LA MISSION SALÉSIENNE :
“LES JEUNES LES PLUS PAUVRES ET ABANDONNÉS”
“Je devrais honorer Jean Bosco, qui s’est occupé des jeunes les plus pauvres, et a fondé des écoles pour eux ” : on dit que c’est une phrase écrite par Mao Tsé-Toung lui-même dans son fameux Petit Livre rouge. Vrai ou pas, il est hors de doute que Saint Jean Bosco est connu et aimé, au-delà des frontières de la Congrégation et de la Famille Salésienne, voire de l’Eglise elle-même, pour sa prédilection pour les enfants et les jeunes, surtout les plus pauvres et abandonnés.
Pendant la réflexion sur ce thème, central pour le Charisme Salésien en tant qu’il concerne les destinataires prioritaires de notre Mission, et notre attitude envers eux, nous trouverons en lui un centre de convergence des thèmes traités précédemment ; c’est pourquoi nous l’avons placé vers la fin de notre retraite Spirituelle.
1. “SA PRÉDILECTION POUR LES PETITS ET LES PAUVRES”
La Mission salésienne a ses racines dans la vie, les paroles et l’exemple de Jésus Christ. Comme l’indique le Concile Vatican II, chaque charisme contemple le Fils de Dieu fait Homme dans une diversité de perspectives (cf. LG 46). Ou, comme disent nos Constitutions, “nous sommes particulièrement sensibles à certains traits de la figure du Seigneur” (Const. 11). Il n’est pas nécessaire de démontrer que sa “prédilection pour les petits et les pauvres” constitue l’un des traits les plus indubitables, sûrs et humains, pour ainsi dire, du Seigneur Jésus. Les textes évangéliques qui nous le montrent seraient très nombreux. Je crois, cependant, que sont nécessaires quelques mises au point à ce sujet.
En premier lieu, le mot qu’utilisent nos Constitutions est important. Parler de prédilection est, avant tout, parler d’amour ; d’un amour préférentiel, “majeur” : mais pas exclusif, et moins encore excluant. Je considère que c’est un mot beaucoup plus adéquat que le terme “option”, qui, de par lui-même, ne connote pas l’amour et, de plus, peut insinuer une certaine discrimination. En Jésus nous ne trouvons jamais le refus à l’égard de quelqu’un ; mais, à l’intérieur d’un amour universel, il y a des attitudes de prédilection.
En conséquence, nous pouvons nous demander : quelles personnes sont l’objet de la prédilection de Jésus ? Nos Constitutions, fidèles à l’Evangile, parlent “des petits et des pauvres”. Est-là une identification, deux types de destinataires mis ensemble, ou un hendiadys, qui unifie sans éliminer d’éventuelles différences ?
Nous pouvons répondre en évoquant les Béatitudes : la première d’entre elles se rapporte aux “pauvres” (Lc 6,20), ou aux “pauvres en esprit” (Mt 5,3). Dans l’ensemble des deux textes, leur est promis “le Royaume de Dieu/des cieux ”.
Ce peut être ici l’endroit pour préciser le concept de “pauvreté” dont parle Jésus. Sans ignorer ou chercher à diminuer la complexité de la demande, comme aussi l’ambiguïté que le mot lui-même représente : le même mot sert pour désigner une situation négative, conséquence du péché et de l’égoïsme humain, mais aussi un idéal humain et chrétien, et même “sanctionné” dans la vie consacrée par un vœu.
Cette précision peut être exprimée d’une manière très simple et concrète, si l’on contemple toujours le Seigneur Jésus, et sa situation concrète (Sitz im Leben). Même au risque de sembler tautologique, nous pouvons dire : est pauvre celui/celle pour qui l’Evangile est une Bonne Nouvelle. Cette description n’identifie pas automatiquement la pauvreté avec une situation sociale et économique, mais elle établit avec celle-ci un rapport très étroit ; et, symétriquement, elle ne condamne pas d’une manière automatique l’avoir, tout en indiquant le danger réel qu’il implique en lui-même. D’autre part, cette description nous rappelle que ce ne fut pas pour tous que la personne de Jésus et son message furent “bonne nouvelle” ; et que les obstacles pour son acceptation sont de différentes sortes : sans aucun doute, même socioéconomiques (cf. le jeune homme riche, Mc 10,17-22 et par.), mais ceux-ci ne sont pas les seuls motifs, et peut-être même pas ceux qui, finalement, déterminent ce refus.
Avec les mots du cantique de Notre-Dame, le Magnificat, nous pouvons dire que l’attitude humaine d’autosuffisance est le contraire de cette “pauvreté”, qu’elle conduit à refuser la Bonne Nouvelle de l’Evangile et, au fond, Jésus lui-même, et se manifeste en trois directions : l’orgueil – le pouvoir – l’argent. “Il disperse les superbes – il renverse les puissants de leur trône – renvoie les riches les mains vides” (Lc 1,51-53).
Rappelons-nous le texte de Pr 30,8b-9 :
Ne me donne ni pauvreté, ni richesse,
laisse-moi goûter ma part de pain
de crainte qu’étant comblé je ne me détourne
et ne dise : “Qui est le Seigneur ?”
ou encore, qu’étant indigent je ne dérobe
et ne profane le nom de mon Dieu.
Celui qui a tout est tenté de dire (peut-être pas avec les paroles, mais avec son comportement) : “Qui est Dieu ? Pourquoi ai-je besoin de Lui, si je me suffis ?”. Mais, d’autre part, nous ne pouvons pas dans l’absolu ignorer la difficulté qu’il y a à croire dans l’Amour de Dieu de la part de celui qui n’a même pas l’indispensable, pour lui et pour les siens, en ce qui concerne une vie digne des êtres humains, fils/filles de Dieu.
En changeant un peu la perspective, mais toujours dans notre sensibilité charismatique, nous pouvons expliquer cet aspect central dans la mission de Jésus. Nous connaissons très bien l’appréciation que le Seigneur fait des petits, jusqu’à nous inviter à leur ressembler/à devenir comme eux : autrement nous n’entrerons pas dans le Royaume de Dieu.
Malheureusement, il ne devient pas toujours facile de préciser quel trait de l’enfance le Seigneur veut souligner : il y aurait beaucoup d’éléments typiques de cet âge, auxquels Jésus ne veut certainement pas faire allusion. En réalité, Lui-même nous donne la réponse, même si nous devons dire que bien des fois elle passe inaperçue. Dans le texte de Marc, le plus ancien, il nous est dit clairement : “Celui qui n’accueille/reçoit pas le Royaume de Dieu en petit enfant, n’y entrera pas” (Mc 10,15). Le mot-clé est le verbe “accueillir-recevoir” (dans l’original grec : ). Et cela nous conduit à la demande : Comment les petits enfants reçoivent-ils ce qui leur est donné ? La réponse est très simple, est indiscutable : avec joie et sentiment de reconnaissance, précisément parce qu’ils ne “méritent” pas ce qu’ils reçoivent.
Par malchance, comme nous l’avons vu dans une autre réflexion, au fur et à mesure que nous avançons dans la vie, nous perdons trop fréquemment ce sens de la gratuité, et avec elle aussi la joie et le sentiment de la gratitude : “La simplicité, ce que le Nouveau Testament appelle simplicitas, n’est pas autre chose que la « confiance dans l’amour »” 1.
Dans ce sens, il convient de prendre au sérieux le caractère religieux de la mission de Jésus ; et cela doit nous conduire, en conséquence, à préciser le profil de sa prédilection radicale, et aussi, indubitablement, plus “à même de scandaliser” : sans oublier ni minimiser sa compassion sans limites pour les plus pauvres, les plus malades, les plus marginaux, avec lesquels il établit une totale solidarité, nous parlons de sa prédilection pour les pécheurs, pour ceux qui sont plus éloignés de Dieu, justement parce qu’ils sont ceux qui ont le plus besoin de son Amour et de son Pardon ; et, en outre, ceux-là sont le plus disposés à recevoir, avec la joie et le sentiment de reconnaissance typiques du petit enfant, ce qui leur est offert comme don : la miséricorde de Dieu, et le salut (nous nous rappelons le cas exemplaire de Zachée, Lc 19,1-10).
Sans aucun doute, dans une société théocratique comme celle d’Israël, cela comportait aussi le mépris “social”, mais on retrancherait la moelle de cette mission de Jésus en déplaçant la catégorie du “pécheur” dans la catégorie sociale du “marginal”. Ce n’est pas à cause de la marginalisation sociale que Jésus montre sa prédilection pour les pécheurs, mais parce qu’ils sont en danger de se perdre. Ne pas prendre cela au sérieux fait du Christianisme un mouvement social qui, surtout à notre époque, se transforme en une ONG, souvent insignifiante et obsolète. Et nous pouvons dire quelque chose de semblable de notre travail salésien, dans la mesure où il ne vise pas à réaliser et à manifester cette merveilleuse synthèse entre la recherche du salut et la promotion intégrale.
Tout cela, sans doute, est accepté comme principe ; mais ne devient pas toujours un critère d’action et une stratégie, même sociale : au fond, ce devrait être la modalité avec laquelle l’Eglise offre un service irremplaçable, de par son identité la plus profonde, pour la transformation de la société : surtout devant l’injustice et l’idolâtrie du pouvoir et de l’argent, qui semblent croître sans mesure.
Tout cela reflète une profonde conviction du chrétien, enseignée par le Maître : le mal contre lequel nous voulons lutter ne provient pas, au fond, des structures sociales, politiques ou économiques, mais du cœur de l’homme (cf. Mc 7,20) : c’est notre conviction que “seul l’amour est capable de transformer de façon radicale les rapports que les êtres humains entretiennent entre eux” (Compendium de la doctrine sociale de l’Église, n. 4).
2. “AVEC DON BOSCO NOUS RÉAFFIRMONS LA PRÉFÉRENCE POUR LA JEUNESSE PAUVRE”
Ce que nous avons dit ci-dessus n’élimine en aucune façon notre préférence charismatique, mais l’éclaire, et nous aide à insister, encore une fois, dans la synthèse typiquement salésienne de notre Mission : d’une part, en partageant la Mission universelle de l’Eglise (cf. Const. 3), qui est fondamentalement religieuse, et, d’autre part, en affrontant, avec l’apport de réponses concrètes, la problématique sociale et économique de notre Monde. Nous devons le réaffirmer clairement : nos destinataires sont “les jeunes, spécialement les plus pauvres” (Const. 26) [c’est moi qui souligne par des caractères gras], “avant tout des jeunes qui, en raison de leur pauvreté économique, sociale et culturelle parfois extrême, n’ont pas la possibilité de réussir” (Règl. 1).
Cette fusion définit notre identité salésienne dans la réalisation de la Mission : notre Charisme affirme clairement le type de pauvreté auquel nous nous référons ; mais, en même temps, il souligne aussi la raison pour laquelle nous nous dévouons pour les jeunes qui vivent dans cette situation. A ce second aspect répond (en plus de la phrase des Règlements qui vient d’être citée) le même article des Constitutions : « les jeunes vivent à l’âge des choix de vie fondamentaux qui préparent l’avenir de la société et de l’Eglise. Avec don Bosco nous réaffirmons notre préférence pour la “jeunesse pauvre, abandonnée, en péril”, qui a le plus besoin d’être aimée et évangélisée, et nous travaillons spécialement dans les lieux de plus grande pauvreté. (Const. 26 ; c’est moi qui souligne en italique ou par des caractères gras).
Le Recteur majeur, en commentant ce trait essentiel de notre Charisme, nous écrit :
Il faut noter que, chez Don Bosco, cette prédilection ne dérivait pas de la magnanimité de son cœur paternel, « grand comme le sable au bord de la mer », ni de la situation désastreuse de la jeunesse de son temps - comme aussi du nôtre -, ni moins encore d’une stratégie socio-politique. À son origine il y a une mission de Dieu : « Le Seigneur a indiqué à Don Bosco les jeunes, spécialement les plus pauvres, comme premiers et principaux destinataires de sa mission » (Const. 26). Et il est bon de rappeler que cela arriva « avec l’intervention maternelle de Marie » (Const. 1) ; en effet, elle « a indiqué à Don Bosco son champ d’action parmi les jeunes ; elle l’a constamment guidé et soutenu » (Const. 8). En ce sens, elle est « normative » et pas simplement anecdotique, l’attitude que Don Bosco assuma en un moment décisif de son existence sacerdotale, vis-à-vis de la marquise de Barolo et de son offre, certainement apostolique et sainte, de collaborer dans ses œuvres, en laissant de côté les enfants va-nu-pieds et seuls : « Vous avez de l’argent et vous trouverez aisément des prêtres, tant que vous en voudrez, pour s’occuper de vos institutions. Pour les enfants pauvres, ce n’est pas pareil […] » (ACG 384, p. 20).
Ici Don Bosco ajoute une motivation, qui n’est pas seulement affective ou pédagogique, mais théologique : “Mes pauvres enfants n’ont que moi…”. C’est l’expression on ne peut plus simple de la conscience de constituer une médiation, une épiphanie [apparition] de l’Amour de Dieu pour eux ; sans lui, tous ces “derniers” seront dépourvus de la manifestation de l’Amour de Dieu et, en conséquence, de l’expérience de Dieu comme Père. Dit avec une expression évangélique, ils se trouveraient, sans lui, comme des brebis sans berger. “En débarquant, Jésus vit une grande foule. Il fut pris de pitié pour eux, parce qu’ils étaient comme des brebis qui n’ont pas de berger” (Mc 6,34 ; Mt 9,36 ajoute : “harassées et prostrées”).
3. “PAUVRES, ABANDONNÉS ET EN PÉRIL”
Dans la même Lettre, le P. Pascual Chávez ajoute : “Il serait très intéressant d’approfondir les caractéristiques typiques des destinataires préférentiels de notre mission : « jeunes pauvres, abandonnés et en danger ». Même si l’on parle aujourd’hui de « nouvelles pauvretés » des jeunes, la pauvreté fait allusion directement à leur situation socio-économique ; l’abandon rappelle la « qualification théologique » de privation de soutien faute d’une médiation adéquate de l’Amour de Dieu ; le danger renvoie à une phase déterminante de la vie, l’adolescence-jeunesse, qui est le temps de la décision, après laquelle peuvent très difficilement changer les habitudes et les dispositions adoptées. Cet approfondissement sert de point de départ pour préciser en chaque province (cf. Règl. 1) et communauté quels sont les destinataires prioritaires dans l’hic et nunc concret, compte tenu, certes, des critères que nous venons de signaler” (ACG 384, pp. 20-21).
Comme également ailleurs, nous trouvons ici l’extraordinaire clairvoyance et la capacité de synthèse de Don Bosco, entre une problématique socioéconomique vraiment lancinante, une vision pédagogique exceptionnelle, et une foi inébranlable dans l’Amour de Dieu envers tous, en particulier pour ceux qui sont le plus dans le besoin. Arrêtons-nous à contempler cette “merveille de la Grâce” qu’est notre Père (auquel nous réserverons une très prochaine réflexion). Recherchons à présent à visualiser ces trois expressions considérées comme les dimensions d’une réalité globale, qui caractérise nos destinataires prioritaires, perspective à même de nous permettre de concrétiser, dans notre travail éducatif et pastoral effectué avec eux, la Mission que Dieu nous confie.
Il est nécessaire, d’autre part, de rappeler que la Mission ne dépend pas des destinataires : comme s’il était facultatif ou aléatoire, ou que cela dépendait des circonstances, d’être ou de ne pas être signes et porteurs de l’Amour de Dieu ! La Mission n’est pas “négociable”. Nous en sommes tous convaincus : la mission salésienne ne sera jamais impossible, ou insignifiante ; voici ce qui doit nous préoccuper : serons-nous toujours fidèles à cette mission et, par son canal, à Dieu et aux jeunes ?…
Ce qui se produit souvent, ce n’est pas tellement d’oublier que la situation de nos destinataires ne précède pas la Mission, mais d’oublier que cette situation doit précéder les activités et les œuvres. En cherchant à schématiser cela, nous pouvons dire que parfois notre discernement et nos décisions ne sont pas du tout adéquates, parce que nous procédons de la manière suivante :
quand, dans la fidélité à la Volonté du Seigneur, ce devrait être :
Mission – destinataires – activités et œuvres.
Il ne s’agit pas de voir quelles personnes peuvent fréquenter nos activités et nos œuvres, et en bénéficier (de nombreuses fois, malheureusement, ce ne sont pas celles qui devraient pouvoir venir !), mais quelles activités et quelles œuvres nous devons réaliser, dans le hic et nunc, en faveur de ceux auxquels le Seigneur veut nous envoyer, d’une manière prioritaire.
Précédemment, nous avons parlé d’une “synthèse vitale” qui pourrait englober les trois dimensions qui caractérisent nos destinataires. Nous pouvons peut-être le dire en ces quelques mots : sur l’exemple de Jésus, en concrétisant sa mission universelle, Don Bosco sent qu’il est “charismatiquement touché” par un danger qui peut faire obstacle au bonheur, temporel comme éternel (“salut”), de ses jeunes : l’abandon dans lequel ils se trouvent devant Dieu et les autres, provoqué par leur situation de pauvreté, qui souvent se révèle véritablement dramatique.
Si au début nous avons parlé de la pauvreté comme une valeur, à même d’être assumée dans la vie consacrée comme vœu, nous ne pouvons pas oublier que, dans l’ambiguïté du mot, il y a aussi une situation socioéconomique qui va contre le plan conçu dans son amour par Dieu, qui rend difficile, et très souvent impossible, pour qui vit dans cette situation, de se sentir fils/fille de Dieu, aimé/aimée personnellement par Lui. Comment pouvons-nous parler alors de l’Amour de Dieu à une personne qui n’a pas, pour elle-même ou pour les siens, l’indispensable pour vivre ?
Il me semble intéressant d’approfondir encore la réponse que Don Bosco a donnée (ou mieux : l’appel qu’il a senti, de la part de Dieu) en face de la situation des jeunes de son temps, qui devient normative aussi pour nous. Il est évident qu’il n’a pas été le seul à percevoir la problématique des jeunes laissés à l’abandon à Turin, et dans les grandes villes (une situation, par certains aspects, qualitativement nouvelle) : beaucoup de personnalités importantes ont pris une position explicite vis-à-vis d’elle, avec des perspectives elles aussi diverses. Il y a tout un courant de la littérature, par exemple, qui dénonce cette situation : nous pouvons rappeler, entre tant de livres représentatifs de cette école, l’œuvre classique de Charles Dickens, Oliver Twist. Carl Marx, de son côté, cherche à transformer cette situation injuste, en partant d’une position athée, et donne sa solution personnelle. Dostoïevski sentit également la souffrance des innocents, en particulier celle des petits enfants, dans une forme si aiguë qu’elle devint le motif le plus fort contre la foi en Dieu. Don Bosco, au contraire, absolument pas moins sensible qu’eux tous, ne s’arrêta dans une position théorique ni d’athéisme, ni de théodicée : au nom du Dieu de Jésus Christ et de son Amour, il donna totalement sa vie pour le bien intégral – temporel comme éternel – des enfants et des jeunes du lumpenproletariat [littéralement chez Marx : “prolétariat des chiffonniers” pour désigner des personnes d’extrême indigence et en état de désagrégation sociale].
Pour conclure cette section, je voudrais ajouter une réflexion personnelle. Je voudrais faire allusion à un mot pour désigner nos destinataires prioritaires qui, même s’il n’est pas littéralement évangélique, exprime, dans son sens étymologique, une grande richesse. Je fais allusion au mot “insignifiant”. Dans la sémantique habituelle du terme, il tend à s’identifier avec quelque chose de “petit” ; mais l’origine étymologique ne va pas dans cette direction. Prenons un exemple : une œuvre salésienne significative (en raison de la présence des salésiens, en raison de la proximité avec les enfants qui permet de les connaître personnellement, en raison de la qualité de l’éducation et de la formation chrétienne, etc.) peut courir le risque de se développer tellement qu’elle devient insignifiante, c’est-à-dire qu’elle ne signifie plus rien, qu’elle n’est plus signe de ce qu’elle devrait manifester.
En le prenant dans cette acception étymologique, et en jouant un peu avec les mots : nous serions un signe de l’Amour salvateur de Dieu, tant que plus insignifiants, du point de vue humain, seraient nos destinataires. Comme dit le Recteur majeur, dans sa Lettre sur l’Eucharistie, à propos de l’invitation au banquet et de son rapport avec la pauvreté : « Ce n’est pas l’invitation intéressée adressée aux amis et aux parents (cf. Lc 14,12-13 ; Mt 5,46-47), qui n’aurait certes rien de mal, mais qui ne devient pas “signe évangélique”, et ne provoque pas le scandale salutaire, car “les païens n’en font-ils pas autant ?” (Mt 5,47) » ; mais la prédilection évangélique « pour ceux qui le plus sont pauvres et abandonnés, pour les marginaux, pour les pécheurs, pour tous ceux qui sont humainement insignifiants » (ACG 398, p. 36).
4. “LA MISSION DONNE À TOUTE NOTRE EXISTENCE SON ALLURE CONCRÈTE” (Const. 3)
Dans le CG22, le Recteur majeur de l’époque, le P. Egidio Viganò, précisa d’une manière théologiquement définitive, le sens de la consécration dans la vie religieuse (concrètement, salésienne), en rappelant que, dans l’esprit du Concile Vatican II, cette consécration a deux caractéristiques fondamentales : elle est l’œuvre de Dieu (il n’y a que Lui qui consacre : ce n’est pas nous qui “nous consacrons” à Lui) et elle englobe tout : elle ne concerne pas un “secteur” de notre vie (comme cela serait, par exemple, si elle concernait seulement les conseils évangéliques), mais elle porte sur toutes ses dimensions. En ce sens, la consécration et la mission ne sont pas deux “parties”, mais constituent, sous deux perspectives spécifiques différentes, le “tout” de notre vie. En un certain sens, tout est consécration et tout est mission. Autrement, la phrase qui en guise de titre précède ce paragraphe serait démentie par la réalité vécue.
En cherchant à concrétiser cela, il me semble qu’il convient d’établir un rapport entre cette prédilection pour les jeunes les plus pauvres et les grands thèmes que nous sommes en train de développer dans cette Retraite Spirituelle.
1. En premier lieu, la gratuité : il me semble qu’est totalement hors de discussion ce trait fondamental de l’amour ; en tout cas, elle ne peut être en danger que dans la mesure où nous nous éloignons de notre “prédilection charismatique”. D’autre part, il convient de le souligner encore une fois : cette gratuité n’exclut en aucune manière, au contraire, elle attend et “exige” (en raison de sa nature même) une réponse qui, dans le cas de l’enfant pauvre et abandonné, devienne totale, justement parce qu’il ne peut rien “donner” : ce qu’il apporte en retour dans l’amour se manifeste quand il se donne, à son tour, d’une manière totale.
Parmi de très nombreuses anecdotes de la vie de notre Père, je voudrais en choisir seulement une, particulièrement expressive et, dans sa simplicité, émouvante. Elle se rapporte à un jeune des premiers temps de l’Oratoire, qui
“venait de faire des emplettes. Ce jeune tenait en main, parmi les autres provisions, un verre rempli de vinaigre et une bouteille d’huile. A la vue de Don Bosco, le gosse se mit à sauter de joie et à crier : — Vive D. Bosco ! — D. Bosco lui dit en riant : — Es-tu capable de faire ce que je fais ? — et en disant cela il battait les paumes de ses mains, l’une contre l’autre. Le garçon, qui était fou de joie, mit la bouteille sous son bras et cria de nouveau : — Vive D. Bosco ! et il battit des mains. Naturellement pour ce faire il avait laissé tomber verre, bouteille et tout ce qu’il tenait, et les récipients se brisèrent. A ce bruit il demeura un instant comme stupéfait et se mit ensuite à pleurer disant que, rentré à la maison, il recevrait de sa mère des coups de bâton” (MB II, 94-95).
Tout fut résolu, grâce à la générosité de la patronne d’une boutique…
2. Egalement ici est soulignée au maximum l’importance de l’expression-manifestation de l’amour. La Mission salésienne présuppose que nos destinataires prioritaires, bien qu’étant l’objet privilégié de l’Amour de Dieu, n’ont pas dans le même temps cette expérience ; d’où la nécessité, plus urgente ici que dans n’importe quelle autre situation, de favoriser cette perception de la manière la plus forte et concrète possible. Comme dit le P. Pascual Chávez : Chercher à offrir le maximum à ceux auxquels, malheureusement, la vie a donné le minimum. Et indubitablement, un élément fondamental est la possibilité effective de leur promotion intégrale, au moyen de l’éducation : autrement, ne restent que de belles paroles, ou de pieux désirs.
3. Mais il y a encore un autre aspect, qui me semble particulièrement important et délicat, surtout à notre époque : l’exigence que cette réception de l’Amour de Dieu soit perçue grâce à la manifestation (paternelle – maternelle – fraternelle) de notre agapè-éros… comme le faisait Don Bosco. Et cela, nous devons le dire immédiatement, n’a rien à voir avec la sexualité, et c’est tout le contraire d’une déviation dangereuse.
Il y a un passage de la Ratio 2000 – dans le fascicule sur Les Admissions – qui donne une synthèse de ce trait d’une manière particulièrement bien réussie. De façon significative, il fait allusion au danger que cet amour, qui se manifeste dans le style salésien, puisse se confondre avec sa falsification radicale : concrètement, la contre-indication homosexuelle. Nous savons que, pour des raisons psychologiques particulièrement subtiles, cette inclination s’accentue surtout dans le rapport avec des garçons fragiles et “sans défense”, comme devrait, d’autre part, être le destinataire typique de notre action éducative et pastorale.
Le texte dit : “En raison de ses caractéristiques particulières, elle [la vocation consacrée salésienne] comporte des exigences spécifiques vis-à-vis de l’homosexualité. Il s’agit en effet d’une vocation-mission qui se vit dans des communautés masculines, qui comporte des activités en contact constant avec la jeunesse pauvre, de préférence masculine, avide d’attentions et d’affection, suivant un style de vie familial et une méthode éducative qui s’expriment à travers l’amorevolezza, la capacité de se faire aimer et de montrer son amour” (Les Admissions, n. 77, pp 56-57) [c’est moi qui souligne ; toutefois “amorevolezza” est déjà en italique dans le texte original].
Nous devons être attentifs, plus que jamais, pour éviter tout type de déviation dans ce domaine (qui, d’ailleurs, est aujourd’hui plus dangereuse que jamais) ; mais nous ne pouvons pas, par crainte de cette falsification, renoncer à un trait spécifique et essentiel de notre Charisme ! L’identité authentique de notre chasteté consacrée nous permet d’être « des témoins de l’amour privilégié du Christ pour les jeunes, elle nous permet de les aimer en toute clarté de telle façon “qu’ils se sachent aimés” ; et elle nous rend capables de les éduquer à l’amour et à la pureté » (cf. Const. 81) [c’est moi qui souligne].
4. Un autre aspect, très important et concret, que le Recteur majeur a voulu souligner dans son Etrenne 2008, peut se résumer ainsi :
“Promouvoir les droits humains, en particulier ceux des enfants mineurs”, comme une voie salésienne pour la “promotion d’une culture de la vie” et le “changement des structures”. Le Système Préventif de Don Bosco a une grande aptitude à pénétrer dans la société. L’éducation aux droits de l’homme, en particulier aux droits des enfants mineurs, est “la voie privilégiée pour réaliser dans les différents contextes” cet “engagement de prévention, de développement humain intégral, de construction d’un monde plus équitable, plus juste, plus salubre. Le langage des droits de l’homme nous permet aussi le dialogue et l’insertion de notre pédagogie dans les différentes cultures de notre monde”.
Je voudrais terminer en rappelant de nouveau la phrase finale de la section qui, dans les Constitutions, porte sur la chasteté : Le salésien “recourt avec une confiance filiale à Marie Immaculée et Auxiliatrice, qui l’aide à aimer comme aimait Don Bosco” (Const. 84) [c’est moi qui souligne par des caractères gras].
1 JOSEF PIEPER, Sull’Amore, Brescia, Morcelliana, 1974, p. 58, en citant Stanislaus Graf von Dunin-Borkowski SJ.