“REPARTIR DE DON BOSCO”
Vers la fin de notre Retraite Spirituelle, en nous situant sur le plan de la prière et de la rencontre avec Dieu, nous voulons vivre ce qui constitue le but principal de notre Chapitre : repartir de Don Bosco, pour réveiller le cœur de chaque salésien, pour revenir aux jeunes avec une identité charismatique rénovée et une passion apostolique plus ardente (cf. Lettre du Recteur majeur, ACG 394).
1. “LE SEIGNEUR NOUS A DONNÉ EN DON BOSCO UN PÈRE ET UN MAÎTRE” (Const. 21)
Ce “repartir de Don Bosco” [on pourrait traduire ici : “repartir chez Don Bosco”] ne consiste pas, c’est évident, en un “retour du fils prodigue vers la maison paternelle” : en réalité, nous ne sommes jamais partis de notre Maison, de notre Charisme. Malgré cela, il y a des éléments objectifs qui nous poussent à nourrir de renouveau et de projets notre fidélité à Don Bosco et au Charisme Salésien, devant les nouveaux défis de l’histoire et des jeunes. Dans la Lettre de Convocation du CG, le Recteur majeur nous dit : “Aujourd’hui plus qu’hier et demain plus qu’aujourd’hui, il y a le risque, grand et grave, de rompre les liens vivants qui nous tiennent unis à Don Bosco. Nous sommes à plus d’un siècle de sa mort. Désormais sont disparues les générations de salésiens qui avaient été au contact avec lui et l’avaient connu de près. La distance chronologique, géographique et culturelle qui sépare du fondateur. Viennent à manquer ce climat spirituel et cette proximité psychologique qui permettaient une référence spontanée à Don Bosco et à son esprit” (ACG 394, pp. 9-10).
D’autre part, il n’est pas nécessaire de dire que mon intention n’est pas de faire une “synthèse” de Don Bosco : non seulement je suis dans l’impossibilité objective de le faire, placé devant une personnalité aussi grande et riche que la sienne, mais je serais le moins indiqué pour cela. Nous connaissons tous trop bien notre Père. Comment pourrais-je avoir la prétention de dire des choses “nouvelles ?
Quoi qu’il en soit, je voudrais prendre comme point de départ précisément cette grandeur extraordinaire de Don Bosco, qui remplit notre cœur d’un légitime orgueil, mais qui n’est pas sans risques. L’un de ceux-ci, concrètement, serait de nous perdre dans la multiplicité complexe de traits, qui pourrait même nous empêcher de voir l’essentiel de sa personne et du Charisme que, par son intermédiaire, l’Esprit Saint a donné à l’Eglise et à l’humanité. Comme dit le proverbe, quelquefois “les arbres cachent la forêt”. Comme exemple très simple, rappelons-nous le nombre de professions et d’activités humaines dont est le saint patron Don Bosco pour souligner, même de cette manière, le caractère multiforme de sa personnalité.
En parlant de saint François d’Assise, le génial écrivain anglais G. K. Chesterton dit que, parfois, on a voulu donner de son type de sainteté des interprétations les plus diverses : d’iconoclaste jusqu’à patron de l’écologie, en oubliant ce qui est plus important, et qui donne un sens à toutes les autres dimensions : son amour passionné pour le Christ ; ce qu’il fait, lui, seuls le font un fou… ou un amoureux passionné. Et il ajoute, avec son habituelle ironie, que ces interprètes procèdent comme quelqu’un qui voudrait écrire une biographie d’Amundsen, avec une unique limitation : ne pas pouvoir parler, et absolument pas, des Pôles (nord et sud). Si nous voulons donner un exemple plus actuel, nous pouvons dire : écrire la biographie de Pelé ou de Maradona, avec la seule interdiction de faire la moindre allusion… au football !
Dans la Lettre déjà citée, le P. Pascual Chávez nous rappelle avec clarté : “A la base de tout, en tant que source de la fécondité de son action et de son actualité, il y a quelque chose qui souvent nous échappe : sa profonde expérience spirituelle, ce que l’on pourrait appeler sa « familiarité » avec Dieu. Qui sait si ce n’est pas là que réside justement le meilleur que nous ayons de lui pour l’invoquer, l’imiter, nous mettre à sa suite en vue de rencontrer le Christ et de Le faire rencontrer aux jeunes !” (ACG 394, p. 12) [c’est moi qui souligne].
Un témoignage, pas très connu, que nous trouvons dans les Mémoires Biographiques, illustre ce qu’écrit le Recteur majeur.
Au cours de la visite que Don Bosco fit au Séminaire de Grenoble, en France,
“à l’heure de la lecture spirituelle qui précédait immédiatement le repas du soir, […] il s’unit aux séminaristes pour le pieux exercice ; mais cette fois-là la lecture fut remplacée par une exhortation de Don Rua. Ce dernier se mit à parler sur le thème de l’amour de Dieu pour nous. Quelqu’un qui fut présent écrit : « Ses paroles pleines d’ardeur révélaient en lui une âme de feu. Plus que de la méditation, c’était de la contemplation, mais pour le Saint cela devint de l’extase. De grosses larmes lui sillonnaient les joues et le Supérieur, dès qu’il s’en aperçut, de sa voix douce et sympathique dit fortement : — Don Bosco pleure. — Il est impossible d’exprimer l’émotion produite dans nos âmes par cette simple parole. Les larmes du Saint furent encore plus puissantes que les soupirs enflammés de Don Rua. Nous nous sentîmes profondément émus et nous reconnûmes la sainteté au signe de l’amour, et nous n’avions plus besoin de miracle pour manifester au saint notre vénération, pendant que, de là, il s’en allait au réfectoire »” (MB XVIII, 131) [c’est moi qui souligne].
En ce sens, “repartir de Don Bosco” n’est pas autre chose que croître dans ce qui constitue notre identité chrétienne : la place centrale de Dieu dans notre vie, ce que notre saint Fondateur a écrit dans le premier article des toutes premières Constitutions : “La Société Salésienne a pour but, en même temps que la perfection chrétienne de ses membres, toutes sortes d’œuvres de charité spirituelle et corporelle en faveur des jeunes gens, surtout des plus pauvres” [c’est moi qui souligne]. C’est rechercher toujours cette “mesure élevée” de la vie chrétienne et consacrée : la sainteté, dans l’expérience de la triple attitude théologale, qui nous fasse vivre de plus en plus comme lui qui a vécu “comme s’il voyait l’invisible” (Const. 21) [c’est moi qui souligne].
A ce sujet, la canonisation de Don Bosco en tant que Fondateur revêt, nous le savons bien, un sens qui va au-delà de la simple vérification de l’héroïcité de ses vertus, ou de la preuve d’une intervention extraordinaire de Dieu au moyen des miracles. C’est ce qu’affirme, en toute clarté, Vita Consecrata : “Quand l’Eglise reconnaît une forme de vie consacrée ou un Institut, elle confirme que dans le charisme spirituel et apostolique se trouvent toutes les conditions objectives pour atteindre la perfection évangélique personnelle et communautaire” (VC, n. 93) [c’est moi qui souligne]. Dans cette même ligne se trouvent l’affirmation de l’article premier de nos Constitutions : “L’Eglise y a reconnu l’action de Dieu, surtout en approuvant nos Constitutions et en proclamant saint notre Fondateur” (Const. 1) [c’est moi qui souligne].
“Chers Salésiens, soyez saints” : ainsi nous invitait le Recteur majeur dans sa première Lettre, en citant, en outre, les caractéristiques de cette sainteté salésienne (cf. ACG 379, pp. 8-11). La Lettre tout entière est une invitation à accepter ce défi ; notre sanctification, en effet, “est « la tâche essentielle » de notre vie, selon l’expression du Pape. Lorsqu’elle est rejointe, tout est rejoint ; lorsqu’elle est manquée, tout est perdu, comme c’est affirmé de la charité (cf. 1 Co 13,1-8), essence même de la sainteté” (ibid., pp. 11-12).
Don Bosco nous invite, avant tout, à devenir saints, de façon que la Mission elle-même en soit l’expression et la conséquence, tandis qu’elle devient aussi une voie pour croître en sainteté. “Le témoignage de cette sainteté, qui se concrétise dans la mission salésienne, révèle la valeur unique des béatitudes et constitue le don le plus précieux que nous puissions offrir aux jeunes” (Const. 25) [c’est moi qui souligne].
Je me permets de faire une deuxième précision, pour laquelle je m’inspire de la Préface du livre du Pape (ou, comme il dit lui-même, de Joseph Ratzinger) Gesù di Nazaret. Ce que je dirai ne prétend être qu’une simple analogie.
Il est incontestable que nous avons à présent, plus que jamais, des éléments dans les différentes disciplines de la science (historique, linguistique, psychologique, sociologique, etc.) pour connaître Don Bosco : nous devons en remercier tant de confrères salésiens (quelques-uns d’entre eux sont même présents ici) qui ont employé leur vie à l’étudier et à communiquer les résultats de leur recherche empreinte de qualité. Malgré cela, ici également nous pouvons courir le risque que le Saint-Père indique, à propos de la méthode historique et critique. Dit avec une image très simple (peut-être trop), mais expressive : nous pouvons bien des fois nous contenter d’une radiographie de Don Bosco, ou seulement la privilégier, au lieu de son visage vivant et actuel. Si un chirurgien doit intervenir sur sa mère, les photographies maternelles ne lui servent à rien : il a besoin des études les plus spécialisées possible ; malgré cela, dans son cabinet ou sur sa table de travail il ne met pas la radiographie, mais la photographie la plus fidèle et la plus “vivante”.
Comme Congrégation ; ou plutôt : comme Famille Salésienne, nous devons chercher de plus en plus une synthèse qui nous permette de connaître d’une manière vitale l’authentique Don Bosco, parce que, comme nous le disions dans le titre de ce paragraphe, en lui nous ont été donnés par Dieu un Père et un Maître.
2.- “NOUS L’ÉTUDIONS ET NOUS L’IMITONS. EN LUI NOUS ADMIRONS UN SPLENDIDE ACCORD DE LA NATURE ET DE LA GRÂCE” (Const. 21)
Dans les différentes réflexions précédentes, nous avons cherché à “mettre en pratique” cet accord entre nature et grâce : je reprendrai quelques-uns (parmi beaucoup d’autres) des éléments médités, en montrant comment ils se trouvent d’une manière merveilleuse dans la personne de Don Bosco, qui manifeste une intégration et une capacité de synthèse vitale extraordinaires. D’une part, comme nous l’avons dit précédemment, il a été doté d’une richesse hors du commun : “profondément humain, riche des vertus de sa race, il était ouvert aux réalités de ce monde. Profondément homme de Dieu, comblé des dons de l’Esprit Saint” ; d’autre part, capable non seulement d’un “splendide accord”, mais aussi d’une fusion “dans un projet de vie d’une profonde unité : le service des jeunes” [c’est moi qui souligne]. Même sous cette perspective “formelle”, le salésien, lui aussi doté (mais pas dans la même mesure, sans aucun doute) de dons de nature et de grâce, est appelé à être un homme de synthèse, d’équilibre, de bon sens, qui ne cherche à hypertrophier ou, au contraire, à atrophier aucune de ses dimensions fondamentales. Le salésien doit être, au meilleur sens du mot, un homme normal – comme le Cardinal Pironio l’a décrit lors de l’inauguration du CG22 – ; non pas dans le sens de “médiocrité”, mais tout le contraire : enflammé par la passion de l’amour pour les jeunes, à la recherche de leur plus grand bien : leur salut.
1.- Nous avons parlé de la gratuité comme étant cette atmosphère qui, nous le croyons par la foi (entendue donc comme Grâce), enveloppe tout homme, chrétien ou non, en tant qu’expression de la présence tendre et affectueuse de Dieu. Don Bosco était extraordinairement sensible à ce sens de la gratuité. Nous l’avons souligné à divers moments, surtout en parlant de la prédilection charismatique pour les plus “insignifiants”.
Nous nous rappelons ce qu’écrit le Recteur majeur dans sa Lettre “Contempler le Christ avec les yeux de Don Bosco”, à propos de l’expérience vécue avec les élèves des Jésuites, à l’époque de sa formation de séminariste : “Durant ses études de philosophie, Jean Bosco a accompagné des jeunes de classe aisée dans un séjour d’été des jésuites près de Turin, où ils avaient envoyé leurs internes durant une épidémie. S’il est vrai qu’il n’a pas trouvé de difficultés de relation avec eux, et même qu’il trouva chez ces jeunes des amis qui l’aimaient et le respectaient, il se convainquit que sa « méthode » ne s’adaptait pas à un système de « compensation réciproque » : « A Montaldo […], il perçut la difficulté d’exercer sur ces jeunes l’influence pleine qui est nécessaire pour leur faire du bien. Par conséquent il eut la conviction de n’être pas appelé à s’occuper de jeunes de familles aisées »” (ACG 384, pp. 17-18).
Je chercherai à approfondir encore ce thème, avec ce qui me semble être l’exemple le plus marquant. La vie, toute vie humaine, nous l’avons médité, est le don par excellence, puisque tous la possèdent, et aussi parce que n’importe quel autre don, “de nature ou de grâce”, la présuppose. Il serait évident de dire que Don Bosco, lui aussi, en était convaincu. Il y a beaucoup plus : je pense qu’à ce sujet, il y a un don extraordinaire de Dieu dans sa vie.
Dire que nous savons tous que la vie est un don, n’équivaut pas à en faire l’expérience ; ici aussi, est valable le proverbe espagnol : “nadie sabe el bien que tiene, hasta que lo ve perdido” (personne ne sait estimer le bien qu’il a, tant qu’il ne l’a pas perdu… ou du moins qu’il n’est pas en danger de le perdre). En ce sens, celui qui a vu sa vie être menacée par la mort, et a survécu, celui-là a appris à l’estimer, dans une mesure infiniment plus grande. La description classique de cette expérience, nous la trouvons (s’y référer est inévitable) dans la vie de Dostoïevski, dans la situation que Stefan Zweig appelle “un des moments cruciaux de l’humanité” : le romancier russe le décrit à la “troisième personne”.
Il lui restait cinq minutes à vivre, pas davantage. Il disait que ces cinq minutes lui avaient semblé un temps infini, une immense richesse […] Il mourait à vingt-sept ans, sain et fort […] En ce moment, rien ne lui était plus pénible que cette pensée incessante : “Si l’on pouvait ne pas mourir ! Si l’on pouvait faire revenir la vie, quelle éternité ! Et tout cela serait à moi ! Alors de chaque minute je ferais tout un siècle, je n’en perdrai pas un seul, de chaque minute je tiendrais un compte précis, je ne dissiperais plus rien en vain !” 1.
Nous connaissons tous le texte émouvant des Mémoires Biographiques qui nous présente la maladie mortelle de Don Bosco, mais je ne résiste pas à transcrire quelques-uns de ses passages.
Faisant allusion à cette maladie, D. Bosco laissa par écrit les mots suivants : « Il me semblait qu’à ce moment-là j’étais préparé à mourir ; j’étais désolé d’abandonner mes jeunes gens ; mais j’étais content de terminer mes jours, sûr que l’Oratoire avait désormais une forme stable ». Son assurance provenait du fait qu’il était certain que l’Oratoire était voulu et fondé par Dieu et par Notre-Dame […] Dès le début de la semaine, s’étant répandue la funeste nouvelle de cette maladie, se produisirent chez les jeunes de l’Oratoire une douleur, une angoisse indescriptibles […] Alors se produisaient des scènes très tendres : — Laissez-moi seulement le voir, demandait l’un. — Je ne le ferai pas parler, assurait un deuxième. […] — Si D. Bosco savait que je suis ici, il me ferait entrer, disait un autre […] D. Bosco entendait les conversations qu’on tenait avec le domestique et il en était ému […] Voyant que les remèdes humains ne laissaient désormais aucune espérance, ils recoururent à ceux du Ciel, avec une ferveur admirable […] On était au mois de juillet, un samedi, jour dédié à l’Auguste Mère de Dieu.
Nous connaissons très bien la conclusion de ce moment décisif, une véritable ligne de partage des eaux dans la vie de Don Bosco. Invité par le théologien Borel à faire au moins une petite prière pour sa santé, avec beaucoup de difficulté Don Bosco, finalement, a demandé : “Oui, Seigneur, s’il vous plaît, faites-moi guérir”. “Le matin les deux docteurs Botta et Cafasso viennent lui faire une visite avec la crainte de le trouver mort ; ayant tâté le pouls, ils lui dirent : — Cher D. Bosco, allez donc remercier Notre-Dame de Consolation , car il y a bien de quoi”.
La scène dans laquelle le cher Père revient au milieu de ses fils fut “un spectacle si chaleureux, une fête si cordiale qu’on peut les imaginer, mais les décrire est impossible”. “D. Bosco adressa également quelques mots. Entre autres choses il dit : « Je vous remercie des preuves d’amour que vous m’avez données durant la maladie ; je vous remercie des prières faites pour ma guérison. Je suis persuadé que Dieu accorda ma vie à vos prières ; et c’est pourquoi la gratitude veut que je l’emploie totalement à votre avantage spirituel et temporel. C’est ce que je promets de faire tant que le Seigneur me laissera sur cette terre, et vous de votre côté aidez-moi »” (MB II, 492-499) [c’est moi qui souligne].
Je crois que notre Recteur majeur a vécu une expérience semblable, et curieusement, au même âge que Don Bosco, aux environs de 31 ans. Sans doute que, pour la plus grande partie d’entre nous, cette expérience n’aura jamais lieu : la chose la plus importante est que nous soyons convaincus que, si Dieu nous a appelés à la vie et à cette vie, comme salésiens, c’est pour que nous disions, comme notre Père : “Pour vous j’étudie, pour vous je travaille, pour vous je vis, pour vous je suis disposé à donner jusqu’à ma vie” (Const. 14).
2.- Quand nous parlions, plus haut, de la place centrale de Dieu dans toute la vie de Don Bosco comme la clé pour le comprendre, nous avons supposé quelque chose qu’à présent je voudrais expliciter, à savoir : le caractère qu’a cette foi en Dieu d’être inséparable de la sequela et de l’imitation de Jésus Christ. Pour notre Père, parler de “religion” était pratiquement égal à parler du Christianisme : dans son époque et dans son contexte social, culturel et religieux, cela est indéniable. Sans aucun doute, à notre époque, Don Bosco serait le premier à nous inviter à prendre une part active dans le dialogue œcuménique et inter-religieux, justement parce qu’il était convaincu que Jésus Christ est – avec les mots du magistère et de la théologie actuelle – “l’unique et universel Sauveur de l’humanité”.
C’est Jésus Christ qui, dès les premières années de sa vie, guide et oriente toutes ses actions. C’est Jésus Christ qui, dès le rêve des neuf ans, lui indique une mission, en lui faisant comprendre que toute son existence est marquée par cette vocation-mission, et qui lui donne la Maîtresse, “sans qui toute sagesse devient sottise” 2. C’est Jésus Christ qu’il découvre, aime et sert en chaque personne qu’il trouve sur son chemin, en particulier les jeunes les plus pauvres et laissés à l’abandon, en prenant totalement au sérieux les paroles du Seigneur en Mt 25,31ss. C’est Jésus Christ qu’il veut “modeler” en eux, au moyen d’un cheminement où la pédagogie et la catéchèse se complètent réciproquement, d’une manière totale : “Comme Don Bosco, nous sommes appelés, tous et en toute occasion, à être des éducateurs de la foi. Notre science la plus éminente est donc de connaître Jésus Christ, et notre joie la plus profonde est de révéler à tous les insondables richesses de son mystère. Nous cheminons avec les jeunes, pour les conduire à la personne du Seigneur ressuscité afin que, découvrant en Lui et dans son Evangile le sens suprême de leur existence, ils grandissent en hommes nouveaux” (Const. 34).
Cette place centrale du Seigneur Jésus dans la vie de Don Bosco développe en nous une sensibilité charismatique qui porte à privilégier certains traits de son inépuisable personne (cf. Const. 11) : parmi ces traits, comme le soulignait le Recteur majeur dans sa Lettre voilà quelques années, ceux d’Apôtre du Père et de Bon Pasteur [ACG 384, p. 16]. Dans la contemplation de Jésus Christ, Bon Pasteur, Don Bosco “apprend” – et tous, comme salésiens, nous sommes appelés à faire ce même apprentissage – le Système Préventif : la gratitude, la préoccupation et la prédilection pour qui est le plus éloigné, l’amour devenu amorevolezza [affection pleine de tendresse, bonté affectueuse], la connaissance personnelle (“le bon pasteur connaît ses brebis, et appelle chacune par son nom”), et, surtout, le besoin de se donner pleinement et de se livrer, jusqu’à “donner sa vie pour ses brebis” (cf. ACG 384, pp. 27-29).
3.- Cette figure du Bon Pasteur, et sa préoccupation pour toutes ses brebis, mais avec une déconcertante prédilection pour la brebis égarée, peut nous servir de motivation pour chercher à approfondir, vers la fin de notre Retraite Spirituelle, un thème particulier que nous avons seulement mentionné dans les premiers jours : l’unité d’agapè et d’éros dans la vie et dans l’activité de notre Père.
Devant la sémantique habituelle du mot éros, mal compris, presque comme synonyme de “sexualité” (et, souvent, même de sexualité “malsaine”), et aussi à propos d’une conception d’un secteur de la théologie protestante du XXème siècle (spécialement dans l’Europe du nord) qui oppose d’une manière drastique éros et agapè, le Pape Benoît XVI a eu le mérite de proposer de nouveau, depuis la chaire la plus haute de l’Eglise universelle, la valeur humaine, chrétienne et – pourquoi ne pas le dire ? – aussi théologique de l’éros, en portant à son point le plus élevé une ligne de pensée et de réflexions sur l’homme conduites dans cette direction.
Nous pouvons dire, d’une manière simple, que “nous savons ce que l’éros n’est pas” ; mais : “qu’est-il ?” Même si nous lisons avec attention l’Encyclique Deus caritas est, et en particulier le Message pour le Carême 2007 de Benoît XVI, nous pouvons rester avec l’impression qu’il manque de clarté sur ce point, et même trouver peut-être quelque opposition. Par exemple, si, à la lumière de l’Encyclique, au n. 7, nous entendons l’agapè comme “amour descendant” et l’éros comme “amour ascendant”, comment pourrait-on parler d’éros de Dieu envers l’homme ? De même, et dit d’une manière paradoxale, quel autre type d’amour l’homme pourrait-il avoir envers Dieu, si ce n’est l’“ascendant” : donc, seulement l’amour érotique ? A mon avis, on peut trouver au moins cinq ou six descriptions de l’éros dans ces documents du Pape : comme amour ascendant – comme la correspondance dans l’amour – comme sentiment et émotion “statiques” – comme possession de ce qui manque à celui qui aime – comme soif d’union… ; ces descriptions, au fond, ne sont pas des alternatives, mais sont toutes des approximations, sous différentes perspectives, vers son essence, indéfinissable, en tant que, comme véritable amour, il est au-delà de la compréhension logique humaine ; nous pouvons lui appliquer les mots de saint Anselme : “rationabiliter comprehendit… incomprehensibile esse” : nous comprenons, par la raison, que l’amour est au-delà de la raison elle-même. Mais cette incompréhensibilité ne veut pas dire que nous ne pouvons pas pénétrer dans sa connaissance, mais signifie plutôt que nous ne pouvons pas l’épuiser.
Pour approfondir ce thème, je voudrais commencer par deux éléments, déjà mentionnés auparavant. D’une part, le Saint-Père souligne que l’éros est indispensable même pour la plénitude de l’agapè (cf., parmi d’autres textes, Deus caritas est, n. 7) ; d’autre part, nous avons souligné le besoin de contempler l’amour d’un côté et de l’autre de l’expérience : aimer, mais aussi être aimé. Dans chacun des deux aspects nous découvrons la présence d’un facteur essentiel, si évident que, paradoxalement, il risque de passer inaperçu : il s’agit de l’unicité de la personne aimée. Sans cette unicité, l’amour “agapè” (et, étrangement, à l’autre extrême, aussi la sexualité !) peut devenir impersonnel ; et, sans ce facteur, la personne ne peut pas se sentir aimée, dans le plus profond de son être. En cherchant à l’exprimer de la manière la moins inadéquate possible, disons que l’essence de l’éros doit être liée au fait que la personne aimée est reconnue comme être unique qui n’a pas son semblable : et cela dans toutes les expressions authentiques de l’amour, depuis la sexualité, qui devient un véritable amour humain quand elle se laisse personnaliser de cette manière, jusqu’à l’amour “agapè”, qui a aussi besoin de se laisser personnaliser par l’éros 3 : autrement il peut devenir même un égoïsme narcissique. Le danger réel existe que, derrière le masque qui consiste à dire : “j’aime tout le monde”, en réalité, je n’aime vraiment personne.
De cette “clé de lecture” nous pouvons très bien comprendre ce que nous appelions “approximations” de l’éros dans les documents de Benoît XVI, en incluant les dimensions du sentiment et même de l’émotion qui sont, sans aucun doute, essentiels non seulement dans l’expérience de l’amour en général, mais en particulier comme expression de l’émerveillement devant la personne unique qui n’a pas son semblable, émerveillement qui s’exprime dans la très simple phrase : quelle merveille que tu existes !
Le Bon Pasteur, qui laisse les quatre-vingt-dix-neuf brebis dans la bergerie (ou dans les montagnes ! Mt 18,12) pour rechercher la brebis égarée, comprend cela à la perfection (cf. aussi ACG 384, p. 28). L’application à notre saint Père Don Bosco est évidente et même, je dirais, enthousiasmante. En cherchant à préciser encore davantage son profil, j’oserais dire : la structure et l’orientation (“destinataires”) de son amour sont du côté de l’agapè ; et le contenu et la dynamique du même amour sont du côté de son éros. Don Bosco ne cherche pas, dans sa propre réalisation au moyen de l’amour, quelqu’un qui l’attire et “le porte au comble”, mais quelqu’un qui a le plus besoin de son amour “agapique” ; mais cet amour est totalement personnel et affectif (bien sûr, également effectif) : tout enfant sentait qu’il était aimé personnellement par Don Bosco ; et même il sentait qu’il était son préféré, comme s’il était l’unique. Comme retentissent de nouveau à nos oreilles et dans notre cœur les paroles de ces enfants de la rue, prononcées devant la porte du cher mourant : “Si Don Bosco savait que je suis ici, il me ferait rentrer aussitôt” !
Et, grâce à cet amour “agapique”, transformé en affection érotique (“entrañable” disons-nous en espagnol avec une image psychosomatique [en français : nous dirions une affection “passionnée” ; littéralement “qui tient au plus profond du cœur et des entrailles”] ses enfants sentaient qu’ils étaient aimés par Dieu, de telle manière que, comme en témoigne Don Giacomelli, “les jeunes l’aimaient tant, et avaient pour lui tant d’estime et de respect, qu’il suffisait qu’il exprimât un désir pour être écouté aussitôt. Ils s’abstenaient de tout ce qui aurait pu lui déplaire : dans leur obéissance il n’y avait aucune crainte servile, mais une affection vraiment filiale. Quelques-uns prenaient garde de ne pas tomber dans certaines fautes presque plus par égard pour lui que par rapport à l’offense de Dieu ; mais lui, en s’en apercevant, les reprenait tout de suite sérieusement, en disant : Dieu est bien plus que D. Bosco !” (MB III, 585) [c’est moi qui souligne]. Et vers la fin de sa vie, le théologien Piano lui disait : « L’amour, que nous avions alors envers vous, nous l’avons encore. […] N’est-ce pas ici à l’Oratoire que, pour la plupart d’entre nous, nous eûmes le pain et les vêtements dont nous étions dépourvus ? […] Ah ! […] ce cœur cessera de battre, avant qu’il ne cesse de vous aimer. Vous aimer, nous le considérons comme un signe de l’amour de Dieu » (MB XVIII, 366) [c’est moi qui souligne].
Dans une autre occasion, également dans les dernières années, il dit à un groupe d’anciens élèves, comportant des prêtres et des laïcs : “A présent c’est mon tour de répondre pour indiquer celui qui est le plus aimé de moi. Dites-moi, vous : voici ma main ; lequel de ces cinq doigts est le plus aimé de moi ? Duquel parmi eux me priverais-je ? Certainement d’aucun parce que tous les cinq me sont chers et nécessaires autant l’un que l’autre. Eh bien je vous dirai que je vous aime tous et tous sans hiérarchie et sans mesure” (MB XVIII, 160).
La phrase la plus audacieuse, à mon avis, de Benoît XVI, (c’est lui-même qui le fait entendre ainsi), située vers la fin de son Message pour le Carême 2007, peut s’appliquer, d’une manière analogue, à Don Bosco : “On pourrait précisément dire que la révélation de l’eros de Dieu envers l’homme est, en réalité, l’expression suprême de son agapè” [c’est moi qui souligne ; toutefois, eros et agapè, renforcés ici par des caractères gras, sont les seuls mots en italique dans le texte d’origine]. Rien d’étrange à ce que le Grand Origène ait compris de cette manière – contre une grande partie de la Tradition de l’Eglise – la très belle expression de saint Ignace d’Antioche : “Mon Eros est crucifié”.
Tout cela nous permet de reprendre toute la profondeur de l’invitation de Don Bosco, alors et encore aujourd’hui : Cherche à te faire aimer ! A la gratuité totale de l’amour ne s’oppose en rien le désir, ou même la soif de la réponse en retour ; il n’est pas, dans l’absolu, une expression d’un égoïsme déguisé. Quand il est authentique, l’amour implique la kénose la plus radicale : nous vider si totalement de nous-mêmes, de manière que ce soit Jésus Christ qui vit en nous (cf. Ga 2,19-20), et qu’ainsi ce soit Lui qui aime, et est aimé, à travers notre amour personnel. Si seulement nous pouvions entendre nous aussi de la bouche de nos jeunes, comme ils l’ont dit à Don Bosco : Vous aimer, nous le considérons comme un signe de l’amour de Dieu !
Je voudrais terminer ce paragraphe, encore une fois, avec la synthèse que Benoît XVI lui-même nous offre : “En vérité, seul l’amour dans lequel s’unissent le don désintéressé de soi et le désir passionné de réciprocité, donne une ivresse qui rend légers les sacrifices les plus lourds” [Message pour le Carême 2007 ; c’est moi qui souligne en italique].
3. “NOUS TROUVONS NOUS AUSSI EN LUI NOTRE MODÈLE” (Const. 97)
Comme conclusion, je voudrais expliquer encore plus notre rapport avec Don Bosco, Père, Maître et Modèle. Sans aucun doute, nous avons entendu tant de fois, de la bouche de personnes qui n’appartiennent pas à la Famille Salésienne, des expressions de désappointement, ou même de reproche, pour la façon habituelle dont nous le rappelons, nous le vénérons et nous cherchons à l’imiter. Certains vont jusqu’à dire que nous avons mis Don Bosco à la place de Jésus Christ. Evidemment, ce sont des jugements injustifiés ; mais ils indiquent quelque chose qu’il convient de réfléchir : notre rapport avec Don Bosco fondateur n’est pas égal à celui que d’autres Ordres ou d’autres Congrégations ont avec leurs Fondateurs. Cela ne devrait pas nous préoccuper et, moins encore, nous faire rougir de honte. D’autre part, il est vrai que nous pouvons tomber dans le danger de nous appeler “fils de Don Bosco” sans l’être en réalité (cf. Lc 3,8 ; Jn 8,39.42), pour divers motifs ; entre autres, celui de confondre la fidélité avec l’immutabilité nostalgique ; mais aussi celui de “nous inventer” [de “nous prendre pour”] Don Bosco, en cherchant chacun à répondre, en ne faisant attention à rien d’autre, à la demande : Que ferait Don Bosco ici, aujourd’hui ?
Je pense que l’article des Constitutions dans lequel se trouve la phrase qui sert de titre pour ce paragraphe offre une précieuse réponse. D’une part, il nous rappelle qu’à l’origine (non seulement chronologique, mais aussi charismatique) de notre Congrégation, “les premiers salésiens ont trouvé en Don Bosco un guide sûr. Insérés au cœur de sa communauté active, ils ont appris à modeler leur vie sur la sienne. Nous trouvons nous aussi en lui notre modèle”. Mais d’autre part, “la nature religieuse apostolique de la vocation salésienne détermine l’orientation spécifique de notre formation, qui est nécessaire à la vie et à l’unité de la Congrégation” (Const. 97) [c’est moi qui souligne].
Laissons de côté le thème spécifique de la “formation” : il s’agit de chercher au niveau de la vie une synthèse entre la figure concrète de Don Bosco et la nature de notre Charisme. Omettre le deuxième aspect, nous porterait à une répétition nostalgique et anecdotique de Don Bosco, et lui-même serait le premier à nous le reprocher ; mais omettre le premier nous porterait à nous limiter à un ensemble d’idées et de concepts de type théologique, pédagogique ou spirituel, en oubliant que tout cela fait partie d’un Charisme, que Dieu a donné à l’Eglise et à l’humanité, surtout aux jeunes, dans une personne concrète, appelée Jean Bosco.
Cette synthèse, j’oserais dire, nous la trouvons en Don Bosco lui-même : “Si vous m’avez aimé dans le passé, nous dit-il, continuez à m’aimer à l’avenir par l’exacte observance de nos Constitutions” (Constitutions, Préambule) ; “nous accueillons les Constitutions comme testament de Don Bosco, livre de vie pour nous et gage d’espérance pour les petits et les pauvres” (Const. 196) [c’est moi qui souligne].
4.- CONCLUSION
Presque parvenus à la fin de notre Retraite Spirituelle, je voudrais faire deux réflexions.
Si nous voulions faire en très peu de mots une synthèse de la personnalité de Don Bosco, je dirais : en centrant toute sa vie sur Dieu, dans la sequela de Jésus Christ, en dépensant toute sa vie pour les jeunes, dont il est passionné d’une façon charismatique, notre Fondateur et Père se révèle, en même temps et inséparablement, un homme saint et heureux ; il a obtenu une parfaite intégralité des deux dimensions de sa réalisation personnelle dans le Christ : la dimension “objective” = perfection, sainteté ; et la dimension “subjective” = bonheur. Elle n’est pas seulement un jeu de mots, cette expression tant de fois citée à son sujet (comme aussi au sujet de saint François de Sales, son saint patron et le nôtre) : “Un saint triste est un triste saint”.
La seconde réflexion veut être, d’une certaine manière, une synthèse finale (anticipée). Dans les différentes réflexions, nous avons cherché à “mettre en pratique” cette harmonie entre la nature et la grâce, qui est une caractéristique de Don Bosco (cf. Const. 21). En un certain sens, nous pouvons dire qu’au fond, nous n’avons approfondi rien d’autre que… le Système Préventif. Nous avons pris comme “thème” et contenu central l’amorevolezza, en tant qu’expression et manifestation de l’amour, entre les deux pôles de la raison (expérience humaine) et la religion (réflexion théologique). C’est la synthèse la plus courte et dense que nous puissions faire… .
1 Citation traduite en français à partir de F. M. DOSTOÏEVSKI, I Demoni, Turin, Einaudi, 1994, 62-63. [Les Démons ou Les Possédés].
2 DON BOSCO, Souvenirs autobiographiques, Apostolat des Editions, Editions Paulines, Paris 1978, p. 33.
3 Cf. le texte extraordinaire (malheureusement, placé dans une note perdue au bas d’une page !) d’EBERHARD JÜNGEL, Dio Mistero del Mondo, Brescia, Queriniana, 2004, p. 416, note 15 (même si je dois expliquer que je ne suis pas totalement d’accord avec le langage qui s’y trouve utilisé).