26 février 2020
Chapitre Général 28
Lettre de Rome 1884: L'Évangile de Don Bosco
Père Pascual Chávez V., SDB
Introduction
Je pensais que la lettre de Rome du 10 mai 1884, pouvait servir de thème à la recollection de ce Mercredi des Cendres. Elle me semble, à partir également de la lettre du Recteur Majeur pour la convocation du Chapitre Général XXVIII, éclairante et stimulante car, au niveau de la Congrégation, nous voulons faire ressortir la volonté de donner une réponse charismatique aux jeunes d'aujourd'hui, en particulier les plus pauvres et les exclus. C'est pourquoi nous avons besoin de salésiens préparés et prêts à travailler avec l'esprit, le cœur et les mains de Don Bosco dans l'Église et dans la Société, et qui accompagnent les jeunes dans le monde du travail, dans l'univers numérique, pour la défense de la création, etc. Tout cela devient un rappel de nos origines. La lettre de Rome est "l'évangile de Don Bosco", elle respire l'air des débuts, qui restent "normatifs" et pas simplement "anecdotiques", et invite à la conversion spirituelle (à Dieu), pastorale (aux jeunes), structurelles (rendre nos présences plus efficaces dans l’évangélisation de manière à amener les jeunes au Christ et à l’Eglise).
Le danger d’aujourd’hui, comme celui d’hier, pour lequel Don Bosco a écrit cette fameuse lettre, c’est la perte de la présence physique des salésiens parmi les jeunes, de leur capacité presque naturelle à comprendre leur culture, de l’amour transparent, familial et bon qui révèle Dieu et les conquiert à Dieu. C'est un testament spirituel, les tons sont si vibrants et sincères. Et il recommande précisément la présence parmi les jeunes (la redécouverte de l’assistance salésienne), la familiarité du passé (l’accompagnement), la présence qui doit être récupérée de manière absolue, celle qui est cultivée surtout pendant la recréation, les temps libres, dans structures ouvertes, avec et parmi les jeunes, partageant leur vie et prenant au sérieux leurs rêves, jour après jour (pastorale des jeunes et pastorale vocationnelle rajeunie). Ce sont tous des éléments largement développés à la fois dans le Document Final du Synode sur les Jeunes et dans la Lettre Apostolique Post-Synodale Christus vivit. Tout cela nécessite un salésien en formation permanente, en mission partagée avec les laïcs.
Le père Caviglia remarque que « la lettre du 10.V.1884 ne traite que de la vie des salésiens pendant la recréation. Il y avait de la corruption chez les jeunes, du désordre dans les confrères, tout dépendait de la vie de la cour. Cette vie telle qu’elle est dans les oratoires festifs, où elle constitue l’essence externe de l’œuvre, est celle qui a donné le cœur des jeunes à Don Bosco. Tout est né de la vie de la cour, c’est-à-dire où le jeune est libéré des restrictions réglementaires. Il faut donc voir Don Bosco et les authentiques salésiens non pas encadrés dans les angles, avec l’air d’un conseiller scolaire, mais avec les garçons au milieu de la cour. C'est le grand secret, car le garçon va tout oublier: l'école, les explications, mais il n'oubliera pas ce qu'il a dit et fait dans la cour, la bonté, la fraternité, ce cœur à cœur. Il y a beaucoup de professeurs dans le monde, mais il n’y a que peu de supérieurs qui sont parmi les jeunes et les jeunes ne les oublient plus.
Don Bosco veut que nous vivions avec des jeunes et ne peut concevoir des salésiens qui, même si les jeunes sont en liberté, restent ailleurs. Tout le personnel, à commencer par le directeur, doit être parmi les jeunes; il dit dans une note sur le système préventif: «Le directeur soit parmi ses jeunes .."
D’où la valeur de la «cour» comprise comme une catégorie complète de toutes les activités qui placent le jeune dans un climat de spontanéité, favorisant son protagonisme et sa liberté d’expression: parce que c’est là qu’il se manifeste pour ce qu’il est, ouvrant ainsi la porte de l'intériorité, disponible ensuite pour accueillir les suggestions qu’on lui offre; toujours à condition d'y trouver l'éducateur qui, protagoniste avec lui et spontané comme lui, dévoile son intériorité en laissant couler les biens vitaux qui font de lui un adulte, un croyant, un éducateur. C'est à ce stade que la communication éducative a lieu, de l'éducateur au jeune et du jeune à l'éducateur, réalisant ce prodige qui est, dans les deux, un enrichissement d’humanité.
« Cour » d'hier et d'aujourd'hui: c'est là que la pédagogie salésienne est ou est en train de tomber et avec elle la mission; de là émerge l’un des plus grands défis de l’éducation aujourd’hui: dans la famille, à l’école et dans toutes les autres institutions d’éducation formelle, non formelle et informelle.
Lettre de Rome 1884
L'Évangile de Don Bosco
En résumant l’introduction par le père Braido à cette célèbre lettre de Don Bosco: "Dans divers documents, le texte de la lettre dans la rédaction plus large est précédé par une chronique de G. B. Lemoyne ... Il est utile de reproduire intégralement les informations importantes: "D. Bosco, dans les nuits où il s’était retrouvé malade, avait fait un de ces rêves qui faisaient époque. A plusieurs reprises, il le raconta à D. Lemoyne puis le força à le rédiger et à le lire en le corrigeant ... Etant donné que le rêve concernait particulièrement les membres de la Congrégation, une nouvelle rédaction a été nécessaire pour pouvoir être lu en public en présence de tous les jeunes de l’Oratoire. Cette lettre a été envoyée le 10 mai. Lue en public par D. Rua, elle a eu un effet considérable à l’Oratoire, comme un signe d’une réforme. Le premier effet de ce rêve a été que d. Bosco connaissait l’état de tant de consciences, même de celles qui semblaient très bonnes, de sorte que certaines personnes ont été chassées de la maison "".
P. Braido, à la fin d'un long exposé critique, écrit que la "forme longue" de la lettre a été transmise dans une double version: celle approuvée par d. Ceria dans les Mémoires Biographiques, et le moins familier mais plus proche des manuscrits originaux de Don Lemoyne, accepté dans les Actes du Chapitre Supérieur de 1920 (voir SPS p. 274-284).
Ce dernier est rapporté dans les Constitutions et Règlements de la Société de Saint François de Sales p. 245-254 (Editrice S.D.B., avril 2015), ce qui lui confère une valeur paradigmatique. C'est le texte que je reproduis.
Rome, le 10 mai 1884.
Mes très chers fils en Jésus-Christ,
De près ou de loin, je pense toujours à vous. Je n’ai qu’un seul désir, celui de vous voir heureux en ce monde et dans l’éternité. Cette pensée et ce désir m’ont déterminé à vous écrire cette lettre. Il me pèse, mes chers fils, d’être éloigné de vous ; ne pas vous voir et ne pas vous entendre me fait une peine que vous ne pouvez imaginer. C’est pourquoi j’aurais voulu vous écrire ces lignes depuis une semaine, mais des occupations incessantes m’en ont empêché. Bien qu’il ne reste que peu de jours avant mon retour, je veux toutefois anticiper mon arrivée parmi vous, au moins par lettre, puisqu’il m’est impossible de le faire en personne. C’est le langage de quelqu’un qui vous aime avec tendresse dans le Christ Jésus, et qui a le devoir de vous parler avec la liberté d’un père. Vous me le permettez, n’est-ce pas ? Vous m’écouterez avec attention et vous mettrez en pratique ce que je vais vous dire.
Je disais que vous êtes l’unique et incessante pensée de mon âme. Or voici que l’un des derniers soirs, je m’étais retiré dans ma chambre, et, sur le point de me coucher, j’avais commencé à réciter les prières que m’apprit ma bonne maman, quand – je ne sais si je fus pris de sommeil ou emporté par une distraction – mais il me sembla que deux des anciens garçons de l’Oratoire se présentaient à moi.
L’un deux s’approcha et, me saluant affectueusement, me dit :
Don Bosco ! Vous me connaissez ?
Oui, je te connais, répondis-je.
Et vous vous souvenez de moi ? poursuivit cet homme.
De toi et de tous les autres. Tu es Valfrè, et tu étais à l’Oratoire avant 1870.
Dites, continua l’homme, vous voulez voir les garçons qui étaient de mon temps à l’Oratoire ?
Oui, montre-les moi, répondis-je ; cela me fera grand plaisir.
Alors Valfrè me montra les garçons, tous avec le visage, la taille et l’âge de cette époque. Il me semblait être à l’Oratoire d’autrefois pendant la récréation. Tout était vie dans ce que je voyais, tout était mouvement, tout était joie. Qui courait, qui saluait, qui faisait sauter. Ici on jouait à la grenouille, là aux barres et au ballon. Ici un groupe de garçons s’était formé, pendu aux lèvres d’un prêtre qui racontait une histoire. Ailleurs un abbé jouait avec d’autres à pigeon vole et aux métiers. Partout des chants et des rires ; partout des abbés et des prêtres, et autour d’eux les garçons qui criaient joyeusement. La plus grande cordialité et la plus grande confiance régnaient visiblement entre les garçons et leurs supérieurs. J’étais ravi par ce spectacle, et Valfrè me dit:
– Vois, la familiarité produit l’affection, et l’affection engendre la confiance. Voilà ce qui ouvre les cœurs; les garçons exposent tout sans crainte aux professeurs, aux assistants et aux supérieurs. Ils deviennent francs en confession et ailleurs; ils se soumettent avec docilité à tous les ordres de quelqu’un dont ils sont sûrs d’être aimés.
C’est alors que mon deuxième ancien élève qui avait la barbe toute blanche, s’approcha de moi et me dit: Don Bosco, voulez-vous maintenant connaître et voir les garçons qui sont actuellement à l’Oratoire?
Celui-là, c’était Joseph Buzzetti.
– Oui, répondis-je, car il y a déjà un mois que je ne les vois plus !
Et il me les montra : je vis l’Oratoire et je vous vis tous en récréation. Mais je n’entendais plus ni cris de joie, ni chansons ; je ne voyais plus le mouvement et la vie de la scène précédente.
On lisait dans les gestes et sur le visage de beaucoup de jeunes un ennui, une lassitude, une mauvaise humeur, une méfiance qui me faisaient mal au cœur. ll est vrai que j’en aperçus beaucoup qui couraient, jouaient et gesticulaient dans une bienheureuse insouciance. Mais j’en voyais d’autres, et ils étaient nombreux, demeurer seuls, appuyés aux colonnes, en proie à de troublantes imaginations; d’autres au-dessus dans les escaliers et les couloirs, ou sur les terrasses du côté du jardin pour se soustraire à la récréation commune. D’autres déambulaient lentement par groupes, conversant à mi-voix, et jetant autour d’eux des regards mauvais et soupçonneux ; parfois, ils souriaient, mais d’un sourire accompagné d’œillades à faire non seulement supposer, mais croire que saint Louis de Gonzague eût rougi s’il s’était trouvé en leur compagnie. Même parmi ceux qui jouaient plusieurs avaient l’air si nonchalant qu’ils manifestaient clairement ne trouver aucun goût à se divertir.
– Vous avez vu vos jeunes ? me dit l’ancien élève.
– Je les vois, répondis-je en soupirant.
– Quelle différence avec nous autrefois ! s’exclama-t-il.
– Hélas ! Quelle mollesse dans cette récréation !
– C’est de là que proviennent la froideur de beaucoup quand ils s’approchent des sacrements, leur négligence des pratiques de piété, à l’église et ailleurs, et leur peu d’enthousiasme à demeurer en un lieu où la divine Providence les comble de tous les biens du corps, de l’âme et de l’intelligence. C’est pour cela que beaucoup ne suivent pas leur vocation ; de là, leurs ingratitudes envers leurs supérieurs ; de là les conciliabules, les critiques et toutes les autres conséquences déplorables de cet état de choses.
– Je comprends, je saisis, répondis-je. Mais comment redonner vie à mes chers garçons, pour qu’ils retrouvent leur vivacité d’autrefois, leur allégresse, leur exubérance ?
– Par la charité !
– Par la charité ? Mais mes garçons ne sont-ils pas assez aimés ? Tu sais, toi, si je les aime. Tu sais ce que j’ai enduré et supporté pendant une bonne quarantaine d’années et ce que j’endure et supporte
encore maintenant. Que de fatigues, que d’humiliations, que d’oppositions, que de persécutions pour leur donner du pain, une maison, des maîtres et surtout pour assurer le salut de leurs âmes. J’ai fait tout ce que j’ai su et tout ce que j’ai pu pour eux, ils sont l’amour de toute ma vie.
– Je ne parle pas de vous !
– Et de qui alors ? De ceux qui me remplacent ? Des directeurs, des préfets, des professeurs, des assistants ? Tu ne vois pas qu’ils sont martyrs de l’étude et du travail ? Qu’ils consument leurs jeunes années au service de ceux que la divine Providence leur a confiés ?
– Je vois, je sais. Mais c’est insuffisant : il manque le meilleur.
– Quoi donc ?
– Que non seulement les garçons soient aimés, mais qu’ils se sachent aimés.
– Ils n’ont donc pas d’yeux sur la tête. Ils ne comprennent donc pas ? Ils ne voient pas que c’est uniquement par amour que l’on se dépense pour eux ?
– Non, je le répète, c’est insuffisant.
– Que veut-on alors ?
– Qu’ils soient aimés en ce qui leur plaît, que l’on s’adapte â leurs goûts de jeunes garçons, et qu’ils apprennent ainsi à découvrir l’amour, en des choses qui naturellement ne leur plaisent guère, telles que la discipline, l’étude, la mortification personnelle ; et qu’ils apprennent à les faire avec élan et amour.
– Explique-toi mieux.
– Regardez les garçons en récréation.
Je regardai et répliquai :
– Et qu’est-ce qu’il y a de spécial à voir ?
– Il y a tant d’années que vous formez des jeunes et vous ne comprenez pas ? Regardez mieux ! Où sont nos salésiens ?
Je regardai et je vis que bien peu de prêtres et d’abbés se mêlaient aux enfants, et que moins encore participaient à leurs jeux. Les supérieurs n’étaient plus l’âme de la récréation. La majeure partie d’entre eux se promenaient ensemble en bavardant sans s’inquiéter de ce que faisaient les élèves ; d’autres contemplaient la récréation mais ne s’occupaient pas des garçons ; d’autres surveillaient comme de loin sans avertir ceux qui se mettaient en faute ; si quelqu’un avertissait, et c’était rare, son geste était menaçant. Des salésiens auraient voulu s’introduire dans des groupes de garçons, mais je m’aperçus que ces derniers se tenaient soigneusement à l’écart des professeurs et des supérieurs.
Mon ami reprit alors : Aux temps anciens de l’Oratoire, n’étiez-vous pas toujours au milieu des garçons, surtout pendant les récréations ? Vous vous rappelez ces belles années ? C’était un paradis, une période dont nous gardons toujours un souvenir ému, parce que l’affection nous tenait lieu de règlement; nous n’avions aucun secret pour vous.
– Certainement! Et alors tout était joie pour moi, mes jeunes se précipitaient pour s’approcher de moi et me parler ; et ils avaient soif d’entendre mes conseils et de les mettre en pratique. Mais maintenant vois comme les audiences incessantes, les affaires multiples et l’état de ma santé me l’interdisent.
– D’accord ; mais si cela vous est impossible à vous, pourquoi vos salésiens ne vous imitent-ils pas ? Pourquoi ne pas insister, ne pas exiger qu’ils se comportent avec les garçons comme vous le faisiez, vous ?
– Je parle, je m’époumone; mais malheureusement, beaucoup ne se sentent plus la force de supporter les fatigues d’autrefois !
– Et c’est ainsi que, négligeant le moins, ils perdent le plus ; et ce plus, ce sont leurs fatigues. Qu’ils aiment ce qui plaît aux garçons et les garçons aimeront ce qui plaît à leurs supérieurs. Alors la fatigue leur sera douce.
La cause du changement actuel à l’Oratoire, c’est qu’un certain nombre de garçons n’ont pas confiance en leurs supérieurs. Jadis les cœurs leur étaient grands ouverts ; les enfants les aimaient et leur obéissaient immédiatement. Maintenant, les supérieurs sont considérés comme des supérieurs, et non plus comme des pères, des frères et des amis ; ils sont craints et peu aimés. Si l’on veut donc former un seul cœur et une seule âme, pour l’amour de Jésus, il faut démolir cette fatale barrière de méfiance et lui substituer une confiance cordiale. Que l’obéissance guide l’élève comme la mère guide son petit enfant. Alors la paix et la joie d’autrefois régneront à l’Oratoire.
– Mais comment s’y prendre pour briser cette barrière ?
– Familiarité avec les jeunes surtout en récréation. Sans familiarité, l’affection ne se prouve pas, et sans cette preuve il ne peut y avoir de confiance. Qui veut être aimé doit montrer qu’il aime. Jésus-Christ se fit petit avec les petits et porta nos faiblesses. Voilà le maître de la familiarité ! Le professeur que l’on ne voit qu’au bureau est professeur et rien de plus : mais, s’il partage la récréation des jeunes, il devient comme un frère.
Quelqu’un ne paraît-il qu’en train de prêcher du haut de la chaire, on dira qu’il ne fait ni plus ni moins que son devoir; mais dit-il un mot sur la cour, ce mot est celui d’un ami. Combien de conversions n’ont pas déclenchées certaines de vos paroles résonnant tout à coup à l’oreille d’un garçon au milieu de son jeu ? Celui qui se sait aimé aime, et celui qui est aimé obtient n’importe quoi, surtout des jeunes. Cette confiance crée un courant électrique entre les jeunes et leurs supérieurs. Les cœurs s’ouvrent, ils expriment ce qui leur manque et révèlent leurs défauts. Cet amour permet aux supérieurs de supporter les fatigues, les ennuis, les ingratitudes, les con rariétés, sus-Christ n’a pas cassé le roseau déjà brisé, il n’a pas éteint la mèche qui fumait. Voilà votre modèle.
Alors on n’en verra plus qui travailleront pour la gloriole, qui puniront uniquement pour venger leur amour-propre offensé, qui disparaîtront de la zone à surveiller par une jalousie ombrageuse de l’influence d’un autre, qui, tenant à être aimés et estimés des garçons à l’exclusion de tous les autres supérieurs, critiqueront autrui et n’y gagneront que mépris et cajoleries hypocrites.
On n’en verra plus qui se laissent ravir le cœur par une créature et qui, pour lui faire la cour, négligent tous les autres enfants ; qui, par amour de leur bien-être, méprisent le devoir rigoureux de la surveillance ; qui, dans leur stérile respect humain, s’abstiennent d’avertir celui qui doit être averti. Avec ce véritable amour, on ne recherchera que la gloire de Dieu et le salut des âmes. C’est quand l’amour faiblit que rien ne va plus. Pourquoi vouloir remplacer la charité par la froideur d’un règlement ? Pourquoi les supérieurs négligent-ils d’observer les règles pédagogiques que Don Bosco leur a enseignées ? Pourquoi remplacer progressivement la méthode qui consiste à prévenir les désordres avec vigilance et amour, par celle, moins onéreuse et plus expéditive à qui commande, qui consiste à promulguer des lois ? Ces lois qui, lorsque des châtiments les renforcent, allument des haines et engendrent des mécontentements; et qui, si l’on néglige de les faire appliquer, engendrent le mépris de l’autorité et entraînent des désordres d’une extrême gravité.
Ceci arrive à coup sûr quand la familiarité fait défaut. Si l’on tient à ce que l’Oratoire retrouve son bonheur d’antan, il faut remettre en vigueur l’ancienne méthode : que le supérieur se fasse tout à tous ; qu’il soit toujours prêt à écouter les problèmes ou les plaintes des garçons ; qu’il soit tout yeux pour surveiller paternellement leur conduite ; qu’il soit tout cœur pour rechercher le bien spirituel et temporel de ceux que la Providence lui a confiés.
Alors les cœurs ne seront plus fermés et certains cercles funestes disparaîtront. Seule l’immoralité doit trouver les supérieurs inexorables. Il vaut mieux risquer de chasser un innocent de la maison que d’y maintenir un scandaleux. Les assistants doivent considérer comme leur devoir le plus strict de dénoncer aux supérieurs tout ce qu’ils savent constituer de quelque manière une offense de Dieu.
• Quelques conditions pour relire la lettre
Avant de récupérer les éléments les plus significatifs, il est important de voir quelles sont les conditions pour pouvoir lire la lettre à nouveau aujourd'hui:
Tout d’abord, il est évident que notre condition ne peut pas être une répétition servile de ce que Don Bosco a fait. Nous devons avoir le courage de faire, dans les conditions historiques changeantes actuelles, ce que Don Bosco a fait de son temps. Il a fait de l'éducation au service de "jeunes pauvres, abandonnés ou en danger" un choix de vie. Et aujourd'hui, plus que jamais, nous sommes appelés à le faire ou à le renouveler, car il est urgent de conclure un pacte mondial pour l'éducation si nous voulons vraiment faire du bien aux jeunes et transformer la culture dominante et donc la réalité sociale.
Une deuxième condition est une relecture pédagogique du contexte actuel et de la condition des jeunes. Notre monde connaît et supporte souvent des phénomènes que Don Bosco ne pouvait même pas imaginer de loin: l'irruption dans la vie de chacun des mass-médias, des ordinateurs, des téléphones portables; l'accélération tourbillonnaire du changement et de l'innovation à tous les niveaux de l'existence privée et publique, du pluralisme; la crise des systèmes de signification et des agences de consensus social; la crise des valeurs éthiques et des certitudes traditionnelles; la complexification croissante de l'existence individuelle et sociale; l'homogénéisation culturelle tendancielle à laquelle conduisent le marché international et les besoins de consommation; la dépersonnalisation et l'extrême subjectivisation des comportements individuels et sociaux; l'écrasement des pensées et des perspectives sur le présent avec la difficulté conséquente d'obtenir une bonne mémoire du passé et de futurs projets à long terme; la laïcisation de la vie familiale et sociale; et ainsi de suite. Et de nombreux autres éléments positifs qui caractérisent la jeunesse d'aujourd'hui. (Voir le troisième chapitre de l'Exhortation Post-synodale Christus vivit)
Cela nous oblige à percevoir les nouveautés du moment historique que nous vivons, les nouveaux problèmes, les nouveaux engagements, les nouvelles responsabilités qui attirent la conscience des citoyens et la foi des croyants. Plus spécifiquement, il s'agira de comprendre les besoins historiques, les aspirations et les attentes déçues, qui demandent à être entendus et non plus mortifiés; à la fois soit en général et soit en particulier dans la condition des jeunes. Ceux-ci ont une valeur en tant qu’indication pour "un être de plus", "un de plus de vie", "un de plus d’humanité", "une meilleure qualité de vie" de tous et de chacun: une bonne vie et en plénitude. (Voir le cinquième chapitre de l'Exhortation sur ce qui change la jeunesse quand elle est illuminée par l'Évangile).
À notre niveau salésien, il faut le courage de s’impliquer, c’est-à-dire de vivre parmi les jeunes, sans recourir à des défenses fragiles et fausses dictées par la peur de perdre la face et la dignité; renouveler certaines traditions éducatives de dialogue et d'écoute des voix du monde de la jeunesse, tel qu'il est aujourd'hui, pour le meilleur ou pour le pire, avec ses caractéristiques propres; rester sur la longueur d'onde des aspirations et des problèmes exprimés et proposés par les jeunes d'aujourd'hui, les étudier avec sérieux et passion et chercher avec eux des moyens de traduire leurs idées en termes opérationnels. (Voir le chapitre sept de l'Exhortation consacrée à "la pastorale des jeunes").
Accueillir les gens pour ce qu'ils sont "dans l'état dans lequel ils se trouvent" et pour ce que chacun d'entre eux peut être, s'habituer à articuler et calibrer les propositions et les interventions adaptées aux garçons et aux filles et à des situations particulières. Il s’agit de rechercher ce rare équilibre entre propositions radicales de sens et respect de la dynamique personnelle et collective dont chacun a besoin pour les atteindre.
Aller vers le futur, vers l’autre, vers l’au-delà, vers le plus. Il faut savoir aller au-delà de la surface du réel et atteindre ces profondeurs de la vie où naissent les besoins, naissent les aspirations et les rêves; où les limites du présent sont forgées et nous nous aventurons dans l’imprévisibilité de l’avenir. Cela implique de vaincre la passivité et le fatalisme, de rechercher le bien commun, d'aller au-delà du "tous font ainsi" ou du "a toujours été ainsi" ou de "nous avons la vérité". (Voir les deux derniers chapitres de l’Exhortation concernant la "vocation" [8] et le "discernement" [9]).
Venons maintenant aux éléments les plus significatifs de la lettre:
Savoir utiliser le langage de l'amour
Mais comment redonner vie à mes chers garçons, pour qu’ils retrouvent leur vivacité d’autrefois, leur allégresse, leur exubérance ?
Par la charité !
Par la charité ? Mais mes garçons ne sont-ils pas assez aimés ?
Mais c’est insuffisant : il manque le meilleur.
Quoi donc ?
Que non seulement les garçons soient aimés, mais qu’ils se sachent aimés.
Par conséquent, il ne suffit pas d'aimer, nous devons utiliser ensemble le langage de l'amour, sans lequel une communication éducative valable n'a pas lieu. C’est certainement le sens le plus transparent de la lettre, l’énonciation du grand principe que l’on pourrait appeler la "visibilité de l’amour". Nous sommes aujourd'hui dans la culture de la visibilité: ce qui n'apparaît pas n'existe pas; mais c’est une visibilité qui cache, sinon annule, l’être de la personne; c'est une visibilité mortelle; pourtant, il existe une visibilité vitale et vivifiante, qui est celle de la charité; ce n’est pas pour rien, depuis les textes du Nouveau Testament, l’amour est associé à la lumière, une irradiation de la Lumière elle-même qui est Dieu, il est donc nécessaire de vérifier, d’apprendre, d’inventer les langages de l’amour, afin qu’il se manifeste extérieurement et devienne un don, un ‘invitation, une proposition. Certes, il doit y avoir une racine dans le cœur, un gage de vérité et d’efficacité. Mais cela ne suffit pas: les langues sont aussi une donnée culturelle soumise à l'évolution du temps. Nous n'apprenons pas une fois pour toutes! Le langage de l'amour fait toujours l'objet d'une "étude diligente" dans le sens que Don Bosco a donné à ce mot: souci, engagement, passion. Et notre culture se caractérise également par un manque d'attention envers les langages de l'amour, encore pire par une distorsion des langages naturels de l'amour, sexuel, affectif, amical; de sorte qu'une profonde méfiance règne parmi les jeunes: l'amour est impossible, l'amour est une fable, l'amour est une rareté qui est seulement pour quelques privilégiés.
Le salésien doit être un amoureux passionné des langues de l'amour; une leçon qu'il apprend non seulement en s'écoutant mais en écoutant l'autre: ses besoins, ses sensibilités, ses possibilités d'expression et sa capacité à recevoir. Aujourd’hui, c’est, me semble-t-il, le défi fondamental de l’éducateur: faire comprendre aux gens qu’il aime vraiment, qu’il aime pour toujours, qu’il aime tout de cet être humain qui se présente à lui et qui se révèle et se modifie au fil du temps. ; démontrer qu'il aime même face au rejet, à l'oubli, à la déformation ou à l'utilisation du profiteur; et ainsi convaincre à l’amour, faire naître la conviction intérieure que l’on est digne de l’amour et, plus encore, que l’on est capable d’aimer (et c’est la perception de sa valeur inaliénable, c’est le fondement de sa dignité, la racine de tout espoir authentique); et laisser entendre (mais cela est aussi grâce) qu'il y a une Source, qui est pour moi et pour toi, toujours ouverte et disponible, jamais épuisable dans son inépuisable richesse.
2. Comprendre les jeunes
– Non, je le répète, c’est insuffisant.
– Que veut-on alors ?
– Qu’ils soient aimés en ce qui leur plaît, que l’on s’adapte â leurs goûts de jeunes garçons, et qu’ils apprennent ainsi à découvrir l’amour, en des choses qui naturellement ne leur plaisent guère, telles que la discipline, l’étude, la mortification personnelle ; et qu’ils apprennent à les faire avec élan et amour.
Il y a donc un élément de rationalité qui doit intervenir, c’est un besoin de connaissance qui doit saisir et guider l’éducateur salésien: c’est connaître les jeunes, comprendre les situations, les questions, le besoin de savoir comment y faire face. Un large éventail de connaissances scientifiques et techniques est nécessaire pour interpréter la série de valeurs concrètement disponibles et assimilables par les jeunes afin de permettre une croissance valable de la perspective présente et future. Trop d’éducateurs insistent sur le négatif, sur la problématique, sur l’irrationnel, sur l’inacceptable moralement; se stabiliser sur le "non" à réitérer fermement (en alternance, souvent, avec du laxisme) plutôt que sur le "oui" à proposer avec intelligence (raison), intuition (amour) et courage combinés avec prudence. D'où l'inimitié, la distance de sécurité, le non-écoute avec une divergence croissante du fossé générationnel naturel; la relation devient fonctionnelle et institutionnelle (quand elle existe encore) ou est rejetée ouvertement ou subtilement, avec tout ce patrimoine de valeurs que le salésien a en lui-même et qu'il aimerait (aussi bien qu'il devrait) le transmettre, s'il le veut et s'interprète en tant qu'éducateur.
Comprendre la culture des jeunes est le fondement de l’engagement pour la formation continue qui permet d’éliminer les distances inévitables entre nous et les jeunes. C’est cette compétence pédagogique qui, en se mariant avec sympathie et assiduité, permet de vivre en harmonie avec les jeunes en identifiant les moyens de pénétrer les cœurs et de conquérir la vie et la joie. Il me semble que c'est un aspect plutôt insuffisant dans certains cercles salésiens; il suffit de saisir la superficialité avec laquelle le comportement des jeunes est commenté: le désir d'intus legere, de lire à l'intérieur et au-delà des données n'est pas évident; ou il suffit de regarder la difficulté que nous avons de définir des objectifs et de planifier des chemins qui répondent le plus possible aux difficultés et aux possibilités concrètes, non pas "des" jeunes, mais de "ces" jeunes. Parce qu'il reste vrai que si on ne connaît pas "ce que les jeunes aiment" ou ce qui se passe dans leur monde intérieur en tant qu'intérêt, attractivité, désir, rêve, ils ne ressentiront guère la valeur des objectifs éducatifs que nous proposons et qui concernent l'engagement, l'effort et le dévouement (tous les ingrédients du véritable amour!) précisément ceux que Don Bosco suggère quand il parle d’étude, de discipline, de mortification ... " et qu’ils apprennent à faire ces choses-là avec amour".
3. Avoir à cœur le bonheur
« De près ou de loin, je pense toujours à vous. Je n’ai qu’un seul désir, celui de vous voir heureux en ce monde et dans l’éternité. Cette pensée et ce désir m’ont déterminé à vous écrire cette lettre. C’est le langage de quelqu’un qui vous aime avec tendresse dans le Christ Jésus, et qui a le devoir de vous parler avec la liberté d’un père. Il me semblait être à l’Oratoire d’autrefois pendant la récréation. Tout était vie dans ce que je voyais, tout était mouvement, tout était joie »
Pour vraiment aimer, il ne faut jamais perdre de vue le but ultime, la vocation la plus intime de chacun, qui est l'appel au bonheur symboliquement représenté par la communauté idéale rêvée par Don Bosco. Et pour Don Bosco, le bonheur est un moyen privilégié d'évangélisation ("vous voir heureux dans le temps et dans l'éternité"). Une étude récente intitulée "Dieu et le bonheur" nous aide à comprendre ceci: "En plein moment d'un moment heureux, une réalité supérieure brille soudainement et de manière inattendue dans la réalité de la vie. Une dimension dotée d'un sens inconditionnel pénètre dans la conduite de l'homme marquée par tant de contingences. Au moment de ce bonheur, l'homme se sait en sécurité dans une bonne réalité qui le regarde avec bienveillance et expérimente sa vie comme une vie bonne et réussie. Ce n’est qu’à ce moment-là qu’il s’éveille convenablement à la réalité, réalité qui a toujours dépassé ce qu’il s’imaginait être le bonheur et qui place donc son aspiration au bonheur sous un jour nouveau. C'est une expérience de transcendance qui peut être décrite comme une manifestation du bien. C'est dans cette manifestation que se trouve la réponse à la question de la source à partir de laquelle l'homme connaît cette dimension infinie de la réalité. Pourquoi se sent-il touché par une sphère transcendante?
Dans le vaste panorama de l'expérience religieuse, l'expérience vécue du bonheur instantané est un moment possible dans lequel la transcendance se manifeste à l'homme. Dans le cas de l'expérience du bonheur, il ressent être appelé avec joie et interrogé quelque part, il perçoit, il ressent encore, il prévoit quelque chose qui dépasse la dimension de la réalité de sa vie. Cette irruption de la transcendance ne se présente pas nécessairement comme une expérience religieuse, mais elle se prête à une interprétation religieuse et, en particulier, à une interprétation religieuse spécifiquement chrétienne. Le sentiment d’un moment d’être en sécurité dans la réalité est lié, dans une interprétation religieuse similaire, à un fondement personnel. L’expérience de la transcendance est donc interprétée comme une expérience de Dieu: lorsque le bien se manifeste comme il le fait en des moments pleins, cette manifestation est une forme de la rencontre avec Dieu. Dieu se manifeste dans le bonheur du moment de la conscience humaine, et cela ne reste pas sans conséquences.
L'expérience du moment plein est un moment doté d'une profondeur existentielle; l’homme découvre une connaissance qui concerne sa vie et qui le touche profondément. Dans cette profondeur existentielle se trouve le lien de connexion dans lequel le bonheur instantané devient important pour l'aspiration de l'homme au bonheur. Dans l'accomplissement d'un moment, l'homme expérimente que cet accomplissement est d'une nature différente de celle qu'il avait imaginée. Bien sûr, il peut arriver que les désirs et les projets qui deviennent réalité soient inférieurs aux attentes précédentes ... Il pressent que le succès de sa vie est plus que la réalisation de ses désirs; il sent que sa vie est bonne même sans son propre concours; il éprouve de manière existentielle profonde que son bonheur est plus grand que lui, plus grand que ses plans, ses désirs, son action, et c'est précisément ce qui transforme son désir ". Si pour Don Bosco le bonheur est un chemin qui s'ouvre à Dieu, le salésien doit bien gérer cette réalité. Celui qui ne recherche pas son bonheur ni le bonheur des autres cesse d'aimer. Et ceci, aujourd’hui, est un problème sérieux, étant donné le grave malentendu que la culture jette sur le bonheur; compte tenu de l'éclipse de sérénité, de joie de vivre, de simplicité qui fait goûter les petites choses; compte tenu de la propagation des syndromes dépressifs, des troubles des relations, des évasions de la réalité, des compensations névrotiques; compte tenu de l'obscurcissement de l'espoir et du souci de l'histoire qui engendre pessimisme, attitudes défensives, refus de vivre et de profiter. S'il n'est pas amoureux du bonheur, comment le salésien peut-il réveiller cette énergie latente chez chaque jeune, l'éduquer et la diriger vers la source même du bonheur qui est le Dieu de la joie?
4. Être présent
« Familiarité avec les jeunes surtout en récréation. Sans familiarité, l’affection ne se prouve pas, et sans cette preuve il ne peut y avoir de confiance. Qui veut être aimé doit montrer qu’il aime. Jésus-Christ se fit petit avec les petits et porta nos faiblesses. Voilà le maître de la familiarité ! »
Par conséquent, l’attention portée aux besoins pas moins qu’au fins devient une présence totale, représentée, de façon emblématique, par les éducateurs comme l’âme de la recréation; nous l'appellerions l'âme de la coexistence pédagogique. C'est l'application évidente du principe de la visibilité, pas rhétorique, de l’amour. Il ne suffit pas d'être "pour", il faut "être avec" les jeunes. La distance entre nous et les jeunes est certainement culturelle quand elle est géographique, c’est-à-dire quand nous nous éloignons d’eux, parce que nous ne sommes plus parmi eux. Il existe le risque que l’effort de les comprendre et de les poursuivre dans la discontinuité de leurs goûts et de leurs attitudes, la nécessité de garantir les rôles de direction et d’organisation, l’âge et les maux, l’énorme quantité de travail, soient autant de facteurs qui peu à peu puissent supprimer le désir et éteindre l'engagement d'être avec eux, au milieu d'eux. Il y a le risque que entre en crise le concept de base selon lequel l’assistance salésienne est comprise non pas comme un exercice de surveillance mais comme un partage cordial mais en même temps vigilant et attentionné qui crée un lien de familiarité entre l’éducateur et le jeune permettant cette aide et ce soutien toujours nécessaire pour une trajectoire saine de croissance vers la maturité (une fonction de support spécifique à toute véritable éducation).
Mais être avec les jeunes, ce n'est pas être là seulement physiquement, mais aussi cordialement, signifie aussi se risquer dans la relation dialogique. Et le dialogue ne signifie pas la simple conversation avec une autre personne pour exposer ses convictions; il ne s'agit même pas d'argumenter pour affirmer et défendre ses positions. Le dialogue est cette pratique discursive dans laquelle nous réfléchissons ensemble pour rechercher un accord sur un problème donné. Le dialogue est une relation de confrontation sincère avec les jeunes qui nous ont été confiés et le principe éthique qui l’inspire est la capacité de coopérer. La vérité qu’on nous enseigne est qu'avant de dialoguer avec les jeunes, nous sommes appelés à cultiver un dialogue interne profond avec nous-mêmes. Ce dont nous avons le plus besoin de craindre n’est pas un désaccord avec les jeunes, mais un désaccord avec nous-mêmes. Être avec autrui naît de ce "secum stare", d'être avec soi, qui permet de utiliser la grammaire de la communication, celle que Manzoni a résumée en cinq verbes: observer, écouter, comparer, penser, parler. S'observer pour pouvoir observer, s'écouter pour savoir écouter, se penser pour pouvoir penser, se parler pour pouvoir parler. Ce sont les clés pour être présents non seulement à la réalité physique, mais aussi et surtout humaine. Être physiquement au milieu des jeunes ne suffit pas si on ne se qualifie pas pour la capacité de contact avec cette réalité qui est la leur; c'est peut-être la première et principale ascèse de l'éducateur. C’est seulement à partir d’une intériorité cultivée que naissent les aptitudes et la volonté de dialoguer avec les jeunes, de les détourner de la superficialité qui les dessèche et de les inviter à la profondeur qui les constitue, justement. grâce à l’échange, la confrontation, le dialogue,
5. Surmonter les formalismes
" Et alors tout était joie pour moi, mes jeunes se précipitaient pour s’approcher de moi et me parler; et ils avaient soif d’entendre mes conseils et de les mettre en pratique. Celui qui se sait aimé aime, et celui qui est aimé obtient n’importe quoi, surtout des jeunes. Cette confiance crée un courant électrique entre les jeunes et leurs supérieurs. Les cœurs s’ouvrent, ils expriment ce qui leur manque et révèlent leurs défauts. Pourquoi vouloir remplacer la charité par la froideur d’un règlement ? Pourquoi remplacer progressivement la méthode qui consiste à prévenir les désordres avec vigilance et amour, par celle, moins onéreuse et plus expéditive à qui commande, qui consiste à promulguer des lois ? que le supérieur se fasse tout à tous ; qu’il soit toujours prêt à écouter les problèmes ou les plaintes des garçons ; qu’il soit tout yeux pour surveiller paternellement leur conduite ; qu’il soit tout cœur pour rechercher le bien spirituel et temporel de ceux que la Providence lui a confiés ».
Si la règlement et la discipline, mal compris et mal gérés, pouvaient créer un climat de froid et de distance entre les éducateurs et les jeunes, c’est aujourd’hui exactement le contraire. Il y a une familiarité qui n'a rien à voir avec ce que voulait dire Don Bosco, car il s'agit de négligence, de laisser tomber, de jeunisme, de perte de goût, de manque de respect. Mais c’est une forme d’indifférence qui vient de la même racine: faciliter les choses en économisant sur l’éducation. De cette manière, une distance nouvelle et non moins désastreuse est créée car la relation éducative est altérée en privant les jeunes de la fonction de conduite et du rôle d'autorité dont il a besoin pour sa croissance. S'il manque des figures de référence significatifs, le processus d'identification et donc le processus de maturation sont compromis. Les relations de groupe ne suffisent pas non plus: grouper uniquement pour crier, faire des devoirs, manger une pizza, prive les jeunes d'expériences, de confrontations, d'histoires, de déceptions et d'espoirs. Le potentiel que les jeunes détiennent à l'intérieur est énorme, mais il est enseveli sous la confusion des sentiments, des instincts, de la colère et des rêves. Cette énorme confusion est en partie amplifiée par la faiblesse des figures paternelles.
Habituellement, les nouvelles générations, pour se faire une place, devraient affronter les pères dans un dialogue, discuter, voire se battre. Cette rébellion contre les pères est thérapeutique, libératrice et rachète les enfants de la petite enfance et du se faire du mal sans raison. Mais on assiste à une crise généralisée de vraie paternité, c'est-à-dire d'une autorité qui intervient lorsque cela est nécessaire. Aux yeux de tant d'enfants, les pères ne sont plus un mur mais un oreiller moelleux. Pour ces jeunes, nous, les salésiens, devons assumer la paternité dans sa fonction de rassurer mais aussi d’interdire en ce qui concerne des biens et des valeurs vitales que nous considérons comme humanisant pour nous et pour eux. Si les adolescents sont torrents dans les inondations, ce n'est pas en abaissant les rives que nous les aiderons à descendre jusqu'à l'océan, mais en élevant ces rives et en les renforçant. Nous pensons à la valeur des règles, de la limite jusqu’à l’interdit; tâche laborieuse car elle implique parfois des conflits, des rejets, des représailles; mais il sera possible et sain si on pourra effectuer ce passage décisif, c’est-à-dire le passage du "ils m’aiment", à "ils veulent mon bien" à "c'est bon aussi pour moi". Et cela n’est possible que si les relations personnelles et l’environnement éducatif sont très positifs, ce que Don Bosco a appelé "l’esprit de famille".
6. Partagez l'action
La plus grande cordialité et la plus grande confiance régnaient visiblement entre les garçons et leurs supérieurs. La familiarité produit l’affection, et l’affection engendre la confiance. Voilà ce qui ouvre les cœurs des jeunes…; ils se soumettent avec docilité à tous les ordres de quelqu’un dont ils sont sûrs d’être aimés. l’affection nous tenait lieu de règlement; nous n’avions aucun secret pour vous. Jadis les cœurs leur étaient grands ouverts ; les enfants les aimaient et leur obéissaient immédiatement.
Dans les deux sens, l'amour devient: rencontre, confiance, collaboration cordiale et industrieuse. Si nous n'atteignons pas cette collaboration (indiquée par Don Bosco avec la figure de l'obéissance), cette implication des jeunes dans la responsabilité éducative, ce rôle moteur, fruit de l'ouverture et de la confiance, cela peut signifier que le dynamisme de l'amour est coincé et le jeune prend ses distances par manque de confiance. L’un des paramètres permettant de décrire la condition actuelle de la jeunesse est celui de la confusion ou de l’incertitude; éléments qui forment cette précarité qui donne lieu à un inconfort. Mais le seul moyen de sortir de l'incertitude et de la confusion est la décision de l'individu d'être lui-même, en assumant sa propre liberté et donc sa responsabilité: compter, être reconnu, pouvoir s'exprimer; et pouvoir justifier, d'abord à soi même, avant qu'aux autres, ce que l'on est, de ce que l'on fait, qu’on conçoit, qu’on rêve.
L’accompagnement pédagogique sait saisir cette attente, toujours fragile et contradictoire, favoriser les mouvements de sensibilisation et d’engagement des jeunes, les initiatives de sensibilisation et de mobilisation, le désir d’être présent et actif dans son propre environnement. Lorsque, au contraire, le désir d’être et de faire est en crise et il cède le pas à un monde d’apparences, de l’oubli, e l’oubli de soi-même, lorsque les nouvelles générations ne se sentent pas aidées ni incitées à agir avec responsabilité, la peur de ne pas être à la hauteur des attentes, l'angoisse de ne pas affronter la concurrence, la tendance à se fondre dans la masse, à ne pas s'exposer, à ne pas essayer, prédomine. Cela crée une condition généralisée d'apathie et de démotivation qui ouvre la voie même aux dérives les plus dévastatrices (si "je ne vaux rien" - parce que personne ne m'a pas donné l'occasion de me mesurer à moi-même et à la réalité - alors je rejette moi même) . Le salésien privilégie le protagonisme des jeunes précisément parce qu’il met en jeu les valeurs essentielles de l’identification de soi et de la planification, tout en favorisant une socialité qui devient paradigmatique en créant une mentalité et en générant des modes de vie, afin que ce citoyen honnête soit associé au bon chrétien.
Conclusion
La lettre- rêve de Don Bosco, écrite de Rome en mai 1884, met en évidence la dialectique entre la présence du charisme et l’œuvre de services éducatifs ou sociaux. À Valdocco, il y avait certes une œuvre connue et respectée par tous à Turin, florissante, avec des centaines de garçons et des dizaines de salésiens, mais à cette époque, la présence du charisme languissait dans ses éléments fondamentaux. Au contraire, plusieurs années auparavant, il n'y avait toujours pas des œuvres dans l'atrium du cimetière Saint Pierre in Vincoli, ni dans le Moulin de la Dora ni dans les prés de Valdocco, mais il y avait certainement une "présence" de vie, d'énergie charismatique. Pensons avec émotion aux présences salésiennes cachées et héroïques des confrères d’Europe de l’Est ou d’autres parties du monde, quand il n’était pas possible de s’exprimer dans les œuvres.
C'est pourquoi il est urgent de faire de nos œuvres des véritables présences. La présence fait référence à quelque chose d'autre qui se fait présent. Et quel est cet autre? C'est la mission apostolique à laquelle Dieu nous envoie et le charisme spécifique de la Congrégation avec lequel nous l'accomplissons. Pour avoir une continuité et une stabilité dans le temps, pour avoir une visibilité et une expression, le charisme doit être incorporé dans une œuvre, dans des œuvres concrètes, visibles et reconnaissables.
Si cela est vrai, il n'est toutefois pas évident qu'une œuvre religieuse, par le fait même d'exister, rend le charisme présent, ni que la vitalité du charisme se mesure à la permanence des œuvres. Les œuvres peuvent continuer à avancer avec un mouvement inertiel, perdant progressivement leur capacité à faire des propositions et leur signification; elles peuvent briller de gloire en tant qu'étoiles dont la lumière est encore visible, mais qui ont depuis longtemps épuisé leur énergie; elles peuvent avoir une belle histoire à raconter, mais elles n'ont plus un mot à dire dans le scénario social et ecclésial d'aujourd'hui. C'est pourquoi, pour être salésiens pour les jeunes d'aujourd'hui, nous avons absolument besoin d'une conversion personnelle, pastorale et structurelle.
Les éléments qui caractérisent la présence correspondent aux trois aspects fondamentaux de la vie consacrée:
• Tout d’abord la personne de chacun des consacrées, «le ton de leur vie, ce en quoi ils croient et pour ce que ils se jouent, leurs choix face aux alternatives présentées par notre culture, ce qu’ils proposent d’être et ce qu’ils parviennent à communiquer. . ». Nous sommes des consacrés et non des travailleurs sociaux!
• Deuxièmement, "la vie de la communauté: son style de relations, sa capacité d'acceptation, de participation et d'implication dans le contexte, sa proximité avec les gens, les manifestations du choix de Dieu qui peuvent être interprétées par les gens. En effet, la communauté est un signe de fraternité, de communion ecclésiale, de la présence de Dieu dans la famille humaine ».
• Troisièmement, "le type de service qu’on a l'intention d'offrir, la mentalité avec laquelle il est offert, l'emplacement dans un contexte culturel et social, les moyens". La nôtre n'est pas de la philanthropie mais la révélation que Dieu est l'amour.
Tout cela est en harmonie avec "les critères de l'action salésienne", tels qu'ils sont présentés dans les articles de 40 à 44 des Constitutions salésiennes, ce qui devrait nous faire prendre conscience et convaincre que les activités et les œuvres ont une valeur instrumentale. Elles ne sont pas la fin à laquelle sacrifier des hommes et des ressources. Celles-ci, sous leurs formes les plus diverses (oratoires, écoles, centres de formation professionnelle, universités, pensionnats, paroisses, résidences missionnaires, médias, etc.) constituent un moyen de répondre aux besoins concrets des jeunes, en particulier des plus pauvres. Aucune œuvre n’a de valeur absolue en soi. Toutes ont du sens dans la mesure où elles visent le salut des jeunes, selon le témoignage de Don Rua sur Don Bosco (C.21), pour indiquer que les activités et les œuvres devraient, en définitive, être des présences, multiformes et vivantes de Don Bosco. et de sa passion apostolique, partagée aujourd'hui par un vaste mouvement de laïcs (Cfr. CG 24,39) et mise en œuvre avec de nouveaux modèles de gestion (CG 26,100).
En résumé, revenir à l’inspiration originelle de Don Bosco, rappelée dans la lettre du 10 mai 1884, signifie que chaque salésien tire de l’eau pure de la source. Pour faire nôtre, encore une fois, ses choix prioritaires et sa passion apostolique nous fait être ce que nous devons être: Salésiens de Don Bosco; cela nous donne une identité claire et un visage reconnaissable dans l'Église et dans la société en tant que Congrégation pour les jeunes, et rend notre mission valide et significative et notre proposition de vocation cohérente et viable.
Le Testament spirituel de notre Père est explicite à cet égard: « Le monde nous recevra avec plaisir tant que nos préoccupations seront tournées vers les païens, vers les enfants les plus pauvres et les plus exposés de la société. Telle est pour nous la vraie commodité, que personne ne viendra nous ravir ».
L'attention portée aux derniers, aux plus défavorisés, marginalisés et exclus, peut devenir une grande ressource pour chaque confrère afin de redécouvrir "l'amour du temps de la jeunesse" (voir Jr 2, 2). Comme a été pour Don Bosco, les jeunes peuvent devenir les maîtres, les gardiens, les régénérateurs de notre cœur et nous ramener à une paternité mûre et fructueuse.
Mais l'attention portée aux plus pauvres peut aussi considérablement renouveler le visage d'une province si elle devient "une sensibilité institutionnelle, qui implique peu à peu tous les œuvres" et pas seulement "un secteur particulier, identifié avec seulement une activité particulière ou animée de certains confrères particulièrement motivés ».
La lettre de convocation du Recteur Majeur sur le thème: « Quels salésiens pour les jeunes d’aujourd’hui » veut plus concrètement nous mettre au diapason du projet de l'Eglise du Pape François et avoir donc le courage de faire de notre rêve une réalité " un choix missionnaire capable de transformer toute chose, afin que les habitudes, les styles, les horaires, le langage et toute structure ecclésiale devienne un canal adéquat pour l’évangélisation du monde actuel, plus que pour l’auto-préservation. La réforme des structures, qui exige la conversion pastorale, ne peut se comprendre qu’en ce sens : faire en sorte qu’elles deviennent toutes plus missionnaires, que la pastorale ordinaire en toutes ses instances soit plus expansive et ouverte, qu’elle mette les agents pastoraux en constante attitude de “sortie” et favorise ainsi la réponse positive de tous ceux auxquels Jésus offre son amitié."(EG 27)
Tout cela nécessite une conversion personnelle (à Dieu), une conversion pastorale (aux jeunes) et une conversion structurelle (rendre nos présences plus capables d’évangéliser de manière à amener les jeunes au Christ et à l'Église), mais en parfaite harmonie avec l'esprit de Don Bosco, auquel l'identité, la vitalité et la fécondité du charisme importaient beaucoup plus que la survie des œuvres.
En paraphrasant une citation de Joël 3,1, très aimée du Pape François et reprise en fait dans le Document final du Synode, nous pouvons conclure en le paraphrasant:
"Seulement si nous, adultes et personnes âgées, rêvons, les jeunes seront capables de prophétiser!"
À Marie Immaculée Auxiliatrice, nous confions ce défi important et significatif de rendre le charisme salésien actuel, attrayant et fructueux.
Turin, le 26 février 1920
Père Pascual Chávez V., SDB