès de nos bons coopérateurs. Si ensuite, il semble convenir que, au titre de supérieur des salésiens, j'assume la présidence effective de ce congrès, bien que non sans une certaine crainte, j'accepte votre bienveillante invitation, comptant sur l'appui du comité et sur la bienveillance des coopérateurs qui y prendront part.»9
Don Rua suivit alors avec admiration et reconnaissance le travail minutieux de préparation des assemblées. Le comité créa six commissions préparatoires 1) pour la recherche et l'adaptation de la salle du congrès, 2) pour la quête des offrandes et l'obtention de réductions en chemin de fer, 3) pour le logement des congressistes, 4) pour la presse, 5) pour l'examen et l'ordre des discours, 6) pour les cérémonies religieuses et les festivités. Quant au programme il fut partagé en quatre sections: éducation et instruction, missions salésiennes, presse, organisation des coopérateurs.
Il fallait intéresser les autorités ecclésiastiques à l'opération. En janvier 1895, le président du comité envoya deux circulaires à l'épiscopat italien, l'une pour lui notifier officiellement le congrès et y inviter leurs Excellences, l'autre pour les prier de députer dans chaque diocèse une personne avec laquelle le comité puisse correspondre et qui s'emploierait à distribuer les circulaires et les invitations éventuelles. Les adhésions les plus honorables affluèrent aussitôt. Cardinaux et évêques se félicitaient de la tenue d'une assemblée propre à restaurer la vitalité de l'Eglise et de la société. Pour faire bonne mesure, dans sa lettre pastorale de carême le cardinal Svampa annonçait le congrès à tous ses diocésains. Deux «numéros uniques» avec articles et illustrations de circonstance furent publiés par les soins de la commission du comité «pour la presse». Les Bulletins salésiens n'étaient pas en reste. La nouvelle se répandait ainsi même hors des frontières italiennes. Quand la présidence du comité fut assurée de la participation de coopérateurs d'au moins sept nations européennes, elle n'hésita plus à parler de congrès international. Le congrès des coopérateurs salésiens devenait un événement sensationnel pour la ville de Bologne.
66.11 Le déroulement du congrès de Bologne |
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Don Rua accompagné par don Filippo Rinaldi, inspecteur d'Espagne, arriva en gare de Bologne dans l'après-midi du 21 avril. De nombreux membres du comité l'attendaient. Avec le cardinal Svampa il put admirer la magnifique salle des séances installée dans l'église baroque dite de la Santa (sous-entendu Caterina de' Vigri) Une immense tenture avec en son centre le buste de Léon XIII surplombait le haut du choeur garni d'une estrade à deux niveaux, prévus l'un pour la présidence d'honneur, l'autre pour la présidence effective. Les bustes de Pie IX et de don Bosco étaient apposés de l'un et l'autre côté du chœur.10
La journée du 23 avril commença par une cérémonie d'ouverture dans la basilique San Domenico. A huit heures au milieu d'une immense foule défila depuis la sacristie une longue procession: des clercs, des prêtres, des curés, des chanoines, don Rua, vingt-et-un évêques et archevêques en chapes avec mitres et crosses, les cardinaux de Ravenne, de Ferrara, de Milan, enfin le cardinal Svampa qui célébrera la messe pontificale du Saint Esprit. La musique de Palestrina correspondit parfaitement à la somptuosité du décorum.
La cérémonie religieuse terminée, les congressistes munis de leurs cartes nominatives se dirigèrent vers l'église de la Santa préparée pour l'assemblée. Toutes les places furent rapidement occupées. Sur les bancs de la presse siégeaient les représentants de trente-neuf journaux italiens de toutes tendances, de quatre journaux espagnols, de sept journaux autrichiens, de quatre journaux français, d'un journal allemand, de trois journaux suisses et de deux journaux anglais. L'entrée des vingt-cinq prélats fut saluée par de bruyants applaudissements. Et l'arrivée de don Rua sera décrite dans les termes suivants par un périodique milanais: «Tandis que s'apaisaient les murmures et les derniers applaudissements, voici qu'ils reprennent de plus belle, que tous se lèvent, allongent le cou et écarquillent les yeux: un pauvre prêtre, maigre, hâve, sec, humble et modeste, mais le visage tout rayonnant d'un rire bon enfant, monte à la table de la présidence. C'était don Rua, celui qui a recueilli l'héritage de don Bosco et qui, reproduisant en soi les vertus de son père, ne nous a pas fait longtemps pleurer sur la tombe de l'apôtre de Turin.»11
Le cardinal Svampa salua l'assemblée, en commençant par les dignitaires ecclésiastiques, auxquels il associa don Rua, qui, disait-il, a recueilli avec la charge l'esprit même de don Bosco. Le secrétaire général lut le Bref de Léon XIII au congrès, qui exaltait le travail des salésiens pour la bonne éducation de la jeunesse et la diffusion de la civilisation et de la foi chrétienne parmi des populations encore païennes. Au nom du comité promoteur du congrès, son président en expliqua l'origine et la signification. Enfin don Rua remercia les organisateurs, en particulier le cardinal Svampa, fervent admirateur de don Bosco depuis que, petit séminariste à Fermo, il avait été choisi pour lire le compliment poétique qui lui était adressé lors de sa visite à l'institution. Un immense applaudissement s'éleva tandis que don Rua baisait la main du cardinal et que celui-ci l'embrassait et le baisait au visage.
Le congrès était réparti, comme il a été dit, en quatre sections: 1) Education et instruction, 2) Missions salésiennes, 3) La Presse, 4) Organisation de la Pieuse Union des Coopérateurs salésiens. Chacune des sections devait élire son président, son secrétaire et son rapporteur. Le programme journalier était très serré. A 8 heures, messe lue célébrée par un cardinal le deuxième et le troisième jours. A 8 heures 30, réunions par sections, chargées de préparer les motions soumises à l'assemblée; à 10 heures, assemblée générale; à 13 heures, réunions par sections; à 15 heures, assemblée générale; à 17 heures, sermon par un archevêque et bénédiction du très saint sacrement dans la basilique San Domenico. Le troisième jour était prévue en soirée dans la salle même du congrès une académie en l'honneur des congressistes. Afin de célébrer l'événement au plan diocésain, un pèlerinage par paroisses au sanctuaire de la Vierge de saint Luc avait été ordonné par l'archevêque pour le 26 avril, donc au lendemain de la clôture.
La liste des titres des interventions, toutes soigneusement préparées, suffit à démontrer la variété et l'étendue des intérêts des congressistes. C'était: Don Bosco et ses oeuvres, la Coopération salésienne, l'origine et la mission des coopérateurs salésiens, le système éducatif de don Bosco, les oratoires du dimanche et les catéchismes, les classes de religion, les écoles primaires et secondaires, les collèges et les internats, l'éducation des filles et l'Institut des Soeurs de Marie Auxiliatrice, l'éducation des jeunes ouvriers, les colonies agricoles salésiennes, les Missions salésiennes, la protection des migrants, la participation financière aux oeuvres salésiennes, la presse populaire, les livres scolaires, l'oeuvre salésienne au service de l'Eglise et pour le bien de l'humanité, enfin «le Pape et don Bosco».
Pour être équitable, il faut y joindre les nombreuses motions élaborées par les sections, adoptées par l'assemblée et disséminées dans les Atti, à propos notamment de la contribution des coopérateurs à l'éducation religieuse des enfants; sur leur participation à la catéchèse en famille et aux catéchismes paroissiaux; sur leur volonté de faire introduire dans les écoles primaires publiques un enseignement religieux dans les formes et le sens voulus par l'Eglise; sur leur souci de choisir pour leurs propres enfants des écoles et des collèges en fonction de critères pleinement inspirés par la foi et la morale catholiques; sur leur intention d'user de leur autorité ou de leur influence, pour que les municipalités préfèrent dans les concours les enseignants dont l'éducation, les études et les qualités morales garantissent l'espoir qu'ils rempliront bien leur charge tant du point de vue pédagogique que du point de vue religieux; sur l'aide qu'ils doivent apporter aux migrants; sur leur lutte contre la presse immorale et impie et leur appui à une presse populaire de bonne qualité; ou encore sur la nécessité pour les parents de bien contrôler les ouvrages scolaires de leurs enfants. Les onze motions sur la condition ouvrière, en parfaite consonance avec «l'admirable encyclique Rerum novarum» de Léon XIII (1891), mériteraient d'être reproduites ici in extenso, tant elles démontrent la forte audience de ce document dans le monde salésien. Mais nous les retrouverons. Le tout constituait un vaste programme apostolique, au moins pour les coopérateurs salésiens d’Italie directement visés par ces instructions. Restait à le mettre en œuvre, mais c’est le problème majeur de ce genre de manifestation.
66.12 La clôture du congrès |
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La dernière assemblée générale se tint dans l'après-midi du 25 avril.12 Au titre de président effectif du congrès, don Rua, qui avait contrôlé avec tact toutes les réunions, prit la parole d'une «voix tremblante d'émotion» selon la chronique. Ce fut un discours de remerciements au pape Léon XIII pour son Bref au congrès; et, pour leur présence, aux quatre cardinaux, aux quatre archevêques, aux vingt-cinq évêques, aux prêtres, aux laïcs, aux coopérateurs et coopératrices accourus en nombre à Bologne pour ces journées. «Les 23, 24 et 25 avril 1895 seront imprimés en lettres d'or dans l'histoire de la congrégation salésienne, conclut-il. En leur centre brillera dans une ardente lumière le nom de l'Eminentissime Cardinal Svampa». Tonnerre d'applaudissements.
Le vice-président Achille Sassoli-Tomba remercia alors les organisateurs et tout le public au nom des coopérateurs salésiens de la ville de Bologne.
Puis le cardinal Svampa, président d'honneur du congrès, s'exprima. Dans les Atti, ses propos furent recueillis en partie tels qu'ils avaient été prononcés. Il ne semble pas inutile de les reproduire ici, malgré leur caractère oratoire plus ou moins convenu, parce qu’ils nous aident à entrer nous-mêmes un tant soit peu dans l’atmosphère de la clôture d’un congrès bien mené. On y remarquera le coup de chapeau à notre don Rua.
Le bonheur que le cardinal ressentait face à la parfaite réussite de la manifestation était «un peu gâté, disait-il, par un sentiment de frustration, parce que c'est la dernière session, parce que nous devons nous détacher de tant et de si chères personnes, parce que nous n'entendrons plus ces discours tellement pratiques et si intéressants qui ont ranimé l'espérance dans notre coeur. Oh! pourquoi ces discours ne sont-ils pas gravés en lettres éternelles! Mais leur souvenir reste vif dans le coeur de tous et il est consolant de penser que ce qui a été dit sera reproduit avec grand soin. Du reste une peine touche encore mon coeur, celui de devoir bientôt me détacher de personnes très chères qui, ces jours-ci, nous ont honorés de leur présence et ont permis de faire si bien aboutir l'oeuvre des promoteurs; de ces personnes qui aujourd'hui nous remercient de l'hospitalité reçue, alors que nous devons les remercier nous-mêmes d'avoir accepté notre invitation; de ces personnes qui ici ont été satisfaites de tout, parce que leur coeur est bon. Tandis que, de notre côté, il n'y a qu'une séparation dans l'espace et entre personnes, la pensée que nous aurons d'autres occasions de nous retrouver me réconforte. En outre, devoir dire adieu à mes très chers salésiens me fait mal, surtout de dire adieu à mon très cher don Rua, l'âme de ce congrès. Mais ce n'est pas pour longtemps, car il l'a dit et la parole de don Rua est toujours tenue (applaudissements enthousiastes), c'est comme la signature d'un chèque dûment daté. Nous, nous les aurons les salésiens, mais plus en hôtes comme ces jours-ci; plus de passage, mais de façon stable (applaudissements).13 Chacun, en quittant le congrès, rentrera chez lui enflammé d'une ardeur nouvelle pour la sainte cause du bien. Travaillons, oui, travaillons ensemble, coopérons tous unis. Telle est notre aspiration. Unis par la foi, le coeur et la charité, faisons en sorte que n'entrent pas chez nous les funestes dissensions qui tuent les bonnes oeuvres. Sachons nous dominer et refréner les passions assassines de l'orgueil, de l'ambition, de la vanité. Que Dieu donne de la force à nos saintes propositions et les bénisse. Et la Vierge de saint Luc, qui nous a assistés et guidés durant notre congrès, nous attend demain dans son sanctuaire de la Guardia pour nous bénir à nouveau. Apportons-lui les fleurs parfumées de notre dévotion et elle bénira nos oeuvres maintenant et toujours et fera en sorte que, comme nous avons été si heureusement rassemblés dans cette église de la Santa, transformée en notre cénacle, nous puissions nous retrouver heureux d'obtenir de Dieu cette hospitalité que don Rua nous souhaitait et qui est la récompense accordée à ceux qui persévèrent.» Au terme de ce magnifique discours, écrivit le chroniqueur, le public éclata en de longs et irréfrénables applaudissements.
66.13 Les sentiments de don Rua sur le congrès de Bologne |
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Sitôt rentré à Turin, don Rua s'empressa d'adresser aux salésiens une circulaire tout entière consacrée au congrès de Bologne.14 Il en tremblait encore d'émotion et ne parvenait pas à concilier sa modestie naturelle avec la splendeur de la manifestation.
«Pendant quatre jours j'ai eu le bonheur d'assister à un si sublime spectacle de foi, de zèle, de charité et, disons-le, de sympathie envers notre humble société, que mon coeur en est encore bouleversé et mon esprit tout rempli. Je ne tente même pas de mettre sous vos yeux tout ce qu'il m'a été donné de voir et d'entendre. Malgré tous mes efforts je ne parviendrais qu'à vous donner une pauvre et bien pâle image de l'événement. Je devrais raconter des choses si belles, si extraordinaires, si merveilleuses qu'elles paraîtraient exagérées à quiconque n'en a pas été le témoin oculaire.»
Il laissera donc à d'autres le soin de retracer l'histoire et la physionomie d'un congrès «qui couvrira l'une des plus belles pages des Annales de notre Pieuse Société» et se contentera d'expliquer qu'il a fait magnifiquement ressortir la bonté du Seigneur «envers les humbles fils de don Bosco». La naissance de l'idée du congrès, l'enthousiasme qu'il avait déclenché dans la ville de Bologne, l'activité inlassable du comité organisateur, le choix de la basilique de la Santa pour les assemblées, l'émulation des plus illustres familles pour loger les congressistes, la dévotion de tout un peuple lors des cérémonies religieuses matin et soir dans une basilique de San Domenico capable «de recevoir quinze mille personnes», tout dans ce congrès lui paraissait tenir de l'extraordinaire. Le lendemain de sa clôture, couronnant la manifestation environ cinquante mille fidèles avaient gravi le mont de la Guardia en union avec les congressistes pour remercier la Vierge de San Luca de son heureux déroulement.
Il ne pouvait taire la bienveillance particulière des autorités civiles envers les participants. Rien n'avait été épargné pour le maintien de l'ordre public. Les congressistes avaient été partout traités avec une exquise gentillesse. Ils avaient pu visiter gratuitement les musées de Bologne sur la seule présentation de leurs cartes d'adhésion. L'épiscopat, non seulement italien, mais de régions éloignées, avait donné en la circonstance «la plus belle preuve de son affection et de son estime envers les pauvres fils de don Bosco». Quatre cardinaux et plus de trente évêques étaient intervenus personnellement dans le congrès. «Et d'autres en quantité innombrable lui avaient envoyé leur adhésion en des termes si délicats et avec de tels éloges qu'ils nous laissaient remplis de confusion.» Bien plus, une superbe lettre d'approbation de Léon XIII adressée au cardinal Svampa avait été lue à l'ouverture du congrès. Elle l'avait réconforté en l'assurant de sa bénédiction. D'ailleurs, on pouvait dire que ce congrès avait été tenu sous sa présidence, car son buste majestueux trônait au dessus de la salle. Il avait été présent avec son coeur et avec son esprit.15
Ce qui avait fait la plus profonde impression sur son coeur et dont le souvenir l'attendrissait encore, avait été la véritable fraternité, l'union intime des esprits, le parfait accord de sentiment et de volonté, qui se lisaient pour ainsi dire sur le visage des congressistes. Dans la salle on respirait une atmosphère nettement salésienne. C'était les membres d'une unique famille qui s'étaient rassemblés, qui entendaient parler avec une attention bienveillante et soutenue de leur père commun don Bosco, d'oeuvres salésiennes qui étaient aussi les leurs, qui accueillaient avec des marques d'approbation et de bruyants applaudissements ce qui leur était proposé pour le bien des âmes.
Des cardinaux, des évêques, des prêtres, ainsi que de doctes et zélés laïcs avaient prononcé des discours fort éloquents qui avaient fait vibrer les fibres les plus délicates des coeurs. On avait fortement insisté auprès des salésiens pour les encourager à poursuivre dans leurs entreprises. Avec beaucoup d'efficacité les coopérateurs avaient été exhortés à leur apporter soutien moral et matériel. Le cardinal Svampa avait eu raison de conclure en disant que tous les congressistes avaient appris quelque chose.
«Vous serez peut-être étonnés d'apprendre que quelqu'un transporté par l'enthousiasme qualifia ce congrès de triomphe, d'apothéose de la congrégation salésienne, écrivait aussi don Rua. Je n'aurais même pas osé vous rapporter ce propos qui semble blesser la modestie que tout salésien devrait pratiquer s'il ne semblait avoir été prédit dans le songe de don Bosco au cours de la nuit du 10 au 11 septembre 1881. Après nous avoir saintement effrayés par la description des dangers que le relâchement de certains de ses membres ferait courir à la congrégation, don Bosco nous réconfortait en disant: vers 1895, grand triomphe. Père très doux, votre parole s'est avérée exacte.»16
Don Rua continuait sa lettre en tirant à l'intention de ses religieux salésiens et avec des mots à lui les leçons du congrès de Bologne. Pareille réussite les obligeait d'abord à rendre grâces à Dieu. Dès l'origine du projet il s'était tourné vers lui par l'intercession de Marie auxiliatrice pour l'heureuse réussite d'une entreprise «aussi ardue». «Merci à Dieu et à la Vierge Marie, car le résultat a dépassé de loin nos espoirs. Que le ciel nous garde de nous attribuer la plus petite part de ce qui est uniquement l'oeuvre de Dieu. A Lui tout l'honneur, à Elle toute la gloire!» Les salésiens avaient à se féliciter que leur premier congrès ait réjoui «l'Auguste Vieillard du Vatican», qui tint à être minutieusement informé sur les actes de l'assemblée. Que l'un de ses fruits soit donc de resserrer les liens qui unissent la famille salésienne au Vicaire de Jésus Christ. Réjouissons-nous, continuait don Rua, de ce que les évêques apprécient les efforts des salésiens pour seconder leur zèle et mener à leurs côtés «les batailles du Seigneur». Donnons partout l'exemple du respect envers leurs «saintes personnes» et de l'obéissance à leurs commandements. Le splendide résultat du congrès doit aussi rendre toujours plus cher l'attachement des salésiens à la Pieuse Société dans laquelle ils sont entrés à la suite d'un appel de Dieu. Si déjà de mille manières ils savent que Dieu bénit et protège de façon spéciale l'Institut auquel ils appartiennent, que ce congrès les en persuade encore davantage et les pousse à toujours mieux mériter les faveurs célestes. En vrais fils de don Bosco, qu'ils rendent grâces au Seigneur d'avoir permis que durant le congrès, soit dans la salle des réunions, soit dans la basilique de San Domenico, pendant trois jours, ait été glorifié son plus fidèle serviteur, leur très vénéré fondateur et père. Du haut de la chaire, cardinaux et évêques en ont fait l'éloge comme ils l'auraient fait d'un saint. Ils ont inspiré à leurs auditoires la plus haute idée de ses vertus et de son oeuvre, qu'ils ont sans cesse qualifiée de «providentielle».
Après sa leçon de prière et d'action de grâces, don Rua demandait à ses salésiens de faire leur examen de conscience et de réfléchir sur la qualité de leur propre vie morale et religieuse. Méritaient-ils d'être ainsi soudainement portés au pinacle? Lui qui les connaissait bien en doutait . «Je vous confesse, mes très chers fils en Jésus Christ, que j'ai été parfois couvert de confusion de voir en quelle haute estime on tient partout les pauvres salésiens. Ils ont été présentés au congrès comme des modèles de religieux, ardents d'un saint zèle pour le salut des âmes, maîtres dans l'art très difficile de l'éducation de la jeunesse et de sa formation à la piété. Le désir des nombreux évêques et coopérateurs de voir apparaître dans leurs villes des instituts salésiens n'en a été que plus vif: ils attendent d'eux de véritables miracles pour la régénération de la société actuelle. Mais vous m'excuserez si au fond de mon coeur je me demandais à moi-même si nous étions tels qu'on nous croyait?... J'ai été plusieurs fois assailli par l'idée peu agréable que nos trop bienveillants coopérateurs changeraient d'opinion s'il leur était donné de regarder de près la conduite de certains confrères... Ah! si les confrères à la piété relâchée, peu observants de notre sainte Règle, négligents dans leurs devoirs, avaient été présents au congrès, je ne doute pas qu'ils auraient pris la résolution de changer de vie. Je vous en conjure, unissons-nous tous pour soutenir l'honneur de notre Pieuse Société, vivons selon l'esprit de don Bosco et représentons-le davantage en sorte que partout on puisse nous croire conduits par la main de Dieu.»
Don Rua souhaitait au terme de sa circulaire que le chapitre général prévu en septembre suivant, aide puissamment les salésiens à correspondre aux attentes de leurs coopérateurs. Avec l'aide de Dieu, les directeurs assemblés auprès de la tombe de don Bosco, c'est-à-dire à Turin-Valsalice, sortiront des réunions remplis de zèle et de ferveur, qu'ils transporteront ensuite dans leurs maisons et à tous les confrères.
66.13.1 Notes |
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1. «Une visite de Don Rua à nos Coopérateurs de la Suisse, de l'Alsace-Lorraine, de la Belgique et de la Hollande», Bulletin salésien, septembre 1894, p. 143-145.
2. L'original dans le carnet de don Lemoyne, Ricordi di gabinetto, p. 58. Voir MB XVII, 25.
3. Bulletin salésien, 1893, p. 212.
4. «La ringraziamo...», FdR 3995 B9.
5. Manuale teorico-pratico ad uso dei decurioni e direttori della Pia associazione dei Cooperatori Salesiani, Torino, Tipografia Salesiana, 1894.
6. Analyse de M. Wirth, Don Bosco et la Famille salésienne, Paris, 2002, p. 415-416.
7. Sur le congrès de Bologne, Atti del primo Congresso internazionale dei Cooperatori Salesiani tenutosi a Bologna ai 23, 24 e 25 aprile 1895, Torino, Tipografia Salesiana, 1895, 256 p., ouvrage cité Atti ci-après; et récit détaillé dans E. Ceria, Annali II, p. 409-444.
8. Atti, p. 4.
9. Atti, p. 8.
10. Photographie de la salle en hors-texte à la fin du volume des Atti.
11. Alfonso Ferrandini, dans La Scuola Cattolica, mai 1895, cité par E. Ceria, Annali II, p. 421.
12. Description dans les Atti, p. 70-76.
13. De fait, l'institut salésien de Bologne fut fondé en 1896.
14. Circulaire du 30 avril 1895, L.C., p. 130-136.
15. Une note de la circulaire disait l'intention de don Rua de faire expédier un exemplaire du Bref de Léon XIII à chacune des maisons salésiennes pour être conservé dans ses archives.
16. Ce songe en MB XV, p. 183-187.
66.14 Le zèle missionnaire de don Rua |
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Les Missions Salésiennes avaient constitué l'un des thèmes du congrès de Bologne. Don Rua, pour sa part, ne cessa jamais de maintenir chez les salésiens l'amour des missions allumé par don Bosco en 1875, en sorte qu'il n'avait pas grand peine à trouver les sujets nécessaires à de nouvelles expéditions missionnaires, qui se répétaient pour ainsi dire chaque année sous son rectorat.1 Pour imaginer leurs conditions d'âme, il faut réaliser que les transports et les communications ont été depuis leur siècle complètement bouleversés: il n'y avait alors ni avions, ni radios, ni, à plus forte raison, messagerie électronique. Les séparations étaient complètes et durables. Les lettres mettaient au minimum un mois à traverser l'Atlantique. Don Rua s'employait donc à bien disposer les partants pour une telle aventure.
A l'Oratoire de Turin, avant la cérémonie traditionnelle d'adieu dans l'église Marie Auxiliatrice, il avait coutume de les réunir dans la petite chapelle attenant à la chambre de don Bosco. Là, après les avoir encouragés à se montrer dignes fils d'un tel père par leur zèle, leur charité et leur observance, il les bénissait en son nom. Il les réunissait à cet endroit, non pas dans l'église, malgré parfois leur grand nombre, pour, comme il lui arriva de le dire, pouvoir leur parler familièrement, tel un père à ses enfants. Les derniers mots affectueux qu'il leur murmurait à l'oreille quand, à la fin de la cérémonie de Marie auxiliatrice, ils défilaient l'un après l'autre pour l'embrasser, allaient au coeur de chacun; ils ne les oublieraient plus.
Quand ils étaient partis, don Rua ne les perdait pas de vue. Tout d'abord, les informations détaillées sur leurs pérégrinations lui tenaient à coeur, comme le disent clairement depuis Rawson les premières lignes d'une immense lettre de Bernardo Vacchina sur sa visite aux Indiens Tehuelches en novembre-décembre 1895: «Vous désirez, bien aimé Père, que vos fils en Jésus Christ répartis dans les divers centres des pays sauvages vous envoient toujours la relation détaillée de leurs courses apostoliques et des résultats qu'ils obtiennent...».2 Lui-même leur écrivait avec une certaine fréquence, y compris au cours de ses déplacements, surtout s'ils avaient une responsabilité comme inspecteurs ou maîtres des novices. Je relève par exemple que, dans la seule année 1890, il adressa huit lettres (conservées) à don Giuseppe Vespignani, maître des novices en Argentine, une première en février depuis Nice, une deuxième depuis Bruxelles, trois depuis Turin, une depuis San Benigno, la dernière en novembre depuis Turin. Au fait, les vraies lettres aux missionnaires étaient plutôt rares. D'ordinaire, pour économiser son temps et les frais postaux, don Rua constituait des paquets de petits billets de quelques lignes, qui seraient lus avidement et religieusement conservés.
Il répondait de son mieux aux appels financiers des missionnaires. Le cardinal Cagliero déposera que, lorsqu'il était en Patagonie, don Rua se pliait généreusement à ses demandes de secours. Il agit de même avec Mgr Fagnano, dont l'intense activité apostolique créait souvent à ce missionnaire de sérieux embarras financiers. Don Rua tenait à coopérer à la dilatation du royaume de Dieu dans ces terres lointaines.
66.15 L'Amérique du Sud |
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A la mort de don Bosco, la congrégation comptait en Amérique du Sud deux provinces: Argentine-Chili et Uruguay-Brésil. Elle entrait alors en Equateur. Son activité missionnaire proprement dite s'exerçait dans deux territoires ecclésiastiques récemment érigés par le Saint-Siège: un vicariat apostolique comprenant le Nord et le Centre de la Patagonie, et une préfecture apostolique, qui englobait la Patagonie méridionale et la Terre de Feu. Pendant le rectorat de don Rua, les salésiens firent leur entrée sous sa prudente impulsion dans sept nouveaux pays d'Amérique méridionale et centrale: Colombie (1890), Pérou (1891), Mexique (1892), Venezuela (1894), Bolivie et Paraguay (1896), enfin El Salvador (1897).
66.15.1 En Colombie. L'épisode d'Agua de Dios |
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La Colombie vient en tête de la liste à la suite des demandes réitérées du gouvernement de ce pays et de l'archevêque de sa capitale Bogota, non seulement à Turin, mais jusqu'à Rome.3 On voulait à toute force des salésiens à Bogota. L'affaire prit même une tournure fâcheuse pour don Rua. En 1889, quand celui-ci, fort de l'invitation du pape de ne pas créer d'oeuvres nouvelles, résistait encore, il reçut de son cardinal protecteur Parocchi un billet daté du 30 mars qui lui fit mal: «Je rentre de l'audience pontificale, triste de savoir que mes très chers salésiens ont, sans le vouloir, blessé Sa Sainteté. Le Saint Père désire ardemment que notre congrégation accepte la nouvelle maison en Colombie et la congrégation refuse. Je comprends les difficultés de la fondation étant donné la rareté du personnel et la multitude des besoins à couvrir, mais, devant le pape, il faut plier, y compris pour ainsi dire face à l'impossible, avec la foi qui transporte les montagnes.» «On ne peut imaginer quelle peine pareille nouvelle a causée à notre coeur, répondit aussitôt don Rua au cardinal Parocchi. Et je m'empresse de clarifier les choses.» Il n'était pas vrai de dire que les salésiens refusaient une maison en Colombie. Depuis le mois de mai de l'année précédente ils avaient préparé une convention sur cette oeuvre avec le représentant du gouvernement colombien. Seulement, lui aurait voulu que les salésiens y arrivent en janvier 1890, et eux «tenaient ferme pour 1891.»4 Les discussions reprirent. Le représentant colombien assista même à Turin à une réunion du chapitre supérieur fin avril 1889. Léon XIII continuait d'insister. Finalement, les missionnaires salésiens pour la Colombie embarquèrent à Saint-Nazaire le 10 janvier 1890 sous la conduite de don Michele Unia, un prêtre de quarante ans. Simultanément au Chili, don Evasio Rabagliati recevait l'ordre de faire ses valises et de prendre à Bogota la direction de l'oeuvre nouvelle.
La mission colombienne prit un visage particulier du fait de don Unia à Agua de Dios.5 On lui apprit qu'à Agua de Dios, à deux ou trois jours de marche de Bogota, il y avait un village isolé où vivaient dans une solitude matérielle et morale presque totale plusieurs centaines de lépreux. Leurs lettres elles-mêmes n'étaient pas ouvertes par crainte de la contagion. Lisant le récit évangélique des dix lépreux guéris par le Christ, Unia sentit que sa vocation était d'aller se mettre au service de ces malheureux, rejetés de tous, chichement assistés par le gouvernement et sans prêtre pour les secours spirituels. Il obtint de son supérieur Rabagliati la permission de s'y rendre à la condition d'obtenir l'accord de don Rua. Avant de se mettre en route Unia s'expliqua donc avec son recteur majeur dans une lettre datée du 18 août 1891. L'archevêque de Bogota bénissait une entreprise, qui, aux yeux de tous, tenait de l'incroyable.
Pour les lépreux, son arrivée sembla être celle d'un ange du Seigneur. Ils n'en croyaient pas leurs yeux. La troupe des valides, hommes, femmes et enfants, l'entoura et se mit à danser de joie. Unia entra alors dans le lazaret pour y trouver ceux qui restaient couchés. Des plaies rebutantes les couvraient de la tête aux pieds. Certains n'avaient plus forme humaine. Malgré les recommandations de ne jamais les toucher et une inévitable répugnance, Unia alla jusqu'à les embrasser. La curie de l'archevêché le nomma chapelain du village d'Agua de Dios. Le 28 août Unia écrivit à nouveau à don Rua, lui exprimant son intention de rester sur place malgré tous les risques qu'il encourait. Et don Rua sembla vouloir interrompre cet apostolat extraordinaire. En effet, les lettres d'Unia croisèrent sur l'Océan une lettre du recteur lui enjoignant de se rendre au Mexique pour y prendre la direction d'une nouvelle maison. Unia se soumit Mais les lépreux, dans une lettre à don Rua datée du 17 octobre et revêtue de cinquante-quatre signatures lui exprimèrent leur détresse de voir s'éloigner leur prêtre et le supplièrent de leur conserver pareil réconfort.
De fait don Unia quitta le lazaret le 25 novembre parmi les cris et les lamentations de tous les malheureux. Les autorités de Bogota s'émurent et télégraphièrent à Turin et à Rome pour que don Rua revienne sur sa décision. Mais c'était déjà chose faite. Il avait répondu à don Unia dès le 13 octobre: «Je suis très content de ta généreuse résolution de te sacrifier en faveur des lépreux. Je te donne mon plein consentement et j'implore de Dieu sur toi les meilleures et les plus abondantes bénédictions. Tu es disposé à sacrifier ta vie et je t'en félicite. Je te recommande cependant de prendre les précautions nécessaires pour ne pas contracter cette terrible maladie ou, pour le moins, de la contracter le plus tard possible. Il se peut qu'un autre salésien à ton exemple se dispose à te tenir compagnie pour vous aider réciproquement dans vos besoins spirituels et temporels. Bien que tu te trouves parmi les lépreux, nous te considérons toujours comme notre cher confrère salésien; mieux, nous considérons Agua de Dios comme une nouvelle colonie salésienne. Et nous voudrions qu'il nous soit possible de secourir ces malades de quelque manière. Avec quel plaisir nous le ferions! J'en reste là. Salue affectueusement tes malades de notre part et dis-leur que nous les aimons beaucoup et que nous prions pour eux.»6
Unia se multiplia pour ses chers lépreux. Il construisit une maison d'enfants, lança une souscription pour construire un grand hôpital, restaura l'église, fit amener l'eau potable d'une colline voisine, organisa des fêtes religieuses et cultiva la musique. Quatre ans d'un travail harassant suffirent à l'user. Il mourut en Italie, où il était retourné pour se soigner, le 9 décembre 1895. Michele Unia allait avoir 46 ans.
Au cours de ces années, l'oeuvre salésienne s'étendait en Colombie. Après l'école professionnelle de Bogota, baptisée collège Léon XIII, les salésiens reçurent en 1892 la charge d'une paroisse à Baranquilla, port important sur la mer des Antilles. En 1893, on ouvrit déjà à Fontibòn un noviciat, qui sera par la suite transféré à Mosquera. Des projets s'échafaudaient dans les immenses llanos de San Martin, dans les régions amazoniennes à l'est du pays, mais la révolution de 1895 et la rareté du personnel ne permirent pas d'aller au-delà des premiers essais. A Agua de Dios les salésiens Crippa et Variara avaient pris en main et fait prospérer l'oeuvre commencée par don Unia. La province colombienne fut érigée dès 1896. Pour favoriser l'agriculture une école sera créée en 1905 à Ibagué. En dépit des difficultés politiques malheureusement classiques dans ce continent, difficultés toujours graves pour des oeuvres soutenues par les gouvernements en place, la province colombienne vivait sous don Rua.
66.15.2 L'installation des salésiens au Pérou |
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Comme il l'avait fait pour la Colombie, le Saint Siège s'intéressa à l'installation des salésiens au Pérou. En mars 1890, le cardinal Rampolla informait don Rua que Léon XIII désirait l'envoi le plus rapide possible de salésiens dans la capitale Lima pour s'y occuper de la jeunesse. Afin d'éviter la répétition de l'affaire colombienne, don Rua répondit catégoriquement au cardinal: «Vous pouvez assurer Sa Sainteté que nous ferons tout ce que nous pourrons pour répondre à ses vénérés désirs.» Les pourparlers demandèrent toutefois quelque temps.
Le texte de la convention est instructif sur les liens tissés entre les gouvernements sud-américains et la congrégation salésienne. Le 6 juin, le chapitre supérieur modifia quelques points d'un projet préparé par les Péruviens. Leur gouvernement manifesta alors son accord. Et, le 25 juillet, le ministre plénipotentiaire du Pérou en Italie Carlos Elias fut présent à l'Oratoire de Turin à une réunion capitulaire sur la création d'un orphelinat masculin à Lima. On lira dans le document approuvé:
«Dans l'intention charitable de pourvoir à l'instruction et à l'éducation chrétienne de la jeunesse pauvre et abandonnée de la ville et de la province de Lima, il est convenu entre le ministre du gouvernement et le très révérend don Michele Rua, recteur majeur de la Pieuse Société Salésienne: 1° Le gouvernement, quant à lui, cèdera en propriété absolue ou en usage perpétuel une maison avec ses annexes: cours et jardins, capable de recevoir au moins trois cents jeunes. - 2° Il pourvoira à tout le mobilier et à tous les ustensiles nécessaires pour les dortoirs, les ateliers, les classes, la cuisine, les réfectoires, etc., et à la lingerie opportune. - 3° Il pourvoira aussi aux ornements sacrés et aux bancs de la chapelle, ou bien, outre le local comme ci-dessus, il donnera, pour son implantation, la somme de 50.000 lires. (En fait, cette deuxième solution fut préférée par les salésiens.) - 4° Pendant dix ans, le premier voyage de chacun des membres du personnel destiné à l'orphelinat sera à la charge du gouvernement. - 5° Don Rua s'engage à ouvrir au cours de l'année (un blanc) un institut d'arts et métiers, ainsi que des classes élémentaires et supérieures pour ceux qui en manifesteraient les aptitudes. - 6° Le directeur de l'orphelinat, en tant que représentant de don Rua, pourra librement destiner à un métier ou aux études chacun des jeunes accueillis. - 7° L'administration et la discipline de l'institut seront librement et entièrement laissées entre les mains de ce directeur. - 8° Seront de préférence accueillis dans l'institut les garçons recommandés par le gouvernement, à la condition qu'ils aient au moins dix ans et pas plus de quatorze ans, qu'ils soient de saine constitution physique et exempts de défauts corporels. - 9° Pour chacun des garçons recommandés par lui le gouvernement versera 40 francs or par mois. Si l'un d'eux a une mauvaise conduite, qui le rende scandaleux pour ses camarades, ou s'il est affecté d'une maladie contagieuse ou chronique, le gouvernement devra le retirer dès qu'il en sera avisé par le directeur.. - 10° Cette convention vaudra pour cinq ans, et sera supposée valoir pour un autre quinquennat, sauf préavis de l'une ou l'autre partie deux ans avant l'échéance.»7
Les principes de don Bosco étaient soigneusement respectés par don Rua: appui recherché de la société civile, mais liberté absolue des salésiens dans l'éducation des jeunes.
Don Angelo Savio avait préparé l'installation salésienne dans le pays par des contacts à Lima avec une société de bienfaisance. Trois salésiens et neuf filles de Marie auxiliatrice arrivèrent dans la capitale vers la fin de 1891. Le Père Antonio Riccardi, jusque-là en Argentine, sera le premier directeur de l'orphelinat, en fait une école d'arts et métiers. Un oratoire naquit à ses côtés. Aux religieuses la société de bienfaisance de la capitale confia une école professionnelle. En 1896, au terme du quinquennat, le Sénat péruvien approuva la création des écoles salésiennes. La révolution en Equateur ayant chassé de ce pays plusieurs salésiens, devenus ainsi disponibles, deux maisons nouvelles purent voir le jour au Pérou: une école d'agriculture à Arequipa en 1897 et un collège à Callao l'année d'après. Au cours de la décennie suivante, les villes indiennes de Cusco et de Piura recevront des salésiens en 1905 et 1906.
66.15.3 L'aventure équatorienne |
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Depuis l'arrivée des salésiens dans la capitale Quito le 28 janvier 1888, leur oeuvre prospérait en Equateur. La maison de Quito comptait quatorze ateliers en plein rendement. Au début des années 1890, elle était l'objet des sollicitudes des présidents. Des oeuvres furent alors créées à Riobamba (1891) et à Cuenca (1892), un noviciat ouvert à Sangolqui. Dès 1894, don Rua décidait la création d'une province équatorienne dont il confiait la charge à don Luigi Calcagno (1857-1899).
Simultanément, le Saint Siège offrait à la congrégation une mission importante dans la zone orientale du pays, peuplée de tribus indiennes non encore civilisées.8 Le 26 mars 1889, le chapitre supérieur entendait la lecture d'une lettre du secrétaire de la congrégation des Affaires Extraordinaires manifestant le désir que les salésiens acceptent dans la République de l'Equateur le nouveau vicariat apostolique de Mendez et Gualaquiza. Le 6 septembre le cardinal Rampolla précisait à don Rua: «Son Excellence Flores, président de la République Equatorienne, m'a adressé il y a peu une lettre demandant au Saint Siège que la mission de Mendez et Gualaquiza soit confiée aux prêtres de la méritante congrégation présidée par votre Révérendissime Paternité.» Les salésiens acceptaient. En 1892, don Angelo Savio fut envoyé explorer les lieux; malheureusement le 17 janvier 1893 il mourait là-bas d'une congestion pulmonaire contractée après une nuit glaciale passée sur le sol. A Turin, don Rua, quant à lui, attendit jusqu'au 8 février de cette année le document de la congrégation des Affaires Extraordinaires annonçant l'érection et les frontières du nouveau vicariat. Sa proximité avec Cuenca, où une maison venait d'être ouverte, lui convenait tout à fait. L'exploration jusqu'à Gualaquiza fut alors confiée au jeune prêtre Gioachino Spinelli (1868-1949) et au coadjuteur Giacinto Pankeri (1857-1947). Ils partirent pour trente-six jours de randonnée au début d'octobre 1893. Parmi toutes sortes de difficultés, une mission avec une petite école technique sera bientôt établie à Gualaquiza. Elle était bien misérable, la mission de Gualaquiza. Ateliers, classes, chapelle, la maison elle-même n'étaient que de pauvres cabanes en bois recouvertes de feuilles.
Cependant, en 1894, le président de la République Florès demandait au Saint-Siège comme vicaire apostolique de Mendez et Gualaquiza le salésien Giacomo Costamagna, provincial d'Argentine, qu'il avait appris à connaître et à apprécier à Quito.9 Cette obédience lui fut signifiée sans tarder par don Rua. Le 3 décembre, Costamagna fit ses adieux au collège d'Almagro; et; le jour de Noël, il était à l'oratoire de Turin.10 Au consistoire secret du 18 mars 1895, Léon XIII le préconisa évêque au siège titulaire de Colonia d'Arménie. Et, le 23 mai, l'archevêque de Turin Riccardi, assisté de ses deux auxiliaires, le consacra évêque dans l'église Marie Auxiliatrice. C'était, après Mgr Giovanni Cagliero et Mgr Luigi Lasagna, le troisième évêque missionnaire salésien. Malheureusement, le vicaire apostolique de Mendez et Gualaquiza, très attendu sur place, avait été ordonné en un temps de graves troubles politiques en Equateur. Créature du président Florès, sa présence y était jugée indésirable.
En fait, les difficultés commencèrent pour tous les salésiens d'Equateur avec la révolution libérale de 1895. Dans ce pays qui dit libéral disait alors anticlérical. Les amis du gouvernement précédent passaient pour ennemis du nouveau régime. En 1896, ce fut la catastrophe. Accusés de manoeuvres antigouvernementales, les salésiens furent arrêtés, leurs maisons réquisitionnées. Neuf religieux, dont l'inspecteur Calcagno, furent contraints à un terrible voyage jusqu'à la frontière péruvienne. Leur odyssée dura quarante jours et les laissa plus morts que vifs.11
Averti, don Rua sollicita l'intervention du ministre italien des Affaires Etrangères Visconti-Venosta, lequel fit écrire au consul italien de Guayaquil en Equateur et à son consul plénipotentiaire de Lima, le commandeur Castelli, afin de mettre les choses au clair et d'intervenir en faveur des salésiens, tous de nationalité italienne. Un ballet diplomatique commença, dont on épargnera au lecteur toutes les péripéties. L'inspecteur Calcagno présenta ses réclamations. Au début de 1897, l'affaire sembla commencer de se dénouer. Mais ce n'était qu'une illusion. En septembre don Rua insistait encore auprès du ministre italien des Affaires Etrangères pour obtenir du gouvernement équatorien un jugement en forme. Le coadjuteur salésien Giacinto Pankeri resté sur place protégeait de son mieux à Quito les biens de la congrégation. Le ministre italien préféra confier la charge de défendre les intérêts salésiens au ministre espagnol auprès du gouvernement de Quito. Le 29 mars 1898, le gouvernement équatorien convenait avec Pankeri de la création d'une commission d'arbitrage. Les conférences de la commission duraient encore en 1902...12
Cependant dans son ensemble l'oeuvre salésienne appuyée à Quito par des coopérateurs énergiques nullement résignés à la voir persécutée était repartie de plus belle en Equateur.13
66.15.4 Le Mexique |
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En octobre 1892, don Rua décida d'envoyer une première équipe de ses religieux au Mexique, pays qui les attendait depuis déjà quelque quatre années14. Alors qu'il était à Rome pour la consécration de l'église du Sacré Coeur, don Bosco avait, le 12 mai 1887, reçu la visite d'un groupe d'élèves du collège sud-américain. Quelques-uns lui demandèrent quand les salésiens arriveraient à Mexico. Il leur répondit: «Ce ne sera pas moi qui enverrai des salésiens à Mexico; mon successeur fera ce que je ne puis pas faire. Soyez en certains.» Don Rua n'y manqua pas.
Après la mort de don Bosco la réputation des salésiens en Amérique du Sud s'étendait jusqu'au Mexique, si bien que, le 23 juin 1889, sept membres du cercle catholique de Mexico, désireux de faire bénéficier leur pays d'une présence aussi intéressante, se réunirent pour étudier les moyens les plus aptes à y aboutir. L'un des membres s'étant déclaré coopérateur salésien, tout le groupe décida de s'inscrire dans la Pieuse Union. Un comité promoteur présidé par Angel G. de Lascurain fut constitué. Il demanda la bénédiction de l'archevêque Pelagio Labastida et se mit en relation avec don Rua pour lui rendre compte de ses premières démarches. Don Rua se dit très heureux de l'initiative et expédia à chacun un diplôme de coopérateur salésien. La connaissance de don Bosco et de son oeuvre grandit de la sorte dans toute la République. Des évêques mexicains eux-mêmes demandèrent à entrer dans la Pieuse Union des coopérateurs salésiens. Le nom de don Bosco devint très populaire dans la capitale, où beaucoup se mirent à souhaiter l'arrivée des salésiens au service de la jeunesse.
Sur ce, une riche coopératrice offrit sa maison au comité promoteur pour être transformée en collège. Les salésiens tardant à venir, les bons amis décidèrent d'agir eux-mêmes. Ils ouvrirent un institut sous la direction du prêtre Enrico Perez Capetillo, avec des ateliers de typographie et de cordonnerie, ainsi que des cours élémentaires du soir pour neuf orphelins, chiffre qui monta bientôt à trente-sept, tous parmi les plus pauvres de la capitale. Informé, don Rua bénissait l'entreprise en promettant l'envoi des salésiens le plus tôt qu'il lui serait possible. Puis l'affaire se compliqua. Le 4 février 1891, l'archevêque de Mexico, grand protecteur et bienfaiteur de l'oeuvre, mourut. Le prêtre Capetillo se retira. Tout semblait devoir crouler. Mais don Rua, cédant aux instances répétées des Mexicains et encouragé par le Saint-Siège, se décida enfin en octobre 1892 à envoyer au Mexique une première équipe de salésiens.
Ils arrivèrent à Vera Cruz le 1er décembre, reçus avec enthousiasme par les coopérateurs. Dans la capitale on leur fit fête. Ils étaient cinq: trois prêtres y compris le directeur don Angelo Piccono, un clerc et un coadjuteur. Ils présentaient aussitôt au nouvel archevêque Alarcon une lettre de reco:mandation du cardinal Rampolla, que don Rua en personne leur avait transmise. Quand le cardinal la lui avait donnée le 19 octobre 1892, il lui avait écrit que le Saint Père avait manifesté sa satisfaction à la nouvelle du départ des missionnaires. On lisait dans le document Rampolla:
«Ma lettre vous sera remise par le chef des prêtres salésiens qui viennent prendre possession de la maison qui a été ouverte pour eux dans cette métropole. Bien que je sois pleinement convaincu que vous leur ferez l'accueil le plus paternel et que vous userez de votre pouvoir et de votre influence pour les soutenir et les protéger dans leur mission et leur faciliter de la sorte la réussite du noble projet pour lequel ils abandonnent leur patrie et se rendent dans ces lointaines régions, malgré tout cela, je n'ai pas voulu manquer l'occasion de les munir de la recommandation que voici. Vous constaterez que votre bon accueil sera très agréable au Saint Père et à moi-même. Car ces dignes fils de don Bosco méritent tout l'appui du Saint-Siège pour le bien qu'ils font spirituellement et aussi matériellement, particulièrement en éduquant la jeunesse aux lettres et aux métiers, et aussi en répondant aux besoins des fidèles dans les formes les plus variées.»15
Entamée sous de tels auspices, la mission salésienne à Mexico prit forme en un temps record. Le 3 janvier 1893, don Piccono exposa ses intentions à une réunion de coopérateurs salésiens. Aussitôt une dame Giulia Gomez lui fit don d'un terrain de vingt mille mètres carrés et un ingénieur Sozaya prépara le plan d'un collège capable de recevoir quatre cents jeunes. Les offrandes affluèrent. Le 29 janvier, l'archevêque pouvait déjà en bénir la première pierre devant une foule immense de fidèles. La République mexicaine prenait rang parmi les pays d'implantation salésienne en Amérique latine.
66.15.5 Venezuela, Bolivie, Paraguay, El Salvador |
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Résumons l'entrée des salésiens dans quatre autres pays d'Amérique latine au temps de don Rua et sous son impulsion.
Le Venezuela figurait depuis plusieurs années sur les listes de don Bosco et de don Rua.16 Parmi les précurseurs de l'oeuvre salésienne dans le pays il y eut notamment, comme au Mexique, un prêtre, Ricardo Arteaga, et un groupe compact de coopérateurs. L'archevêque Crispolo Uzcategui appuya auprès de don Rua leur requête de salésiens dans sa ville de Caracas.17 Simultanément cet archevêque intercédait auprès du pape et faisait intervenir en sa faveur la congrégation romaine de la Propagation de la Foi.18 Cela facilita le travail des salésiens une fois sur place. Ils embarquèrent à Gênes le 1er novembre 1894. La population vénézuélienne les fêta, mais les déconvenues survinrent bientôt. A Caracas le gouvernement leur cédait en principe une école d'arts et métiers déjà existante. Ce n'était qu'une apparence, car l'administration et la discipline demeuraient entre les mains de laïcs sous la dépendance directe de ce gouvernement, que noyautaient des anticléricaux. Les salésiens se retirèrent progressivement de l'école de Caracas et, aidés par l'archevêque, trouvèrent à exercer ailleurs leur apostolat.
Nous restons au Venezuela. Un prêtre diocésain vénézuélien à l'âme salésienne, Vittore Arocha, avait été mandé à Turin par l'archevêque Uzcategui afin d'obtenir de don Rua des salésiens pour sa ville de Valencia. Il attendit un an, mais put partir en novembre 1894 avec une minuscule équipe: le directeur Andrea Bergeretti (1846-1909), prêtre missionnaire qui venait de faire profession salésienne le 23 septembre précédent, et deux clercs. Ils ouvrirent à Valencia, dans une maison prise en location une école élémentaire pour laquelle, ne maîtrisant pas l'espagnol, ils durent faire appel à des enseignants laïcs. Ce n'était qu'un début. L'affluence des garçons les obligea à chercher ailleurs. Ils acquirent un terrain avec quelques anciennes, mais solides maisons. Nous sommes là à l'origine du collège Don Bosco de Valencia. En 1897, le ministre de l'Instruction publique fut salué en gare par la musique de l'institut salésien. Il visita les classes. Le collège se développait d'année en année au fur et à mesure que le personnel salésien s'étoffait: classes primaires, classes secondaires, belles fêtes religieuses qui attiraient du monde. En 1899, don Bergeretti se distingua par son dévouement lors d'une terrible épidémie de variole qui désola la cité. Le gouvernement lui décernera une médaille d'Honneur et de Gratitude. Au Venezuela, si l'oeuvre salésienne peinait (très provisoirement, certes) à Caracas, bien que petite, elle était aussitôt florissante à Valencia.
Don Luigi Costamagna (1866-1941), neveu de Mgr Giacomo Costamagna, fut le premier salésien à fouler le sol de la Bolivie, vaste pays au coeur de l'Amérique du Sud, encastré entre le Brésil, le Chili et le Paraguay.19 Par lettre du 23 septembre 1889, Mgr Borgue, évêque de La Paz, avait fait appel à l'esprit apostolique de don Rua pour qu'il veuille bien agréer favorablement sa demande de fondation d'une école d'arts et métiers dans sa ville. Don Rua ne put que lui donner des espérances pour l'avenir. Puis, le 10 juin 1891, le ministre plénipotentiaire de la Bolivie à Buenos Ayres Mariano Baptista lui proposa au nom de son gouvernement une convention sur la fondation dans son pays par les salésiens de deux collèges d'arts et métiers, l'un à La Paz, l'autre à un endroit à déterminer. Les conditions étaient on ne peut plus favorables.20 Don Rua accepta de traiter. Mais l'affaire demanda du temps. Sur ce, Baptista, devenu président de la République, donna à son ministre en France Manuel de Argandoña, pleins pouvoirs pour fixer les termes du contrat avec don Rua. Le document, financièrement très intéressant pour les salésiens, fut signé le 8 octobre 1895. Il disait:
1° Le Révérend Prêtre Don Michele Rua s'engage à tenir prêt un personnel d'au moins dix salésiens pour la Bolivie au plus tard en novembre de cette année 1895.
2° Le supérieur destiné à la Bolivie, en accord avec le représentant du gouvernement de ce pays, acquerra et enverra tous les instruments et ustensiles nécessaires pour les deux instituts à fonder.
3° Le gouvernement de la Bolivie paiera les dépenses du voyage pour tout le personnel qui devra être envoyé au collège de la Bolivie pendant les dix premières années, ainsi que celles des voyages que l'intérêt de l'un et l'autre institut pourra requérir.
4° Le gouvernement de la Bolivie cèdera au prêtre ou aux prêtres préposés par la Société de St François de Sales le local ou les locaux avec leurs annexes, établis par le gouvernement pour la fondation des collèges d'arts et métiers, avec tout le mobilier, les machines et les instruments à acheter en Europe.
5° Le gouvernement donnera au supérieur destiné à la Bolivie, ou au prêtre désigné par lui, toute la somme nécessaire pour les frais d'installation.
6° La Société Salésienne et ses maisons seront exemptes des impôts de douane et des autres taxes fiscales et jouiront de l'immunité et de tous les autres privilèges concédés aux autres Associations Religieuses.
7° Si, pour des causes imprévues, les salésiens devraient abandonner les établissements, ils les restitueraient au gouvernement dans l'état où ils se trouveraient et l'informeraient de leur départ une année auparavant.
8° Si le gouvernement veut rompre le contrat, il devra en aviser le supérieur quatre ans auparavant et payer les dépenses nécessaires pour le transfert du personnel.
9° Les élèves externes seront tous reçus gratuitement et, pour leur enseignement le gouvernement établira une subvention mensuelle pour chacun des établissements, ou bien il fixera des honoraires à verser pour chaque salésien ou employé engagé par les salésiens.
10° Les élèves internes paieront une pension qui devra être établie par accord entre le gouvernement et le supérieur des établissements respectifs.
11° La direction et l'administration interne, ainsi que toutes les dispositions disciplinaires dépendront uniquement et exclusivement de la Société Salésienne.21
En signant cette convention, don Rua évitait à ses salésiens les mésaventures de Caracas, où ils s'étaient trouvés sous la dépendance d'une administration laïque. En fait, dès avant la signature de la pièce, le personnel de la mission bolivienne avait été désigné. Les salésiens seraient au nombre de quatorze, dont sept pour la capitale La Paz. Ils arrivèrent à Buenos Ayres le 23 novembre suivant. Mais divers contretemps et les complications d'un voyage par le Chili, partie en train, partie en bateau, partie dans une sorte de diligence, ne leur permettront d'arriver à destination, c'est-à-dire d'abord à La Paz, puis à Sucre, qu'en février 1896. Bien entendu la réception fut enthousiaste.22
Des tractations entre le Saint Siège et don Bosco auraient dû faire entrer dès 1879 les salésiens au Paraguay, pays perpétuellement secoué par des révolutions qui touchaient même le clergé de l'unique diocèse d‘Asuncion.23 Ils étaient alors prêts à s’y rendre depuis Buenos Ayres, mais les dissensions politiques les arrêtèrent. Le Délégué Apostolique s’adressa alors aux Lazaristes, qui s’empressèrent d’accepter la difficile mission.
Treize ans plus tard, nous trouvons au Paraguay le salésien Angelo Savio en voyage d’exploration dans la vaste zone du Gran Chaco.24 Dès son arrivée dans la capitale Asuncion, don Savio rendait longuement compte à don Rua des résultats de son expédition dans une région autrefois évangélisée par les jésuites (les «Réductions du Paraguay»). Il en gardait une triste impression. «Des milliers de sauvages se trouvent sur les rives des fleuves. Combien à l’intérieur? Cent, deux cent, trois cent mille? Les tribus sont très nombreuses et certaines semblent avoir gardé quelques lointains souvenirs des anciennes missions. Mais actuellement, elles semblent revenues à l’état sauvage, parce qu’il n’y a pas de prêtre qui leur enseigne la religion, unique source de la civilisation. Dans le passé des gouvernements idiots ont chassé le prêtre, ont tué des évêques et ont prétendu gouverner sans Dieu.» Il ajoutait que le gouvernement militaire de l’époque lui avait payé son billet de retour, et manifesté le désir de voir revenir le prêtre. Toutefois, c’était, pensait-il, à des fins politiques,25 Don Savio s’expliquait simultanément avec l’administrateur du diocèse, qui écrivait le même jour au cardinal préfet de la congrégation romaine de la Propagation de la Foi, pour tenter d’obtenir des salésiens une mission dans le Gran Chaco.26 Et, sur les instructions de Léon XIII, le cardinal Rampolla intéressa don Rua à cette affaire.27 Mais elle ne sera pas conclue sous son rectorat.
Le vaillant salésien, Luigi Lasagna (1850-1895), ordonné évêque titulaire de Tripoli en 1893, entra alors en scène. Il visita le Chaco et vit les Indiens. Mais, dans ce pays ruiné par la guerre, il lui paraissait plus urgent de former la jeunesse des villes. Le 19 mai 1894, il poussait don Rua à ouvrir dans la capitale un internat pour les enfants pauvres27. Les autorités politiques l’appuyaient. Le 19 août 1895, le parlement paraguayen vota même une loi par laquelle le pays cédait à Mgr Lasagna, en tant que supérieur des salésiens, un édifice ancien, mais bien construit, avec les terrains adjacents, capable de recevoir à Asuncion cent internes, pour y créer une école d’arts et métiers sous la totale dépendance des salésiens. Grâce à son amitié avec le président de la République paraguayenne et à son action efficace, Mgr Lasagna pouvait faire rétablir les relations entre le Paraguay et le Saint Siège rompues depuis l’assassinat de l’évêque légitime d’Asuncion, puis celui de son usurpateur. Malheureusement, la mort accidentelle de ce remarquable évêque à Juiz de Fora (Brésil) le 6 novembre 1895, différa l’entrée des salésiens dans la capitale. Toutefois, sur les conseils de Mgr Costamagna, le consul paraguayen à Montevideo Matia Afonso Criado demanda à don Rua dès le 25 novembre d’honorer les engagements pris avec Mgr Lasagna. «Ma malheureuse République, disait-il, est la principale victime de la mort épouvantable de Mgr Lasagna, que nous déplorons tous avec une immense douleur. Vous seul, en tant que très digne recteur général des salésiens, pouvez atténuer les conséquences d’un si grand malheur.»28 A Asuncion, les partisans des salésiens parvinrent à faire supprimer un article malveillant à leur égard dans la loi du 19 août 1895.
Les premiers salésiens destinés au Paraguay partirent de Montevideo (Uruguay) pour Asuncion le 14 juillet 1896. Ils étaient quatre, tous de la province d'Uruguay: le directeur don Ambrogio Turriccia, un autre prêtre, un clerc et un coadjuteur; l'inspecteur don Giuseppe Gamba les guidait. Le voyage se ferait en bateau, d'abord jusqu'à Buenos Ayres, puis vers la capitale par les fleuves Parana et Paraguay. Ils débarquèrent le 23 à Asuncion, se présentèrent aux autorités religieuses et civiles, et apprirent qu'on leur destinait un immeuble construit autrefois par des jésuites. Don Turriccia s'empressait dès ce jour-là d'écrire à don Rua: «Dieu fasse que nous, derniers venus dans cette portion de la vigne du Seigneur, puissions faire la millième partie du grand bien que firent les illustres fils d'Ignace de Loyola. Aujourd'hui encore, tant d'années après leur expulsion, on voit encore la grande foi qu'ils surent infuser dans ces nations.»29 Comme souvent, à Asuncion les salésiens commencèrent par ouvrir dès le mois d'octobre un oratoire du dimanche pour les garçons qui se présentaient, puis un internat d'arts et métiers pour une trentaine d'orphelins. Cet internat sera baptisé collège Monseñor Lasagna.
Dès 1895, le vicaire général de l'unique diocèse de la République du Salvador, l'Italien Mgr Michele Vecchiotti, attira l'attention de don Rua sur ce pays.30 Un comité catholique l'avait chargé de traiter avec Turin l'entrée des salésiens.31 Don Rua lui répondit que rien ne serait possible avant 1898. Mais les Salvadoriens recoururent à Rome. Don Rua eut ainsi la surprise de recevoir quelques mois après une lettre du cardinal Rampolla, où il lisait: «Monsieur le Président de la République de San Salvador a récemment fait connaître au Saint Père son oeuvre en faveur de l'instruction et de l'éducation de la jeunesse, et s'est dit en particulier avoir grande confiance dans le travail des salésiens et désirer les voir s'installer définitivement dans cette nation. Il désirerait vivement que vous-même, au lieu d'attendre 1898 pour y envoyer quelques pères, comme vous l'avez promis, vous vous disposiez à le faire dans l'immédiat. Partant, pour répondre aux louables dispositions de monsieur le Président de la République, Sa Sainteté estime convenir de vous soumettre ce problème, pour que vous, dans votre zèle et votre prudence habituels, puissiez adopter les mesures qui conviennent le mieux à la bonne réussite de l'entreprise.»32 Don Rua s'inclina, promettant de faire son possible et disant qu'il attendait des précisions du Président salvadorien. Mais au lieu de la lettre présidentielle, une autre missive lui parvint du Secrétariat d'Etat. Le ministre des finances de la République salvadorienne était arrivé à Rome, muni de recommandations du Président et de l'évêque et avec la charge de faire le nécessaire pour l'établissement d'une école, qui serait confiée aux salésiens. Ce ministre des finances monta à Turin avec une lettre du cardinal Rampolla, afin que tout aboutisse «selon les désirs communs et pour le bien de la jeunesse de cette lointaine République.»33
Don Rua demanda alors au fervent partisan des salésiens, le vicaire général Vecchiotti, de prendre langue avec don Angelo Piccono, directeur à Mexico, afin de mettre au net un projet de convention avec le gouvernement pour l'établissement au Salvador d'une école d'arts et métiers et d'agriculture. Le projet Piccono, revu par don Rua, fut officiellement accepté par le gouvernement le 28 avril 1897. Et les salésiens arrivèrent à San Salvador le 3 décembre suivant, conduits par don Luigi Calcagno, toujours provincial d'Equateur d'où il avait été chassé par les révolutionnaires. Deux prêtres, trois clercs et trois coadjuteurs l'accompagnaient. L'évêque les soigna de son mieux. Les salésiens furent tout de suite estimés par la population, où les coopérateurs se multiplièrent. Le président Guttierez leur rendait visite.34
Mais don Calcagno ne se faisait guère illusion. Le 17 janvier 1898, il écrivait déjà à don Rua:«Sachant par expérience comment finissent les maisons qui dépendent du gouvernement, nous devons craindre que celle que nous occupons actuellement finisse comme les autres; son existence est précaire.» En février il insistait: il nous faut des maisons indépendantes du pouvoir politique.35 Or, à la même époque, une occasion se présentait dans la petite ville de Santa Tecla, proche de la capitale. Don Piccono avait recommandé à don Rua un riche médecin de l'endroit, dénommé Manuel Gallardo, coeur d'or et parfait catholique. Don Rua lui manda un diplôme de coopérateur salésien. Gallardo, en le remerciant, lui disait: «Je fais mon possible pour mériter l'insigne honneur que Votre Révérence me fait; à cet effet, dans quelques jours sera achevé un édifice que je fais construire pour y accueillir des enfants orphelins, que j'espère éduquer sous la conduite des Pères Salésiens, à la condition que Votre Révérence veuille bien m'accorder cette insigne faveur.»36 Don Calcagno l'encourageait: au moins, pensait-il, dans cette maison, les salésiens seraient libres de leurs mouvements.
Don Rua commença par demander à Gallardo de patienter jusqu'en 1901, ce qui indisposa le médecin. Mais la Providence donna raison à celui-ci. En effet, au début de l'année 1899, avec un changement de gouvernement, les difficultés commencèrent pour les salésiens de la capitale: indemnités impayées, sourde oreille aux réclamations. Vers la fin de janvier, une partie des confrères, don Calcagno en tête, passa donc à Santa Tecla, où la maison, petite mais commode, était prête à les recevoir. Les autres attendirent les événements, lesquels se précipitèrent, de sorte qu'en 1900, ils rejoignirent leurs confrères. Un authentique collège salésien, avec artisans et étudiants, put ainsi être constitué à Santa Tecla sous le patronage de sainte Cécile, prénom de l'épouse défunte du docteur Gallardo.
Avec le Salvador, au cours des dix premières années du rectorat de don Rua, les salésiens avaient pris pied dans sept nouveaux pays d'Amérique latine. L'expérience leur avait appris, à don Rua au premier chef, avec quelle prudence il leur fallait se comporter dans l'établissement des conventions avec leurs gouvernements. Au reste ils devraient sans cesse louvoyer au rythme des mouvements politiques sur un continent perpétuellement plus ou moins instable.
66.16 Aux Etats-Unis |
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C'est dans les mêmes années que les salésiens s'infiltrèrent dans le nord du continent américain. Nombreux étaient alors les émigrés italiens aux Etats-Unis, notamment sur sa côte ouest. En 1896, don Angelo Piccono, depuis le Mexique voisin où il avait été envoyé, leur rendait visite à San Francisco. Le 2 juillet, l'archevêque Patrick Riordan le convoqua pour lui dire «qu'outre la paroisse des Italiens Saint Pierre Saint Paul en ville il proposait aux salésiens un vaste terrain très fertile pour s'y établir comme ils l'entendraient.»37 Les tractations avec Turin prirent forme aussitôt.
Dès le 23 novembre de cette année, l'archevêque déclarait accepter une formule de convention proposée par don Rua dans les termes suivants:
«1. Son Excellence Mgr Riordan a) remettra aux salésiens l'église paroissiale des Italiens à San Francisco, b) pourvoira aux frais du voyage et d'installation des quatre salésiens qui partent de Turin pour San Francisco en décembre 1896. - 2. Le Très Révérend Michel Rua a) enverra, pour commencer, deux prêtres, un clerc et un frère laïc pour prendre en charge la dite paroisse et, quand les circonstances le permettront, pour y ouvrir un "oratorio festivo", des cours de jour et du soir et en venir ensuite à un Institut d'arts et métiers au service surtout de la jeunesse pauvre et abandonnée; b) oblige les salésiens à confiner leur travail dans la seule partie italienne de la population de San Francisco.»38
L'archevêque voulait prévenir tout conflit avec le clergé local. C'est ainsi qu'au début de 1897, les salésiens prenaient possession de la paroisse italienne de San Francisco. Puis, en 1898, une deuxième paroisse leur était confiée dans un autre quartier de la ville, et une autre encore pour les immigrés portugais. La même année, sur la côte Est, à New York, où vivaient alors près de quatre cent mille Italiens, ils s'établissaient dans la paroisse Saint Brigitte. Depuis Turin, don Rua bénissait ces progrès apostoliques. Nous sommes là à l'origine de l'expansion salésienne dans ce grand pays.
66.16.1 Notes |
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1. Je reprends ici les chapitres d'E. Ceria, Vita del Servo di Dio, p. 258-274, complétés par Annali II, et de M. Wirth, Don Bosco et la famille salésienne, p. 293-307, tous consacrés à la question missionnaire en Amérique.
2. B. Vacchina- M. Rua, Rawson, juin 1896, in Bulletin salésien, 1897, p. 76.
3. Voir Annali II, p. 124-130.
4. Ces lettres dans Annali II, p. 126-128.
5. Sur l'aventure d'Agua de Dios, je résume Annali II, p. 141-154.
6. Cette lettre en Annali II, p. 145-146.
7. Edition dans Annali II, p. 136.
8. Sur les origines du vicariat de Mendez et Gualaquiza, voir Annali II, p. 283-296.
9. Verbali del Capitolo Superiore, 28 août 1894.
10. Sur l'épisode Costamagna, Annali II, p. 291-293.
11. Sur les accusations portées contre les salésiens et leur exil, voir Annali II, p. 549-577.
12. Sur le détail de ces tractations, voir Annali II, p. 590-598.
13. Sur cette renaissance, voir Annali II, p. 598-602.
14. Sur l'entrée des salésiens au Mexique, voir les dix-huit lettres d'Angel G. de Lascurain et de ses amis à don Rua entre 1889 et 1891, FdR 3305 D9 à 3307 A11. Récits dans Ceria, Annali II, p. 137-140 et dans Francisco Castellanos, «El nacimiento de la obra salesiana en México», RSS, 15, 1989, p. 399-429, qui met en relief le rôle des coopérateurs salésiens dans l'implantation.
15. Editée dans Annali II, p. 139.
16. Sur les salésiens au Venezuela, voir Annali II, p. 513-524.
17. Voir la lettre Crispolo Uzcategui à Don Rua, 26 mai 1890, FdR 3224 C2, et la minute de la réponse de don Rua en FdR 3224 C3-5.
18. Voir la lettre du secrétaire de cette congrégation à don Rua, Rome, 28 avril 1891, FdR 3224 D2-3.
19. Sur la fondation de l'oeuvre bolivienne, voir Annali II, p. 525-534.
20. Le document en FdR 3267 A4-7.
21. Edition dans Annali II, p. 527-528.
22. Sur l'installation salésienne à La Paz, voir les lettres de Luigi Costamagna à don Rua en 1896, FdR 3267 B10-E1.
23. Sur l’entrée des salésiens dans la République paraguayenne, voir le chapitre de don Ceria, Annali II, p. 535-548..
24. Lettre d’A. Savio à don Rua, Dal Chaco, 8 juillet 1892; FdR 3812 E11 à 3813 A2.
25. A. Savio à Don Rua, Asuncion, 24 juillet 1892; FdR 3813 A11-12.
26. Voir Ceria, Annali II, p. 539.
27. Rampolla à Rua, Rome, 14 décembre 1892; FdR 3800 A11-12.
28. Lasagna-Rua, Asuncion, 19 mai 1894; FdR 3755 E5 à 3756 A4.
29. D’après Annali II, p. 542.
30. Cité dans Annali II, p. 543.
31. Sur l'entrée des salésiens au Salvador, Annali II, p. 578-587.
32. Lettre M. Vecchiotti-Rua, San Salvador, 25 janvier 1895, dans Annali II, p. 579.
33. Vatican, Secrétariat d'Etat, 22 juin 1895; voir Annali II, p. 579.
34. Vatican, Secrétariat d'Etat, 23 août 1895; Annali II, Ibidem.
35. Annali II, p. 583-584.
36. Gallardo-Rua, Santa Tecla, 15 février 1898; Annali II, p. 584.
37. Lettre Angelo Piccono - don Rua, S. Francisco, 2 juillet 1896, FdR 3788 E4-7.
38. D'après l'article d'A. Lenti, «The Founding and Early Expansion of the Salesian Work in the San Francisco Area from Archival Documents», Journal of Salesian Studies, 7, Fall 1996, p. 18.
Au cours des années 1890, don Rua introduisit ses salésiens dans deux nouveaux pays: l'Algérie et la Pologne, en Algérie sans grand bruit, en Pologne de façon beaucoup plus tumultueuse.
66.17 Les salésiens en Algérie |
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En 1883, à Paris, don Bosco avait promis au cardinal Lavigerie, archevêque de Carthage en Tunisie, qu'il enverrait des salésiens en Afrique.1 C'était le 21 mai dans l'église parisienne Saint-Pierre du Gros-Caillou. Au cardinal qui, du haut de la chaire, lui avait demandé des salésiens sur son continent, don Bosco avait répondu: «Je suis dans vos mains, Eminence, pour accomplir, en Afrique, tout ce que la divine Providence demandera de moi. Oui, monseigneur, oui, soyez bien persuadé que, si nous pouvons faire quelque chose en Afrique, toute la famille salésienne et moi sommes à la disposition de Votre Eminence. J'y enverrai mes fils, des Italiens et des Français.»2 Le cardinal attendait donc des salésiens en Tunisie. En 1891, à don Rua qui, par délicatesse, l'avait informé de la fondation imminente de l'oeuvre salésienne d'Oran, il répondit le 2 juillet sur un ton plutôt acide:
«Mon très révérend Père. - J'ai reçu à Carthage votre lettre du 16 juin ainsi que celle du P. Bellami; mais j'ai été, je vous l'avoue, très surpris de voir que deux saints (à la vérité non encore canonisés) comme Dom Bosco et Dom Rua, ont pu manquer vis-à-vis de moi à des paroles publiquement données pour la création d'une de leurs maisons en Tunisie, et que Votre Paternité m'annonce aujourd'hui avec tant de calme et de sérénité la création d'une de ces maisons dans le diocèse d'Oran. Je puis bien pardonner les injures et je le dois, puisque Notre Seigneur nous en a donné l'exemple et le précepte; mais en remercier et en féliciter les auteurs est au-dessus de ma vertu sans doute trop faible. - J'ai donc l'honneur de vous accuser simplement réception de la lettre que vous m'avez envoyée il y a un mois, et celui de me dire Votre très humble et très obéissant, mais non désespéré serviteur. - Ch. Card. Lavigerie.»3
Le principal auteur de la manoeuvre avait été l'évêque d'Oran Géraud Soubrier. A son invitation, dès octobre 1889 son vicaire général en avait pris l'initiative dans un entretien avec don Albera à Marseille. Il fallait s'occuper de la jeunesse oranaise. Dans cette ville de quelque soixante mille habitants de diverses nationalités, surtout espagnoles, une quantité d'enfants erraient sur les rues, dans l'ignorance des notions religieuses essentielles qui eussent permis de les admettre à la première communion.4 Don Rua répondit à l'évêque qu'il acceptait sa proposition, mais attendait des précisions. Elles arrivèrent. Toutefois don Rua ne réagit pas immédiatement. Aussi, le 31 août 1890, Mgr Soubrier insistait-il: «Le P. d. Albera par une lettre que j'ai reçue hier me dit qu'il s'étonne énormément que vous ne m'ayez rien écrit. Connaissant vos grandes occupations, je ne m'en étonne pas et je vous adresse la question des disciples de St Jean Baptiste au divin Maître: Tu es qui venturus es, an alium expectamus? [C'est toi qui dois venir ou attendons-nous un autre?] Je ne doute pas que vous ayez l'intention de répondre à mon appel, mais permettez-moi de vous faire en réponse la prière du Macédonien à St Paul: Transiens ad civitatem nostram episcopalem nostram adiuva nos. [En venant dans notre cité épiscopale, aide-nous].»5 Prudemment, don Rua lui annonça qu'il enverrait deux prêtres pour visiter les maisons que l'évêque voulait donner aux salésiens.
De fait, don Celestino Durando et le prêtre français Charles Bellamy, alors maître des novices à Marseille, se rendirent à Oran en décembre 1890. Au retour, don Durando expliqua à don Rua et à son chapitre supérieur que l'évêque cédait aux salésiens deux maisons dont ils auraient la propriété, l'une au centre de la ville, l'autre dans la zone élevée d'Eckmühl. La première consistait pour l'essentiel, auprès d'un local dit de la maîtrise de la cathédrale, en un ancien tribunal, avec une salle d'audience suffisamment vaste pour être convertie en chapelle. Cette maison, selon l'évêque, pourrait recevoir l'oratoire du dimanche, la maîtrise de la cathédrale (c'est-à-dire le petit clergé, que l'évêque considérait comme un vivier de vocations sacerdotales) et des classes pour externes. L'évêque avait l'intention, soit de la faire restaurer, soit de donner douze mille francs à cet effet. L'autre maison pourrait servir de collège. Deux soeurs, coopératrices salésiennes, étaient prêtes à céder aux salésiens un beau terrain adjacent pour le développement de cette deuxième oeuvre.
Les échanges entre Turin et Oran aboutirent rapidement. Une convention entre les deux parties put être signée à Turin le 2 février 1891, fête de la Purification, par l'abbé Michel Rua, et à Oran, le 12 avril suivant, dimanche du Bon Pasteur, par Géraud Soubrier, évêque de cette ville.6 Elle comprenait dix articles. L'introduction exprimait bien les intentions des deux acteurs. On y distingue la volonté de don Rua de donner suite à la promesse de don Bosco au cardinal Lavigerie en 1883. C'était: «Sa Grandeur Monseigneur Soubrier, désireuse de pourvoir à l'éducation chrétienne des jeunes gens spécialement pauvres et délaissés dans la ville d'Oran, propose au Très Révérend Don Rua d'ouvrir dans cette ville des oeuvres dirigées selon l'esprit et les règles de la pieuse Société fondée par Don Bosco d'heureuse et vénérée mémoire. - Don Rua accepte avec reconnaissance cette proPosition, heureux de pouvoir ainsi commencer à réaliser les désirs que le très regretté Don Bosco nourrissait de voir ses fils pénétrer dans les régions africaines pour le salut des âmes.»
Aux termes de la convention les salésiens concrétiseraient leur projet pour l'essentiel de la manière suivante. Vers le mois d'octobre 1891, don Rua enverrait à Oran le personnel nécessaire pour commencer l'oeuvre désirée, c'est-à-dire au moins six salésiens: prêtres, clercs et coadjuteurs laïcs (art. 1). Ils prendraient la direction de la maîtrise de la cathédrale St Louis et y ajouteraient les classes primaires élémentaires. Un patronage serait annexé à cette oeuvre (art. 2) Vers octobre 1892, ils s'efforceraient d'ouvrir des classes de latin (art. 3). Les classes seraient payantes (art. 4). «Le but principal de la Pieuse Société Salésienne de Don Bosco étant de prendre soin de la jeunesse pauvre et délaissée, les Supérieurs feraient en sorte d'ouvrir dans ce but un internat ou orphelinat aussitôt que la Divine Providence leur procurerait les ressources indispensables.» (art. 7). En vue de cette fondation, Mgr Soubrier cèderait aux Salésiens la maison et le terrain contigu en sa possession auprès de l'église paroissiale d'Oran-Eckmühl (art. 8). La plupart des autres articles portaient sur des questions financières que don Rua certainement, et probablement aussi Mgr Soubrier, tenaient toujours à mettre au clair et, si possible, à chiffrer: frais d'aménagement de l'ancien tribunal, frais de voyage et d'installation des religieux, honoraires pour la maîtrise.
Don Rua fit du prêtre français, originaire de Chartres, Charles Bellamy (1852-1911), le directeur-fondateur de l'oeuvre d'Oran. Il avait plu à l'évêque lors de son voyage d'exploration. «J'espère que les salésiens feront grand bien à Oran. Il me semble que don Bellamy est doté des meilleures qualités», avait-il écrit à don Rua le 4 janvier 1891.
66.18 La fondation oranaise de 1891 |
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Les sept membres de l'expédition d'Oran, c'est-à-dire le directeur Bellamy, un prêtre, deux clercs, un coadjuteur chef menuisier, et deux jeunes coadjuteurs vignerons, constituaient à Turin le 16 août 1891 l'un des trois groupes de la cérémonie traditionnelle d'adieu aux missionnaires dans l'église Marie Auxiliatrice. L'un d'eux, Cyprien Beissière, racontera que don Rua les avait, en matinée, réunis dans la chapelle attenante à la chambre de don Bosco pour s'entretenir familièrement avec eux. «Je vous envoie comme des agneaux au milieu des loups», leur aurait-il dit.7 En effet, les tracasseries administratives, trop compliquées pour être narrées ici, ne leur manqueront pas. De Turin, les sept désignés gagnèrent Marseille et l'oratoire Saint Léon. Là, l'inspecteur don Albera, qui résidait dans cette maison, tint à donner à leur départ une solennité particulière. Son discours, très sentimental, un tantinet larmoyant, comme il était de mode au dix-neuvième siècle, autour du thème: «Qu'ils sont beaux les pieds de ceux qui vont au loin prêcher l'évangile de la paix!», émut l'assistance. «Les travaux, les épreuves, les douleurs des missionnaires, le sang qui teindra peut-être leurs couronnes, rien n'est oublié.» Il salua dans le groupe trois «enfants de Saint-Léon», Et, selon la chronique du Bulletin salésien, «quelques mots pleins de cordialité délicate, rappellent à tous que le chef de cette première expédition [Charles Bellamy] est un faiseur de bien cher à don Bosco, dont il s'est montré constamment le digne fils.»
Le 22 août, les sept embarquèrent sur le paquebot La Ville de Rome dans la direction d'Oran. Le 24, ils étaient à destination. Aucune personnalité civile ou ecclésiastique ne les accueillit: ces messieurs étaient en vacances en Europe. Les salésiens, guidés par don Bellamy, qui connaissait les lieux, se rendirent d'abord à la cathédrale pour saluer le Seigneur et y rencontrer le personnel: le secrétaire général de l'évêché, les vicaires de la cathédrale, qui les soignèrent de leur mieux; puis ils allèrent reconnaître rue Ménerville l'ancien tribunal, qu'ils trouvèrent en bien pîteux état. Mais le courage et l'esprit surnaturel ne leur manquaient pas, comme en témoignait dès le 26 août une lettre de Charles Bellamy à don Rua.8
Les salésiens retroussèrent leurs manches, l'évêque, de retour de France, apitoyé, leur fit une généreuse offrande; et, le 5 octobre, ils commencèrent les classes (cours élémentaire et cours moyen), non pas du reste dans l'ancien tribunal encore en chantier, mais dans l'école paroissiale que l'évêque mettait à leur disposition. Le 1er novembre, ils tâchèrent d'ouvrir le patronage, mais n'y parvinrent vraiment que le 15 décembre, (jour où le diocèse fêtait l'Immaculée conception de Marie), avec la bénédiction par Mgr Soubrier de la chapelle dans l'ancien tribunal. Une séance récréative clôtura la journée. Grâce à quelques jeunes acteurs improvisés, mais très débrouillards, nos salésiens firent représenter le petit drame de don Bosco La Casa della fortuna (la maison de la fortune), à la grande satisfaction de l'évêque Soubrier au premier rang des spectateurs.
Cependant il fallait concrétiser les articles 7 et 8 de la convention. La propriété cédée par Mgr Soubrier sur les hauteurs d'Eckmühl comprenait une maison et un vaste jardin. Les salésiens s'y installèrent le 31 janvier 1893. Tout le domaine grandit et s'embellit rapidement. On planta des arbres, on aménagea des dortoirs, des classes, des salles. Il y aura bientôt à Ekmühl quatre ateliers d'apprentis, une section d'écoliers (dix à douze ans), une section d'étudiants pour les aspirants au sacerdoce, quelques vocations tardives et, bien entendu, un patronage avec sa Joyeuse Union, réplique de la Société de l'Allégresse du jeune Jean Bosco. L'oeuvre d'Eckmühl n'est certes dans les années 1890 qu'une «maison salésienne en miniature», qui ne compte guère plus de quatre-vingt-dix élèves. Mais on y rêve toujours de prendre de l'ampleur.
Jusqu'en 1896 les oeuvres du centre et des hauteurs d'Oran fonctionnèrent sous la direction du seul fondateur Charles Bellamy. Il eut parfois fort à faire. En 1895, le journal Le Petit Africain mena une campagne féroce contre les salésiens. Le 26 octobre, l'administration préfectorale ordonna sans explications la fermeture de la chapelle de la rue Ménerville «aux jours mêmes où elle autorisait l'ouverture d'une loge maçonnique», déplorera amèrement le Père Bellamy. Il répliqua le 30 octobre dans une lettre ouverte au préfet. Et, heureusement, l'affaire en resta là.9
66.19 Le salésien polonais Bronislas Markiewicz |
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Nous changeons complètement d'horizon et passons de l'Afrique à la province polonaise de Galicie, sous administration autrichienne jusqu'en 1919. A la demande de l'évêque de Przemysl, don Rua y envoya en 1892 le Père Bronislas Markiewicz au titre de curé de la paroisse de Miejsce. Miejsce se trouva être de ce fait le premier centre salésien en Pologne, et le Père Markiewicz le pionnier de l'oeuvre salésienne polonaise.
A cette date, Bronislas Markiewicz (1842-1912) était encore, malgré ses cinquante ans, un «jeune salésien».10 Né en 1842 à Pruchnik, près de la ville épiscopale de Przemysl, en Galicie, il était entré, non sans hésitation, au grand séminaire à l'âge de vingt-et-un ans et avait été ordonné prêtre trois ans après. A partir de là et jusqu'à son entrée chez les salésiens, il mena la vie d'un prêtre doué du clergé de Przemysl, étudiant à la faculté de philosophie de Lwow, puis à celle de Cracovie, et rendu ainsi capable de passer avec succès l'examen de concours pour le «bénéfice de curé» (27 et 28 octobre 1875). Il sera pendant sept ans un curé de paroisse très zélé (catéchismes, prédications, confessions, souci des pauvres et des malades, création de «confréries des abstinents» dans un secteur où l'ivrognerie était un mal endémique) et très estimé, jusqu'au jour où l'évêque, Mgr Solecki, témoin de ses qualités, le promut professeur de théologie pastorale au grand séminaire (1882). Cependant Bronislas, à quarante-trois ans, se mettait à rêver d'une vie spirituelle exigeante en harmonie avec la pratique du ministère. En novembre 1885, d'entente avec son évêque, il partit pour Rome à la recherche d'une société religieuse capable de répondre à ses aspirations. Il aurait d'abord envisagé, paraît-il, d'entrer chez les théatins. Mais frappé par le genre de vie et la spiritualité des salésiens de Rome, chez qui il était allé célébrer la messe, il décida de s'adresser directement à don Bosco. Le 30 novembre 1885, il rencontrait celui-ci à Turin et, séduit, lui demandait de faire partie de sa congrégation.
Le catalogue général de la société pour l'année 1887 le range parmi les ascritti (novices) dans la maison de San Benigno Canavese. Après deux mois de postulat, il aurait commencé son noviciat en mars 1886. Nulle pièce ne subsiste sur sa profession religieuse. Il affirmera toujours avoir fait profession entre les mains de don Bosco le 25 mars 1887. Le secrétaire Viglietti enregistrait alors tous les déplacements de son supérieur. A cette date, don Bosco ne quittait pas Turin. Ce 25 mars, Bronislas n'a pu le voir que chez lui et, faisant probablement valoir la durée de son temps de noviciat, son âge et sa qualité de prêtre chevronné, obtenir de prononcer devant lui seul, dans l'intimité de son bureau, ses voeux perpétuels de pauvreté, chasteté et obéissance. (Toutefois, le secrétariat général ne fut pas informé de la démarche. Si bien que le catalogue de la société pour l'année 1888 l'ignorera complètement dans ses listes, tant de profès que d'ascritti. Puis, entre 1889 et 1892, nous l'y découvrons avec le titre de profès perpétuel.) Il passa deux ans dans la maison turinoise de San Giovanni Evangelista et deux ans dans la maison de repos de Mathì. En effet, il tombait gravement malade (tuberculose). Dans ces maisons, il confessait, s'occupait des clercs, donnait quelques leçons d'histoire ou de théologie et, à l'occasion, prêchait aux salésiennes. Sa spiritualité était exigeante. «La spiritualité de don Bosco, écrivait-il le 30 août 1888 dans ses notes spirituelles, consiste dans l'oubli de soi pour l'amour de Dieu et du prochain. Le prochain confié à nos soins se montrera souvent hostile envers nous: il faut se taire, supporter patiemment les affronts, les soupçons, les insultes, les calomnies en répondant toujours par la charité. Si le prochain ne veut rien recevoir de nous, il faut permettre charitablement que les autres s’en occupent. Il faut donc toujours s’oublier soi-même, mépriser son propre je».11 Le saint homme prêchera toujours l’abnégation, la douceur et l’humilité.
Au temps de sa profession, Bronislas envisageait déjà de retourner en Pologne pour se dévouer au service de son pays et surtout de la pauvre Galicie qu'il comparait intérieurement au riche Piémont. Ce serait, selon ses partisans, dans la paroisse de Miejsce qui relevait de son diocèse d'origine.12 Dès que cette cure fut libre, le «patron» de la paroisse écrivit officiellement à don Rua lui demandant d'accepter la dite paroisse dans sa congrégation et de faire de don Markiewicz le curé de l'endroit. En plein accord avec cette proposition, le 19 octobre 1891 don Rua écrivait (en latin) à l'évêque de Przemysl: «J'ai depuis longtemps l'intention d'ouvrir une maison en Pologne pour y recevoir de jeunes enfants, surtout s'ils sont pauvres, Mais jusqu'ici, le défaut de prêtres et de maîtres me l'a toujours interdit. Si la moisson est abondante, les ouvriers sont peu nombreux. Maintenant, pour accéder à votre très pieux désir, j'accorde volontiers à don Bronislas Markiewicz le droit de se rendre là-bas et d'accepter la charge de la paroisse.»13 Don Markiewicz lui-même engageait des démarches en ce sens à la fin de cette année 1891.14 Don Rua l’y autorisait très officiellement.15
66.20 La fondation polonaise de 1892 |
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Le 24 mars 1892, Bronislas Markiewicz rentrait en Pologne et arrivait à Miejsce. Il s'y mettait au service de la paroisse certes, mais surtout à celui des jeunes abandonnés. On aura remarqué que don Rua envisageait une oeuvre salésienne en forme à Miejsce. Ce sera l'«institut don Jean Bosco». (Titre donné par les catalogues salésiens à la «maison» de Miejsce de 1894 à 1897.)
Markiewicz se lança dans l'entreprise à corps perdu. Il logea dans son presbytère et ses dépendances des garçons et des filles plus ou moins abandonnés. Le travail ne leur manquait pas dans la ferme et la campagne relevant du «bénéfice» curial. Des ateliers (en 1895: cordonnerie, tailleurs, vannerie) étaient créés. Monsieur le curé entreprenait de choisir les meilleurs garçons pour en faire des salésiens au service de leurs camarades dans l'institut don Bosco. Les filles avaient leur propre encadrement féminin. Don Markiewicz faisait connaître aux uns et aux autres une méthode d'éducation appliquée par lui-même dans la meilleure tradition salésienne, car basée sur la raison, la religion et l'affection.16 Dans sa liste du personnel de Miejsce le catalogue salésien de 1894 aligna onze noms d'«aspirants»: trois coadjuteurs et huit étudiants, comprenez séminaristes. En 1895, trois d'entre eux étaient donnés comme «ascritti», c'est-à-dire novices, et le nombre des aspirants s'élevait à dix-sept (cinq coadjuteurs et douze étudiants). Mais ces statistiques intriguèrent Turin. Les catalogues de 1896 et 1897 ne connurent plus que deux «ascritti», les aspirants ayant disparu. Et, en 1898, la maison fondatrice elle-même de Miezsce ne figura plus dans le catalogue. Nous saurons bientôt pourquoi.
Dans sa lettre aux coopérateurs de janvier 1895, don Rua se réjouissait encore de son développement. Nous lisons:
«En Pologne, un prêtre salésien envoyé depuis plusieurs années à Miejsce (Galicie), en qualité de curé, se mit dès le commencement, à recueillir au presbytère des enfants pauvres, ayant besoin de secours temporels et d'instruction. Ce modeste orphelinat a grandi peu à peu. Déjà nous avons dû envvoyer un supplément de personnel au pauvre curé qui ne pouvait plus, réduit à ses seules forces, suffire à la besogne. A la fin de l'année qui s'achève, le curé de Miejsce donnait ses soins à une cinquantaine d'enfants.»17
En 1896, don Rua autorisait une salésienne à participer à la formation de l'encadrement féminin (des «demi-soeurs») destiné à la vie religieuse à Miejsce.18 Mais les initiatives de plus en plus audacieuses de don Markiewicz allaient tout gâter, comme nous l'apprend dans son laconisme le procès verbal de la réunion du chapitre supérieur du 23 novembre 1896: «De Miejsce, D. Markiewicz propose de nouvelles inscriptions (de novices!) et quelques professions. On décide d'envoyer à cette maison D. Veronesi pour se faire une idée exacte de ce qui s'y fait. En attendant on ne conclut ni sur les inscriptions, ni sur les professions.»19
66.21 La crise de 1897 |
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La pauvreté régnait à l'institut Jean Bosco de Mieszce, cependant que le chiffre des jeunes recueillis approchait progressivement de la centaine. Mais la crise se profilait. En juin 1897, don Rua, rendu inquiet par les nouvelles lui parvenant de cet orphelinat hors normes, mettait à exécution le projet de son chapitre supérieur et envoyait à Miejsce au titre de visiteur l'inspecteur don Mosé Veronesi. L'accueil fut chaleureux. Mais ses conclusions désarçonnèrent Bronislas Markiewicz.
Après les avoir fait approuver par don Rua pour être transmises à l'intéressé dans une lettre que nous ne possédons pas, depuis sa maison de Mogliano Veneto le visiteur les exposait au curé-doyen de Rymanow le 14 octobre 1897.20 Les femmes auront une habitation séparée, les jeunes devront quitter le presbytère. Le visiteur imposait de différencier les menus à table: celui des jeunes et celui de l'encadrement, de réduire à vingt le nombre des jeunes garçons et de ne plus garder de filles dans l'établissement. Don Markiewicz s'occuperait de sa paroisse, des vingt garçons qui lui resteraient et enverrait les autres ailleurs.21
Don Markiewicz résolut de sortir de la congrégation de don Rua et de créer sa propre société plus fidèle, estimait-il, aux intentions originelles de don Bosco. Le 29 décembre 1897, le secrétaire du chapitre supérieur écrivait dans le procès verbal de la réunion de ce jour: «On lit un rapport sur la persévérance de Markiewicz dans sa défection. Il a procédé à une prise de soutane (vêture cléricale) et admis quelques filles à prononcer des voeux». C'est tout.22 Nous possédons la longue lettre de don Markiewicz, datée du 28 décembre 1897, en réponse à l'évêché de Przemysl qui l'avait interrogé sur les raisons de sa rupture avec les salésiens. Voici les principales. 1) Les salésiens ont changé la règle primitive, où régnaient «Travail et Tempérance». Ils se sont tournés vers les classes moyennes au détriment des «pauvres et des abandonnés». 2) Ils ont centralisé le noviciat. 3) Ils ont centralisé leurs finances à l'avantage des Italiens. 4) Ils veillent à l'italianisation des Polonais envoyés chez eux. 5) Même tendance chez leurs missionnaires: «Italianiser ces pays, surtout l'Amérique du Sud, c'est le but principal des missionnaires salésiens, et non pas la conversion des sauvages.» En conséquence, «après avoir épuisé pendant onze ans tous mes arguments, maintenant je sais clairement que pour moi, pour mon établissement, pour la Pologne et pour l'Eglise, il sera plus profitable que je me sépare des salésiens italiens et que je fonde une congrégation à part en me tenant à la règle primitive de don Bosco. Et dans ce but j'ai déposé une demande au Révérendissime Evêché de Przesmysl ainsi qu'au Saint Père le 23 septembre de cette année.»23 Ce sera la société Travail et Tempérance pour laquelle notre curé obtint sans difficulté l'agrément de l'administration civile.
L'évêque, quant à lui, ne crut pas «devoir s'opposer à son dessein de fonder une congrégation selon l'esprit primitif de don Bosco, en s'inspirant d'exemples similaires dans l'histoire de l'Eglise», nous apprend le procès verbal de la session du chapitre supérieur le 14 mars 1898. A quoi «don Rua fait répondre que Markiewicz a refusé d'obéir après que nous lui ayons écrit d'ordonner sa maison selon les instructions que nous avait communiquées le même Monseigneur, et que nous ne pouvions permettre que cette nouvelle congrégation portât le titre de la nôtre; que, selon nos Règles, nous l'avions relevé de ses voeux et qu'en conséquence, il ne bénéficierait plus de nos privilèges.» Et le chapitre décida d'envoyer au procureur romain Cesare Cagliero une copie de la lettre de l'évêque et de sa réponse pour que, à l'occasion, il puisse la présenter à la Sacrée Congrégation des Evêques et Réguliers, c'est-à-dire au Saint-Siège.24
Car don Markiewicz intervenait à Rome, où on lui faisait la sourde oreille. Au terme d'une longue lettre au pape, datée du 5 avril 1898, après avoir aligné ses griefs contre la «nouvelle société salésienne», il écrivait:
«... Quand celui-ci [don Veronesi], d'abord oralement, puis par lettre, insistait au nom de l'obéissance sur leur introduction [celle des coutumes italiennes], le soussigné, contraint par la voix de sa conscience, cessa ses contacts avec ses supérieurs et constitua une congrégation à part selon la Règle primitive et l'observance de Don Bosco, parce que, sans parler de ses retraites annuelles dans l'esprit de saint Ignace de Loyola, la maison de Don Bosco à Miejsce se distingue avantageusement des autres maisons salésiennes en Italie, surtout parce que les jeunes de cette maison montrent des vertus spécialement conseillées par Don Bosco, comme le travail et la tempérance, notamment par le côté éminent de la tempérance qui est l'humilité. - Le soussigné a avec lui quatre clercs et quatre frères profès perpétuels, ainsi que quarante-deux novices. On prie donc humblement Votre Sainteté d'accorder à cette congrégation les privilèges donnés par le Saint Siège à la congrégation fondée par Don Jean Bosco de glorieuse mémoire, duquel il est le fils et l'imitateur le plus fidèle.»25
Don Markiewicz plaça alors sa société sous le patronage de Saint Michel Archange. Nous sommes là à l'origine de la congrégation actuelle masculine et féminine des Michaélites, que Rome ne reconnut qu'après la mort de son créateur.
Seuls, dans cette affaire, les sentiments de don Rua nous concernent ici directement. Ils nous sont connus par les lettres qu'il adressait en 1897 et 1898 à l'évêque de Przemysl, Mgr Solecki. Les voici. Le 19 décembre 1897, il lui annonçait simplement la sortie de don Markiewicz de la congrégation salésienne.
«Au vu de sa contumace et de la persistance de ses opinions, après trois mois d'attente patiente qu'il se rétracte, il ne nous reste plus qu'à le [don Markiewicz] délier de ses voeux et à le rayer de la liste des membres de notre congrégation. Toutefois nous ne voulons pas faire ce pas ultime sans en informer au préalable Votre Excellence Révrendissime et sans connaître d'abord votre sage opinion. Si Votre Excellence Révérendissime est d'accord avec nous, à partir de maintenant, par la présente, nous remettons le Révérend Markiewicz sous votre juridiction et le supprimons de la liste des membres de notre congrégation.»26
Le 27 mars 1898, à la suite du courrier de l'évêque, dont faisait état la réunion du chapitre supérieur le 14 précédent relatée ci-dessus, don Rua datait de Turin cette autre lettre que je traduis du latin original. Elle détaillait ses principaux reproches.
«Je vous remercie de tout coeur pour votre lettre, pleine d'humanité et de bienveillance. Je n'ajouterai pas grand chose sur le prêtre Bronislas Markiewicz, qui, par sa désobéissance et son entêtement, m'a fait souffrir, moi-même et les autres Supérieurs. Votre Excellence sait qu'il a créé dans le village de Miejsce une maison pour les garçons et pour les filles, contrairement aux règles de notre Pieuse Société et dangereuse pour les bonnes moeurs, par conséquent contre ma volonté. Quand le visiteur don Veronesi, envoyé par moi à Miejsce, lui fit en toute charité les remarques et les avertissements qui s'imposaient et lui donna des directives selon la volonté de Votre Excellence, don Markiewicz, persévérant audacieusement dans son opinion, affirma que lui seul suivait la Règle de la Pieuse Société de St François de Sales, et que tous les autres supérieurs avaient dévié de l'ancien et bon chemin. Quelle audace! Ou plutôt, quelle sottise! Alors que tout le monde sait que pas un iota n'a jamais été changé dans les Règles reçues de notre très vénéré fondateur. L'infidélité et la désobéissance de certains ne touchent pas les Règles. Qu'avant tout donc le très cher don Markiewicz apprenne l'obéissance et l'humilité; il constatera alors que rien n'a été changé dans ces Règles. A cause d'une aussi grave désobéissance et contumace, en me prévalant de nos constitutions (chap. II, 5) don Markiewicz a été justement exclu de la Pieuse Société de St François de Sales, ce que je confirme par cette lettre. Il est donc simple prêtre séculier, soumis à son évêque et ne bénéficiant plus du privilège des Réguliers. Je le recommande à Votre Excellence, en espérant qu'il fera un excellent curé. Mais je ne permettrai jamais qu'il usurpe de quelque manière le nom des salésiens et de notre très vénéré fondateur don Jean Bosco. A cela je m'opposerai de toutes mes forces. S'il a l'intention d'instituer quelque Pieuse Société, il pourra lui donner les noms de St Stanislas Kotska ou de St Jean Berchmans. Qu'il n'usurpe pas un nom connu, ce qui engendrerait une trop grande confusion, contre l'avis du Saint Père Léon XIII, qui s'emploie de toutes ses forces à ramener les Familles Religieuses à l'unité. - Bien qu'indigne, je me confie, moi-même et ma Pieuse Société, aux puissantes prières de Votre Excellence. Votre très humble et très dévoué serviteur. - Michel Rua, prêtre, recteur majeur de la Pieuse Société Salésienne.»27
En avril 1898, dans une nouvelle lettre latine à l'évêque, composée à la demande de son auxiliaire Mgr Weber, don Rua reprit toute l'histoire de don Markiewicz en Pologne.28 Trop longue pour être reproduite entièrement ici, je n'en extrais que de nouveaux griefs à l'encontre de don Markiewicz. Malgré les Règles qui le leur permettaient, don Markiewicz avait interdit aux salésiens envoyés l'aider dans l'éducation des enfants, de confier leurs doléances à leurs supérieurs. Il avait prétendu que les salésiens conservaient à leur usage en Italie l'argent récolté en Pologne, alors qu'en fait il servait à l'entretien de jeunes Polonais en formation aux frais de la congrégation à Foglizzo, Ivrea ou Lombriasco. Cette dernière maison était même appelée communément la maison des Polonais. «Comment s'étonner que des coopérateurs polonais, en connaissance de cause, nous aient parfois aidés, s'exclamait don Rua, et qu'ils approuvent l'usage que nous faisons de l'argent qu'ils nous envoient!» «S'il n'a pas été possible que l'un ou l'autre de ces jeunes, parce qu'ils n'avaient pas encore terminé leurs études, soient envoyés dans leur patrie pour s'occuper de la jeunesse, tout le monde sait que telle est bien mon intention.» Lui-même, don Rua, a aidé des émigrants polonais en Amérique ou en Angleterre. «Que cela suffise pour écarter l'objection de don Markiewicz selon laquelle, jusqu'ici, les salésiens n'ont rien fait pour la Pologne». Et notre Recteur majeur, évidemment ulcéré, terminait sa lettre par la question pour lui la plus grave
«Ne soyez pas surpris, Excellence, si je déplore avec une grande douleur, pour employer le mot, le schisme provoqué dans notre société par don Markiewicz, par sa désobéissance, surtout par son audace à calomnier toute notre congrégation, comme si elle avait si rapidement manqué à son esprit. Si vraiment don Markiewicz veut servir Dieu et travailler au salut des âmes indépendamment de ses supérieurs légitimes, il est contraire à la justice qu'il usurpe le nom des salésiens, qu'il se dise fils de don Bosco et qu'il éloigne de leur vocation d'autres prêtres et clercs polonais. Il faut en effet regretter que don Markiewicz, par de nombreuses lettres, ait exhorté d'autres salésiens à quitter la congrégation salésienne pour se joindre à lui. Plusieurs ont refusé cette proposition, mais un clerc du nom d'Orlemba, est allé après sa profession à Miejsce, et, pour qu'il ne regrette pas son geste, a été fait par Markiewicz directeur de son collège. Le clerc Orlemba n'a jamais été dispensé de ses voeux. Qu'il donne un autre nom à sa congrégation et ne se permette pas de détourner de leur vocation prêtres et clercs et d'écrire aux coopérateurs pour leur demander de l'argent, ce qui crée beaucoup de confusion. Ce fut le cas dans des lettres du 2 avril dernier par lesquelles il exhorte les prêtres à célébrer des messes à son intention et à destiner les honoraires à ce qu'il appelle la maison de don Jean Bosco. - Prosterné aux pieds de Votre Excellence, je me recommande à vos ferventes prières, moi-même ainsi que la Pieuse Société à la tête de laquelle je suis placé malgré mon indignité.»
«Ce fut une discorde entre deux saints», m'a dit le postulateur de la cause de don Markiewicz. Certes, puisque l'Eglise, reconnaissant l'héroïcité de leurs vertus, a béatifié l'un et l'autre, Michel Rua en 1972, Bronislas Markiewicz en 2005... Mais il faut avouer qu'en 1897 et 1898, celui qui paraît avoir le plus pâti dans la bataille des deux saints a bien été notre don Rua. La première fondation salésienne sur le sol polonais le fit énormément souffrir. Lui, si scrupuleux dans son imitation de don Bosco et marchant soigneusement sur ses traces, l'accuser publiquement de manquer de fidélité à son maître, imaginer à l'origine une Règle plus austère qui n'exista jamais et créer de la sorte un courant antagoniste, sinon un schisme dans sa propre congrégation, il était difficile de lui trouver supplice plus raffiné.
En 1898, la fondation en Pologne, certes laborieuse, mais réussie, de la maison d'Oswiecim, lui mit un peu de baume au coeur.29 Miejsce sera oublié, Oswiecim prendra la première place parmi les oeuvres salésiennes polonaises.
66.21.1 Notes |
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1. Sur les origines de la mission salésienne à Oran, voir le dossier Oran, années 1890-1892, FdR 3517 A11 à 3518 A6. Récit de don Ceria Annali II, p. 306-312.
2. D'après Don Bosco à Paris, par un Ancien Magistrat, Paris, 1883, p. 108, 111.
3. FdR 3758 C9-10.
4. Lettre Albera-Rua, Marseille, 22 octobre 1889; FdR 3676 B2-4.
5. FdR 3517 B8-10.
6. FdR 3517 E5-7.
7. C. Beissière, Cinquante ans d'apostolat en Afrique du Nord, Tunis, 1941, p. 21.
8. D'après «Les Salésiens en Afrique», Bulletin salésien, novembre 1891, p. 179-181, où la lettre de don Bellamy a été reproduite.
9. Sur les origines des maisons d'Oran, voir aussi le long article de Charles Bellamy, «Les Oeuvres salésiennes d'Oran», Bulletin salésien, avril 1899, p. 97-107.
10. La bibliographie de Bronislas Markiewicz est importante. Je me réfère, pour cette biographie de don Rua, aux seuls documents et récits qui la concernent plus ou moins directement: Archives salésiennes de Rome, en particulier FdR 4206 B2 à 4209 A5; Congregatio de Causis Sanctorum, Premislien. Latinorum Canonizationis Servi Dei Bronislai Markiewicz, Positio super vita et virtutibus, Roma, 1990; Id., Premislien. Latinorum Beatificationis et Canonizationis Servi Dei Bronislai Markiewicz... Relatio et Vota congressus peculiaris super virtutibus die 30 novembris an. 1993 habiti, Roma, 1993; Maria Winowska, Aux portes du Royaume. Père Bronislaw Markiewicz, curé de paroisse et fondateur des Michaélites, nouvelle édition, Paris, Téqui, 1994; Mariano Babula, P. Bronislao Markiewicz, fondatore della Congregazione di San Michele Arcangelo, Roma, 2000.
11. Positio super vita et virtutibus, p. 61.
12. Documentation dans la Positio super vita et virtutibus, p. 53-57.
13. Lettre latine éditée dans la Positio super vita et virtutibus, p. 64.
14. Voir ses lettres du 23 novembre et du 21 décembre 1891, FdR 4207 C11-D4.
15. Voir la lettre à l’évêque Solecki, 3 janvier 1892, FdR 4207 E8-9; et les testimoniales datées du même jour, FdR 4207 E6.
16. Voir éventuellement les témoignages de L. Bialoczynski et W. Michulka, Positio super vita et virtutibus, p. 72-75.
17. Bulletin salésien, janvier 1895, p. 4.
18. Lettre G. Marenco - B. Markiewicz, 21 septembre 1896, Positio super vita et virtutibus, p. 76-77.
19. Verbali del Capitolo Superiore, à la date.
20. Copie dactylographiée, Archives Centrales Salésiennes, dossier Markiewicz.
21. Voir aussi la lettre B. Markiewicz à Mgr T. Lekawski, citée dans la Positio super vita et virtutibus, p. 82.
22. Verbali del Capitolo Superiore, à la date.
23. Lettre de Bronislas Markiewicz à l'Evêché de Przemysl, Miejsce, 28 décembre 1897, traduite du polonais par Tadeusz Jania, Cracovie.
24. Verbali del Capitolo Superiore, 14 mars 1898, FdR 4242 C4.
25. Document fourni par Tadeusz Jania, Cracovie.
26. Cité in Positio super vita et virtutibus, p. 83.
27. Copie latine en FdR 4207 E10-12.
28. Copie manuscrite datée par les archivistes salésiens d’avril 1898, FdR 4208 A8-B3.
29. Sur la fondation d'Oswiecim, Annali II, p. 679-685.
22 - Le périple ibérique de 1899
Il serait fastidieux de suivre don Rua dans ses nombreux voyages en Europe. Celui qu'en 1899 il fit en Espagne et au Portugal et l'entraîna jusqu'en Algérie mérite toutefois qu'on s'y arrête, tant en certaines villes l'enthousiasme à son égard des jeunes et des foules rappelle celui engendré par don Bosco à Paris et à Lille en 1883. A l'évidence, comme dans son maître seize ans plus tôt, on vénérait en don Rua un saint vivant.1
66.22 En Catalogne et au Pays basque |
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Arrivant de France, don Rua, accompagné par don Giovanni Marenco, son vicaire général auprès des Filles de Marie Auxiliatrice, et par don Filippo Rinaldi qui l'avait rejoint à la frontière, débarqua à Barcelone le 5 février 1899 à une heure du matin. Tout un monde l'attendait en gare pour lui souhaiter la bienvenue. Un groupe de jeunes ouvriers, qui fréquentaient l'oratoire salésien San José, tenta de détacher les chevaux de la voiture envoyée par un coopérateur et de la tirer eux-mêmes sur la Rambla, la grande avenue toute illuminée, mais on les fit poliment renoncer à leur projet. Nos voyageurs gagnèrent immédiatement Sarrià et son école salésienne bien illuminée elle aussi. Là don Rua passa entre les deux rangées des quatre cents jeunes fort intéressés par lui.
Quinze jours lui suffirent à peine pour visiter les coopérateurs de Barcelone et leur tenir des conférences, pour présenter ses hommages aux autorités religieuses et civiles et pour donner audience aux personnes désireuses de le rencontrer. L'oratoire San José, dernière oeuvre créée par la sainte coopératrice Dorotea Chopitea, lui fit une forte impression. Il s'en expliquera à Bologne le 30 mai suivant.
«Il y a quelques années seulement les mauvaises moeurs et l'irréligion régnaient dans ce quartier, y compris chez les enfants. rendus insolents et effrontés par l'exemple de leurs aînés. Ils insultaient et offensaient grossièrement les passants, au point d'entraîner fréquemment l'intervention de la force publique. J'y ai trouvé une population tranquille et polie, et des jeunes bruyants et joyeux, mais très respectueux envers le prêtre, qu'ils saluent et approchent en toute confiance. Tout le monde attribue ce merveilleux changement à l'oratoire, qui fonctionne depuis quelques années seulement dans ce quartier, et bénit une institution qui, en instruisant et en éduquant les enfants, agit avec une telle efficacité même sur les parents et sur toute la famille.»2
A propos des quatre premières maisons qu'il avait visitées, deux dirigées par les salésiens et deux par les Filles de Marie Auxiliatrice, don Rua écrivait à son préfet général, don Belmonte, le 15 février: «Ici, les choses fonctionnent assez bien. Ces maisons bénéficient d'une grande sympathie.» Il consacra deux jours à une cinquième maison, le noviciat de San Vicens dels Horts, relativement proche de la cité. C'était les derniers jours du carnaval. Les novices faisaient leur retraite. Don Rua confessa, prononça les mots du soir et le sermon de clôture. La population locale s'associa si bien à la fête du noviciat qu'elle parut oublier les mascarades coutumières. Alentour, on ne vit pas un masque. Don Rua était satisfait. Du noviciat, il écrivait à son préfet général: «Là aussi, il semble que les choses vont bien.» Le recteur ne gaspillait jamais ses adverbes et pesait ses mots. Il voulait dire que, malgré des défauts et des faiblesses inévitables, l'essentiel était assuré. Les maisons de Barcelone et le noviciat voisin lui avaient plu par leur bon esprit salésien.3
Une agréable surprise l'attendait à son retour à Sarrià: une réunion d'anciens élèves, la première à se tenir en Espagne. «Ce fut un spectacle vraiment admirable, tel que nous n'en avions jamais vu», assurera un hebdomadaire du lieu.4 Encouragés par don Rua, ces jeunes constituèrent une association permanente, destinée à regrouper tous les anciens élèves de l'école de Sarrià.
Le vendredi 17 février don Rua entrait dans la maison catalane de Gérone, où, le surlendemain,, il devait bénir la première pierre d'une église dédiée à Marie Auxiliatrice. A son arrivée, il pleuvait à verse, la pluie persista toute la nuit, et rien n'en laissait présager la fin. La population, angoissée par une longue sécheresse, bénit le ciel et don Rua lui-même, dont l'arrivée semblait avoir déclenché cette pluie. Mais la dite pluie inquiétait les salésiens, qui craignaient qu'elle ne gâche leur fête. Don Rua s'en aperçut et les rassura. Que, le samedi, la maison récite bien ses prières du matin et du soir et tout se passera au mieux. De fait, le dimanche 19 un soleil printanier permit à la cérémonie de se dérouler en plein air devant un grand concours de peuple.
Le 21 février don Rua quitta la Catalogne et prit la direction du Portugal. Le voyage fut plus long et plus fatigant qu'il n'avait pensé. Quatre étapes coupèrent le parcours. Il s'arrêta dans les maisons de Bilbao, Santander, Bejar et Salamanque. Partout «de véritables transports d'enthousiasme, d'affection, de vénération, non seulement de la part des salésiens et de leurs élèves, mais aussi des étrangers, surtout des coopérateurs», écrira don Marenco à don Belmonte le 5 mars suivant. Don Rua était continuellement assiégé de gens attendant des conseils, de journalistes en quête d'interviews, de malades implorant ses bénédictions. «On retrouve les aventures de don Bosco, y compris celui de couper des morceaux de vêtement du pauvre don Rua». Les gens se procuraient ainsi des reliques à bon marché. Comme en Catalogne, municipalités, populations et clergé venaient à sa rencontre. Les évêques et les jésuites de Bilbao et de Salamanque, les scolopes de Saragosse, qui lui donnèrent l'hospitalité, les carmes d'Alba de Termes, où, pour répondre au désir de l'évêque de Salamanque, don Rua alla vénérer les reliques de sainte Thérèse, lui manifestèrent leur estime de diverses manières.
66.23 Au Portugal |
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Le 4 mars, après Salamanque, don Rua suspendit provisoirement ses visites des maisons d'Espagne pour gagner directement Braga dans le nord du Portugal. Ce trajet réserva une surprise désagréable à nos trois voyageurs. A l'entrée de la gare de Quejigal, leur train enfila par erreur d'aiguillage une voie de garage où stationnaient quelques wagons de marchandises. Le heurt fut évidemment terrible. Don Rua, don Rinaldi et don Marenco se trouvèrent brusquement projetés sur les voyageurs qui leur faisaient face et roulèrent sur le sol, les bagages des filets leur tombèrent dessus. Don Rua s'en tira avec une légère blessure au front, qui entraîna une hémorragie nasale Les autres voyageurs du compartiment étaient indemnes. Ailleurs, il y eut des contusions et des blessures. La locomotive parvint à traîner son convoi jusqu'à la gare suivante, où elle fut remplacée.
L'heure tardive de l'arrivée à Braga n'empêcha pas les Portugais de bien recevoir le successeur de don Bosco. Le lendemain 5 mars l'archevêque de la ville, Mgr de Vasconcellos, grand admirateur des salésiens du Portugal, présida au séminaire une séance en l'honneur de don Rua. Un orateur de renom déploya toute son éloquence pour magnifier don Bosco, décrire son oeuvre et tracer la figure du coopérateur salésien. L'archevêque, sympathique et très aimé pour sa charité, prononça une courte, mais fervente allocution. Puis don Rua, en portugais, remercia chacun le mieux qu'il le put. Les séminaristes étaient enthousiasmés. Le 9 mars don Marenco pouvait écrire à don Belmonte: «La séance donnée à Braga en l'honneur de don Rua a été splendide et a revêtu pour la ville le caractère d'un véritable événement». Il continuait: «... Le jour où don Rua partit pour Vigo [en Espagne, près de la frontière portugaise], mardi dernier [7 mars] à 11 h 1/2, la gare était envahie par une foule immense. Nos principaux bienfaiteurs étaient là pour lui présenter leurs hommages et le remercier d'avoir bien voulu honorer Braga de sa visite. La musique municipale jouait au départ du train, tandis que la foule applaudissait à outrance et poussait de joyeux vivats. Cette démonstration ne prit fin que lorsque le train eut disparu. Je ne dois pas oublier de dire que l'on avait parsemé de fleurs le passage de la voiture.»
La gare de Vigo était distante de trois kilomètres de la ville. Des enfants y attendaient don Rua. Ils l'accompagnèrent en criant à tue-tête des Vive don Rua! et escortèrent sa voiture en courant jusqu'à l'oratoire salésien. Leurs clameurs annonçaient don Rua aux citadins surpris par la manifestation. Don Rua en parlera à Bologne comme il avait fait pour l'oratoire San José de Barcelone. Il dira: «Dans un petit village j'ai été accueilli par une foule de bambins et d'enfants de tous les âges et de toute condition et j'ai été accompagné par cette escorte d'honneur sur quelque trois kilomètres parmi les cris de joie, les signes les plus francs d'estime et d'affection.» Les coopérateurs et les coopératrices l'attendaient à l'entrée du collège, tandis que des gens se massaient dans la cour. Le lendemain, don Rua descendit vers le quartier des pêcheurs du bord de mer, où les salésiens s'étaient dépensés pendant trois ans. Ces gens simples l'attendaient dans l'église où ils voulaient l'écouter. Il leur parla très familièrement, promit que les salésiens s'occuperaient de leurs besoins spirituels, et demanda publiquement aux coopérateurs de les aider en cela. Son désir passera à exécution quand, peu après, les salésiens prirent en charge la paroisse de l'endroit.
De Vigo le 9 il regagna le Portugal. Après une journée à Porto parmi des amis qui le reçurent à bras ouverts, il entra à Lisbonne le matin du 11 mars. La belle capitale semblait vouloir lui réserver l'accueil le plus honorable. La presse, même libérale, avait annoncé sa venue. Les principales autorités et la plus haute aristocratie ne ménagèrent ni les gestes ni les paroles pour lui témoigner respect et estime. A cette époque et dans ce pays les classes sociales ne se mélangeaient pas. Or, comme l'écrira don Ceria, au collège salésien où l'on avait voulu tirer parti de la présence de don Rua pour solenniser une distribution des prix aux élèves, «on vit des mains d'aristocrates ne pas dédaigner de remettre à de petits artisans les récompenses qu'ils avaient méritées», en fait des outils pour leurs métiers.
Le marquis De Liveri, «un compatriote de don Bosco, fixé au Portugal depuis de nombreuses années», selon don Marenco dans une lettre du 14 mars, organisa un banquet en l'honneur de don Rua. Des personnalités l'entouraient, ainsi que les provinciaux des dominicains, des franciscains, des jésuites, des lazaristes et des Pères du Saint Esprit. Notre recteur répondit avec finesse aux toasts qui suivirent. Ce qui sembla aiguiser la générosité du marquis, très ami des salésiens de Lisbonne. Ils oeuvraient alors dans un local étroit et peu adapté et aspiraient au jour où ils installeraient convenablement leur école professionnelle. Le marquis offrit cent mille francs à don Rua ainsi qu'un vaste terrain où ses fils pourraient élever un bâtiment capable de répondre à leurs besoins. Rendu public, ce geste en encouragea d'autres à donner leur argent ou leur appui aux salésiens… A Lisbonne, don Rua prononça une conférence en français, langue alors comprise par beaucoup.
Quand il eut appris que sa visite serait agréée à la Cour, don Rua s'y rendit. Il vit d'abord la reine Amélie, qui le reçut avec la plus grande amabilité. Elle aurait voulu que les salésiens prissent en charge une maison de correction, où les jeunes, disait-elle, rentraient gamins et dont ils sortaient chenapans. «Mais, ajoutait-elle, comme il s'agit d'une institution du gouvernement, l'affaire ne serait pas facile. Au moins, avec le temps! En attendant développez votre oeuvre en gardant votre liberté. Je continuerai à la protéger. Elle fait vraiment du bien.» Don Rua passa ensuite dans l'appartement des deux princes, ses enfants; mais il n'y trouva que le cadet, Emmanuel, avec qui il s'entretint quelques minutes; il lui donna sa bénédiction et une médaille de Marie Auxiliatrice. Le lendemain, il se rendit chez le prince héritier, Louis Philippe, qui lui parla de sa prochaine première communion. Don Rua lui passa autour du cou la médaille de Marie Auxiliatrice et lui donna aussi sa bénédiction que le prince reçut à genoux avec beaucoup de dévotion. Enfin, le 14 mars, il rendit visite à la reine mère Maria Pia, qui l'accueillit avec beaucoup de cordialité.
A Pinheiro de Cima, localité proche de la capitale, les novices attendaient fiévreusement leur recteur majeur, lequel d'ailleurs tenait à les contenter. Il y alla le 16 mars et y reçut la profession de deux clercs portugais. Le lendemain matin, il quitta Lisbonne. Des amis et des admirateurs convergèrent sur la gare pour lui renouveler le témoignage de leur affection. Don Rua disait au directeur: «Crois-moi, je laisse à Lisbonne une partie de mon coeur!» Et ce directeur, tout en lui remettant le projet de l'acte sur la donation du terrain par le marquis De Liveri, lui écrivait le lendemain: «Nos jeunes ne se consolent pas de votre départ.» Quelques-uns, très impressionnés par ce qu'ils avaient vu et entendu, demandaient à devenir salésiens, même missionnaires salésiens. Le Correo de Andalucia, qui annonçait alors le prochain retour de don Rua en Espagne, écrivait: «Don Rua émeut les villes qu'il visite et les traces de son passage ne sont pas près de s'effacer.»
66.24 L'Andalousie |
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De Lisbonne, don Rua se rendit directement à Séville, qui serait le point de départ de ses visites aux maisons salésiennes d'Andalousie.
L'accueil de Séville fut sensationnel. A peine descendu du train, coopérateurs et coopératrices se pressèrent autour de lui. Le saint archevêque Mgr Marcelo Spinola - à qui l'on devait le petit ouvrage Don Bosco y su Obra, publié à Barcelone en 1884 - le salua le premier. Sur la place de la gare parmi une multitude applaudissant don Rua, une file de belles voitures était alignée. L'archevêque fit monter don Rua dans la sienne. Une foule de gens, surtout des ouvriers, attendaient auprès de l'institut salésien. A l'approche du carrosse épiscopal une clameur s'éleva mêlée aux coups de feu et aux fusées lumineuses, couvrant le chant de la masse des jeunes accompagnés par la fanfare. Pour ainsi dire porté par la foule, don Rua se dirigea vers la grande église qui fut bientôt remplie. Les élèves purent enfin se faire entendre et chanter un Te Deum entonné solennellement depuis l'autel. Suivirent sur la cour, un bref, mais brillant discours d'un professeur d'université, des paroles affectueuses de l'archevêque et une réponse émue de don Rua en bon castillan. Don Rua eut ensuite toutes les peines du monde à se dégager, tellement on le pressait de toutes parts. Quand, une fois rentré dans sa chambre il s'aperçut qu'on lui avait tailladé sa pauvre soutane, il s'en plaignit au directeur Pietro Ricaldone et le pria d'intervenir pour que cela ne se reproduise plus. Don Ricaldone promit, mais, pour l'apaiser, lui observa avec un brin d'humour: «Soyez tranquille, demain vous aurez une autre soutane. Permettez-moi de vous dire qu'à moi on ne m'a jamais tailladé la soutane.» Don Rua sourit. Les jours suivants, les principales familles envoyèrent à l'école des serviettes, des services de table, du linge, des couvertures, des tapis, des meubles, souhaitant qu'on s'en serve au moins une fois pour ensuite conserver ces objets en reliques.
La procession des visites dura deux jours. Don Rua tint toutefois à prendre part avec les apprentis, le 19, à la fête de saint Joseph, à se rendre en ville chez les Filles de Marie Auxiliatrice et à voir une maison salésienne ouverte depuis peu et dédiée à Saint Benoît de Calatrava. Le 21 mars, il interrompit son séjour à Séville pour se rendre au collège de Carmona, puis chez les Filles de Marie Auxiliatrice à Valverde del Camino, chez les salésiens et les soeurs d'Ecija, à la nouvelle maison de Montilla, à l'institut d'Utrera et à l'école tenue par les soeurs à Jerez de la Frontera, toutes petites cités de la province de Séville. A Ecija, dès que le train entra dans la gare, toutes les cloches de la ville se mirent en branle; aucun notable ne manqua de présenter ses hommages à don Rua; et, le lendemain, une manifestation populaire enthousiaste salua le départ du «saint». Le 25 mars, à Utrera, première maison salésienne en Espagne, la ville l'accueillit, dit-on, avec le même apparat que pour un roi ou un membre de la famille royale. Don Rua y chanta le lendemain la messe des Rameaux; puis il accompagna les jeunes dans leur retraite spirituelle les trois premiers jours de la semaine sainte, les confessant, leur adressant les mots du soir et le sermon de clôture. Le 30 mars, jeudi saint, don Rua était de retour à Séville, à temps pour présider en soirée la cérémonie du «lavement des pieds».
Le vendredi saint, il fit une profonde impression, comme l'écrivit don Rinaldi, en assistant avec piété à la procession traditionnelle de «la mort du Christ». Les gens ne cessaient de l'admirer, tant il était plongé dans un profond recueillement. Le soir du samedi saint, adieu au carême. Les jeunes du cercle catholique de l'oratoire Saint Benoît vinrent le prendre. Et les oratoriens ne lui permirent pas de souffler. Tout d'abord, une académie avec compliments, chants, musique. Ce n'était pas suffisant. Ils le firent assister à une représentation dramatique, oeuvre de don Pietro Ricaldone. Don Rua, fervent partisan des oratoires, se prêtait à tout avec une sérénité, que don Ceria qualifiera de «surhumaine». Il ne refusa pas de passer ensuite dans l'église, où des papas et des mamans l'attendaient pour lui faire bénir leurs bambins. Des chants andalous, sous le beau ciel de Séville, mirent en joie cette soirée, close tard dans la nuit par un magnifique feu d'artifice.
Une manifestation de clôture des journées de Séville était prévue pour le lundi de Pâques. Elle se déroulerait dans un beau salon du palais épiscopal. Toutes les autorités, l'aristocratie, les principaux citoyens de la ville y assisteraient. En finale, don Rua présenta ses remerciements en bon castillan; puis il pria l'archevêque de bénir dans son «humble personne» la congrégation salésienne et tous les assistants. L'archevêque tint à dire au préalable quelques mots, d'abord à don Rua, puis à Séville. A don Rua: «Rentrez chez vous content et satisfait. Vos fils salésiens font ici un grand bien et la ville les connaît et les estime.» Et, à la cité: «Vous êtes un peuple qui sait apprécier les bienfaits, qui reconnaît les services rendus, qui distingue le mérite là où il est, qui applaudit et honore celui qui embellit et ressent les besoins des temps actuels. Un peuple qui possède de tels ressources est un grand peuple capable de se régénérer.» La scène qui suivit produisit une émotion indescriptible. L'archevêque protesta de ne pouvoir accepter l'invitation de don Rua de le bénir. Il tenait à avoir l'honneur de recevoir lui-même, avec tous les autres, la bénédiction du successeur de don Bosco. Don Rua tenta de le prévenir en s'agenouillant, mais l'archevêque l'obligea doucement à se relever et à lui donner sa bénédiction, à lui comme aux autres assistants. Il se mit donc à genoux devant lui. Ce fut un instant de stupeur silencieuse dans la salle. Quand don Rua prononça les paroles de la bénédiction, on percevait dans sa voix, dirent les témoins, comme les palpitations de son coeur.
A Séville et alentours, don Rua encourageait les salésiens, conversait avec les élèves internes, s'adressait aux uns et aux autres lors des mots du soir, confessait tous les matins et s'intéressait particulièrement à l'oratorio festivo (le patronage, si l'on veut, bien que ce terme ne soit pas satisfaisant). Le 30 mai, à Bologne, il s'étendra, après ceux de Barcelone, sur ses bienfaits «dans une localité proche de Séville».
«Les garçons du pays étaient partagés en deux factions, qui se combattaient fréquemment à coups de fronde, qu'il savaient tous manier avec une grande dextérité. La police intervint à plusieurs reprises, mais sans guère de résultats; au contraire, tous unis contre elle, il parvinrent quelquefois à la mettre en fuite. Cependant les scènes sauvages se répétaient parfois sanglantes et désolaient la cité. Ce fut alors que l'on ressentit le besoin d'éduquer cette jeunesse abandonnée. On ouvrit un oratorio festivo, tous ces gamins y accoururent, attirés par les jeux et les divertissements et, au bout de quelques mois, en ressentirent les bienfaits. Tels les trophées de la victoire de l'éducation religieuse sur ces caractères indomptés, trois cents frondes furent acrochées auprès du tableau de Marie Auxiliatrice dans la chapelle de l'oratoire. Les petits convertis s'étaient spontanément désarmés et avaient abandonné, par amour de la Madone, leur triste jeu dangereux. Voilà, me semble-t-il, une belle page de l'histoire des oratoires.»5
Dans la matinée du 4 avril, don Rua fit ses adieux à Séville parmi les démonstrations que l'on devine. Il avait promis de prononcer à Mura une conférence aux coopérateurs. Il s'y était déjà rendu, mais, comme c'était un jour de semaine sainte, n'avait pu parler en public. Il y retourna donc et put consacrer tout son temps à des amis particulièrement affectionnés des salésiens.
Malaga est en Andalousie. Là aussi, on admirait les salésiens pour leur abnégation au service de la jeunesse; l'oratoire regorgeait de monde. Entre le 7 et le 12 avril don Rua examina tout et fit la connaissance de tous. Les coopérateurs avaient préparé en son honneur une séance particulièrement solennelle. L'évêque la présida. Elle rassembla quelque huit cents personnes, «la fleur de la cité» selon don Ceria. Et, alors que le soir du 12 avril don Rua embarquait pour Almeria, tout un monde afflua sur le port. Quand l'ancre fut levée et que don Rua apparut sur le pont, la foule, comme un seul homme, se jeta à genoux, en réclamant à haute voix une dernière bénédiction. Il la bénit et, tandis que tous le saluaient, répondit en agitant les bras.
Don Rua arriva à Almeria le matin du 13 avril. C'était à Almeria qu'il devait embarquer pour Oran. Bien qu'il n'y eut là ni maison salésienne ni beaucoup de coopérateurs, un accueil solennel lui fut réservé par la population: clergé et laïcs. Le commandant du port le prit dans sa barque. Une vingtaine de carrosses l'escortèrent jusqu'au palais d'un riche coopérateur. Cependant la bourrasque s'était levée sur la mer et obligeait à retarder le départ vers Oran. Don Rua paraissait tellement fatigué que don Marenco lui proposa de renoncer à aller en Afrique. Mais lui ne se résolvait pas à décevoir ceux qui l'attendaient là-bas. Il cherchait un signe du ciel. Passant près du port, il lança dans la mer une médaille de Marie Auxiliatrice. «Si d'ici demain, la mer s'apaise, je partirai.» De fait, le lendemain matin, elle semblait s'être calmée. Don Rua embarqua donc. Mais il se berçait d'illusion, car la traversée jusqu'en Algérie fut tellement houleuse qu'au lieu de huit heures le bateau en mit dix-neuf pour atteindre Oran.
Depuis Malaga, don Marenco, pourtant peu sentimental, avait rassemblé pour don Belmonte ses sentiments sur le périple ibérique de don Rua:
«Nous allons dire adieu à cette noble terre d'Espagne, où l'on a donné à Don Rua des témoignages d'affection et de vénération au-dessus de tout ce qu'il est possible d'imaginer. Le voyage de notre supérieur n'a été qu'un triomphe ininterrompu. En plus d'un endroit, à Carmona par exemple, à Ecija, à Mantilla, c'est à peine si j'en pouvais croire mes yeux. Et, à la vue de cet enthousiasme de villes entières, de tout un peuple, je me disais en moi-même: Qu'il est grand le nom de Don Bosco aux yeux et au coeur des foules!»6
66.25 L'antenne africaine |
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Don Rua ne put passer que quatre jours en Afrique, plus exactement en Algérie.7 On l'attendait le samedi 15 avril. Don Rua accompagné de don Marenco ne débarqua à Oran après une nuit éprouvante que le dimanche 16 à 6 heures du matin. Mais il fit front avec sa vaillance coutumière. Saint Louis, l'oeuvre du centre ville, espérait avoir la primeur de ses visites: les circonstances (un retard imprévu) voulaient que l'oratoire Jésus Adolescent sur les hauteurs d'Eckmühl l'emporterait.
Ce dimanche y était jour de premières communions, donc, à la mode française de l'époque, très solennisé dans cet oratoire. Don Rua célébra la messe à 8 h 30, et, nous dit la chronique du Bulletin un peu larmoyante à notre goût, avant la communion il adressa aux enfants «l'allocution la plus naturelle, la mieux appropriée à leur âge et à la circonstance; ses lèvres semblaient distiller la foi, la piété, l'amour». La maison lui présenta ses souhaits de bienvenue dans une salle toute enguirlandée. L'une de ses inscriptions dut faire particulièrement plaisir à don Rua. Sur les feuilles d'un immense in-folio entrouvert, on pouvait lire la phrase empruntée à l'Ecclésiastique (XXX, 5): «Mortuus est pater... et quasi non est mortuus, similem enim reliquit sibi post se.», qu'il était permis de traduire: «Notre père don Bosco est mort, et cependant il n'est pour ainsi dire pas mort, car il a laissé en don Rua un autre lui-même.». La joie de don Rua fut particulièrement sensible quand on lui présenta les quatre premiers salésiens d'Algérie. Les tables avaient été dressées en plein air pour le banquet qui réunit toute la maisonnée oranaise: élèves, anciens élèves, familiers et confrères salésiens des deux maisons d'Oran. La pluie perturba un peu l'organisation de l'après-midi. Alors on s'entassa dans la chapelle rustique Mater Admirabilis pour y chanter quelque cantilène ou des litanies et écouter don Rua «avec une respectueuse familiarité.». La prière du soir, en famille, les enfants à genoux sur le sol entourant don Rua, «avec, selon la chronique, le mot du soir tombé de ses lèvres et recueilli comme une relique, termina cette journée que certains de nos enfants appelèrent la plus belle de leur jeunesse, toute de piété, de joie, d'intimité salésienne».
La deuxième journée africaine de don Rua fut consacrée aux visites à Oran. Il inspecta avec soin la maison d'Eckmühl qui le logeait. Puis il s'en fut rue Ménerville dans l'oratoire Saint Louis, qui lui rappelait ses démarches de 1890-1891 avec l'évêque Mgr Soubrier. Tout l'établissement avait été orné en son honneur. Il en admira les décorations. Mais nous pouvons croire le chroniqueur quand il écrivit: «Le plus bel ornement de la maison fut, à ses yeux, la foule des enfants qui s'y pressaient et qui, par leurs vivats, leurs chants, leurs compliments, lui manifestaient leur ardente affection.» Don Rua tint à rendre visite au nouvel évêque, Mgr Cantrel, et à son prédécesseur, Mgr Soubrier, avec qui il avait traité de l'établissement des salésiens dans la ville. Mgr Cantrel eût aimé voir les salésiens «entreprendre à Oran en faveur de la classe aisée certaines oeuvres d'enseignement et de zèle». Don Rua, se rappelant probablement l'affaire de Valsalice dans la vie de don Bosco, promit d'y réfléchir.
Le mardi 17 avril avait été réservé aux coopérateurs salésiens. Don Rua, qui avait à coeur leur «Pieuse Union», «désirait vivement faire leur connaissance». Pour éviter des déplacements trop importants, il avait été décidé qu'il y aurait deux réunions: l'une, le matin, à Saint Louis, rue Ménerville, et l'autre, l'après-midi, à Eckmühl. L'évêque, Mgr Cantrel, présida la conférence de la matinée. Selon le chroniqueur, don Rua parla «de don Bosco, l'instrument docile de la Providence, le fils privilégié de la Vierge Auxiliatrice, et il le fit avec une modestie de maintien et une simplicité de parole qui ravirent chacun et donnèrent à tous l'illusion d'entendre don Bosco lui-même raconter sa propre vie.» Telle fut en tout cas l'impression de l'évêque qui, dans son intervention, «se félicita et félicita l'assemblée d'avoir vu et entendu en don Rua un autre don Bosco, un vrai fils rempli de l'esprit de son vénéré Père et devenu, pour ainsi dire, son incarnation». A Eckmühl la réunion des coopérateurs devait être toute récréative avec la représentation de la tragédie «Le Filleul de saint Louis», heureusement coupée d'intermèdes comiques. A la sortie don Rua s'abandonna aux coopérateurs qui partirent, l'un avec un conseil, un autre avec une médaille, un troisième avec une bénédiction.
Don Rua consacra la journée du mercredi aux soeurs salésiennes de Mers-el-Kébir. Dans le village de Saint André elles occupaient une maison relativement vaste, dont elles venaient d'aménager au rez-de-chaussée deux magnifiques salles voutées pour les convertir en chapelle. L'artificier municipal annonça «par de bruyantes et nombreuses détonations l'arrivée du successeur de don Bosco». Don Rua, «scrupuleux observateur des rites sacrés, bénit canoniquement la chapelle, placée sous le vocable de Marie Auxiliatrice». Après quoi, il y célébra une messe accompagnée de chants par la chorale de la maison. Ce matin-là, il reçut la profession d'une jeune religieuse entrée dans l'institut des Filles de Marie Auxiliatrice. Au repas le maire de Mers-el-Kébir, indisposé, s'était fait représenter par son premier adjoint. Don Rua le remercia «de la confiance et des bontés dont la municipalité honore les Soeurs de Marie Auxiliatrice». En cours d'après-midi, nous dit la chronique, «au bruit des salves d'artillerie qui s'étaient répétées avec une précision remarquable à chacun des actes principaux de la journée et qui redoublèrent alors d'intensité, don Rua fit ses adieux aux dignes Soeurs, à leurs enfants, à cette bonne population de Mers-el-Kébir, surtout à Monsieur le Curé, les remerciant tous d'une réception dont il conserverait le souvenir d'autant plus durable qu'il ne s'attendait guère à rencontrer sur la terre d'Afrique pareille manifestation».
Don Rua rentra à Eckmühl, où la maison se disposait à faire le lendemain l'«exercice de la bonne mort». Il se mit donc à la disposition des jeunes les recevant en confession. Ce 20 avril le verrait quitter Oran. La messe qu'il célébra au début de la matinée fut chantée «en musique palestrinienne» pour «satisfaire un désir plusieurs fois exprimé». Quand l'après-midi avança, toute la maisonnée s'en fut vers le port où l'Abd-el-Kader attendait don Rua et don Marenco pour les transporter directement à Marseille. Il fallut se séparer non sans quelques larmes. Le 22 avril, les Oranais recevaient le télégramme:
«Voyage heureux. Don Rua salue affectueusement cher Directeur, confrères, bienfaiteurs, enfants d'Algérie. Partage mêmes sentiments. - Marenco.»
Et, deux jours après leur arrivait un billet de la main de don Rua:
«Port de Marseille, 22 avril 1899. - J'ai encore l'esprit rempli du souvenir d'Oran, de nos chers confrères, de nos chers jeunes gens, etc., etc. Que le Seigneur vous bénisse tous! Grâce à Dieu la traversée a été bonne; nous débarquerons dans un instant. Saluez cordialement confrères, jeunes gens et anciens élèves, au nom de votre très affectionné en Jésus et Marie. - Michel Rua, prêtre.»
Le périple ibérique, qui avait mené don Rua successivement en Catalogne, au Pays basque, au Portugal, en Andalousie et jusqu'en Algérie, était bien clos avec cette entrée dans le port de Marseille. Son passage avait suscité partout dans les populations des sentiments évidents d'affection et de vénération. Plusieurs avaient retrouvé en lui don Bosco, le maître qu'il s'ingéniait à imiter. L'évêque d'Oran avait même parlé de sa réincarnation en don Rua. Rien ne pouvait le toucher davantage.
66.25.1 Notes |
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1. Voir, sur ce périple les lettres Marenco-Belmonte, FdR 3004 A12-C1, auxquelles je m’en remets souvent sans références précises; et, sur la partie espagnole, «Un voyage de notre vénéré Père Don Rua», Bulletin salésien, mai 1899, p. 113-119; ainsi que le récit de Ceria, Vita, p. 295-308, que nous suivons de près.
2. Amadei II, p. 534-535.
3. La lettre en FdR 3756 D9-10.
4. El Sarrianes, 25 février 1899, cité dans Ceria, Vita, p. 297.
5. D'après Amadei II, p. 535.
6. Lettre Marenco-Belmonte, 11 avril 1899, Bulletin salésien, 1899, p. 116.
7. Sur ce voyage, voir l'article vraisemblablement rédigé par Charles Bellamy «Première visite de Don Rua aux Missions d'Afrique», Bulletin salésien, juillet 1899, p. 175-180. Les citations sont toutes empruntées à cet article.
66.26 Les chapitres généraux sous don Rua |
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Le chapitre général est toujours dans une congrégation, et donc pour son supérieur général, un fait de haute importance, tant par la fécondité de la rencontre des principales personnalités de cette société, que par les délibérations d'intérêt commun pour la conservation ou la consolidation de l'institution. A l'origine de la congrégation salésienne, les chapitres généraux étaient triennaux. Pendant les dix premières années de son rectorat don Rua convoqua et réunit quatre chapitres généraux (1889, 1892, 1895, 1898), alors qu'ensuite il n'y en eut plus que deux (1901, 1904), durant les douze années qui suivirent jusqu'à sa mort en 1910.
Les quatre assemblées de la première décennie réunissaient en principe les membres du chapitre supérieur, les inspecteurs, tous les directeurs de maisons, le maître des novices et le procureur général de Rome.1 La distance obligeait à prendre des mesures particulières pour les centres américains. Ainsi, en 1889, après avoir convenu que ne viendraient au chapitre que les inspecteurs ou leurs délégués et un directeur par inspection choisi par l'inspecteur d'intelligence avec le recteur majeur, on ne vit arriver à Turin que le seul inspecteur Giacomo Costamagna et les deux directeurs et curés Stefano Bourlot et Domenico Albanello. Les chapitres, toujours brefs, se tenaient à Valsalice au contact de la dépouille de don Bosco. Au cours des séances les propos de don Rua, au titre de recteur majeur, étaient en général soigneusement recueillis par les secrétaires.
66.26.1 Le cinquième chapitre général (1889) |
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Le cinquième chapitre général ouvert dans la soirée du 2 septembre 1889 fut clos dans la matinée du 7. Les capitulaires étaient au nombre de quarante-deux. D'entrée de jeu, dans la chapelle de la maison d'abord, puis lors de la réunion d'ouverture, don Rua signifia aux participants le sens qu'il entendait donner à leur assemblée. Ce chapitre, disait-il, intéresse le progrès des maisons particulières, le maintien du bon esprit dans la congrégation et le bien des âmes qui lui sont confiées. Il fallait donc prier pour qu'il réussisse. Le grand problème de l'heure était pour lui la pleine conformité aux idées et aux intentions de don Bosco. Il redoutait toute déviance.
«Une pensée nous fait souffrir, s'exclamait-il au cours de la séance d'ouverture: don Bosco nous manque! Mais, rassurons-nous, sa dépouille est proche. Et, comme les reliques des saints sont une source de bénédictions, la dépouille de don Bosco nous apportera ses bienfaits. Et pas seulement sa dépouille, mais son esprit nous guidera et nous obtiendra des lumières dans les délibérations des diverses commissions ou sessions. Prions, mais conformons-nous à ses sentiments, recherchons bien quelles furent ses intentions, car, de toute évidence, Dieu le guidait dans ses entreprises. Don Bosco cherchait en tout la gloire de Dieu et le bien des âmes. - J'ai recommandé à l'Oratoire de prier et de faire prier, mais je le recommande en particulier à vous, en sorte que nulle passion ne vienne troubler nos intelligences. Que l'on ait pour unique souci le bien de la jeunesse et celui des âmes. Plaçons-nous donc sous le patronage de la très sainte Vierge, siège de la sagesse, et sous celui de saint François de Sales, afin qu'il nous obtienne de tout faire selon son esprit. Aidés par leurs soutiens, associés à celui de don Bosco, tout se passera bien. Grâce à cette protection, toutes nos délibérations tourneront à l'avantage de l'Eglise et de la société civile, ainsi qu'à la plus grande gloire de Dieu.»
Le 3 septembre, au terme d'une session consacrée aux études des clercs, dont nous avons longuement parlé au chapitre XV ci-dessus, don Rua éprouva le besoin, comme nous savons aussi, de faire la leçon aux directeurs de maisons rassemblés devant lui. Qu’ils soient des flambeaux pour leurs confrères! Le 4 septembre le recteur intervint encore sur le comportement du directeur. Quand il éprouve le besoin d'adresser des reproches à un confrère, qu'il garde son calme et surtout évite des expressions malsonnantes, comme cela s'est parfois produit: l'intéressé s'en souviendra toute sa vie! Nous retrouvons dans ces avertissements le don Rua inspecteur des maisons filiales dans les années 1870.
Le recteur majeur prit la parole au cours de la troisième session quand le chapitre débattit sur les vacances des aspirants, des novices et des confrères. Don Rua rappela que don Bosco recommandait de toujours donner du travail aux confrères pendant les vacances; il l'avait fait avec lui-même et avec les jeunes des premiers temps. La participation des aspirants aux exercices spirituels des vacances d'été après l'Assomption fut alors soulevée. A ce propos, don Rua observa: «Cette année, sur les cinquante-quatre de l'Oratoire qui participèrent à ces exercices, seulement quatre ou cinq sont retournés dans le monde, quelques autres sont passés au séminaire et environ quarante-deux sont entrés dans notre congrégation. Ce furent les exercices spirituels qui les décidèrent. S'ils étaient rentrés chez eux, combien ne seraient jamais retournés!» Son avis l'emporta: les aspirants ne partiront plus en vacances en famille, mais participeront aux exercices spirituels de l'été.
Le 5 septembre en matinée, don Rua multiplia les recommandations aux directeurs. Qu'ils traitent leur personnel comme des frères; qu'il leur attribue des tâches proportionnées à leurs forces; qu'il leur interdise d'user de moyens violents, et, plus encore, de se mettre à caresser les enfants; qu'il traite avec beaucoup de charité les coadjuteurs et les familiers, ne les considérant jamais comme des domestiques; qu'il ne s'intéresse pas à la seule instruction des jeunes, mais aussi à leur bonne santé corporelle et spirituelle; enfin qu'il cultive les vocations parmi eux et, pour cela, apprenne aux jeunes à se bien confesser. «Don Bosco y passait beaucoup de temps, imitons-le», concluait-il. Don Rua gardait toujours don Bosco à l'esprit.
66.26.2 Le sixième chapitre général (1892) |
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Le sixième chapitre général se tint à Valsalice du 29 août au 7 septembre 1892. Les instructions de don Rua dans sa lettre de convocation du 12 mars lui donnaient pour tâche d'étudier les meilleurs moyens d'assurer la consolidation et le développement de la Société ainsi que le profit spirituel et scientifique de ses membres. C'était bien général! Tous les directeurs de maisons y avaient été invités, même ceux des minuscules communautés succursales. Toutefois la question de leur présence était désormais posée. Le régulateur désigné don Francesco Cerruti avait communiqué: «Le Recteur majeur a renvoyé au prochain chapitre général la réponse à cette question et a décidé que, pour cette année, on se conformera à la tradition des années précédentes, c'est-à-dire que les directeurs de ces maisons prendront part au chapitre général ainsi qu'à l'élection du chapitre supérieur, mais qu'il les dispense d'amener avec soi un confrère profès.» Finalement soixante-neuf capitulaires furent présents le jour de l'ouverture.
Sept schémas étaient soumis aux délibérations de ce chapitre, à savoir: l) Les études de théologie. - 2) La révision et la coordination en un volume unique des Délibérations des chapitres généraux. - 3) Le manuel de piété. - 4) Le règlement des noviciats et des scolasticats. - 5) Les règlements de l'économe provincial et du préposé à la direction des ateliers. - 6) Comment appliquer dans nos foyers (ospizi) et nos oratoires les enseignements pontificaux sur la question ouvrière. - 7) Propositions diverses des confrères. Le programme serait coupé le 31 août par des élections au chapitre supérieur.
Don Rua parla lors de la cérémonie préalable dans la chapelle de Valsalice. Ce chapitre d'élections se tiendrait pour la première fois en l'absence de don Bosco, remarqua-t-il. «Mais son souvenir est tellement vivace parmi nous que nous pouvons le considérer comme bien présent.» Il fit remarquer que son oeuvre s'était considérablement développée depuis six ans: entre 1886 et 1892 le nombre des confrères et celui des maisons avaient plus que doublé. Don Rua voyait là la main de don Bosco qui avait dit à un petit groupe de coopérateurs en décembre 1887 quelques jours avant sa dernière maladie: «Priez afin que je puisse faire une bonne mort, car, au Paradis, je pourrai faire pour mes fils et pour mes pauvres garçons beaucoup plus que je ne puis faire sur la terre.»
Le soir du 30 août, journée consacrée au travail en commissions, avant la bénédiction du saint sacrement don Rua tint à répondre à quelques remarques en circulation. (Rappelons-nous ici que le personnel était alors distribué dans les divers centres par les soins du chapitre supérieur, en fait par don Cerruti, conseiller scolaire général.) Certains estiment, disait-il, que le chapitre supérieur accepte trop facilement l'ouverture de nouveaux collèges, foyers et oratoires, et, de ce fait, se trouve dans l'impossibilité d'envoyer le personnel nécessaire aux maisons existantes. Mais, remarquait-il, le chapitre résiste énergiquement aux demandes, sauf que, parfois, les autorités romaines l'obligent à transiger. Et puis, selon d'autres, le personnel désigné ne répond pas toujours aux nécessités locales. Certes, leur répondait don Rua; mais comment le chapitre pourrait-il réaliser exactement les diverses situations?2 Enfin, quelques-uns s'interrogeaient sur la formation donnée aux clercs. Pour don Rua, cette formation était correcte, mais les déficiences individuelles étant inévitables, il appartenait aux maisons d'y remédier par l'aide aux jeunes confrères.
Le 1er septembre, face au problème de la coordination des Délibérations en un seul volume, le chapitre jugea plus sage de prier le recteur majeur de constituer une commission qui s'en chargerait. Le 2 septembre, la réflexion sur le manuel de piété des jeunes et des confrères amena le chapitre à demander le maintien du latin pour les prières les plus communes: Pater, Ave, Credo, Angele Dei, Angélus. Don Rua saisit l'occasion pour faire l'apologie de cette langue. «Comme les despotes cherchent à abolir l'usage de la langue particulière d'un peuple pour le réduire en servitude, de même les ennemis de la foi catholique voudraient abolir le latin pour briser l'unité de l'Eglise. Il nous faut donc insister de notre côté, même à contre-courant de la coutume de certains pays et faire en sorte que l'on comprenne, si possible, le latin en usage dans la liturgie de l'Eglise romaine.» Bien! Vatican II ne s'ouvrirait que soixante-dix ans plus tard. Certaines de ses décisions eussent perturbé notre don Rua.
Ce jour-là, tandis que l'on délibérait sur le Règlement de l'économe provincial et sur celui du préposé à la direction des ateliers dans les écoles professionnelles, don Rua trouva l'occasion de faire trois recommandations aux directeurs: a) Chercher avec le maximum de sollicitude à bien connaître les relations des assistants et des maîtres entre eux et avec leurs élèves, ainsi que les relations mutuelles des élèves. b) Lors des rendements de compte interroger les subordonnés, le règlement en main, pour discerner les difficultés qu'ils rencontrent dans leurs charges respectives. c) Inculquer avec persévérance la dévotion à la très sainte Vierge et au très saint sacrement, sources inépuisables de grâces.
Le 3 septembre, en préambule à l'assemblée générale, don Rua parla abondamment aux directeurs des vocations et de la manière de les cultiver. Il fallait, disait-il entre autres, armer les jeunes contre l'esprit du monde qui, par des journaux, de mauvais livres, de mauvaises compagnies, étouffe les vocations en germe; quand l'occasion s'en présente, recommander les vocations aux curés et aux prêtres de paroisses; bien prendre garde aux dispositions du jeune à respecter la vertu de pureté, on transigera facilement sur les possibilités intellectuelles, non pas en ce domaine. Don Rua estimait que le travail et la bonne conduite des salésiens sont des moyens efficaces d'attirer les jeunes garçons et de les inciter à opter pour l'état religieux ou ecclésiastique. Et il en venait à la question des vacances, période dont, à la suite de don Bosco, il se méfiait. Si on ne peut abolir les vacances d'été, essayons au moins de les écorner, conseillait-il. Que le directeur témoigne de beaucoup de patience et de douceur envers les vocations en germe, qu'il se recommande à leurs prières, les assure qu'il prie pour eux. Qu'au terme du gymnase (collège), il leur conseille de choisir l'état de vie qui leur donnera le plus de consolations à l'heure de la mort. Mais que l'on dissuade le jeune de choisir l'état ecclésiastique uniquement pour le bien de sa famille, pour des raisons financières...
Ce même jour, la discussion sur le Règlement des Noviciats (don Rua préférait parler de «maisons d'ascritti») et des Scolasticats, amena le recteur majeur à donner quelques consignes. Il convenait de repérer d'abord dans les diverses maisons d'éventuels aspirants propres à devenir clercs ou coadjuteurs et de leur assurer au moins deux conférences par mois à partir du manuel de piété, le Giovane provveduto, afin de leur enseigner comment se comporter en bons chrétiens; sans toutefois jamais parler de voeux ou de congrégation. Puis vient le noviciat, qui est une sorte de tamis, qui sépare l'ivraie du bon grain. La congrégation salésienne n'est pas faite pour ceux qui ont déjà connu une vie mondaine. «Nous avons besoin de confrères sûrs, qui viennent chez nous pour parvenir à la perfection chrétienne.» Par conséquent, que le maître des novices ne présente pas aux voeux, que les directeurs ne présentent pas aux ordinations des sujets dont la moralité n'est pas parfaitement garantie.
Don Rua conclut l'assemblée générale du 5 septembre par une exhortation plutôt inattendue (pour nous) à l'humilité collective: «Nous devons remercier le Seigneur, qui a continué de bénir notre congrégation et ne l'a pas laissée s'embourber, si bien que nous pouvons dire que, ne possédant rien, rien ne nous manque.3 Cela étant, il faut que nous nous maintenions humbles et modestes et que nous nous considérions comme les derniers face aux autres congrégations. Ne jamais les critiquer, au contraire leur être reconnaissants, car, d'une manière ou d'une autre, elles ont toutes contribué à nous venir en aide partout en Europe et en Amérique. Par conséquent ne jamais les censurer et moins encore les mépriser. Cela ne peut que nous faire du bien et nous éviter beaucoup d'ennuis.»
Le 6 septembre, lors de la séance de clôture, notre recteur majeur laissa aux capitulaires trois consignes que le secrétariat reproduisit sèchement, à savoir: promouvoir la Pieuse Union des Coopérateurs Salésiens, faire connaître et diffuser les Letture cattoliche, enfin diffuser l'oeuvre pie du Sacré Coeur de Jésus.
Il restera à don Rua le soin de consacrer aux résultats de ce sixième chapitre général une partie d'une longue lettre circulaire datée du 11 novembre 1892.
66.26.3 Le septième chapitre général (1895) |
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Le septième chapitre général, ouvert le 4 septembre 1895 et clos dès le 7, fut donc particulièrement bref. A lire le compte rendu de ses séances, don Rua y intervint relativement peu.
Au début de chaque séance, il lisait et commentait sommairement un passage des Ricordi confidenziali de don Bosco aux directeurs, adaptation un peu développée des consignes que don Bosco lui avait adressées à lui-même, jeune directeur de Mirabello.
Quand fut posée la question de l'instruction religieuse dans les maisons salésiennes, il demanda, comme avait fait don Bosco, que le catéchisme enseigné à l'église soit appris et récité ad litteram, à la lettre, et qu'on évite les longues explications. Le temps à consacrer à l'instruction religieuse chez les apprentis suscita dans ce chapitre beaucoup de discussions, au cours desquelles don Rua semble s'être tu. Il regretta seulement que, dans certaines maisons, notamment à l'oratoire de Turin, l'instruction religieuse n'eût droit qu'à une heure hebdomadaire et pendant seulement six mois de l'année scolaire. Il observait toutefois qu'à la différence d'autres institutions plus exigeantes signalées par les capitulaires, les salésiens disposaient d'autres moyens pour assurer l'instruction religieuse aux jeunes: les mots du soir, la prédication dominicale, les exhortations en classe, etc. Grâce à quoi, disait-il, notre instruction est aussi complète que celle des autres. Enfin, quand fut soulevée, à propos des coopérateurs, la question de la contribution des maisons aux dépenses du Bollettino salesiano, il insista pour ne demander aux directeurs concernés que le minimum d'une lire annuelle par exemplaire expédié.
Le 7 septembre, lors de l'assemblée de clôture, don Rua lut la lettre d'un admirateur à la suite du congrès de Bologne. Il souhaitait que les salésiens continuent de se distinguer par l'humilité, la pureté des moeurs et une grande charité. Quatre-vingt-seize signatures suivirent le procès verbal de cette dernière assemblée.
66.26.4 Le huitième chapitre général (1898) |
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Le huitième chapitre général, qui rassembla environ deux cent dix-sept capitulaires, se tint à Valsalice entre le 29 août et le 3 septembre 1898.
Le chapitre avait été préparé pendant sept mois sous la responsabilité de son régulateur Francesco Cerruti. Tous ses membres participèrent à la séance d'ouverture le 29 août en soirée sous la présidence de don Rua. Il y avait là les membres du chapitre supérieur, à l'exception de don Lazzero, malade, les évêques Giovanni Cagliero et Giacomo Costamagna au titre de vicaires du recteur majeur pour les deux versants de l'Amérique du Sud, le procureur général Cesare Cagliero, le maître des novices Giulio Barberis, le vicaire des soeurs salésiennes Giovanni Marenco, dix inspecteurs, cent vingt-quatre directeurs et soixante et onze confrères délégués. (Les communautés de moins de six confrères n'avaient pas eu le droit d'élire des délégués pour accompagner leurs directeurs.) Le travail du chapitre avait été partagé entre dix commissions, dont trois thèmes: a) la persévérance dans la vocation, b) l'enseignement de la philosophie et de la théologie, c) la conservation de l'esprit de don Bosco, à maintenir intact partout, notamment parmi ses fils, durent intéresser particulièrement don Rua. Mais les procès verbaux ne semblent pas faire état de ses interventions au cours des journées du 31 août, du 1er et du 2 septembre, consacrées à leur discussion. On concentra l'attention sur la journée du 30 août, dévolue aux élections. Ce chapitre de 1898 revêtirait en effet une importance particulière:il devrait procéder à l'élection des membres du chapitre supérieur, dont le mandat de six ans commencé en 1892 se terminerait le 31 août et surtout don Rua voulait soumettre à élection son propre mandat de recteur majeur.
66.27 Don Rua est réélu recteur majeur |
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En effet, les années passant et le dix-neuvième siècle s'achevant, don Rua pensait à sa succession. Le Saint Siège l'avait confirmé pour douze ans en 1888. Son mandat viendrait donc à échéance en 1900. Mais il avait de bonnes raisons de vouloir l'interrompre plus tôt.4
Don Rua s'était expliqué dans une circulaire datée du 20 janvier 1898. Au vrai, ses douze années réglementaires couraient jusqu'au 11 février 1900. Mais «cette année [1898], calculait-il curieusement dans la circulaire annonçant le chapitre, notre bien-aimé Père Don Bosco aurait achevé la deuxième douzaine d'années de sa confirmation au titre de recteur majeur, quand, en 1874, nos constitutions furent approuvées par le Saint-Siège. Et moi, élu par le Saint-Père le pape Léon XIII pour lui succéder au cours de son deuxième mandat, je termine ledit mandat avec l'achèvement de cette période de douze ans. Si je devais aller moi-même au bout d'une période de douze ans de charge, cela nous obligerait à procéder à l'élection du recteur majeur à une date trop incommode, source de très graves embarras pour nos maisons. J'invite donc les membres du huitième chapitre général à élire le recteur majeur en même temps que les membres du chapitre supérieur.»5
Il avait le droit de renoncer à deux années de charge. Toutefois, pour procéder en parfaite régularité et ne pas sembler se soustraire à la mission que le pape lui avait confiée le 4 novembre 1884, don Rua demanda à son procureur de Rome Cesare Cagliero d'en parler au Saint Père ou au préfet de la congrégation des Evêques et Réguliers ou encore, si nécessaire, à d'autres personnes, pour que soit approuvée une mesure qu'il proposait par pure convenance. Le procureur adressa au pape une supplique, qu'il concluait dans les termes suivants après avoir exposé le désir de don Rua: «Le Signor Don Rua vous adresse instamment cette demande, non pas pour être exonéré de sa charge, mais pour obvier aux graves ennuis d'une nouvelle convocation de quelque 300 confrères de toutes les parties du monde, et aux dépenses de milliers et de milliers de lires pour les voyages de tant de personnes» La réponse arriva le 20 août par l'intermédiaire du cardinal Parocchi, protecteur de la congrégation. Elle informait don Rua que le Saint Père, attentis specialibus casus adiunctis attentoque insuper consensu Rectoris Maioris Sodalium Salesianorum [en considération du caractère spécial de la mesure et étant donné en outre le consentement du recteur majeur de la société salésienne], accordait toutes les facultés nécessaires et opportunes. Sept jours après, le cardinal Rampolla, secrétaire d'Etat, communiquait à don Rua une bénédiction spéciale du pape dans une lettre au procureur: «Le Saint Père a appris avec plaisir que se tiendrait à Turin le 29 août prochain l'assemblée de tous les directeurs et des confrères ayant droit pour l'élection du recteur majeur et des membres du chapitre supérieur. Il a aussi appris avec plaisir qu'après cela se tiendra le chapitre général des salésiens de Don Bosco. Sa Sainteté, voulant accorder à cette congrégation un signe de sa bienveillance, a le plaisir de donner à tous les confrères de l'une et l'autre assemblées la bénédiction apostolique, en priant Dieu de bien vouloir répandre sur eux d'abondantes grâces, pour que tout réussisse à la plus grande gloire de Dieu et au bien de l'Eglise.» C'était parfait. Personne ne s'aviserait de reprocher à don Rua son initiative. Tout au contraire, maintenant qu'elle avait été bénie par le pape, elle paraissait même des plus heureuses.
Le 30 août en matinée, après la prière à l'Esprit Saint, don Rua exposa son cas dans les termes que nous connaissons. Puis on passa aux Règles et Délibérations capitulaires sur les élections. Les évêques Cagliero et Costamagna prononcèrent leurs petits discours. Cagliero, peu amateur de changements dans le chapitre supérieur, demanda aux capitulaires de respecter les «monuments anciens» de la congrégation. Et Costamagna l'approuva.
Le préfet général Belmonte présidait. Les deux évêques prirent place à la table présidentielle. Don Rua, prié d'y monter, s'y refusa catégoriquement et s'installa au premier rang en compagnie des secrétaires de séances. On chanta le Veni Creator et Mgr Cagliero lut dans le plus religieux silence la lettre du cardinal Rampolla qui communiquait la bénédiction du pape à l'assemblée. Puis le régulateur fit l'appel, auquel 217 répondirent: présent, sur les 227 de la veille, les dix absences paraissant justifiées. On lut un billet de don Rua avertissant que les deux évêques n'étaient pas éligibles et qu'il convenait d'élire recteur majeur un confrère d'âge pas trop avancé, ce qui lui permettrait d'exercer sa lourde charge dans de meilleures conditions.
Le bureau: trois scrutateurs et deux secrétaires, était en place. On prévint l'assemblée que la majorité absolue serait de 110 voix. Don Rua fut alors élu avec 213 voix. Quatre voix manquaient à l'unanimité. On sut par la suite que deux confrères, parce qu'impressionnés par le billet de don Rua, avaient choisi le conseiller Bertello; et qu'un troisième, un coadjuteur délégué de Montevideo (Uruguay), avait simplement écrit sur son papier: «Viva Don Giovanni Bosco»; le quatrième vote, optant pour don Giovanni Marenco, alors vicaire auprès des Filles de Marie Auxiliatrice, ne pouvait émaner que de don Rua.
Au terme des élections des autres membres du chapitre supérieur, don Rua prit la parole pour remercier les assistants de leur bel accord pour sa réélection. Mais il n'y voyait qu'un hommage rendu à don Bosco, qui l'avait pris pour vicaire, et un signe de dévotion envers le souverain pontife qui l'avait élu successeur du même don Bosco. Il exhorta l'assemblée à persévérer dans ces sentiments, gage efficace de la prospérité de toute la congrégation. C'était dans la matinée du 30 août 1898.
Le 3 septembre, tous les capitulaires purent participer à la bénédiction de la première pierre de l'église qui serait bâtie à Valsalice «en hommage international à don Bosco», aux termes du comité promoteur de l'entreprise. Elle se fit en présence du cardinal Manara, évêque d'Ancône, de l'archevêque de Turin, de six évêques et de nombreuses personnalités civiles. Cette fête terminait joyeusement les belles journées de ce huitième chapitre général.
66.27.1 Notes |
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1. Pour ces chapitres généraux, je me fonde sur les divers procès verbaux des assemblées en FdR 4005 D12 à 4035 C10, et sur les récits qu'en a tirés E. Ceria, Annali II, p. 37-47, 238-249, 445-460, 732-742, m’efforçant toujours de relever les interventions propres à don Rua.
2. Nous estimerions, quant à nous, qu'il était temps de confier cette tâche aux inspecteurs.
3. Adaptation de 2 Cor. 6, 10: «Tamquam nihil habentes et omnia possidentes».
4. Je suis pour ce paragraphe Annali II, 732-737, d'où proviennent les citations sans références.
5. Circulaire du 20 janvier 1898, L.C., p. 162-175.
66.28 Les directeurs salésiens confesseurs de leurs subordonnés |
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Don Rua ouvrait ainsi un deuxième mandat de douze ans, qui serait parcouru d'épreuves souvent bien lourdes à supporter. Commençons par l'affaire des directeurs confesseurs.1
Pour comprendre l'affaire des directeurs confesseurs de leurs subordonnés, qui obligea don Rua à abandonner une coutume très enracinée dans sa congrégation, il nous faut remonter à l'oratoire des origines. Don Bosco, seul prêtre, confessait alors ceux qui vivaient en sa compagnie. Puis, quand d'autres prêtres se joignirent à lui et bien qu'il n'hésitât jamais à faire appel au concours de prêtres étrangers, on préférait généralement s'adresser à don Bosco pour se confesser. Sa qualité de supérieur n'empêchait pas ses subordonnés de lui confier les secrets de leurs consciences, parce que, dans l'exercice de l'autorité, infiniment plus que supérieur, il savait se montrer père. Puis quand, dans les années 1860, il se mit à ouvrir des collèges, les directeurs, formés selon son esprit, se comportèrent de la même façon. Ils essayèrent de gagner l'affection et la confiance de tous en exerçant paternellement leur autorité. Ils s'intéressaient aussi beaucoup aux questions ascétiques, si bien qu'aux yeux de leurs confrères, ils paraissaient revêtus d'une supériorité spirituelle faite de douceur indulgente, qui leur donnait la clef des coeurs. Les directeurs étaient donc tout désignés pour le ministère des confessions. Toutefois, par son exemple et par sa parole, don Bosco ne manquait pas d'introduire une précaution - au reste très enveloppée -, dont il leur faisait part dans son testament spirituel. On y lit en effet deux alinéas qu'il convient de ne pas dissocier pour aller au fond de sa pensée:
«6° Normalement (Per lo più) le directeur est le confesseur ordinaire de ses confrères. Mais qu'avec prudence il donne large liberté à qui en aurait besoin de se confesser à un autre. Il reste bien entendu que ces confesseurs particuliers doivent être connus et approuvés par le supérieur selon nos règles.
«7° Et, étant donné que celui qui part à la recherche de confesseurs exceptionnels accorde peu de confiance à son directeur, celui-ci, le directeur, doit ouvrir les yeux et prêter une attention particulière à l'observance des autres règles et ne pas confier à ce confrère certaines charges qui sembleraient supérieures à ses forces physiques et morales.»2
S'il y avait incontestablement pour le salésien liberté de préférer un confesseur qui ne serait pas son directeur, cette liberté était, dans l'esprit de don Bosco, fortement encadrée. Qui ne se confessait pas à son directeur devenait même quelque peu suspect.
On poursuivit sur cette lancée - assurément périlleuse avec la multiplication des communautés - durant les douze années qui suivirent la mort du saint. Le directeur confessait librement ses subordonnés ainsi que les élèves de sa maison.
Mais des plaintes commencèrent à s'élever émanant probablement des rangs salésiens eux-mêmes. Le 26 septembre 1896, une lettre du cardinal Parocchi à don Rua, en provenance de Rome, faisait état d'un rapport dénonçant l'absence de liberté dans le choix des confesseurs dans la société salésienne.3 Don Rua se défendit, invoquant la réelle diversité des confesseurs dans les centres salésiens.4 A la suite de quoi, le 29 novembre suivant, le Saint-Office demanda que les normes de don Rua soient bien observées dans la Société salésienne.5 Notre recteur, rendu inquiet par cette alerte, recommanda alors aux directeurs, par l'intermédiaire de son préfet général Belmonte, de faire intervenir dans leurs maisons un confesseur extraordinaire chaque mois et même chaque quinzaine.6 De la sorte, la liberté de conscience lui paraissait garantie. Mais Rome était d'un autre avis.
66.29 Le décret du Saint-Office (5 juillet 1899) |
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L'Eglise obligea alors les salésiens à changer de méthode. La raison en était, d'après une lettre postérieure du procureur général don Giovanni Marenco à Mgr Giovanni Cagliero, que le Saint Siège, voyant la société salésienne se répandre tellement dans le monde, ne voulait pas que s'introduise une pratique, qui ne fût pas en tous points conforme à l'esprit de l'Eglise.7 Au vrai, Rome craignait trois choses: que, dans les collèges salésiens, la liberté des jeunes soit restreinte dans l'aveu de leurs fautes au détriment de l'intégrité sacramentelle, que les supérieurs liés par le secret sacramentel soient moins libres dans l'exercice de leurs charges et qu'on les soupçonne d'utiliser des informations recueillies en confession. C'était de pure sagesse.
Le Saint Siège procéda par étapes. Premièrement, par décret du Saint Office à la date du 5 juillet 1899, on interdit qu'à Rome tout supérieur majeur ou mineur de communauté religieuse, séminaire ou collège, entende en confession les élèves résidant dans sa maison. Ce décret, bien que concernant la seule ville de Rome, intéressait aussi les autres diocèses. Ainsi le cardinal évêque de Frascati étendit aussitôt la mesure au sien. En conséquence, les supérieurs salésiens, soit du foyer-internat du Sacro Cuore à Rome, soit du collège de Frascati, cessèrent de confesser dans leurs maisons. Et le bruit courait qu'une mesure radicale était en préparation.
Don Rua se devait de prendre position, d'autant plus que le décret avait paru dans les revues spécialisées. Il garda les principes de don Bosco dans la tête quand il écrivit à ses inspecteurs (exclusivement) la longue circulaire du 29 novembre 1899 sur le sacrement de pénitence.8 Il commença par souligner que le document du Saint Office ne concernait que les seules confessions des élèves (alumni) par le supérieur: Il rappela que, d'après deux décrets pontificaux précédents le confesseur ordinaire des novices est leur maître et que les supérieurs religieux peuvent confesser leurs subordonnés s'ils le leur demandent spontanément. Au reste le décret en question n'ayant pas de force contraignante, les directeurs pouvaient continuer à recevoir les confessions comme par le passé. Il alignait à ce sujet sept directives à leur intention: ne pas exercer leur autorité dans les «questions odieuses», laisser à d'autres les mesures disciplinaires, confier aux préfets les relations avec les parents des élèves, ne pas intervenir dans l'attribution des notes de conduite, ne pas les lire en public, inviter chaque samedi des confesseurs étrangers à leurs maisons et les installer en un endroit où les jeunes puissent accéder sans être vus du directeur, gagner les coeurs de tous leurs subordonnés par leur piété et leur charité douce et patiente.
Puis, sans oublier les élèves, il passait aux confrères. Les directeurs, enseignait-il, doivent être «les guides des autres confrères sur le sentier de la perfection, les sentinelles vigilantes des jeunes qui leur sont confiés, les gardiens de l'esprit de don Bosco, les interprètes autorisés des intentions de leurs supérieurs, mieux les représentants de leur autorité.» Le directeur est donc le premier responsable de la progression de ses subordonnés sur «le chemin de la perfection». Or, laissés à eux-mêmes, la majorité d'entre eux n'avanceraient guère. «C'est à vous spécialement, écrivait-il, que s'adresse l'ordre du Divin Sauveur: Allez, enseignez. Enseignez cette science des sciences, la science des saints, la seule vraiment nécessaire, dont vous ne pouvez ni ne devez confier à d'autres l'enseignement. Enseignez la pratique de la perfection dans les conférences, dans les confessions et dans les rendements de compte, enseignez-la dans toutes vos conversations, comme le faisait don Bosco.» Le directeur de communauté devait prendre un soin tout particulier des jeunes profès. «Ne vous étonnez pas de trouver des défauts chez eux, et de devoir répéter souvent le même avertissement. Vous savez que l'on ne devient pas parfait d'un seul coup.» Evidemment, la confession n'était qu'un instrument parmi d'autres entre les mains du directeur. Don Rua valorisait le rendement de compte plus que ne l'avait fait don Bosco. Toujours est-il qu'en cette fin du dix-neuvième siècle il tenait fermement à la tradition héritée de son maître faisant du directeur le confesseur normal de ses confrères pour bien assurer leur progrès spirituel.
66.30 Le décret du 24 avril 1901 |
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Don Rua cherchait donc à temporiser. L'idée de devoir briser une tradition chère à don Bosco et qui datait de plus de soixante ans lui faisait mal. Un certain découragement pointait également chez ses confrères, surtout les plus anciens, devant l'éventualité de l'extension de la mesure romaine à l'ensemble de la congrégation. Car Rome s'inquiétait. Le 26 novembre 1900, le cardinal Gotti, préfet de la Congrégation des Evêques et Réguliers, déplorait au procureur Marenco que, hors de Rome, les directeurs salésiens soient obligés de confesser leurs subordonnés et que le rendiconto (compte rendu au directeur) porte sur le for interne.9
Les choses en étaient là, quand, peu après la clôture des fêtes de Marie Auxiliatrice de cette année 1901, arriva de Rome la nouvelle qu'une mesure du Saint Office interdisant expressément aux supérieurs salésiens de recevoir les confessions de leurs subordonnés, était prête. De fait, le décret ne tarda pas à sortir. Il portait la date du 24 avril, mais ne fut communiqué que le 29 mai au procureur salésien Giovanni Marenco.10 La formulation était sévère. On lisait sur un feuillet annexe: «Le commissaire du Saint Office en lui remettant la copie authentique du décret du 24 avril 1901, prie le révérendissime procureur général des salésiens de lui faire savoir au plus tôt, par écrit, que ce décret est non seulement accepté par l'Institut, mais qu'il sera rapidement et pleinement exécuté dans toutes les maisons du dit Institut.»11 A la réception du texte et de cette injonction, don Rua s'empressa de charger son procureur romain de transmettre au Saint Office la déclaration suivante: «J'ai l'honneur de faire savoir à Votre Excellence que j'ai communiqué au Recteur Majeur le décret du 24 avril de la Suprême Inquisition Romaine et que, non seulement il a été accepté par l'Institut, mais qu'il sera pleinement exécuté dans toutes ses maisons avec la rapidité requise par le décret lui-même.»
Mais don Rua, inquiet, traîna les pieds, au risque d'énerver le Saint Office. Il demanda d'abord si la communication officielle du décret pouvait être différée jusqu'au prochain chapitre général de septembre. Le 22 juin on lui intima l'ordre de la communiquer sine mora, sans tarder. Un nouveau recours partit alors. Le sine mora devait-il être compris au sens strict ou pouvait-il se concilier avec l'ordre antécédent figurant dans le décret de communiquer intra annum (dans l'année) à la Sacrée Congrégation l'exécution de ses ordonnances et si, en conséquence, il serait licite de renvoyer la communication du décret à toute la congrégation après la clôture du prochain chapitre général? La réponse fut négative sur toute la ligne.
Don Rua tint alors une brève conférence aux confrères de l'Oratoire dans l'église interne Saint François de Sales. On s'était étonné de trouver depuis quelque temps son secrétaire à sa place au confessionnal. Il s'en expliqua par l'histoire des deux décrets, d'abord de celui concernant Rome, puis de celui étendu à toute la congrégation. Que ferait don Bosco en pareille circonstance? s'était-il demandé. Il obéirait immédiatement. C'est ce qu'il avait voulu faire en s'abstenant de confesser. Qu'on ne mette donc pas dans l'embarras le «pauvre don Rua» en prétendant se confesser à lui! Puis il lut le décret du 24 avril en latin d'abord, en italien ensuite. Et, sans rien ajouter, il récita la prière de conclusion et leva l'assemblée.
Le 6 juillet, il étendit la communication à toute la congrégation par l'intermédiaire des inspecteurs. Sa circulaire ordonnait que chaque directeur réunisse tous ses confrères profès et lise le décret à haute et intelligible voix; que, sans commentaires, il en explique le sens aux confrères qui ne connaissent pas le latin; et que le document soit religieusement conservé en tant qu'émanant de l'autorité suprême de l'Eglise. Il concluait:
«Jusqu'ici nous tenions à une conduite qui nous paraissait la mieux adaptée à nos situations. Mais celui qui fut chargé par Dieu d'instruire les peuples ainsi que leurs maîtres nous fait savoir qu'il nous faut la modifier. Et nous, remplis de reconnaissance et de respect, nous exécutons avec une pleine et volontaire obéissance ce qui nous est prescrit. En cela, nous imitons notre bon père don Bosco, qui prêta toujours une si grande vénération et une telle obéissance au moindre signe du Saint Siège. Ne cherchons pas comment cet ordre nous arrive, à cause de qui ou par suite de quel événement. Retenons seulement que c'est là une disposition de la bonne divine Providence, que c'est Jésus en personne qui daigne nous parler par l'intermédiaire de son Vicaire, et employons-nous à exécuter ses ordres avec la plus grande fidélité.»12
Cependant, don Rua faisait procéder simultanément à une étude qui lui créerait beaucoup d'ennuis. Deux difficultés étaient prévisibles pour la mise en oeuvre de la décision romaine. Comment trouver sur-le-champ dans chaque maison un confesseur qui ait les qualités nécessaires et soit exempt des charges incompatibles avec la teneur du décret? Comment surmonter la répugnance de beaucoup de confrères, surtout les plus anciens, à s'adapter à un changement aussi brusque? Il fit étudier le problème par don Luigi Piscetta, moraliste salésien très estimé à Turin, lequel consulta l'archevêque Giovanni Battista Bertagna qui, écrira don Rua, «depuis plus de quarante ans enseigne à la satisfaction universelle la morale casuistique aux prêtres qui se préparent au ministère des confessions». Après mûre réflexion, Luigi Piscetta remit ses conclusions à don Rua, qui s'empressa de les faire imprimer. Le 15 juillet 1901 une circulaire aux inspecteurs accompagnant le document en expliquait la genèse.13
Fort bien, mais, malgré les précautions qui avaient été prises, les réponses de Piscetta tombèrent entre les mains du Saint Office, qui prit fort mal le procédé. Le procureur salésien Giovanni Marenco fut convoqué par son commissaire et subit une violente algarade. Don Rua, estimait la Sacrée Congrégation, cherchait par tous les moyens à se soustraire à la pleine exécution du décret du 24 avril et elle lui imputait la faute d'avoir tenté une interprétation de ce document alors que ce rôle appartenait au seul Saint Office. Le commissaire s'exprima en termes très sévères et obligea le procureur à informer don Rua qu'on lui ordonnait de révoquer immédiatement les interprétations du théologien, après quoi le Saint Office répondrait lui-même aux questions posées.
Tout cela ne se serait pas produit si don Rua avait jamais imaginé que l'interprétation des décrets du Saint Office n'était permise qu'a celui qui les a formulés. Ayant voulu bien faire il donnait l'impression d'une certaine rébellion, dont il allait devoir supporter les pénibles conséquences.
Il resta calme et révoqua les réponses de don Piscetta. Le 15 août, il écrivit aux inspecteurs: «J'ai une heureuse nouvelle à vous communiquer. Je viens d'apprendre que la vénérable Congrégation de la Suprême Inquisition Romaine et Universelle nous fournira la solution officielle à divers problèmes liés à l'exécution du décret Quod a Suprema du 24 avril de l'année en cours. Dans l'attente de ce très précieux document je révoque les solutions que j'ai données, soit de vive voix, soit de ma main, soit imprimées, à qui m'a interrogé par le passé à ce sujet. Remercions le Seigneur qui daigne nous fournir un guide aussi sûr et continuons de le prier de nous aider à être toujours fidèles dans l'exécution de ses enseignements.»
Mais sa joyeuse attente fut de très courte durée. Les questions soumises à qui devait donner un avis produisirent un effet inattendu, qui fut la convocation à Rome de don Rua lui-même. Il partit sur-le-champ, et, arrivé à destination, subit personnellement les reproches qu'on lui avait fait parvenir par l'intermédiaire de son procureur Marenco et s'entendit intimer l'ordre de quitter aussitôt la ville. Il fit l'aller et retour en seulement trois jours. Le mauvais traitement subi à Rome lui provoqua un oedème à la poitrine et une aggravation de l'inflammation des yeux, qui le tourmentait depuis déjà plusieurs années. Et Dieu seul sait le degré des souffrances morales endurées par lui à cette occasion, certainement plus graves que ses souffrances physiques.
Cependant entre le 1er et le 5 septembre devait se tenir à Valsalice le neuvième chapitre général de la congrégation. La solution annoncée, datée du 21 août, arriva de Rome trois jours avant l'ouverture.14 On y répétait sous une forme encore plus impérative les dispositions précédentes. Don Rua ordonna aussitôt de faire imprimer à mille exemplaires ses questions et les réponses romaines. Elles seraient largement distribuées aux capitulaires. Il était prescrit de donner lecture du document au chapitre général. Le procureur Marenco le lut au début de l'assemblée. Puis, nous dit le procès verbal, don Rua s'exprima sur les questions et les réponses, avouant qu'il ignorait que tous les problèmes concernant les décrets du Saint Office devaient être résolus exclusivement par ses soins. Il révoquait donc ses propres solutions et répétait sa recommandation antérieure: «Nous devons absolument éliminer toutes les suppositions malicieuses. Le décret nous vient du pape, autrement dit de Dieu. Il doit donc être accepté avec une soumission prompte et entière. Mieux, il faut remercier Dieu de nous avoir donné tant de lumière par le moyen de nos supérieurs suprêmes. Ce décret est un acte d'une bienveillance particulière, car il veut que nous nous conformions de la sorte aux autres sociétés et congrégations religieuses qui ressemblent à la nôtre.»
Restait à exécuter ces ordres. Il fallait que, dans l'espace d'une année à compter de la date de publication du décret, donc pour le 24 avril 1902, fût présenté au Saint Office un exemplaire des Deliberazioni des chapitres généraux corrigées sur tous les points concernant les confessions et les confesseurs. Ce n'était plus possible. On demanda et obtint un répit. Mais, au cours de sa longue circulaire du 19 mars 1902,15 don Rua eut soin de prévenir ses confrères que le retard dans la réimpression des documents corrigés ne dispensait en aucun cas d'appliquer intégralement le décret du Saint Office.
Les jeunes s'adaptèrent sans problèmes. En revanche, beaucoup de profès salésiens peinèrent à se confesser à des prêtres qui, souvent, avaient été leurs subordonnés. Voici un exemple de ces frictions tiré du procès verbal d'une réunion du chapitre supérieur en 1905. Le 16 février, le commissaire du St Office avait convoqué le procureur Marenco pour l'informer que, dans telle maison salésienne, «les individus étaient moralement obligés de se confesser à des prêtres qui ne jouissaient pas de leur confiance; que, dans le doute, le St Office s'était adressé, selon la coutume, à l'archevêque, lequel avait confirmé le fait; qu'en conséquence le St Office lui avait demandé de pourvoir...»16 Quant à don Rua, il répondait laconiquement à qui lui présentait des objections. Evidemment, il refusait toute discussion et tenait à l'obéissance pleine et entière aux décisions romaines.
66.31 La consécration de la Société salésienne au Sacré Coeur de Jésus |
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Cependant don Rua avait ouvert cette douloureuse première année du vingtième siècle par un acte qu'il jugeait probablement devoir être le plus important de son rectorat.17
Depuis plusieurs années il envisageait de mettre à exécution un souhait de l'héroïque salésien Andrea Beltrami (1870-1897), qui, au terme d'une biographie de l'apôtre du Sacré Coeur de Jésus Marguerite Marie Alacoque, avait écrit: «Veuillent notre doux Rédempteur et sa très sainte mère Marie considérer toujours la Société Salésienne comme leur fille bien aimée et l'orner des fleurs de leurs bénédictions les plus choisies. Et, si ma parole n'est pas trop hardie, je forme le voeu que la Société Salésienne soit solennellement consacrée à ce Coeur adorable, d'où découleront pour elle de nouvelles grâces de vie éternelle.» En 1899, don Rua avait souhaité que chaque salésien fasse sa propre consécration au Sacré Coeur. Mais il pensait devoir tenir compte du voeu de Beltrami dont il connaissait l'existence, d'autant plus que, de divers côtés, notamment des scolasticats et des noviciats, en cette période de grande dévotion au Sacré Coeur, on lui réclamait un acte beaucoup plus ample. Après avoir longuement réfléchi, puis pris conseil du cardinal protecteur sur l'opportunité et les modalités d'une consécration de toute la Société Salésienne au Sacré Cœur, il crut venu le moment d'agir.18 Sa circulaire aux salésiens du 21 novembre 1900 disait:
«Maintenant j'entends que chacun se consacre à nouveau, de façon toute particulière, à ce Coeur très Sacré, mieux je désire que chaque directeur lui consacre la maison qu'il préside et qu'il invite les jeunes à faire de leur côté cette sainte offrande d'eux-mêmes, qu'il les instruise sur le grand acte qu'ils vont accomplir et leur donne toute facilité pour s'y préparer convenablement.»
Don Rua proposait pour cet acte public la nuit du 31 décembre 1900 quand s'ouvrirait le nouveau siècle. Et il en indiquait la formule:
«Jésus, nous sommes vôtres de plein droit, puisque nous avons été rachetés par votre très précieux sang. Mais nous voulons être aussi vôtres par choix et par consécration spontanée, absolue. Nos maisons sont déjà vôtres de droit, car vous êtes le maître de toutes choses, mais nous voulons qu'elles soient vôtres, et à vous seulement par notre volonté spontanée. Et nous vous consacrons notre Pieuse Société, qui est déjà vôtre de droit, puisque vous l'avez inspirée, vous l'avez fondée, vous l'avez pour ainsi dire fait jaillir de votre coeur. Eh bien, nous voulons confirmer votre droit; nous voulons que, par l'offrande que nous vous faisons, elle devienne comme un temple au milieu duquel nous puissions dire en vérité que le Seigneur habite, lui le maître et le roi, notre Sauveur Jésus Christ. Oui, Jésus, venez à bout de toutes les difficultés, régnez, commandez chez nous; vous en avez le droit, vous le méritez, nous le voulons.»
Cette consécration solennelle devait être partout préparée par un triduum de prières et de prédication ouvert le jour de la fête des Saints Innocents, 28 décembre, qui se trouve être l'anniversaire de la mort de saint François de Sales. Don Rua voulait que cette consécration soit le fait de tous: jeunes, novices, confrères, supérieurs, ainsi que du plus grand nombre possible de coopérateurs. Elle se ferait dans la nuit du 31 décembre au 1er janvier à l'instant où l'on passerait d'un siècle au suivant. Don Rua rappelait que le pape avait permis ce jour-là une messe solennelle de minuit avec le saint sacrement exposé. Il conviendrait donc que l'assemblée se réunisse une demi heure auparavant, que l'on expose le saint sacrement et qu'après au moins un quart d'heure d'adoration tous renouvellent leurs promesses baptismales, que les confrères répètent leurs voeux de religion et que l'on fasse ensuite sa propre consécration, celle de sa maison et celle de tout le genre humain au coeur sacré de Jésus selon la formule préconisée par le pape l'année précédente. A cet instant, lui-même don Rua et son chapitre supérieur prononceraient la consécration de toute la congrégation.
Après quoi, continuait-il, que dans chaque maison on célèbre la messe suivie de la bénédiction du Saint Sacrement avec le chant du Te Deum et les autres pratiques pieuses prévues par le pape et les divers évêques en la circonstance. La cérémonie pouvait être renvoyée au lendemain matin dans les oratoires du dimanche.19
Don Rua voulait une formule particulière dûment approuvée pour la tête de sa congrégation. Le 6 décembre il écrivit au pape Léon XIII:
«L'impulsion donnée par Votre Sainteté à la dévotion au coeur très sacré de Jésus et l'ordre émané de vous l'année dernière de consacrer tous les diocèses et tous les peuples à ce divin Coeur ont fait naître en nous le désir de procéder en grande solennité à la consécration spéciale de la Pieuse Société de saint François de Sales, fondée par notre inoubliable père Don Bosco, ainsi que de toutes les oeuvres et de toutes les personnes qui en dépendent, au cours de la nuit qui sépare le siècle qui s'éteint du siècle nouveau, une nuit au cours de laquelle par un effet de la bonté paternelle de Votre Sainteté on pourra aussi célébrer la sainte messe. Dans l'espoir de faire un geste agréable à votre coeur qui brûle de dévotion envers le Coeur très saint de Jésus dont nous êtes le Vicaire, nous nous permettons de vous présenter la formule de cette consécration, afin que, accompagnée par votre bénédiction, elle soit plus agréée et nous attire en plus grande abondance les grâces et les faveurs dont nous avons besoin pour travailler toujours plus efficacement à élargir le Règne de Notre Seigneur Jésus Christ et au salut des âmes.»20
Le Vatican rendit la supplique à don Rua avec la phrase: «Le Saint-Père a volontiers loué votre pieuse proposition et l'a bénite de tout coeur.» Si bien que, ce 31 décembre 1900, tandis que, dans toutes les maisons salésiennes on procédait à la consécration, don Rua, prosterné avec tout son chapitre supérieur devant le très saint sacrement exposé sur l'autel de Marie Auxiliatrice, prononça du fond du coeur la formule pour lui-même et pour les supérieurs majeurs. Par elle, il consacrait au Sacré Coeur les personnes, les maisons et les oeuvres de la Société Salésienne, de l'Institut des Filles de Marie Auxiliatrice, de la Pieuse Union des Coopérateurs, ainsi que la jeunesse confiée aux salésiens et aux soeurs.21
L'acte de la consécration est bref, remarquait don Rua au terme de sa circulaire du 21 novembre 1900, mais ses fruits doivent être durables. Pour cela, il croyait opportun de recommander aux salésiens un certain nombre de pratiques pieuses approuvées par l'Eglise et «enrichies par elle de nombreuses indulgences». Dans son pieux enthousiasme il alignait: la solennisation dans toutes les maisons de la fête annuelle du Sacré Coeur, une cérémonie particulière le premier vendredi de chaque mois avec la recommandation à chaque confrère et à chaque jeune de faire ce jour-là une «communion réparatrice», l'inscription de chaque confrère à la «pratique des Neuf Offices» (ou mieux des Neuf Services du Sacré Coeur, qui sont l'Adorateur, l'Amant, la Victime, le Disciple, le Serviteur, le Promoteur, le Suppliant, le Zélé, le Réparateur), l'association de chaque maison à la confrérie de la «Garde d'honneur», l'institution dans les noviciats et les scolasticats de l'«Heure sainte» (dans la nuit du jeudi au vendredi, en souvenir de Jésus à Gethsémani), n'imaginant pas que toutes ces pratiques pourraient rapidement tomber en désuétude et que même leur sens, bien qu'expliqué dans la longue «Instruction sur la dévotion au Sacré Coeur de Jésus» qui accompagnait la circulaire,22 finirait par échapper aux nouvelles générations. Le calme don Rua s'emballait quand il s'agissait de la dévotion au Coeur de Jésus.
La cérémonie du 31 décembre 1900 ouvrait un siècle qui verrait la Société Salésienne se développer merveilleusement, mais aussi beaucoup souffrir. Les souffrances ne tardèrent pas. L'année 1901 fut pour les salésiens français un temps qu'ils qualifièrent de «persécution».
66.31.1 Notes |
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1. Pour l'affaire des directeurs confesseurs je suis de près E. Ceria, Vita, p. 338-348. La documentation salésienne se retrouve réunie dans un Summarium additionale de 30 pages vers la fin du volume composite intitulé par nous Positio 1947.
2. F. Motto, Memorie dal 1841 al 1884-5-6 pel Sac. Gio. Bosco a’ suoi figliuoli salesiani, LAS, Roma, 1985, p. 49.
3. Relevé dans Annali III, p. 174.
4. M. Rua - card. Parocchi, 6 octobre 1896, ibidem, p. 174-175.
5. Ibidem, p. 175.
6. Circulaire Belmonte, 29 mars 1897, FdR 4067 E1-3.
7. Giov. Marenco à Mgr Cagliero, Roma, 27 juin 1901, citée dans Ceria, Vita, p. 339.
8. Imprimé original en FdR 3973 E4 à 3974 B 7; L.C., p. 190-206. Le texte des L.C. a été curieusement tronqué.
9. Annali III, p. 179.
10. Ce décret du Saint Office Quod a Suprema se lit dans le Summarium additionale, p. 2-4.
11. Cette addition datée du 24 mai 1901 figure dans le Summarium additionale, p. 5. L’échange de lettres de juin 1901 se retrouve dans ce Summarium additionale, p. 5-9.
12. E. Ceria, Vita, p. 344-345.
13. Original, FdR 3974 E7-10. Cette circulaire aux inspecteurs, assortie de la «Soluzione di alcuni casi relativi al Decreto 24 Aprile 1901; per don L. Piscetta», n'a pas été insérée dans la collection des circulaires éditée en 1910. On lira la «Soluzione di alcuni casi relativi al decreto 24 aprile 1901» signée par L. Piscetta, dans le Summarium additionale, p. 11-15.
14. Lire les Quesiti imprimés en FdR 3983 D5-7 et, en D8, les réponses lapidaires datées et approuvées par le pape le 21 août. Voir le Summarium additionale, p. 27-30.
15. FdR 3983 E1 à 3984 A2; L.C., p. 269-285.,
16. Verbali del Capitolo Superiore, 27 février 1905.
17. Pour ce paragraphe sur la consécration au Sacré Coeur, je suis de très près Ceria, Vita, p. 332-337.
18. Verbali del Capitolo Superiore, 27 novembre 1900.
19. L. C., p. 222-227.
20. D'après Ceria, Vita, p. 335.
21. Le «formulaire dont se servira le Recteur Majeur avec les supérieurs du chapitre pour consacrer au Sacré Coeur toute notre Pieuse Société et ses oeuvres» accompagnait la circulaire. On le trouve en L. C., p. 255-257.
22. L.C., p. 228-254. L’auteur de cette instruction de style très scolastique ne nous est pas connu.,
66.32 Le vingt-cinquième anniversaire de l'oeuvre salésienne française |
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La première maison salésienne française avait été fondée à Nice à la fin de l'année 1875. Au début de 1901 elle avait donc vingt-cinq ans d'âge et son directeur Louis Cartier tenait à faire célébrer ce jubilé dans les premiers jours de février. Le recteur majeur l'honorerait de sa présence. Simultanément, ce serait, selon le Père Cartier appuyé par don Rua, le jubilé d'argent de toute l'oeuvre salésienne française, alors très florissante. Ses deux provinces de Paris et de Marseille comptaient 18 centres, 212 confrères et 94 novices, d'après le catalogue général de 1900.
Malheureusement les relations entre ces deux provinces n'étaient pas tellement cordiales. Plus exactement le provincial de Paris, le bouillonnant Giuseppe Bologna, supportait mal le provincial de Marseille, le discret et précis Pietro Perrot. Et puis le climat politique, en une période où se préparait une loi sur les congrégations, déconseillait les manifestations trop voyantes de la société salésienne. Son origine italienne provoquait alors beaucoup d'animosité autour de la maison de Dinan en Bretagne, et, parfois, à Paris. La présence de don Rua à la fête ne constituerait-elle pas une sorte de provocation? Le 9 janvier 1901, dans une lettre au P. Cartier don Bologna émettait de fortes réserves et annonçait que, pour sa part, il ne serait pas présent aux festivités. Des pressions étaient alors exercées sur le supérieur général, notre don Rua.
L'opinion de celui-ci, d'un sens religieux affiné et d'une belle prudence nullement timorée, nous arrive dans la lettre qu'il écrivait au P. Cartier le 19 janvier. Elle est instructive.
«Très cher D. Cartier. - De divers côtés de France on m'écrit à propos des fêtes jubilaires de Nice. L'un me dit qu'elles seront un peu trop coûteuses et que, à la nouvelle de telles dépenses, les bienfaiteurs se "refroidiront" à notre égard; un autre me dit qu'en un temps où l'on discute sur la loi sur les congrégations, organiser des fêtes est peu opportun (litt. "tombe à contre-temps"); un troisième estime qu'il faudrait consulter le nonce de Paris. Sans mépriser ces observations, je pense que les fêtes pourront avoir lieu en tribut de reconnaissance envers Dieu et aussi envers nos bienfaiteurs. Il conviendra pourtant d'éviter tout ce qui peut faire du bruit surtout dans les journaux. Il sera aussi bon de bien limiter les dépenses, et, s'il faut faire venir quelqu'un de loin, il faudra chercher à obtenir toutes les réductions possibles sur les chemins de fer. En réduisant ainsi les frais, que l'on donne à ces journées l'air de simples fêtes de dévotion et de famille. Je pense que, de la sorte, personne ne trouvera à y redire et qu'il ne convient pas de demander des permissions ou des conseils à leur sujet. [...]
J'ai fait comprendre aux deux Inspecteurs mon désir de les avoir l'un et l'autre avec moi à Nice: j'espère qu'ils me donneront cette consolation. Je te le dis en confidence à toi, qui montres le désir louable de l'union entre le Nord et le Sud.
Que le Seigneur nous assiste, ainsi que Marie Auxiliatrice, qui, au cours de ces trente dernières années, à diverses reprises a déjà si visiblement favorisé la France. Qu'elle daigne la protéger encore en une aussi grave circonstance. J'espère que D. Bosco, qui aimait tellement cette nation, intercèdera pour elle. - Ton très affectionné en Jésus et Marie. Michele Rua, prêtre.
P.S. Pour information, je pense emmener avec moi le nouveau conseiller professionnel don Bertello.»1
Finalement, entre le 3 et le 8 février, les fêtes réussirent de manière très honorable et l'on n'eut pas à déplorer de retombées regrettables. La quasi totalité des directeurs de maisons y participèrent. Don Bologne, revenu à de meilleurs sentiments, s'annonça pour le 4 février.
Don Rua arriva à Nice dans la soirée du 2 février. Dès le 3, les festivités furent entamées sous sa présidence par une journée familiale réunissant anciens élèves et élèves actuels du Patronage Saint Pierre. Le bon supérieur demeurera discret et à peu près dans l'ombre pendant les fêtes. Son nom ne paraîtra au programme des journées publiques entre le 5 et le 8 que pour la réunion à l'intérieur du Patronage des comités et des amis de l'oeuvre au cours de l'après-midi du 5 février. Les manifestations prévues en ville l'ignorèrent.2
Don Rua parla aux directeurs de maisons de France durant les matinées du 5 et du 6 février. Il consacrait son temps à l'oeuvre salésienne elle-même. Salésiens, élèves et anciens élèves appréciaient son contact chaleureux, où ils retrouvaient don Bosco toujours cher à leur coeur. L'ancien élève qui rédigea la chronique de l'événement le dit et le redit avec insistance.
«La cause la plus grande de notre félicité, c'était de vivre auprès de Don Rua, de goûter sa présence, de jouir de sa conversation. Dans la société salésienne, on a reporté sur lui la vénération et l'amour que l'on ressentait pour Don Bosco: un conseil, une parole tombée de ses lèvres, quelquefois un regard sont pour le confrère salésien, ou pour le membre de l'association des anciens élèves, le plus puissant des encouragements. [...] Lorsque Don Rua traversait les cours, il avait peine à se frayer un passage au milieu des jeunes élèves qui accouraient autour de lui; c'était à qui lui prendrait la main, à qui s'en rapprocherait le plus. Le Père était heureux de ces manifestations, qui cependant lui dérobaient un temps précieux et, seules, les exigences du règlement ou les instances des visiteurs parvenaient à l'en arracher. [...]
«Dans la journée, la porte du vénéré Père était envahie: maîtres et élèves étaient heureux de lui ouvrir leurs coeurs. Bien des personnes venues du dehors recoururent aussi à son expérience et à son zèle sacerdotal, heureuses d'obtenir de lui une bénédiction. Après la prière, Don Rua disait aux enfants l'adieu du soir en usage dans la société salésienne. Les orphelins écoutaient ses paroles avec une attention que rien ne pouvait distraire. On le reconnaissait à leur attitude immobile, à leur regard fixé sur Don Rua: on sentait qu'ils considéraient le bon père, non point comme un prédicateur ordinaire, mais comme l'interprète de Don Bosco.»
Officiellement, les fêtes furent closes dans la soirée du 8 février. Don Rua quitta le patronage Saint Pierre de Nice le lendemain matin. Comme l'explique notre chroniqueur, «les enfants se rangèrent encore en deux haies le long des arcades et il passa au milieu d'eux. Ils eurent une dernière fois la joie de lui baiser la main; puis ils s'en retournèrent à leurs travaux habituels.»3 C'était la dernière fois que don Rua pouvait saluer publiquement ses fils de France.
66.33 La loi française sur les associations |
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En effet don Rua partait de Nice le coeur plutôt angoissé sur l'avenir de toute l'oeuvre française, dont il venait de célébrer le vingt-cinquième anniversaire. Cet avenir l'inquiétait manifestement depuis un an déjà. Que deviendrait-elle si les projets du gouvernement de la République sur les congrégations religieuses passaient à exécution? Turin avait alors cherché une parade juridique aux mesures hostiles qui lui paraissaient imminentes. Le 26 juin 1900 Don Rua invitait le Père Cartier à se rendre à Turin au début des vacances scolaires très proches en la compagnie de deux conseillers laïcs, l'avocat Gaston Fabre et M. Vincent Levrot. On y conférerait avec les inspecteurs de France.4 Mais, probablement bercés par leurs amis politiques de la droite, les inspecteurs Bologna et Perrot, auxquels s'était joint Charles Bellamy supérieur de l'oeuvre d'Algérie, furent d'un avis différent. Et don Rua se plia au moins provisoirement à leur opinion. Le 19 juillet, dans une autre lettre à Louis Cartier il faisait le point de la situation:
«Très cher D. Cartier. - Je te remercie de ta sollicitude dans l'affaire des lois qui nous menacent. Je dois pourtant t'informer que D. Bologna, D. Perrot et D. Bellamy, qui avaient été interrogés, n'ont pas été d'avis de venir ici ou ailleurs pour traiter de cette affaire. Ils espèrent que ces lois subiraient de telles modifications qu'elles en deviendraient à peu près inoffensives et permettraient de nouvelles échappatoires. Il ne sera donc pas nécessaire de déranger pour cela ces bons amis [Fabre et Levrot], à moins de quelque urgent besoin. Remercie-les pourtant de notre part...»5
Manifestement inquiet, il revenait le 1er août sur la question de la réunion turinoise, qui, après tout, pouvait être restreinte.6 Au jugement de don Rua, la meilleure échappatoire - qui avait réussi à don Bosco en 1880 - consistait à refuser de se laisser assimiler à des religieux. En rigueur de termes, les salésiens ne faisaient pas partie d'une congrégation, mais d'une «société de bienfaisance». Ils constituaient une association d'ecclésiastiques et de laïques à fins humanitaires. Lors des enquêtes menées à Nice il eût été préférable de se présenter comme «Société de prêtres et de bourgeois libres», remarquait-il au P. Cartier le 3 janvier 1901 dans un français méritoire, mais trompeur, puisqu'il faut deviner sous le terme de bourgeois l'italien borghesi, c'est-à-dire citoyens ou civils.7
Tandis que les mois s'écoulaient, la loi sur les associations prenait forme au gouvernement français. L'un des projets déposé le 14 novembre 1899 distinguait deux types d'associations. En principe les contrats d'association pourraient être conclus librement, moyennant déclaration à la préfecture; mais les associations dénommées par euphémisme «petit-bourgeois», «comportant renonciation des droits qui sont dans le commerce» seraient interdites, sauf autorisation gouvernementale.8
La loi elle-même fut promulguée le 1er juillet 1901 par le président de la République Emile Loubet. Très libérale en soi pour la société civile, elle ne devenait restrictive que dans son long titre III consacré aux seules congrégations religieuses. Ces associations semblaient poser de sérieux problèmes à l'Etat français décidément anticlérical de l'époque. On pouvait lire: «Aucune congrégation religieuse ne peut se former sans une autorisation donnée par une loi qui déterminera les conditions de son fonctionnement. Elle ne pourra fonder aucun établissement qu'en vertu d'un décret rendu par le Conseil d'Etat. La dissolution de la congrégation ou la fermeture de tout établissement pourront être prononcées par décret rendu en conseil des ministres» (art. 13). Comme des paravents aux congrégations seraient recherchés et que, vingt ans plus tôt, ce genre de subterfuge avait réussi au grand dépit des politiciens de gauche, la loi prenait le plus grand soin d'en prévenir la création. «Nul n'est admis à diriger, soit directement, soit par personne interposée, un établissement d'enseignement, de quelque ordre qui soit, ni à y donner l'enseignement s'il appartient à une congrégation non autorisée.» Les contrevenants seraient punis, les établissements concernés pourraient être fermés. (art. 14) «Toute congrégation formée sans autorisation sera déclarée illicite. Ceux qui en auront fait partie seront punis [...] La peine applicable aux fondateurs ou administrateurs sera portée au double» (art. 16). Un article déclarait nuls tous les actes entre vifs ou testamentaires, à titre onéreux ou gratuit, accomplis soit directement, soit par voie indirecte, ayant pour objet de permettre aux associations légalement ou illégalement formées de se soustraire aux dispositions de la loi (art. 17). Enfin, d'après un article 18, les congrégations existantes et non antérieurement autorisées - ce qui était le cas de la majeure partie des sociétés religieuses, tant d'hommes que de femmes, et, en particulier, des salésiens et des salésiennes - devraient demander dans un délai de trois mois l'autorisation d'exister, faute de quoi leurs biens seraient mis en vente légale, autrement dit confisqués et liquidés.
66.34 La tactique salésienne face à la nouvelle loi |
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Les autorités salésiennes, don Rua au premier chef, devraient donc décider avant le 1er octobre de la conduite à tenir. Les mois de juillet, août et septembre 1901 allaient être critiques pour le recteur majeur et les inspecteurs français. Les délibérations ne pourraient se dérouler qu'à Turin sous le contrôle de don Rua. Ne rien faire était se condamner à périr à bref délai. Dès la sortie de la loi, don Rua mandait à Louis Cartier: «... Pour ce qui concerne la nouvelle loi sur les congrégations, il conviendra que tu prennes des informations exactes auprès d'autres congrégations et de juristes qui connaissent la question à fond et que tu viennes ensuite ici aussitôt après l'Assomption, en prenant avec toi un bon ami, que tu croiras plus à même de nous donner des lumières sur cette affaire épineuse [...] Fais en sorte d'arriver bien préparé et arrange-toi avec D. Perrot pour le jour de ta venue.»9 Mais les décisions devenaient urgentes, car la demande éventuelle d'autorisation devrait être déposée au plus tard dans les premiers jours d'octobre. Deux semaines après, don Rua annonçait au P. Cartier que la réunion était avancée au 29 juillet et le nom du «bon ami» apparaissait: «Vois un peu de te trouver là avec l'avocat Favre [pour: Fabre] et d'autres selon qu'il te semblera opportun.»10 L'avocat Gaston Fabre sera, dans cette affaire des congrégations, le principal conseiller juridique de Louis Cartier et, par là, des salésiens lors de cette première phase du débat.
Durant l'été 1901, deux séries de réunions salésiennes se sont tenues à Turin sur le problème sous la houlette de don Rua.11 La première, du 31 juillet au 2 août, conclut, sous l'influence des personnalités amies de don Bologne, qu'il faudrait demander, au nom de toutes les maisons salésiennes du pays (Algérie comprise), une autorisation d'exister en bonne forme, pour une congrégation de Don Bosco dont le siège principal serait à Paris. Don Rua montrait en l'occurrence une belle confiance en ses fils français à qui il permettait de créer une autre congrégation que la sienne. Puis, au début de septembre, époque de la deuxième réunion, les choses changèrent.
Tous les directeurs des maisons de France se retrouvaient alors à Turin pour le neuvième chapitre général de la société. Ils se consultèrent. Fait nouveau, le directeur de l'école salésienne de Montpellier, Paul Babled, avait reçu une lettre de l'évêque de cette ville, Mgr de Cabrières (1830-1921), qui lui déconseillait la demande d'autorisation. D'après lui, elle entraînerait, si elle était acceptée, des tracasseries de toute sorte. Il suggérait la «sécularisation» des salésiens français, mesure qu'avait envisagée de son côté, à Rome, la Congrégation des Evêques et Réguliers dans une lettre circulaire imprimée aux supérieurs de congrégations datée du 10 juillet 1901. L'opinion de Mgr de Cabrières était d'un grand poids pour les salésiens, surtout du sud de la France, qu'il avait toujours favorisés. Avec l'appui de Louis Cartier, sa proposition, où chacun se mettait à trouver toute sorte d'avantages, l'emporta lors du vote des directeurs de la première partie du mois de septembre: les vingt-deux présents se déclarèrent favorables à la sécularisation. Don Rua donna son accord sous réserve de l'approbation romaine. Louis Cartier se rendit aussitôt à Rome et en revint aussi vite avec toutes les autorisations désirables du cardinal Parocchi, protecteur de la congrégation salésienne, et du cardinal Gotti, préfet de la Congrégation des Evêques et Réguliers.
Six dispositions étaient prises en assemblée par les Français en vue de leur sécularisation. 1) Sécularisation. Tous les prêtres et tous les salésiens dans les ordres majeurs (sous-diacres et diacres) présenteraient une demande de sécularisation à don Rua, qui l'accorderait. Les coadjuteurs seraient considérés comme salariés et signeraient chaque mois un reçu de salaire (fictif). Les soeurs revêtiraient des tenues civiles, modestes, mais non uniformes pour une raison facile à deviner. Dans leurs maisons non autonomes, c'est-à-dire annexes de maisons salésiennes, elles seraient officiellement salariées et, dans leurs maisons autonomes, officiellement institutrices d'écoles libres. 2) Noviciats. Les deux noviciats de France (Saint-Pierre des Canons et Rueil) seraient réunis en un seul et les novices envoyés hors du pays. 3) Biens. Les immeubles relèveraient toujours de sociétés civiles, tandis que les meubles seraient au nom des directeurs respectifs des oeuvres. 4) Correspondance. Les lettres destinées aux supérieurs ou émanant d'eux seraient glissées dans une double enveloppe et expédiées à des adresses convenues. (Il parut aussitôt plus simple de voiler l'identité des correspondants, qui devinrent au lieu de «pères» ou de «confrères», simplement «messieurs», «amis» ou «oncles».) 5) Le Bulletin salésien rendrait compte de la sécularisation,12 mais assurerait les coopérateurs de la persistance de l'oeuvre salésienne en France. 6) Enfin, le catalogue général de la congrégation ne dirait plus rien des oeuvres françaises. L'hostilité des gouvernants jetait les salésiens dans la clandestinité.
Mais, nouvelle et grave péripétie: voici que, par une lettre datée du 6 septembre 1901, le vieux cardinal-archevêque de Paris, François Richard (1819-1908) - celui qui aurait dû prendre dans son clergé le Père Giuseppe Bologna, provincial de Paris et directeur de l'oeuvre parisienne - déconseillait la sécularisation au bénéfice de l'autorisation. L'unanimité de la veille se rompit. Louis Cartier ne se déjugea pas; le groupe des directeurs de la province du Sud serra les coudes autour de lui; don Rua continua de tenir pour la sécularisation; et, dans la province du Nord, Angelo Bologna, directeur de l'importante maison de Lille et propre frère du provincial de Paris, en fit autant en distribuant à ses confrères les rescrits romains qui les sécularisaient officiellement. Mais le provincial du Nord, qui suivait une politique de conciliation avec les autorités et voulait rester en bons termes avec son archevêque, se rendit à la formule du cardinal Richard et entraîna progressivement avec lui toute sa province.
Rentré chez lui pour mettre la dernière main à sa demande d'autorisation, il voulut même à toute force présenter un front uni salésien et, par une manoeuvre de dernière minute longtemps ignorée, englober le Midi dans sa requête. Don Bologna tenta même de forcer la main à don Rua. Le 1er octobre, à l'avant-veille du jour où la demande d'autorisation devait être déposée, il télégraphiait à «Michel Rua, Turin»: «Demande si l'autorisation doit être déposée pour toutes les maisons ou pour le Nord seul.» Les archives salésiennes ont conservé, avec ce télégramme, la minute de la réponse très sage du supérieur général: «Déposez demande seulement pour Nord.» Don Rua ne se déjugeait pas et rendait ainsi un immense service à la province du Midi qui lui devrait son salut. Mais ce demi-désaveur ne désarma pas don Bologna, qui faisait aussitôt - sans plus de succès du reste - pression sur le provincial de Marseille. Les traces de cette ultime démarche où le nom de don Rua apparaissent pour nous dans une lettre que celui-ci - Pietro Perrot - écrivit le 4 octobre à Louis Cartier:
«... Si je vous ai consulté par dépêche aujourd'hui, c'est parce que j'ai appris par une lettre de D. Bologne, arrivée hier même à 3 heures qu'il demandait avec permission de D. Rua, autorisation pour Nord et m'engageait à en faire autant. Vous avez répondu negative et je crois que vous avez raison. Je n'ai fait cette consultation aux Directeurs que par acquit de conscience, le temps extrêmement limité ne me permettait pas de convoquer les personnes. Nous ne changerons rien aux décicions prises. - P. Perrot.»
La province de Paris suivra désormais son chemin. Depuis Turin don Rua ne pouvait qu'en suivre les méandres. Résumons. Cette congrégation salésienne, avec ses divers centres soigneusement répertoriés, relevant tous de la province de Paris, parut d'abord faire l'objet d'un traitement de faveur. Alors que le gouvernement soumettait à la chambre des députés - plus anticléricale - la grande majorité des demandes d'autorisation et les répartissait en blocs à nuances péjoratives: moines enseignants, moines prédicants, moines commerçants..., sa demande fut dévolue au sénat avec celles de cinq autres associations religieuses. Emile Combes, devenu président du conseil des ministres, s'en chargea dans un rapport distribué le 2 décembre 1902. Mais il assortissait la demande salésienne de considérations calomnieuses sur l'exploitation du travail des jeunes par ces religieux, membres d'une congrégation étrangère, et sur l'idéologie qu'ils distillaient chez leurs élèves. Les salésiens sont néfastes au commerce et à l'industrie privée, jugeait-il, il fallait donc rejeter leur demande d'autorisation. Les salésiens (Louis Cartier et Giuseppe Bologna) protestèrent dans deux petites brochures pour tenter de faire évoluer l'opinion. Ils n'eurent guère de succès.
Puis l'affaire salésienne passa devant le sénat. Malgré les mémoires favorables qu'ils avaient obtenus de leurs anciens élèves et amis de Lille, Dinan, Oran et Paris; malgré un débat de belle tenue qui se prolongea sur deux séances les 3 et 4 juillet 1903, débat qui aurait dû faire changer les esprits s'ils avaient été moins sectaires, le vote terminal fut contraire aux salésiens. Le 4 juillet, quatre-vingt-dix-huit sénateurs se déclarèrent pour l'adoption de la loi et donc pour l'autorisation de la congrégation des salésiens, mais cent cinquante-huit votèrent contre. «Le sénat n'a pas adopté», conclut le Journal officiel. Les salésiens du Nord de la France étaient battus. Au cours de l'été, ils évacuèrent toutes leurs maisons (Paris, Lille, Dinan, Mordreuc, Rueil, Ruitz, Coigneux, Saint-Denis). On les retrouvera à l'étranger, à quelques reprises avec un groupe d'orphelins, en Suisse, en Belgique, à Guernesey, en Italie, ainsi que dans les territoires de missions. Dans quelques cas, ils s'en furent dans les maisons du Midi.
Ces maisons du Midi, dont les membres étaient officiellement «sécularisés» et, de droit, ne relevaient plus en principe de l'administration turinoise, suivaient chacune son chemin particulier. La quasi-totalité des petits centres (Nizas, Montmorot) disparut assez vite. L'un d'eux (Romans) parvint toutefois à se faire reconnaître par le pouvoir sous le couvert d'une administration clairement «laïque». Quant aux maisons importantes: Nice, Marseille, la Navarre et Montpellier, malgré la constitution d'administrations de couleur non congrégationnelle, elles ne parvinrent à subsister qu'au prix de perquisitions, d'assignations devant les tribunaux pour reconstitution illicite de congrégation religieuse, de versements d'amendes, de ventes de leurs biens et autres vexations. Mais elles ne se découragèrent pas. Des oeuvres salésiennes avec de vrais religieux et de vraies religieuses, tous officiellement sécularisés, se retrouvaient encore sur le territoire français durant les dernières années du rectorat de don Rua.
Notre recteur ne pouvait pas grand-chose pour les maisons. Les problèmes difficiles lui survinrent du côté des inspecteurs Pietro Perrot et Giuseppe Bologna. Ils semblent avoir été suffisamment graves pour mériter ici un chapitre spécial. Ce sera pour nous l'occasion de réfléchir sur le mode de gouvernement de don Rua, personnage-clé dans leurs affaires.
66.34.1 Notes |
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1. FdR 3881 B4-5.
2. Ce programme dans la brochure XXVème anniversaire de l'Oeuvre de Don Bosco en France et de la fondation du Patronage St Pierre à Nice, par S. B. ancien élève du Patronage, Nice, Imprimerie de la Société Industrielle, 1902, p. 27.
3. XXVème anniversaire..., op. cit., p. 125-128.
4. M. Rua - L. Cartier, Turin, 26 juin 1900, FdR 3881 A1.
5. M. Rua - L. Cartier, Turin, 19 juillet 1900, FdR 3881 A3-4.
6. M. Rua - L. Cartier, Turin, 1er août 1900, FdR 3881 A5-7.
7. M. Rua - L. Cartier, Turin, 3 janvier 1901, FdR 3881 B3.
8. Voir éventuellement J.-P. Machelot, La République contre les libertés, Paris, 1976, p. 369-370.
9. M. Rua - L. Cartier, Turin, 5 juillet 1901, FdR 3881 C1.
10. M. Rua - L. Cartier, Turin, 22 juillet 1901, FdR 3881 C2.
11. Sources de cet article aux Archives centrales salésiennes, dossier Nice. Sur l'épisode français, chapitre documenté de don Ceria, Annali III, p. 124-143. Je l'ai moi-même raconté dans Don-Bosco à Nice, Paris, 1980, p. 103-116.
12. Ce sera l'article d'octobre 1901 intitulé «Heure d'angoisse»,
66.35 Le pouvoir échappe à l’inspecteur Pietro Perrot |
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Le bouleversement de la congrégation salésienne en France plaçait les deux inspecteurs Perrot et Bologna dans une situation inédite qui allait embarrasser le recteur majeur. Les développements, qui pourraient paraître excessifs, donnés ici à leurs destitutions nous permettent de mieux connaître sa méthode de gouvernement pleine de douceur, de sagesse et de compréhension. Commençons par le Midi, où l'affaire du provincial Perrot devint progressivement explosive.1
Le malheureux inspecteur de Paris Giuseppe Bologna avait obtenu la nationalité française. Après le vote fatal de juillet 1903 il pouvait donc vivre dans un appartement à Paris au titre d'ex-salésien pour tenter d'aider les religieux français de sa province épars désormais, de-ci de-là, en France, à Guernesey, en Suisse, en Belgique ou en Italie. Ce n'était pas le cas de l'inspecteur de Marseille Pietro Perrot, qui, avec tous ses compatriotes de la province du Midi, rejoignit alors l'Italie son pays d'origine. En 1904, définitivement exilé de France, il résidait à Bordighera, sur la côte ligure, entre San Remo et Vintimille, où, au lieu-dit Il Torrione, les salésiens tenaient une école et assumaient la charge d'une paroisse. De là, le provincial du Midi cherchait à veiller sur les siens. Mais don Rua comprenait aisément que la tâche lui était devenue impossible et pensait à le suppléer sur le territoire français.
En 1904, la fermeture officielle de la maison de Montpellier rendait disponible le Père Paul Virion, qui en avait reçu la charge après la mort du supérieur en place Paul Babled en 1901. Paul Virion (1859-1931) était un Français d'origine alsacienne prudent et bon administrateur. Le procès verbal de la réunion du chapitre supérieur présidée par don Rua et tenue le 12 janvier de cette année, nous confie: «Le chapitre décide de charger D. Virion de la visite aux confrères du Sud de la France parce que, actuellement, D. Perrot ne peut pas aller en France. Qu'on l'informe de cette disposition.»2 Le pouvoir commençait d'échapper à don Perrot. Il essaya de le rattraper en réunissant autour de lui les salésiens obligés de s'exiler en Italie. Pourquoi ne pas imiter l'inspecteur de Paris qui établissait son centre provincial dans la maison salésienne belge de Tournai proche de la frontière française? Le 25 juin 1904, le chapitre supérieur enregistrait: «D. Perrot propose que l'on destine à l'inspection française du sud une partie de la maison de Bordighera, afin d'y recueillir les confrères qui viendraient de France; et que l'educatorio [l'école] soit transféré à Varazze», c'est-à-dire dans un collège salésien de la côte, proche de Savone. «Le chapitre n'approuve pas», dit laconiquement le procès verbal. On comprend son refus de vider une école pour y recevoir des confrères vraisemblablement destinés à une autre école avec des élèves français.
Entre le 23 août et le 13 septembre de cette année 1904, un important chapitre général salésien (dont nous reparlerons) devait se tenir à Turin-Valsalice. Pour la première fois, chaque province avait élu un délégué auprès de l'inspecteur, membre de droit du chapitre. En France, Angelo Bologna tiendrait compagnie à son frère l'inspecteur du Nord. Quant au Midi, il avait opté pour Paul Virion. Le choix convenait tout à fait à don Rua, qui lui écrivit à Strasbourg la lettre affectueuse que voici, traduite en français:
Turin, 4 VIII 1904
Très cher D. Virion
J'ai appris que vous avez été élu pour acompagner l'inspecteur. En la circonstance, il me semble opportun que vous alliez passer quelques jours à Dilbeck près de Bruxelles pour surveiller les travaux de ce scolasticat [Virion avait été architecte de profession] et partir ensuite avec l'inspecteur pour venir [à Turin]. Ici on parlera de Montpellier, de Marseille et l'on délibèrera sur l'avenir.
Tous mes respects à Madame votre Mère rt à nos amis sur lesquels j’implore de Dieu, comme sur vous, toutes sortes de biens. Votre ami affectionné. Michel Rua, prêtre.3
Don Rua préparait ainsi le père Virion à de nouvelles charges.
66.36 Don Perrot est "exonéré" de sa charge d'inspecteur |
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Don Perrot assista régulièrement au chapitre général de Valsalice. Le 3 septembre, il fut convoqué avec don Bologna à une réunion du chapitre supérieur. On y examinait s'il convenait de fermer les maisons de France-Sud. Le procès verbal est laconique. «L'évêque de Montpellier accepterait le retrait des prêtres salésiens de son diocèse. On prend diverses décisions temporaires pour placer le personnel dans les maisons encore existantes.»
L'inspecteur Perrot conserverait-il une charge qu'il était bien en peine d'exercer? Non, pensait la majeure partie du chapitre supérieur, en tête de laquelle nous devinons Paolo Albera, directeur spirituel général et prédécesseur de don Perrot à Marseille. En effet, dix jours après la clôture du chapitre général, ce chapitre supérieur se trouva face à une proposition d'«exonérer D. Perrot Pietro de sa charge d'Inspecteur de la France du Sud, parce que les six années fixées par les Règles sont achevées.» Le procès verbal continuait avec une remarque qu'il faudra garder à l'esprit tout au long de l'épisode: «D. Rua voudrait qu'il soit confirmé. On passe aux votes secrets. Par quatre voix contre une, D. Perrot est exonéré de son office d'Inspecteur. On décide de mettre à sa place un simple incaricato.» Seul, don Rua avait résisté à la proposition.
L'incaricato, mot que l'on peut traduire par «chargé d'affaires», serait, on s'en doute, Paul Virion, qui, le lendemain du vote, recevait une carte de visite au nom de don Rua et une note munie du cachet de la congrégation salésienne. La première, spécialement destinée aux Filles de Marie Auxiliatrice, leur signifiait que «D. Perrot ayant achevé son mandat d'Inspecteur, D. Virion est chargé de le remplacer dans les affaires de notre Pieuse Société et dans le soin du personnel de l'un et l'autre sexe demeurant dans l'ancienne Inspection méridionale de France». Quant à la deuxième, datée du 27 septembre 1904, elle déclarait que Mr l'Abbé Paul Virion est chargé des affaires de la Pieuse Société de St François de Sales et qu'il est, comme tel, recommandé par don Rua à la bienveillance des dévoués coopérateurs et bienfaiteurs des oeuvres salésiennes.4 Il fallait surtout informer les salésiens. Le 28 septembre, don Rua, par une circulaire explicitement destinée «aux Confrères Salésiens résidant dans la France Sud», leur annonçait que le vote sur la «réélection» de don Perrot dans sa charge d'inspecteur lui avait été «défavorable» et qu'en conséquence son mandat avait pris fin.5
La nouvelle n'enchanta pas l'exonéré, à qui rien de satisfaisant à son goût n'était proposé en échange. Il se morfondait à Bordighera et entreprit de le crier à Turin. A partir du mois qui suivit la désignation de l'incaricato, don Rua fut bombardé par ses protestations. On conserve de lui douze lettres au recteur majeur pour la seule période qui va du 20 octobre au 30 décembre. Respectivement datées du 20 octobre, du 30 octobre, du 4 novembre, du 8 novembre, du 12 novembre, du 22 novembre, du 25 novembre, du 26 novembre, du 1er décembre, du 26 décembre (télégramme) et du 30 décembre (deux lettres le même jour), elles répétaient qu'il n'accepterait qu'une charge de dignité équivalente à celle dont on l'avait privée. La direction d'une importante maison italienne ne lui suffisait pas, il ne se sentait pas la force de prendre la tête d'une expédition missionnaire en Extrême Orient, etc. Après la première de ces lettres, don Rua, qui partageait la peine de don Perrot, fut prié de ne plus lui répondre: le secrétaire du chapitre s'en chargerait. Et, le 6 décembre, un procès verbal du chapitre supérieur résuma les échanges entre Turin et Bordighera:
«... D. Perrot a plusieurs fois écrit qu'il désire qu'on lui donne une charge de degré équivalant à celle qu'il avait antérieurement, par exemple celle de Visiteur des Soeurs en Espagne, ce que l'on ne peut lui concéder. Don Rua lui a proposé la direction de la maison de San Pier d'Arena qu'il a estimée ne pas correspondre à ses désirs; l'assistance à Naples des émigrants italiens, trop pénible pour sa santé; la direction de la mission de Chine, à quoi il a répondu qu'il n'était plus jeune et il a fini en menaçant de recourir à Rome. D. Rinaldi [préfet général] demande qu'on lui propose d'aller secrétaire de Mgr Cagliero. D. Rua conclut qu'on le lui proposera et puis qu'il fasse ce qu'il croit bon. Cela toutefois démontre - ajoute le rédacteur - qu'il ne mérite vraiment pas la charge qu'il occupait.»
Cependant, don Perrot s'entêtait. En janvier 1905 quatre lettres partaient encore de Bordighera au chapitre supérieur: deux à don Rua et deux au conseiller Celestino Durando. Ces réclamations agaçaient les capitulaires. Le procès verbal de la réunion du 1er février 1905 annonça: «On charge D. Durando d'écrire à D. Perrot que le Chapitre n'a plus rien à ajouter à ce qu'il a précédemment écrit, qu'il fasse ce qu'il croira préférable.» L'ex-provincial ne se tut pas pour autant. Les 3, 5 et 24 février, puis le 5 mars, il poursuivait encore sa campagne de réhabilitation par des lettres à don Durando. Le traitement tout différent accordé à l'inspecteur de France-Nord, don Bologna, qui, malgré l'avis de la majorité de ses confrères, avait refusé la sécularisation, demandé l'autorisation pour sa province et ainsi perdu toutes ses maisons, l'indignait. Elu provincial lui aussi en 1898, l'échéance de 1904 ne lui avait pas été fatale, ses échecs ne lui avaient fait perdre ni titre ni pouvoir.
66.37 La défense tumultueuse de don Perrot et son recours à Rome |
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Nous sommes en 1905. Le provincial «exonéré» réclamait désormais sur son cas un jugement élaboré par deux théologiens, qui, dans son idée, seraient en fait ses avocats. Ce serait le conseiller Giuseppe Bertello et le théologien moraliste Luigi Piscetta. Il obtint d'eux un mémoire destiné à bien embarrasser notre don Rua.
Si, comme il croyait désormais pouvoir le soutenir, Perrot n'avait été élu officiellement - pour six ans - au poste d'inspecteur que le 19 mars 1902, date de la confirmation canonique de son mandat, il avait été victime d'une mesure injuste et pouvait réclamer sa réintégration ou un poste équivalent. Le jugement des théologiens lui fut, à son avis, favorable sur des points fondamentaux que lui-même recensera ainsi: «Non validité de la première nomination [celle de 1898], en conséquence n'est valable que celle de 1902. Nécessité d'une cause grave pour lui retirer son office. Obligation pour le Recteur majeur de pourvoir à l'honneur du confrère. Conseil, ad suavius regimen (pour un règlement à l'amiable), de lui faire connaître les motifs de sa déposition.»6 L'affaire devenait épineuse. Don Rua se garda de décider seul de la conduite à tenir. Vers le 5 mars, un procès verbal de son chapitre définit avec soin la position de cette assemblée:
«... Suite aux lettres de D. Perrot du 24 février et du 3 mars, le Chapitre charge le pro-secrétaire [Calogero Gusmano] de répondre: a) que, spontanément, par sa lettre du 5 février il a proposé une consultation théologique, formulant les questions et donnant les noms des deux théologiens qu'il désirait faire consulter, concluant que "bien que ce procédé ne m'offre qu'une garantie relative, toutefois je m'en contente". Les Supérieurs ont exécuté scrupuleusement ses désirs; b) que dans sa lettre de réplique à la réponse donnée par les deux théologiens consultés il ajoute: "Maintenant le dernier mot appartient au Révérendissime D. Rua"; c) que D. Rua n'a pas voulu le donner seul, mais avec son Chapitre, lequel l'invite à ne plus penser à l'Inspectorat ou à un autre poste d'égale dignité et de se soumettre inconditionnellement à l'obéissance à ses supérieurs légitimes.»7
Don Perrot répondit qu'il n'avait jamais désobéi puisqu'on ne lui avait rien ordonné. Cette réaction l'enferra. Le 10 avril, le conseiller scolaire Francesco Cerruti fut chargé de proposer (ou plutôt d'imposer) à don Perrot la direction de la maison d'Oulx, près de la frontière française.8 L'obédience partit le lendemain 11 avril. Le provincial exonéré, qui rêvait d'un retour dans la hiérarchie de sa congrégation, la considéra comme un camouflet. L'oratoire du Sacré Coeur de Jésus, établi depuis 1895 à Oulx, n'était qu'une maison succursale de trois ou quatre confrères perdue dans la montagne alpestre. Don Perrot ne bougea donc pas et expédia coup sur coup deux lettres de protestation à don Rua. Si bien que, le 18 avril, excédé par sa résistance, le chapitre lui ordonna, via le pro-secrétaire Gusmano, de se soumettre dans les quinze jours, donc pour le début du mois de mai.9 Le pauvre se résigna la mort dans l'âme. Le 4 mai, il écrivait depuis Oulx pour lui signifier sa soumission.
Mais il n'était nullement résigné, mettant à exécution sa menace de recourir au Saint-Siège par l'envoi à la Congrégation des Evêques et Réguliers d'une lettre dans laquelle il demandait à être réintégré dans une fonction analogue à celle dont il avait été injustement privé. La congrégation romaine en prit connaissance. Pour le malheur de l'intéressé, elle avait des idées simples sur l'obéissance due par les religieux à leurs supérieurs en vertu de leurs voeux. La casuistique de don Perrot lui déplut. Elle assortit son recours d'un seul mot suffisamment explicite: remittatur (à renvoyer).
Cependant, don Rua qui, on le sait, aurait, dans sa bonté, préféré prolonger le mandat de l'inspecteur de France-Sud, prenait sensiblement son parti. La congrégation venait à peine de renvoyer à l'expéditeur sa plainte depuis Oulx que, de Turin cette fois, un autre recours lui parvenait, assorti d'une lettre du recteur majeur et de la consultation Bertello-Piscetta. Cette insistance de l'autorité à laquelle on venait de donner raison et qui prétendait faire revenir sur un jugement porté somme toute en sa faveur, irrita la congrégation romaine. Le dossier passa entre les mains du consulteur Gennaro Bucceroni, qui, à l'origine probable du renvoi de la première plainte, résuma sa solution au représentant des supérieurs salésiens à Rome. Don Tommaso Laureri (1859-1918) faisait alors fonction, auprès du Vatican, de substitut du procureur général en titre Giovanni Marenco (1853-1921). Le consulteur le convoqua et lui exprima son opinion avec brutalité (si l'on en juge par le rapport que nous connaissons). Don Perrot était un pessimo religioso (un très mauvais religieux) et il avait profondément tort (torto marcio); la Congrégation romaine répondrait à Turin dans ce sens. Le consulteur faisait ensuite la leçon à la direction salésienne, donc à don Rua en personne. Sa faiblesse excessive et la constitution d'un tribunal pour juger la cause avaient mal impressionné la Congrégation romaine. Don Laureri était invité à mander à son supérieur: 1) de ne plus écrire à don Perrot, parce que, de la sorte, il se compromettait; 2) de ne plus donner, de toute sa vie, une charge quelconque à ce confrère; 3) de ne plus jamais commettre l'erreur de faire juger les plaintes de ses confrères par des consulteurs salésiens, mais que le supérieur prenne sa décision et laisse à qui le désire la possibilité de recourir à la Congrégation des Evêques et Réguliers.10 Don Rua reçut la douche en silence.
Il n'avait certainement pas envie de recommencer à traîner les pieds en faveur de don Perrot comme il avait fait en 1901 dans l'affaire des directeurs-confesseurs. Au reste, avant même la sommation romaine de ne plus lui donner une quelconque charge de direction, il l'avait déjà fait nommer à Bordighera en qualité de «confesseur des confrères et d'aide dans le travail paroissial», en le sommant de s'y rendre dans les quinze jours. A son habitude, l'intéressé se raidit. L'obédience ayant été signée par le conseiller scolaire Francesco Cerruti, don Perrot rétorqua que seul le recteur majeur pouvait commander dans toute la congrégation. Du coup, le chapitre décida de ne lui répondre qu'après son arrivée à destination. Au bout de trois nouvelles semaines, le nouveau confesseur de Bordighera ne s'y était pas encore résigné. Il avait grand tort, car son entêtement faisait désormais de lui un rebelle passible de peines canoniques. L'avis du P. Bucceroni pesait sur lui. Lors des séances des 23-25 octobre 1905, le prosecrétaire du chapitre supérieur fut chargé 1) d'informer de toute l'affaire la Congrégation des Evêques et Réguliers et 2) d'écrire à don Perrot qu'il devrait absolument avoir rejoint son poste avant la Toussaint. Faute de quoi, à partir du 9 novembre, l'ex-inspecteur de France-Sud ne pourrait plus célébrer la messe. Don Perrot tenait à son «honneur», qu'il estimait bafoué, mais c'était un bon prêtre. Il répondit au chapitre qu'il se soumettrait, mais qu'il expédierait un troisième recours à Rome. De fait, le 31 octobre, Bordighera le voyait de retour. Et c'était de là que, le 2 novembre, il expliquait sa situation dans une lettre à don Rua.
La suite des aventures de don Perrot ne concernent plus particulièrement notre histoire de don Rua, qui s'en tenait à sa dernière disposition. Résumons. Pietro Perrot écrivit à Bordighera un long mémoire justificatif qu'il fit imprimer, où il prétendait avoir identifié en don Albera et don Bologna les responsables de sa destitution irrégulière de 1904.11 Les années passèrent. En 1910, il perdit tout espoir de réintégration avec l'élection de Paolo Albera au poste de recteur majeur: et, en 1914, il profita de la guerre pour retrouver la France et la maison de la Navarre qu'il avait fondée en 1878. Confesseur estimé, c'est là qu'il mourut paisiblement le 24 février 1928.
66.38 La reconstitution de la province de France-Nord par don Bologna |
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Nous allons nous intéresser maintenant au collègue de don Perrot, l'inspecteur de France-Nord, don Bologna, qui vécut une crise analogue en 1905-1906. Giuseppe Bologna, homme actif toujours bouillonnant de projets, ne se résigna jamais à la disparition de sa province salésienne en juillet 1903.
Il disposait d'un pied-à-terre à Paris rue Montparnasse, et, avec l'accord de Turin, il pouvait établir le siège de sa province dans la maison belge de Tournai, à proximité de la frontière française.12 L'argent des bienfaiteurs français aurait dû lui revenir, estimait-il. La rédaction (turinoise) du Bulletin salésien français devait le faire savoir à ses lecteurs. D'où une querelle avec le responsable qui ne se pliait pas à ses injonctions. Il considérait comme siens les novices et les confrères non seulement éparpillés en France, mais aussi réfugiés en Italie, Belgique, Portugal ou Angleterre. Le conseiller scolaire don Cerruti, qui avait la charge de l'ensemble du personnel, supporta ses décisions au cours des années scolaires 1903-1904 et 1904-1905, mais se raidit à l'ouverture de celle de 1905-1906. Ce désordre institutionnalisé le révoltait. Il le fit savoir au chapitre supérieur durant les réunions échelonnées entre le 2 et le 11 octobre 1905. Le procès verbal résuma le débat: «Don Cerruti demande si Don Bologna Giuseppe dépend ou non de ses supérieurs, et remarque qu'il fait tout pour détacher de leurs supérieurs [locaux] les confrères qu'il a sous sa dépendance. - Don Rua voudrait qu'un membre du Chapitre aille tout bien observer sur les lieux et qu'il rende compte avant de prendre une décision définitive sur Don Bologna.»13 L'inspecteur de France-Nord l'ignorait, mais il risquait désormais de connaître le sort de son collègue du Midi.
Questionné sur ses récentes initiatives, il se défendit. Il avait implanté sans permission une imprimerie à Paris. Soit! Mais c'était pour utiliser le matériel de la maison salésienne de Lille désormais fermée. On enregistra son explication.14 Les mois passaient et il poursuivait, comme il l'entendait, la reconstruction de sa province à partir de la maison de Tournai. Il lui fallait des hommes. A son avis, quatre-vingts sujets dépendaient de lui. Des lettres aux Français réfugiés en Italie, au Portugal, ailleurs aussi peut-être, partaient pour les réclamer au service de leur province d'origine. Un noviciat sous ses yeux paraissait indispensable à notre provincial exilé, qui, à son grand dépit, en 1903-1904, n'avait pas été consulté pour les professions et les destinations de ses novices transplantés en Italie. Après la suppression d'un noviciat propre aux Français à Avigliana et la fusion des Français et des Allemands à Lombriasco, en 1905 les postulants français du Nord avaient été dirigés vers le noviciat de la province de Belgique établi à Hechtel. Ils y étaient heureux, mais échappaient à la juridiction du provincial de Paris. Il fallait remédier, jugeait-il, à cette déficience.
Le 12 avril 1906, il mit don Rua au courant de son dernier et mirifique projet. Il venait, expliquait-il, de réunir son conseil provincial à l'occasion d'une visite à la maison de Tournai. Seul don Pourveer, directeur de Guernesey, était absent. La discussion avait porté sur les principaux intérêts de la province. Profitant des bonnes dispositions d'une dame riche, les conseillers présents projetaient de louer pour 600 francs l'année une belle propriété comprenant une habitation spacieuse et un vaste jardin, située à Froyennes à 25 minutes à pied de Tournai et à proximité de la frontière française. «Nous sommes d'avis, continuait-il, d'y rappeler et d'y loger nos novices l'an prochain, c'est-à-dire en septembre.» Et il détaillait les avantages de la situation: un jardin qui fournirait des légumes au noviciat et à Tournai, la possibilité d'installer là des «fils de Marie» (vocations tardives), un parc tranquille et ombragé, un tramway à la porte menant à la gare locale en dix minutes au maximum et à l'oratoire Saint Charles de Tournai en vingt-cinq minutes. La dame favoriserait certainement les salésiens, on pouvait en attendre beaucoup. Un grand établissement était envisageable dans la propriété. Le matériel sauvé de Lille constituerait l'ameublement. Aucune charge nouvelle n'était à craindre. Les pensions versées actuellement pour les novices d'Hechtel aideraient à couvrir les frais de Froyennes. Avoir les novices «sous la main» semblait de nécessité incontestable au provincial Bologne. La création de ce centre n'imposerait pas de démarche canonique particulière. Le noviciat de Rueil [supprimé en 1903] serait officiellement transféré à Froyennes, voilà tout! Le conseil prévoyait dix novices en 1906-1907, le Père Henri Crespel ferait un excellent maître, etc, etc. Don Bologne soutenait et vantait son projet sur sept petites pages manuscrites.15
Le chapitre supérieur lut cette lettre dans l'atmosphère méfiante que ses initiatives jugées fantaisistes avaient suscitée. Sa volonté de créer en Belgique un noviciat pour sa seule province allait lui être fatale. Don Rua s'en entretint d'abord en privé avec le préfet général don Rinaldi et le directeur spirituel don Albera. Puis, le 22 mai, le chapitre supérieur débattit de la réponse à lui donner. Les merveilleux avantages de la situation, telle que la peignait don Bologna, le laissaient froid. Le procès verbal dit seulement: «A la proposition de D. Bologna d'ouvrir un noviciat près de Tournai, que le Prosecrétaire réponde que le Chapitre Supérieur ne croit pas à sa convenance et qu'il continue à envoyer ses novices à Hechtel où ils pourront se mieux former et où les novices actuels se trouvent contents.» Le texte continuait par une phrase menaçante pour le trop entreprenant provincial: «Don Rua invite le Chapitre à prier et à voir si ce n'est pas le cas de rappeler D. Bologna en Italie.»16
66.39 La douloureuse destitution de don Bologna |
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L'intéressé était loin d'imaginer l'orage que sa dernière proposition avait déclenché. Cinq jours après la réunion turinoise, depuis son appartement parisien, après avoir évoqué les problèmes juridiques et financiers de Lille et de Dinan et avoir annoncé qu'à Paris on proposait un patronage aux salésiens à la seule condition de fournir un prêtre adapté, il notait, au cinquième point d'une lettre à don Rua, que la concurrence des Oblates de l'Assomption avait rendu urgente la signature du contrat de location de Froyennes.17
La lettre du prosecrétaire arrivée sur ces entrefaites ne le convainquit pas de reculer. A son sens, le chapitre supérieur n'était pas assez au courant de la situation de la province française du Nord. Pour la lui expliquer, il data du 1er juin 1906 un mémoire de trois grandes pages distribué en vingt-et-un points et intitulé: «Sur l'Inspection S. Denis. France Nord. Noviciat». C'était le fruit de ses méditations sur l'absolue nécessité de disposer d'un noviciat dans sa province. Tout d'abord cette province continuait d'exister «à la face de l'Eglise et à la face de la congrégation». Ensuite, elle possédait un noviciat canoniquement érigé par décret du 20 janvier 1902 et établi à Rueil, dans le diocèse de Versailles. Transféré en Italie, à Avigliana, ce noviciat avait été supprimé sans explications. Il fallait lui trouver une substitution. Sûr de lui notre provincial terminait son mémoire par la proposition victorieuse: «21° Les raisons données dans la lettre du Secrétaire du Chapitre tendant au refus de l'autorisation demandée sont inconsistantes et démontrent seulement que le Chapitre n'était pas suffisamment documenté pour juger de la convenance ou non en connaissance de cause.»18 Par sa réaction peu diplomatique, don Bologna offrait des verges pour se faire battre.
Le chapitre ne se débarrassa pas de ses objections sans y avoir réfléchi. Le 12 juin il renvoya à une séance ultérieure les délibérations désormais imminentes pour l'administration salésienne en France.19 Mais les jeux étaient faits. Le couperet tomba le 19 juin lors d'une séance apparemment tout entière consacrée au cas de don Bologna. Voici le procès verbal de cette séance décisive.
«Don Rua et don Albera expliquent que D. Bologna écrit aux confrères français résidant au Portugal et en Italie et ailleurs pour les inviter à retourner en France et les informer des nouvelles oeuvres qu'il voudrait ouvrir. On rappelle le mémoire présenté par Don Bologna et son Conseil, qui se montre peu respectueux du Chapitre Supérieur. Et on décide:
1. Que la maison de Tournai, qui appartient à l'Inspection Belge et a été cédée provisoirement à D. Bologna, reviendra à la Belgique.
2. L'on nomme Inspecteur de France-Sud D. Paul Virion, jusque-là simple chargé d'affaires de l'Inspection. La proposition soumise à bulletins secrets reçoit six voix sur six.
3. Par six voix sur six on établit que D. Paul Virion inspecteur de la France-Sud sera temporairement chargé de la régence de l'inspection du Nord.
On ajoute que, cela étant, D. Rua appellera D. Bologna à Turin, lui communiquera la décision qui a été prise comme il le jugera opportun et lui confiera la charge qui lui semblera la mieux adaptée, mais qu'il conviendrait qu'aucun des Supérieurs ne l'informe des raisons pour lesquelles il a été démis de sa fonction d'Inspecteur, se limitant à dire que cette décision a été prise pour le bien de la congrégation. Cela nous évitera pas mal d'ennuis.»20
Giuseppe Bologna était donc démis de sa charge et remplacé par Paul Virion. La finale du procès verbal peut surprendre, mais aussi s'expliquer. La conduite répréhensible de don Bologna avait provoqué ces mesures, les premières lignes sont suffisamment explicites. Mais les membres du chapitre ne pourraient les dévoiler à quiconque, surtout pas à l'intéressé. Les attendus du jugement demeureraient donc cachés. Turin craignait évidemment un débat compliqué, non seulement avec le provincial destitué, mais avec son conseil, ses confrères et ses amis de France. Cependant la médaille avait son revers. Le silence, commode pour les supérieurs, pousserait à bout le malheureux don Bologna, obligé de se plier à une peine, pour lui évidente, sans pouvoir en déterminer la ou les causes à lui-même et devant ses proches. Il allait crier pendant trois mois.
Rappelé par don Rua à Turin pour y être informé des décisions du 19 juin, don Bologna y passa une dizaine de jours pendant le mois de juillet. Le 13, le chapitre supérieur chargeait le conseiller scolaire don Cerruti et l'économe don Rocca de lui expliquer que la maison de Tournai, dont il avait fait son centre provincial, retournerait à la province de Belgique. En outre, les confrères d'origine française et, pour l'heure, disséminés en d'autres provinces, ne lui appartiendraient plus en aucune manière. Les Supérieurs ne croyaient pas opportun de supprimer la province de France-Nord. Mais, dans la conjoncture, deux Inspecteurs n'étant plus nécessaires au pays, l'Inspecteur du Sud régirait la province du Nord.21 Quatre jours après, don Cerruti, rendant compte au chapitre de son entretien avec don Bologna, en déduisait qu'il se soumettait et consentait, bien qu'à contrecoeur, à se retirer de la province de France Nord. Don Rua, qui avait en mains quelques notes de don Bologna après sa conversation avec don Cerruti, ne se montrait pas aussi optimiste. Il espérait toutefois convaincre l'Inspecteur démis. Plutôt qu'un poste d'Inspecteur en Italie, don Bologna, selon don Rua, semblait disposé à recevoir une fonction à l'oratoire du Valdocco.22
Don Bologna se jugea déposé de sa charge sans motifs explicites et laissa à Turin une protestation contre cette destitution. Elle réclamait une procédure en forme que justement le chapitre supérieur tentait d'éviter. Ledit chapitre tint à montrer sa détermination. Le 27 juillet, le procès verbal annonça: «Don Rua écrira à don Giuseppe Bologna que le chapitre supérieur a examiné son écrit et que, nonobstant, il a décidé que don Bologna, après avoir remis à don Virion ce qu'il lui doit, viendra à Turin, où il est attendu pour octobre.»23
Fin juillet, don Bologna était rentré à Paris très déçu et très irrité. Les membres du chapitre supérieur avaient respecté la consigne de réserve qui leur avait été ordonnée. La cordialité des entretiens en avait pâti. Le provincial déchu ne retrouvait plus la chaleureuse atmosphère salésienne qu'il avait toujours connue là-bas. Ceux qui, traditionnellement, le rassuraient, le consolaient et le pacifiaient, le tourmentaient désormais. «Le Conseil ne paraît pas avoir prévu toute l'étendue des conséquences qu'entraînerait en ce moment mon déplacement, écrira-t-il (en français), le 29 juillet, dans une longue lettre (15 pages) à don Albera. A Turin, je me suis aperçu que j'étais devenu un étranger. En dix jours passés à la porte des uns et des autres membres du Conseil, je n'ai entendu de personne une parole paternelle et aucun ne m'a découvert le fond de sa pensée. Qu'avais-je donc fait? Je ne demande pas de faveur, mais simplement l'observation exacte de ce que les Règles, les Règlements et les Normes déterminent et prescrivent. J'ai une foule de choses urgentes à traiter dont le retard ne saurait s'expliquer et serait préjudiciable à beaucoup de personnes. S'il m'est encore permis de prier, je le fais avec toute la force de mon âme pour demander qu'on veuille bien me rendre la paix de l'âme en laissant les choses telles quelles au moins jusqu'à la fin de mon sexennat.» Il jugeait donc avoir été reconduit pour six ans en 1904, année de l'expiration d'un premier sexennat commencé en 1898.
De quoi l'accusait-on? Serait-il devenu indigne, lui qui s'était tellement dépensé pour le bien de la congrégation? Que dire à ses confrères? N'allait-on pas l'assimiler sans plus à don Perrot, le révolté de Bordighera? «Je ne puis non plus laisser croire sans motifs à tous nos confrères français que je serais dans les conditions d'un indigne, comme une expression de Don Rua me l'a presque laissé entendre? Abbiamo già smosso quel D. Perrot. [Nous avons déjà changé ce D. Perrot.] Je ne voudrais pas être comparé et je ne puis laisser croire d'être puni ayant la conscience de ne pas avoir démérité, et, si l'on croit le contraire, je demande à être convaincu par une procédure. Il doit y avoir des avis préalables, je ne les ai pas reçus, et je ne crois pas les avoir mérités. Ma ferme intention est de ne donner aucun mauvais exemple à qui que ce soit. C'est pourquoi je garde pour moi tout ce que j'écris et je ne parle à personne de ce que je suis forcé d'écrire.»
Il lui faudrait pourtant s'expliquer un jour ou l'autre, au moins devant son conseil qu'une dépêche lui avait appris, le 27 juillet, être sur le point de se réunir «pour l'expédition des affaires en souffrance». Mais, pour cette fois au moins, il ne dirait rien. Et il s'efforçait de prendre quelque hauteur face aux événements. «En pensant à la situation qui sera faite aux Salésiens dans un délai de 10 ou 15 ans, je crois que l'histoire devra faire des efforts pour légitimer l'intervention actuelle du chapitre supérieur dans la direction des choses spéciales aux inspections de France. Il faudra leur laisser leur petite autonomie selon les règles.»
Quand il s'était mis à parler de «procédure», Turin avait imaginé qu'il porterait sa plainte à Rome. Mais Bologna n'était pas Perrot. Il tenait à ne peiner personne. Bruyant, il était foncièrement bon et mit les choses au point dans sa lettre à don Albera: «Si j'ai demandé qu'on veuille bien ordonner une procédure pour me faire connaître les motifs qui auraient motivé ma déposition tamquam indignus, c'est dans la congrégation et je ne vous ai pas nommé Rome. Je vous ai dit mon désir de ne pas occasionner de la peine à qui que ce soit, mais aussi j'ai le droit de me faire défendre parce que le changement qu'on voudrait projeter, à mon avis, n'a pas de motifs suffisants et, pour moi, il a tout l'air d'une peine, que je ne puis accepter sans jugement.»24
Il admettait difficilement que Tournai, le siège provincial d'où partaient ses instructions aux confrères français dispersés, soit brusquement remis à la province de Belgique. Il lui fallait faire vivre ses maisons, pour lesquelles des clercs lui étaient réclamés. «Je vous prie et vous supplie de nous restituer ceux qui restent encore à Ivrea, mandait-il le 1er août à don Giulio Barberis. L'an dernier, je vous avais demandé Moitel, vous ne me l'avez pas laissé venir et puis vous l'avez donné au Midi.»25
Don Bologna data du 6 août 1906 sa protestation la plus argumentée auprès de notre recteur majeur. Don Rua y lut entre autres: «La maison de Tournai étant la maison inspectoriale et les conditions actuelles étant les mêmes que celles du moment où elle fut attribuée à l'Inspection, ne peut lui être enlevée sans laisser le temps nécessaire pour se pourvoir, c'est-à-dire au moins trois ans après la diffida (intimation).» Le transfert de la maison dans la province belge équivalant pour son personnel à un changement de patrie, ce personnel aurait le droit d'être consulté. S'il était «passé outre» à cette exigence, continuait don Bologna, lui-même retiendrait le directeur Patarelli et quatre autres prêtres français. Au reste, il y avait lieu de craindre une débandade de ce personnel. «Que chacun sache ses responsabilités!», opinait-il.
A cette date, persuadé que la manoeuvre tendait à la disparition de l'oeuvre salésienne en France, il ne voulait pas de M. Virion à ses côtés avant le terme d'un mandat qu'il croyait devoir se prolonger jusqu'en 1910. Qu'eût pensé don Bosco de pareille entreprise de démolition? «Inutile de m'envoyer M. Virion ou qui que ce soit avant la fin de mon mandat. Je m'estimerais criminel si je ne m'employais pas de toutes mes forces à empêcher de compléter la ruine de l'oeuvre de Don Bosco en France. J'entends encore notre bon père, à Marseille, s'exclamer: Che è difficile infrancesare una congregazione. [Comme il est difficile de franciser une congrégation!] Don Bosco aimait la France et la France a rendu des services à sa Congrégation. Don Bosco a semé et nous avons arrosé le champ pendant 29 ans» La révolte l'attirait, la scission d'avec le centre étant tout à fait pensable depuis les actes de l'été 1901 sur la sécularisation des salésiens français. «J'ai une terrible tentation de me servir de vos lettres de proscioglimento (litt. déliement, sous-entendu des voeux religieux) et des lettres de sécularisation de Rome pour prendre en notre nom particulier le soin des Oeuvres qui nous restent encore en France et que nous avons eu tant de mal à créer», écrivait-il à don Rua. Mais le religieux loyal se réveillait en lui. «J'espère tout de même que l'on ne me poussera pas à cette extrémité. Si j'écoutais le dégoût et l'indignité (sic, pour: indignation) que les procédés sans clarté et sans franchise qu'on a employés pour m'amener où j'en suis, je craindrais de faire quelque bêtise.» Et il terminait sa lettre par l'invocation pathétique: «Que Notre Dame Auxiliatrice et Don Bosco me viennent en aide. - J. Bologne.»26
Sa virulence ne faiblit pas durant ces semaines de juillet-août 1906. Il en appelait aux normes canoniques pour entendre raison de sa déposition et de la modification des provinces religieuses. Une sorte de complot lui paraissait avoir été ourdi contre l'oeuvre salésienne en France. «Le but qu'on semble poursuivre, c'est de détruire l'Oeuvre en France, écrivait-il textuellement à don Rua le 17 août. Remarquez ceci. On nous a reçus à Avigliana, puis à Lombriasco, mais, subrepticement, on s'est attribué toute l'autorité de l'Inspecteur, on lui a enlevé le personnel qui, jusque-là, dépendait de lui. Don Albera a fait acte d'autorité en tout et la province a été démembrée, et le coup qu'on voudrait lui porter encore finirait par l'anéantir. Ce serait vraiment dommage.» Il dénonçait l'acharnement du chapitre supérieur. «D'où sont-elles venues toutes les oppositions qui se sont élevées dans le Chapitre Supérieur?» demandait-il. Il répondait lui-même: «De ce que j'ai mis de l'insistence (pour: inisistance) à défendre les intérêts de l'Oeuvre en France, il n'y en a pas d'autre.» Les treize paragraphes de sa lettre du 17 août au supérieur général étaient uniformément véhéments. Il la terminait sèchement la tête haute. «J'ose espérer que l'on voudra bien trouver une excuse à ma manière de me réclamer de la protection des Règles de l'Eglise, en considérant qu'on a semblé me traiter comme si j'avais démérité de la Congrégation, ce que je ne crois pas. - J. Bologne.»27
Turin lisait et entendait ses récriminations. Don Rua et don Albera, principaux interpelés, qui aimaient ce valeureux collaborateur, souffraient eux-mêmes de sa douleur. Ces hommes d'action ne tenaient pas de diaires, qui en l'occurrence nous confieraient leurs peines. Mais, soucieux du bon ordre général, le chapitre supérieur maintenait ses exigences de la régularisation de la situation en France-Nord. La question de Tournai devait être réglée avant l'ouverture de la nouvelle année scolaire. En Belgique, l'inspecteur Francesco Scaloni (1861-1926) voulait savoir à quoi s'en tenir. Le 11 septembre, le chapitre décidait que la maison de Tournai, qui n'avait été détachée de la province belge que provisoirement et pour des raisons particulières, devrait l'avoir réintégrée au plus tard le 1er octobre. Don Albera était invité «à se rendre sur place pour que tout se passe de la meilleure manière possible et pour faire comprendre à don Bologna que ses supérieurs ne changeraient pas d'avis sur ce transfert.»28 Le directeur spirituel général fut en effet à Paris dans les jours qui suivirent. Don Bologna affirmera que don Albera ne lui avait rien appris de nouveau; mais, de Liège, où il poursuivait son voyage, une lettre de sa main lui dit clairement, comme le chapitre supérieur le lui avait imposé, que ses recours contre sa destitution n'avaient convaincu personne.
Le 24 septembre, la résignation l'emportait enfin dans l'esprit du provincial déchu. Avec une grande tristesse, l'«humble et misérable» Joseph Bologne exprima sa totale soumission à son supérieur général. Il ne pouvait se résoudre à penser que la mesure de destitution venait de lui, car, écrivait-il, «tout ce que j'ai fait, je l'ai fait sur votre ordre». Quoi qu'il en soit, si telle était sa volonté, à partir du 1er octobre, il se comporterait comme un simple confrère et n'exercerait plus aucune autorité dans la province de France-Nord. Toutefois, jusqu'à la fin de l'année, il règlerait ses affaires comme bon lui semblerait.29 Et Turin percevait des échos du bouillonnement qui grondait toujours en lui. Le 24 octobre, don Rua déplorait en chapitre qu'à Paris don Bologna veuille tout vendre avec une précipitation excessive. Il promettait de lui écrire pour lui demander de tout laisser en l'état à son successeur, «l'actif et le passif». «Qu'il agisse comme d'habitude en d'autres circonstances quand un Supérieur est déplacé!», lui intimait le procès verbal du chapitre supérieur.30 On s'inquiétait de la disparition de toute présence salésienne à Paris. Une note curieuse du chapitre supérieur sur le salésien Noguier de Malijay qui y avait ouvert un foyer d'étudiants, en porte la trace à la date du 5 novembre 1906. «Que D. Virion le surveille!», y lisait-on.31 Cette dernière proposition nous informe qu'à cette époque, à Paris, le changement de direction était devenu effectif. Le provincial du Midi assumait la «régence» de la province du Nord.
Stoïque, don Bologna se présenta à Turin le 1er janvier 1907.32 Une chambre lui fut assignée près de l'église Marie Auxiliatrice. Le 4 janvier, il célébra régulièrement la messe dans l’église. Après une brève sortie en ville, on le vit rentrer vers dix heures trente. Et, à onze heures, il fut découvert étendu au pied de sa table de travail, le regard éteint, foudroyé, jugea-t-on, par une attaque d'apoplexie. Il n'avait pas encore soixante ans. Le rédacteur du Bulletin nous apprend que «Don Rua et les principaux supérieurs de notre Société ne purent que pleurer devant la dépouille de celui qu'ils avaient appris à connaître et à aimer depuis plus de quarante ans».
L'opinion commune, relayée par le Bulletin salésien, mit la fin prématurée de ce vaillant sur le compte de ses déboires de 1903: le vote hostile du Sénat français, la fermeture des maisons du Nord, la dispersion des salésiens et la séquestration de leurs immeubles. «Suprême douleur, il vit vendre à l'encan ces maisons de travail et de prière, dont chaque pierre avait pour lui une histoire. Est-il besoin d'ajouter que de si fortes émotions, de telles secousses avaient définitivement ébranlé son organisme, et que la véritable cause de son trépas subit, il faut la demander à ces angoisses qui minèrent sourdement son existence». Don Rua, don Albera, don Rinaldi, don Cerruti, don Rocca, don Gusmano, ces membres du chapitre supérieur qui avaient lu ou entendu les cris d'angoisse de don Bologne durant les mois précédents ne pouvaient partager entièrement cette trop simple conviction. Ils savaient que sa destitution et ce qu'il croyait (à tort) être la démolition systématique de sa province de France par ceux qui auraient dû la maintenir, l'avaient rempli d'amertume et lui avaient enlevé la «paix de l'âme». En ce début de 1907, tomber au Valdocco ne lui rendait certainement pas la sérénité. L'épreuve de 1903 ne l'avait pas jeté sur son lit, la crise de 1906 eut raison de sa vie.
66.40 La gouvernance de don Rua |
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Le récit des déboires des inspecteurs Pietro Perrot et Giuseppe Bologna sous le rectorat de don Rua nous instruit un peu sur le mode de gouvernement de celui-ci.
La gouvernance de don Rua était collégiale. Nullement autocrate, il s'immergeait dans son chapitre supérieur. Ses collaborateurs, authentiques conseillers, ne se croyaient jamais tenus de lui obéir. Il arrivait au recteur de se plier à l'avis d'une majorité contraire, comme ce fut le cas dans l'affaire de don Perrot, un homme dont il prit vainement la défense. Il est légitime de penser qu'il ne se soumit qu'à contrecoeur à la consigne du silence sur les vrais motifs de la destitution de Don Bologne, à la source des plus graves tourments du malheureux déchu sans qu'on lui dise pourquoi. Ce mode de gouvernement était tout à fait conforme à l'idée que don Bosco se faisait du chapitre supérieur de sa société.
La gouvernance de don Rua était orientée au bien commun au-delà des intérêts particuliers. L'affaire de don Bologna nous signifie que, malgré les peines que pouvaient causer ses mesures à des personnes qu'il aimait, il se souciait avant tout du bien général. Le désordre répugnait à l'ancien élève des Frères des Ecoles Chrétiennes. Et l'avenir lui donna raison. L'oeuvre salésienne en France ne souffrit pas, bien au contraire, de ses décisions concernant aussi bien don Perrot que don Bologna. Le sage Paul Virion, qu'il promut à leur place et qui fit fonction d'inspecteur des provinces du Nord et du Midi jusqu'en 1919, prépara dans le calme (et la souffrance) le relèvement qui suivra la première guerre mondiale. La fondation de l'oeuvre française par don Bosco en 1875 connut dans le Nord à partir de 1925 un demi-siècle de véritable résurrection.
La gouvernance de don Rua s'avéra dans l'histoire des deux malheureux inspecteurs à la fois ferme, souple, longanime, sage et éclairée. Il ne recula jamais. Pas de tergiversations à déplorer chez lui. Il avançait après avoir profondément réfléchi et prié. On peut d'ailleurs penser que le directeur spirituel général Paolo Albera, qui connaissait bien la situation des provinces françaises, un monde où il avait été lui-même inspecteur de 1881 à 1892, le soutenait et l'orientait. Sa fermeté n'était pas brutale. Don Perrot et don Bologna n'avaient pas l'impression d'être malmenés par lui en personne. Bologna accusait le chapitre, jamais le recteur. Tout au plus, en juillet 1906, regretta-t-il de ne pas retrouver en don Rua des accents paternels. Mais, en ce cas, le recteur se conformait à la politique imposée par son chapitre... .
66.40.1 Notes |
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1. Je reprends ici mon article «Le crises des inspecteurs de France (1904-1906)», RSS 30, 1997, p. 7-56. Cité RSS 30.
2. Rappelons ici que l'on trouve à leurs dates respectives toutes les délibérations du chapitre supérieur au temps de don Rua en FdR 4240 D8 à 4250 D7. Au besoin on les y retrouvera aisément.
3. Archives provinciales de Paris, dossier Paul Virion.
4. Ces deux pièces autographes de don Rua se trouvent aux Archives provinciales de Paris, dossier Paul Virion.
5. Manuscrit autographe de don Rua, FdR 3984 C9-10.
6. D'après le mémoire de don Perrot «Nella conferenza di ieri sera...», Archives centrales salésiennes, dossier Pietro Perrot. Diverses lettres Perrot non référencées ici se retrouvent dans ce même dossier.
7. Verbali del Capitolo Superiore, t. II, p. 10, FdR 4244 E7.
8. Verbali del Capitolo Superiore, t. II, p. 14, FdR 4245 A1.
9. Verbali del Capitolo Superiore, t. II, p. 16. FdR 4245 A3.
10. Tout ceci d'après le procès verbal de la séance du chapitre supérieur à la date du 11 octobre, qui commenta le courrier de don Laureri.
11. Mémoire: «Nella conferenza di ieri sera...», imprimé en 1906, 12 pages doubles où les noms de ses adversaires sont remplacés par des blancs, que l'auteur remplirait à la main, Archives centrales salésiennes, dossier Pietro Perrot.
12. Verbali del Capitolo Superiore, 10 octobre 1904, FdR 4244 B12.
13. Verbali del Capitolo Superiore, t. II, p. 42, FdR 4245 C3.
14. Séance du 18 décembre 1905, Verbali del Capitolo Superiore, t. II, p. 59, FdR 4245 D8.
15. G. Bologna-M. Rua, Tournai, 12 avril 1906, FdR 3636 E9 à 3637 A3. Edité en RSS 30, p. 45-47.
16. Séance du 22 mai 1906, Verbali del Capitolo Superiore, t. II, p. 78-79, FdR 2947 A3-4.
17. G. Bologna-M. Rua, Paris, 27 mai 1906, FdR 3637 A4-7. Edité en RSS 30, p. 47-48.
18. Ce mémoire, daté du 1er juin 1906, en FdR 3640 A7-9. Edité en RSS 30, p. 48-50.
19. Verbali del Capitolo Superiore, t. II, p. 83, FdR 3947 A8.
20. Séance du 19 juin 1906, Verbali del Capitolo Superiore, t. II, p. 84-85, FdR 3947 A9-10.
21. Verbali del Capitolo Superiore t. II, p. 90, FdR 3947 B3.
22. Séance du 17 juillet 1906, Verbali del Capitolo Superiore, t. II, p. 91, FdR 3947 B4.
23. Verbali del Capitolo Superiore, t. II, p. 93, FdR 3947 B6.
24. G. Bologna-P. Albera, Paris, 29 juillet 1906, FdR 3640 B7 - C3. Edité en RSS 30, p. 50-51.
25. G. Bologna - G. Barberis, s. l., 1er août 1906, FdR 3640 A11-12. Edité en RSS 30, p. 52.
26. G. Bologna - M. Rua, Tournai, 6 août 1906, FdR 3647 B5-9.
27. G. Bologna - M. Rua, Paris, 17 août 1906, FdR 3637 C1-4. Edité en RSS 30, p. 53-54.
28. Verbali del Capitolo Superiore, t. II, p. 101, FdR 4246 C2.
29. D'après la lettre G. Bologna - M. Rua, Paris, 24 septembre 1906, FdR 3637 C5-10. Edité en RSS 30, p. 55-56.
30. Verbali del Capitolo Superiore, t. II, p. 109, FdR 4246 D10.
31. Verbali del Capitolo Superiore, t. II, p. 111; FdR 4246 D12.
32. Je suis à cet endroit la notice anonyme «Don Joseph Bologne», Bulletin salésien, février 1907, p. 40-42.
66.41 Le neuvième chapitre général (1901) |
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Les douloureuses affaires françaises coïncidèrent avec la tenue à Turin-Valsalice des deux plus importants chapitres généraux du rectorat de don Rua. Ils joueraient, le deuxième surtout, un rôle décisif dans l'évolution de la société salésienne. Cette société prenait une ampleur dont il fallait tenir compte. En 1888, on y dénombrait 773 profès et 276 novices répartis dans 64 centres; en 1901, 2916 profès et 742 novices dans 265 centres; et, en 1904, 3223 profès et 764 novices dans 315 centres.1 Ces masses nouvelles réclamaient des structures et des systèmes de formation appropriés. Don Rua en était bien conscient.
Le neuvième chapitre général salésien se tint du 1er au 5 septembre 1901.2 Il réunit cent cinquante-quatre capitulaires. Toutefois, la validité des actes produits par les chapitres antérieurs ayant été mise en cause par quelques-uns et certaines de ses décisions étant suspendues au jugement du Saint-Siège, don Rua dut attendre jusqu'au 19 mars de l'année suivante pour en rendre compte à ses confrères de manière satisfaisante.3 Notre exposé sur ce chapitre englobera donc la circulaire du 19 mars 1902.
Lors de l'assemblée préliminaire de la soirée du 1er septembre, don Rua présenta le décret relatif au ministère des confessions, dont il a été question en détails plus haut (chapitre XXIV). Il se soumettait pleinement aux décisions du Saint Office. Le 2 septembre on souleva les questions de l'opportunité de chapitres provinciaux et de la composition des chapitres généraux de la congrégation. Ce sera l'un des problèmes laissés provisoirement en suspens. Jusqu'à cette année, ces chapitres généraux réunis tous les trois ans rassemblaient, outre les membres du chapitre supérieur et les inspecteurs, tous les directeurs de maisons. Le chapitre général souhaita que les futurs chapitres généraux puissent se célébrer tous les six ans en y convoquant, outre les membres du conseil général et le procureur général de la Société, les inspecteurs à la tête des inspections ou provinces, avec un ou, au plus, deux délégués élus par les chapitres desdites inspections. A la fin de l'année 1901, don Rua interrogea la Congrégation des Evêques et Réguliers à ce sujet et obtint gain de cause. Le 12 février 1902 le procureur don Marenco pouvait expliquer au chapitre supérieur que, aux termes de la décision de la Congrégation des Evêques et Réguliers, les chapitres généraux se tiendraient désormais tous les six ans et que, dans chaque inspection, il y aurait un chapitre provincial tous les trois ans.4 La lettre de don Rua datée du 19 mars 1902 annoncera: «Au chapitre général de 1904, au cours duquel se feront les élections, prendront part les seuls inspecteurs accompagnés d'un confrère par inspection, élu par les profès de l'inspection.»
Inspecteurs et inspections prenaient ainsi une importance nouvelle dans la congrégation salésienne. Le virage avait été pris depuis plusieurs années. On observe ainsi que, lors de la réunion du chapitre supérieur du 12 juillet 1897, don Rua faisait remarquer à ses confrères «qu'il serait nécessaire d'attribuer réglementairement aux inspecteurs et à leurs chapitres l'acceptation de nouvelles maisons, parce que le chapitre supérieur ne peut plus continuer, au milieu de tant d'affaires, l'examen de ces demandes, qui contribue, par leur masse, à faire perdre un temps incalculable.»5 Il fallait décentraliser. Don Rua profita de sa lettre du 19 mars 1902 pour dire aux inspecteurs ce qu'il attendait d'eux. Comme il était prévisible, notre recteur se montrera exigeant.
«En premier lieu, écrira-t-il, que les inspecteurs s'emploient avec fermeté à maintenir dans chaque maison la parfaite observance des règles et du véritable esprit de don Bosco. C'est là le fondement de tout l'avenir de la congrégation. Si les inspecteurs ne sont pas vigilants, s'ils sont faibles, le désordre s'infiltrera rapidement. Puis qu'ils se souviennent qu'ils sont responsables de la préparation des clercs au sacerdoce. C'est là leur principale responsabilité devant Dieu. Enfin que, dans leurs propres provinces, ils travaillent à la formation de diplômés en théologie, philosophie, belles lettres, sciences, etc., pour les besoins de l'enseignement et de la prédication, sans attendre que tout leur provienne de Turin.» La régionalisation de la Société salésienne s'annonçait.
Le 2 septembre, en soirée, le chapitre général prit d'importantes dispositions sur la préparation des clercs, qui, jusque-là, après la philosophie, étudiaient habituellement la théologie dans les collèges jusqu'à l'ordination sacerdotale. Il fallait créer des scolasticats de théologie. Le chapitre général approuva la motion: «Le chapitre supérieur établira des scolasticats de théologie là où il le jugera opportun au service d'une ou de plusieurs provinces.» Mais, remarquait la commission chargée du problème, de ce fait, les maisons seront privées de l'aide que leur fournissaient jusque-là les jeunes clercs. Elle proposait donc que, au terme de leurs études de philosophie, les clercs soient envoyés pendant trois ans dans les maisons avant de s'engager dans l'étude de la théologie. Et le chapitre donna son accord. Don Rua pourra écrire dans son compte rendu du 19 mars 1902: «Il a été décidé qu'après le cursus de philosophie les clercs passeront un triennat de stage pratique dans les maisons de notre Pieuse Société, et qu'après ce triennat ils entreront pour quatre ans dans les maisons de scolasticat afin de s'y adonner sérieusement à la théologie et y suivre tout le cursus de la dogmatique, de la sacramentaire, de la morale, etc.» Il justifiait cette importante disposition: «C'était une nécessité bien perçue que nos clercs soient correctement formés dans les sciences sacrées; elle était d'autant plus pressante que, même de la part des autorités ecclésiastiques compétentes, des observations avaient été faites à ce sujet.» Don Rua savait que la congrégation romaine des Evêques et Réguliers et Léon XIII en personne avaient déploré l'insuffisance de la formation théologique des salésiens.
Dans leurs rangs, on faisait souvent endosser ces défauts au chapitre supérieur. Don Rua riposta le 3 septembre en matinée devant le chapitre général par une charge vigoureuse contre l'esprit critique, qui mérite d'être reproduite ici. Comme toujours, don Bosco lui servait de modèle.
«Notre bon Père nous exhortait souvent à éviter l'esprit de contradiction, de critique, de réforme, et il voulut insérer cette recommandation parmi les avis spéciaux qu'il laissa à ses fils: éviter le prurit de la réforme. Cette recommandation, je vous la répète à vous-mêmes. La critique des Supérieurs est fatale pour une communauté, spécialement si elle provient des directeurs ou des inspecteurs. Les sujets perdent le sens de l'obéissance, ils se défieront de leurs Supérieurs, et votre propre autorité en sera victime. On ne doit pas seulement éviter de critiquer ses Supérieurs, mais aussi ses collègues et ses prédécesseurs. Qu'on ne critique pas leurs réalisations. On s'informera de leur méthode, mais on ne démolira ni ne réformera les locaux, sinon après en avoir vérifié l'évidente nécessité au bout d'au moins deux ans. Il faut aussi éviter de critiquer ses subordonnés, c'est un signe d'orgueil. Disons-nous qu'ils ont aussi leurs raisons et des yeux pour voir et juger. Il est contraire à la charité de vouloir toujours imposer sa propre opinion. Il faut se garder de faire des remarques en ne se fiant qu'à sa mauvaise humeur. Si c'est le cas, commencer par s'informer. Don Bosco était affable dans ses éloges et quand il se montrait satisfait de ses subordonnés. Il les encourageait ainsi à faire leur devoir et gagnait leur affection.»6
Le 3 septembre en matinée, don Rua prit acte du débat sur les études universitaires des clercs. Une circulaire aux évêques et aux supérieurs généraux datée du 21 juillet 1896 émanant de la congrégation romaine des Evêques et Réguliers leur interdisait de permettre aux clercs séculiers et réguliers de fréquenter les universités avant la fin de leurs études de philosophie et de théologie. Des livres, des professeurs, toute une ambiance pouvaient ruiner leurs esprits. Apparemment, les salésiens n'avaient qu'à se soumettre. Mais comment obtenir que les confrères se résignent à reprendre des études littéraires abandonnées pendant sept ans (trois de philosophie, quatre de théologie)? De ce fait, les titres académiques manqueraient dans les collèges salésiens; on devrait recourir à des professeurs externes, ce qui entraînerait de très lourdes dépenses au détriment de l'esprit et des études des jeunes. La commission responsable demandait donc d'approuver un article règlementaire ainsi rédigé: «Les clercs munis des titres voulus et jugés capables par leurs supérieurs peuvent, à la suite du cursus philosophique, fréquenter les études universitaires et d'autres études supérieures.» Il fallait donc demander à la Congrégation des Evêques et Réguliers une dispense rendue nécessaire par les conditions spéciales de la Société salésienne. A la question ainsi posée par la commission, sur 146 votants 131 votèrent oui, 9 non, 6 s'abstenant.
Don Rua enregistra la décision et présenta sa requête bien argumentée à la Congrégation concernée dans les semaines qui suivirent.7 Le 21 décembre, cette Congrégation accordera pour trois ans la dispense souhaitée, en la limitant aux individus jugés par leurs supérieurs aptes à l'enseignement et à condition de prendre toutes les précautions désirables.
En ouverture de la séance de soirée du 3 septembre, don Rua parla de la joie sereine que don Bosco savait infuser dans sa communauté. De cette façon tout le monde autour de lui était heureux. «Comment lui ressembler, demandait-il aux directeurs. Premier moyen, exactitude dans les pratiques de piété, sans quoi la félicité et la charité ne peuvent régner dans nos maisons. Celui qui confondrait la charité avec le laisser courir se tromperait. Deuxième moyen: faire observer les Règles avec bonté et sérénité. Troisième moyen: se montrer attentif au bien physique de ses subordonnés, si possible répondre à leurs besoins s'ils sont tristes, indisposés, etc. Quatrième moyen: ne pas trop tenir à ses propres idées. Au cours des réunions écouter volontiers leurs avis et s'y conformer si leurs conséquences ne risquent pas d'être nuisibles. Montrer une certaine souplesse de caractère. De la sorte tout se passe dans la paix, la tranquillité et la joie.»8
Le 4 septembre, en matinée don Rua fit quelques recommandations sur la «charité fraternelle» dans la congrégation. Pour cela «s'aider mutuellement, donc soutenir, aider et diffuser nos oeuvres et celles de nos frères». Il avançait quelques exemples concrets: diffuser les Letture cattoliche, recourir aux magasins salésiens pour les articles de bureau, payer ses dettes aux maisons salésiennes, verser sa quote-part aux maisons de noviciats.9
En préambule à l'assemblée de la soirée de ce 4 septembre il crut bon de donner son avis sur le mode du recrutement des coopérateurs et des confrères. Comme l'avait fait don Bosco, il simplifiait beaucoup (trop?) les choses pour les coopérateurs. «Don Bosco avait très à coeur l'Union des Coopérateurs, lui fait dire le procès verbal, il s'attachait à la diffuser toujours davantage. Pour cela, il n'est pas nécessaire de les interroger (litt. interpeller), il suffit de leur envoyer le Règlement. Si l'on connaît une personne bien intentionnée, qu'on lui expédie le diplôme [d'agrégation à la Pieuse Union]. Pour éviter les doublets, lui demander si elle reçoit le Bollettino, mais ne pas parler d'obligations; dire qu'il s'agit seulement de faire un peu de bien, sans obligations de conscience.» Il faut aussi accroître le nombre des confrères, continuait don Rua. «Premier moyen: faire estimer l'action de la Société, parler souvent de don Bosco, des missions et des autres oeuvres salésiennes. Ne pas bercer de fausses promesses, mais susciter des sentiments généreux en qui veut embrasser la vie religieuse, qui est une vie de sacrifice. Deuxième moyen: interroger les curés avec lesquels nous pouvons être en relations, pour savoir s'ils connaissent quelque adulte qui puisse devenir coadjuteur ou familier, en prendre soin et ainsi lui faire aimer notre Société. Cette question nous intéresse tous.»10
Dans chacune de ses interventions au cours de ce chapitre général, on retrouve l'esprit ordonné, classificateur, logique de don Rua et sa volonté de mettre chacun de ses pas dans ceux de don Bosco.
66.42 Le couronnement de Marie Auxiliatrice à Turin (1903) |
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La date du 17 mai 1903 «sera écrite en lettres d'or dans les annales de notre Congrégation» annonçait don Rua dans sa «lettre édifiante» aux salésiens du 19 juin qui suivit.11 C'est ce jour-là en effet qu'entre le neuvième et le dixième chapitre général, le cardinal Richelmy, à la demande de don Rua, procéda au couronnement solennel de l'image de Marie auxiliatrice dans son église de Turin.12
La dévotion confiante de don Rua envers Marie auxiliatrice était notoire. Par exemple, le 20 janvier 1900, il avait écrit à ses confrères: «C'est de l'intercession de Marie auxiliatrice que nous devons espérer la lumière de notre esprit, la force de notre volonté, la vigueur de notre corps, la prospérité dans nos entreprises et toute l'aide, y compris temporelle, qui nous est nécessaire dans nos maisons. Elle qui obtient tant de grâces à nos Coopérateurs, combien n'en obtiendra-t-elle pas pour nous ses fils aînés, si nous l'invoquons et l'honorons vraiment comme ses bons enfants!»13 A cette date, il ne le disait pas encore; mais, couronner son image au Valdocco serait à son sens le triomphe de Marie.
L'idée du couronnement du tableau de Marie auxiliatrice est venue en 1902 d'un prêtre de l'Oratoire. Don Rua la fit aussitôt sienne. L'entreprise n'était pas simple: il fallait l'aval de Rome pour ce culte particulier. Don Rua résolut de profiter du jubilé du pape Léon XIII, qui était entré le 20 février 1902 dans sa vingt-cinquième année de pontificat, événement presque unique dans les annales de la papauté. Les salésiens se devaient de marquer ce jubilé. Le Bollettino salesiano, inspiré par don Rua, lança l'idée de proposer à tous les directeurs et directrices d'oeuvres salésiennes (oratoires, foyers, collèges, pensionnats et institutions similaires) de lancer parmi leurs jeunes une souscription qui couvrirait un grand album à présenter au pape avec le denier de St Pierre. Sur l'album seraient inscrits tous les noms des souscripteurs pour un minimum de dix centimes. Il en résulta deux gros volumes avec 70.000 signatures et une somme de 12.400 lires. Don Rua décida de présenter le tout lui-même à Léon XIII, accompagné d'une délégation de jeunes, et d'en profiter pour lui demander la permission de faire couronner Marie auxiliatrice.
Il partit de Turin fin décembre 1902 en la compagnie de quatre prêtres salésiens, ainsi que de deux étudiants et de deux apprentis, choisis par leurs camarades sous bulletins secrets. L'audience lui fut accordée pour le 5 janvier 1903. Le procureur général don Giovanni Marenco et deux jeunes, représentant l'un l'oratoire du dimanche, l'autre le foyer du Sacro Cuore, s'adjoignirent aux Turinois. Don Rua fut d'abord introduit seul. Il exposa au pape la raison de sa visite, qui était un hommage jubilaire au nom des deux familles de don Bosco, parla d'un prochain congrès des coopérateurs salésiens, pour lequel il demanda une bénédiction spéciale, et enfin lui remit un mémoire sur l'affaire du couronnement. On introduisit alors les autres. Deux jeunes Turinois présentèrent au pape les albums et le denier de St Pierre. Et la conversation s'engagea sur un mode très détendu. A la grande satisfaction de don Rua, Léon XIII la conclut en ces termes selon la chronique: «Votre supérieur nous dit que l'on fait beaucoup de bien avec la Pieuse Union des Coopérateurs, que, grâce à elle, la foi se conserve en de nombreux pays, surtout par la diffusion de la dévotion à l'Auxiliatrice. Pour le développement de cette dévotion on nous a présenté une pétition que nous accueillons favorablement. Nous avons accordé la faveur. Nous nous réservons seulement d'étudier comment procéder à son exécution.» En sortant don Rua était aux anges.
L'affaire ne traîna pas. Le 17 février un Motu proprio arriva au cardinal Richelmy, l'archevêque de Turin. Le pape décrétait le couronnement de l'image et le chargeait d'y procéder selon le rite en son nom et par son autorité. Selon don Ceria, le document continuait: «Nous pensions à tout cela, quand notre bien aimé fils Michel Rua, Recteur Majeur de la Société salésienne, en son nom et en celui de toute la famille salésienne, nous a présenté une chaude et humble supplique, pour que, en cette année où Nous célébrons heureusement la vingt-cinquième année de notre Pontificat, voulions bien faire couronner cette image très vénérée. Nous, qui n'avons rien de plus cher ni de plus doux que de voir augmenter chaque jour dans le peuple chrétien la piété envers l'auguste Mère de Dieu, avons volontiers jugé bon d'accéder à cette demande.» Le décret suivait.14 La nouvelle fut accueillie avec enthousiasme par la population. Un comité de dames fortunées se chargea des couronnes précieuses demandées à un joaillier de la ville.
Un troisième congrès international des coopérateurs salésiens devait se tenir à Turin-Valdocco entre le 14 et le 16 mai. L'archevêque de Turin en aurait la présidence d'honneur, don Rua la présidence effective. Il ferait converger vers la ville une foule d'amis et de bienfaiteurs de don Bosco.15 On fera coïncider la fête du couronnement avec sa journée de clôture, le 17 mai. Laissons ici à don Rua lui-même le soin de nous décrire cette journée pour lui tellement mémorable.
«Les dévots pèlerins ont commencé d'affluer à la porte du sanctuaire dès deux heures du matin. Jamais on n'avait vu une foule aussi nombreuse dans l'église, sur la place de Marie auxiliatrice et dans tout le quartier de Valdocco. Et, comme le dit notre Eminentissime cardinal archevêque, l'unique pensée de tous, leur unique désir est de voir le front de l'auguste Reine du Ciel ceint d'un riche diadème. Le moment tellement attendu arrive enfin. Son Eminence le cardinal Richelmy, délégué par Sa Sainteté pour cette cérémonie religieuse, d'abord dans l'église pour le tableau miraculeux, puis sur la place pour la statue, dépose d'une main tremblante la couronne précieuse sur la tête de la Vierge auxiliatrice et d'une voix forte mais voilée par l'émotion, du haut du parvis, prononce les paroles rituelles: Sicut te coronamus in terris, ita a Christo coronari mereamur in coelis. [Comme nous te couronnons sur la terre, puissions-nous mériter d'être couronnés par le Christ dans le ciel.] A ces mots, rien ne peut contenir la piété et l'enthousiasme des fidèles, qui éclatent en bruyants applaudissements. De toutes les poitrines monte le cri de Vive Marie Auxiliatrice! Et un choeur de milliers de voix entonne l'antienne grandiose: Corona aurea super caput ejus. [Une couronne d'or sur sa tête]. Comment s'étonner si, devant pareille démonstration de foi, de piété et d'amour pour Marie, des larmes ruisselèrent des yeux? Je ne puis vous rien dire d'autre, car les mots sont incapables d'exprimer la joie de cet instant, l'extase très douce qui s'empare de tous les coeurs, le tumulte des émotions, l'ardeur des prières qui montent vers notre très douce Mère.
«La cérémonie du couronnement est terminée, mais la foule innombrable ne se disperse pas: elle veut manifester sa piété envers la puissante Auxiliatrice des chrétiens. Elle envahit donc son sanctuaire qui résonne toute la journée de chants et de prières. Et, en soirée les Turinois et les pèlerins se déversent dans le quartier de Valdocco pour assister à la procession très solennelle où la statue couronnée de Marie auxiliatrice est portée en triomphe dans les rues de la ville. La bénédiction du saint sacrement est donnée depuis l'autel et la grand porte de l'église. La cérémonie est accompagnée de vigoureux applaudissements et du chant des cantiques au saint sacrement et à la glorieuse Reine. La nuit est déjà avancée et la foule continue de jouir du spectacle de l'illumination de l'église, de la place et de presque toute la ville de Turin. Elle semble ne pouvoir se détacher de Marie auxiliatrice. Pendant dix jours, ce fut une suite continue de pèlerinages de dévots qui venaient même de régions éloignées pour vénérer la Vierge couronnée.»16
Cette relation émue de l'événement suffit à démontrer combien le couronnement de la Vierge auxiliatrice a touché le pieux don Rua.
66.43 Hommages de don Rua à Pie X17 |
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Entre le neuvième et le dixième chapitre général, le pape Léon XIII mourut le 20 juillet 1903 et Pie X lui succéda le 4 août suivant. Avec l'appui du cardinal Svampa, don Rua tenta, en allant lui rendre hommage, d'obtenir du nouveau pape un assouplissement du décret du Saint Office sur les confessions aux supérieurs salésiens.
Le 26 septembre ce cardinal écrivit au cardinal Rampolla, protecteur de la Société salésienne, une lettre ainsi conçue dont il remit une copie à don Rua: «Je ne vous cache pas que ces dernières années les Salésiens ont été profondément mortifiés par le décret bien connu du Saint Office, qui leur tomba à l'improviste et en des termes très graves, bouleversant sérieusement l'organisme disciplinaire qui, depuis le temps de don Bosco, avait régi l'Institut. Don Rua, homme de vertu non ordinaire, à qui ses fils recouraient en toute confiance pour lui ouvrir leurs consciences, et qui, lors de ses visites fréquentes aux maisons, influait sérieusement sur la formation des âmes de ses confrères par le ministère de la confession, se vit subitement privé du droit de confesser ses propres sujets; de même tous les supérieurs (ou directeurs) à l'égard de leurs subordonnés. Cette mesure a été prise sans que don Rua eût été consulté et sans tenir compte du caractère spécial des Salésiens, chez qui les directeurs (de même que le supérieur général) font surtout l'office de pères spirituels, renvoyant aux préfets, aux conseillers et au conseil supérieur les actes de rigueur et de punition. J'ai moi-même été témoin de l'immense peine éprouvée par les salésiens en la circonstance et de l'obéissance exemplaire avec laquelle ils se sont soumis aux instructions péremptoires du Saint Office.»18 Le cardinal Rampolla promit d'intervenir auprès du pape.
Don Rua attendit la fin d'octobre pour se rendre à Rome et fut reçu par Pie X le 3 novembre. Il avait présenté au pape trois requêtes que l'on peut synthétiser ainsi: a) que lui-même, au cours de ses voyages, puisse confesser les personnes qui s'adresseraient à lui; b) que, en cas de nécessité évidente, les directeurs salésiens puissent entendre les confessions de ceux qui recourraient à eux; c) que, en cas de nécessité, les Filles de Marie Auxiliatrice et leurs élèves puissent s'adresser à des confesseurs salésiens. Lors d'un long tête-à-tête extrêmement cordial, le pape écrivit au bas du feuillet: Juxta preces; pro gratia. Ex aedibus Vaticanis, die 3 novembris 1903, Pius P.P. X, formule signifiant qu'il accordait les grâces demandées.19
De la sorte, le pape adoucissait un peu les effets du décret du Saint Office, au reste nullement révoqué. Il faut ajouter ici que don Rua n'usa personnellement de ce privilège qu'avec une extrême discrétion et qu'il refusa même d'entendre les confessions de salésiens qui avaient pris l'habitude de s'adresser à lui.
66.44 Le dixième chapitre général (1904) |
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Le dixième chapitre général de la Société salésienne, convoqué par don Rua le 6 janvier 1904 à Turin Valsalice à partir du 23 août de cette année, fut préparé avec un soin tout particulier.20 Il aurait pour régulateur don Francesco Cerruti et, pour missions principales, d'élire les membres du chapitre supérieur, dont le mandat s'achèverait fin août, et de revoir et ordonner les délibérations prises dans les précédents chapitres.21
C'était une première pour la congrégation. Au lieu de rassembler (en principe) tous les directeurs de maisons, il réunirait les seuls inspecteurs avec leurs propres délégués. Cette nouveauté impliquait la tenue préalable de chapitres provinciaux, entités juridiques jusqu'alors inconnues dans le monde salésien. Don Rua avait donc également daté du 6 janvier de cette année un petit fascicule d'Informations et Normes pour la préparation de ce chapître général inédit.22 Ce document établissait les règles sur la composition et la mission des chapitres provinciaux. Sous la présidence de l'inspecteur, ils rassembleraient tous les directeurs de la province et un délégué élu par maison, les maisons succursales étant invitées à se réunir. Le feuillet de don Rua déterminait ensuite le rôle de ces chapitres. Ils auraient essentiellement pour tâche l'élection du délégué provincial et de son suppléant au chapitre général, mais aussi, pour l'Italie, du maître des novices et des membres de la commission chargée de l'admission aux voeux. Leurs prooositions au chapitre général seraient les bienvenues.
La préparation se passa bien. Toutefois, sur les trente-cinq provinces alors canoniquement érigées, trente-deux seulement envoyèrent leurs représentants à Turin: manquaient en effet les provinces d'Equateur, d'El Salvador et des Etats-Unis, absents soit pour maladie, soit pour d'autres raisons de force majeure. Lors de la séance préparatoire du 23 août en soirée, don Rua dit que le premier acte de l'assemblée devrait être un télégramme de soumission filiale au Saint-Père, dans lequel on implorerait sa bénédiction sur les travaux. Le télégramme, rédigé par don Bertello, partit immédiatement.23 Puis don Rua salua paternellement les capitulaires et ajouta: «La pensée de don Bosco, d'un don Bosco qui fut vraiment l'homme de Dieu et de la charité, de cette charité qui doit pénétrer toutes nos discussions, m'a décidé de convoquer ce chapitre ici, à Valsalice, où reposent ses restes vénérés.» Et il recommanda de traiter les questions avec calme et charité sans jamais offenser quiconque, qu'il soit présent ou absent, «certains qu'il a été mu par les meilleures intentions.»
On prit position sur la participation active au chapitre des évêques Cagliero et Costamagna, qui arrivaient d'Amérique du Sud. Après vérifications et résolutions des cas douteux, le chiffre des capitulaires s'élèvera finalement à soixante-quinze.
Le 24 août, les élections au chapitre supérieur aboutirent à la réélection de tous ses membres, nouvelle que don Rua s'empressa de communiquer dès le lendemain aux salésiens du monde entier. Ce faisant, il leur recommandait vivement de continuer à prier «pour l'heureux résultat d'un des faits les plus importants pour notre Pieuse Société.»24 En effet, le chapitre s'attelait au difficile problème du classement des délibérations antérieures entre articles dits «organiques» ayant valeur constitutionnelle, et articles purement réglementaires, problème qu'il ne put d'ailleurs mener à bonne fin. Et il rédigeait, au moins ad experimentum, un Règlement des Chapitres Généraux, une notice règlementaire sur les Inspections ou Provinces, un Règlement pour les Noviciats et Scolasticats et un Règlement-Programme pour les Scolasticats de Théologie.25 Le chapitre sera déclaré clos le 13 septembre, après avoir tenu trente-trois assemblées générales.
Don Rua intervint assez fréquemment au cours de ces assemblées. On l'écoutait religieusement, dirent les témoins. Malheureusement, il ne nous reste de ces interventions, toujours brèves - c'était son style - que les notes schématiques des secrétaires et celles qu'il griffonna et data lui-même dans ses «Recommandations faites durant le dixième chapitre général.»26 Relevons quelques-unes d'entre elles, qui paraissent plus significatives de ses préoccupations.
Selon son papier, don Rua intervint dans l'après-midi du 25 août sur l'usage de la langue italienne. Que, hors de l'Italie, les confrères l'étudient pour trois raisons: 1) parce que c'est la langue de la maison-mère, du père commun don Bosco et aussi du pape, 2) parce que ce sera un bon moyen de s'entendre au cours des chapitres généraux, comme on en faisait alors l'expérience, 3) parce que cela favorise les relations des confrères avec les supérieurs majeurs, qui ne sont pas toujours en mesure de leur rendre visite et de connaître leurs langues. Que, à l'étranger, les supérieurs des maisons conseillent d'écrire à ces supérieurs majeurs soit en italien, soit en latin. Tels étaient les désirs de don Bosco lui-même.
Le 26 août, en matinée, il recommanda aux inspecteurs de ne laisser accepter qu'avec une extrême prudence les aumôneries, chapellenies et autres postes du même genre. A défaut de prêtres de l'endroit capables d'assumer de telles fonctions, qu'on les accepte, mais disposés à les abandonner dès qu'un membre du clergé séculier peut s'en charger. On évitera ainsi les jalousies et la négligence des intérêts de la maison salésienne. Durant la séance de l'après-midi de cette journée don Rua recommanda aux capitulaires de bien prendre en considération les lettres mensuelles ou extraordinaires du chapitre supérieur, ainsi que tous les imprimés qui en émanent.
Le 31 août en matinée, Don Rua intervint assez longuement sur les Conférences de St Vincent de Paul. Les salésiens leur doivent beaucoup, remarquait-il. C'est grâce à elles qu'ils purent entrer en France et dans plusieurs pays d'Amérique du Sud. Le soutien de ces conférences leur a été et reste efficace. Don Bosco, qui les aimait particulièrement, en parlait avec un véritable enthousiasme. L'archevêque de Turin Davide Riccardi avait coutume de dire que ces Messieurs des Conférences font l'aumône de manière particulièrement judicieuse, parce qu'ils ne se soucient pas seulement du bien matériel des gens, mais aussi et surtout de leur bien spirituel. Ils ne se contentent pas de faire l'aumône, mais vont visiter eux-mêmes les pauvres et s'intéressent à leurs malheurs. Que par conséquent les inspecteurs prennent cette oeuvre très à coeur et en favorisent l'expansion.
En cette année 1904, la crise moderniste secouait l'intelligentsia de la catholicité. Le 16 décembre 1903, le Saint-Office avait mis à l'Index quatre livres d'Alfred Loisy. Les partisans «modernes» du petit professeur et leurs adversaires conservateurs s'affrontaient sur l'historicité des évangiles. Les esprits avancés mettaient en cause le pape et sa curie bornée. On comprend dans ce contexte que, au cours de la séance d'après-midi du 2 septembre, don Rua soit intervenu sur le respect dû au pape et aux autorités romaines. «Que les inspecteurs, disait-il, au cours de leurs visites et lors de toutes les retraites, dans leurs conférences, leurs mots du soir et à toutes les occasions qui se présenteront, inculquent aux confrères et aux jeunes l'amour du Souverain Pontife, Vicaire de Jésus Christ, et des congrégations romaines qui sont ses porte-parole. Il convient d'enraciner profondément ce sentiment chez les confrères. Pour le maintenir intact dans les coeurs, que l'on évite les lectures dangereuses sur ce point. Notre vénéré père don Bosco avait coutume de dire: Méfiez-vous de ceux qui viennent vous parler contre le pape et les congrégations romaines, ce sont des ennemis de l'Eglise et des âmes. Et puis don Bosco se soumettait soigneusement non seulement aux ordres, mais aussi aux désirs du pape, même au prix d'immenses sacrifices. Il faut toujours nous montrer en cela aussi les dignes fils d'un tel père.»
Le 5 septembre en matinée, tandis que s'élaborait leur règlement, don Rua pressa les inspecteurs de prendre très à coeur la formation de leurs directeurs. Lors de leurs premières visites aux nouveaux directeurs, qu'ils s'entretiennent avec eux tout le temps nécessaire. Qu'ils reçoivent leurs rendements de compte et qu'à la suite de la conférence prescrite à tout le personnel de la maison ils leur parlent encore séparément pour leur donner les avis paternels qui sembleront opportuns. Qu'ils cherchent surtout à infuser en eux l'amour de la sainte Règle et le respect même un peu scrupuleux des plus petites choses. Qu'ils relisent avec eux le règlement des directeurs et vérifient aimablement s'il est bien observé. Qu'ensuite ils lisent aussi avec eux les autres règlements qui pourraient les concerner et fassent à partir d'eux les remarques opportunes pour le bien de la maison. Qu'ils s'informent si les directeurs visitent régulièrement les classes, les ateliers, ainsi que les registres. Qu'ils s'enquièrent s'ils assurent à leurs confrères les conférences réglementaires et tout ce qui doit se faire dans les maisons salésiennes. En particulier qu'ils vérifient si les directeurs prennent grand soin de leur personnel, car le bien des confrères est le devoir principal du directeur.
Don Rua revint sur le sujet dans l'après-midi de ce 5 septembre. Que le directeur ne soit ni trop austère, ni trop compréhensif (litt. condescendant). On croit parfois, observait-il, que, pour gagner le coeur de ses subordonnés, il faille multiplier les concessions. On choisira une voie médiane, sans laisser s'introduire les abus. Ainsi sera maintenu l'esprit de notre très doux fondateur et père. Nous retrouvons dans ces instructions le don Rua «règle vivante» et visiteur attentif des maisons filiales quand il était préfet général de la congrégation.
La congrégation salésienne était devenue très internationale. Le 6 septembre, don Rua s'en préoccupait. Pour mieux maintenir la paix et la tranquillité dans nos maisons, disait-il, pour en éloigner les mécontentements, que les inspecteurs veillent à y interdire toute querelle de nationalité. Qu'on ne vante jamais sa propre patrie au détriment des autres. Il y a en toutes du bien et du mal. Don Rua dérivait alors curieusement sur l'usage du tabac. Don Bosco ne voulait absolument pas que l'on fume, rappelait-il. Et il faut modérer l'usage du tabac à priser. Si l'on a déjà contracté cette habitude, qu'on le fasse en privé et que, surtout, l'on évite d'offrir du tabac à d'autres.
Le 9 septembre, avant de passer à l'ordre du jour, le régulateur donna la parole à don Stefano Trione sur la question des migrants. Don Trione conclut par deux souhaits: a) gagner la sympathie des colonies italiennes par la diffusion de la langue italienne et l'institution de secrétariats des migrants, b) instituer une commission permanente de l'émigration. Don Rua applaudit aux propos de don Trione, qu'il nomma sur-le-champ président de la commission souhaitée, avec la charge d'en choisir les membres en accord avec le chapitre supérieur. «Je désire tellement, dira-t-il, que l'on travaille pour nos Italiens. Il ne faut pas se décourager, surtout dans les débuts, devant la minceur des résultats. Qu'est-ce que nous dit don Coppo à New York? Que le Seigneur a peut-être voulu que nos émigrés, comme aussi les Polonais et les Irlandais, soient des semeurs et des conservateurs de la foi dans les régions les plus éloignées. Que l'on ne néglige donc pas les autres pays.»
Ce jour-là, don Rua partit en guerre contre l'abus des vacances en famille. C'est seulement après plusieurs années d'absence que l'inspecteur peut permettre au confrère de passer huit jours au plus dans sa famille. Exceptionnellement, on pourra l'autoriser à y passer quinze jours. Que l'inspecteur prenne note de ces autorisations et s'informe des abus. Si c'est le cas, qu'il en prenne acte et les corrige sans tarder.
«Cependant, écrira don Rua dans sa circulaire de conclusion au chapitre général, il y avait presque vingt jours que nous étions réunis et les inspecteurs étaient attendus avec impatience dans les instituts dépendant d'eux, en particulier pour les exercices spirituels. Toutefois, tous les membres du chapitre général restèrent à Valsalice jusqu'au soir du 13 septembre, quand on chanta le Te Deum.»
66.45 Les conclusions du dixième chapitre général |
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Don Rua attendit jusqu'au 19 février de l'année suivante 1905 pour livrer à ses confrères les résultats de ce dixième chapitre.27 Entre temps, il lui avait fallu obtenir l'approbation des autorités romaines. Don Rua se félicitait de la qualité des débats de l'assemblée. «Il est doux à mon coeur de pouvoir affirmer qu'un calme imperturbable, une charité vraiment fraternelle et un accord exemplaire quand les avis divergeaient ont caractérisé ce dernier chapitre général, à la suite duquel l'un des membres les plus âgés m'écrivit que des assemblées de ce genre ont été de véritables écoles de sagesse, d'humilité et de charité.»
Le 3 septembre, expliquait-il dans sa circulaire, l'ouverture solennisée du cercueil de don Bosco en présence du cardinal Richelmy et la contemplation de ses traits avaient profondément touché les coeurs des capitulaires. On espérait sans trop y croire revoir la figure tant aimée de don Bosco qui reposait à proximité de la salle des conférences. Mais quelqu'un s'en occupait, si bien qu'on avait pu annoncer que, ce jour-là, tous les membres du chapitre général pourraient regarder à leur aise les restes mortels de don Bosco. «De fait, écrivait don Rua, le cercueil fut alors transporté dans la grande salle au rez-de-chaussée du bâtiment neuf. Là, après la célébration de plusieurs messes en suffrage pour son âme, le cercueil fut ouvert, et les yeux de plus de deux cents personnes se fixèrent sur la dépouille de notre bon père, qu'ils n'avaient pas vue depuis quelque dix-sept ans. On la trouva très bien conservée, la peau intacte, ainsi que la carnation du visage et des mains. Mais ces yeux qui nous avaient si souvent regardés avec une ineffable bonté avaient disparu et la bouche restait entrouverte à la suite de l'abaissement de la mâchoire inférieure. Du reste la figure de don Bosco conservait encore presque tous les traits de la photographie prise le jour de sa mort. Nous nous sommes sans doute réjouis de l'avoir trouvé en cet état, mais, en même temps, constater que la mort avait laissé de profondes traces sur son visage vénéré nous affligeait sérieusement.»
Selon don Rua, la principale avancée du chapitre devait être cherchée du côté des inspections. Le 20 janvier 1902 trente-et-une inspections avaient été érigées canoniquement dans la Société salésienne.28 La Société, jusque-là fortement centralisée et où tout dépendait du chapitre supérieur, se régionalisait au bénéfice de tous. Don Rua remarquait dans sa circulaire: «C'est avec raison que l'on a considéré que la formation des inspections canoniquement approuvées par le Saint Siège constitue un grand progrès pour notre Société. Il est immense le bien que l'on espère tirer du regroupement des instituts d'une même région placés sous la surveillance particulière d'un supérieur qui représente le recteur majeur. Bien persuadés de l'importance de cette division, les membres du dixième chapitre général ont fait une étude soignée des devoirs des inspecteurs et des relations qui doivent exister entre eux et les maisons qui en dépendent. Un bref règlement en est sorti que je me suis empressé d'expédier à chaque maison, avant même d'avoir obtenu l'approbation du Saint Siège, afin qu'il serve désormais de guide, nous réservant de le modifier ensuite sur les indications de ce Saint Siège. Il conviendra donc qu'à l'avenir, de manière générale, les directeurs recourent à leurs inspecteurs chaque fois qu'ils ont besoin de personnel, de quelque secours financier, ou encore s'ils rencontrent des difficultés avec les autorités ecclésiastiques ou civiles. Je ne doute pas que les inspecteurs s'emploieront avec le plus grand zèle à venir en aide à leurs subordonnés, et que si, parfois, ils ne pourront y parvenir, ils assureront pour le moins leurs directeurs qu'ils interviendront auprès du chapitre supérieur pour obtenir ce qu'ils ne peuvent eux-mêmes donner. C'est également aux inspecteurs que les confrères demanderont les autorisations nécessaires. Je forme les voeux les plus ardents pour que du côté des inspecteurs on pratique douceur et affabilité à la manière de don Bosco notre maître, et que, du côté des confrères, on s'attache à voir dans les supérieurs la personne de Jésus Christ, de manière à établir entre supérieurs et subordonnés les relations intimes et cordiales, propres à assurer la bonne gouvernance de la congrégation et la paix pour chacun de ses confrères.»
Le dixième chapitre général avait rendu la congrégation salésienne plus souple, plus forte et toujours plus attachée à don Bosco. Sa décentralisation aura été l'oeuvre majeure du rectorat de don Rua. Elle affrontera avec moins de risques des pays de culture non italienne.
66.45.1 Notes |
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1. Il convient de se rappeler ici que l'institut des Filles de Marie Auxiliatrice, encore partie intégrante de cette société, comptait en 1904 2143 professes et 358 novices dans 248 centres.
2. Procès verbaux et divers en FdR 4036 C11 à 4041 D10; récit en Annali III, p. 144-169.
3. L. C., p. 269-285.
4. Verbali del Capitolo Superiore, 12 février 1902.
5. Verbali del Capitolo Superiore, à la date.
6. Cité dans Annali III, p. 137.
7. La supplique en Annali III, p. 160-161.
8. Cité dans Annali III, p. 159-160.
9. Annali III, p. 162.
10. Annali III, p. 164.
11. L.C., p. 475.
12. Pour ce paragraphe, je suis de près un chapitre de Ceria, Vita, p. 374-382.
13. L.C., p. 466.
14. D'après Ceria, Vita, p. 377.
15. Sur ce congrès très réussi, où don Rua intervint rarement, toute son organisation revenant aux mains expertes de don Stefano Trione, voir Annali III, p. 310-339.
16. Lettre édifiante du 19 juin 1903, L.C., p. 473-477.
17. Récit de l'épisode dans Ceria, Vita, p. 383-391.
18. Texte dans Ceria, Vita, p. 385.
19. Le document en FdR 3832 E10 – 3833 A1.
20. Sur ce chapitre les archives centrales salésiennes conservent un épais dossier, microfiché FdR 4041 D11 à 4064 A5, soit près de 1400 pages. Récit dans Annali III, p. 537-557.
21. Circulaire de don Rua «Carissimi Figli...», 6 janvier 1904, FdR 4041 D11-E2.
22. «Informazioni e Norme pel X Capitolo Generale», 9 pages imprimées, FdR 4041 E4-12.
23. Ce télégramme en FdR 4042 B6.
24. Autographe et imprimé en FdR 3984 C7-8.
25. Ces textes se retrouvent en FdR 4050 C8 - 4052 D4.
26. Raccomandazioni fatte durante il Cap. Gen. X, 5 pages autographes, FdR 4042 A9-B1. Nous suivons ici ce schéma.
27. L. C., p. 316-330.
28. Annali III, p. 222.
66.46 “Rerum novarum“ |
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Le temps du rectorat de don Rua fut marqué par la publication et l'application de la célèbre encyclique de Léon XIII Rerum novarum; datée du 15 mai 1891.
En cette fin de siècle, l'essor de l'industrie se confirmait, les villes et les cités ouvrières se multipliaient, tandis que les Etats libéraux n'éprouvaient guère le besoin de promulguer des lois sociales. La récession des années 1885-1890 avait posé de manière plus aiguë ce que l'on appelait désormais la «question sociale», la classe ouvrière prenant conscience de sa force et s'organisant en conséquence. La syndicalisme avait enfin été autorisé en France en 1884, le socialisme se développait, la seconde Internationale Ouvrière venait d'être fondée en 1890. Les catholiques étaient surtout préoccupés par la question du régime politique: fallait-il lutter pour la restauration de l'Ancien Régime ou accepter un régime libéral laïque? Au plan social, beaucoup se contentaient de tempérer les défauts du libéralisme par des oeuvres caritatives ou par le «patronage» des classes supérieures. Indéniablement, les amis «contre-révolutionnaires» de don Bosco et don Bosco lui-même, grand prédicateur de la charité et de l'aumône du riche au pauvre, en étaient restés à cette vision statique de l'histoire.
Le texte de Rerum novarum se divisait en quatre parties: critique du socialisme, doctrine de l'Eglise, rôle de l'Etat, corporations. Quelques orientations fondamentales s'en dégageaient. 1) La société économique doit reposer sur le droit de propriété privée, la libre initiative et le marché, à l'inverse du socialisme qui verrait «le talent et l'habileté privés de leur stimulant... les richesses taries dans leur source» (n. 12), «la propriété collective (étant) préjudiciable à ceux-là mêmes qu'on veut secourir» (n. 12). 2) Le capitalisme ne peut être livré à lui-même: l'économie doit être soumise à l'éthique. Il faut refuser le simple «laisser faire, laisser passer», le libre jeu des prétendues «lois naturelles», comme si la «main invisible» chère à Adam Smith assurait automatiquement le meilleur résultat social. «Que le patron et l'ouvrier fassent tant et de telles conventions qu'il leur plaira... au-dessus de leur libre volonté, il est une loi de justice naturelle plus élevée et plus ancienne» (n. 34). Il y a un «juste salaire», et c'est la justice qui doit dominer l'économie. 3) Première incarnation de cette régulation morale: l'action législative de l'Etat, dont l'intervention est surtout attendue des plus faibles. «La classe riche se fait comme un rempart de ses richesses et a moins besoin de la tutelle publique. La pauvre peuple, au contraire, sans richesses pour se mettre à couvert des injustices, compte surtout sur la protection de l'Etat» (n. 29). 4) Pour éviter l'étatisme, il faut revenir aux corps intermédiaires. La présentation des corporations réadaptées au monde de l'époque est très détaillée dans l'encyclique. Toutefois, l'ordre corporatif n'y est pas présenté comme obligatoire: «les citoyens sont libres de s'associer», y lit-on (n. 42). Et surtout, le choix du syndicalisme reste ouvert, car, écrivait Léon XIII: «Nous voyons avec plaisir se former des sociétés de ce genre, soit composées des seuls ouvriers, soit mixtes, réunissant à la fois des ouvriers et des patrons» (n. 36).
Le recteur majeur don Rua, homme de discipline, n'avait rien d'un révolutionnaire, mais il garda désormais à l'esprit les leçons de Léon XIII sur la protection des ouvriers pauvres et leur juste rétribution.
66.47 Les ouvriers pèlerins français auprès de la tombe de don Bosco (1891) |
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Sous l'impulsion de Léon Harmel, la «France du Travail» tint à remercier sans tarder le pape Léon XIII à Rome pour son encyclique sur la condition ouvrière.1 Le «bon Père» du Val des Bois avait écrit dans une circulaire du 2 août 1891: «Ne sommes-nous pas émus d'entendre le touchant appel de Léon XIII! Ne sommes-nous pas prêts à tous les sacrifices pour apporter à son coeur la consolation, pour témoigner à la face du monde notre obéissance à sa voix? Si l'on nous objecte la dépense, nous rappellerons la scène de Marie-Madeleine. Partons nombreux, allons à Jésus Christ vivant dans son Vicaire. C'est lui qui nous sauvera par la justice et l'amour.»2
Léon Harmel, grand ami de don Bosco et de don Rua, prévoyait pour les pèlerins français vers Rome une escale à Turin auprès de la tombe de don Bosco. Le 1er septembre suivant, il était au Valdocco, pour, nous dit la chronique, «de concert avec don Rua, régler d'une façon définitive les détails du pèlerinage des sept trains de Paris au tombeau de don Bosco», donc dans la maison salésienne de Valsalice.
Sous les grands arbres de la cour inférieure, un restaurateur de Turin avait aménagé un réfectoire champêtre protégé contre le soleil et les fantaisies du temps par un grand vélarium. Quatre longues tables y étaient dressées perpendiculairement au tombeau de don Bosco, devant lequel on avait placé «la table d'honneur occupant tout le front des quatre files longitudinales». C'était là que les pèlerins pourraient prendre une réfection à leur escale entre Paris et Rome. «Longtemps à l'avance, dit encore la chronique, don Rua s'est occupé lui-même et avec une sollicitude toute paternelle d'organiser le mieux possible une réception qu'il voulait en quelque sorte rendre digne de Léon XIII et de la France, Et, le 17 septembre, jour où le premier train de Paris était attendu, don Rua voulut interroger chacun de ceux à qui il avait confié l'exécution de ses ordres, afin d'être sûr que rien n'avait été laissé au hasard. Enfin, vers deux heures [comprendre: quatorze heures], il partait pour Valsalice, où il vit avec joie que ses enfants avaient interprété jusqu'aux moindres désirs de leur Père. Les pèlerins pouvaient venir: tout était prêt pour les fêter.»
En effet, tout se passa pour le mieux pour les quatre cent soixante-quatre pèlerins de ce premier voyage: en gare de Porta Nuova d'abord, puis sur le trajet jusqu'à Valsalice, enfin lors de l'accueil en musique par les délégations ouvrières turinoises formant la haie sous le cloître de la maison, avec le chant du Magnificat à la chapelle... Dans le réfectoire, au dessus de la table d'honneur un grand panneau annonçait: «A la France du Travail, les fils de Don Bosco. Salut, reconnaissance, respect.» Le repas fut naturellement marqué par des discours. Nous ne disposons que du résumé assez plat du chroniqueur sur celui de don Rua. Le voici: «Rappelant que le travail et les travailleurs considérés au point de vue chrétien, furent toujours le centre des préoccupations sacerdotales de don Bosco, et qu'ils sont devenus la principale raison d'être de sa famille religieuse, don Rua se réjouit de voir l'élite des ouvriers de France au tombeau de don Bosco. Cette prière des gens du labeur venus de si loin resserrera encore les liens qui unissent à la France don Bosco et toutes les oeuvres où il a laissé l'empreinte de sa foi. Don Rua demande ensuite aux pèlerins de déposer aux pieds du Souverain Pontife l'hommage de sa profonde vénération et du dévouement sans bornes de la Famille salésienne. Il termine en se réclamant auprès d'eux et de leurs frères de son titre de Président honoraire d'une section des cercles catholiques de la ville de Turin, pour acclamer de toute son âme, le Pape des ouvriers.»
A 17 heures, tout ce monde repartit vers la gare. Et la musique joua pour le défilé des pèlerins, «qui font une véritable ovation aux jeunes artistes.»
Des scènes identiques se reproduisirent au passage des autres trains d'ouvriers catholiques vers Rome durant cet automne 1891. Et, le 15 octobre, Léon Harmel était à nouveau à Turin-Valdocco pour remercier les salésiens de leur accueil fait au pèlerinage ouvrier. Selon le journal Il Corriere Nazionale du lendemain, dans son discours à la fin du repas organisé en la circonstance à la maison-mère des salésiens, Léon Harmel «se plut à rappeler que [les ouvriers] arrivaient à Rome pleins d'enthousiaste gratitude au souvenir de la réception affectueuse et fraternelle de Valsalice.»3
66.48 Les leçons du congrès de Bologne (1895) |
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L'encyclique Rerum novarum porta ses fruits au congrès des coopérateurs présidé par don Rua à Bologne en 1895.4 On y consacra tout un chapitre à la question ouvrière vue du point de vue de l'enfant, comme il était naturel en milieu salésien. Le constat, présenté en dix considérants, reflétait le regard du catholique social moyen du temps sur la condition de l'enfant de famille ouvrière dans un monde surtout artisanal, mais où naissait la grande industrie.
Alors que, disait-il, la première et la plus efficace éducation des petits est assurée par les mères chrétiennes dans un foyer honnête et sain, dans les grands centres surtout nombre d'habitations ne présentent aucune garantie par rapport à l'hygiène, sont moralement abjectes et assassines, car elles tuent à la fois le corps et l'âme de l'enfant. Par ailleurs les exigences de l'industrie moderne contraignent les mères ouvrières à abandonner leur domicile durant toute la journée pour ne pas faire défaut à leurs fabriques, ce qui les empêche de s'adonner à l'oeuvre naturelle d'éducation de leur progéniture. Et puis l'officine que le jeune ouvrier doit fréquenter pour apprendre son métier ne peut concourir à sa bonne éducation si le patron n'est pas «animé par les sentiments sains et délicats de la morale chrétienne». Il faut rappeler à tous que le repos dominical n'est pas seulement un devoir, mais un droit pour le travailleur et aussi que la participation du jeune ouvrier à l'instruction catéchistique du dimanche dans sa paroisse est le «moyen le plus sûr pour confirmer la bonne éducation reçue en famille». En outre, il est trop évident que la plupart des enfants de milieu populaire, même s'ils ont eu une mère chrétienne, cessent presque toujours d'observer leurs devoirs religieux après la première communion, parce que corrompus par de mauvais camarades ou par les multiples scandales dont ils ont été les témoins. Ces jeunes, si leurs mères ne se sont pas occupées d'eux ou parce que les conditions de leur travail le leur interdisent ou encore parce qu'ils sont dépourvus de tout sentiment religieux, abandonnés à eux-mêmes ou confiés à des patrons qui ne se soucient guère de leurs âmes, sans instruction religieuse suffisante, oublient le peu qu'ils ont appris tout petits, grandissent dans l'ignorance de Dieu et dans celle de leurs devoirs de chrétiens et de citoyens. De la sorte ceux qui sont destinés à constituer la nouvelle génération, parce que chrétiens de nom seulement, privés qu'ils sont des lumières et des espoirs du christianisme, méprisent les lois les plus saintes et les plus universellement respectées et vont grossir ces foules qui constituent un danger et une menace pour la société civile. Le rapport considérait enfin que la seule charité chrétienne animée par un esprit de sacrifice et d'abnégation pouvait conjurer un tel malheur «par de patientes et saintes industries».
Il formulait alors onze motions marquées par un paternalisme alors naturel et plus ou moins inspirées par l'encyclique. Les voici dans leur intégralité: «1) Que les coopérateurs salésiens s'unissent à tous les hommes de coeur et de bonne volonté pour obtenir, là où c'est possible, des dispositions législatives qui modèrent les exigences de la grande industrie, conciliant leurs seuls intérêts légitimes avec l'obligation de respecter les droits sacrés et les devoirs de la maternité. 2) Qu'ils favorisent les associations pour l'amélioration des logements ouvriers. 3) Qu'ils usent de leur influence pour le placement des bambins négligés et abandonnés des classes ouvrières dans des crèches ou des asiles d'enfance, de préférence dans les institutions dirigées par des personnes religieuses, quand leur première bonne éducation maternelle à domicile s'avère impossible. 4) Qu'ils s'efforcent de faire placer les ouvriers dans des officines respectueuses de la foi et de la morale chrétiennes. 5) Que les coopérateurs salésiens patrons d'officines ou chefs d'ateliers prennent un soin particulier des jeunes apprentis qui leur sont confiés comme s'ils étaient leurs propres enfants et leur donnent l'exemple d'une vie effectivement chrétienne. 6) Qu'ils veillent non seulement à leur formation technique, mais à leur éducation religieuse et morale, ainsi qu'à leur hygiène corporelle. 7) Qu'ils promeuvent l'observance du repos et de la sanctification des dimanches et jours de fêtes religieuses d'obligation, en appuyant au mieux les initiatives prises par d'autres en ce sens. 8) Qu'ils s'intéressent à leur fréquentation des catéchismes paroissiaux, des oratoires et des cours du soir catholiques, faisant en sorte qu'ils accomplissent bien leurs devoirs religieux. 9) Que loin de les scandaliser par des grivoiseries, des blasphèmes et des insanités, ils leur inculquent par leurs propos et leur exemple le respect envers Dieu et envers soi-même, la fuite de l'oisiveté et l'amour du travail. 10) Qu'ils les fassent inscrire dès la préadolescence dans des sociétés catholiques de secours mutuel et de prévoyance et les habituent à l'épargne, pour qu'ils ne manquent pas du nécessaire en cas de maladies, puis dans les hasards de la vie et leur propre vieillesse. 11) Qu'enfin, pour déterminer le salaire de leurs travailleurs, ils se conforment aux principes solennellement proclamés par le souverain pontife Léon XIII dans son admirable encyclique Rerum novarum.»5
Rien de révolutionnaire dans ces motions surtout moralisatrices. Le mot justice n'y apparaissait pas, la charité prédominait. On n'y réclamait même pas l'interdiction d'employer de jeunes enfants dans les manufactures et la réduction du temps de travail, qui était alors couramment de dix heures et même de onze heures et demie quotidiennes. Seule la première motion ouvrait une porte en ce sens. C'était tout au moins, dans une assemblée présidée par notre don Rua, le signe d'une grande bonne volonté en faveur des jeunes ouvriers trop souvent ignorés par des patrons qui ne se sentaient nullement concernés par leur éducation.
66.49 La Société Nationale de Patronage des Jeunes Ouvrières |
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Don Rua favorisa durant ces années-là la création autour de Caterina Astesano d'une Mutualité des Jeunes Ouvrières Catholiques.6 Caterina Astesano, célibataire, catholique convaincue et entreprenante, s'était inquiétée du sort des couturières et des autres ouvrières de Turin. Les horaires des couturières, très flexibles, ne dépendaient que des commandes. Le travail se prolongeait dans la nuit et les jours fériés si la clientèle l'exigeait. Leur condition morale et physique la désolait. Avec l'aide de quelques personnes charitables, Caterina créa un oratoire à leur intention. Don Rua, à qui elle s'adressait pour entendre ses avis, ne se contenta pas de la conseiller, il lui envoya des prêtres pour la célébration de la messe et leur tenir des conférences. La conférence la plus réussie fut celle de don Stefano Trione dans l'église de Santa Barbara. L'église s'avéra trop petite pour la foule accourue. Le prédicateur emballa l'auditoire et c'est ainsi que fut créée sur-le-champ une Mutualité des Jeunes Ouvrières Catholiques. Don Rua obtint des Filles de Marie Auxiliatrice pour l'été la mise à la disposition des jeunes ouvrières des deux maisons de Giaveno au pied des Alpes et de Varazze sur la Riviera, afin qu'elles puissent respirer l'air de la montagne et de la mer.
Caterina étendit son action hors de Turin. Elle cherchait des appuis. Don Rua l'aida. «Quant à la demoiselle Astesano, écrivait-il en 1904 au directeur de la maison de Florence, tu peux rassurer l'excellente marquise Alfieri que c'est une personne digne de toute confiance, qui développe une oeuvre digne de tout intérêt de la part des bons, celle de protéger les jeunes ouvrières en leur assurant le repos du dimanche, d'empêcher leur exploitation par un travail trop prolongé au détriment de leur santé physique et morale, etc., etc.» L'oeuvre prenait donc de l'ampleur. Le cardinal Richelmy, archevêque de Turin, l'encourageait, le pape la bénissait. Elle se consolidait au bénéfice des jeunes ouvrières. Dans les difficultés, don Rua ne manquait pas d'encourager Caterina Astesano. Naquit ainsi la Société Nationale du Patronage des Jeunes Ouvrières qui, en 1906, comptait 1505 patronnesses et 15.168 ouvrières, chiffres qui triplèrent entre cette date et la mort de don Rua en 1910.
66.50 La grève de l'établissement Anselmo Poma (1906) |
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Cependant les recommandations de Rerum novarum ne faisaient que lentement leur chemin. Les premières années du nouveau siècle furent tumultueuses dans les régions industrialisées. Les socialistes réclamaient avec raison la réduction du temps de travail dans les fabriques. Le Parlement italien débattait du travail des femmes et des enfants. Au besoin les ouvriers faisaient grève. Mais le patronat chrétien ne se résolvait pas aisément à plier devant la force. A Turin, les vicissitudes de la manufacture textile d'Anselmo Poma entre mai et juillet 1906, où don Rua intervint parfois, sont significatives.7
Anselmo Poma était un grand ami de don Rua. Dans la périphérie de Valdocco sa fabrique de coton employait des centaines d'ouvriers et ouvrières. Il y fut d'abord question d'horaires, puis de salaires. Chez Poma, la journée de travail durait onze heures et demie. En mai 1906, les ouvriers appuyés par la Bourse du travail de la ville avec ses syndicats, demandèrent de la réduire à dix heures, comme c'était le cas dans d'autres fabriques. L'industriel accepta cette diminution, mais imposa en contrepartie de réduire proportionnellement les salaires des ouvriers. Après des tentatives infructueuses pour les faire maintenir à niveau, ouvriers et ouvrières se mirent en grève le 22 mai. Anselmo Poma, grand seigneur, tenait à son autorité: il refusa absolument de céder à la force. Les grévistes résistèrent et s'opposèrent à toute reprise du travail.
Don Rua chercha à calmer.l'industriel. Pour ne pas perdre la face, qu'il confie les tractations à ses fils! Selon don Amadei, le 29 mai il lui aurait écrit: «Excellent Monsieur Poma. L'affaire qui préoccupe actuellement Votre très honorable Seigneurie me tient à coeur, et je me tiens informé de son déroulement. J'apprends que la mauvaise humeur persiste dans la masse des ouvriers. Jeudi dernier [le 24 mai, fête de Marie Auxiliatrice], comme j'ai eu l'occasion de vous le dire, je me suis aperçu que votre santé en souffre. Prenez patience: éloignez-vous pendant quelques jours, sortez de Turin. Votre Seigneurie a des fils très intelligents et très affectionnés, qui vous représenteront très bien. Donnez-leur les instructions qui vous sembleront opportunes: ils vous tiendront informé de ce qui arrivera. En attendant, sortez du tohu-bohu. Agréez mes respects. Tandis que j'implore du Seigneur pour vous la paix et la tranquillité, je vous prie de me croire votre très affectionné et très obligé serviteur et ami. Michele Rua, prêtre.»8 Don Rua recevait des nouvelles par l'entremise de don Rinaldi, son préfet général, qui, avec beaucoup de tact, lui servait d'intermédiaire auprès de l'industriel. Mais le patron ne crut pas devoir se conformer à la suggestion de don Rua.
Il avait beau répéter aux ouvriers que le système des salaires serait ajusté après certaines opérations administratives indispensables, eux n'en démordaient pas. La grève, plus ou moins violente, se poursuivait. Le 19 juin, un referendum l'approuvait à la quasi unanimité des travailleurs. Des éléments subversifs infiltraient la masse ouvrière et soufflaient sur le feu. Ils refusaient les solutions pacifiques et poussaient à l'affrontement. La Bourse du travail dominée par les socialistes les épaulait. Dans les assemblées les esprits s'enflammaient. L'établissement fut mis en véritable siège. Les éléments forts étaient prêts à chasser à coups de pierres ceux qui se disposaient à reprendre le travail.
Cependant les entretiens entre Anselmo Poma et don Rua se poursuivaient. Don Rua persuada l'industriel de lancer un appel aux femmes assorti de bonnes promesses pour qu'elles reprennent le travail. Six cent cinquante répondirent encouragées et soutenues par Caterina Astesano, personnage que nous connaissons. Cent cinquante ouvriers s'y adjoignirent. Une véritable bataille de jour et de nuit s'engagea alors entre les travailleurs et les grévistes. Les ouvrières non grévistes campèrent à l'intérieur de l'établissement. Amadei a décrit les péripéties de la résistance. La Bourse du travail versait des subventions aux grévistes et les poussait à la lutte à tout prix, tandis qu'en face le patron ne désarmait pas. Il envoyait de l'argent à don Rua pour le soutien aux ouvrières enfermées dans la fabrique. Le dimanche 8 juillet, le curé de la paroisse vint y célébrer une messe. Et le patron y assista.
Simultanément les ouvriers de la ville, solidaires de leurs camarades, menaçaient d'organiser une grève générale. Les chefs socialistes s'inquiétèrent alors des complications possibles et se dirent prêts à demander la reprise à condition que la décision paraisse dictée par la Bourse du travail elle-même. On arrivait ainsi à la mi-juillet sans avoir fait un pas ni d'un côté ni de l'autre. Mais, grâce à don Rua, une solution se profila enfin. Le 17 juillet, le journal (de droite) Il Momento pouvait publier une lettre de don Rua assortie d'une déclaration d'Anselmo Poma.
La lettre disait «Pour faire revenir le calme dans les esprits enflammés depuis si longtemps et faire cesser une situation tellement dommageable à la classe ouvrière, je me suis adressé à M. Anselmo Poma pour qu'il veuille bien expliquer ses intentions relatives à ses ouvrières. J'en ai reçu la réponse que je vous communique ici. Confiant de pouvoir, par cette publication, faciliter l'arrangement désiré par tous de cette affaire douloureuse, je vous prie de l'insérer dans votre précieux journal. Certain que Votre Seigneurie partagera avec moi ce sentiment humanitaire, je vous prie d'agréer avec toute ma considération, etc., etc.»
La lettre de Poma expliquait: «La fabrique, pour la reprise du travail, ne peut faire à moins, vu l'état de quasi bouleversement auquel l'établissement est réduit, de son droit de choisir graduellement les ouvriers qui lui peuvent convenir. Les concessions faites depuis le 8 juillet à leur entière satisfaction aux ouvriers qui travaillent actuellement seront étendues à tous ceux que l'on pourra reprendre. Par ces concessions, une augmentation d'environ cinq pour cent par rapport aux tarifs antérieurs est accordée aux tisserandes, aux retordeuses et en partie aux piqurières...»
Selon le même journal, don Rua adressait ce 17 juillet une autre lettre à son directeur annonçant avoir obtenu que l'entreprise reprendrait tous ses ouvriers, en tenant évidemment compte des normes morales toujours requises dans les acceptations; que les cas d'à peine deux cents métiers, cent tisserandes et cent piqurières restaient en suspens, mais que l'on espérait pouvoir les reprendre rapidement et qu'enfin, à condition d'avoir un comportement correct, personne ne serait écarté pour avoir participé à la lutte. Le Momento ajoutait à ces nouvelles: «Nous qui avons toujours défendu la cause de la liberté et de la justice, combattant à visage découvert toutes les tentatives de violence, nous n'avons qu'à nous féliciter d'une solution qui rétablit l'harmonie entre un grand industriel et ses ouvriers, et qui consacre en même temps le triomphe de l'oeuvre paternelle du vénérable prêtre qu'est don Rua et la défaite de la Bourse du travail et de ses plus violents représentants.»9
C'est ainsi que, le 19, Anselmo Poma put assister au défilé des neuf cents ouvrières qui revenaient à l'établissement à la suite d'un arrêt de presque deux mois. Le 21 juillet tous les métiers fonctionnaient parce que toutes les ouvrières étaient rentrées à l'exception de celles qui avaient trouvé de l'emploi ailleurs.
Concluons que don Rua essaya en diverses circonstances au cours de son rectorat de défendre et d'honorer la classe ouvrière. Il avait pour idéal une société certes hiérarchisée, comme il était alors de mise, mais unie dans une bonne entente entre tous. Les rapports humains devaient être réglés par une justice toujours empreinte de charité.
66.50.1 Notes |
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1. Nous suivons ici l'article du Bulletin salésien d'octobre 1891, p. 154-162, intitulé «La France du Travail à Rome».
2. Cité dans le Bulletin salésien, loc. cit., p. 154, note.
3. D'après la traduction de l'article dans le Bulletin salésien, novembre 1891, p. 182.
4. Voir sur ce congrès, ci-dessus, chapitre XIX.
5. Atti del primo congresso internazionale dei Cooperatori Salesiani, Turin, Tipografia Salesiana, 1895, p. 186-188.
6. Informations problématiques dans Auffray, p. 252-257 et, plus sûres, dans Ceria, Vita, p. 437-438.
7. Récit minutieux, touffu et sans doute plus ou moins exact dans Amadei III, p. 247-254. Condensé plus clair et plus crédible dans Ceria, Vita, p. 433-437, que nous suivons ici.
8. Amadei III, p. 249.
9. Copies calligraphiées des lettres de don Rua aux journaux les 16 et 17 juillet en FdR 3926 B3-4. Citations dans Amadei III, p. 252-253.
66.51 La direction des Filles de Marie Auxiliatrice |
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Jusqu'en 1906 l'Institut des Filles de Marie Auxiliatrice fut placé, aux termes de ses constitutions, «sous la dépendance immédiate du supérieur général de la Société de St François de Sales, auquel elles donn[ai]ent le nom de supérieur majeur» (titre II, art. 1). Bien sûr, l'Institut était gouverné et dirigé par un chapitre supérieur, composé de la supérieure générale, d'une vicaire, d'une économe et de deux assistantes, mais ce chapitre demeurait «sous la dépendance du recteur majeur de la congrégation salésienne» (titre III, art. 1).
Don Rua était donc supérieur général de l'Institut et devait veiller à son bon fonctionnement matériel et spirituel. Mère Caterina Daghero (1856-1924), supérieure générale depuis la mort de Mère Marie-Dominique Mazzarello en 1881, s'acquittait fort bien de sa tâche. L'Institut était judicieusement gouverné et se développait admirablement. Mais, comme elle l'avait fait au temps de don Bosco, la Mère générale recourait toujours à don Rua en cas de difficultés. Elle prenait son avis pour l'ouverture des maisons et la création des missions; c'était avec son aide que des conventions étaient établies avec les autorités civiles et ecclésiastiques et avec les diverses administrations.
Ce système respectait les droits des évêques. Il n'en entravait pas l'exercice. Scrupuleux en la matière, don Rua procédait toujours avec une extrême délicatesse. Don Ceria en donnait avec raison pour exemple une lettre qu'il adressait en 1901 à l'inspecteur d'Argentine, Giuseppe Vespignani. Vespignani lui avait demandé comment se comporter dans les problèmes de soeurs avec l'archevêque de Buenos Ayres et sur les autorisations qu'il fallait requérir. Don Rua lui répondit: «Le modus vivendi que je te suggère est de traiter avec simplicité avec le révérendissime archevêque, d'obtenir de lui les autorisations qu'il croit bon d'accorder, de se soumettre respectueusement à lui et d'éviter toute contestation. J'ai déjà répondu à d'autres en ce sens. Nous sommes là pour aider les évêques, les Filles de Marie Auxiliatrice nous viennent en aide et font pour les fillettes ce que les salésiens font pour les garçons. Et, puisqu’elles doivent être formées selon l'esprit de notre commun fondateur et père, je crois que leurs Excellences les évêques voudront seulement nous aider, elles et nous, à faire un peu de bien à la jeunesse pauvre, objet principal de nos soins. Procède donc avec simplicité et prudence, avec une grande déférence envers l'autorité épiscopale, et tout ira pour le mieux.»1
L'Institut continuait ainsi de grandir sous l'égide salésienne, qui le mettait à l'abri des dangers des incertitudes, des abandons et des problèmes économiques. Ce soutien permanent et bienveillant constituait en fait le «pivot de son existence», a-t-on pu écrire.2 La direction salésienne n'avait nullement entravé le libre fonctionnement interne de l'oeuvre. Au contraire, ce régime produisait les meilleurs résultats. Les statistiques étaient éloquentes. L'Institut comptait en 1881, quand Mère Daghero devenait supérieure, 202 professes et 77 novices réparties en 32 centres; et, en 1906, année de la scission entre les deux congrégations, ces chiffres s'élevaient à 2354 professes et 312 novices dans 272 centres.
Don Rua, supérieur majeur des soeurs, considérait le soin spirituel de la branche féminine de la société salésienne comme l'une de ses tâches primordiales. Il encourageait les soeurs par sa présence dans leur maison-mère de Nizza Monferrato à l'occasion des prises d'habits et des cérémonies de voeux, par sa participation à leurs exercices spirituels dans cette maison, au moins lors des discours de clôture, par ses visites à leurs oratoires du dimanche, à leurs écoles et à leurs asiles au cours de ses déplacements en Italie, en Espagne, en France ou en Belgique. Il les agrégeait aux salésiens lors des cérémonies de départs des missionnaires vers l'Amérique organisées chaque année dans l'église Marie Auxiliatrice. Enfin il leur était présent par ses lettres circulaires qui constituent pour la postérité le matériau le plus sûr de son enseignement, car les notes des chroniques, surtout celles transmises par don Amadei, sont sujettes à caution. On peut retrouver dans ces circulaires les intentions, les idées et les sentiments de don Rua à l'égard des Filles de Marie Auxiliatrice.
66.52 Les lettres circulaires de don Rua aux Filles de Marie Auxiliatrice |
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Le fonds Don Rua des archives salésiennes conserve trente-cinq lettres circulaires signées par lui aux Filles de Marie Auxiliatrice.3 Ces lettres étaient en majeure partie occasionnelles. La liste de ces lettres occasionnelles est instructive sur le soin apporté par notre recteur majeur à l'information de l'Institut. Ainsi, le 24 août 1888, don Rua présentait aux soeurs leur nouveau livre de prières; le 1er février 1890, il leur racontait l'audience que Léon XIII lui avait accordée le 22 janvier précédent; le 6 juin de cette même année, il les prévenait de l'ouverture du procès de béatification de don Bosco à Turin en leur spécifiant les prières qu'elles auraient à réciter matin et soir pour que tout se passe au mieux; le 29 juin 1891, il les remerciait de leurs voeux à l'occasion de sa fête cinq jours plus tôt; le 21 novembre suivant, il leur expliquait comment solenniser le jubilé de l'oeuvre salésienne le 8 décembre de cette année-là; le 19 mars 1892, il les prévenait de la tenue de leur chapitre général en août suivant; le 25 mars 1894, il préfaçait les «délibérations» de leurs chapitres généraux, document, écrivait-il, que les directrices devront étudier et commenter à leurs soeurs; le 16 juillet 1897, il s'étendait sur le vingt-cinquième anniversaire de la naissance de leur institut en 1872; le 15 octobre 1897, il leur communiquait les grâces accordées par le Saint Siège pour sa célébration dans leurs divers centres; le 10 janvier 1898, il leur rappelait le dixième anniversaire de la mort de don Bosco; le 31 janvier 1899, il les prévenait de l'ouverture prochaine de leur chapitre général, avec élections au chapitre supérieur; le 21 novembre 1899, il leur annonçait qu'à la suite de la mort du procureur général Cesare Cagliero, leur directeur général Giovanni Marenco occuperait ce poste à Rome et que Clemente Bretto serait désormais directeur général de l'Institut; le 22 février 1903, il leur parlait du couronnement solennel de Marie Auxiliatrice dans son église de Turin en mai suivant, grand événénement pour toute la Famille salésienne; le 22 janvier 1905, il leur annonçait la tenue de leur chapitre général au cours de l'été; enfin, le 29 septembre 1906, il remerciait un certain nombre d'entre elles pour leurs voeux et leurs prières à l'occasion de la Saint Michel. On le voit, don Rua accompagnait ses salésiennes dans les événements marquants de leur vie collective.
Don Rua soignait surtout ses lettres d'étrennes aux Filles de Marie Auxiliatrice. Je n'en ai pas repéré pour les années 1889 et 1891. Le 6 janvier 1890, on ne découvre qu'une circulaire de quatre grandes pages sur les lectures bonnes ou mauvaises, d'ailleurs surtout à l'adresse des enseignantes.4 Mais, à partir de 1892, les étrennes du supérieur majeur devinrent systématiques. Elles figurèrent alors, dans un premier temps, entre 1892 et 1901, sous la forme de préfaces à leurs catalogues annuels (elenchi) paraissant en janvier. Puis, notre maître spirituel voulant s'épancher plus à loisir, entre 1902 et 1905 les étrennes furent imprimées à part dans de petits fascicules pour être distribuées vers le 1er janvier. Ces lettres d'étrennes étaient organisées autour d'un thème central. On nous excusera de lrs énumérer, car s'y trouvent exprimées les principales préoccupations spirituelles de notre don Rua à l'égard des Filles de Marie Auxiliatrice. Elles portaient en 1892 sur la merveilleuse extension de leur Institut, signe de la protection divine ; en 1893, sur la charité nécessaire à l'intérieur de chaque communauté, qui doit constituer «une petite famille»; en 1894, sur l'union indispensable avec les supérieures et les consoeurs; en 1895, sur les oratoires du dimanche, qui, «dans l'Institut, doivent être considérés comme l'un des moyens principaux et des plus efficaces pour promouvoir le bien et exercer la charité envers le prochain»; en 1896, sur les morts imprévues, à la suite de celles, dans un accident de chemin de fer au Brésil, de Mgr Lasagna, de son secrétaire, de mère Teresa Rinaldi et de ses compagnes, avec les considérations: «Soyez prêts, car le Fils de l'Homme viendra alors qu'on ne s'y attend pas», et: «Faisons le bien alors que nous en avons le temps» . En 1897, la lettre annuelle devenait une exhortation à bien observer la «sainte Règle», ainsi que les Délibérations, «don précieux que le Seigneur vous fait», «votre guide sur le chemin de la perfection religieuse», «lien d'union entre vous toutes»; en 1898, la reprise d'un discours de don Bosco aux premières soeurs en 1872: détachement de sa volonté propre, franchise avec les supérieures, modestie religieuse; en 1899, une invitation à s'imprégner des «aimables et splendides vertus» de don Bosco à l'occasion de la publication en 1898 du premier volume des Memorie biografiche; en 1900, pour l'année sainte qui s'ouvrait, une incitation à purifier et sanctifier son âme en évitant toute faute délibérée et en suivant attentivement la sainte Règle; en 1901, une exhortation bien argumentée à vivre dans la sainteté durant le nouveau siècle et, pour cela, remplir son coeur de l'amour de Jésus Christ et du désir de l'imiter. En 1902, don Rua s'étendit longuement sur la santa allegria (sainte allégresse), tellement conforme à l'esprit de don Bosco, une joie qui, non seulement rendra les soeurs heureuses, mais leur facilitera le service de Dieu; en 1903, sur l'imitation des vertus du Sacré Coeur de Jésus, qui disait de lui-même: «Je suis doux et humble de coeur» (Mt XI, 29). En 1904, don Rua disserta sur la vie de foi, dans des pages semées de citations bibliques exhortant à penser à Dieu tout au long de la journée. Enfin, en 1905, il consacra son étrenne spirituelle à la patience, vertu que l'on comprend souvent mal, et qui doit être nourrie de charité. En 1906, la scission en cours entre les deux instituts déconseilla à don Rua d'écrire sa lettre habituelle de voeux aux religieuses.
Toutes ces circulaires étaient imprégnées d'affection paternelle. Don Rua les adressait à ses buone (bonnes), care (chères), carissime (très chères) et même dilettissime (bien aimées) - en Jésus Christ, bien entendu - Filles de Marie Auxiliatrice. Et il les signait volontiers: «Votre très affectionné en Jésus Christ», et même (le 31 décembre 1903): «Votre Père très affectionné en Jésus-Christ». Le ton était bien celui d'un père parlant à des enfants qu'il portait dans son coeur.
Le contenu de ces circulaires, d'ordinaire concret, rejoignait les soeurs dans leurs activités quotidiennes d'enseignantes, d'éducatrices de fillettes ou de petits enfants, d'infirmières, et aussi de cuisinières, de lingères, d'économes dans les asiles ou les collèges, et jusque dans leurs lointaines missions américaines. Elles-mêmes se retrouvaient dans les enseignements de don Rua sur la vie religieuse, sur la vie communautaire et ses humbles exigences. Leur orientation spirituelle était nettement eschatologique. Au terme de la vie terrestre, se profile toujours le salut ou la perdition éternelle. «Nous avons été créés par Dieu, mes bonnes Filles, qui nous a donné une âme pour le connaître, lui la Vérité et le Bien absolus, pour l'aimer et le servir, afin d'atteindre un jour la vraie félicité éternelle, où notre esprit soulevé dans une extase d'amour, jouira des ineffables douceurs du paradis.»5 Dans la vie spirituelle de la religieuse, la vertu occupe une place centrale. C'est par elle, qu'il s'agisse de la patience, de l'abnégation, de la religion, de la foi et surtout de la charité, que la Fille de Marie Auxiliatrice progresse dans la sainteté vers la vie éternelle. Par exemple, don Rua décrivait fort bien la vertu de religion et ses exigences dans sa présentation aux soeurs de leur nouveau livre de prières le 24 août 1888:
«Puisque l'occasion m'en est donnée, je vous exhorte chaleureusement, mes bonnes Figliuole en Jésus Christ, à mettre en pratique la recommandation que nous a faite notre Divin Sauveur, de toujours prier et de ne jamais nous lasser (Luc XVIII). Mais vous me demanderez: - Comment pouvons-nous toujours prier? - Je vous réponds avec les saints interprètes et les maîtres spirituels en disant qu'il y a trois manières de pouvoir toujours prier. Premièrement en acquérant l'habitude, c'est-à-dire la vertu ou l'esprit de prière. Car, de la même manière que l'on qualifie de charitable une personne qui a contracté l'habitus, la facilité, la rapidité de produire des actes de charité, et pratique toujours cette vertu quand l'occasion s'en présente, celui qui a la vertu ou la disposition de prier chaque fois qu'il le doit et qu'il le peut, sera dit à juste titre être toujours en prière, comme le veut le Seigneur, parce qu'Il tient compte de la bonne volonté. L'habitude d'abord, puis l'esprit de la prière assidue, s'acquiert en priant souvent, surtout quand la Sainte Eglise et la Règle l'exigent.» Les deux autres manières de toujours prier n'étaient que des procédés pour entretenir cet habitus vertueux. Don Rua continuait: «Ensuite on s'acquitte du précepte de toujours prier par le recours fréquent aux oraisons jaculatoires qu'ont recommandées chaleureusement tous les maîtres spirituels et par lesquelles nous élevons vers Dieu notre esprit et notre coeur et nous unissons à Lui. - Enfin, on observe la divine recommandation de la prière continue en accomplissant tout travail et toute action avec diligence et par amour de Dieu, comme nous y exhorte saint Paul (I Cor. X, 31; Col. III, 37). Bède le Vénérable écrit: 'Prie toujours qui accomplit tout selon le bon plaisir de Dieu'. Et saint Basile: 'Qui oeuvre toujours bien prie toujours.' Et l'on oeuvre toujours bien, quand on se soumet à la volonté de Dieu.»6
Don Rua savait donc se montrer doucement exigeant envers ses «bonnes filles».
Un peu trop méticuleux aussi à notre goût, quand, dans sa conclusion de l'étrenne pour 1904 sur la vie de foi, il invitait les soeurs à vivre toute la journée entre ciel et terre. Que Dieu soit la première pensée de leur journée et que ses premières heures lui soient consacrées, fort bien! Mais que leurs occupations «résonnent souvent du nom de Jésus et de celui très doux de la Vierge sa Mère». Qu'en conséquence: «Ne vous saluez pas sans invoquer Jésus dans vos coeurs», «Les heures sonnent et voilà un souvenir de la vie de Marie et une pensée sur Jésus», ces conseils observés à la lettre par des âmes scrupuleuses suscitaient des comportements artificiels plutôt étrangers à l'esprit de don Bosco. Dans les mêmes pages, don Rua se montrait un peu plus réaliste quand il remarquait que les murs de leurs maisons ornés de tableaux religieux et les images pieuses dont elles garnissaient leurs livres les élevaient naturellement vers Dieu; que l'habit qu'elles portaient disait qu'elles étaient séparées du monde «pour être toutes à Jésus»; que le crucifix de leur profession religieuse, avec Jésus en croix, leur «appren[ait] ce que d[evait] être leur propre vie». Il en déduisait: «Comment pourrais-je supposer que vous n'ayez pas habituellement des pensées de foi, si de la foi vous parlent sans cesse ce que vous voyez, ce que vous entendez, ce que vous faites, ce que vous êtes vous-mêmes?»7
Don Rua ne se contentait donc pas d'administrer de loin l'Institut des Filles de Marie Auxiliatrice. Il lui infusait une spiritualité, «une ascétique typiquement salésienne», selon l'observation de soeur Maria Esther Posada dans une communication sur «la formation spirituelle des Filles de Marie Auxiliatrice (1881-1922)», présentée à Vienne lors d'un séminaire européen en 2003. L'Institut restera longtemps marqué par cette ascétique.
66.53 La séparation se dessine |
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Mais un jour viendra où don Rua devra accepter une douloureuse séparation. Le 29 septembre 1906, il adressera simplement ses remerciements pour les voeux de la fête de saint Michel aux ottime (excellentes) Filles de Marie Auxiliatrice. Les adjectifs affectueux care, carissime, dilettissime, avaient disparu.8
En effet, cette année-là il avait dû renoncer à son titre de supérieur majeur de l'Institut des Filles de Marie Auxiliatrice. Conformément à des dispositions romaines, cet Institut ne faisait plus partie de la Société salésienne. Il serait tout à fait autonome. C'était, après la disparition des directeurs confesseurs de leurs subordonnés, une deuxième grave blessure au legs de don Bosco, que don Rua aurait tellement voulu transmettre intact à ses successeurs. Mais, comme don Ceria l'a bien remarqué, notre recteur majeur ne se comporta pas de la même manière dans les deux cas. Alors que, dans celui des confessions, quand la mesure romaine se préparait, il se démena pour en freiner et en affaiblir l'application, quitte à enfin s'incliner docilement devant la volonté romaine et à ne plus tolérer d'échappatoires; dans celui-ci au contraire, il se maintint à une certaine distance, laissant aux soeurs le soin d'agir comme bon leur semblait. Certes, on le verra, les salésiens aidaient les soeurs. Et lui-même souffrait sans aucun doute de la tournure que prenait l'application du règlement romain, mais il gardait son calme, demeurant prêt à les inviter à une parfaite et religieuse soumission.
Voici les péripéties de cette histoire relativement complexe. Elle démontre que, quoi que l'on dise parfois aujourd'hui, les Filles de Marie Auxiliatrice ne prirent jamais l'initiative de la séparation, bien au contraire. A la fin du dix-neuvième siècle, à Rome, on penchait de plus en plus à rendre les congrégations féminines indépendantes des congrégations masculines. La multiplication des congrégations à voeux simples poussait le Saint Siège à prendre des mesures pour les bien discipliner. Le 28 juin 1901, la Congrégation des Evêques et Réguliers promulgua un décret alignant les normes auxquelles devraient se plier ces congrégations pour obtenir l'approbation de leurs constitutions. Le document commençait par les mots Normae secundum quas, qui serviraient à le désigner. Or son article 202 établissait qu'une congrégation féminine à voeux simples ne pouvait dépendre d'une congrégation masculine de même nature, ce qui était le cas de l'Institut des Filles de Marie Auxiliatrice. Le procureur salésien à Rome prit peur. Il imagina que les voeux des soeurs étaient canoniquement nuls. Le procès verbal de la réunion du chapitre supérieur du 30 juillet 1901 nous informe: «On lit une lettre de don Marenco qui, à la suite d'une conversation avec le cardinal (un blanc), avertit que, canoniquement, les voeux de nos soeurs sont nuls, et donc qu'il faut faire approuver leur Institut par Rome, ainsi que leurs constitutions pour qu'elles restent sous notre direction. Il y a aussi danger qu'elles soient séparées de nous.»9 Don Rua s'efforça alors simplement de bien régulariser la situation existante. Une circulaire du préfet général Filippo Rinaldi aux inspecteurs et directeurs à la date du 1er octobre 1901 leur donna au nom du Recteur Majeur des directives concernant les Filles de Marie Auxiliatrice: «Que leurs habitations soient bien séparées de celles des salésiens; que leurs confesseurs ne soient jamais le directeur ou une personne ayant des relations avec elles; si elles se confessent dans une église publique, que leurs confesseurs soient bien habilités.»10
Puis l'affaire s'enclencha. En 1902, le cardinal Gotti, préfet de la Congrégation des Evêques et Réguliers, demanda à don Rua un rapport détaillé sur la situation de l'Institut des Filles de Marie Auxiliatrice, c'est-à-dire un exemplaire de leurs constitutions et des «délibérations» de leurs chapitres généraux, leur approbation par les Ordinaires, des informations sur leur origine et le but poursuivi, sur son personnel, son règlement, sa situation matérielle et financière. Tout fut exécuté ponctuellement. Les soeurs y ajoutèrent même un catalogue de leurs activités dans chacune de leurs maisons. Puis, en 1904, le cardinal Ferrata, nouveau préfet de la Congrégation des Evêques et Réguliers, répéta cette requête. Mieux, le 10 mai 1905, par lettre au procureur Marenco il enjoignit l'Institut au nom du Pape de modifier ses constitutions pour les rendre conformes au décret Normae secundum quas. Le 14 mai, le procureur transmit cette lettre à don Rua. Le 24 suivant, il fut convoqué par l'Auditeur de la Congrégation, qui, après lui avoir donné quelques explications, se dit chargé de lui communiquer qu'on avait bien pris la mesure des services rendus par les salésiens à l'Institut des Filles de Marie Auxiliatrice et de la valeur des résultats salutaires et abondants qu'ils avaient ainsi obtenus, mais qu'il n'était plus possible de continuer dans les conditions de son apparition et de son développement. Il lui ordonnait donc au nom de la Congrégation de modifier les constitutions de l'Institut en leur appliquant les règles des Normae secundum quas.11
Le 25 mai, don Rua descendit vers Rome, via Pise et Livourne. Le 28, il présiderait dans l'oeuvre salésienne de la ville la fête de son vingt-cinquième anniversaire, jour où l'on y solenniserait Marie Auxiliatrice. Il en profita - selon don Amadei, qui a peut-être raison12 - pour s'entretenir au début de juin avec le cardinal Ferrata sur le problème de la séparation qui se dessinait entre l'Institut des Filles de Marie Auxiliatrice et la Société salésienne. Le cardinal s'efforça de le tranquilliser en lui disant qu'il s'agissait essentiellement d'une séparation matérielle.
66.54 L'alerte de l'été 1905 |
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Les semaines passant, la mise en application des constitutions modifiées allait s'imposer dans la pratique. Et les problèmes surgiraient à la fois pour les salésiens et pour les soeurs. Des secousses s'ensuivraient. Les actes du chapitre supérieur salésien permettent de les reconstituer en détail. Le procès verbal de la réunion du 21 août 1905 sous la présidence de don Rua et en la présence du directeur général de l'Institut Clemente Bretto, les souleva crûment. Le voici:
«Don Bretto dit qu'il devra bientôt faire l'acquisition d'une propriété pour les Soeurs et désire que le chapitre supérieur lui suggère la conduite à tenir. A ce propos divers capitulaires observent que la situation est très grave. Ils disent que des maisons actuellement habitées par des Filles de Marie Auxiliatrice sont en partie la propriété exclusive des salésiens qui ne pourront ni ne devront les céder. Il y a aussi des maisons appartenant aux salésiens, mais qui ont été données pour les Filles de Marie Auxiliatrice ou acquises en partie ou en totalité avec de l'argent des Filles de Marie Auxiliatrice; elles pourront leur être cédées ou il conviendra de les leur céder. On dit que D. Rinaldi [préfet général] prépare une liste bien détaillée. - Sur ce, on en vient à remarquer que l'Institut des Filles de Marie Auxiliatrice est une part importante de l'oeuvre de don Bosco, qu'il faudrait donc être attentifs à ne pas le dénaturer. En le réformant il importe de recourir à tous les moyens pour maintenir intacts le but, le caractère et l'esprit qui leur ont été infusés par le fondateur Il conviendrait de faire ressortir de ces procès verbaux [de séances] que les salésiens n'ont rien laissé passer sans réfléchir sur une question de pareille importance. Quelqu'un fait alors remarquer que cela concerne le seul Recteur Majeur. Don Rua enchaîne: - Eh bien, j'ai recours à vous et je vous demande votre aide pour pouvoir remplir au mieux mon rôle dans cette affaire. Le chapitre accepte et invite le prosecrétaire [Gusmano] à rédiger une copie des constitutions préparées par don Marenco afin de pouvoir les étudier. Don Rua désirerait aussi que D. Marenco lise au chapitre la lettre par laquelle il a été chargé de ce travail.»13
Le problème des Filles de Marie Auxiliatrice reparut en chapitre une dizaine de jours plus tard. Lors du conseil du 2 septembre, le procureur Marenco commença par retracer dans les termes que nous connaissons la genèse de la tâche que lui avait assignée la Congrégation des Evêques et Réguliers. «Puis, nous apprend le procès verbal de la séance, le chapitre supérieur, qui avait lu les nouvelles constitutions préparées par don Marenco, - après quelques remarques sur divers articles qui pourraient être éliminés ou modifiés, afin d'éviter de répéter dans les constitutions ce que prescrivent des décrets particuliers et qu'on n'a pas à y insérer, - observe qu'il faudrait faire remarquer trois choses. 1° La congrégation des Filles de Marie Auxiliatrice a été à l'origine l'oeuvre de D. Bosco, lequel a pensé ainsi faire pour les fillettes et les jeunes filles ce que les salésiens font pour les garçons et les jeunes gens selon un dessein harmonieux et complet. L'Institut a reconnu en D. Bosco son fondateur et père. D. Bosco en mourant l'a recommandé à son successeur, qui, jusqu'à ce jour, a exercé sur lui un ministère de surveillance paternelle, sans gêner le fonctionnement de son organisme interne, et que cela a donné de bons résultats, comme en témoignent son merveilleux développement, ainsi que les recommandations de divers évêques et un Bref de Léon XIII. - 2° Actuellement, des milliers de jeunes filles se sont consacrées à Dieu dans l'Institut avec la persuasion et la confiance d'être soutenues par les soins paternels du successeur de D. Bosco, soins et appuis devenus par la force de l'habitude quasi nécessaires à la vie de l'Institut. Un grand nombre de ses maisons - surtout dans les pays de missions - disparaîtraient sans cet appui. Pour la direction spirituelle assurée généralement par des salésiens, on s'est toujours conformé aux canons et maintenu en accord avec les évêques. L'interruption pourrait nuire au renom des deux instituts. - 3° Quant à l'avenir, tout en étant pleinement disposés à se soumettre aux décisions du Saint Siège, il serait à désirer que, pour la tranquillité des Filles de Marie Auxiliatrice et pour leur bien spirituel et matériel, on laisse au successeur de D. Bosco l'autorité paternelle dont il a joui jusqu'ici ou bien une autorité analogue ou même plus forte au titre de délégué du Saint Siège.
«On conclut en demandant que tout soit simplement exposé au prochain chapitre général des Filles de Marie Auxiliatrice et qu'elles agissent alors comme il leur semblera opportun. Mais ne pas oublier ce que dit Battandier, expert en ce genre d'affaires, que souvent la meilleure façon d'aboutir consiste à bien faire connaître les choses telles qu'elles sont vraiment, non pas comme on les imagine, et à savoir les exposer et les mettre en oeuvre dans les termes voulus.»14
66.55 L'annonce aux Filles de Marie Auxiliatrice |
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Grandes étaient les appréhensions des soeurs depuis que le bruit d'une séparation éventuelle d'avec les salésiens avait commencé de courir. Don Rua avait décidé de ne pas leur en parler avant leur cinquième chapitre général, qui devait se tenir en ce mois de septembre à Nizza Monferrato.15 Prévoyant leurs réactions, il proposa à leur directeur général Clemente Bretto de réunir les membres de ce chapitre au cours des exercices spirituels préparatoires et de leur révéler avec le maximum de prudence la nouvelle situation de leur Institut. Clemente Bretto s'exécuta le 4 septembre. L'effet produit par cette communication inattendue ressort d'une lettre envoyée le lendemain à don Rua par la secrétaire générale au nom de la Mère générale Caterina Daghero et des (futures) capitulaires. Elle disait entre autres: «L'annonce d'une possible soustraction des Filles de Marie Auxiliatrice à la dépendance du successeur de Don Bosco, bien que donnée de manière charitable et avec une extrême prudence, a plongé toute l'assemblée dans une indicible consternation.» Suivait une supplique destinée à empêcher la fracture, supplique résumée par le cri: «Oh, cher Père, ne nous abandonnez pas!» Afin que chacune puisse manifester son opinion personnelle, un vote secret avait été organisé, pour que toutes déclarent si elles voulaient ou non continuer dans l'obédience à don Bosco et à son successeur légitime. Toutes avaient répondu: oui.
Le 8 septembre, don Rua se rendit à Nizza pour ouvrir le chapitre et le présider, conformément aux constitutions des soeurs Au cours de la séance d'ouverture, il parla de la lettre et du vote, se disant ému et consolé par l'une et par l'autre, mais il ajouta aussitôt: «Toutefois, nous obéissons à notre sainte mère l'Eglise. S'il était vivant, don Bosco voudrait que nous obéissions à la sainte Eglise, même si elle nous demandait quelque chose de différent de ce qu'il avait établi.» Pendant le chapitre, le procureur Marenco présenta aux capitulaires le texte des constitutions modifié par ses soins, les invitant à donner leur avis sur les changements introduits. Constater que la séparation se réalisait concrètement les désola. Elles le dirent au procureur.
A Rome, don Marenco fit part à la Congrégation des Evêques et Réguliers de l'impression produite par la lecture de son projet et de certains désirs que quelques capitulaires avaient exprimés par écrit. Son rapport surprit, si bien qu'il fut autorisé à introduire dans le texte les désirs exprimés, en y joignant les motifs donnés sur un feuillet à part. La note s'achevait en ces termes: «Afin de maintenir dans l'Institut l'union, la régularité et l'esprit du fondateur, le Recteur Majeur des Salésiens, successeur actuel de Don Bosco de sainte mémoire, continuera d'exercer à son égard une direction et une vigilance paternelles, sans en aucune manière porter préjudice aux droits qui, aux termes des sacrés canons, appartiennent aux Ordinaires.» 16
Mais les salésiens devraient abandonner certaines illusions. La séparation des biens des deux congrégations ne suffisait pas, une séparation totale s'imposait, précisait alors le cardinal Ferrata en conversation avec don Stefano Trione. Sinon une mesure sévère tomberait.17
66.56 La séparation effective des biens des deux Instituts |
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Le 25 novembre 1905, par circulaire strictement réservée aux inspecteurs, après avoir résumé l'historique de l'affaire, don Rua rappela que la Congrégation des Evêques et Réguliers lui avait ordonné de procéder avec son chapitre à «la séparation administrative et disciplinaire des deux oeuvres». Quant à la séparation totale des biens qui, si on la brusquait, générerait des frais énormes, elle se fera, écrivait-il, en accord avec la Congrégation, «alla volta», c'est-à-dire progressivement. C'est ainsi que des asiles dont les salésiens étaient propriétaires avaient déjà été cédés aux Filles de Marie Auxiliatrice. Don Rua expliquait alors comment procéder dans les maisons où résidaient des soeurs pour la cuisine, la buanderie et la lingerie: ou bien embaucher un personnel masculin, ou bien trouver pour les soeurs à proximité un appartement qui leur permettra d'assurer leurs services sans être logées sur place. Afin que la séparation administrative soit assurée, il faudra dans ce cas - cela allait de soi - rétribuer suffisamment les Filles de Marie Auxiliatrice.
Pour permettre la séparation disciplinaire, continuait don Rua, les Filles de Marie Auxiliatrice sont parvenues cette année à installer des inspectrices pour toutes leurs maisons. En conséquence, les directrices (qui dépendaient jusqu'à un certain point des salésiens) devront désormais s'adresser à elles et, par leur intermédiaire, à leur propre chapitre supérieur. Si d'autres problèmes se posaient, il faudrait attendre l'avis de la Congrégation romaine, car «on ne veut s'écarter si peu que ce soit de ses saintes prescriptions».18
66.57 Les démarches à Rome des Filles de Marie Auxiliatrice |
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Sur le conseil des salésiens, les Filles de Marie Auxiliatrice tentèrent alors d'agir par elles-mêmes. Le 4 décembre don Rua fit lire à son chapitre une lettre de leur Mère Générale où, au nom de son conseil et de tout l'Institut, elle protestait de la manière la plus formelle de vouloir demeurer dans les conditions de leur fondation par don Bosco et suppliait de ne pas les abandonner. Elles ne demandaient pas de dépendre d'une congrégation masculine, en l'occurrence la Société salésienne, remarquait-on, mais uniquement du successeur de Don Bosco. On pouvait donc leur proposer d'aller à Rome, de s'entendre avec un avocat, de lui exposer leurs désirs et de suivre ses conseils.19
Elles ne se firent pas prier. Quelques jours après, le 13 décembre, le chapitre apprenait que la mère générale était arrivée à Rome pour tenter de convaincre la Congrégation des Evêques et Réguliers de la nécessité de demeurer liées aux Salésiens.20. Au vrai la Mère Daghero, sa secrétaire Vaschetti et Marina Coppa, l'une de ses conseillères, feraient trois choses dans cette ville: elles procèderaient à une révision minutieuse du texte des nouvelles constitutions à soumettre au jugement de la Congrégation, elles prépareraient un long mémoire destiné à être remis aux cardinaux de cette Congrégation accompagné d'un exemplaire imprimé de ces constitutions, elles rendraient visite aux Eminences et autres prélats concernés pour leur expliquer les conditions réelles de leur Institut. Le mémoire illustrerait et motiverait leurs désirs, tels que nous les connaissons déjà. Le 15, l'Assistante Marina Coppa, dans une lettre à don Rua, lui rendait compte d'un entretien qu'elles venaient d'avoir avec le cardinal Vivès, membre de la Congrégation des Evêques et Réguliers. «Don Bosco vous a fondées, c'est là votre véritable force, mais aujourd'hui l'Eglise applique d'autres règles pour le gouvernement des congrégations féminines. Il est vrai que vous faites un grand bien, que vous êtes des apôtres dans le monde et que, si vous n'aviez pas été bien dirigées, vous ne vous seriez pas développées de façon aussi prodigieuse.» Le cardinal avait clos l'entretien en souriant. «Mais don Bosco continuera à vous aider depuis le paradis. On dit que les fondateurs voient comme dans un miroir ce qui advient ici-bas de leurs congrégations. Il s'emploiera donc à ce que tout se passe conformément à la volonté de Dieu et pour le bien des âmes.»21 Les soeurs se sentant un peu seules et le postulateur Marenco ayant beaucoup de travail, le 18 don Rua décida de leur dépêcher don Bertello pour les aider dans leurs tâches22. Cette annonce les réconforta. Le 19, la secrétaire Luisa Vaschetti écrivait déjà au directeur général Clemente Bretto: «J'ai entendu dire que demain nous arrivera le très révérend D. Bertello, et Deo gratias! Comme on s'aperçoit que nous avons des supérieurs qui nous aiment bien! Quant à moi, chaque fois que j'y pense, je sens renaître en moi la vocation de me faire Fille de Marie Auxiliatrice dans l'Institut fondé par D. Bosco, où j'ai l'espoir de persévérer jusqu'à mon dernier jour.»23
Puis les soeurs tentèrent d'obtenir l'appui du pape Pie X lui-même. Au cours de la matinée du 7 janvier 1906, Pie X reçut en audience particulière Mère Daghero et ses adjointes. L'extrême amabilité du Saint Père ouvrit le coeur de la Supérieure, qui lui manifesta les craintes communes écoutées avec beaucoup d'attention. Le pape se montra satisfait des explications qu'il entendait et leur répéta quatre ou cinq fois de rester tranquilles. Comme certaines de ses expressions semblaient laisser entendre qu'elles auraient pu continuer à avoir leur Supérieur salésien, l'une d'elles demanda la permission de communiquer aux soeurs de Turin cette nouvelle, qui les consolerait dans leur extrême affliction: «Non, dit Pie X, ne dites rien, priez et restez tranquilles.» Elles remirent alors au pape la supplique rédigée par leur chapitre général de septembre. Et, au moment de se retirer, elles virent déjà cette supplique entre ses mains.24 Les nouvelles constitutions furent remises le 12 janvier à la Congrégation des Evêques et Réguliers. Les soeurs n'avaient plus qu'à attendre son verdict.
Entre temps, le conseiller scolaire général Francesco Cerruti, qui devait régler certains de leurs problèmes avec le ministère italien de l'Instruction Publique, tentait le 1er avril, lors d'une audience pontificale, de défendre à son tour la position des Filles de Marie Auxiliatrice et recueillait de bonnes paroles. Mais finalement, toutes ces démarches pour obtenir un assouplissement s'avèreraient vaines. Les constitutions des Filles de Marie Auxiliatrice furent corrigées pour être rendues strictement conformes au décret Normae secundum quas. Le 26 juin, la Congrégation ordonna de communiquer les dernières modifications au supérieur général des salésiens et de lui remettre, ainsi qu'à l'archevêque de Turin, les nouvelles constitutions corrigées sur l'ordre du pape. La lettre à don Rua datée du 17 juillet disait:
Révérendissime Père. - On remet ci-jointes à Votre Paternité les constitutions des Filles de Marie Auxiliatrice corrigées, sur l'ordre du Saint Père, par les soins de cette Congrégation des Evêques et Réguliers. Et l'on vous fait part de la volonté de Sa Sainteté que ces constitutions soient exactement observées dans ledit Institut, étant abrogées les anciennes constitutions et délibérations capitulaires, dans la mesure où elles ne concordent pas avec les constitutions nouvelles. Un autre exemplaire de ces constitutions a déjà été transmis à l'Eminentissime Archevêque de Turin avec le mandat de remettre à la Modératrice du susdit Institut les dispositions relatives du Saint Père. - Le Cardinal soussigné se réjouit de pouvoir à cette occasion assurer Votre Paternité de la bienveillance spéciale du Saint Père envers la méritante Congrégation des Salésiens de Don Bosco, et, avec toute son estime, il vous dit - Au plaisir. D. Cardinal Ferrata, Préfet.25
Les soeurs n'avaient plus qu'à se soumettre en pleurant. La Mère Générale, devant écrire le 20 août à don Rinaldi pour une question administrative, en profita pour décharger son coeur. Elle disait: «Nous avons vécu jusqu'ici comme des filles soumises aux dispositions de nos Vénérés Supérieurs, jouissant de leur affection paternelle, de leur douce compassion, autant de fois que nous en avions besoin, et maintenant... Maintenant l'épreuve est survenue. Mais c'est justement dans les duretés de cette épreuve que nous avons vu que le coeur de nos Supérieurs n'a pas changé et qu'au contraire sa tendresse et sa compassion envers les pauvres Filles de la Madone et de Don Bosco ont encore augmenté. Cette pensée nous réconforte. C'est un baume pour notre esprit certes résigné, mais profondément consterné.»26
66.58 La séparation effective |
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Don Rua s'était retiré dès juillet des affaires de l'Institut. Le 29 septembre il saisit l'occasion de la Saint Michel Archange pour annoncer leur nouveau statut aux Filles de Marie Auxiliatrice. Afin de désamorcer une probable dramatisation, il choisit de s'exprimer avec une certaine bonhomie et sur un mode détendu.
En ce jour de ma fête patronymique j'ai l'intention de vous faire un cadeau en vous donnant la joyeuse annonce que, d'ici peu, vous recevrez de votre très révérende supérieure générale les constitutions de l'Institut des Filles de Marie Auxiliatrice, fondé par Don Bosco. Elles ont été revues l'an dernier lors de votre cinquième chapitre général, puis modifiées par la Sacrée Congrégation des Evêques et Réguliers conformément aux Normes émanant de cette Congrégation à la date du 28 juin 1901. Comme l'Institut des Filles de Marie Auxiliatrice s'est notablement développé, le Saint Siège l'a considéré dans sa bienveillance comme l'un de ceux destinés à recevoir l'approbation pontificale et à dépendre directement de lui. Veuillez donc recevoir les nouvelles constitutions avec la plus grande vénération et comme un signe de l'intérêt qu'éprouve à votre égard le Vicaire de Jésus Christ. Etudiez-les et, surtout, pratiquez-les pour devenir de bonnes religieuses conformément aux saintes intentions de l'Eglise. Maintenez-vous dans l'esprit de notre Père Don Bosco, qui était tout respect, toute obéissance, toute affection envers le Souverain Pontife et les autres Pasteurs.27
Quelques jours après, le chapitre supérieur salésien s'occupa de la séparation en cours lors de sa séance du 3 octobre. Des instructions seraient envoyées aux maisons sur cette séparation. En outre, selon le procès verbal, on expliquerait à la Mère Générale que le recteur majeur, conformément aux désirs du Saint Siège, aimerait que l'on retire les soeurs de toutes les maisons où elles ne sont pas suffisamment séparées des locaux salésiens ou, au moins, que la Supérieure obtienne directement les autorisations nécessaires ou encore quelque répit dans la mise aux normes.
Quant à don Rua, il mandait le 5 octobre sa parfaite soumission au cardinal Ferrata, préfet de la Congrégation des Evêques et Réguliers. Voici sa lettre, bon échantillon de ses relations épistolaires avec les dignitaires ecclésiastiques:
Eminence. - Par lettre N. 17358/15 de Votre Eminence en date du 17 juillet 1906, mais remise plus tard, j'ai reçu les constitutions des Filles de Marie Auxiliatrice corrigées sur l'ordre du Saint Père. J'ai maintenant appris de la Supérieure Générale dudit Institut que, le 22 septembre dernier, Son Eminence le Cardinal Archevêque de Turin lui avait communiqué un autre exemplaire de ces constitutions, comme Votre Eminence me l'avait signalé. - Je crois qu'il ne faudra pas beaucoup de mots pour vous certifier que les fils de Don Bosco exécuteront scrupuleusement et de bon coeur non seulement les volontés du Saint Père, mais aussi ce qu'il désire. - Je saisis l'occasion qui m'est offerte pour renouveler l'expression des sentiments de ma profonde vénération envers Votre Eminence. Et, tandis que je baise en esprit votre sainte pourpre, j'ai l'honneur de pouvoir me professer, de Votre Eminence, le très humble et très obéissant serviteur. - Michel Rua, prêtre, Recteur Majeur de la Pieuse Société Salésienne. 28
Le 15 octobre, depuis Nizza Monferrato, Mère Daghero communiqua aux Filles de Marie Auxiliatrice leurs nouvelles règles, rassemblées dans un petit fascicule intitulé non sans arrière-pensée: Costituzioni dell'Istituto delle Figlie di Maria Ausiliatrice fondate da D. Bosco (Constitutions de l'Institut des Filles de Marie Auxiliatrice fondées par D. Bosco). Seule cette mention des origines les rapprochait désormais des salésiens. La supérieure n'en soufflait mot, mais il ressortait du document que don Rua cessait d'être leur supérieur général.29
Puis, le 21 novembre de cette même année 1906, don Rua adressa aux inspecteurs et aux directeurs les directives voulues pour mettre au point la séparation en cours entre salésiens et Filles de Marie Auxiliatrice. Après une courte introduction notre recteur rassemblait les normes édictées en huit points dûment numérotés selon sa coutume.
1° Comme les autres congrégations féminines, elles [les Filles de Marie Auxiliatrice] ne doivent dépendre d'aucune congrégation d'hommes, mais de leur Supérieure Générale assistée par son propre Chapitre, sous la vigilance directe de la Sacrée Congrégation des Evêques et Réguliers, conformément à leurs nouvelles constitutions et aux très saints canons.
2° Elles doivent avoir une administration et une comptabilité tout à fait distinctes et séparées. Toutefois, là où elles oeuvrent à la cuisine et à la lingerie, elles doivent être rétribuées comme n'importe quelle autre congrégation qui rendrait ces services.
3° Là où, pour ces travaux, les Salésiens et les Soeurs auraient des habitations voisines, elles doivent avoir une entrée séparée et aucune communication avec leurs propres habitations. S'il s'élevait quelque doute d'irrégularité, que l'inspecteur prie l'Ordinaire de vérifier les lieux pour donner les instructions qui conviennent.
4° Leurs habitations doivent être considérées comme leurs propriétés et, à ce titre, soumises aux impôts et aux frais de réparations, etc. Quant à leur cession légale, les choses ne se feront que progressivement, car tout ne peut se faire en une seule fois à cause de l'énorme dépense qu'entraînerait ce transfert. Pour les nouvelles maisons, dont elles pourraient avoir besoin, elles en feront l'acquisition en leur propre nom.
5° Toutefois, comme les Filles de Marie Auxiliatrice ont en commun avec les Salésiens l'esprit et le fondateur, on maintiendra entre elles et nous une grande charité, une reconnaissance et un respect mutuels, mais sans aucun droit de supériorité ou devoir de dépendance.
6° Pour ce qui est du spirituel, elles dépendent des Ordinaires respectifs, auxquels il revient de nommer les confesseurs, directeurs, etc. Les Salésiens ne pourront s'occuper de leur direction que s'ils en ont été chargés par l'Ordinaire du diocèse où elles résident. Cela vaut pour les Filles de Marie Auxiliatrice comme pour toute autre congrégation féminine.
7° Les Filles de Marie Auxiliatrice peuvent recourir au service des Salésiens, avec les autorisations nécessaires, comme les autres religieuses, surtout pour être aidées à conserver l'esprit de notre commun père Don Bosco. Quand elles voudront bénéficier des services des Salésiens, il conviendra qu'elles en fassent la demande à l'Ordinaire.
8° Que les supérieurs salésiens, par l'exemple et par la parole, fassent comprendre à leurs subordonnés qu'ils n'ont pas à se rendre dans les communautés religieuses féminines, sauf par obéissance et après avoir reçu les permissions voulues, qu'ils n'ont pas à s'y arrêter plus qu'il n'est nécessaire et qu'ils doivent toujours s'y comporter de manière édifiante.
J'ai confiance que la pratique de ces normes tournera à la plus grande gloire de Dieu et au bien des âmes, ce que notre vénéré Père nous a enseigné à rechercher en toutes nos affaires, en toutes nos actions.
Daigne la Vierge Marie, dont on célèbre aujourd'hui la Présentation au temple, nous rendre toujours plus dignes de nous présenter et de servir dans la maison de Dieu, par la ferveur dans la piété et la pureté de nos âmes. Priez-la, s'il vous plaît, pour votre très affectionné en Jésus et Marie. - Michel Rua, Prêtre.30
Les numéros 5, 6 et 7 réglaient les nouvelles relations entre salésiens et salésiennes tenues à se soumettre aux hiérarchies locales. Mais on y ressentait le ferme désir de don Rua de maintenir chez les Filles de Marie Auxiliatrice leur bien le plus précieux: l'esprit de leurs origines, l'esprit de don Bosco.
Pour l'heure les salésiennes n'avaient pas obtenu davantage. La guidance paternelle du successeur de leur fondateur, qu'elles auraient tellement désiré conserver, ne leur avait pas été accordée.
Mais elles étaient tenaces et don Rua ne les oubliait pas, loin de là. Les preuves sont multiples. Contentons-nous des mois de septembre et d'octobre 1907. En septembre 1907, les Filles de Marie Auxiliatrice eurent à Nizza Monferrato leur premier chapitre après la séparation. L'évêque d'Acqui le présida. Elles élurent leurs supérieures, puis cherchèrent à obtenir la participation des salésiens. Don Marenco arriva le 18 et don Rua le 26 pour la clôture. Son discours développa la prière: «O Seigneur, enseignez-moi la bonté, la discipline, la science.» Et les capitulaires signèrent une déclaration de filiale dévotion à don Bosco et à don Rua au nom de tout l'Institut.31 Un mois après, le 24 octobre, don Rua adressait ses encouragements dans l'église de Marie Auxiliatrice à un groupe de salésiennes qui se disposaient à partir en missions. «Allez travailler dans votre champ d'apostolat, mais seulement pour la gloire de Dieu et le bien des âmes», leur recommandait-il en substance. Et, deux jours après, une trentaine de Filles de Marie Auxiliatrice étaient associées aux cinquante missionnaires salésiens pour la cérémonie traditionnelle d'adieux dans la même église. Enfin, le lendemain 27, don Rua adressait encore une allocution particulière aux salésiennes de l'endroit. «Travaillez pour la plus grande gloire de Dieu», retenaient-elles.32
Si bien que, onze ans après la fracture, le 19 juin 1917, les soeurs obtenaient un décret du Saint Siège par lequel le recteur majeur des salésiens était nommé Délégué apostolique auprès des Filles de Marie Auxiliatrice. L'administration de l'Institut resterait autonome et les droits des évêques seraient sauvegardés, mais, tous les deux ans, le recteur majeur ou son délégué devrait visiter les maisons des Filles de Marie Auxiliatrice paterno consilio. Mère Daghero était alors toujours en charge. Au cours de l'audience qu'il lui accordait le 14 janvier 1919, le pape Benoît XV lui demanda ce qu'elle pensait de ce décret. «Vous avez répondu à mon plus profond désir, Très Saint Père», répondit-elle en substance.33 C'était en effet à la lettre le voeu de guidance paternelle salésienne souhaité par les capitulaires de septembre 1905. Les Filles de Marie Auxiliatrice revivraient ainsi tant soit peu l'heureux temps où don Rua les suivait et les conseillait dans leur admirable développement.
66.58.1 Notes |
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1. M. Rua - G. Vespignani, Turin, 12 septembre 1901, FdR 3945 B7-8.
2. Ceria, Vita, p. 405.
3. Leurs microfiches se retrouvent en FdR 3987 C8 à 3992 B9. Le catalogue, qui les date avec soin, permet de les repérer commodément.
4. FdR 3987 D3-5.
5. Lettre du 31 décembre 1903, p. 7.
6. FdR 3987 C8-D1.
7. Circulaire du 31 décembre 1903, p. 35; FdR 3990 C1.
8. Récit de l'affaire dans Annali III, p. 646-666 et dans Ceria, Vita, p. 403-413.
9. Verbali del Capitolo Superiore, 30 juillet 1901, FdR 4243 C3.
10. Circulaire Rinaldi, 1er octobre 1901, FdR 4070 A3-4.
11. Ce paragraphe d'après le récit de don Marenco au chapitre supérieur, au cours de la séance du 2 septembre 1905, FdR 4245 B7-8.
12. Amadei III, p. 156-157.
13. FdR 4245 B5.
14. Procès verbal du chapitre supérieur, 2 septembre 1905, loco cit.
15. Pour ce paragraphe, je suis Ceria, Vita, p. 407-413.
16. Ceria, Vita, p. 408. Voir la lettre G. Marenco - M. Rua, Rome, 18 septembre 1905, FdR 4598 D6-8.
17. Selon un procès verbal groupé des actes du chapitre supérieur entre le 2 et le 10 octobre 1905, FdR 4245 C5.
18. Circulaire aux inspecteurs, Turin, 25 novembre 1905; FdR 3975 D7-10. Cette circulaire n'a pas été insérée dans le recueil de 1910.
19. Verbali del Capitolo Superiore, 4 décembre 1905, FdR 4245 D4.
20. FdR 4245 D7.
21. Lettre Marina Coppa-don Rua, Rome, 15 décembre 1905, FdR 4591 B1-8. Voir Annali III, p. 655.
22. Verbali del Capitolo Superiore, 18 décembre 1905, FdR 4245 D8.
23. Annali III, p. 656.
24. D'après la relation de la secrétaire Luisa Vaschetti, Annali III, p. 656.
25. Annali III, p. 658-659.
26. Annali III, p. 659-660.
27. Circulaire aux Filles de Marie Auxiliatrice, Turin, 29 septembre 1906, FdR 3991 A8-9.
28. Ed. Annali III, p. 661.
29. Mère Caterina Daghero; circulaire du 15 octobre 1906, FdR 4610 A 8-9.
30. L. C. p. 357-359.
31. D'après Amadei III, p. 342-343; Ceria, Vita, p. 412.
32. D'après Amadei III, p. 351-352.
33. M. Wirth, Don Bosco et la Famille salésienne, Paris, 2002, p. 404.
66.59 La Tunisie |
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Don Rua ne se contentait pas de multiplier les présences salésiennes sur le continent américain. Il eut l'audace de créer des oeuvres nouvelles en Afrique et jusqu'en Asie.
L'Algérie avait vu arriver les salésiens en 1891. Le cardinal Lavigerie regrettait alors que don Rua eût préféré Oran à Carthage en Tunisie, malgré une promesse que don Bosco lui avait faite à Paris en 1883. En 1894 son successeur, Clément Combes (Lavigerie étant mort en 1892) obtint de lui sans difficultés en 1895 et 1896 l'installation des salésiens à La Marsa, dans les environs de Tunis, puis à Tunis même.
Les affaires furent menées rondement. Le 11 août 1894, le chapitre supérieur acceptait une offre du nouvel archevêque.1 Une convention entre l'archevêque de Carthage et don Rua en date du 7 décembre suivant stipulait dans son premier article: «L'Archevêque de Carthage confie aux Salésiens de Don Bosco la Direction de l'Orphelinat agricole Perret actuellement installé à La Marsa, Tnnisie.»2 L'Institut Perret, du nom de son fondateur, le lyonnais Perret, était une maison étroite pour une dizaine d'orphelins, mais disposait d'un vaste terrain. L'archevêque demandait d'y dépêcher un prêtre et deux collaborateurs ecclésiastiques ou laïcs, qu'il s'engageait à rétribuer «au nom du diocèse». Et il verserait annuellement quatre cents francs pour chaque orphelin «confié par le diocèse» (art. 3). Dès le 31 décembre, le directeur nommé Antonio Josephidis (1861-1919), accompagné du coadjuteur Serafino Proverbio, embarquait en Sicile vers Tunis et La Marsa. Or ce directeur était entreprenant. Il accueillit bientôt une vingtaine d'autres jeunes, obtint du chapitre supérieur l'autorisation de construire des locaux un peu spacieux et un jour viendra vite où, au Valdocco, en 1898, Mgr Combes accueillera favorablement la proposition de don Rua de laisser créer à La Marsa des classes secondaires. Nous sommes là à l'origine d'une oeuvre qui donna de belles vocations salésiennes, parmi lesquelles se distinguera Louis Mathias, futur archevêque de Madras (1887-1965).
A Tunis même, à la suite d'une convention entre l'archevêque et don Rua datée du 4 mars 1896, les salésiens s'installaient en ville où ils se voyaient confier la chapelle Sainte-Lucie, point de départ de la paroisse du Rosaire avec ses florissants oratoires.3 Et les soeurs salésiennes prenaient la direction d'une oeuvre à La Manouba, relativement proche de La Marsa.
Entre le 23 et le 30 mars 1900, au cours d'un voyage très réussi en Tunisie don Rua pourra se féliciter du succès de ces récentes fondations dans le pays.4
66.60 L'Association Nationale Italienne à Alexandrie d'Egypte |
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Si nous passons de la Tunisie à l'Egypte, nous nous trouvons aussitôt devant un organisme présent dans tout le Proche-Orient et sur lequel don Rua s'appuiera volontiers au risque d'italianiser ouvertement les oeuvres salésiennes dans la région. L'«Association Nationale pour secourir les Missionnaires Italiens Catholiques» - tel était son titre officiel - avait alors pour secrétaire un savant égyptologue dénommé Ernesto Schiaparelli. Cette Association Nationale créée par des personnalités ouvertement catholiques et favorisée par le gouvernement italien avait été reconnue ente morale (personne morale) par décret royal daté du 12 novembre 1891. Cette reconnaissance lui donnait les coudées franches dans ses démarches politiques.
Depuis 1887 pour le moins, il était question d'envoyer des salésiens en Egypte, comme en témoigne une lettre du cardinal préfet de la Congrégation de Propaganda Fide Giovanni Simeoni du 26 février 1887.5 Italiens et Maltais foisonnaient à Alexandrie. La dépravation précoce de nombreux jeunes de cette ville désolait certains observateurs, notamment franciscains, qui préconisaient la création d'un centre salésien d'arts et métiers pour les former humainement et chrétiennement. Ernesto Schiaparelli était du nombre. En 1890, il entrait déjà en correspondance avec don Durando à qui il écrivait: «Il y a à Alexandrie des centaines d'enfants abandonnés de toutes nationalités et de toutes religions, mais surtout des Italiens et des Maltais, pour lesquels apprendre un métier et recevoir un peu d'éducation signifierait leur salut.»6 Et il proposait aux salésiens les services de l'Association Nationale.
En 1895, don Rua chargea don Antonio Belloni, alors en Italie, de trouver à Alexandrie un terrain pour le centre salésien d'arts et métiers désormais projeté là-bas. Don Belloni jeta son dévolu sur un espace constructible du quartier Bab-Sidra. L'affaire fut compliquée par la concurrence française d'une école de Frères des Ecoles Chrétiennes. Mais les salésiens obtinrent l'appui du vicaire apostolique Mgr Corbelli et, par là, du Saint-Siège. Finalement, fut établi à Turin un accord, qui mérite d'être reproduit ici, étant donné que, en promouvant - non sans raison tactique, car il leur épargnait toute dépendance française - leur italianisation, il engageait jusqu'à un certain point l'avenir des oeuvres salésiennes dans tout le Proche-Orient. Le document, intitulé: «Convention entre le Révérend Supérieur Général de la Congrégation des Salésiens et l'Association Nationale pour secourir les Missionnaires Catholiques italiens», disait:
Aujourd'hui 1er mars 1897, entre le soussigné Très Révérend Don Michele Rua, Supérieur Général de la Congrégation Salésienne et le soussigné Professeur Ernesto Schiaparelli, en tant que Secrétaire Général et Représentant de l'Association Nationale pour secourir les Missionnaires Catholiques Italiens, il a été convenu ceci.
L'Association Nationale s'oblige à payer la location du local de l'Institut Professionnel d'arts et métiers et toutes les dépenses afférentes pour l'installation et le maintien du sous-dit Institut. De son côté le Très Révérend Supérieur de la Congrégation Salésienne s'oblige à pourvoir le personnel idoine audit Institut que l'Association Nationale a l'intention d'établir à Alexandrie d'Egypte.
1° Dans ledit Institut, l'étude de la langue italienne sera obligatoire pour tous les élèves.
2° Comme externes, on y admettra des enfants de toute nationalité et de toute religion.
3° On commémorera les jours anniversaires de la naissance de leurs Majestés le Roi et la Reine d'Italie, ainsi que le jour du Statuto [fête nationale en Italie].
L'Institut jouira d'une pleine autonomie pour tout le reste.
La présente convention vaut pour un an à partir de ce jour et s'entend renouvelée indéfiniment d'année en année, sauf dédite de l'une des parties, au moins trois mois avant l'échéance annuelle.
Pour confirmation:
Le Supérieur Général de la Congrégation Salésienne. Signé: Michele Rua, Prêtre.
Le Représentant de l'Association. Signé: Professeur Ernesto Schiaparelli.7
Don Ceria commentera en 1943 les avantages (au moins provisoires... ) de cette solution, qui mettait l'Institut salésien sous la coupe de l'Association Nationale Italienne. «Dans les Instituts ainsi administrés par l'Association les religieux en place ne sont pas considérés comme missionnaires, mais simplement comme enseignants. L'Association représente l'école soit devant les autorités apostoliques [le Saint-Siège], soit devant le gouvernement local et les autorités consulaires italiennes. En conséquence les religieux ont pleine autonomie vis-à-vis des autorités consulaires. Tout se limite vis-à-vis du consulat à des gestes de déférence, comme il se doit pour tout bon citoyen.»8 Notre historien ne prévoyait pas le temps pourtant proche où les salésiens présents ne seraient plus seulement italiens et surtout où toute la région revendiquerait son autonomie politique et culturelle.
66.61 Constantinople et Smyrne |
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Quelques années après Alexandrie, don Rua s'entendit avec l'Association Nationale pour créer simultanément deux fondations en Turquie, l'une à Constantinople, l'autre à Smyrne. La convention pour Constantinople fut signée conjointement entre don Rua et le professeur Schiaparelli le 20 juillet 1903. Don Rua s'engageait à ouvrir en septembre de cette année à Constantinople une école élémentaire pour garçons, à laquelle s'ajouteraient l'année suivante une section d'arts et métiers, puis graduellement d'autres sections à sa convenance. L'Association verserait avant le 15 septembre une indemnité de 7000 lires pour les frais d'installation, fournirait le matériel scolaire, laisserait à l'Institut ses revenus et lui assurerait son soutien matériel et moral.9
Le 26 juin précédent, par le truchement de Schiaparelli, l'Association Nationale avait proposé à don Rua pour le mois d'octobre à venir deux écoles de garçons fondées à Smyrne par le gouvernement italien en 1878. Elles périclitaient «faute d'éducation chrétienne». L'Association s'en chargerait aux mêmes conditions que les écoles d'Egypte et de Tripolitaine.10 Don Rua et son chapitre s'empressèrent de donner une réponse positive au secrétaire Schiaparelli, si bien que le procès verbal de la réunion du chapitre supérieur du 21 août 1903 enregistrait déjà que «les Salésiens partiront en septembre pour prendre en charge les écoles de Smyrne.»11
Mais, pour nos salésiens, tout n'alla pas pour le mieux en Turquie. Le 21 août 1905, le chapitre supérieur faisait état d'une plainte du consul italien à Schiaparelli. Ce consul se disait peu satisfait du travail des salésiens à Smyrne: il en attendait davantage. Comme les classes devraient rouvrir le 5 septembre, on demanderait par télégraphe à don Cardano à Alexandrie de se rendre à Smyrne pendant deux ou trois semaines afin de mettre classes et ateliers en route. Le chapitre était aussi invité à réfléchir sur le directeur à envoyer dans cette oeuvre.12
De son côté l'Association Nationale peinerait à honorer ses annonces financières pour cette même oeuvre de Smyrne, comme en témoignent les documents des années suivantes, notamment un «Promemoria sur la maison de Smyrne» non signé mais daté du 17 février 1906. Le ton était plutôt rageur. Le passif de l'oeuvre s'élevait à un montant de 35 à 40 mille francs. En conséquence il faudrait supprimer au moins provisoirement le cours commercial, qui était le plus coûteux, à supposer que l'Association veuille maintenir son chèque annuel de six mille francs, «à peine suffisant pour l'école populaire de la Pointe». Cette mesure ne pouvait paraître «injuste». Elle ne l'était pas, disait le Promemoria, parce que l'Association Nationale avait été la première à déroger à la convention a) en modifiant l'article sur le matériel scolaire, b) en supprimant les dépenses pour l'eau, le gaz et le pétrole du chauffage.13
66.62 L'Association Nationale et les oeuvres salésiennes de Palestine |
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Cependant, le professeur Schiaparelli et notre recteur majeur jetaient leurs regards sur les oeuvres salésiennes de Palestine, seules au Proche-Orient à n'être pas encore concernées par l'Association Nationale. En ce début de siècle, la conjoncture politique favorisait un changement dans le système des protectorats. Le gouvernement français devenu anticlérical abandonnait sans états d'âme son antique protectorat sur les catholiques et les missions catholiques dans la région. Il suffirait de faire passer les maisons de Bethléem, Beitgémal, Crémisan et Nazareth sous protectorat italien pour rendre possible un contrat les agrégeant aux bénéficiaires de l'Association Nationale pour secourir les Missionnaires Catholiques Italiens. L'affaire fut traitée à Constantinople et à Rome.14 L'Italie s'entendra avec la France par l'intermédiaire de leurs ambassadeurs respectifs. Comme il fallait l'accord du Saint-Siège auprès duquel l'Italie n'avait pas de représentant diplomatique, l'Association se chargea de la démarche.
Tant et si bien que, le 9 septembre 1904, don Rua signait conjointement avec Schiaparelli une convention qu'il vaut la peine de traduire ici, à cause de ses futures répercussions sur le personnel salésien arabe de Palestine.
Considérant 1° que, comme il résulte des actes enregistrés au Consulat Royal d'Italie de Jérusalem les immeubles de Bethléem, Crémisan, Beitgémal et Nazareth avec tout ce qui y est contenu ayant appartenu au regretté Chanoine Belloni, sujet italien, sont passés en propriété, étant saufs les droits de la Propaganda, de divers individus privés, tous sujets italiens; 2° qu'en pareilles circonstances les immeubles eux-mêmes et les Instituts qui y sont installés doivent se trouver politiquement sous le Protectorat naturel et direct du Consul Royal d'Italie;
entre le Très Révérend Don Michele Rua, Supérieur des Salésiens, représentant la Communauté elle-même, et le Professeur Ernesto Schiaparelli, Secrétaire de l'Association Nationale pour secourir les Missionnaires Catholiques Italiens et représentant d'icelle, on est parvenu à la convention suivante:
Article 1° Le Très Révérend Don Michele Rua place tous les Instituts Salésiens de Palestine sous le Protectorat exclusif des Consuls Royaux d'Italie.
Article 2° Le même Don Rua s'oblige: 1° à ajouter à l'Institut de Bethléem un cours technique et commercial; 2° à reconnaître comme obligatoire l'enseignement de la langue italienne, qui, avec la langue du pays, sera la langue officielle des Instituts en usage dans la conversation et par les enseignants dans l'enseignement de toutes les matières; 3° à hisser le drapeau national dans tous les Instituts, en un endroit central et éminent, tous les jours de fêtes et pour les anniversaires de Leurs Majestés les Souverains d'Italie.
Article 3°. Aux directeurs desdits Instituts est expressément réservée une pleine autonomie en matière religieuse, morale, éducative, disciplinaire et didactique, mais ils s'honoreront des Visites des Délégués de l'Association venus constater les bons résultats de l'enseignement et des Visites et des Interventions des Consuls Royaux, en particulier dans les circonstances solennelles.
Article 4° L'Association, de son côté, à titre d'encouragement, s'oblige: a) à verser auxdits Instituts un subside annuel de douze mille lires, payable par tranches trimestrielles de trois mille lires; b) à fournir le matériel scolaire italien strictement nécessaire auxdits Instituts.
Article 5°. La présente convention entrera en vigueur le 15 octobre 1904, et s'entendra renouvelée indéfiniment d'année en année, à moins de dédite de l'une des parties trois mois avant l'échéance normale.
La présente convention est rédigée à Turin le 9 septembre 1904 en deux exemplaires originaux signés par l'une et l'autre parties.
Michele Rua, Prêtre, Rect. Maj. de la Pieuse Société de St Fr. de Sales.
Ernesto Schiaparelli, secrétaire général A. N. p. s. M. C. I.15
On soulignera dans les considérants l'affirmation que tous les propriétaires des maisons salésiennes de Palestine sont supposés être Italiens et, à l'article 2, l'obligation d'y utiliser la langue italienne dans la conversation et dans l'enseignement de toutes les matières. Des résistances étaient prévisibles dans un monde palestinien hétérogène. Mais Turin prétendait les ignorer.
Pour l'heure, en 1904, à l'annonce du contrat, le directeur de Bethléem, don Carlo Gatti, qui n'appréciait pas le changement de protectorat et s'entendait bien avec le consulat français, démissionna.16 Quant à celui de Nazareth, le Père Athanase Prun (1861-1917), qui était français et avait du tempérament, il refusa toute dépendance italienne et tenta de rentrer sous protectorat français, ce qui amènera Schiaparelli à amputer d'un quart son allocation annuelle aux maisons de Palestine.17
Mais un jour viendra, sous le rectorat de don Albera, où, le mouvement arabiste aidant, les disciples arabes de don Belloni rappelleront à leurs supérieurs qu'ils n'ont jamais été Italiens et refuseront de catéchiser leurs petits compatriotes dans une langue qu'ils comprenaient mal ou pas du tout. En 1917-1918, au temps de l'inspecteur Luigi Sutera (1869-1948) qui ne les aimait pas, et quand la Turquie sera entrée en guerre contre l'Italie, ils iront jusqu'à prendre le pouvoir à Bethléem. Les salésiens italiens de Beitgémal et de Bethléem souffriront alors, parfois dénoncés par leurs confrères. La rébellion arabe sévèrement matée en 1919 par le visiteur Pietro Ricaldone entraînera le transfert d'une partie des prêtres salésiens arabes dans le clergé du Patriarcat latin.
Don Rua, sans y avoir vraiment pensé, aura ainsi servi la cause de l'italianité destinée à fleurir orgueilleusement sous Mussolini entre les deux guerres mondiales. Et les salésiens, enferrés par leur convention de 1904 avec l'Association Nationale italienne, manqueront leur inculturation pourtant très souhaitable au Proche Orient.18
66.63 Les salésiens en Chine |
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Durant les premières années du vingtième siècle don Rua fit pénétrer ses salésiens en Extrême Orient, en Chine dans l'enclave portugaise de Macao et à Mylapore près de Madras en Inde.
Dans les rangs salésiens des années 1890, il était de notoriété publique que don Bosco, en octobre 1886, parlant de missions en Chine avec don Arturo Conelli (1864-1924), l'avait désigné pour se rendre un jour là-bas.19 L'intéressé en avait parlé à un ami jésuite de la Civiltà cattolica, le Père Francesco Zaverio Rondina, qui lui avait proposé de préparer l'opinion à l'arrivée des salésiens par l'envoi à Macao et Hong Kong d'une documentation sur don Bosco et son oeuvre. Des articles s'ensuivraient dans la presse locale.20 Don Rua encouragea don Conelli à le satisfaire.21 Don Conelli expédia donc au Père Rondina les biographies de don Bosco par Charles d'Espiney et Albert du Boÿs, une brochure de Mgr Spinola, ainsi que quelques circulaires de don Rua.
La greffe prit. Neuf ans après, le nonce apostolique à Lisbonne Andrea, évêque titulaire de Damiette, transmettait à don Rua la requête suivante de l'évêque de Macao, Mgr Giuseppe Emanuele de Carvalho, datée du 2 avril 1899: «Il me manque un orphelinat pour garçons, où on leur enseignerait arts et métiers, pour voir si par ce moyen on réussirait à attirer des enfants pauvres, qui bien éduqués pourraient avoir la grâce de la conversion à notre sainte religion. A cet effet, j'ai pensé à l'Institut de Don Bosco. Je viens donc recourir à l'aide et à la protection de Votre Excellence pour cette entreprise, et demander la faveur d'obtenir du Supérieur Général de l'Institut deux ou trois frères pour commencer, car les moyens sont réduits. Et, quand Votre Excellence m'y autorisera, je m'adresserai à lui pour nous mettre d'accord sur les conditions de leur venue ici.»22 Il n'était pas possible d'envisager une oeuvre salésienne réduite à deux ou trois coadjuteurs, c'eût été contraire aux constitutions, observa don Rua: la participation d'un prêtre pour le moins s'imposait. Mais il était d'accord sur le principe. Le 20 juin 1899, le nonce répondait déjà que Mgr de Carvalho - probablement de passage à Lisbonne - acceptait d'ajouter aux coadjuteurs de l'orphelinat au moins un prêtre et quelques clercs.23 Don Conelli paraissait tout désigné pour conduire l'expédition chinoise. Don Rua lui mandait le 4 décembre suivant: «Si tu le crois opportun, sur un mode mi-plaisant mi sérieux, tu pourrais parler au cardinal Vanutelli de ta désignation par don Bosco pour la première maison salésienne en Chine et des tractations actuelles pour Macao.»24 Mais l'évêque de Carvalho mourut.
Son successeur, Mgr João Paulino de Azevedo, qui avait eu l'occasion d'admirer les ateliers salésiens de Lisbonne, était informé des démarches de Mgr de Carvalho. Depuis Macao, il écrivit à don Rua - en portugais - le 17 avril 1904: «J'accepte pleinement la convention projetée entre le Très Révérend Supérieur Général et mon prédécesseur, dont j'ai eu connaissance à l'occasion de mon récent passage à Lisbonne. L'oeuvre sera destinée à des orphelins chinois pour y apprendre un métier. Elle comportera un foyer d'enfants d'Européens ou de Portugais de Macao en majeure partie destinés au commerce. Ils y recevront une instruction et une éducation primaires, et iront au séminaire accompagnés par un surveillant pour suivre des cours de commerce. [...] Pour commencer à fonctionner sous la direction des Salésiens il semble qu'il faille prévoir pour le moins un directeur, trois surveillants et trois chefs d'ateliers: tailleurs, cordonniers et typographes. C'est le personnel qui me paraît indispensable [...]» Et l'évêque souhaitait qu'un des surveillants soit capable d'enseigner la musique et de diriger une fanfare.25
Don Rua prépara tout, mais attendit un document en forme pour laisser partir ses missionnaires vers la Chine. Un projet de convention en douze points, établi par l'évêque de Azevedo et valable pour sept ans, fut enfin rédigé à Macao le 29 décembre 1905. Don Rua enverrait là-bas au moins un directeur, un surveillant et quatre frères laïcs pour la direction et l'administration d'un orphelinat (art. 1). L'enseignement serait donné en portugais dans les classes et les ateliers (art. 3) Pour la discipline interne de l'établissement, toute liberté serait laissée au directeur choisi par don Michel Rua (art. 4). Les dépenses seraient à la charge de l'évêque (art. 6). Celui-ci obtiendrait du gouvernement des voyages gratuits (art. 9).26 L'expédition désormais acquise devait être conduite par don Conelli. Il attendait depuis vingt ans! Malheureusement pour lui, en ce début de janvier 1906, la maladie le retint en Italie. Finalement les missionnaires pour Macao, confiés aux soins de son confrère don Luigi Versiglia (1873-1930), embarquèrent à Gênes le 17 janvier 1906.
Arrivé à destination, la première tâche de Luigi Versiglia sera de conclure la convention en tant que représentant de don Rua. Il en retrouva les douze articles et les signa à Macao conjointement avec l'évêque le 20 février 1906.27
Malheureusement don Versiglia devrait bientôt renoncer à quelques illusions, peut-être en raison de la situation politique progressivement bouleversée au Portugal, métropole de Macao. En effet, sous prétexte de calmer les troubles causés par les républicains sous le régime discrédité du roi Charles Ier (1889-1908), entre 1906 et 1908 ce pays fut soumis à la dictature de João Franco. Puis, le 1er février 1908, Charles Ier et son fils, prince héritier, furent assassinés; et Manuel II, 16 ans, succéda à Charles Ier. On imagine les tensions politiques et nationalistes suscitées par ces événements dans la petite colonie chinoise. Ici «tout pour le Portugal», écrira don Versiglia le 22 novembre 1908 dans le rapport à don Rua dont nous allons faire état.
Au fait, tout avait bien commencé. Le 6 mai 1906, dans une lettre à don Rua, don Versiglia s'était félicité de l'ouverture d'un «oratorio festivo».28 «La nostra opera prospera», avait annoncé l'évêque de Macao à don Rua le 16 novembre suivant.29 Mais, après l'euphorie des débuts la situation des salésiens italiens à Macao s'était dégradée. L'évêque avait introduit dans la structure de l'orphelinat un comité aux ordres du gouvernement, expliquait don Versiglia en 1908. Contrairement à la convention les salésiens n'étaient plus libres. Il faudrait donc modifier cette convention, souhaitait notre salésien, et lancer une véritable mission dans la région. Pour cela, il demandait à don Rua trois clercs qui apprennent le chinois et soient destinés à une mission proprement dite en Chine. Il fallait dans ce dessein obtenir l'appui de la Congrégation de la Propaganda Fide et de la Société Nationale pour secourir les missionnaires italiens catholiques. D'ailleurs, pensait-il, l'évêque attendait la fin du septennat pour congédier les salésiens italiens. Il convenait de sortir à temps de l'impasse où l'on s'était fourvoyé.30
Les événements politiques précipitèrent les choses. Au Portugal, le roi Manuel II (1908-1910) renonça au régime dictatorial de João Franco, mais fut bientôt renversé par un coup de force militaire. Et les révolutionnaires de proclamer la République le 5 octobre 1910. Une Constituante dissout alors les congrégations religieuses, rompt les liens entre l'Eglise et l'Etat, annonce l'enseignement laïque et obligatoire, accorde le droit de grève... . En conséquence, dans la métropole et les colonies, on se mit à chasser les religieux de leurs couvents. Les salésiens de Macao expulsés à leur tour en 1911 s'en iront dans la direction de Hong Kong. Mais la Providence veillait. Par ce malheur, le voeu missionnaire de don Versiglia était enfin exaucé. Les salésiens purent s'établir en territoire chinois dans la région de Heung-Shan, entre Macao et Canton. Nous sommes là à l'origine de l'oeuvre proprement missionnaire des salésiens en Chine.
66.64 En Inde |
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L'introduction des salésiens en Inde, précisément à Mylapore, près de Madras, au début de 1906, a été le résultat d'une longue suite de tractations entre l'évêque du lieu et don Rua.31
Le 6 décembre 1898, l'évêque de Mylapore Antonio Di Barroso écrivait (en français) une longue lettre à don Rua pour lui demander des salésiens dans son diocèse. Il s'y prenait adroitement en évoquant les intentions de don Bosco sur les Indes. «Je connais les Pères Salésiens dont j'ai eu l'occasion d'apprécier les oeuvres. C'était l'ardent désir de Don Bosco de fonder une maison aux Indes. [...] Je prends donc la liberté, Révérend et cher Père, de vous inviter à ouvrir un orphelinat à Bandel, aux bords de l'Hoogly: j'ai là une belle église et un ancien monastère très vaste, avec des dépendances que je mets tout entier à votre disposition; il me semble que Bandel répondra admirablement aux exigences de vos institutions pour jeunes indigènes comme à Beitgémal en Palestine. En second lieu, j'ai un collège fréquenté par 300 élèves de toute religion et, à côté, un séminaire pour la formation de jeunes Européens et surtout des natifs destinés au clergé du diocèse: je vous en offre aussi la direction.»32 Selon une annotation de sa main en tête de cette lettre, don Rua répondit à l'évêque le 6 février 1899: «Qu'on nous accorde quelques années de répit, et nous traiterons volontiers.» Mais, alors qu'il recevait cette réponse, Mgr Di Barroso devait annoncer à don Rua le 11 avril qu'il était transféré à Porto en Portugal et qu'il transmettrait la promesse à son successeur
Ce successeur s'appelait Teotonio Ribeiro Vieira de Castro. Il avait un motif personnel de s'adresser aux salésiens. «L'âme apostolique de don Bosco veut vraiment une fondation et plus en Inde, expliquera-t-il à don Rua. Quand, en août 1885, ayant terminé mes études à Rome, je suis passé par Turin et que je suis allé dans votre maison de campagne [Mathì] pour recevoir la bénédiction de votre saint fondateur, il me mit la main sur la tête et me dit qu'il bénissait mes oeuvres. Et quelle oeuvre bénira-t-il davantage que celle tellement nécessaire et opportune de coopérer au salut éternel des 300 millions d'infidèles qui peuplent les Indes!»33
Pour entreprendre les démarches nécessaires pour la fondation d'un orphelinat salésien dans son diocèse, en 1901 Mgr Ribeiro commença par dépêcher à Turin l'un de ses prêtres, L. X. Fernandez, qui, le 3 avril 1901, se présenta à don Rua par un billet en latin.34 Avec sa prudence coutumière, don Rua lui répondit en quatre points dans la même langue. 1) «Scribat nobis Episcopus» [Que l'évêque nous écrive lui-même]. 2) Que l'on accorde aux salésiens un répit de quatre ans pour préparer le personnel. 3) Que l'on pourvoie au voyage de six personnes jusqu'à Méliapore et au moins une fois à leur retour. 4) Que l'on prévoie, outre l'habitation pour les salésiens et leurs élèves, le nécessaire pour eux pendant cinq ans.35 Don Rua prenait garde de fourvoyer ses missionnaires dans des aventures sans issue. Mais la réponse de don Rua à l'évêque se perdit et l'affaire traîna. Si bien que, l'année suivante, Mgr Ribeiro demanda au «patriarche» de Goa Antonio Sebastiano Valente de passage à Rome d'intervenir auprès du procureur salésien Marenco, qui en référa à don Rua le 8 avril 1902.36 Le 30 avril don Rua, imperturbable, répéta ses conditions. Elle amena l'évêque de Mylapore à lui écrire le jour de Noël de cette année 1902 une longue épître qui réitérait sa demande d'orphelinat en la précisant. «Après avoir bien considéré toutes les circonstances, parmi les missions de mon diocèse, j'ai choisi celle de Tanjore pour établir notre orphelinat salésien. Mais si, quand ils arriveront en Inde les fils de don Bosco croiront préférable un autre endroit du diocèse, il n'y aura pas de difficulté de mon côté.» Et il détaillait les avantages de la ville de Tanjore.37
Les échanges épistolaires se poursuivirent entre un évêque pressé d'aboutir et un don Rua bien décidé à ne pas envoyer ses missionnaires en Inde avant 1905. Finalement, la convention calligraphiée fut signée à Turin par les deux partenaires, don Rua et Mgr Ribeiro en voyage ad limina, le 19 décembre 1904. On y perçoit le souci de don Rua de protéger au mieux ses missionnaires contre les aléas d'une expatriation sans revenus propres au fond de l'Asie. Bien aidés, ils auraient cependant les mains libres dans leur travail. Lisons le texte instructif de cette Convenzione:
On convient: 1) Le Supérieur des Salésiens enverra au diocèse de Méliapore au moins six personnes pour la direction et l'administration d'un orphelinat masculin avec en annexe une école d'arts et métiers.
2) L'Evêque pourvoira à leur voyage gratuit en première ou en deuxième classe à l'aller pour six personnes et pour leur retour au moins une fois, ainsi que pour les changements rendus nécessaires pendant les cinq premières années pour des raisons de santé ou d'autres motifs raisonnables.
3) L'Evêque; pendant les cinq premières années, non seulement fournira la maison, le vivre et le vêtement aux Salésiens et à leurs élèves, mais aussi couvrira les dépenses nécessaires à l'Institut.
4) Bien que cet Institut soit sous la juridiction de l'Evêque du diocèse, le Directeur nommé par le Supérieur jouira d'une pleine liberté dans la direction, l'administration et la discipline interne de l'Institut.
5) L'acceptation des élèves concerne aussi bien l'Evêque que le Directeur. On veillera seulement à ce que l'élève soit en bonne santé, vacciné et âgé de huit ans au moins et de quinze ans au plus.
6) Le Directeur pourra licencier les élèves qu'il jugera inaptes à demeurer dans l'établissement, mais en informera l'Evêque.
7) Les Salésiens chercheront à apprendre l'anglais et le tamoul, les deux langues en usage le plus courant dans le diocèse.
8) Le Directeur et l'Evêque chercheront à se mettre d'accord en tout pour l'édification des prêtres et des indigènes, ainsi que pour le bien des âmes et de l'Institut.
9) Les deux parties se réservent le droit d'introduire dans la convention les modifications qui paraîtront opportunes après deux ans d'expérimentation.38
L'expédition missionnaire, composée de trois prêtres, d'un clerc, d'un coadjuteur profès et d'un autre aspirant, avait pour supérieur don Giorgio Tomatis (1865-1925). Elle embarqua à Gênes le 18 décembre 1904. Don Rua avait imploré pour elle une bénédiction spéciale du Pape. Celui-ci lui fit répondre par le Secrétaire d'Etat Merry del Val: «Le Saint Père envoie une bénédiction spéciale au prêtre Giorgio Tomatis et à ses compagnons qui se disposent avec lui à rejoindre les Indes et souhaite que Dieu non seulement les protège dans leur long voyage, mais rende fructueuses leurs fatigues, afin que leur nouvelle mission rende les fils de Don Bosco toujours plus méritoires envers l'Eglise.»39 Débarqués à Bombay le 6 janvier 1905, ils finirent par arriver à Tanjore le 14.
Ainsi naquit en Inde une oeuvre missionnaire destinée au fil des ans à prendre une ampleur extraordinaire. C'était la deuxième implantation salésienne en Extrême Orient réussie par notre don Rua. Son rectorat fut, pour le développement mondial de sa congrégation, aussi décisif pour l’Asie que le rectorat de don Bosco l’avait été pour l’Amérique du Sud.
66.64.1 Notes |
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1. Verbali del Capitolo Superiore, à la date.
2. Cette convention en FdR 3497 A3-5.
3. Voir le Projet de Convention, FdR 3497 A1-2.
4. Sur ce voyage, voir éventuellement les lettres Fr. Rinetti - D. Belmonte, 23, 25, 29 mars et 1er avril 1900, FdR 3008 D7-E8.
5. FdR 3165 E8-9. De façon générale, sur la fondation et les débuts de l'oeuvre salésienne d'Alexandrie, voir FdR 3165 E8 à 3167 E12, et le récit des Annali II, p. 316-323.
6. E. Schiaparelli-C. Durando, Firenze, 3 juin 1890, FdR 3169 D2-3.
7. FdR 3170 A8-9. Voir Annali II, p. 321.
8. Annali II, p. 322.
9. Annali III, p. 445-446.
10. E. Schiaparelli-M. Rua, Torino, 26 juin 1903, FdR 3486 B3-5.
11. FdR 4244 A3.
12. FdR 4245 B6.
13. Ce Promemoria en FdR 3486 C8-D1. De façon générale, sur Smyrne - ou Izmir - au temps de don Rua, voir FdR 3484 E10 à 3487 C6.
14. Résumé dans Annali III, p. 450-451.
15. Manuscrit de ce document important dans l'Archivio Centrale Salesiano, 3143; Medio Oriente, Trattative Cerruti-Schiaparelli. Texte italien original dans mon livre L'Orphelinat Jésus Adolescent de Nazareth en Galilée ..., Rome, 1986, p. 290-291.
16. Verbali del Capitolo Superiore, 15 octobre 1904, FdR 4244 B12.
17. Les plaintes de Schiaparelli sur Nazareth ont été enregistrées par le chapitre supérieur lors de ses séances du 10 avril, des 7 et 8 août, enfin du 18 novembre 1905, FdR 4244 E10, 4245 B1, B2.
18. Sur l'ensemble de cette affaire de protectorats et ses conséquences pour les salésiens durant la première guerre mondiale, on pourra éventuellement lire mon livre L'Orphelinat Jésus Adolescent de Nazareth, p. 49-63, 127-139.
19. Sur la fondation de Macao, voir Annali III, p. 596-605.
20. Voir, au cours de l'année 1890, dix lettres du P. Rondina à A. Conelli, FdR 3281 B4-C12.
21. Voir par exemple la lettre M. Rua-A. Conelli, Anvers, 14 mai 1890, FdR 3888 A5.
22. Nonce de Lisbonne à don Rua, 25 mai 1899, FdR 3281 A6-7.
23. FdR 3281 A9-10.
24. M. Rua-A. Conelli, Torino, 4 décembre 1899, FdR 3888 B5.
25. De Azevedo-M. Rua, Macao, 17 avril 1904, FdR 3282 A11.
26. FdR 3281 D7-9.
27. Le document en FdR 3282 A12-B2.
28. D'après le Bulletin salésien, 1906, p. 231-232.
29. FdR 3282 B3-C5, Annali III, p. 605.
30. L. Versiglia-M. Rua, Macao, 22 novembre 1908, FdR 3281 A12-B3. Les annales salésiennes ignorent ce document.
31. Sur la fondation salésienne dans le diocèse de Mylapore ou Meliapore, voir FdR 3515 B11-3516 D10 et le récit de don Ceria, dans Annali III, p. 606-613, dont je m'inspire ici.
32. A. Di Barroso-M. Rua, 6 décembre 1898, FdR 3515 C3-6.
33. Cité dans Annali III, p. 607.
34. FdR 3515 C10.
35. FdR 3515 C11-12.
36. FdR 3515 D3.
37. Mgr Ribeiro à don Rua, 25 décembre 1902, FdR 3515 D5-11. Cité dans Annali III, p. 608.
38. FdR 3516 C8-12. Cité dans Annali III, p. 609, note.
39. D'après Annali III, p. 609-610.
66.65 La cause de don Bosco |
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L'année 1907 fut pour don Rua celle d'une grande joie que troubla simultanément une terrible épreuve.
La cause de don Bosco, qui lui tenait tellement à coeur, franchit cette année-là une étape décisive. Le lecteur nous permettra de remonter jusqu'en 1888 pour la bien comprendre. La procédure d'une cause de béatification et de canonisation est en effet complexe et ressemble à une course d'obstacles. Don Rua, aidé à Rome par son cardinal protecteur et ses procureurs salésiens, parvint à lui en faire gagner la première étape. En 1907, il pourra annoncer à sa congrégation que «Don Bosco est Vénérable». Mais il aura peiné dix-neuf ans avant d'aboutir à ce premier résultat significatif.1
A l'origine, il avait fallu obtenir une pétition à l'archevêque de Turin pour qu'il daigne ouvrir le procès diocésain de béatification et de canonisation, qui entamerait la procédure. Don Rua commença par la provoquer le 16 juillet 1889 dans une lettre commune aux évêques du Piémont et de Ligurie sur la réputation de sainteté et les miracles de don Bosco.2 Pour les encourager, le 16 août il leur dépêcha une autre lettre commune présentant plusieurs guérisons humainement inexplicables obtenues par l'intercession de don Bosco.3 Quelques évêques lui répondirent de façon élogieuse en juillet et août suivants. Si bien que, le 6 septembre don Rua pouvait déjà faire signer par les quarante-neuf membres du chapitre général alors réunis à Valsalice une demande très argumentée d'ouverture rapide du procès au cardinal Alimonda. Don Rua joignait au document les lettres des évêques qui lui étaient parvenues. La pétition des capitulaires disait: «Nous espérons que Votre Eminence voudra bien accueillir favorablement notre demande. Notre espoir est conforté à voir que les Très Révérends Evêques du Piémont et de la Ligurie, qui furent en mesure de bien connaître les vertus éminentes et les grandes oeuvres du Serviteur de Dieu, sont de notre avis et nourrissent le même désir, comme Votre Eminence peut le constater par les lettres que nous lui présentons.» En fait la supplique, accompagnée d'une lettre de don Rua, ne fut remise au cardinal Alimonda que le 31 janvier 1890, très probablement pour permettre de réunir entre temps le plus grand nombre possible de lettres épiscopales.4 Le cardinal y répondit favorablement le 8 février, mais demanda un délai, de crainte, on peut l'imaginer, de quelque opposition dans son épiscopat. Tout fut apaisé le 8 mai quand il évoqua lui-même la question lors d'une assemblée générale des évêques des provinces de Turin et de Vercelli. La pétition des salésiens fut acceptée à l'unanimité, quelques évêques (Manacorda et Richelmy) se faisant remarquer par leur enthousiasme en faveur de don Bosco. Le cardinal Alimonda décida ce jour même d'ouvrir le procès informatif.
L'affaire ainsi préparée démarra très vite. Le 2 juin de cette année 1890, don Rua nomma Giovanni Bonetti postulateur de la cause; et, le 3, Bonetti présenta sa postulation à l'archevêque. Un tribunal devait être constitué. Ce fut fait sur-le-champ par l'archevêque qui y avait réfléchi depuis longtemps.5 Sa composition pouvait satisfaire don Rua. La tâche de promoteur de la foi (avocat général, dit par le peuple «avocat du diable»), confiée au chanoine Michele Sorasio, bienveillant à l'égard des salésiens, n'avait pas été donnée au chanoine Emanuele Colomiatti, farouche adversaire de la canonisation de don Bosco, qui devrait se contenter d'agir en sous-main par une lettre à Rome au cardinal Caprara. Le 6, don Rua, très ému et manifestement inquiet, pouvait mander à ses salésiens une longue circulaire sur l'ouverture du procès de béatification de don Bosco, demandant aux confrères et à leurs élèves d'implorer chaque jour en public ou en privé les lumières de l'Esprit Saint et la protection de Marie Auxiliatrice sur l'éminentissime archevêque de Turin, sur le tribunal qu'il avait choisi, sur le postulateur de la cause, sur les témoins appelés à déposer, afin que, assistés par le Ciel, ils ne disent rien, ne fassent rien, n'omettent rien qui soit en contradiction avec les décrets émanés par la Sainte Eglise sur ce genre de question.6 Les traquenards de la procédure l'angoissaient.
Les deux premières séances du procès furent tenues dans les matinées du 4 et du 27 juin. C'est ce 27 juin, au cours de la deuxième séance, que don Bonetti présenta au tribunal une série d'articoli sur don Bosco, dont il est bon de connaître l'histoire particulière, car ils allaient orienter les dépositions des témoins à venir.
Dès la mort de don Bosco en 1888, don Rua avait demandé à don Giovanni Bonetti de schématiser sa vie et ses vertus en vue d'une possible canonisation. Bonetti, aidé très efficacement par l'archiviste Gioachino Berto, avait aussitôt produit quatre cahiers totalisant plus de huit cents articoli (articles, en fait des paragraphes). Sur le conseil du procureur salésien à Rome, Cesare Cagliero, Bonetti les soumit à un avocat romain dénommé Ilario Alibrandi. Sagement, en 1890, on diminua de moitié ce long texte et les articoli furent ramenés à 406. Leur première partie racontait la vie de don Bosco et mettait en lumière sa réputation de sainteté. La deuxième présentait les faits attestant l'héroïsme avec lequel il avait pratiqué les trois vertus théologales de foi, d'espérance et de charité, les quatre vertus cardinales de prudence, de justice, de force et de tempérance, les vertus propres à l'état religieux, qui sont la pauvreté, la chasteté et l'obéissance, ainsi que les principales vertus morales, notamment la piété et l'humilité (cette dernière ajoutée sur le conseil d'Alibrandi). Les articoli tendaient à prouver la réalité de ces vertus chez don Bosco par les difficultés familiales et sociales, les maladies physiques, les tentations et les vexations diaboliques, l'incompréhension de parents, de collaborateurs, d'amis, de supérieurs, d'autorités civiles et religieuses, qu'il avait dû affronter au long de sa laborieuse existence. Ils concluaient qu'en don Bosco tout démontrait la correspondance à la grâce, la constance dans le bien et l'héroïcité de la «vertu», terme pris dans son sens le plus général. La lecture de ces articoli, qu'il avait certainement contrôlés, dut faire le plus grand plaisir à don Rua, prêt à intervenir lui-même en qualité de témoin à ce procès.
66.66 Les dépositions au procès informatif |
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Les vingt-huit témoins rassemblés par Bonetti furent présentés au tribunal lors de la troisième séance, le 23 juillet, tous réunis dans la chapelle du séminaire archiépiscopal.7 Il y avait là un évêque (Mgr Bertagna), huit prêtres diocésains plus ou moins titrés, neuf prêtres salésiens (don Rua en tête), deux coadjuteurs salésiens, enfin huit laïcs: des commerçants, des agriculteurs et un simple maçon. Notons sans tarder qu'au terme des auditions, les témoins auront été au nombre de quarante-cinq, dont seize ex officio (d'office), et que, devant la tournure prise par l'affaire des libelles anti-gastaldiens mis au compte de don Bosco, les salésiens seront parvenus à convaincre le prêtre séculier Giovanni Turchi de se joindre au groupe de la troisième séance.8
Don Rua ne fut invité à témoigner qu'au bout de cinq longues années. Entre temps, le postulateur Giovanni Bonetti était mort le 5 juin 1891 et avait été aussitôt remplacé par le préfet général Domenico Belmonte (1843-1901). Le tribunal entendit don Rua au cours de trente-huit séances échelonnées entre le 29 avril et le 10 juillet 1895.9 Il répondit alors avec beaucoup de détails aux questions sur le ministère du jeune prêtre Bosco, sur la fondation de la Société salésienne, sur son extension, en particulier dans les missions américaines, toutes questions dont il avait été le témoin direct et souvent l'acteur privilégié. Aux vingt-et-unième et vingt-deuxième questions, il n'eut aucune peine à démontrer l'héroïcité de ses vertus théologales et cardinales, comme suffisent à en témoigner les premières phrases de ses réponses. Sa foi? «Durant les trente-six ans que j'ai vécus auprès de don Bosco, j'ai toujours vu chez lui la plus grande exactitude dans l'observance des commandements de Dieu et de l'Eglise» (Positio, p. 436.) Son espérance? «Il manifestait sa confiance en Dieu en entreprenant des oeuvres difficiles et grandioses» (Positio, p. 478.) Sa charité envers Dieu? «Le Serviteur de Dieu se distingua dans toutes les vertus, mais on peut bien dire que la charité fut en lui toute spéciale, lumineuse» (Positio, p. 503.) Sa charité à l'égard du prochain? «Animé comme il l'était par l'amour de Dieu, le Serviteur de Dieu ne pouvait qu'être enflammé de charité envers le prochain. Elle fit de lui l'ange tutélaire de ses jeunes» (Positio, p. 555.) Interrogé sur sa prudence, don Rua répondait: «Je n'ai que peu de choses à ajouter sur la prudence héroïque du Serviteur de Dieu. Quand il traitait avec n'importe quelle catégorie de personnes, son amabilité était égale à l'égard des riches comme à l'égard des pauvres, et il veillait à ne jamais laisser partir quelqu'un mécontent» (Positio, p. 595). Sur sa justice: «Il manifestait aussi son respect envers les autorités civiles et gouvernementales, et ne manquait pas du respect dû au Chef de l'Etat.» (Positio, p. 630.) Sur sa force morale: «Admirable et héroïque a été la force de don Bosco à contenir ses propres passions, à supporter les fatigues, les incommodités, les tribulations», et notre témoin en donnait de nombreuses preuves (Positio, p. 667.) La tempérance de don Bosco était elle aussi rendue manifeste, surtout par son amour de la pureté. (Positio, p. 716-723.) Quant à son humilité: «Il recevait avec une grande humilité les suggestions de ses élèves, et acceptait de bon gré leurs observations, je dirais même leurs corrections. Je me rappelle...» (Positio, p. 759-765.) Don Rua insistait, après avoir raconté la vie de son héros: «Quand j'ai exposé les vertus du Serviteur de Dieu au cours de sa vie, j'ai noté à plusieurs reprises que j'en ai admiré le caractère héroïque. Il me paraît opportun d'ajouter que je l'ai vu constant dans leur pratique, au point de pouvoir dire qu'il alla croissant en perfection avec les années, au lieu de faiblir dans la ferveur.» (Positio, p. 369.) Don Giovanni Turchi témoigna aussitôt après lui entre le 7 et le 23 octobre de cette année 1895. Et les salésiens, don Rua le premier, pourront se féliciter de l'avoir incité à s'exprimer sur l'affaire des pamphlets antigastaldiens. Car, sans qu'il l'ait formellement reconnu, tous ceux qui connurent sa déposition comprirent que don Turchi se déclarait auteur de ces opuscules, que le chanoine Colomiatti s'obstinait à attribuer à la responsabilité de don Bosco.10 La déposition pourtant toujours sobre de don Rua, fut l'une des plus longues du procès et couvrit 273 feuillets de la copie publique. Seuls, Gioachino Berto, avec 337 feuillets et Giulio Barberis avec 283 feuillets, l'un et l'autre d'ailleurs plutôt prolixes, furent plus abondants.11
Enfin, le 1er avril 1897 l'archevêque de Turin Mgr Riccardi présida la séance de clôture du procès informatif, qui aura donc, interruptions comprises consécutives à des décès suivis de nominations, duré sept années. Dans sa circulaire du 6 août 1907, don Rua pourra écrire que «les juges firent preuve d'un grand savoir dans la récolte des dépositions d'un grand nombre de témoins, et que, détail digne d'être pris en considération, loin de se montrer ennuyés par la longueur et le poids de leur travail, ils s'en montraient chaque jour plus enthousiasmés.»12 Dès avril 1897, don Belmonte put porter à la Congrégation des Rites à Rome le volumineux dossier constitué à Turin.
La cause de don Bosco suivit son cours avec, désormais, Rome pour centre. Le 30 août de cette année 1897, don Rua nomma postulateur don Cesare Cagliero, qui était son procureur à Rome. Par décision du 25 octobre 1898, la Congrégation des Rites ordonna la remise de tous les écrits du serviteur de Dieu, prescription reprise à Turin par l'archevêque Riccardi et par don Rua lui-même dans une lettre aux salésiens le 8 décembre suivant.13 L'examen des écrits de don Bosco se passa à Rome de 1902 à 1904 sous le patronage du cardinal Luigi Tripepi qui lui était très favorable. Le censeur désigné n'y trouva rien à redire, même dans le factum antigastaldien le plus controversé par le chanoine Colomiatti intitulé Esposizione agli Eminentissimi Cardinali (1881): don Bosco n'avait fait que se défendre, fût-ce sur un ton acerbe.14
Le 18 novembre 1901, don Rua fut la première des douze personnes appelées à témoigner sur l'absence de culte rendu jusqu'alors à don Bosco (Super cultu numquam praestito).15 Il ne faisait aucune difficulté à reconnaître combien grande avait déjà été sa réputation de sainteté au cours de sa vie mortelle. Elle lui attirait la vénération des foules notamment lors de ses derniers grands voyages. Mais on ne lui avait jamais rendu de culte public aussi bien dans sa chambre mortuaire qu'auprès de sa tombe de Valsalice. Don Rua n'avait pas non plus connaissance de véritable culte public face à ses portraits dans les sanctuaires où ils pouvaient être exposés.
66.67 Oppositions et répliques. Don Bosco est vénérable |
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La phase cruciale du procès arriva en cette année 1907. Mgr Alessandro Verde, promoteur de la foi, s'était distingué en 1905 et 1906 par la dureté efficace de ses remarques sur les causes d'Anna Maria Taigi et du père minime Bernardo Clausi. En mars 1907, désigné pour examiner la cause de don Bosco, ce personnage présenta ses Animadversiones (Remarques), destinées à soulever les objections à la poursuite du projet de béatification.16 Mgr Verde dénonçait la duplicité de ce serviteur de Dieu à partir d'un témoignage de don Cafasso, tel qu'il le lisait dans la préface de sa biographie par le docteur d'Espiney. La formule: «Don Bosco est un mystère» condensait son argumentation. Malheureusement pour Mgr Verde (et pour la mémoire de don Bosco), tout ce morceau était une construction oratoire du seul Louis Cartier, véritable auteur de la préface. L'unique observation émanant réellement de don Cafasso était au mieux: «Laissez-le faire».17 Quoi qu'il en soit, Mgr Verde suivait don Bosco au long d'une vie donnée comme soutenue par la grâce divine. En réalité, estimait le promoteur de la foi, la réputation de sainteté de don Bosco était fondée sur des songes et des prophéties astucieusement présentés. Son comportement habituel n'était guère celui qu'on attend d'un saint, mais plutôt celui d'un homme passionné de succès et mû par un orgueil subtil. Les salésiens s'étaient eux-mêmes chargés de magnifier et d'orchestrer sa prétendue sainteté.18
Fort heureusement pour ces salésiens, la réplique prévue par la procédure fut confiée à un jeune prêtre brillant, don Carlo Salotti (né en 1870), grand admirateur du style salésien en éducation, dont il avait été lui-même l'objet. Selon cet avocat, toute la construction des Animadversiones tendait à déformer les faits, à en taire les circonstances significatives, à privilégier des témoignages discutables, à en exagérer l'importance et la portée. Dès son enfance de petit bateleur, germait en lui le sens de la prière et de la charité remplie de zèle pour ses camarades. Ses songes, à commencer par celui de neuf ans, furent en fait des révélations célestes. Ses précautions, quand il les racontait, témoignaient de la prudence qui l'animait précocement. Pas de jactance chez lui, mais une insistance voulue pour que ses succès soient considérés comme résultant de sa foi et de l'intercession de Marie. Pas d'ostentation de pénitences corporelles, mais une joyeuse consomption de soi dans les confessions interminables de ses garçons et de multiples quêtes d'une ville à l'autre du Piémont, de l'Italie, de l'Europe, au cours de voyages épuisants et sans nul mobile touristique. Il convenait donc que cet homme, qui, à peine ordonné prêtre, fut, par le vénérable Giuseppe Cafasso, présenté comme un apôtre dans la ville de Turin, puis donna à des publics très divers des preuves de son zèle apostolique, qui, avec ses confrères, se consacra à la saine formation de la jeunesse, soit donné tel un exemple éclatant à toute la société chrétienne, à ses prêtres en premier lieu.19
Le contexte était devenu on ne peut plus favorable. Le cardinal Luigi Tripepi, présentateur de la cause de don Bosco, étant mort le 29 décembre 1906, le postulateur salésien Marenco, après avoir vainement contacté pour le remplacer les cardinaux Rampolla, Gotti et Cretoni, avait fini par trouver en la personne du capucin José Calasanz Vivés y Tuto, un cardinal disponible et même enthousiaste, mandait-il à don Rua le 7 janvier 1907.20 Nommé ponente (responsable) le 23 février 1907, ce cardinal se mit aussitôt au travail, comme viennent de le démontrer les Animadversiones et leur Responsio de mars et avril suivants. «Le cardinal Vivès y Tuto est très engagé (impegnatissimo), écrivait alors don Marenco à don Rua. Je crois que nous n'avons jamais eu de ponente aussi bienveillant et aussi engagé.»21 Il fut enfin possible d'arriver à une conclusion lors de la séance de la Congrégation des Rites du 23 juillet. A la question de l'opportunité d'introduire la cause de béatification et de canonisation de don Bosco, le vote des cardinaux et de leurs consulteurs fut affirmatif. Le lendemain Pie X signa le document. Et le décret fut daté du 28 juillet suivant. Marenco ne se sentait plus de joie. «Allora si potranno suonare tamburi e campane» (Alors on pourra battre les tambours et faire sonner les cloches), écrivait-il à don Rua dès le jour de la signature par le pape.22
Le décret Supremus humanae familiae pour la béatification et la canonisation du serviteur de Dieu Jean Bosco, prêtre fondateur de la Pieuse Société Salésienne, signé par le cardinal préfet Serafino Cretoni, situait sa vie et son oeuvre dans la lignée des saints prêtres éducateurs des temps modernes. Il commençait: «Dieu, auteur suprême et gouverneur de la famille humaine, veille avec la sollicitude la plus attentive, de nos jours comme par le passé, sur la société chrétienne, lui fournissant les secours et les remèdes opportuns par le moyen d'hommes choisis, illustres par leurs vertus brillantes et multiples, lesquels, parcourant leur chemin, ont pu communiquer à tous leur propre esprit et leur propre activité salutaire et vitale. Parmi ceux-ci, dans le siècle qui vient de s'écouler, la Divine Providence a envoyé en aide et comme ornement à son Eglise le prêtre Jean Bosco lequel, suivant fidèlement les traces de ces saints hommes que furent les Joseph Calasanz, les Vincent de Paul, les Jean-Baptiste de La Salle et d'autres leur ressemblant, s'est entièrement consacré, avec la Pieuse Société Salésienne par lui instituée et différentes autres oeuvres, à procurer le salut des hommes et plus spécialement à instruire la jeunesse dans la piété, les lettres et les arts, se faisant tout à tous pour les sauver tous.»23 Dans ce document, nulle allusion à des dons thaumaturgiques pendant la vie et après la mort du serviteur de Dieu; il en ressortait simplement que toute la vie de don Bosco et l'ensemble des oeuvres qu'il avait promues devaient être considérés comme une sorte de «théophanie» réservée à l'Eglise des temps difficiles, constatait avec satisfaction l'esprit critique de P. Stella.24
Quoi qu'il en soit, don Marenco télégraphia la nouvelle dès le 24 juillet, puis apporta lui-même le document à don Rua à Turin. Notre recteur exultait. A l'époque ce décret faisait de don Bosco un personnage «vénérable» dans l'Eglise. Le 6 août il laissa déborder son bonheur dans une circulaire aux salésiens toute entière consacrée à l'événement.
«Don Bosco est vénérable! Quand, d'une main tremblante, il me fallut notifier à toute la famille salésienne la mort de don Bosco, j'écrivais que cette annonce était la plus douloureuse qu'il me fallût donner et que je puisse donner au cours de ma vie. Maintenant, au contraire, la nouvelle de la vénérabilité de don Bosco est la plus douce et la plus suave que je puisse donner avant de descendre dans la tombe. A cette pensée un hymne de joie et d'action de grâces jaillit de ma poitrine. Si nous vîmes pendant tant d'années notre bon père écrasé sous le poids de peines indicibles, de sacrifices et de persécutions, comme il est consolant de voir l'Eglise catholique prête à travailler à sa glorification à la face du monde! Si par hasard nous avions douté quelque peu que notre Pieuse Société fût l'oeuvre de Dieu, maintenant notre esprit peut reposer tranquille, du moment que l'Eglise avec son magistère infaillible déclare Vénérable notre Fondateur. Combien devons-nous être reconnaissants envers le Souverain Pontife Pie X, qui daigna confier la cause de don Bosco à l'étude de la S. Congrégation beaucoup plus vite que l'on a coutume de le faire avec des personnages morts en odeur de sainteté! Le cardinal Vivès y Tuto, ponent de la cause de don Bosco, en présentant ses félicitations à la Pieuse Société a parlé de lui en des termes capables de nous arracher des larmes de joie et de nous faire considérer d'être ses fils comme une faveur toute spéciale de la Providence....»25
66.68 L'affaire de Varazze |
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L'effort de don Rua pour rester calme, évident au lecteur de sa circulaire du 6 août, tient de l'extraordinaire à qui connaît sa souffrance morale depuis les derniers jours de juillet. Ce n'était hélas pas le premier cas de scandale salésien dénoncé par la presse. Le 21 mai 1906, au cours de la réunion du chapitre supérieur, don Baratta était brusquement entré dans la salle pour dire que la maison d'Intra avait reçu l'ordre du procureur des études (provveditore degli studi) d'évacuer tous ses pensionnaires dans les quarante-huit heures.26 C'était la conséquence d'une affaire de pédophilie que la presse avait rendue publique. (Mettant en cause le clerc S. O., elle sera jugée le 25 mai 1908, condamnant le prévenu à onze mois de prison.)
L'affaire de Varazze, d'ailleurs fondée sur de faux témoignages, prit une toute autre ampleur.27 Don Ceria en faisait une entreprise proprement diabolique destinée à démolir la congrégation salésienne. Je m'appuie sur son récit, bien conscient que certains détails, par exemple les titres des articles des journaux ou des phrases d'interrogatoires, ont pu être inventés par l'esprit fertile de don Amadei, premier narrateur de l'affaire. Mais la structure de l'ensemble, que l'on retrouve dans le mémoire dénonciateur de la calomnie et les interventions des avocats, est certainement exacte. Racontons-en les premières journées, qui nous instruiront sur les origines d'une histoire particulièrement sordide. Ce 29 juillet 1907 vers sept heures du matin, dans la chapelle du Collège civique de Varazze, tenu par les salésiens, après avoir clôturé la veille leur année scolaire, une vingtaine d'élèves récitaient leurs prières et assistaient à la messe en attendant de rejoindre leurs familles. Et voilà qu'un groupe de fonctionnaires et d'agents de police sort de la sacristie, pénètre dans le choeur jusqu'au banc de communion sans se soucier du caractère sacré de la cérémonie et ordonne au public d'arrêter ses prières et de sortir sur-le-champ. Les pensionnaires sont alors séparés des salésiens et conduits au réfectoire par les policiers, tandis que les salésiens sont groupés dans une classe. Le directeur, don Carlo Viglietti, intrigué par ces mouvements insolites, accourt alors et tombe sur le sous-préfet de Savona, qui lui dit: «C'est grave, Révérend. On commet ici des horreurs incroyables.»28 Après leur petit déjeuner les élèves furent emmenés en rangs jusqu'à la caserne des carabiniers, où on les interrogea en présence d'une femme et d'un garçon dont nous allons parler. Les pauvrets ne savaient trop que répondre.
En fin d'après-midi, dans la même caserne, où les Salésiens avaient été amenés, Viglietti, interrogé par le procureur des études de Gênes, put enfin comprendre de quoi il s'agissait. Il prit aussitôt des notes, ce qui nous permet d'être ici relativement objectifs. De quoi accusait-on les salésiens? «Mais la messe noire, la messe noire! - répondit le procureur - La messe noire? Mais je ne sais même pas ce que cela veut dire - Ne faites pas le naïf! Dites-moi, si oui ou non, on faisait des messes noires dans le collège. - Mais permettez-moi de vous demander que l'on m'explique de quoi il s'agit.» On appela le commissaire-adjoint, qui entra excité et lut sur un petit carnet une demi-page d'ordures. Puis, arrêtant brusquement sa lecture; il se mit à crier: «Je ne vais tout de même pas donner satisfaction à cet individu. Je ne lis plus rien. La messe noire, vous le savez bien et ne faites pas le simplet, cela veut dire que la nuit, vous autres tous dans la maison, jeunes et supérieurs, dansiez avec toutes les Soeurs. Du reste, vous le savez bien. Et puis les processions des internes et des externes, tout nus, avec les nonnes et les frati, dans la maison et alentour, en brûlant les portraits de Victor-Emmanuel II et de Garibaldi. Et vous êtes au courant des violences sur les jeunes commises par vos prêtres. Et basta.» - Après quoi, il sortit en claquant la porte. «Eh bien, répartit le procureur, avouez maintenant. - La vérité m'oblige, répondit Viglietti, à tout nier en bloc. Nous ne connaissons aucune soeur, aucune soeur n'a jamais mis les pieds dans notre maison. La messe noire, j'apprends maintenant ce que c'est. Ce sont des horreurs inconcevables. Rien de cette sorte, soyez-en sûr, ne s'est jamais, au grand jamais, produit dans le collège. - Mais les années précédentes, les années précédentes? - Je suis à Varazze seulement depuis octobre. Mais je ne crois pas que cela soit jamais arrivé. Quant aux violences sur les jeunes, je connais mon personnel et je réponds de tous les salésiens. Je ne crois pas que personne soit capable de tels actes, personne. Présentez-moi un seul jeune qui accuse un salésien de ces choses-là. - Pas même Calvi? Pas même Disperati et Crosio? - Non! - Mais prenez garde que des plaintes ont été déposées, que vous serez arrêté ce soir. - Je ne sais que dire, monsieur le procureur, je nie tout. - Dans ce cas, allez, je vous abandonne à votre sort.»29
Le lendemain 30 juillet, on laissa la paix aux salésiens. Mais les perquisitions et les interrogatoires touchèrent les Filles de Marie Auxiliatrice, les Soeurs Immacolatines, les Soeurs della Neve, les capucins, l'archiprêtre, d'autres encore, tous dénoncés comme ayant participé aux orgies des messes noires célébrées neuf mois durant, dans le collège, de novembre à juillet. L'institut Santa Caterina, dirigé par les Filles de Marie Auxiliatrice, reçut la visite de la police en matinée. Les Soeurs et les vingt-neuf élèves non encore parties en vacances furent rassemblées dans le parloir. Quatre Soeurs et une seule élève furent désignées par un garçon amené par les policiers (le garçon dont nous allons parler) comme ayant participé à la messe noire du 23 avril, vers neuf heures. Elles crurent d'abord, comme plusieurs enfants, que messe noire voulait dire messe des morts, alors toujours célébrée en ornements noirs, et, naturellement, elles admirent savoir de quoi il s'agissait. Un agent s'expliqua alors crûment. Horrifiées les Soeurs présentèrent aussitôt leurs alibis. Quant à la fille, grande adolescente, elle répondit vertement aux policiers.
Cependant on remettait alors au directeur Viglietti le dernier numéro du Cittadino, la feuille anticléricale de Savone, avec le titre et les intertitres que voici. «La découverte des turpitudes du collège salésien de Varazze. Des frati et des nonnes sont compromis. Graves scandales. La fermeture du collège.» Le journal commentait l'enquête policière. «Il semble qu'il en est résulté des choses incroyables, énormes, monstrueuses, inouïes dans les annales des collèges tenus par les frati et les nonnes.»30 Ce n'était que le début de la campagne.
Une femme d'âge mûr, veuve d'un consul, Vincenzina Besson, et un garçon d'une quinzaine d'années, Carlo Marlario, enfant trouvé, que Vincenzina donnait pour son fils Alessandro, animaient dans l'ombre la manœuvre. Carlo Marlario était externe à l'Institut Civique. Un jour, par personnes interposées, Vincenzina Besson, avait fait parvenir aux autorités un carnet d'origine mystérieuse, attribué au garçon, dont Viglietti avait dû subir un extrait pendant son interrogatoire. Ce carnet avait son histoire, ainsi reconstruite par la veuve Besson. Le garçon aurait découvert que des infamies de toutes sortes étaient commises dans le collège. Sa supposée mère, au lieu de le retirer, voulut qu'il continuât à fréquenter l'école, qu'il assistât aux turpitudes et les racontât l'une après l'autre dans son carnet. Quand l'année scolaire allait s'achever, le carnet partit à Rome. Là, on en établit une copie, qui se retrouvait maintenant à Varazze. Ses pages supposaient une culture pornographique et une connaissance de la terminologie médicale au premier regard peu vraisemblables chez un garçon de quinze ans, estimait don Ceria. Cependant, dans la soirée du 30 juillet, sa confrontation avec le directeur Viglietti devant le procureur du Roi et un juge instructeur du tribunal de Savone fut étonnante. Viglietti nota dans son journal: «Au début, il me fit l'impression de réciter une leçon et je le fis remarquer. Mais ensuite, j'ai eu l'impression que ce malheureux enfant était possédé du démon.» En effet, il l'entendait préciser les endroits, nommer des personnes, répondre aux objections, décrire les messes noires avec un tel luxe de détails et une telle désinvolture qu'on en restait tout étourdi.31 La plainte des salésiens dénonçant la calomnie reviendra sur la qualité de la très longue déposition du garçon. «C'est une merveille de clarté et de précision. Pas un lapsus, pas une faute de langage, pas une lacune de mémoire, pas une incorrection dans la phrase.»32 Si Carlo Marlario avait appris une leçon, il l’avait bien faite sienne.
Toujours est-il que le brûlot faisait son chemin à travers l’Italie. Les grands journaux multipliaient les éditions: la curiosité du public allait croissant de jour en jour. Quelques titres d’articles en annonçaient le contenu. «Turpitudes inouïes à Varazze. Une porcherie à Varazze. Horreurs inouïes au collège salésien de Varazze. De noirs scandales. La messe noire ou les joies du Paradis. Les scandales dégoûtants de Varazze. Révélations sur les horreurs des prêtres. La liturgie noire.»33 Ce genre d’informations, dont un minimum d’esprit critique dénonçait l’inconsistance, entraînait des manifestations violentes et parfois sauvages dans plusieurs villes. Par exemple, à La Spezia, la populace se mit à tourner dans la cité, sifflant et hurlant contre les prêtres, s’en prenant aux églises, se heurtait à la police, si bien que «l’état de siège» (!) aurait été proclamé. A Sampierdarena, à Alassio, à Savona, à Faenza, à Florence et ailleurs, les collèges salésiens furent pris à partie par des foules excitées. Les troubles s’étendaient à des villes sans collège salésien, comme Livourne ou Mantoue.34 Ajoutez à cela qu’on apprenait que les carabiniers avaient arrêté et fait emprisonner un clerc et un vieux coadjuteur de Varazze. Les anticléricaux se mirent à demander au parlement l’abolition des instituts tenus par des religieux et des religieuses.
Le 2 août, un décret préfectoral ordonnait la fermeture provisoire du collège de Varazze. Le 3, un décret analogue tombait sur l’institut des Filles de Marie Auxiliatrice. Évidemment les salésiens, d’abord étourdis par l’avalanche, réagissaient de leur mieux et, encouragés par leurs amis, leurs anciens élèves et leurs coopérateurs, se mettaient à crier à la calomnie et à demander eux-mêmes justice. La population de Varazze les soutenait et se retournait contre la veuve Besson. Le 3 août, les salésiens aidés par des avocats du barreau de Turin présentèrent une plainte pour calomnie et diffamation. Et la vague commença de retomber.
Mais les procédures judiciaires demandent du temps. Le décret du ministre de la Justice autorisant la réouverture du collège de Varazze n'arriva que le 26 novembre de cette année 1907. Puis, en juin 1908, le tribunal de Savone reconnut l'inanité des accusations portées contre les salésiens. Deux ans passèrent, et, le 2 août 1910, ce même tribunal jugeait fondée leur plainte pour calomnies et diffamation publique. Eux croyaient que des francs maçons, en particulier le médecin de Varazze qui, selon la veuve Besson, lui avait suggéré de faire écrire par Carlo Marlario un Mémorial de toutes les indécences auxquelles il avait assisté ou qui lui avaient été certifiées par des camarades, avaient manipulé les deux accusateurs.35 Mais l'enquête supplémentaire s'enlisa en 1912.
66.69 Don Rua dans la tourmente |
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Rentrons à Turin pour nous concentrer sur le seul don Rua. Fin juillet 1907, quand l’affaire éclatait, il était malade.36 Les personnes qui lui rendaient visite le mettaient au courant des événements. Malgré son immense douleur, il gardait un calme et une sérénité héroïques. Il priait et faisait prier. Il lui arrivait de demander des journaux adverses. Il en écoutait impassible un extrait et se bornait à s’exclamer: «Vous voyez ce qu’ils ont l’audace d’écrire» Et il se disait certain que ce château d’énormités s’écroulerait vite. Il se recueillait: «Il faut prier».37
Mais autour de lui, d'anciens élèves agissaient. Le soir du 2 août, le cercle Don Bosco de Turin vota une violente protestation face à la campagne scélérate orchestrée contre les salésiens et sur la passivité des forces de l'ordre en la circonstance. Quand, le lendemain, son président en montra le texte à don Rua, celui-ci le remercia, mais ajouta: «N'est-ce pas trop fort?» Il estimait que les fonctionnaires n'avaient cru que faire leur devoir et qu'on n'avait pas à les juger. Le président abasourdi fut l'objet d'une douce homélie sur la charité et le précepte évangélique qu'il faut aimer son prochain comme soi-même (Jacques 2, 8). Mais le télégramme était déjà parti....38
Ce 2 août, un autre ancien élève, Giovanni Possetto, ne lisant dans aucun journal ce que faisaient les salésiens pour se défendre et craignant qu'on ne fît rien, se précipitait à Turin pour en parler avec don Rua. Il a laissé sur son entrevue une relation minutieuse dont nous retiendrons le mouvement général et quelques éléments.39 Possetto avait trouvé don Rua assis sur une chaise près d'un bureau couvert de papiers et de lettres, une jambe bandée tendue sur une autre chaise à son côté. Il était, écrivait ce témoin, pâle, plus que pâle, terreux, émacié, les yeux gonflés et rougis retenant dans leurs coins une larme sur le point de tomber. Leur vivacité bien connue avait disparu. Et tout son visage d'ascète correspondait aux yeux. «Pauvre don Rua, jamais, jamais je ne l'avais vu aussi déprimé, aussi malheureux.» Il se disait incapable de résister au torrrent d'infamies déversé sur la société salésienne. D'ailleurs, c'était son châtiment, une facture qu'il devait payer pour avoir osé accepter la charge qu'il occupait. Tout ce qui nous advient en bien ou en mal est toujours l'oeuvre de la volonté divine. Il se réfugiait dans la plainte et dans la prière, implorant Dieu d'être le seul à supporter cette épreuve. Seul un miracle pourrait venir à bout des calomnies qui atteignaient sa société. Possetto s'efforçait de le réconforter. Il fallait réveiller les autorités. Toute l'institution salésienne était attaquée. Les infamies colportées blessaient son honneur. Aide-toi et le Ciel t'aidera! Cet homme ne refusait pas l'aide de Dieu, bien au contraire, mais affirmait qu'il était nécessaire de se bouger, d'abord par une vibrante protestation auprès du préfet, puis en demandant une enquête dans toutes les maisons salésiennes. Le pauvre don Rua multipliait les objections, parlait de résignation et disait craindre d'irriter encore plus ses adversaires et de les provoquer par cette enquête. L'entretien dura longtemps. Finalement, don Rua se laissa persuader. «Non, non, se serait-il exclamé, portae inferi non praevalebunt.» [Les portes de l'enfer ne l'emporteront pas].
Nous imaginons mal l'énormité du scandale déclenché à partir de Varazze, non seulement jusqu'en Sicile, aux confins du pays, mais à travers le monde entier. Lisons plutôt don Rua à ses coopérateurs dans sa lettre annuelle du Bollettino salesiano en janvier 1908: «Vous n'ignorez pas les infâmes calomnies que dans le courant de l'été l'on tenta d'accumuler sur le nom des fils de don Bosco, et ces calomnies trouvèrent, hélas! au grand scandale de qui sait combien d'âmes, un formidable écho dans le monde entier.»
Insérons ici, à titre documentaire, une protestation que, selon don Angelo Amadei, don Rua aurait alors télégraphiée au ministère de l'Intérieur à propos des troubles de La Spezia. Aucune minute de cette pièce ne subsiste. Notre historiographe, qui ne consultait pas les archives du gouvernement italien, la reconstituait, je crois gratuitement, comme suit: «Son Excellence le Ministre de l'Intérieur. Rome. - Des nouvelles qui me parviennent de La Spezia me font grandement craindre pour la sécurité des supérieurs et des élèves de cet institut salésien, menacé par une populace sauvage. Il est triste qu’un institut de bienfaisance, situé près du centre d’une grande ville, un institut qui abrite un grand nombre d’enfants du peuple, doive passer des jours d’angoisse par la faute de malfaiteurs et qu’il ne trouve pas de défense appropriée chez les autorités. Je recours à la sollicitude de Votre Excellence contre cet état de choses et j’invoque la protection à laquelle a droit tout citoyen. - Michele Rua, Prêtre.»40
Quoi qu'il en soit, à partir du 5 août, don Rua se reprit. Les procès verbaux de son chapitre supérieur le démontrent, non pas, comme nous l'imaginerions aisément, sous la forme de protestations indignées, mais en adoptant un profil plutôt bas dans la ligne de son entretien avec Possetto. Il connaissait trop les inévitables faiblesses de ses fils. Lisons ces procès verbaux, qui nous instruisent sur ses véritables sentiments en ces jours troublés. Le 5 août Don Rua, après avoir rappelé «le moment critique dans lequel nous nous trouvons, peut-être le plus critique qu'ait rencontré la congrégation, abstraction faite de la malice des hommes, dit qu'il faut y déceler un avertissement du Ciel et du vénérable Don Bosco. Il faudrait en profiter pour toujours mieux purifier nos maisons en éliminant les indignes et en en éloignant l'offense de Dieu, but ultime de l'oeuvre de Don Bosco. Don Rua propose avant tout de ne procéder que doucement et avec beaucoup de précautions dans les admissions au noviciat, à la profession et aux ordinations.» Pour mieux connaître le personnel des maisons, il commençait d'envisager une vaste enquête. Selon le procès verbal quatre décisions étaient prises: «1). Ne pas laisser au contact des jeunes ceux qui, prêtres, clercs, coadjuteurs profès, ascritti ou familiers, se sont rendus gravement coupables d'actes immoraux ou de sévices. 2) Donner une autre occupation aux directeurs incapables de s'acquitter de leur office surtout dans la direction des confrères et la surveillance des jeunes. 3) Réduire le nombre des inspecteurs pour avoir de bons directeurs et de bons confesseurs, ce dont on ressent un grand besoin. 4) Organiser durant l'année 1907-1908, à peu près simultanément une visite générale de toutes les maisons de la congrégation. [...] Don Rua ajoute que, en cas d'accusations d'immoralité, les supérieurs locaux examinent à fond la gravité de la faute et en réfèrent aussitôt, afin que l'on puisse prendre les décisions jugées opportunes, par exemple faire déposer la soutane au clerc non encore entré dans les ordres majeurs.»41
Le chapitre supérieur consacra ensuite au problème trois réunions au cours des journées du 8 et du 9 août. Elles ne donnèrent lieu qu'à un unique procès verbal. Le voici. «Pendant ces trois sessions le chapitre s'intéressa principalement au repérage des sujets qui, jugeait-il, devaient être exclus des maisons salésiennes et au signalement aux inspecteurs des confrères qui doivent être éloignés du contact avec les jeunes ou qui ont besoin d'une surveillance particulière. Il s'agissait aussi de déterminer les directeurs des maisons d'Italie qui devront recevoir une autre occupation parce qu'inaptes à leur office surtout dans la direction des confrères et la surveillance des jeunes. On élabora quelques normes aux inspecteurs qui se retrouvent dans la lettre réservée de don Albera datée du 12 courant. Les inspecteurs d'Italie ont été invités à se rendre à Turin au plus tard le 22 pour une mise au courant par le chapitre. On a recommandé aux autres de mettre par écrit leurs idées et leurs projets pour la bonne marche des maisons de leurs propres inspections.»42 De fait, les 23 et 24 août les inspecteurs d'Italie défileront l'un après l'autre pour s'expliquer devant le chapitre supérieur.
A la Saint Michel qui suivit, le 29 septembre, à Valsalice, près de sa tombe, une magnifique célébration en l'honneur du désormais vénérable don Bosco, illustrée par un message autographe de Pie X, adressé entre autres «al diletto Don Rua Superiore Generale», consola définitivement don Rua des avanies des terribles semaines de juillet-août.43 Les coopérateurs de Sicile faisaient alors imprimer sur trois pages une adresse «A D. Michele Rua. Hommage d'estime, de vénération et de protestation contre les insultes lancées à la Congrégation Salésienne» (Turin, Tip. Salesiana, 1907), explicitement datée du 29 septembre 1907.44 Et don Rua demandait d'insérer dans le Bollettino salesiano d'octobre une «importante déclaration», disant essentiellement que l'Institut civique de Varazze, dirigé par les salésiens, ainsi que l'Institut Santa Caterina de la même ville, dirigé par les Filles de Marie Auxiliatrice, sont, en tous points, innocents des infâmes accusations contenues dans le fameux journal d'un enfant. La déclaration en tirait les conséquences dans les termes qui suivent: «1° Etant donné que l'accusation est fausse qu'il s'y commît des atrocités incompréhensibles, sous le nom de messes noires; 2° Etant donné que l'accusation est fausse qu'un des professeurs ait fait la classe dans une tenue indécente; 3° Etant donné que l'accusation est fausse qu'on ait jamais tenté de lacérer les portraits du souverain et du général Garibaldi, ces deux établissements se sont vus contraints, pour sauvegarder leur propre honorabilité, de déposer une plainte en diffamation et calomnie contre leurs accusateurs.»45 La vague des calomnies antisalésiennes retomba.
66.70 La condamnation du modernisme |
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On aimera savoir si la répression antimoderniste qui culminait en cette année 1907 avec le décret Lamentabili sine exitu du 17 juillet réprouvant 65 propositions du modernisme biblique et théologique et la promulgation par Pie X, le 10 septembre, de l'encyclique Pascendi, qui tentait de synthétiser les orientations du modernisme doctrinal et réformiste, connut quelque retentissement dans la société salésienne. Ses cadres et ses enseignants étaient trop conservateurs et trop soumis au Saint-Siège pour se laisser sérieusement tenter par le modernisme doctrinal biblique et théologique qui s'était développé en France et en Italie depuis le début du siècle. La Storia sacra et la Storia ecclesiastica de don Bosco leur suffisaient encore. Toutefois le 1er novembre 1906 une lettre circulaire de don Rua aux inspecteurs et directeurs leur demandait de rester vigilants et de lutter contre les tendances modernisantes.46 Mais au cours du deuxième semestre décisif de l'année 1907, si les circulaires de don Rua et celles du préfet général don Rinaldi au nom de son supérieur abondent en recommandations pratiques de toutes sortes (sur les vacances des confrères hors des maisons salésiennes, sur les vacances abusives des élèves à Noël et durant l'été, sur les archives de chaque maison, sur le règlement des oratoires du dimanche, sur celui des exercices spirituels, etc.), elles ignorent le terme et les tendances du modernisme. Une mesure édictée par le chapitre supérieur à la date du 16 septembre, donc au lendemain de Pascendi, émerge toutefois de la documentation disponible. Nous lisons dans le procès verbal de ce jour: «On décide de faire imprimer en latin et en italien, précédées d'une lettre de D. Rua, les 65 propositions condamnées sur le modernisme, et d'en envoyer un exemplaire à tous les prêtres et étudiants en théologie de la congrégation.»47 La soumission de la société salésienne aux instructions romaines devait être exemplaire en toutes choses. En écho à cette directive, quelques mois plus tard le conseiller scolaire don Cerruti demandera aux directeurs et inspecteurs d'étudier et de diffuser le Catéchisme sur le modernisme de Jean-Baptiste Lemius, petit ouvrage particulièrement sévère pour cette nouvelle «hérésie».48
Cependant, peut-être à la suite d'un voeu au cours de la tourmente de Varazze,49 don Rua commençait d'envisager un long pèlerinage jusqu'au pays de Jésus. Depuis sa prise en charge en 1888, l'année 1907 avait été à la fois la plus glorieuse et la plus pénible à vivre pour notre recteur majeur. En donnant à son fondateur le titre de vénérable elle avait couronné une entreprise entamée au lendemain de sa mort et poursuivie avec persévérance pendant dix-neuf ans. Une sorte de complot avait failli en juillet-août jeter l'opprobre sur la congrégation dont il avait la responsabilité et l'institut des Filles de Marie Auxiliatrice qui lui restait bien cher. Il avait été déjoué. Il se devait de remercier la Providence, qui lui avait permis de traverser des temps très durs pour son corps et pour son âme. Ce faisant lui-même participerait à une vaste enquête devenue nécessaire à ses yeux dans les maisons salésiennes éparses sur plusieurs continents.
66.70.1 Notes |
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1. Je m'appuie ici principalement sur le récit très documenté de P. Stella, Don Bosco nella storia della religiosità cattolica, vol. III: La canonizzazione, Rome, LAS, 1988, p. 61-148.
2. MB XIX, p. 35-36.
3. D'après MB XIX, p. 36.
4. MB XIX, p. 38-41.
5. MB XIX p. 42, 398.
6. L.C., p. 45-48.
7. Leur liste avec leurs titres éventuels dans P. Stella, La canonizzazione..., p. 75, note.
8. La liste complète des témoins effectivement interrogés dans le gros volume de la Sacrée Congrégation des Rites: Taurinen. Beatificationis et Canonizationis Servi Dei Ioannis Bosco Sacerdotis Fundatoris Piae Societatis Salesianae. Positio super Introductione Causae. Summarium et Litterae Postulatoriae, Rome, Schola Typ. Salesiana, 1907, p. 1-22. Ouvrage cité ci-après Positio. Voir, pour plus de détails, P. Stella, La canonizzazione..., p. 117-124.
9. FdR 2405 D12 à 2414 D3.
10. P. Stella, La canonizzazione …, p. 88.
11. P. Stella, La canonizzazione..., p. 83.
12. L. C., p. 518-519.
13. L. C., p. 186-187.
14. Positio super revisione scriptorum, Romae, typis Vaticanis, 1906; P. Stella, La canonizzazione..., p. 127-130.
15. Cette phase du procès dans FdB 2435 A7 à 2439 A4. Le témoignage de don Rua en 2435 E7 - 2436 A11.
16. On trouve les 25 pages de ces Animadversiones, datées du 16 mars 1907, dans la dernière partie du recueil cité Positio super Introductione Causae, 1907.
17. J'ai voulu démonter cette construction dans la dernière partie de mon article sur la biographie de don Bosco par Jacques-Melchior Villefranche, in RSS 16, 1990, p. 85-89.
18. Voir l'analyse de P. Stella, La canonizzazione..., p. 131-136.
19. On trouve la longue plaidoirie - 81 pages -, dite Responsio, de Carlo Salotti, datée de Rome 10 avril 1907, à la fin du volume composite de la Positio super Introductione Causae, 1907.
20. FdR 3830 D3-4.
21. G. Marenco-M. Rua, 10 avril 1907, FdR 3830 D12-E3.
22. G. Marenco-M. Rua, 24 juillet 1907, FdR 3831 A1-4.
23. Ce long décret latin a été édité et traduit dans le Bollettino salesiano des différentes langues de septembre 1907. Voir le Bulletin français, 1907, p. 233-239.
24. La canonizzazione..., p. 147.
25. L.C., p. 516-521.
26. Verbali del Capitolo Superiore, 21 mai 1906, FdR 4246 A2.
27. Sources salésiennes déposées aux Archives centrales. I fatti e gli scandali di Varazze (luglio 1907). Memoriale denunzia per calunnia dei Salesiani del Collegio Civico, Torino, Tipografia Salesiana, 1908, 62 p.; I Fatti e gli scandali di Varazze (luglio 1907). Rilievi dei querelanti, Torino, Tip. S.A.I.D. Buona Stampa, 1909, 4 p.; Corte di appello di Genova, Le origini della calunnia contro i R.R. Sacerdoti Salesiani a Varazze (luglio 1907-ottobre 1910), Torino, Tip. Baravalle e Falconieri, 1910, 44 p. E. Ceria a consacré aux «Fatti di Varazze», tout un chapitre de ses Annali III, p. 729-749.
28. Annali III, p. 730.
29. Annali III, p. 731-732.
30. Annali III, p. 734.
31. D’après Annali III, p. 735.
32. Memoriale-denunzia per calunnia, cité, p. 20.
33. D'après Annali III, p. 736.
34. D’après Annali III, ibid.
35. Sur ce rôle du médecin, voir I fatti e gli scandali di Varazze (luglio 1907), op. cit., p. 34-36.
36. Je suis ici Ceria, Vita, p. 465-469.
37. Témoignages de Giuseppe Balestra et de don Luigi Terreno, au cours du Procès apostolique, in Positio 1947, Summarium, p. 504 et 541.
38. Ceria, Vita, p. 466-467.
39. «Per la storia e biografia di D. Rua», Torino, aprile 1920, FdR 2855 D5-E1. Repris dans Amadei III, p. 328-332.
40. D’après Amadei III, p. 327-328, que don Ceria a repris dans sa Vita, p. 466.
41. Verbali del Capitolo Superiore, 5 août 1907, FdR 4247 A11-12.
42. FdR 4247 A12-B1.
43. Le message en FdR 3833 A5. Description de la fête dans Amadei III, p. 347-349.
44 Cette adresse en FdR 2764 A12-B2.
45. D'après le Bulletin salésien, octobre 1907, p. 268.
46. L.C., p. 352-353.
47. FdR 4247 B8.
48. Circulaire aux inspecteurs et aux directeurs, 24 mars 1908, dans Francesco Cerruti, Lettere circolari e programmi di insegnamento, a cura di José Manuel Prellezo, Rome, LAS, 2006, p. 303.
49. C'était l'opinion de don Francesia, p. 188, mais rien ne la confirme dans les propos rapportés de don Rua lui-même.
66.71 La visite extraordinaire des maisons salésiennes |
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Les sept premiers mois de l'année 1908 furent riches en émotions pour notre don Rua. Trois événements les ont marqués: l'organisation d'une visite extraordinaire aux maisons salésiennes, un voyage en Orient et le procès informatif diocésain de Dominique Savio.
L'idée d'une visite extraordinaire dans toutes les maisons de la congrégation avait germé chez don Rua dans le tumulte de l'affaire de Varazze, comme on l'a vu sur le procès verbal de la réunion du chapitre supérieur le 5 août 1907. Le projet mûrit et prit corps au début de l'année suivante.
Sagement, don Rua s'expliqua dans une circulaire aux salésiens datée du 18 janvier 1908 entièrement dédiée à la visite extraordinaire. Il lui fallait éviter d'effrayer les siens. Pour cela il s'abritait derrière les Regole. Les constitutions lui demandaient de visiter une fois l'an lui-même ou par délégué toutes les maisons de la congrégation. Jusque-là, il avait beaucoup voyagé et ses inspecteurs l'avaient correctement suppléé. Mais rien ne remplacerait un visiteur extraordinaire, que nul lien d'affection ou d'intérêt ne rapprocherait de l'oeuvre et des confrères et qui, inspirant pleine confiance à chacun, serait dans les meilleures conditions pour tout voir et en référer. Notre recteur tenait à souligner qu'il ne s'agissait pas d'une enquête policière. Au contraire, il se disait fermement persuadé que, si les visiteurs délégués par lui auraient à constater quelque miseria dans les maisons, «car nous sommes tous fils d'Adam», ils auraient aussi la consolation de se rendre compte du grand bien qui s'y réalisait grâce au zèle et à l'activité des confrères préposés à leur direction.1
Il fallait créer le dispositif et lui conférer la solennité appropriée. Au cours des séances du chapitre supérieur des 13, 14 et 15 janvier (qui ne donnèrent lieu qu'à un seul procès verbal), il fut décidé que les visites commenceraient dès le mois de mars suivant. Le chapitre prit connaissance des instructions aux visiteurs. Les inspections (provinces) furent partagées en dix groupes (qui deviendront onze) et leurs visiteurs respectifs désignés. Ces visiteurs, qui seraient convoqués à Turin (à l'exception des visiteurs d'Amérique), prêteraient serment entre les mains du recteur majeur, les absents étant représentés par un délégué. Et le chapitre prit connaissance de la lettre de don Rua datée du 18 janvier dont nous venons de parler, de la lettre de présentation des visiteurs et du questionnaire qu'ils auraient pour mission de remplir.2
La cérémonie de l'envoi en mission se déroula devant les membres du chapitre supérieur le 30 janvier à 10 heures du matin dans la petite chapelle don Bosco de l'Oratoire de Turin. Don Rua la présida en surplis et étole. Sept visiteurs désignés étaient présents, et quatre confrères, représentant les quatre visiteurs absents, les accompagnaient. On chanta l'Ave maris stella et le Veni Creator. Don Rua lut et commenta sa lettre du 18 janvier. Le secrétaire du chapitre communiqua la lettre de présentation de chacun des visiteurs. Après quelques avis paternels de don Rua, visiteurs et délégués prêtèrent serment en latin. C'était équivalemment: «Je jure devant Dieu de m'acquitter fidèlement de ma mission et d'en garder le secret.» Et, vers 11 heures, tout s'achevait par la prière rituelle de l'Agimus.3 Don Rua lançait ainsi un acte important de son rectorat. Sa congrégation, espérait-il, sortirait de cette visite extraordinaire purifiée de scories qui l'enlaidissaient et qui le tourmentaient beaucoup lui-même. Ce serait «pour la plus grande gloire de Dieu et un meilleur bien des âmes», but essentiel de la congrégation dont il avait la charge, se disait-il.
C'est dans ces sentiments qu'il venait de composer une longue circulaire datée du 31 janvier 1908 et intitulée Vigilanza dans le recueil de ses lettres. Certes, le torrent d'infamies déversé par la presse sur sa congrégation durant les terribles semaines de juillet-août précédent ne pouvait provenir que de l'esprit du mal. Rien, absolument rien ne le justifiait. Mais c'était un avertissement salutaire. «Les faits survenus l'an passé sont autant d'avis que le Seigneur nous envoie pour que nous soyons attentifs aux périls que l'on rencontre dans la mission délicate et pas toujours facile d'éducateurs de la jeunesse.» Donc jamais de partialité, pas d'amitiés particulières, pas de caresses, même en signe d'affection. Et il racontait l'histoire incroyable de deux frères envoyés par leur père dans un collège salésien expressément pour faire tomber ses maîtres. Ils avaient eu heureusement affaire à de bons éducateurs et s'étaient approchés des sacrements qui les avaient transformés en quelques semaines. Arrivent les vacances. Au moment de partir l'aîné va trouver le supérieur pour le remercier et, en pleurant, avouer la manoeuvre ourdie par leur indigne père, «homme sans religion et sans moralité», qui aurait voulu traîner les salésiens en justice, faire un procès aux religieux et aux prêtres et obtenir en réparation une belle somme d'argent. L'éducateur n'est jamais assez prudent.4
66.72 Don Rua en voyage vers l'Orient |
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Don Rua se disposait alors à partir pour un long voyage jusqu'en Orient. Le 20 janvier un passeport lui avait été délivré pour l'Europe, la Turquie d'Asie et l'Egypte.5 Il traverserait donc l'Europe centrale jusqu'en Asie mineure et en Palestine et reviendrait par l'Egypte et l'Italie du Sud. Don Clemente Bretto (1855-1919), économe général, visiteur extraordinaire désigné pour l'inspection orientale, l'accompagnerait et s'acquitterait par la même occasion de sa mission particulière. Ce voyage, qui dura du 3 février au 20 mai, avait en soi deux raisons pour notre recteur majeur: une meilleure connaissance de la situation salésienne d'abord, un contact direct avec les lieux saints ensuite. Ce serait, comme il le fera comprendre dans sa circulaire de conclusion, la visite attentive ou rapide d'une série de maisons salésiennes et, à cette occasion, un pieux pèlerinage en Orient.6
Suivons-le dans son itinéraire plus directement salésien.7 Ayant quitté Turin le 3 février pour la Vénétie, par étapes plus ou moins longues et en soi toutes dignes d'intérêt dans les maisons salésiennes sur le territoire de l'Autriche-Hongrie de l'époque, en Slovénie (Liubiana, Radna) en particulier, nos deux voyageurs traversèrent la Serbie et la Bulgarie dans le train dénommé l'Orient Express, et aboutirent enfin à Constantinople le 16 de ce mois. Don Rua souffrait le plus souvent de ne pas pouvoir étendre ses jambes malades dans le compartiment où il était confiné.
66.73 L'Orient. Constantinople, Smyrne, Nazareth |
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Don Rua et don Bretto étaient désormais entrés dans l'empire turc, et don Bretto se trouvait sur le territoire de l'inspection orientale, objet de sa visite extraordinaire. Les étapes du voyage se prolongeront et se ressembleront désormais un peu toutes: ovations et compliments aux visiteurs, salutations aux autorités religieuses et aux autorités consulaires italiennes, visites aux bienfaiteurs et aux maisons de divers ordres et congrégations, et, cela va sans dire, attention toute particulière aux neuf centres salésiens de la région. Ainsi, à Constantinople, où ils s'arrêtèrent du 16 au 24 février, don Rua tiendra à rendre visite, à partir de la maison salésienne, au délégué apostolique, à l'ambassadeur d'Italie et à sept instituts religieux: les dominicains, les lazaristes, les Frères des Ecoles Chrétiennes, les jésuites, les conventuels, les capucins et les Filles de la Charité de saint Vincent de Paul. Tout au long du parcours, il se montrera ainsi soucieux de prendre contact avec les milieux ecclésiastiques.
Notre récit va tenter de se concentrer sur les maisons salésiennes et sur les souvenirs marquants de don Rua. Le lecteur nous pardonnera d'ignorer le détail de nombreuses escales intermédiaires. Le 24 février, à Constantinople en soirée, nos deux voyageurs embarquaient pour Smyrne, où, comme nous le savons, les salésiens avaient la responsabilité de deux maisons: une école commerciale et une école populaire avec oratoire en annexe. Ils y séjournèrent du 25 février au 6 mars, et se permirent, le 2 mars, une échappée à Ephèse, où don Rua voulait vénérer les traces du concile oecuménique de 431. Il écrira: «Parmi les ruines du temple où fut condamné Nestorius et Marie proclamée Mère de Dieu, je sentis mes yeux se remplir de larmes et je suppliai notre Mère Céleste, avec toute la ferveur dont je serai capable, de continuer à nous couvrir de son manteau et d'accorder à tous les Salésiens la grâce d'être de zélés promoteurs de sa dévotion et des propagateurs de ses gloires.»8 Le 3 mars, mardi gras, les oratoriens procurèrent aux visiteurs un après-midi très gai avec défilé burlesque et joyeuse comédie. Le 6 mars, depuis Smyrne, par bateau, par train et enfin en voiture à cheval, ils s'acheminèrent via Beyrouth et Damas, jusqu'à Tibériade. Ils traversèrent alors le lac dans une embarcation. Don Rua édifiera ses confrères en leur confiant: «J'eus la chance de parcourir en barque les eaux du lac de Génésareth sur lequel le Divin Sauveur avait marché à pieds secs, où, par sa seule voix, il avait apaisé une horrible tempête et qu'il avait si souvent traversé sur la petite barque de Pierre. J'eus l'impression d'assister à la pêche miraculeuse. Quand je mis pied à terre j'imaginai aussi voir la berge couverte de gens avides d'entendre la parole du Divin Maître. Et là, tout ému, je me suis tourné en pensée vers tous mes chers fils et je formulai les voeux les plus ardents pour qu'ils se maintiennent fermement attachés à la barque de Pierre, car c'est seulement avec lui que nous pouvons espérer arriver au port du salut».9 Don Rua et don Bretto aboutirent ainsi le 14 à Nazareth, où ils séjournèrent une semaine.
L'orphelinat Jésus Adolescent de Nazareth avait d'abord été installé en 1899 dans des locaux plus ou moins adaptés sur les hauteurs de la ville, où les salésiens possédaient un vaste terrain. Le directeur Athanase Prun s'était immédiatement employé à y faire construire une grande maison, qui était devenue entièrement utilisable en octobre 1905. Auprès de cet orphelinat devait alors s'élever ce qui deviendra la belle basilique Jésus Adolescent, dont la première pierre venait d'être bénite le 20 septembre 1907.
A Nazareth, Don Rua ne perdit pas une seconde, nous explique la relation de don Bretto. Il consacra sa première journée à la visite minutieuse du nouvel orphelinat, à l'examen des travaux de l'église voisine en progression rapide et à un regard sur le site de l'ancien établissement. Les enfants lui avaient préparé une séance, ce dont il les remercia en italien. Ils n'y comprirent goutte. Aussi, pour son mot du soir eut-il sagement recours à un interprète. Les autres journées furent surtout remplies par des visites au clergé et aux religieux. Don Rua voulut aussi se rendre chez le caïmakam (gouverneur) de la ville, personnage de rite orthodoxe. Ce caïmakam demanda à don Rua de bénir sa famille et sa maison. Après quoi, lui-même se hâta de lui rendre à l'orphelinat la visite qui lui avait été faite. Pour cela il se fit accompagner par les principales autorités locales, auxquelles voulut s'adjoindre le commandant militaire de Jaffa de passage à Nazareth. Les enfants, très honorés, leur jouèrent les meilleurs morceaux de musique de leur répertoire. On causa. Les musulmans se retirèrent un moment sous les portiques pour leurs prières rituelles. Le commandant ne put cacher son admiration pour don Rua. «C'est vraiment un saint!», observait-il.10 L'émotion de don Rua lui-même était de nature religieuse. Il confessera: «Je ne puis taire que durant ces journées passées dans notre orphelinat de Nazareth, chaque fois que je me trouvais parmi ces chers enfants qui, avec tant d'affection, me prenaient la main, la baisaient puis la portaient à leur front, il me semblait voir Jésus quand il avait leur âge. Je le remerciai souvent dans mon coeur de nous avoir appelés à faire un peu de bien à ses compatriotes.»11
Nazareth constituait la première étape du pèlerinage de don Rua aux lieux saints. Notre recteur majeur tint à ne rien oublier dans la ville même d'abord. Le sanctuaire de l'Annonciation le vit à plusieurs reprises, il put même y célébrer la messe. Don Rua vénéra les ruines d'une basilique autrefois construite sur ce que l'on croit avoir été la maison de la Sainte Famille, une autre ruine où la «tradition» situe l'atelier de saint Joseph, la «fontaine de la Vierge», là où Marie puisait l'eau du ménage, les ruines d'une ancienne synagogue, une chapelle dite de l'Effroi, à l'endroit où Marie aurait couru à la nouvelle qu'on allait précipiter Jésus du haut d'une falaise, et même une Mensa Christi (table du Christ), grand bloc de pierre, sur lequel la «tradition», décidément très féconde dans ces régions, veut que Jésus ait soupé avec ses apôtres un soir peu après sa résurrection.
Le Thabor où une tradition, d'ailleurs peu crédible, situe la Transfiguration du Seigneur, est relativement proche de Nazareth. Don Rua, don Bretto, le directeur don Rosin et le provincial Pietro Cardano se rendirent dans l'après-midi du 16 mars jusqu'au pied de la montagne. Là on les mena jusqu'à la maison dont les franciscains avaient la garde et où nos salésiens devaient passer la nuit. Ils furent reçus avec le maximum d'attentions. Le lendemain matin, après la célébration des messes, nos pèlerins s'en furent vers le sommet. Un franciscain leur servait de guide. Des montures étaient à leur disposition, mais don Rua prétendait faire toute la route à pied. Quand la pente devint rude, il accepta seulement de s'installer de travers sur un petit âne de l'escorte, quitte à risquer de dégringoler à tout instant.12 Le groupe monta jusqu'au sommet, lieu présumé de la Transfiguration, pour y découvrir les ruines d'anciennes basiliques détruites par les malheurs des temps passés. Au milieu de ces ruines sur une esplanade était dressé un autel où, parfois, leur disait-on, la messe est célébrée lors des grands pèlerinages. Et nos pèlerins de contempler le magnifique panorama qui s'étalait sous leurs yeux émerveillés: le grand et le petit Hermon, les monts Gelboé, la plaine d'Esdrelon, au fond de laquelle ils devinaient les montagnes de Samarie. On se communiqua des souvenirs bibliques (la résurrection du fils de la veuve de Naïn, la pythonisse d'Endor) ou historiques (les croisés, Saladin, Bonaparte). Don Rua ne s'épanchait d'ordinaire pas beaucoup. Mais don Bretto nous assure qu'il se serait alors écrié: «Venire a Nazareth e non fare la salita del Tabor è proprio un peccato.» (Venir à Nazareth sans faire l'ascension du Thabor est vraiment un péché).13
Dans la maison de Nazareth, don Rua voulut préparer les esprits à la fête de saint Joseph, le 19 mars. Il fit raconter par le Père Prun un cadeau du saint pendant son mois de mars au début de l'orphelinat, dix ans plus tôt, quand, le 3 mars, il était question de renvoyer les enfants faute d'argent. Le P. Prun invita ses jeunes à prier saint Joseph. Quelques jours passaient, et une lettre chargée lui parvenait datée de ce 3 mars. Elle lui apportait dix mille francs pour payer ses dettes et cinq mille pour continuer son oeuvre.14 La fête se déroula dans l'intimité.
66.74 Bethléem, Jérusalem, Crémisan, Beitgémal, Haiffa |
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Dès le lendemain, 20 mars, nos voyageurs se mirent en route dans la direction de Jérusalem et de Bethléem. Un voyage pittoresque et plutôt mouvementé, qu'il fallut d'abord faire à cheval. Les chutes étaient presque inévitables aux cavaliers inexpérimentés. Don Rua en fit aussitôt l'expérience. Don Rosin qui l'accompagnait racontera: «Don Rua, encouragé à monter à cheval, parce qu'il n'y avait pas d'autre moyen de transport, ne s'y résigna qu'après un long trajet à pied et uniquement pour nous faire plaisir. Le malheur voulut que le cheval se cabra et, à notre frayeur, jeta à terre le pauvre cavalier dont la tête porta sur le sol. Il s'en tira avec une petite plaie au front. Il se releva en souriant, nous assurant qu'il ne s'était pas fait mal, mais ne voulut plus remonter en selle.»15 Progressivement nos voyageurs arrivèrent à Naplouse, où après avoir logé chez le curé du patriarcat latin, ils louèrent une voiture le 22 mars. C'est de là qu'ils gagnèrent enfin Jérusalem brinqueballant sur des routes mal entretenues. On les y attendait à l'école italienne. Ils ne s'y attardèrent pas
Le 23, l'orphelinat salésien de Bethléem réserva un accueil sensationnel à don Rua. Un arc de triomphe avait été dressé dans la rue menant à l'établissement. De chaque côté une rangée bien fournie d'habitants et d'élèves acclamait le successeur de don Bosco. En un clin d'oeil l'église fut remplie. Don Rua remercia la foule en italien et présida la bénédiction du saint sacrement. Bethléem sera son point d'attache durant les quatre semaines qu'il passera dans la région.
Pour ne pas nous perdre dans une chronique ennuyeuse à qui n'est pas familier des lieux et de ses notables, ne relevons que quelques faits, détails, anecdotes ou impressions directement liés à don Rua.
«Le 24 mars, écrivit-il lui-même dans sa lettre du 24 juin aux salésiens, grâce à la bonté des Pères Franciscains, j'ai eu la chance de célébrer à Bethléem la messe dans la grotte de la Nativité, et je vous assure qu'en priant en ce lieu non seulement le coeur s'enflamme d'amour pour ce Dieu qui s'humilie jusqu'à se faire homme pour notre salut, mais que l'on éprouve une violente impulsion à l'imiter dans son humilité et dans sa pauvreté.»16
Poursuivons par un «miracle» qui relève de la «légende dorée» de notre héros pieusement entretenue par les soeurs salésiennes. Le 28 mars, don Rua célébra la messe à Jérusalem dans la chapelle des Filles de Marie Auxiliatrice. Amadei raconta l'événement d'après le témoignage de soeur Felicità Vaccarone - à qui nous laisserons la responsabilité des chiffres avancés: «Sachant qu'il daignerait visiter notre Institut, on réunit toutes les filles de l'école et les bambins de l'asile le long du corridor de l'entrée. Quand il entra les filles lui lurent un beau compliment pour lui souhaiter la bienvenue. Le bon Père les félicita pour leur exacte prononciation de la langue italienne et leur donna quelques bons et saints conseils afin de les encourager à bien faire. Puis il se tourna vers don Bretto et lui dit: "Maintenant il faudrait avoir quelque chose à donner à ces bonnes filles." Don Bretto sourit, mit la main à la poche, en sortit un petit carton qui ne contenait pas plus de trente pastilles à la menthe et le présenta à don Rua. Le vénéré Père, voyant si peu de chose pour tant de gens, avec grande humilité et confiance en Dieu, dit: "Bon, commençons la distribution et la Providence y pourvoira." Qui le croirait? Les filles et les bambins de l'asile étaient environ deux cents et il y eut des pastilles pour tous, parfois cinq ou six à chacun. Quand il eut fini avec les élèves, le bon Père dit: "Je veux aussi en donner aux soeurs. Ce qu'il fit. Il en distribua à nous toutes qui étions douze, il en eut assez. Je me rappelle très bien qu'à la dernière, soeur Agatina Tomaselli, il donna les pastilles et le carton. C'est ainsi que s'acheva la distribution miraculeuse, visible aux yeux de tous. En témoignent aussi les soeurs et les filles qui étaient présentes. Alors l'inoubliable don Bretto se tourna vers nous les soeurs et dit: "C'est un vrai miracle, il n'y rien à redire!»17
Don Rua avait garde de négliger la principale raison de son pèlerinage en Terre Sainte. «Le 30 mars, expliquera-t-il dans sa circulaire du 24 juin, l'âme bouleversée d'émotion, j'ai célébré la messe au Saint Sépulcre. C'est alors que j'ai remercié le Seigneur d'avoir fait triompher notre Pieuse Société des calomnies de nos ennemis et d'en avoir au contraire tiré un immense avantage pour nos oeuvres. En cet auguste temple j'ai renouvelé la consécration de notre congrégation au Sacré Coeur de Jésus et je l'ai longuement prié pour que tous ses membres persévèrent dans leur vocation et que pas un seul ne se perde. Comme vous pouvez le constater, mon pèlerinage aux Lieux Saints ne devait pas être un exercice de dévotion personnelle, mais avait pour fin le bien général de notre Société et la sanctification de chacun de ses membres.»18
Don Rua consacra les derniers jours de mars et les premiers jours d'avril à la visite attentive des maisons salésiennes de Crémisan et de Beitgémal, largement pourvues de terres à cultiver. Comme il avait coutume de le faire dans ses inspections aux oeuvres d'Italie il leur laissa une série de consignes numérotées témoins de ses principaux soucis, non seulement spirituels, mais aussi matériels à l'égard de ces maisons.19
A Crémisan, il vérifiait les inconvénients de l'impositionn - par ses soins, rappelons-le - de la langue italienne dans la vie quotidienne des maisons de Palestine. Et il demandait, incité par le visiteur Bretto pour la partie matérielle:
1° Le matin prières en arabe.
2° A l'exercice de la bonne mort conférence aux jeunes en arabe.
3° Exercer les prêtres alternativement à la prédication [en arabe! ]
4° Y établir le noviciat des coadjuteurs et choisir un bon maître des novices.
5° Y envoyer de toutes les maisons d'Orient les étudiants en latin qui donnent des signes de vocation.
6° Prendre soin du vin et de l'alcool et en augmenter la production.
7° Boiser une bonne partie de la propriété.
8° Développer la culture du blé, des fruits et du jardin.
9° Avoir pour but de faire face avec ses propres produits à tous les comestibles et combustibles, éclairage excepté, et, grâce au vin, à toutes les autres dépenses.
10° Que l'inspection veille à la bonne tenue de tous les registres nécessaires, en veillant spécialement à la comptabilité et à l'administration.
De fait, le vin de Crémisan sera bientôt réputé dans toute la Palestine, puis en Israël.
Don Rua et don Bretto séjournèrent à Beitgémal du 1er au 5 avril. Les consignes matérielles et spirituelles, (laissées, selon don Amadei, un mois après à Alexandrie à l'inspecteur Cardano), furent très détaillées: vingt-et-une d'ordre purement matériel que je suppose inspirées par don Bretto et onze d'ordre administratif et spirituel à l'intention du directeur et du préfet. Voici ces dernières, signes des principales préoccupations de don Rua dans la conduite des maisons salésiennes et de l'idée qu'il se faisait du rôle du directeur.
Pour Beitgémal, pour le directeur et le préfet.
1° Que le directeur se rappelle que sa fonction est plus spirituelle que temporelle. Qu'il prenne donc garde de ne pas se laisser absorber par les affaires matérielles au détriment des spirituelles.
2° Qu'il assure deux prédications chaque jour festif [dimanche et jour de fête], une le matin, une autre le soir.
3° Qu'il fasse aux confrères deux conférences par mois et reçoive chaque mois leurs rendements de compte.
4° Qu'il assure aux Soeurs la conférence mensuelle de l'exercice de la bonne mort.
5° Qu'il vérifie si des réparations ne s'imposent pas à l'habitation des soeurs.
6° Qu'il assure une classe de théologie à N. N. au moins trois fois par semaine.
7° Que, par de bonnes paroles et une familiarité paternelle, il encourage coadjuteurs et familiers, en s'informant de leurs secteurs et en les laissant expliquer leurs activités, etc.
8° Le préfet devrait s'occuper de toute la comptabilité et de la tenue des registres. Mais, dans les conditions actuelles, comme il doit souvent s'absenter, il conviendra qu'il partage avec le directeur cette importante occupation.
9° Toutefois qu'il ne se laisse pas totalement absorber par les tâches matérielles. Qu'il assiste aux pratiques de piété de la communauté et se réserve un peu de temps pour quelques études sacrées.
10° Dans la gestion matérielle qu'il se fasse aider autant que possible par un coadjuteur capable en qui il puisse se fier.
11° Qu'il veille à ce que l'on ne pratique pas le régime répressif et fasse les remarques opportunes à qui s'y adonnerait.
Le don Rua inspecteur des maisons piémontaises dans les années 1872-1876 reparaissait dans ces observations aux filiales orientales.
Je cite le trait suivant pour sa seule conclusion, que l'édition du Bollettino n’a pas reproduite, sans doute parce que don Rua s'y opposait. Le 11 avril, on célébra solennellement le décret de vénérabilité de don Bosco dans la maison de Jaffa confiée aux salésiens par l'Association Nationale pour le secours aux Missionnaires Italiens que nous connaissons. Une séance suivit immédiatement la grand messe présidée par don Rua. Le vice-consul Alonso tint à prononcer un discours en langue arabe, l'inspecteur des écoles turques, très impressionné, fit un grand éloge de l'oeuvre salésienne et enfin don Rua remercia les intervenants avec une telle simplicité qu'à la sortie, selon le chroniqueur Bretto, son comportement paraissait «tellement salutaire que les gens partaient s'exclamant: - Nous avons vu un saint, nous avons entendu des choses auxquelles nous ne nous serions jamais attendus.»20
La semaine sainte s'ouvrait alors (12-19 avril). Don Rua suivit tous les exercices à Bethléem ou à Jérusalem. Il tint à procéder lui-même le jeudi saint au «lavement des pieds» de treize garçons de l'orphelinat de Bethléem. Et, le vendredi saint, il participa dans Jérusalem au chemin de croix organisé par les franciscains sur la Via dolorosa. Obligé de rester debout pendant de longues heures, ses jambes malades le firent durement souffrir dans l'inévitable bousculade. Le récit détaillé de don Bretto nous le fera comprendre. «C'est un spectacle grandiose, écrivit-il. Des milliers et des milliers de pèlerins chrétiens, pas toujours catholiques, suivent dévotement le père franciscain qui, à chaque station, fait un bon petit sermon émouvant suivi des prières habituelles. Malheureusement la cérémonie est régulièrement troublée par les soldats turcs qui, à diverses reprises, traversent la masse des dévots chrétiens comme pour affirmer leur domination sur ces lieux. De fait, cette année, nous étions encore rassemblés sur la rue devant la cour turque où se fait la première station, quand un défilé de soldats avec drapeau et musique turque nous obligea à nous coller contre les murs. Ils passaient, ils passaient, beaucoup à cheval, le fusil levé, d'autres la lance dressée, tous bien habillés et derrière suivait à cheval le chef de leur religion résidant à Jérusalem. Une fois le défilé passé, la procession commença, mais, après quelques stations, non sans difficultés, car, alors que le père franciscain parlait on entendit la trompe qui annonçait une grosse patrouille de soldats qui passait. Et le père de nous prier tous de faire place sans donner le moindre signe d'impatience. Ils passèrent et nous nous remettons en chemin sur la Via dolorosa. Le pauvre don Rua était entouré par nous pour le défendre des poussées qui lui arrivaient de tous les côtés. Mais le pauvret dut être très malmené, car le soir nous nous sommes aperçus qu'il pouvait à peine se tenir debout. En un endroit du chemin de croix, où la rue devient étroite et où la procession doit revenir sur ses pas, nous avons été pris dans un tohu-bohu de va-et-vient de gens qui nous fit craindre un malheur, mais l'attitude énergique d'un père franciscain et de quelques gardes rétablit le calme et nous avons continué jusqu'au calvaire, où sont situées quelques stations toutes près de la basilique du saint sépulcre. L'entreprise devint alors encore plus difficile. La masse s'entassait à l'endroit voulu et nous, qui cherchions à maintenir don Rua à petite distance du père prédicateur pour qu'il l'entende bien, nous voulions lui donner et à nous aussi cette satisfaction. Nous avons donc grimpé durement les escaliers qui mènent au calvaire, puis avec précaution nous sommes rapidement descendus à la dernière station au saint sépulcre.»21 La cérémonie de ce vendredi saint aura été un authentique chemin de croix pour notre don Rua. Très dévot, il s'en félicita intérieurement, n'en doutons pas.
Le dimanche de Pâques 19 avril clôtura à Bethléem le pèlerinage proprement dit de don Rua aux Lieux saints. Dès le lendemain, s'amorçait le retour vers l'Italie, par la mer cette fois. Synthétisons-le, car la Relazione, surtout dans sa version amplifiée du Bollettino, et sa volonté de satisfaire en les citant toutes les oeuvres et toutes les personnalités rencontrées, est ici très abondante. Le 20 avril, don Rua et don Bretto embarquèrent à Haiffa pour Alexandrie d'Egypte, où les salésiens dirigeaient une école italienne très florissante. Entre le 21 et le 30 avril, don Rua procéda à la visite minutieuse de l'oeuvre. Signalons ici que, le 24, son préfet général don Rinaldi, adressait aux inspecteurs et directeurs une longue circulaire sur son voyage en Orient, Asie mineure et Terre sainte.22 De la sorte, toute la congrégation pouvait accompagner son recteur majeur. Le 30 avril, le bateau l'Orione le transportait d'Alexandrie à Messine en Sicile. Il n'y débarqua que le 3 mai après une traversée bousculée par la tempête. Visites aux maisons salésiennes de l'île. Le 5 mai à Syracuse, don Rua embarquait cette fois vers Malte et La Valette: on inaugurait dans l'île une nouvel établissement salésien (Sliema), prétexte à diverses festivités. Le 8 mai, nous le retrouvons en Sicile et le 12 sur le continent en Calabre. On le signale alors progressivement à Bari, Foggia, Macerata (le 17 mai), puis à Loreto, Bologne (19 mai), enfin à Alexandrie (20 mai). Ce jour-là, il tint à rendre visite dans cette ville aux Filles de Marie Auxiliatrice, qui furent les témoins appitoyées de son extrême fatigue. «Les lèvres sèches, on aurait dit un crucifié», témoignèrent elles. N'empêche, ce soir-là il retrouvait l'Oratoire de Turin, où, à l'issue de l'exercice du mois de Marie, il donnait la bénédiction du saint sacrement et entonnait un Te Deum de reconnaissance au Seigneur pour avoir réussi son très long voyage, le plus long de toute sa vie. Le 24, dans sa circulaire aux inspecteurs et directeurs, le préfet général don Rinaldi pouvait annoncer que le recteur majeur, désormais de retour à Turin, était reconnaissant à ses fils pour leurs prières à son intention et leur souhaitait un pieux mois du Sacré Coeur.23
66.75 Impressions de voyage |
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Don Rua consacrera sa lettre circulaire du 24 juin au voyage en Orient. Il était content, supercontent (si je me risque à employer un adjectif des jeunes Français du vingt-et-unième siècle). Non seulement le pèlerinage aux Lieux saints l'avait comblé, comme nous venons de le vérifier, mais il avait partout constaté que les calomnies qui avaient tenté de détruire sa congrégation les mois précédents n'avaient laissé aucune trace. Partout des éloges, nulle part l'ombre d'une réserve. Avant de passer aux impressions laissées par les lieux saints, il tint donc à insister longuement sur sa satisfaction devant l'oeuvre de ses fils dans ces contrées lointaines.
«Avant tout, (ce voyage) me permet de dire ce qui résulte de la visite que j'ai faite aux nombreuses maisons qui se trouvaient sur mon passage. En chacune d'elles je me suis employé à m'arrêter autant qu'il était nécessaire pour me former une idée exacte des oeuvres auxquelles s'adonnent nos confrères, des difficultés qu'ils rencontrent dans un apostolat qui n'est pas toujours facile et des fruits qu'ils recueillent ou espèrent recueillir de leurs fatigues. Maintenant, de tout ce que j'ai vu de mes yeux, entendu de mes oreilles et touché de mes mains, il m'est d'un grand réconfort de pouvoir conclure que le Seigneur continue de bénir notre pieuse Société et qu'il ne cesse de s'en servir pour le salut d'une foule d'âmes.» Les éloges avaient abondé partout: en Autriche-Hongrie, en Asie mineure, en Terre sainte, en Egypte, à Malte, en Sicile, et dans toute la péinsule italienne. «Les calomnies et les persécutions des méchants contre nos anciens supérieurs et maîtres, bien loin d'éloigner de nous [les anciens élèves] ont suscité un réveil très consolant d'affection et de reconnaissance et les ont poussés à s'unir et à se montrer toujours plus fidèles aux enseignements reçus.» De fait, l'Association des anciens élèves des maisons salésiennes naquit en 1908.
Mais il s'empressait d’ajouter que toutes les louanges revenaient à son maître don Bosco: «Je souhaite quant à moi, disait-il humblement, qu'on omette tout ce qui regarde ma pauvre personne et qu'on publie uniquement ce qui touche à la plus grande gloire de Dieu et au bien des âmes. Nul plus que moi n'est convaincu que ce qui se fait et s'est fait en l'honneur de don Rua n'est qu'un reflet de l'affection et de la vénération que l'on éprouve pour don Bosco, c'est pourquoi je ne me suis pas cru obligé d'interdire de telles manifestations. Au contraire, pour ce qui concerne spécialement ce dernier voyage, j'ai cru devoir les approuver et permettre que même ces manifestations d'estime soient soumises à l'attention de nos coopérateurs [allusion aux articles successifs du Bollettino], pour leur permettre de mieux comprendre combien, avec don Bosco son oeuvre principale, c'est-à-dire notre Pieuse Société, est appréciée même en de lointaines régions (.....) Lors de mes derniers voyages j'ai eu la preuve éclatante de la grande estime dans laquelle la congrégation salésienne est tenue par les autorités ecclésiastiques et civiles, par les ordres religieux, par les plus honorables citoyens. [...] En la personne du recteur majeur et en tout lieu on a voulu rendre hommage à toute notre Pieuse Société par des ovations, par des compliments, par des "académies" en mon honneur. Outre la vénération envers don Bosco, on a voulu manifester la reconnaissance que l'on professe envers tous les salésiens. En ces moments disparaissait mon humble personne, notre congrégation était exaltée et notre vénérable fondateur était acclamé.»24
Un siècle plus tard, ces pieuses contorsions ne nous convainquent guère. Partout on voulait voir et entendre le saint successeur de don Bosco. C'était trop évident. Les lecteurs du Bollettino de 1908 se laissèrent-ils vraiment abuser malgré les quelques coupures du récit?
66.76 Le procès informatif de béatification et de canonisation de Dominique Savio |
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Le 4 avril 1908 tandis qu'il voyageait encore en Palestine, le procès informatif de béatification et de canonisation de Dominique Savio, où il serait cité en témoin privilégié, avait été ouvert à Turin.25 Six témoins seraient convoqués: les chanoines Giovanni Battista Anfossi et Giacinto Ballesio, les salésiens Cagliero, Rua et Cerruti, enfin un laïc, Carlo Savio, agriculteur à Mondonio. Quatre témoins d'office s'y ajouteraient: le salésien Francesia, les curés Piano, Pastrone et Vaschetti.
Dans le groupe, notre don Rua était sans aucun doute le mieux informé. Il intervint au cours de sept séances échelonnées entre le 23 juin et le 20 juillet de cette année 1908. Nous trouvons ses réponses dans le Summarium de 243 pages inclus dans le recueil intitulé Positio super Introductione Causae Beatificationis et canonizationis Servi Dei Dominici Savio.26 Don Rua ne ménageait pas ses éloges sur son ancien camarade de l'Oratoire. Il en avait été tellement proche, de son entrée au Valdocco en octobre 1854 à son départ définitif à la veille de sa mort en mars 1857! Après cinquante ans, toutes les vertus de ce condisciple, sur lesquelles il était successivement interrogé, continuaient de susciter sa fervente admiration. La foi de ce jeune garçon était d'une extrême «simplicité». «Ce serviteur de Dieu était guidé dans tous ses actes par l'espérance de la récompense éternelle.» «Je suis convaincu qu'il ne commit jamais un péché mortel et je dirais même un seul péché véniel délibéré.» Il lui arriva plusieurs fois d'être transporté en extase devant le saint sacrement ou au pied de l'autel de la Vierge Marie. Son zèle pour le salut des âmes pouvait confiner à l'héroïsme. Don Rua s'ingéniait à découvrir dans la courte vie de Dominique des signes de cet héroïsme dans la pratique de la justice, de la prudence, de la force, de la tempérance, de la chasteté, de l'humilité et de l'obéissance. C'était un saint. D'ailleurs, sitôt sa mort, ses camarades se mirent à prier par son intercession et d'éminents ecclésiastiques souhaitèrent sa canonisation. Don Rua citait des guérisons obtenues grâce à lui. Et il déclarait: «Je sais que beaucoup, en signes de leur reconnaissance, parmi lesquels l'humble rapporteur [c'est-à-dire lui-même], envoyèrent des attestations de grâces obtenues par l'intercession du Serviteur de Dieu. Mais comme la majorité d'entre elles étaient remises au vénérable D. Giovanni Bosco, je ne sais pas si elles existent encore. J'ai un jour écrit au vénérable D. Bosco que, me trouvant en grand péril spirituel, j'ai invoqué le Serviteur de Dieu, et que j'en ai été libéré.»27 Rare et précieuse confidence de don Rua sur sa vie intérieure!
Ces longues séances devant le tribunal diocésain chargé d'instruire la cause de béatification et de canonisation de Dominique Savio constituaient, avec le lancement de la visite extraordinaire et le voyage en Orient, le troisième événement de sept mois fatigants, mais aussi très consolants pour notre don Rua. La visite extraordinaire des maisons salésiennes lancée en janvier avait commencé de le rassurer, son long périple en Europe centrale, Asie mineure, Palestine, Egypte et Italie méridionale avait comblé son âme et enfin le procès de Dominique Savio lui avait permis de revivre des moments privilégiés de sa propre jeunesse.
66.76.1 Notes |
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1. L. C., p. 378-381.
2. FdR 4247 C12-D1.
3. Les noms et les titres des visiteurs et des délégués, ainsi que la désignation exacte des territoires à visiter, apparaissent dans le procès verbal très précis de la séance du chapitre supérieur du 30 janvier 1908, FdR 4247 D2-3.
4. Circulaire du 31 janvier 1908, L. C., p. 382-395.
5. Ce passeport instructif en FdR 2752 E4-6.
6. Lettre édifiante n. 11, 24 juin 1908, L. C., p. 522-533.
7. Source essentielle de nos informations sur le voyage de 1908, le rapport manuscrit de 164 pages de don Bretto à don Rinaldi, que l'on trouve en FdR 3013 E12 à 3016 D9, cité ci-après Relazione, a été fortement adapté, augmenté et arbitrairement divisé pour le Bollettino salesiano en 12 parties, dites «lettres» datées et supposées envoyées successivement de Constantinople, Smyrne, Nazareth (deux «lettres»), Bethléem (trois «lettres»), Port-Saïd, Alexandrie d'Egypte, Catane, Bari et Parme. Remarquons qu'au moins les n. 9-12 semblent dériver de lettres complémentaires de la Relazione. Voir le Bollettino salesiano 1908, p. 134-140, 164-170, 197-206. Cette version plus ou moins problématique a été traduite telle quelle dans le Bulletin salésien de 1908, p. 146-152, 172-178, 200-206, 233-235. Igino Grego, Sulle orme di Cristo. Il Beato Michele Rua, Primo Successore di Don Bosco, pellegrino in Terra Santa, Jérusalem, Franciscan Printing Press, 1973, p. 33-63, où il raconte ce voyage, s'est sérieusement documenté, mais se fie un peu trop au Bollettino salesiano.
8. Lettre circulaire du 24 juin 1908, L. C., p. 527.
9. L.C., p. 528.
10. Relazione, p. 79.
11. L.C., p. 528-529.
12. D'après une relation de don Rosin, reprise dans Amadei III, p. 383-384.
13. Relazione, p. 82.
14. Relazione, p. 84.
15. Dans Amadei III, p. 385-386.
16. L. C., p. 529.
17. Amadei III, p. 389-390. Igino Grego (op. cit., p. 49) explique que les soeurs Maria Cattan et Emila Ayub, ainsi que l'ancienne élève Latife Shaer - celle-ci par l'intermédiaire de don Laconi - lui confrmèrent personnellement l'événement.
18. L. C., p. 529.
19. Ces consignes, dont la forme numérotée habituelle chez don Rua garantit l'authenticité, se lisent dans Amadei III, p. 390-393.
20. Relazione, p. 119.
21. Relazione, p. 125-126.
22. Cette circulaire, signe des relations épistolaires de don Bretto avec don Rinaldi pendant le voyage, se retrouve en FdR 4074 E7-12.
23. FdR 4075 A1-3.
24. L.C., p. 522-527.
25. P. Stella, La canonizzazione, op. cit., p. 152.
26. Rome, Institut Pie IX, 1913.
27. Summarium, p. 181.
33 - Le temps de la consécration de l'église Marie Libératrice
66.77 L'église Marie Libératrice à Rome |
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Comme l'avait fait don Bosco vingt-et-un ans auparavant, don Rua, avant de mourir, se rendit une dernière fois à Rome pour la consécration d’une église confiée aux salésiens. En mai 1887, don Bosco assistait à l'inauguration de l’église du Sacro Cuore pour laquelle il avait beaucoup peiné; en novembre 1908, don Rua était présent à l'inauguration de l’église Marie Libératrice dans un quartier «sensible» de la ville.1
En octobre 1904, le pape Pie X avait donné des signes évidents de sa bienveillance envers les salésiens, d'abord par une pluie d'indulgences plénières ou partielles accordées à ses coopérateurs,2 puis, en janvier 1905, par la cession gratuite de l'église San Giovanni della Pigna et de la maison annexe, appelée à devenir le siège de la Procure générale salésienne.3 Cette même année, pour ainsi dire en contrepartie, ce pape leur confiait l'érection en panne d'une autre église. Dans la banlieue de Rome, la population du nouveau quartier dit le Testaccio, terrain d'expérimentation des malfrats de la capitale, «la Chine romaine», disait-on, où les salésiens avaient déjà créé une école et un «oratoire du dimanche», qui commençaient de porter des fruits,4 se sentait religieusement abandonnée. Aucun lieu de culte, aucune présence visible de l'Eglise pour les adultes. Il fallait y créer une paroisse. Léon XIII y avait pensé et avait versé de l'argent pour entreprendre les travaux. «Les fondations de l'église étaient jetées depuis plus de vingt ans», expliquait don Rua à ses coopérateurs dans sa lettre de janvier 1906. Mais le projet s'était enlisé. Pie X trancha l'affaire. Il la retira au vicariat romain et la confia aux salésiens. En 1905, le cardinal vicaire reçut l'ordre d'engager les tractations avec don Rua. Les travaux reprenaient aussitôt «d'après de nouveaux plans de l'architecte Corradini», selon don Rua dans cette même lettre. Il comptait sur ses coopérateurs pour lui faciliter la tâche.5 L'église paroissiale serait dédiée à Marie Libératrice. On ferait ainsi revivre le titre d'un vieil édifice religieux disparu sur le Forum romain. L'entreprise ne traîna pas. Vers la fin de l'année 1907, les maçons arrivaient déjà à la corniche.
Une occasion se présenta alors propre à stimuler la générosité des coopérateurs. Les fêtes du jubilé sacerdotal de Pie X commençaient en septembre 1907. Don Rua demanda d'accélérer les travaux pour lui permettre d'offrir l'église en hommage au pape lors de ce jubilé. Il lui fallait pour cela le concours financier de ses coopérateurs. «Pour mener à bien ce magnifique travail et dans les délais que nous nous sommes fixés, il est absolument nécessaire que tous, vous me veniez en aide le plus promptement possible», leur plaidait-il dans sa lettre de janvier 1908.6
L'appui du pape en personne lui serait précieux. Le 25 septembre 1907, il avait écrit à Pie X: «La Pieuse Société Salésienne et la Pieuse Union des Coopérateurs Salésiens, voulant s'associer aux solennelles manifestations de filiale dévotion, par lesquelles le monde catholique se prépare à fêter Votre Jubilé Sacerdotal très attendu, ont l'intention d'offrir à Votre Sainteté entièrement achevée et ouverte au culte divin l'église de Sainte Marie Libératrice en construction au Testaccio de Rome avant la fin de l'année jubilaire. Il est vrai qu'il manque encore beaucoup pour l'accomplissement de ce très ardent désir, mais je suis certain qu'il deviendra une joyeuse réalité si Votre Sainteté daigne donner sa Bénédiction Apostolique à tous les Coopérateurs Salésiens qui concourront à l'achèvement d'un temple d'une telle importance.» Le pape envoya volontiers sa bénédiction à tous les coopérateurs avec ses plus vifs remerciements pour leur contribution.7
Don Rua fut certainement entendu. La construction s'accéléra. En mai 1908, les murs de l'église et de la maison paroissiale étaient terminés. Le Comité central des festivités jubilaires avait fixé au 16 novembre la célébration romaine, jour du vingt-quatrième anniversaire de l'ordination épiscopale de Giuseppe Sarto, futur Pie X. Il était donc désirable que tout fût prêt pour cette date. On décida de fixer la cérémonie de Marie Libératrice au 15 novembre. Don Rua se rendrait à Rome quelques jours auparavant.
A l'Oratoire les jeunes, encouragés par leurs supérieurs, priaient et offraient des communions pour implorer un bon voyage et un heureux retour de leur père. Tous savaient combien la santé de don Rua était devenue précaire. Entre juillet et septembre, il avait tenu à participer activement à une série d'exercices spirituels salésiens dans le nord de l'Italie, successivement à Valsalice, à San Pier d'Arena, à Nizza Monferrato, à nouveau à Valsalice, puis à Foglizzo, une troisième fois à Valsalice, puis à Ivrea, à Lanzo, enfin à Lombriasco. Désormais sa jambe ulcérée le faisait cruellement souffrir.
En septembre peu s'en était fallu qu'on annulât le voyage romain. à la suite d'un accident survenu pendant les exercices spirituels aux salésiens de Lanzo. Don Rua avait voulu revoir le sanctuaire voisin de Sant'Ignazio, sur les hauteurs du mont Bastia, là où don Bosco l'avait mené dans sa jeunesse. Les vieillards aiment ce genre de retour à leurs anciennes années. Il voulut monter à pied. Là-haut, il pria, parla aux clercs de la Consolata en vacances dans la maison évoquant ses souvenirs d'antan, puis entreprit la descente. Un bon prêtre du lieu, qui l'accompagnait, le saisit par le bras, mais, sur le raccourci qu'il lui avait fait prendre, perdit brusquement l'équilibre et heurta de ses souliers ferrés de montagne le tibia de don Rua, qui crut perdre connaissance, mais se ressaisit aussitôt et, dissimulant sa douleur atroce, reprit la descente. Le soir au collège, en lui retirant ses chaussettes, on s'aperçut qu'il avait perdu beaucoup de sang. Il se soigna lui-même pendant un mois, jusqu'à ce que don Rinaldi lui obtînt une consultation médicale. Repos absolu, sinon pas de voyage à Rome. Le 1er octobre, le conseil du chapitre supérieur s'était tenu sous sa présidence dans sa chambre,8 il recevait ses visiteurs dans son bureau assis sur son sofa, la jambe tendue. Toute la maison de l'Oratoire le savait souffrant. Quand le 9 novembre, à la veille de son départ, il était venu présider la distribution des prix aux apprentis, une ovation interminable l'avait accueilli, selon la chronique locale.9
66.78 En route vers Rome |
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Enfin, le 10 novembre, don Rua put partir vers Rome, par petites étapes, en la compagnie de don Francesia. Il s'arrêta successivement à San Pier d'Arena, à Livourne, à Colle Salvetti, pour débarquer enfin à Rome le 14. Aux arrêts, don Francesia aurait préféré qu'on le laissât tranquille, mais sans succès. Don Rua ne se ménageait jamais. Les audiences se succédaient chez lui. «Il est usé, écrivait déjà ce compagnon depuis Livourne, le lendemain du départ, on ne peut pas le cacher; mais grâce à Dieu, il résiste tranquillement aux dures fatigues des visites et des conférences.»10 Car, partout où il passait, don Rua voulait parler aux confrères. Et ce n'était jamais pour plaisanter.
A Livourne encore, il devina l'avenir de deux petits garçons. Don Rua y rendit visite à la famille du coopérateur Riccardo de Ghantaz Cubbe. On lui présenta deux enfants prénommés Giovanni, cinq ans, et Raffaele, quatre ans. Le premier s'inéressait tellement aux cérémonies de l'église que ses parents lui avaient fait construire un petit autel, sur lequel il s'appliquait à jouer au célébrant. Sa mère lui avait confectionné les ornements à sa petite taille. Papa et maman voyaient là des indices évidents de vocation au sacerdoce. Ils se confièrent à don Rua, lequel aurait dit, désignant Giovanni: «Celui-ci, non», et, à propos de Raffaele: «Celui-là, oui!» Le père, qui tenait dans un carnet la chronique des petits événements familiaux, nota à la date du 11 novembre 1908: «Don Rua ne connaît pas l'exubérance (la vivacità) de Raffaele.» Or les goûts liturgiques de Giovanni disparurent, tandis que Raffaele entrait en 1921 au noviciat des jésuites et était ordonné prêtre le 26 juillet 1934.11 Don Rua avait vu juste.
A Colle Salvetti, les élèves organisèrent une petite «académie» en son honneur, et don Rua participa à leur exercice de la bonne mort.
66.79 La consécration de l'église Marie Libératrice |
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A Rome, nos deux voyageurs logèrent dans la procure salésienne de San Giovanni della Pigna. Le lendemain matin, don Francesia surprit don Rua dans l'église voisine servant la messe du procureur. Ce 15 novembre, notre recteur s'empressa d'aller voir l'église Marie Libératrice. Les ouvriers se démenaient, mais ne pouvaient terminer dans la journée. C'était impossible, entre autres parce que des éléments du maître-autel, en provenance de Milan, n'étaient pas encore arrivés. On ignorait même où ils étaient. La consécration fut donc renvoyée au 29, premier dimanche de l'Avent.
N'allons pas imaginer que don Rua profita du répit pour se reposer. Le 16, il assista à la cérémonie jubilaire à Saint Pierre. Le procureur lui avait fait réserver une belle place auprès des stalles «canonicales», à proximité de l'autel du pape. La cérémonie dura trois heures. Don Francesia eut, à un moment, l'impression que Pie X avait reconnu don Rua et s'était tourné vers lui de façon significative. Peut-être. En tout cas, notre recteur souffrait. «Ses yeux me font peine, écrivait don Francesia, ils sont de plus en plus chassieux, et il ne peut cacher sa gêne: souvent il les ferme et doit les nettoyer.»12 Les visiteurs souvent haut placés affluaient à la Procure, car le jubilé de Pie X attirait à Rome beaucoup de monde.
Pour le reposer, on offrit à don Rua de visiter les collèges de la région salubre dite des Castelli Romani, où les salésiens tenaient plusieurs maisons. Il arriva en début de soirée à Genzano où les novices lui firent la surprise d'un accueil aux flambeaux dès la porte de la ville. Don Rua prononça le mot du soir. Son secrétaire Francesia s'étonnait de le trouver encore «frais comme une rose». Mais la stupeur du directeur fut beaucoup plus grande. Lisons don Andrea Gennaro au procès de canonisation: «Le 18 novembre 1908 à Genzano, don Rua me demanda de l'accompagner dans sa chambre après les prières du soir. J'y vais. A peine entré il s'assied et me prie de lui retirer ses chaussures et ses bas, car il ne pouvait y arriver seul. Je me mets presque à genoux plus par vénération que par nécessité. Je lui retire les chaussures et je tire sur le premier bas. A la vue de cette jambe noire, raide et maigre, je m'émeus et m'écrie: «Oh! Don Rua, quelles jambes vous avez!«Mais don Rua me fait retirer l’autre bas, me souhaite doucement une bonne nuit et me prie de me retirer. J’ai eu l’impression que les veines variqueuses dont il souffrait lui avaient mis les jambes dans cet aussi triste état.»13
Bien que l'édifice n'ait pas été parfaitement prêt, la cérémonie de la consécration de la vaste et belle église Marie Libératrice eut bien lieu le 29 novembre. «Je ne saurais exprimer par des mots la joie très pure que j'ai ressentie, le dimanche 29 novembre, en assistant à la consécration du nouveau temple par Son Eminence le cardinal Respighi, Vicaire de Sa Sainteté, écrira bientôt don Rua. Quand je regardais autour de moi et que je voyais la population du Testaccio accourir vers la nouvelle église, je me réjouissais immensément de pouvoir dire que, grâce à nos sacrifices, nous lui avions procuré les moyens de vivre en bons chrétiens.»14 Et il illustrait sa pensée par une longue citation de la Civiltà cattolica, y compris une touche critique du socialisme très rare dans ses propres écrits, où il évitait soigneusement les allusions politiques. «Le titre glorieux de l'antique église, qui rappelait sur le forum romain le triomphe de Marie sur le vieux paganisme, se retrouve maintenant au Testaccio par la volonté du Souverain Pontife lui-même. Ainsi Marie Libératrice domine en souveraine, là, face à l'Aventin, sur le nouveau quartier populeux qui s'étend autour d'elle, annonçant son triomphe maternel sur le paganisme moderne, pour parler clair le naturalisme socialiste, qui, dans ce peuple d'ouvriers, a cherché et cherche de toutes ses forces à s'installer. A son ombre se déploiera bénéfique et efficace l'oeuvre des fils de don Bosco, soutenue par la charité chrétienne, avec des oratoires, des cercles, des écoles, et d'autres oeuvres semblables opportunes en ces lieux et en ces temps. Et, de la sorte, le peuple laborieux du Testaccio grandira libéré de l'incrédulité et du vice et se verra toujours mieux formé à soutenir les luttes pour l'honnêteté et la foi contre de misérables dévoyés qui s'appliquent à déchristianiser et à barbariser par le désordre, l'impiété et l'anarchie ce faubourg extrême de la ville de Rome.»15
Don Rua notait alors comment, dans l'audience que Pie X lui avait accordée le 10 décembre, ce pape s'était intéressé à toutes les affaires salésiennes, avait félicité sa congrégation pour avoir mené à bien la construction de la grande église du Testaccio, avait exprimé ses plus belles espérances sur l'apostolat des salésiens en faveur de cette portion de son troupeau et avait efficacement encouragé le prêtre qui en serait le curé. A la sortie de l'audience, le très pieux recteur majeur emportait une formule de bénédiction toute spéciale du pape, qui y avait écrit de sa main: «Deus omnipotens adimpleat omnem benedictionem suam in vobis», ce qui voulait dire, jugeait-il dans son enthousiasme ici plutôt exalté, que, non seulement le pape implorait une abondante bénédiction sur toute son «humble société», mais qu'il y joignait une prière pour qu'elle soit vraiment pleine et efficace. Sans doute, sans doute!
Don Rua ne perdait pas son temps. Depuis Rome, on le vit descendre vers le sud dans les maisons salésiennes de Caserta, Castellamare, Naples et Portici. Bien que rapides ses apparitions provoquaient l'enthousiasme des jeunes et des foules. Son accompagnateur Francesia se risquait à observer: «Aujourd'hui don Rua déclenche l'enthousiasme de don Bosco, et la vénération qu'on lui porte est celle qui entoure un homme de vertu extraordinaire.» Comme don Bosco dans sa jeunesse, il s'aventurait même à multiplier les hosties, si l'on en croit l'évêque salésien Mgr Federico Emanuel à son procès apostolique de canonisation. Lisons-le: «J'étais alors directeur du collège salésien de Caserta, au mois de décembre de 1909 [erreur, lire: 1908], il voulut visiter ma maison. On prépara les élèves pour une communion générale au cours de la messe que don Rua devait célébrer. Le catéchiste (directeur spirituel) oublia de faire consacrer les hosties. Au moment de la communion il découvrit le ciboire et n'y trouva que quelques hosties. Confus et humilié, il entendit don Rua lui dire: "Non turbarti" (Ne t'en fais pas!) Et il commença de distribuer la communion. Il communia les deux cent trente élèves et il resta dans le ciboire des hosties dont je ne puis préciser la quantité. Après la messe, il interdit absolument au catéchiste Pietro Squarzon d'en parler à qui que ce soit. Mais le catéchiste me confia secrètement l'histoire et je n'en ai jamais parlé à personne.»16 Dont acte.
66.80 Le désastre de Messine |
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Cette année 1908 tellement remplie de joyeux événements pour don Rua s'acheva dans la terreur pour ses fils de Sicile.17 Dans la soirée du 22 décembre, il était rentré discrètement à Turin. Or, le matin du 28 un très violent tremblement de terre suivi d'un puissant raz-de-marée secoua les côtes de Sicile et de Calabre. En quatre secondes les villes de Messine et de Reggio, ainsi que divers villages autour d'elles, s'écroulèrent faisant au total deux cent mille victimes. Toutes communications étant interrompues, les premières nouvelles de loin inférieures à la réalité, ne se répandirent en Italie et dans le monde entier que dans la matinée du 29. Don Rua, comme don Bosco l'avait fait lors du tremblement de terre de Ligurie, télégraphia à l'archevêque de Messine, au cardinal archevêque de Catane, ainsi qu'aux préfets de ces deux villes:
«Inquiet sur le sort de mes confrères et des élèves de Calabre et de Sicile, je pense invoquer sur eux la bonté du Seigneur en ouvrant à nouveau les portes de mes instituts aux enfants rendus orphelins à la suite du tremblement de terre. J'ai télégraphié à Catane à l'inspecteur salésien don Bartolomeo Fascie pour qu'il se mette à la disposition de Vos Excellences ainsi que de Son Excellence le Préfet, afin de pourvoir aux besoins les plus urgents des jeunes victimes, certain de faire ainsi oeuvre de foi et de patriotisme.»18
Le 30, comme aucune nouvelle précise n'était encore parvenue à Turin, don Rua, que ses jambes en mauvais état contraignaient à ne pas quitter sa chambre pour accourir lui-même sur les lieux du désastre, y envoyait don Bertello, ancien inspecteur de Sicile, don Calogero Gusmano et le coadjuteur Tagliaferri. Enfin, dans la soirée du 31, un télégramme expédié de Catane le 29 faisait état de nombreuses victimes dans le collège salésien de Messine. C'était le soir où la tradition voulait que l'on communiquât à toute la communauté l'étrenne de l'année nouvelle. Malgré ses mauvaises conditions de santé don Rua tint à descendre dans la salle du théâtre pour parler aux siens et, depuis la scène, formuler l'étrenne et l'oraison jaculatoire qui l'accompagnait. En les commentant, il paraissait être la victime prête à toutes les tribulations voulues ou permises par la divine providence, notait don Amadei, qui était présent. Puis il passa à la lecture du télégramme dans l'émotion générale. L'accent, le tremblement des mains et de toute la personne, la vive douleur qu'il ressentait au plus profond de son coeur firent une douloureuse impression sur tous les assistants, qui partirent se coucher en priant pour lui.
Les élèves du Valdocco demandèrent à don Rua de faire célébrer une messe solennelle pour leurs camarades de Messine. Sa circulaire du 2 janvier 1909 fit part de cette initiative aux coopérateurs et coopératrices de Turin., puis continua: «Les salésiens, quant à eux, en signe de leur propre douleur, désirent en faire autant en suffrage pour leurs confrères et leurs coopérateurs. Ce deuxième office funèbre aura lieu mardi matin, 5 courant, à 10 heures dans le sanctuaire de Marie Auxiliatrice. Je crois bon de vous l'annoncer avec invitation à y participer pour implorer le repos éternel aux inoubliables victimes.»19 Cependant arrivait une lettre expresse de don Bertello, qui dévoilait l'effroyable réalité pour le collège de Messine, qu'on avait d'abord cru capable de résister à la secousse: «Sont morts et restent ensevelis sous l'édifice les confrères prêtres: Pasquali Giuseppe, Pirrello Vincenzo, Claris Dario, Urso Antonio, Lo Faro Arcangelo, Rapisarda Mauro; les clercs Manzini Mario, Venia Giuseppe et le coadjuteur Longo Giuseppe. En outre trente-huit élèves ont péri, ainsi que les familiers Marotta Antonio, Marotta Salvatore, Pirrello Francesco, Zuccarello Alfio. Il y a beaucoup de blessés, mais aucun gravement.»
Les 4 et 5 janvier 1909, les cérémonies prévues eurent lieu dans le sanctuaire tendu de noir. La mauvaise santé de don Rua l'avait empêché de chanter la messe solennelle, comme il l'aurait désiré. Pendant l'un et l'autre offices, il resta prostré auprès du catafalque, le corps et le visage marqués par la souffrance. Pauvre don Rua, en 1907 une rafale de calomnies s'était abattue sur lui, en 1908 une catastrophe naturelle avait assombri in extremis une année qui l'avait enfin rassuré. Fatigué, usé par le mal, à l'approche de ses soixante-douze ans, âge de don Bosco quand il avait quitté cette terre, il se préparait sereinement à l'imiter. Autour de lui on pressentait la fin, tout en préparant désormais activement son jubilé sacerdotal de l'été 1910.
66.80.1 Notes |
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1. Je suis assez servilement pour ce chapitre le récit de don Ceria, Vita, p. 494-509.
2. En lire la liste confirmée par un décret du 2 octobre 1904, à la suite de la lettre annuelle de don Rua aux coopérateurs, Bulletin salésien, janvier 1905.
3. Explications dans la circulaire de don Rua datée du 19 février 1905, L. C., p. 324-325.
4. Circulaire du 31 janvier 1909, L.C., p. 401.
5. Bulletin salésien, 1906, p. 6.
6. Bulletin salésien, 1908, p. 8.
7. Note au Circolo Don Bosco, avec l’adresse «al diletto Don Rua, Superiore Generale», 24 septembre 1907, FdR 3833 A5.
8. D'après le procès verbal, FdR 4248 A8.
9. Amadei III, p. 451.
10. Francesia-Rinaldi, Livourne, 11 novembre 1908, FdR 3016 E1.
11. Ceria, Vita, p. 498-499.
12. Cité par Ceria, Vita, p. 500.
13. Andrea Gennaro au procès apostolique de don Rua, Positio 1947, p. 901. Ce témoin scrupuleux, qui craignait d'avoir confondu les bas et les jambes elles-mêmes, ajoutait: «Mais dans mon émotion, je n'ai pas pu vérifier si les bas que je retirais couvraient d'autres bas élastiques.» Il se trompait, tous les usagers des bas de contention savent qu'ils sont les plus difficiles à retirer. Don Rua les lui avait certainement fait enlever. Gennaro avait donc bien vu ses jambes toutes noircies par le sang.
14. Je suis ici la circulaire déjà citée du 31 janvier 1909, L. C. 400-402.
15. Civiltà cattolica, cahier 1404.
16. Positio 1947, p. 472-473.
17. Je m'appuie ici sur le récit de don Angelo Amadei III, p. 474-478, témoin direct de don Rua et donc crédible à Turin-Valdocco, où il fut nommé directeur du Bollettino salesiano en cette année 1908,
18. Amadei III, p. 475.
19. FdR 4001 D2-3.
66.81 Se tenir prêts à la mort |
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Le soir du 19 janvier 1909, don Luigi Rocca, économe général de la Société, était appelé au chevet d'une malade sur le corso Regina Margherita à proximité de l'Oratoire. Après avoir procuré à cette dame les secours religieux habituels, on le vit sortir un peu titubant, et la famille se pencha à la fenêtre pour le suivre des yeux sur la rue. Mais il n'apparaissait pas. On ouvrit la porte et on le découvrit là gisant sur le sol agrippé à la rampe de l'escalier. Il avait été frappé par une congestion cérébrale. Transporté à l'Oratoire, il ne tardait pas à y mourir.
Don Rua ne put s'empêcher de finir sa lettre du 31 janvier 1909 centrée sur l'église Marie Libératrice par une série de considérations sur l'exercice de la bonne mort. La mort avait frappé inopinément ses élèves et ses confrères de Sicile, et maintenant aussi brusquement don Luigi Rocca, qui n'avait que cinquante-cinq ans. Il ne doutait pas que ses bons religieux aient été prêts au grand passage dans l'éternité. Mais c'était pour lui une preuve de l'opportunité de faire régulièrement l'exercice de la bonne mort. Don Bosco y était très attaché. «Le vénérable don Bosco, écrivait don Rua, dès le début de l'Oratoire, introduisit l'usage de faire chaque mois l'exercice de la bonne mort. A un prêtre qui s'émerveillait de la bonnne conduite de tant de jeunes de l'Oratoire, don Bosco répondit: ils sont bons parce qu'ils font chaque mois l'exercice de la bonne mort. Cette pratique est le soutien de notre maison. Nous nous rappelons, continuait don Rua, comment lors d'un mot du soir il l'annonçait avec une certaine solennité quelques jours auparavant; il nous semble encore le voir réciter avec nous, agenouillé sur les marches de l'autel, les tendres prières qui demandent la grâce de bien mourir.» Après avoir rappelé un article des constitutions d'alors et une disposition des «articles organiques», il concluait gravement: «Par conséquent, ne peut se dire vraiment salésien, qui néglige un moyen tellement efficace d'assurer son salut.»1
La perspective de la mort va planer désormais sur don Rua de plus en plus affaibli. Il pensera à l'héritage que recevra son successeur. Son infirmier Balestra témoignait que ses souffrances augmentaient, que ses jambes enflaient terriblement, qu'elles étaient tachées d'ulcères et qu'il peinait à marcher. «Pour le soulager, Balestra appliquait sur une ou deux plaies des compresses très chaudes, mais sans effets notoires. Il lui fallait donc rester au lit ou sur le sofa les jambes étendues, ce à quoi il ne se résolvait que lorsqu'il n'en pouvait plus. S'il restait debout ou assis; l'enflure augmentait.»2
Cependant il trouvait encore en lui la force d'écrire une longue lettre à ses confrères à l'occasion de l'anniversaire de la mort de don Bosco le 31 janvier 1909. Son oeuvre survivait et se développait malgré les prophètes de malheur et les manoeuvres de ses ennemis qui s'étaient jurés d'en faire «un mucchio di rovine» (un tas de ruines). Toutefois, notre recteur restait lucide. «Il est vrai que nous n'avons pas toujours bien correspondu aux grâces reçues; malheureusement, on a pu nous reprocher de nombreux et graves délits. Qui sait combien de fois nous aurions mérité que Dieu tourne ailleurs ses regards pour sa gloire, mais, infiniment riche en miséricorde, en fonction des mérites de notre vénérable Père, il a continué de nous bénir, de nous soutenir et de nous consoler. Nous voyons tous les jours se réaliser les prédictions de don Bosco sur le nombre de ses fils et sur leurs entreprises.»3 Tout compte fait, maintenant qu'il approchait de l'âge de don Bosco quand il avait quitté cette terre, il se disposait à partir l'âme en paix.
Autour de lui, on se mettait à préparer en grande pompe son jubilé sacerdotal. Puisqu'il avait été ordonné prêtre le 29 juillet 1860, ce jubilé devrait être célébré le 29 juillet 1910. Bien entendu, selon les prévisions, les festivités se dérouleraient surtout durant le deuxième semestre de 1910. Les membres de la commission centrale chargée de tout harmoniser étaient officiellement désignés. Toute la congrégation était alertée.4 La fête fut entamée au Valdocco le 29 juillet 1909: messe de don Rua à l'autel de Marie Auxiliatrice, banquet au théâtre, mot du soir de don Rua à toute la communauté du Valdocco.5 Une image avec la photographie de don Rua parut «en souvenir du très joyeux (faustisssimo) 29 juillet 1909 quand s'ouvrit le cinquantième anniversaire de l'ordination sacerdotale du très révérend don Michel Rua.» Elle disait: «Les supérieurs et les élèves de l'Oratoire salésien de Valdocco après s'être prosternés aux pieds de la Vierge Auxiliatrice ont pris joyeusement leur repas avec lui dans l'attente de ses noces d'or.»6 Le 30 août 1909, don Rua présidait à Valsalice la cinquième assemblée générale des directeurs diocésains de la Pieuse Union des Coopérateurs salésiens, dont nous reparlerons ci-après.7
66.82 La vie ordinaire de don Rua malade |
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En effet, on se tromperait fort à imaginer un don Rua inactif malgré les maux qui le tourmentaient. Sa longue lettre annuelle aux coopérateurs parut ponctuellement en janvier 1909. Le Seigneur continuait de bénir l'oeuvre salésienne, comme en témoignaient ses nouveaux centres aussi bien dans l'Ancien que dans le Nouveau Continent. Il exhortait ses coopérateurs à soutenir les missions salésiennes qui ne cessaient de se multiplier.8 Précédemment cette lettre annuelle avait systématiquement donné des nouvelles des salésiennes. Don Rua ne se résolvait pas à les oublier. En 1909, dans le Bollettino un article intitulé: «L'institut des Filles de Marie Auxiliatrice en 1908» suivit la lettre aux coopérateurs. Cet article, certainement voulu et peut-être même écrit par don Rua, témoignait que, malgré la séparation officielle, cet institut constituait toujours la branche privilégiée de la famille salésienne.
Hormis ses lettres circulaires aux coopérateurs et aux salésiens toujours très circonstanciées, don Rua, fidèle à ses habitudes, multipliait les lettres particulières. Un petit nombre d'entre elles seulement ont été remises aux archives de Rome. Pour cette année 1909, on en trouve cependant cinq à don Evasio Rabagliati, inspecteur en Colombie, huit à don Giuseppe Vespignani, inspecteur en Argentine, dix à don Arturo Conelli, inspecteur en Italie centrale, huit à don Pietro Cardano, inspecteur du Moyen Orient, cinq à don Giuseppe Gamba, inspecteur en Urugyuay-Paraguay. Ses longues lettres à don Isacco Giannini, directeur de la colonie agricole de Beitgémal, en Palestine, datées du 25 janvier et du 7 juillet 1909, témoignent de l'intérêt exceptionnel qu'il portait à cette oeuvre visitée par lui l'année précédente.9 En juillet et août, il adressa trois longues lettres à don Antoine Malan, inspecteur au Mato Grosso dans le coeur du Brésil, sur la manière de traiter avec les Indiens, de les préparer au baptême, etc.10
Malgré ses peines physiques, don Rua se déplaçait encore. Ainsi entre le 16 et le 18 mars il prêchait à Turin chez les soeurs joséphines un triduum préparatoire à leur fête patronale de saint Joseph. Le programme était simple: 1er jour, Travailler, faire son devoir sur le modèle de saint Joseph. 2ème jour: Prier. Il faut toujours prier, sur le modèle de Marie. 3ème jour: Se sacrifier. Pour cela savoir se soumettre aux supérieures. Modèles: Joseph, Marie et Jésus.11 Le 20 mars, il était présent aux exercices spirituels des Filles de Marie Auxiliatrice à Nizza Monferrato. Il centra son discours sur les trois lettres du mot: PUO', pietà (piété), umiltà (humilité), obbedienza (obéissance), procédé mnémotechnique qui lui était familier.12 Une académie «en l'honneur de don Bosco et de son digne successeur» fut organisée le 21 mars. Le long compliment de circonstance nous a été conservé.13 Une réflexion bien caractéristique de don Rua mit un terme à la fête: «Tant de louanges et tant d'éloges, je ne prétends pas les mériter, mais je les accepte parce qu'ils sont suivis de la promesse que vous prierez pour moi, qui en ai tellement besoin. Je désirerais être une copie de don Bosco, et, tandis que je lis sa vie et que je la compare à la mienne, je m'en trouve humilié, et je dois dire que je ne suis qu'une méchante copie de don Bosco. Et je ne le dis pas par humilité, mais parce que c'est comme cela; priez donc pour que je puisse devenir une vraie copie!»14
Don Rua tint à participer aux cérémonies de la semaine sainte à l'Oratoire. Le jeudi saint 8 avril, malgré ses infirmités, il lava lui-même les pieds de douze garçons, qu'il invita ensuite à sa table. Bien entendu, il participa entre le 15 et le 24 mai à la neuvaine préparatoire à la fête de Marie Auxiliatrice et, le 24 mai, aux solennités mariales habituelles. Toutefois, il laissait à diverses Eminences ou Excellences l'honneur de les présider et d'y prêcher. Les fêtes traditionnelles des 23 et 24 juin se déroulèrent selon le rite accoutumé, mais prirent une tournure plus solennelle qu'à l'ordinaire. Le baron Antonio Menna annonça la composition du comité du jubilé de don Rua présidé par le cardinal Richelmy. Les festivités jubilaires proprement dites étaient alors prévues pour le 24 juin 1910. On n'attendrait donc pas le 29 juillet, date réelle du cinquantenaire de l'ordination. Il paraît que l'intéressé s'exclama: «Vous ferez la fête, mais sans le saint!»15 Le 25 juin, une lettre de la commission centrale aux confrères salésiens signée par le préfet général don Rinaldi détailla les manifestations jubilaires: expositions, concours, lettres et photographies à don Rua, etc.16
Désormais, conformément à une habitude déjà ancienne, don Rinaldi transmettait le 24 de chaque mois aux inspecteurs et aux directeurs les instructions du recteur majeur. Toutes, soigneusement numérotées selon le style de don Rua, témoignent à la fois de leur authenticité et des préoccupations administratives et surtout religieuses de leur auteur. On nous permettra de reproduire celles de janvier à juillet 1909 tellement on sent ce supérieur presque invalide proche de ses fils désormais éparpillés à travers le monde. Bien remarquer son souci quasi lancinant des Coopérateurs salésiens.
Le 24 janvier, dans la circulaire Rinaldi, le recteur majeur 1) annonce, après le séisme de Messine, un autre malheur: l'attaque d'apoplexie de l'économe général Luigi Rocca, 2) recommande l'acceptation de bons familiers, capables de faire d'excellents coadjuteurs, 3) recommande aux inspecteurs et directeurs de relire les chapitres des Deliberazioni relatifs aux Coopérateurs salésiens, 4) recommande aux inspecteurs et directeurs de bien répondre aux questions posées dans les circulaires mensuelles des responsables généraux. Le 24 février, le recteur majeur 1) annonce la nomination de don Giuseppe Bertello au titre d'économe général, 2) annonce que le procès ordinaire diocésain de Dominique Savio est terminé à Turin, 3) attend des maisons d'Amérique une réponse à sa circulaire du 27 décembre 1908 sur l'adhésion à la fédération Italica Gens, 4) recommande aux maisons non italiennes l'étude de la langue italienne, 5) invite les inspecteurs à lui rendre compte des conférences réglementaires aux coopérateurs salésiens, 6) invite les directeurs qui ne possèdent pas les formulaires requis à les demander à Turin au secrétariat général, 7) félicite les directeurs qui, non seulement font lire publiquement ses lettres circulaires, mais en font aussi l'objet de conférences communautaires. Le 24 mars, le recteur majeur 1) souhaite de bonnes fêtes de Pâques aux salésiens et à leurs élèves, 2) recommande aux directeurs de prendre soin des clercs en stages pratiques, 3) invite, lors du mois de Marie, à faire prononcer de brefs sermons par les prêtres, et même par les clercs. Le 24 avril, le recteur majeur 1) exhorte à bien organiser le mois de Marie, 2) invite les directeurs à relire la circulaire mensuelle de janvier 1904 relative aux privilèges pour la fête de Marie Auxiliatrice, 3) recommande la conférence réglementaire aux Coopérateurs à cette occasion. Le 24 mai, le recteur majeur 1) recommande le mois du Sacré Coeur: Ad Jesum per Mariam, 2) rappelle ses avis des années précédentes sur les baignades, 3) s'élève contre la théorie en vogue, qui réserve l'assistance aux seuls clercs, les prêtres devant se consacrer au seul saint ministère, 4) demande de ne pas se rendre aux expositions de peintures indécentes, 5) annonce l'ouverture à Turin du procès apostolique de don Bosco. Le 24 juin, le recteur majeur: 1) remercie pour les bons voeux reçus à l'occasion de la Saint Jean Baptiste, jour où on célébrait simultanément don Bosco et son successeur, 2) recommande le bon fonctionnement des oratori festivi pendant les vacances, 3) annonce que la souscription salésienne pour les victimes du tremblement de terre de Messine a récolté 21.466,17 francs, 4) exhorte les inspecteurs négligents à lui expédier le compte rendu de leurs visites canoniques, 5) invite les inspecteurs à tenir compte de la circulaire du 2 juillet 1906 sur le personnel de leurs maisons. Le 21 (exceptionnellement) juillet, le recteur majeur 1) invite à nouveau les inspecteurs à lui remettre les comptes rendus de leurs visites aux maisons, 2) exhorte inspecteurs et directeurs à envoyer aux exercices spirituels des confrères les jeunes et les familiers susceptibles de faire de bons salésiens, 3) souhaite à tous de bonnes vacances et de fervents exercices spirituels pour le bien temporel et spirituel de la Société.17 Le 24 suivant, une lettre de don Rinaldi aux salésiens rappelle les recommandations de don Rua et de divers membres du chapitre supérieur sur le silence et le recueillement lors des exercices spirituels au cours des vacances.18 Notre recteur ne cessait de veiller sur la bonne santé spirituelle des siens.
66.83 Les dépositions de don Rua au procès apostolique de don Bosco |
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Don Rua fut le premier des témoins cités au procès apostolique de don Bosco qui s'ouvrit à Turin le 26 mai 1909. Ses dépositions toujours soignées et fortement argumentées s'échelonnèrent entre le 11 juin (session IV) et le 20 novembre (session XXXV) au cours de 31 séances coupées toutefois par un temps de vacances entre le 17 juillet (session XIX) et le 4 octobre (session XX).19
Entre la session IV et la session XII, comme il l'avait fait lors du procès informatif, don Rua retraça minutieusement la vie mouvementée de don Bosco, un homme qu'il avait commencé à connaître, disait-il, à l'âge de huit ans et qu'il n'avait plus quitté jusqu'à sa mort en 1888, à l'exception des années 1863-1865 quand il avait été nommé directeur de Mirabello. Comme il avait fait au procès informatif, il raconta sa formation scolaire entravée par son demi-frère Antonio, ses études de collégien, de séminariste, puis son temps au Convitto ecclesiastico de Turin. Toujours le serviteur de Dieu se montrait apôtre, surtout à l'égard de ses camarades d'enfance et des jeunes qu'il rencontrait. Il lui arrivait de confesser même dans les prisons. L'histoire de la société de clercs et de laïcs destinée à constituer progressivement la congrégation de saint François de Sales, l'institut des Filles de Marie auxiliatrice et la Pieuse Union des Coopérateurs salésiens, oeuvre soutenue par le pape Pie IX, était ensuite relatée avec une multitude de détails au cours des sessions VII-X. Don Rua avait garde d'oublier l'Oeuvre des Fils de Marie destinée aux vocations tardives. Pour défendre le pape spolié, don Bosco se démena et fut persécuté et même agressé. En 1867, il prévint le pape des menaces de Garibaldi, puis défendit l'infaillibilité pontificale dès avant sa promulgation à Vatican I. Déjà dans sa jeunesse il aurait voulu porter lui-même l'évangile aux infidèles. Il n'y parvint pas; mais à partir de 1875 il réussit à expédier des missionnaires en Amérique du Sud; dans son zèle, il aurait voulu envoyer ses fils aux Etats-Unis, en Afrique et en Inde (sessions XI-XII). Entre la XIIIème et la XIXème session, don Rua eut à témoigner sur les vertus théologales et morales de don Bosco, sur son union constante à Dieu, sa dévotion particulière pour l'eucharistie, sa vénération de la parole de Dieu, sa dévotion à Marie, sa pratique des vertus inhérentes à l'état ecclésiastique, sa confiance en la divine Providence malgré les obstacles qu'il lui fallait sans cesse surmonter, enfin sa conformité incessante à la volonté de Dieu, jusque sur son lit de mort en 1888. Il consultait toujours le Seigneur avant de prendre de graves décisions. La vie de ce serviteur de Dieu fut une oeuvre continue de miséricorde spirituelle et matérielle. Aucun attachement pour l'argent à déplorer chez lui.
Après la coupure des vacances, les sessions XX-XXIII portèrent sur les vertus cardinales de don Bosco. D'un naturel bouillant, il était fortement incliné à aimer son prochain. Mais sa force spirituelle était héroïque, il l'a prouvé dans l'accomplissement de sa vocation. A toutes les étapes de sa vie, parmi des contradictions de toutes sortes, don Bosco a démontré une humilité profonde, un véritable amour de la pauvreté et de la pureté. Avec la session XXIV, l'enquête se mit à concerner les dons surnaturels de don Bosco. Et le problème reparut lors des sessions XXV-XXVI. Il fut question de son don des larmes, de celui de la prophétie, de celui de la connaissance des âmes, de ses visions et des guérisons qu'il obtint de son vivant. La session XXVII se concentra brusquement sur les oeuvres publiées par don Bosco et se termina par l'évocation de sa mort le 31 janvier 1888. La session XXVIII fut consacrée à ses funérailles et, de son vivant, à sa réputation de sainteté et même de «thaumaturge», non seulement à Turin et en Italie, mais un peu partout dans le monde. La session XXIX commença par nuancer l'admiration qu'on portait à don Bosco, car il eut des adversaires: on prétendit qu'il avait perdu la tête, on l'accusa de captation d'héritage... Les principales attaques dont il fut l'objet s'expliquaient par son zèle à défendre le pape et l'Eglise, non pas par les défaillances de ses moeurs et de celles de ses disciples. Les questions du procès s'engagèrent alors sur les miracles qui furent attribués à don Bosco après sa mort. Elles se poursuivront sur ce problème durant les sessions XXX-XXXII. Don Rua alignait les noms des miraculés et décrivait avec précision les maux dont ils souffraient. Il ne restait plus alors qu'à confirmer et à signer les dépositions, ce qui fut fait au cours des sessions XXXIII-XXXV.
Les dépositions de don Rua seront toujours précieuses pour l'historien. Il jouissait en effet d'une excellente mémoire et mesurait soigneusement ses mots, comme on peut le vérifier par les annotations en marge lors de la relecture des dépositions. Bien entendu, il pouvait se tromper, comme il advint pour la prétendue résurrection provisoire du jeune «Carlo» qu'il attribuait à don Bosco, alors qu'il s'agissait d'un trait de la biographie de saint Philippe Néri raconté par lui.20 Dans les histoires de guérisons, don Rua reflétait l'opinion commune. Mais ce ne sont là que broutilles dans un ensemble solide et bien étayé très méritoire pour un vieillard malade.
66.83.1 Notes |
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1. L. C., p. 404-405.
2. D'après Amadei III, p. 482.
3. L.C., p. 397-398.
4. Lettre de don Filippo Rinaldi aux salésiens, 6 février 1909, FdR 2753 A7-9.
5. Amadei III, p. 510..
6. FdR 2754 B1-2.
7. Bulletin salésien 1909, p. 287-290.
8. Bulletin salésien 1909, p. 3-9.
9. FdR 3904 D2-6.
10. M. Rua-A. Malan, Turin, 3 juillet, 16 juillet et 19 août 1909, FdR 3915 D1-7.
11. Selon la chronique locale, Amadei III, p. 486-488.
12. Compte rendu développé de la chronique locale dans Amadei III, p. 489-492.
13. FdR 2765 A8-12.
14. D'après la chronique locale, Amadei III, p. 493.
15. Amadei III, p. 506.
16. FdR 2753 B10-12.
17. Ces circulaires Rinaldi en FdR 4075 C6–E10.
18. FdR 2753 C1-4.
19. Sur la première étape de ce procès apostolique de don Bosco, voir les microfiches FdB 2439 A5 à 2482 C1. Les dépositions de don Rua se lisent entre 2444 C10 et 2449 E6.
20. FdR 2449 C1. La rectification dans mon article «Autour de six logia attribués à Don Bosco», RSS 18, 1991, p. 38-52.
66.84 Un été 1909 laborieux |
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Durant l'intervalle des sessions du procès apostolique de don Bosco, don Rua se démenait encore tant qu'il le pouvait. Le 30 juillet, il clôturait à Valsalice les exercices spirituels des clercs et les jeunes; le 13 août, il allait célébrer la messe ches les Dames du Sacré Coeur à Valsalice1 et, le 16 août, il s'adressait aux nouveaux aspirants réunis à Valsalice également. Son discours était organisé à partir de l'anagramme BOSCO, entendre Bontà, Orazione, Studi, Castità et Obbedienza.2 Le 21 août, de passage vers Lanzo, il s'arrêtait à Nizza Monferrato chez les Filles de Marie Auxiliatrice, y célébrait la messe, prononçait quelques mots d'encouragement, mais se refusait absolument à donner des directives laissant entendre qu'il s'affranchissait de quelque façon des décisions romaines sur la séparation entre leur institut et la société salésienne.3 Il ne soutenait d'aucune manière les tentatives contemporaines de la supérieure générale mère Daghero pour obtenir systématiquement des aumôniers salésiens auprès des Filles de Marie Auxiliatrice.
Le 30 août don Rua présidait auprès de la tombe de don Bosco à Valsalice la cinquième assemblée générale des directeurs diocésains de la Pieuse Union des Coopérateurs salésiens. Il était spécialement encouragé à la bien organiser par une lettre de Pie X «Dilecto Figlio» datée du 25 août précédent.4 Ce fut une assemblée importante par sa motion finale sur la modernisation nécessaire de l'«oratoire salésien», thème cher à notre recteur. La société civile avait changé depuis ses origines. Un socialisme areligieux modifiait la donne. Il convenait de ne pas réduire l'oratoire à sa fonction récréative et religieuse. L'assemblée émettait le voeu que l'action des oratoires soit complétée par une oeuvre de formation économique et sociale répondant pleinement aux besoins de la jeunesse, pour que celle-ci trouve dans l'oratoire et les oeuvres qui y sont annexées l'instruction sociale et l'assistance morale et matérielle qui lui sont offertes par ailleurs dans les Cercles et les Institutions anti-chrétiennes. Et la motion terminale alignait non sans ambition quelques-unes de ces oeuvres: 1) les cercles culturels, 2) les conférences sociales, 3) les écoles professionnelles, 4) les secrétariats du travail, 5) les assurances ouvrières populaires, 6) les conférences d'hygiène professionnelle, 7) les instructions sur la législation du travail, 8) l'initiation aux Conférences de St Vincent de Paul. Sagement, la motion remarquait: «Il va sans dire que l'on ne doit pas négliger en même temps la partie récréative et instructive avec toutes les attractions de la didactique moderne.»5 Dans l'esprit de don Rua, l'«oratoire» était un véritable centre de formation de la jeunesse.6
Le 9 septembre, don Rua clôturait les exercices spirituels des salésiens à Lanzo. Le 15 septembre, il était à Foglizzo, où il s'adressait aux étudiants en théologie et aux nouveaux profès. Le 24 septembre, il parlait aux prêtres à Ivrea. Le 28 octobre, dans l'église de Marie auxiliatrice, lors de la cérémonie de départ de quarante nouveaux missionnaires, présidée par le cardinal Richelmy, don Rua ne pouvait que donner l'accolade traditionnelle aux partants. On s'apercevait à peine qu'il avait terriblement mal aux jambes, dirent les témoins.7
Entre septembre et novembre, les multiples réunions du chapitre supérieur se tinrent explicitement sous la présidence de don Rua, mais dans sa chambre. En effet ses maux s'étaient aggravés.
66.85 Le déclin |
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A la mi-novembre, à San Benigno où les membres du chapitre supérieur s'étaient réunis pour examiner les relations des visiteurs extraordinaires et envisager la préparation lointaine du chapitre général de 1910, don Rua eut une faiblesse. Le 23 il ne put célébrer la messe dans la chapelle. Il lui fallut se réfugier à l'infirmerie. Cela ne l'empêcha pas de prononcer au novice qui le servait un fervorino à partir de la vie de saint Clément de Rome, fêté ce jour-là.8 Le 24 novembre, la chronique nous apprend avec quelle attention l'entourage suivait la vie du recteur majeur. «Aujourd'hui, don Rua arrive à soixante-douze ans, cinq mois et quinze jours, l'âge de don Bosco [le jour de sa mort]. C'est pourquoi avant le repas de midi les jeunes le reçoivent avec des applaudissements et lui lisent un compliment. Don Rua les remercie et leur répète qu'ils prient, non pas pour prolonger sa vie, mais pour qu'il puisse passer saintement le temps qui lui reste à vivre.»9 Mais il était épuisé et devait ce même jour rentrer à Turin. Il sortit de la maison appuyé sur le bras de don Albera. Les jeunes alignés en silence pour le saluer tombèrent subitement à genoux. De sa voiture il les salua. Rentré à l'Oratoire de Turin, il devra garder la chambre et passer les journées en soutane jambes étendues sur son vieux sofa. Désormais ses pieds enflés lui interdisent d'enfiler souliers ou pantoufles.10
66.86 Les conclusions de la visite extraordinaire |
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Cependant il restait actif. Les conclusions des visites extraordinaires de toutes les maisons salésiennes ordonnées par lui en 1908, ne furent mises au propre devant le chapitre supérieur que le 22 janvier 1910. Elles étaient sévères: défaut de personnels, surtout de personnels qualifiés; défaut de bons directeurs; absence de bons confesseurs: déficiences dans la formation du personnel, en particulier des coadjuteurs; trop d'individus indignes sont conservés qui gâtent leurs confrères; il faudrait changer les inspecteurs et les directeurs inaptes; etc.11
Le 1er décembre précédent don Rua avait signé une importante circulaire aux inspecteurs et directeurs rassemblant ses propres observations après une lecture partielle de cette documentation.12 Cette lettre se voulait de prime abord rassurante. Selon son auteur, les rapports des visiteurs certifiaient une nouvelle fois que l'«humble congrégation salésienne» (il tenait à l'adjectif) bénie du Seigneur, soutenue par Marie auxiliatrice, valorisée par les prières et les mérites de son vénéré fondateur, continuait à faire un grand bien à travers le monde. Les calomnies de Varazze et de Marsala, les persécutions consécutives aux révolutions de Barcelone ou de Colombie prouvaient seulement que l'ennemi vaincu d'un côté l’assaillait d'un autre. «Qui sait ce qu'il médite aujourd'hui contre nous? Mais nous n'avons rien à craindre car Dieu est avec nous.»
Cela dit, don Rua avançait une remarque d'ordre général qui inspirerait la suite de son document. Dans la maison guidée par un supérieur muni des qualités nécessaires pour sa charge, animé par un zèle véritable et ardent, fidèle imitateur de son vénérable père et fondateur don Bosco, fleurit la piété, règne une grande pureté des moeurs; on y admire un progrès continu dans les études, on y respire une atmosphère imprégnée du parfum des plus éminentes vertus. Malheureusement, les rapports apprenaient que ces perles étaient plutôt rares. Cette déploration décidait don Rua à aligner une série de conseils et d'exhortations surtout destinés aux principaux responsables des maisons.
1) Qu'ils relisent les constitutions et les comparent à leur comportement. Le temps le plus opportun pour cela est celui de l'exercice de la bonne mort. Don Rua se le disait intérieurement quand les relations des visiteurs notaient que certains confrères mis à la tête des maisons se dispensaient de pratiques de piété imposées par les Règles, surtout de la méditation et de la lecture spirituelle. Non seulement ils n'organisent pas le cas de morale, mais, malgré de multiples recommandations, ils n'assurent pas les deux conférences mensuelles tellement nécessaires au maintien de l'esprit de don Bosco. Don Rua se demandait comment un directeur pouvait garder la conscience tranquille quand il ne recevait pas les rendements de compte de ses subordonnés. Ce désordre déplorable est peut-être à l'origine de la perte de certaines de leurs vocations, observait-il. Ces directeurs passent leur temps à lire les journaux, acceptent des charges hors de leurs maisons et multiplient les visites à l'extérieur. «Qu'au moins contribue à corriger leur négligence ce que leur mande le pauvre Recteur majeur depuis le lit où le clouent ses infirmités», gémissait-il.13
2) Il ne suffisait pas aux directeurs d'observer eux-mêmes les constitutions, encore devaient-ils les faire observer par leurs subordonnés. «Malheur au supérieur négligent! St Bonaventure ne craint pas d'affirmer qu'il pèche contre Dieu, dont il profane le pouvoir, contre ses confrères qu'il laisse s'habituer à leurs dérèglements, contre sa propre conscience où s'accumulent avec les siens les manquements de ses subordonnés.» Don Rua s'étendait sur la pratique du voeu de pauvreté, à laquelle il avait consacré une longue circulaire datée du 31 janvier 1907.14 Comme il est regrettable que certains directeurs ne soient pas plus diligents et plus courageux pour faire pratiquer le voeu de pauvreté. On dispose de son argent pour ses menus plaisirs, on traîne derrière soi quand il faut changer de maison une masse de livres et d'objets dits «propres». L'accueil favorable fait à sa lettre de 1907 lui avait fait espérer que ce genre d'abus disparaîtrait. Hélas! Les rapports de visites le faisaient déchanter. Il concluait résigné: «Je me console à la pensée que vous veillerez plus soigneusement à ce que mes désirs soient pleinement satisfaits.»
3) Don Rua s'attaquait alors à un autre abus qui peut paraître étrange aujourd'hui. «On dirait, affirmait-il, que certains individus sont entrés dans notre Société uniquement pour procurer des avantages matériels à leurs propres familles.» Les sommes dépensées pour les familles paraissaient exorbitantes à notre recteur majeur. «Informez-vous, demandait-il aux inspecteurs et directeurs, sur la situation familiale du postulant, et si vous vous apercevez qu'elle doit s'apppuyer sur le fils, exhortez celui-ci à prendre une autre direction et à ne pas se faire salésien. Et surtout veillez à ne pas faire ordonner prêtres ceux qui quaerunt quae sua sunt, non quae Jesu Christi.» [qui recherchent leurs propres avantages, non pas ceux de Jésus Christ]
4) Il s'étendait ensuite sur la désinvolture de certains prêtres dans la célébration de la messe. «Rappelez-vous que, inspecteurs et directeurs, vous avez en tant que prélats l'obligation stricte de corriger vos subordonnés qui célèbrent mal et à une cadence accélérée, ou encore qui se dispensent de la préparation et de l'action de grâce.» Et don Rua de rappeler des considérations de saint François de Sales dans l'Introduction à la vie dévote sur le sacrifice de la messe, centre de la religion chrétienne, coeur de la dévotion, âme de la piété, mystère ineffable révélateur de l'abîme de la charité divine, par lequel Dieu s'unit réellement à nous et nous communique généreusement ses grâces et ses faveurs.
5) Don Rua recommandait alors à ses confrères de faire observer par les jeunes un article des règlements qui leur interdisait de se tenir par la main, de se promener enlacés. Mais cela ne suffisait pas. Veillez, demandait-il aux inspecteurs et directeurs, à ce que vos subordonnés ne se permettent pas semblables familiarités avec les enfants. «A l'occasion, traitez dans vos conférences de la nécessité de mortifier le sens du toucher». Interdisez à tous de caresser les enfants, de leur serrer les mains, de leur palper les joues ou le menton et surtout de les prendre sur les genoux. Ces gestes pourraient entraîner de graves désordres moraux et donner prétexte à nos ennemis pour nous calomnier. Le vénérable don Bosco, qui, pourtant, aimait tellement les jeunes, ne se permettait pas de les attirer à lui de cette façon et réprimandait sévèrement quiconque agissait de la sorte.»
6) Notre recteur majeur demandait enfin à ses salésiens de se comporter non pas en enfants, mais en adultes bien mûris. Que chacun accomplisse sa tâche avec le maximum de diligence comme si l'honneur de la congrégation ne dépendait que de lui. Que chacun se rende capable de faire beaucoup de bien à la jeunesse. Que nul ne fasse la paix avec ses défauts. «Dans notre langage, dans notre travail, dans notre comportement montrons-nous dignes de notre nom de salésiens et de fils de don Bosco.» Inspecteurs et directeurs devraient donner à la collectivité cette teinte de sérieux qui lui est indispensable, et se montrer capables d'une douce fermeté dans l'application des divers règlements: lecture à table, régularité des pratiques de piété, y compris pendant les temps de vacances, etc.
En appendice à cette circulaire, don Rua félicitait ceux qui, dans les rangs salésiens, propageaient la bonne presse.
Don Rua l'envisageait peut-être, mais cette lettre allait constituer son testament pastoral de recteur majeur. Elle se fondait sur les rapports des visiteurs extraordinaires de 1908, qui lui avaient permis de visionner dans son ensemble la situation des maisons salésiennes désormais éparpillées en Europe, en Amérique, et jusqu'en Extrême Orient. Il les avait comparés avec les règlements échafaudés au cours des chapitres généraux et avec l'idéal religieux qu'il portait en lui. Claustré dans sa chambre, les jambes malades, don Rua cherchait encore à atteindre les siens et les suppliait de se montrer dignes fils de don Bosco. Tel avait toujours été le but de son rectorat.
66.87 Les dernières semaines de don Rua |
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La lettre annuelle de don Rua aux coopérateurs salésiens sortit ponctuellement le 1er janvier 1910.15 Le 4, don Rua consentit à descendre sous les arcades et à s'y faire photographier coiffé de sa barrette et les épaules couvertes par son camail.16 «A le bien regarder, observait don Ceria, il montre sur son visage épuisé et amaigri un air inhabituellement abattu; les yeux, bien que brillants encore de la vigueur de l'âme, paraissent couverts d'un léger voile de langueur; les lèvres voudraient esquisser leur sourire habituel, mais laissent transparaître seulement la contraction musculaire; la vivacité qui devrait les animer a disparu.»17
Désormais don Rua ne descendait plus dire la messe dans l'église Marie Auxiliatrice, mais la célébrait dans la petite chapelle de don Bosco, proche de son bureau. Cette célébration le fatiguait beaucoup, si bien que, détail insolite pour ce prêtre si pieux, il faisait son action de grâces assis dans un fauteuil devant l'autel. Un matin, au terme de la célébration, il appela son fidèle Balestra et lui dit: «J'ai des vertiges. Aide-moi à regagner ma chambre.» Le 14 février le docteur Battistini, médecin ordinaire de l'Oratoire, décela une faiblesse alarmante de son coeur et lui conseilla de s'abstenir de célébrer et de se reposer pendant quatre ou cinq jours. Pourtant, le lendemain, il voulut quand même dire sa messe. Ce sera sa dernière célébration. Le 16, depuis son lit, il assista à la messe célébrée par don Francesia dans la petite chapelle voisine. A midi il se leva, mais au bout d'une heure dut se recoucher. N'en pouvant plus, il appela Balestra et lui dit: «Prends le courrier et porte-le à don Rinaldi, dis-lui qu'il s'en occupe, car je n'en peux plus.» Cependant, appuyé sur ses oreillers, il recevait encore ceux qui désiraient le voir. A heures fixes, il faisait sa méditation et sa lecture spirituelle, c'est-à-dire que Balestra lui lisait les textes en usage dans la communauté.
Une myocardite dite sénile par les médecins consumait inexorablement les forces de son corps, mais son esprit demeurait vigilant et bienfaisant à qui voulait le voir. Car à son chevet défilaient des cardinaux, des notables ecclésiastiques ou laïcs, des membres de familles patriciennes et aussi de simples gens. Ceux-là mêmes qui connaissaient ses vertus, le voyaient grandir spirituellement à un degré extraordinaire.18 Le 14 mars, sentant sa fin approcher, il fit procéder à l'inventaire des étagères et des tiroirs de son bureau. Le lendemain, il appela Balestra et lui dicta l'emploi de son temps tel qu'il le désirait. Edifions-nous.
«Horaire ad experimentum. 5 h. Lever. 5 h. 20. Messe, communion et action de grâces. 6 h .15. Méditation. 6 h.45. Repos. Entre 8 h et 9 h. Visites des médecins et petit déjeuner avec quelque audience. 9 h. Remède. Audiences d'étrangers selon les convenances et les possibilités. Repos. 12 h. Déjeuner et un peu de conversation. 14 h. Repos. 15 h. 30. Prière, lecture et un peu de délassement. 16 h. Remède. 18 h. Repos et un peu de délassement. 20 h. Dîner, prières et dispositions pour la nuit.»19
Dès avant ce règlement, la journée commençait selon un rite bien établi. A 5 h, Balestra battait doucement des mains et disait Benedicamus Domino; à quoi don Rua répondait Deo gratias. Il se préparait à la messe. Pour cela, il se lavait et endossait sa soutane, pendant que le lit était recouvert d'une nappe blanche. Quand il ne lui fut plus possible d'enfiler sa soutane, il se couvrit d'un grand châle noir pour recevoir dignement la sainte communion et les visiteurs. Enfin il dut se contenter d'un grand foulard. Car il tenait au decorum. Il ouvrait alors son missel, et, quand la sonnette annonçait le début du saint sacrifice, il faisait le signe de la croix et répondait au célébrant avec le servant de messe, très attentif au déroulement du rite.
Le 20 mars, l'Eglise entrait dans la semaine sainte. La figure et les mains de don Rua s'étaient mises à enfler, signes de la proximité de sa fin. Lui-même en était convaincu, si bien que, le mercredi saint 23 mars, il demanda le saint viatique pour le lendemain. L'eucharistie lui fut apportée par le préfet général don Rinaldi, précédé en procession par les confrères de l'Oratoire tenant des cierges allumés. Avant de recevoir l'hostie, don Rua fit signe de vouloir parler. On le remonta sur ses oreillers et il s'exprima d'une voix suffisamment forte pour être entendu jusque dans les pièces voisines. Ses propos ont été reconstitués comme suit: «En cette circonstance, je ressens le devoir de vous adresser quelques mots. Tout d'abord, je vous remercie pour vos prières continuelles. Merci beaucoup! Que le Seigneur vous récompense aussi pour celles que vous ferez encore. Ensuite, je veux vous dire aussi, car je ne sais si j'aurai encore l'occasion de vous parler tous ensemble; je vous recommande de transmettre mes idées aux absents. Je prierai toujours Jésus pour vous. J'espère que le Seigneur exaucera la demande que je fais pour tous ceux qui sont dans la maison maintenant et (y seront) à l'avenir. J'ai à coeur que nous nous rendions et nous conservions dignes fils de don Bosco. Sur son lit de mort don Bosco nous a donné rendez-vous à tous: au revoir en Paradis! C'est le souvenir qu'il nous a laissé. Don Bosco voulait avoir tous ses fils avec lui. Pour cela il nous a recommandé trois choses: 1° grand amour envers Jésus au saint sacrement; 2° vive dévotion à Marie auxiliatrice; 3° grand respect, obéissance et affection envers les pasteurs de l'Eglise, spécialement envers le Souverain Pontife. C'est le souvenir que je vous laisse moi aussi. Essayez d'être de dignes fils de don Bosco. Je ne cesserai jamais de prier pour vous. Si le Seigneur m'accueille en Paradis avec don Bosco, comme je l'espère, je prierai pour tous dans les différentes maisons et spécialement pour celle-ci.»20 Pour être complets, notons ici que, le 1er avril, don Rua demanda expressément à don Rinaldi d'ajouter à ses recommandations du 24 mars, qui constituaient son testament spirituel, cette observation très significative sur ses lèvres: «Notre grande fortuna (chance) aura été d'avoir été fidèles dans le maintien des traditions et d'avoir évité les nouveautés.»21 Commentant ces paroles, le cardinal Maffi dira dans son discours commémoratif: «De brèves paroles, mais qui révèlent tout le mystère et le monde d'une âme, qui expriment un programme secret, vraiment cher et bien suivi, et qui, dans la véritable et pleine lumière, celle de l'agonie, éclairent ce qui en don Rua fut l'objet d'un travail incessant et d'un désir continuel.»22
Aucun étranger n'avait été admis à la cérémonie hormis le très pieux professeur Rodolfo Bettazzi, ardent défenseur de l'Action catholique et apôtre de la moralité. Il l'avait demandé comme une très grande faveur. Ensuite, il signa le registre de l'antichambre et inscrivit sous son nom: «Heureux d'avoir assisté au Viatique d'un Saint.» Un neveu venu de Rome et les neveux résidant en Turin, qui lui avaient plusieurs fois rendu visite, n'osaient plus le déranger. Don Rua les fit venir un par un pour leur dire quelques bonnes paroles et les saluer affectueusement par un Au revoir en Paradis!
66.88 La mort de don Rua |
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Le 27 mars, jour de Pâques, vers 21 h 30, apparut le signe d'une petite embolie. Don Rua perdit connaissance. Aux supérieurs alarmés le médecin assura que ce n'était que passager; de fait le malade revint à lui et recouvra la parole. Mais ses forces l'abandonnaient de plus en plus, en sorte que don Rinaldi lui proposa de recevoir l'extrême-onction. A quoi, il répondit immédiatement: «Volontiers, volontiers!» Il lui indiqua son petit rituel et le pria de lui lire toutes les rubriques et les prières prescrites pour l'administration du sacrement des malades. Ce fut don Albera qui procéda à cette administration le lendemain en la présence de tous les membres du chapitre supérieur. On constata chez lui, comme ç'avait été le cas pour don Bosco, l'effet physique qui très souvent suit l'extrême-onction: le malade éprouva un véritable soulagement qui ressemblait à une amélioration de son état.
On a pu lire dans le règlement journalier remis à Balestra à deux reprises le mot: remède. Don Ceria croit qu'il s'agissait du soin de ses jambes, qui ne faisaient plus qu'une plaie. Dieu sait combien elles le faisaient souffrir. Pourtant au cours de sa maladie on ne l'entendit jamais proférer une plainte. A qui lui demandait s'il souffrait beaucoup, il répondait habituellement avec grand calme: Non, non! et quelquefois: Un peu!
Le diagnostic du médecin devenait de jour en jour plus alarmant, sa myocardite s'accentuait, il ne pouvait plus s'alimenter, si bien que, le 2 avril, don Rinaldi annonça à toutes les maisons l'imminence de la fin. Dans l'antichambre, des gens auraient voulu l'approcher. Mais ils se heurtaient à un énergique don Pagliere. Cependant don Rua faisait parfois signe de laisser entrer quelqu'un. Ce fut apparemment le cas de Giovanni Possetto, cet ami qu’il avait rencontré quand avait éclaté l’affaire de Varazze et qui le retrouva, racontera-t-il, en avril 1910. Don Rua lui serra légèrement les mains: «J’ai toujours une grande dette envers vous, lui dit-il dans une sorte de murmure, vous vous rappelez? C’était ici dans cette même chambre; j’ai toujours prié pour vous et pour votre famille. Adieu, notre bon et fidèle ami.»23 Dans l'église Marie auxiliatrice, un triduum de prières pour don Rua avait commencé le 1er avril devant le saint sacrement exposé. Le soir du dernier jour, avant la bénédiction, don Francesia s'adressant aux jeunes et aux autres assistants dit, paraît-il: «O Jésus, donnez-nous notre père, notre ami, notre bienfaiteur. Une telle grâce, Vierge sainte, serait pour toujours la perle la plus splendide de votre couronne!» Le soir du 4 avril, don Rua appela don Francesia son confesseur. Celui-ci accourut: «Prends le rituel et lis les prières de la recommandation de l'âme.» Les supérieurs avertis interrompirent leur réunion et arrivèrent aussitôt. Agenouillés au pied du lit, ils suivaient les litanies. Don Rua de son côté y répondait tranquille et serein.
Peu après, ce calme l'abandonna et il entra dans une crise spirituelle rappelant celle de Jésus à Gethsémani, selon don Piscetta qui était présent: «Père, s'il est possible que ce calice s'éloigne de moi.» Don Rua demanda aux assistants d'éloigner la mort ou de la lui rendre moins effrayante. «Parce que, disait-il, je crains de me présenter au jugement de Dieu, j'ai peur de ne pas supporter l'agonie.» Naturellement don Albera s'efforça de le rassurer et de le réconforter. Et la crise passa.
Le matin du 5 avril huit prêtres se succédèrent pour célébrer la messe dans la chapelle voisine. Ils ajoutaient à la collecte la prière liturgique pour un malade proche de la mort. Don Rua suivit attentivement la deuxième de ces messes dite par son confesseur don Francesia. La piété avec laquelle il reçut la communion, qui sera la dernière de sa vie, frappa les assistants. Vers dix heures, il demanda qu'on lui lise la méditation. On lui observa qu'il ne devait pas se fatiguer mais se soumettre à la volonté de Dieu. Il ne se résigna que partiellement. Après avoir récité le Veni sancte Spiritus, il voulut qu'on lui lise au moins les titres des différents points de la méditation du jour et les résolutions finales. Puis il se recueillit pendant dix minutes.
Il gardait encore l'esprit lucide, il priait. Toutefois, par instants, il perdait connaissance. En soirée, il se mit à peiner à reconnaître les siens. La nuit venue, il perdit complètement la vue. On estime que l’agonie commença vers 22 heures. Il demandait de temps en temps si l’heure de sa mort était arrivée. Vers minuit don Rua s’assoupit.
Ce 6 avril, à 1 h 30, il se secoua. Don Francesia son confesseur lui suggérait des oraisons jaculatoires, qui semblaient le réanimer. Quand il entendit celle que don Bosco lui avait enseignée dans sa jeunesse: «Doux cœur de Marie, faites que je sauve mon âme», il murmura dans un filet de voix: «Oui, sauver son âme … c’est tout … c’est tout … sauver son âme.» A partir de ce moment, il ne proféra plus un seul mot. Il entrait lentement dans le coma. Après le lever de la communauté, les jeunes de l’Oratoire commencèrent à défiler devant son lit pour lui baiser la main. Les Filles de Marie Auxiliatrice arrivèrent aussi. Le défilé dura plus d’une heure. Il était à peine terminé qu’à 9 h 37, sans gémir, sans bouger, presque sans que les assistants s’en aperçoivent, son cœur finit de battre: son pauvre corps restait sans vie. Ceux qui étaient présents tombèrent à genoux, tandis que le prêtre, suivant le rite, invitait les anges à venir à sa rencontre et à l’accompagner dans le sein de Dieu.
66.89 Les funérailles de don Rua |
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C’était un saint! Dans l’Oratoire, on se mit d’abord à pleurer. C’était normal. Mais rapidement la douleur de l’avoir perdu fut remplacée par la persuasion qu’un saint de plus était entré au Paradis, un vrai saint, un grand saint. Le bruit courut de bouche en bouche dans la maison et bientôt en dehors de l’établissement. La population se mit à affluer auprès de sa dépouille exposée dans l’église St François de Sales. Le corps, revêtu de la soutane, d’un surplis et d’une étole reposait sur un petit catafalque, un crucifix entre les doigts. Les premiers à venir furent naturellement les Turinois.24
Tristesse, admiration et vénération se lisaient sur le visage de tous.25 On voulait la voir et la toucher en signe de vénération. Ce pieux pèlerinage prit des proportions extraordinaires le lendemain 7 avril, quand la presse eut répandu la nouvelle de la mort de don Rua. La place Marie Auxiliatrice voyait défiler voitures et «automobiles», tandis qu’un flot de peuple se dirigeait vers l’Oratoire et son église Saint François de Sales. «Tous voulaient faire toucher à la vénérée dépouille, écrivit le Bulletin salésien, chapelets, médailles, chaînes, livres, images, mouchoirs, etc. On vit un grand nombre de dames présenter aux prêtres et aux clercs chargés de ce pieux office leurs anneaux, des messieurs leurs montres …»26 Mais il fallait procéder à la mise en bière, ce qui fut fait le 8 avril. Après quoi, le cercueil fut transféré dans l’église Marie Auxiliatrice. Là, le défilé continua.
C’est au cours de la matinée du 9 avril dans cette église toute endeuillée que commencèrent les funérailles de don Rua par une messe en plain-chant célébrée par l’évêque salésien Mgr Giovanni Marenco, qu’accompagnaient dans le chœur Mgr Morganti, archevêque de Ravenne, grand ami de don Rua, et Mgr Scapardini, évêque de Nusso. Don Rua avait toujours aimé le chant grégorien. Si le catafalque était modeste, sans fleurs ni couronnes, six cierges seulement, la cérémonie fut grandiose, quoique très recueillie. Les diverses associations liées aux salésiens tenaient à se manifester avec leurs bannières respectives. La famille royale elle-même était représentée par la princesse Laetitia. «Jamais, selon le «Journal de la maladie…», on n’avait vu dans le sanctuaire si vaste cependant, une telle affluence, un tel recueillement.» La cérémonie prit fin et alors, non seulement le sanctuaire, mais les cours intérieures de l’Oratoire, mais la vaste place de l’église «semblèrent présenter l’aspect d’une fête extraordinaire». L’après-midi, un interminable cortège précéda, puis suivit le cercueil de don Rua dans les rues du quartier du Valdocco. Cent mille personnes auraient assisté pressées sur le bord des rues à cet ultime circuit de don Rua dans la ville qui l’avait vu naître et où il s’était dépensé à l’admiration générale. Le journal Il Momento, dans son édition du 9 avril écrivait: «Pour les obsèques de D. Rua, la chronique à elle seule avec ses détails ne laisse place à aucun commentaire. Autour du cercueil de l’humble prêtre nous avons vu se rencontrer les représentations officielles des plus hautes autorités civiles, mais derrière les cordons militaires qui avaient peine à contenir la foule dans l’église comme sur la place, comme sur les boulevards, c’était un vrai flot de peuple tel que l’on ne se rappelle pas l’avoir vu depuis longtemps. Et la caractéristique la plus émouvante de la cérémonie se trouvait vraiment en ces milliers et milliers de personnes qui apportaient leur tribut de souvenir, de reconnaissance, d’affection, d’admiration, de vénération. Succéder à D. Bosco n’était certes pas chose facile; retenir encore, après un quart de siècle, de la manière la plus intense toute la sympathie que le nom de D. Bosco entraînait irrésistiblement après lui, ne pouvait qu’être la victoire d’une personne humble et grande comme l’avait été le père. Hier l’élan spontané de Turin près de D. Rua a été la plus noble, la plus éloquente, la plus émouvante que l’on pût imaginer. Les cloches qui sonnaient ses funérailles chantaient avec ampleur l’hymne de son triomphe.»27
Le 9 avril, un corbillard transféra le cercueil de l’église Saint François de Sales au séminaire salésien des missions salésiennes de Valsalice, où don Bosco reposait depuis vingt-deux ans. Après une dernière absoute, la bière de don Rua fut introduite dans un caveau percé à côté de la chasse de don Bosco.
Le directeur de l’Oratoire, don Secondo Marchisio, prononça alors un dernier adieu au recteur défunt. «Au nom de vos enfants de l’Oratoire et de tous ceux qui sont répandus dans le monde entier, je dépose, bien-aimé Père, sur votre cercueil le salut extrême de l’amour. Nous prenons aujourd’hui, ici même, sur votre tombe, l’engagement solennel de nous maintenir toujours fidèles aux grands enseignements que le vénéré D. Bosco vous avait laissés et que vous nous avez transmis, et que nous résumons dans ces deux mots: prière et travail. C’est là la fleur que les fils déposent sur la tombe du Père.»28
66.89.1 Notes |
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1. Amadei III, p. 517.
2. Amadei III, p. 518.
3. Amadei III, p. 519.
4. Ce document en FdR 3833 A9.
5. Bulletin salésien, 1909, p. 288.
6. Voir sur cette question l'article documenté de P. Braido, «L'Oratorio «Salesiano in Italia, “luogo” propizio alla catechesi nella stagione dei Congressi (1888-1915)», RSS 46, 2005, surtout p. 83.
7. Amadei III, p. 523-527, passim.
8. Amadei III, p. 540.
9. FdR 4249 A11.
10. D'après Amadei III, p. 541-542.
11. Procès verbal de la séance du chapitre supérieur, 22 janvier 1910, FdR 4249 B5.
12. L. C., p. 407-418.
13. L. C., p. 412.
14. L. C., p. 360-377.
15. Bulletin salésien 1910, p. 3-9.
16. Voir cette photo en pleine page dans le Bulletin salésien, mai 1910, p. 114.
17. Ceria, Vita, p. 574. Pour ce récit des dernières semaines de don Rua, je suis à peu près cette Vita p. 575-584, corroborée notamment par les circulaires et télégrammes contemporains de don Rinaldi aux salésiens, ainsi que par le copieux «Journal de la maladie et de la mort de don Rua», à partir du 14 février, publié dans le numéro spécial du Bulletin salésien, juin 1910, p. 145-172.
18. Circulaire de don Rinaldi aux maisons salésiennes, 24 mars 1910.
19. Ce document en FdR 2779 C 9-10.
20. D’après FdR 4076 C5.
21. FdR 4076 C6.
21. D'après Ceria, Vita, p. 580-581.
22. FdR 2778 C7-8.
23. D’après le rapport Possetto, FdR 2855 D12.
24. Pour les funérailles de don Rua je m’inspire ici de Ceria, Vita, p. 585-588, ainsi que de la description circonstanciée de l’article «Journal de la maladie…» in Bulletin salésien, juin 1910, p. 164-168.
25. «Journal de la maladie…», art. cité, p. 164.
26. «Journal de la maladie…», art. cité, Ibidem.
27. «Journal de la maladie…», art. cité, p. 166.
28. «Journal de la maladie…», art. cité, p. 168.
66.90 Vers la béatification |
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A sa mort, comme on vient de le vérifier, ceux qui avaient connu ou simplement approché don Rua, salésiens ou non, le proclamaient saint, convaincus de sa sainteté, comme si l’Eglise avait déjà parlé. Un historien de l’université de Turin (Pietro Fedele) dit à son successeur, don Paolo Albera, que, si l’on avait vécu au moyen-âge, le Valdocco n’aurait pas célébré une messe de Requiem, mais aurait chanté immédiatement une messe en l’honneur de saint Michel Rua, canonisé par la voix populaire.1 Mais l’Eglise du vingtième siècle, au moins jusqu’à l’avènement de Jean-Paul II, n’avançait qu’avec des pieds de plomb en matière de béatification et de canonisation.
L’idée de lancer la cause de béatification de don Rua germait donc déjà en 1910. On ne tarda pas trop. Le 2 mai 1922, le cardinal Richelmy constitua à Turin le tribunal ecclésiastique pour le procès dit ordinaire ou informatif. Vingt témoins directs et deux témoins d’office furent convoqués. Les 226 séances se succédèrent jusqu’au 20 novembre 1928.2 Puis, en 1931, le cardinal Gamba fit procéder à l’examen des écrits de don Rua, tâche facile puisque ce serviteur de Dieu n’avait, somme toute, rien publié. Son successeur, le cardinal Fossati ouvrit en 1936 un procès particulier (de non cultu) pour s’assurer qu’aucun culte public n’avait encore été rendu au pauvre don Rua.3 Le «décret pour l’introduction de la cause de don Rua», fidèle disciple de don Bosco, comme Elisée l’avait été de son maître Elie, fut daté de Rome, 15 janvier 1936.4 Il prévoyait l’ouverture prochaine du procès dit apostolique. Entamé le 10 novembre 1936 ce procès (vingt-quatre témoins, dont quatre d’office) s’acheva le 4 mai 1938 (174 sessions).5 Puis la guerre survint qui ralentit tout. L’héroïcité des vertus de don Rua, pourtant bien évidente aux lecteurs de ses procès, ne fut reconnue par décret de la Congrégation des Rites que le 21 avril 19536. Il fallait encore régler la question des miracles attribués à son intercession: seule la garantie de leur authenticité permettrait de le proclamer bienheureux. Dix-sept ans s’écoulèrent pour aboutir enfin à un «décret sur ses miracles», daté du 19 novembre 1970.7 On était au temps de Paul VI, certainement bienveillant aux salésiens. Finalement la béatification de don Rua fut célébrée à Rome le 29 octobre 1972, c’est-à-dire cinquante ans après l’ouverture de son procès informatif à Turin.8
66.91 Le fidèle disciple de don Bosco |
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Une image ressort de cette surabondance de témoignages sur la vie, les vertus et la sainte mort de don Rua. Michel Rua fut bien le fidèle disciple de son maître don Bosco qu’il avait rêvé d’être depuis son adolescence.9
Au physique, le contraste avec don Bosco était total: don Rua frappait par sa maigreur et sa taille, haute selon les canons du temps (car il ne mesurait guère que un mètre soixante-huit, nous apprend son passeport de 1908). L’ascétisme rigoureux de sa vie avait profondément marqué son visage osseux. On pense, en le voyant, au curé d’Ars, saint Jean-Marie Vianney. Mais, dès qu’il parlait, un sourire très donx, plein de candeur, irradiait ses traits et le rendait séduisant. Ses pauvres yeux aux paupières rougies par les veilles brillaient comme ceux d’un enfant et leur regard pénétrait les cœurs. Rien dans sa personne qui sentît la pose ou l’artifice, ni dans l’attitude ni dans les paroles. Il avait la simplicité de ceux pour qui seul compte être et non paraître.
L’intelligence en lui était supérieure, extrêmement vive, il comprenait très vite. Sa vaste et solide culture, servie par une mémoire prodigieuse, tenait du miracle si l’on songe à la somme de ses activités. Dans sa jeunesse, plusieurs l’imaginèrent professeur d’université. Il ne manquait pas de finesse et mêlait volontiers à la conversation une note de jovialité. Par contre, peu d’imagination et point de fantaisie, et, dans son comportement, une égalité d’âme et d’humeur impressionnante. La langue qu’il parlera et écrira - il suffit de lire ses circulaires - sera claire, nette, chaude par endroits, mais sans aucune envolée lyrique.
Sa sensibilité était extrême, et son cœur très affectueux. Mais, toujours réservé, il avait la pudeur de ses sentiments. Les leçons des Frères des Ecoles Chrétiennes l’avaient définitivement marqué depuis l’adolescence. Il se montrait en toute occasion d’une éducation parfaite, avec un savoir-vivre très sûr et de la distinction dans les manières. Tout fils du peuple qu’il fût, il fréquenta les grands avec aisance. Plus remarquable encore fut l’énergie de sa volonté, qu’il appliquait à se surveiller lui-même, à régler sa vie, son temps, ses journées, à tendre avec calme et persévérance aux buts qu’il s’était fixés.
Car don Rua était souverainement prudent. Sa prudence supérieure a été soulignée dans le décret sur l’héroïcité de ses vertus (1953). Comme l’enseigne St Laurent de Brindisi, écrivit le rapporteur, les aptitudes indispensables à la personne prudente doivent être de trois ordres. Premièrement, une fois le but fixé, savoir discerner les moyens nécessaires, utiles, suffisants et en même temps les plus aptes à l’atteindre rapidement. Car une personne prudente n’avance pas à l’aveugle et sans réfléchir, mais prend conseil et s’applique à réussir au mieux dans son dessein. En deuxième lieu, il lui faut savoir disposer et orienter à la fin désirée les moyens recherchés et trouvés. En conséquence la personne prudente procède avec attention et diligence, sans précipitation, quoique avec constance. Troisièmement, la personne prudente sait prévenir et éviter les dangers, affronter avec sagacité les surprises. «Tout cela, remarquait encore le rapporteur et l’étude de sa vie lui donne raison, le serviteur de Dieu l’a mis en pratique point par point, et ainsi, avec l’aide de Dieu, il a développé partout la Société salésienne, promu chez ses confrères la piété et le zèle des âmes, multiplié les expéditions missionnaires, approuvé de bon cœur ses religieux désireux de se consacrer à l’assistance des lépreux, fait en sorte que, dans ses collèges, on cultive la piété, l’étude et la discipline, et, énergiquement, quoique avec une grande douceur, n’a rien négligé, selon les enseignements de son fondateur, qui puisse contribuer à la plus grande gloire de Dieu.».10 Sous son sage gouvernement le nombre des profès salésiens passa de 773 répartis en 58 maisons en 1888 à 4001 répartis en 387 maisons en 1910.
Les épreuves ne décourageaient pas don Rua. Tout au plus, discerne-t-on durant ses années de rectorat quelques jours d’abattement quand l’affaire de Varazze se déclencha fin juillet 1907. Aussi fut-il un homme d’action incomparable, un chef qui gagna la confiance et la plus entière collaboration de tous.
Comme le remarquait le rapporteur sur l’héroïcité de ses vertus, don Rua mit toutes ses qualités au service du Royaume de Dieu. Simultanément il servait sa vocation providentielle de continuateur fidèle de don Bosco. Don Bosco avait donné comme consigne à ses fils: «Travail et tempérance», ce qui signifie: «service d’autrui, activité apostolique intense rendue possible par le refus de toute recherche de soi en tous domaines». Don Rua remplit ce programme avec une précision et une plénitude proprement extraordinaires. Il fut dans toute l’acception du terme un bourreau de travail. Chacune de ses journées était pleine sans espace pour un instant de repos, comme s’il eût fait vœu de ne jamais perdre une minute. Jamais il ne prit quelques jours de vacances. «En arrivant au paradis, disait l’un de ses fils au lendemain de sa mort, il est bien capable, après avoir salué affectueusement don Bosco, de lui demander: ‘Y a-t-il un peu de travail pour moi par ici? Et à quelle heure se fait la méditation?’».
La tempérance, l’autre face du programme de don Bosco, s’exprimait chez lui par ce qu’on a appelé le «culte de la Règle», le récit de sa vie nous l’a bien fait comprendre. Et aussi par une surveillance assidue sur lui-même pour n’accorder à la nature que le strict nécessaire. On sait que don Bosco lui-même aurait dit: «Don Rua est la Règle vivante». Pour rien au monde il n’aurait ajourné de vingt-quatre heures sa confession hebdomadaire, quitte à se confesser à un compagnon de voyage plus ou moins éberlué par sa requête. Jamais il ne s’accorda de sieste. Chaque jour après le repas de midi, il prenait sa récréation avec ses confrères, selon l’indication du règlement, tandis qu’après les prières du soir il observait et faisait observer le grand silence religieux. Il observait et faisait observer jusqu’aux plus minutieuses prescriptions de la sainte liturgie. Tempérance aussi dans le domaine de la nourriture. Jamais on ne le vit absorber le moindre aliment entre les repas, et, tout supérieur général qu’il était, il ne tolérait pas de privilège dans ses menus. Dans le domaine du sommeil aussi: son épuisante journée terminée, il s’étendait, non pas sur un lit, mais sur un canapé transformé en lit chaque soir pour ses cinq ou six heures de repos. En somme, il avait appris dès sa jeunesse à ne pas «s’écouter», non par goût de la mortification en soi, mais pour rendre la chair assouplie au service de l’esprit et de l’amour.
Car il tenait à vivre, comme son maître spirituel, dans la charité. Le véritable amour est humble et détaché. Les deux vertus évangéliques de l’humilité et de la pauvreté ont brillé en don Rua d’un singulier éclat. L’humilité fut sa grande préférée: au temps de don Bosco, il fut, nous l’avons plusieurs fois remarqué, celui qui besogna dans l’ombre sans jamais s’avancer au premier plan; devenu recteur majeur, charge pour laquelle il se croyait indigne et incapable, son seul souci fut celui de ne dire «je» qu’au nom de don Bosco, de ne vouloir et n’agir que comme lui. Quand, au cours de ses voyages, il voyait les foules accourir et lui témoigner de mille façons leur estime et leur profonde vénération, il disait: «Comme don Bosco est aimé!», ou encore: «Mais je ne suis pas don Bosco!» Il est reconnu qu’il fit plusieurs miracles de guérison: «Comme Marie Auxiliatrice et don Bosco sont puissants!», proclamait-il. Sur sa carte de visite on ne lut jamais autre chose que ceci: «Don Michel Rua, prêtre» et l’adresse de Turin.
Quant à la pauvreté, il en fit sa compagne aimée, vrai fils en cela de don Bosco. Il n’avait que deux soutanes: une d’été, une d’hiver, toutes les deux portées jusqu’à usure du tissu, mais toujours en parfaite propreté. Son bureau affichait le même dénuement, nous l’avons remarqué. Quand il succéda à don Bosco, il tint absolument à ce qu’on ne changeât rien à cette chambre sacrée, où il allait habiter vingt-deux ans, et il la conserva telle quelle, pauvre et dénuée de tout ornement. Il voyagea systématiquement en troisième classe et ne se permit jamais quelque détour touristique. Sa circulaire la plus inspirée, à laquelle nous avons fait allusion ci-dessus, fut probablement celle du 31 janvier 1907; elle traite de la pauvreté et elle est placée sous le signe du «pauvre Don Bosco».
«Tout pour la plus grande gloire de Dieu et le salut des âmes.» Si l’on n’y prend garde, on est porté à ne voir chez don Rua que fatigues et austérité. Mais cette image, qui surgit encore dans l’esprit de beaucoup cent ans après sa disparition, est fausse. On ne comprendra rien à sa prodigieuse capacité de travail et à sa pauvreté ascétique, notait avec justesse le P. Aubry, si on ne pénètre pas dans les intimités divines de son âme. Sous une allure hiératique et perpétuellement tranquille, cet homme était en toute vérité brûlé, comme don Bosco, d’une passion: celle de l’amour de Dieu et des âmes à sauver. Et sous des dehors rugueux, c’était un être de tendresse, traversé de la joie que Dieu sait donner à ceux qui l’aiment.
Sa bonté paternelle pour chacun de ses fils et confrères, a été louée par tous, car tous, du plus élevé en charge au plus humble, trouvaient chez lui un cœur compréhensif soucieux de tenir compte des capacités, de la maturité et de l’avenir des personnes, exerçant à merveille l’art de la correction, traduisant son estime et son affection en gestes délicats de patience et d’attention exquise. Il répondait à toutes les lettres qu’il recevait et signait le plus souvent: «Ton ami très affectionné». Mais il faut insister sur sa piété et sur sa vie profonde, devinée d’ailleurs plutôt que connue, car il n’a guère fait de confidences sur elle. Très simple sa piété, sans extases, partagée avec ses confrères dans tous les exercices de la communauté: prière orale, méditation, sainte messe. Et pourtant elle impressionnait, parce que sa foi vive en faisait chaque fois une prière vraie (et non une formule ou un rite), c’est-à-dire une vraie rencontre de Dieu, une adoration filiale de tout l’être, dans une adoration visible dans le recueillement et parfois dans le tressaillement du visage. Pour juger de ses capacités de recueillement, il suffisait de le regarder dans son action de grâces après sa messe, agenouillé dans la sacristie, la figure enveloppée entre ses mains osseuses, interpellant visiblement son Dieu. Sa prière envahissait ses journées. L’esprit d’oraison le maintenait uni à Dieu partout, au travail, dans les rencontres, dans les allées et venues. Le dernier acte de sa journée, quand il résidait au Valdocco, c’était une visite au sanctuaire de Marie Auxiliatrice baigné de nuit, dans le chœur d’où il fixait le tabernacle et le grand tableau de la Vierge.
En somme, malgré la différence de caractère, don Rua fut un disciple fidèle et un digne continuateur de don Bosco. Quand Paul VI le béatifia dans la basilique Saint Pierre en 1972, ce fut à ce titre qu’il le célébra.
«Don Rua, disait-il dans son discours, est béatifié et glorifié précisément parce qu’il fut le successeur de don Bosco, c’est-à-dire son continuateur: fils, disciple, imitateur. Il a fait de l’exemple du saint une école, de son œuvre personnelle une institution étendue sur toute la terre, de sa vie une histoire, de sa règle un esprit, de sa sainteté un type, un modèle; il a fait de la source un courant, un fleuve … La prodigieuse fécondité de la Famille salésienne, l’un des phénomènes majeurs et des plus significatifs de la perpétuelle fécondité de l’Eglise au siècle dernier et en notre siècle, a eu en don Bosco l’origine, en don Rua la continuité … Il a servi l’œuvre salésienne dans ses virtualités d’expansion, il a compris la valeur de la formule, il l’a développée avec une exacte cohérence, mais toujours avec une géniale nouveauté. Don Rua a été le très fidèle, et, pour cette raison, à la fois le plus humble et le plus valeureux des fils de don Bosco … Il a inauguré une tradition … Il enseigna aux salésiens à rester salésiens, fils toujours fidèles de leur fondateur.»11
66.91.1 Notes |
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1. Ceria, Vita, p. 591
2. Tous les procès verbaux en FdR 4255 C9 à 4276 E10.
3. Ce procès en FdR 4326 A7 à 4329 A6.
4. Ce document en FdR 4255 A4-7.
5. Sur les procès tant ordinaire qu’apostolique de don Rua, on pourra consulter leur «copia publica» en FdR 4329 A7 à 4423 D5.
6. Copie dactylographiée en FdR 4255 B1-3.
7. Ce document en FdR 4255 B4-5.
8. Photographie du Bref pontifical de béatification de don Rua, Rome, 29.10.1972, FdR 4255 B6-12.
9. Je m’appuie ici librement sur les pages de synthèse des deux procès de béatification, sur celles du P. Auffray (L’homme et le saint) et de don Ceria (Don Rua e Don Bosco), et, avant tout, sur un bon article du P. Joseph Aubry, dans son livre Les saints de la famille, Rome, 1996, p. 124-129.
10. FdR 4255 B2.
11. Le texte complet de l’homélie de Paul VI a été édité dans le Bollettino salesiano, 1er décembre 1972.
Table des matières
La ville de Turin dans les années 18305
La famille Rua dans la manufacture de la Fucina7
Michel à l'école de la Fucina8
L'initiation au latin chez don Bosco14
Michel Rua entre dans le clergé17
3 - Le temps du séminaire de philosophie20
Rua infirmier des cholériques21
La deuxième année de philosophie22
Les voeux privés de Michel Rua23
4 - A la naissance de la société salésienne25
Le contexte troublé de la naissance d'une société religieuse25
Morts de Margherita Bosco et de Dominique Savio26
Un premier projet constitutionnel de don Bosco27
A Rome avec don Bosco en 185828
Le traité De Deo uno et trino30
La structuration de la société de St François de Sales31
Michel Rua est ordonné prêtre35
Le travail du jeune prêtre Rua36
Don Rua directeur à Mirabello37
Don Rua remplacera don Alasonatti41
Don Rua représente don Bosco41
La reprise en main de l'Oratoire42
Les fêtes de la consécration de l'église Marie Auxiliatrice42
La vie quotidienne du préfet don Rua44
7 - Le formateur des jeunes salésiens46
Le problème de la formation des jeunes clercs à l'Oratoire de Turin46
Don Rua maître des novices sans le titre48
8 - Don Rua colonne de l'Oratoire et Règle vivante52
9 - Don Rua inspecteur des maisons filiales57
Don Rua "visiteur" des maisons salésiennes57
Le programme de don Rua "visiteur"57
Les inspections de don Rua en 1874 et 187559
Don Rua inspecteur à Borgo San Martino et Lanzo Torinese59
Don Rua inspecteur à Sampierdarena, Varazze, Alassio et Turin-Valsalice61
L'apparition de l'inspecteur dans la société de St François de Sales62
10 - Le bras droit de don Bosco64
Don Rua chez les Filles de Marie Auxiliatrice64
Les circulaires mensuelles aux directeurs64
Don Rua dans le différend avec l'archevêque Gastaldi67
L'austérité du préfet général70
11 - En voyage avec don Bosco74
Aide de don Bosco à Paris et Lille en mai 188375
12 - Don Rua vicaire général de don Bosco81
L'officialisation du titre de vicaire général82
A Rome, pour la consécration de l'église du Sacro Cuore90
Funérailles et sépulture de don Bosco94
La famille salésienne héritée de don Bosco98
15 - Les années d'apprentissage (1888-1892)102
Sur les traces de don Bosco102
Le fardeau des dettes accumulées103
Le problème des études ecclésiastiques104
16 - La vie quotidienne du Recteur au Valdocco110
17 - L'exploration du monde salésien en Europe115
Don Rua dans le sud de la France117
Don Rua en Angleterre, dans le Nord de la France et en Belgique122
Don Antonio Belloni en Terre Sainte127
La fusion de la Sainte Famille avec la congrégation salésienne127
Le pèlerinage de don Rua en Terre Sainte128
19 - Le congrès salésien de Bologne137
L'organisation des coopérateurs salésiens137
La préparation du congrès de Bologne137
Le déroulement du congrès de Bologne139
Les sentiments de don Rua sur le congrès de Bologne141
20 - L'expansion salésienne en Amérique145
Le zèle missionnaire de don Rua145
En Colombie. L'épisode d'Agua de Dios146
L'installation des salésiens au Pérou147
Venezuela, Bolivie, Paraguay, El Salvador151
21 - L'Algérie et la Pologne157
La fondation oranaise de 1891158
Le salésien polonais Bronislas Markiewicz159
La fondation polonaise de 1892161
22 - Le périple ibérique de 1899167
En Catalogne et au Pays basque167
23 - Les chapitres généraux des dix premières années175
Les chapitres généraux sous don Rua175
Le cinquième chapitre général (1889)175
Le sixième chapitre général (1892)176
Le septième chapitre général (1895)178
Le huitième chapitre général (1898)179
Don Rua est réélu recteur majeur179
24 - L'aube d'un nouveau siècle182
Les directeurs salésiens confesseurs de leurs subordonnés182
Le décret du Saint-Office (5 juillet 1899)183
La consécration de la Société salésienne au Sacré Coeur de Jésus186
25 - Les affaires françaises190
Le vingt-cinquième anniversaire de l'oeuvre salésienne française190
La loi française sur les associations191
La tactique salésienne face à la nouvelle loi192
26 - Les crises des inspecteurs français déchus197
Le pouvoir échappe à l’inspecteur Pietro Perrot197
Don Perrot est "exonéré" de sa charge d'inspecteur198
La défense tumultueuse de don Perrot et son recours à Rome199
La reconstitution de la province de France-Nord par don Bologna201
La douloureuse destitution de don Bologna202
27 - Les chapitres généraux de 1901 et 1904210
Le neuvième chapitre général (1901)210
Le couronnement de Marie Auxiliatrice à Turin (1903)213
Hommages de don Rua à Pie X17214
Le dixième chapitre général (1904)215
Les conclusions du dixième chapitre général218
Les ouvriers pèlerins français auprès de la tombe de don Bosco (1891)222
Les leçons du congrès de Bologne (1895)223
La Société Nationale de Patronage des Jeunes Ouvrières224
La grève de l'établissement Anselmo Poma (1906)225
29 - Les Filles de Marie Auxiliatrice228
La direction des Filles de Marie Auxiliatrice228
Les lettres circulaires de don Rua aux Filles de Marie Auxiliatrice229
L'annonce aux Filles de Marie Auxiliatrice234
La séparation effective des biens des deux Instituts235
Les démarches à Rome des Filles de Marie Auxiliatrice235
30 - L'expansion salésienne au tournant du vingtième siècle241
L'Association Nationale Italienne à Alexandrie d'Egypte241
L'Association Nationale et les oeuvres salésiennes de Palestine243
Les dépositions au procès informatif252
Oppositions et répliques. Don Bosco est vénérable254
La condamnation du modernisme261
32 - Sept mois de fatigues et de joies264
La visite extraordinaire des maisons salésiennes264
Don Rua en voyage vers l'Orient265
L'Orient. Constantinople, Smyrne, Nazareth265
Bethléem, Jérusalem, Crémisan, Beitgémal, Haiffa267
Le procès informatif de béatification et de canonisation de Dominique Savio272
33 - Le temps de la consécration de l'église Marie Libératrice275
L'église Marie Libératrice à Rome275
La consécration de l'église Marie Libératrice277
34 - La dernière année de don Rua281
La vie ordinaire de don Rua malade282
Les dépositions de don Rua au procès apostolique de don Bosco284
Les conclusions de la visite extraordinaire288
Les dernières semaines de don Rua290