“AIMER NE SUFFIT PAS”
LA MANIFESTATION DE L’AMOUR
Cette méditation est centrée sur l’un des thèmes fondamentaux de notre Charisme et de notre Spiritualité Salésienne. Il suffirait de rappeler, parmi beaucoup d’autres textes de notre Tradition, la Lettre de Rome du 10 mai 1884, où Don Bosco a modelé, d’une manière insurpassable, ce trait essentiel du Système Préventif. Malgré cela, nous pouvons courir le risque de le faire devenir, d’une manière superficielle, seulement un “slogan” publicitaire. En réalité, au contraire, il a une densité extraordinaire, non seulement du point de vue pédagogique ou spirituel, mais il a aussi une richesse théologique qu’il est nécessaire d’approfondir, car il nous conduit aux racines de la Révélation chrétienne.
Comme dans les réflexions précédentes, ici aussi nous prendrons comme point de départ l’expérience humaine, non pas parce que l’on veut minimiser ce que ce trait apporte de nouveau sur le plan chrétien, mais parce que nous croyons fermement qu’il n’y a pas d’opposition entre la nature et la grâce, entre la Création et la Rédemption.
1. L’AMOUR A BESOIN DE SE MANIFESTER
A la réalité elle-même de l’amour, même dans l’expérience humaine, nous pouvons appliquer, d’une manière analogue, ce que saint Jean dit sur Dieu : “L’amour, personne ne l’a jamais contemplé”. Toutefois, ce que le titre veut affirmer n’est pas seulement que, si l’amour ne se manifeste pas, il ne peut pas être perçu (cela est évident), mais plutôt nous voulons souligner que l’amour, de par sa nature elle-même, cherche à se rendre visible, veut être perçu par la personne aimée ; et aussi – il est nécessaire de le dire avec clarté – il désire ardemment une réponse, qui ne peut pas être donnée s’il n’y a pas cette manifestation.
Il est nécessaire de continuer en analysant cette expérience, et c’est la raison pour laquelle nous nous faisons cette demande : pourquoi est-il nécessaire que celui qui aime manifeste l’amour ? Sans aucun doute, parce qu’il ne peut pas arrêter de le faire ; mais aussi – et ceci n’est pas toujours pris en considération – à cause de ce que cela implique pour la personne aimée : ce que je veux le plus est son bonheur, et c’est justement pourquoi je veux qu’elle sache qu’elle est aimée.
Cette façon de voir nous conduit à une perspective de la phénoménologie de l’amour que trop souvent on oublie, ou qu’on néglige : nous ne sommes pas en train de nous situer sous l’angle de l’acte d’aimer, mais sous celui du fait d’être – et de sentir qu’on est – aimé. Cet oubli est rendu possible, de nombreuses fois, par un malentendu : celui de penser que “donner vaut plus que recevoir”, en arrivant parfois jusqu’à ne vouloir aucune réponse en retour de la part de la personne aimée : comme si cet amour “désintéressé” était plus noble. Et plus encore : parce que nous pensons peut-être que, de cette manière, nous ressemblons davantage à Dieu. Le Saint-Père Benoît XVI, dans son Encyclique Deus caritas est, et encore plus, dans son Message pour le Carême 2007, offre des idées extraordinairement fécondes pour dissiper ce malentendu à partir de sa plus profonde racine théologique. Comme nous l’avons déjà vu et le reverrons en parlant de la gratuité et de la Grâce, le Pape écrit : « le Tout-puissant attend le “oui” de ses créatures comme un jeune marié celui de sa promise […] La réponse que le Seigneur désire ardemment de notre part est avant tout d'accueillir son amour et de se laisser attirer par lui ».
Ce malentendu se présente aussi, malheureusement, dans la conception même de la vie chrétienne, quand elle est comprise davantage comme le fait “d’aimer et de servir Dieu”, en espérant, de cette manière, que, Lui, il ne pourra pas se passer de répondre en retour à notre amour, et nous sauvera ; au lieu de la comprendre et de la vivre, avec la joie de la gratitude, comme le fait “d’être aimé de Dieu”. C’est seulement de cette conviction de notre foi que peut naître notre amour envers Lui, comme une réponse reconnaissante et joyeuse.
Revenons à la perspective ébauchée auparavant, c’est-à-dire à l’expérience “passive” du fait d’être aimé : le penseur catholique allemand Josef Pieper a écrit à ce sujet des pages extraordinaires. En citant ni plus ni moins que Jean-Paul Sartre, qui affirme que “le fond de la joie de l’amour”, c’est de “nous sentir justifiés d’exister”, Pieper continue : « [L’amour] n’est pas considéré du côté de celui qui aime, mais du côté de la personne aimée. Il est donc évident qu’il ne suffit pas d’exister purement et simplement : cela, en effet, nous le faisons “toujours la même chose” et “de toute manière”. Ce qui pour nous est important, au-delà de ce simple fait, c’est la confirmation explicite : c’est bien que tu existes, comme c’est merveilleux que tu sois ici ! En d’autres termes, ce dont nous avons encore besoin, en plus du pur fait d’exister, c’est : être aimé par quelqu’un […] Cette “chose magnifique”, telle qu’elle nous apparaît à première vue, est d’ailleurs confirmée de mille façons par l’expérience que nous avons à portée de la main, c’est-à-dire par des expériences que chacun fait au jour le jour. Nous disons : une personne “fleurit”, “s’épanouit”, quand il lui arrive d’être aimée ; c’est seulement alors qu’elle devient complètement elle-même, que commence pour elle une “nouvelle vie” » 1.
Tous, je pense, nous avons vécu cette expérience avec les jeunes dans notre travail éducatif et pastoral, et elle constitue une des joies les plus profondes et les plus authentiques. Dit autrement : aussi longtemps que nous ne sentons pas que nous sommes aimés de quelqu’un, nous “ressentons de la honte” à être en ce monde, comme dans une fête à laquelle nous n’avons pas été invités ; mais, dès qu’une personne nous aime, disait précédemment Sartre, il nous arrive de “nous sentir justifiés d’exister” ; et dans l’expérience pédagogique, le changement (même extérieur) devient, bien des fois, extraordinaire.
Je voudrais insister sur cette dimension de l’expérience de l’amour, parce que “le fait d’être aimé” souligne le caractère qu’a la personne aimée d’être unique, singulière et dénuée de la possibilité de constituer la réédition d’une autre, peut-être plus que ne le souligne, quand elle est seule, la dimension active du fait d’aimer, dans laquelle n’est pas garantie, automatiquement, ce caractère de singularité. Qu’il suffise de réfléchir à la phrase, tant de fois entendue, “fais le bien, sans regarder à qui tu le fais” : pouvons-nous parler ici d’amour, tandis que nous considérons comme désirable (outre le fait que ce soit possible ou non) l’anonymat de la personne aimée ? Et surtout : cette personne se sent-elle satisfaite ainsi ? Cela sera sans doute de la “bienfaisance”, mais il y manque un élément essentiel pour que ce soit un authentique amour.
A mon avis, je considère que c’est ici que s’ancre la racine de l’éros, sans lequel tant la sexualité, d’une part, que l’agapè elle-même, d’autre part, peuvent devenir “impersonnels”. Comme nous le verrons dans la méditation sur Don Bosco, pour lui tout enfant était unique et dénué de la possibilité de constituer la réédition d’un autre, même s’ils étaient au nombre de cent, ou de mille, les “objets” de son amour !
2.- L’EXPRESSION ET LA MANIFESTATION DE L’AMOUR
En approfondissant dans la phénoménologie de l’amour, justement pour que l’amour soit perçu comme tel, il convient de faire une importante distinction entre expression et manifestation. L’expression jaillit plus “immédiatement” de la nature même de l’amour, et donc, est plus liée à celui qui aime ; la manifestation, au contraire, est tournée davantage vers celui qui reçoit cet amour, en précisant et en “expliquant” l’expression venue la première et, pour cette raison, est plus liée à la parole. Malheureusement, même ici le mensonge peut se présenter : si la parole ne correspond pas à la réalité que théoriquement elle cherche à manifester.
Nous pouvons dire que, selon un schéma dynamique, l’amour suit ce processus de développement :
réalité – expression – manifestation – réception
Tout cela a, dans le Charisme Salésien, une extraordinaire application, comme nous pouvons l’imaginer, et nous chercherons ensuite à le voir.
Dans cette dynamique, rappelons le proverbe espagnol : “obras son amores, y no buenas razones” (“les œuvres sont la preuve de l’amour, plus que les belles paroles”) ; nous pouvons dire que l’expression de l’amour, ce sont les actions, et la manifestation, c’est tout ce qui nous permet de connaître la source d’où proviennent ces actions : c’est-à-dire de l’amour lui-même. Cette manifestation, comme nous l’avons dit auparavant, passe avant tout par la parole, mais il peut y avoir d’autres signes qui la rende possible. A l’amour (même dans sa réalité humaine) nous pouvons appliquer les mots du Concile Vatican II (cf. DV n. 2) et dire : le plan de la Révélation se réalise au moyen d’œuvres et de paroles intrinsèquement liées entre elles.
Il convient de faire deux autres observations dans cette analyse de l’expérience humaine. D’une part, au sujet de la nouveauté de la manifestation : paradoxalement, on peut dire qu’elle est nouvelle, et en même temps qu’elle ne l’est pas. Elle n’est pas nouvelle, parce qu’elle manifeste quelque chose qui, d’une certaine manière, pré-existe ; mais elle est nouvelle, justement parce que ce qui existait auparavant ne s’était pas manifesté. Cette manifestation crée une nouvelle situation, et en ce sens nous pouvons parler de l’“avènement de la Parole”. Dire à une personne : “Je t’aime”, établit une nouvelle (et merveilleuse) réalité.
D’autre part, la manifestation est, en un certain sens, “sacramentel”, en tant que l’efficacité de l’amour réside, en grande part, dans sa perception. S’il manque le signe, même si existe la réalité qui le rendrait possible, la réception ne se produit pas et, en conséquence, il n’y a pas la possibilité de la réponse de la part de celui qui, vraiment, est aimé, mais il ne le sait pas.
Une expérience humaine semblable a été décrite, d’une manière extraordinairement belle, par le poète espagnol Gustavo Adolfo Bécquer :
Asomaba a sus ojos una lágrima,
y a mi labio una frase de perdón.
Habló el orgullo y se enjugó su rostro,
y la frase en mis labios expiró.
Hoy voy por un camino; ella, por otro;
pero al pensar en nuestro mutuo amor,
yo digo aún: ¿por qué callé aquel día?
Y ella dirá: ¿por qué no lloré yo? 2
Disons-le aussi, d’une manière plus simple et universelle : combien de fois arrive-t-il, surtout dans la vie conjugale et dans la vie familiale, que, même si existent l’amour et, peut-être aussi, son expression (sous la forme de service mutuel, d’effort commun, voire de sacrifice pour ceux que quelqu’un aime), il manque la manifestation qui permettrait de percevoir l’amour, même par le truchement de ces expressions ?
3.- “NOUS AVONS CONNU L’AMOUR DE DIEU”
Dans les réflexions précédentes, en commentant la devise de notre Congrégation, “Da mihi animas, caetera tolle”, nous avons approfondi quelques aspects théologiques du Charisme. Ici nous reprendrons cela, en prenant comme point de départ l’Incarnation du Fils de Dieu, entendue comme la manifestation définitive, une fois pour toujours (= eschatologique) de l’Amour de Dieu. “Ce qui était dès le commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et ce que nos mains ont touché du Verbe de vie, – car la vie s’est manifestée, et nous avons vu et nous rendons témoignage et nous vous annonçons la vie éternelle, qui était tournée vers le Père et s’est manifestée à nous – ce que nous avons vu et entendu, nous vous l’annonçons, à vous aussi” (1 Jn 1,1-3a). Au fond, et dit en quelques mots, ce que nous voulons affirmer est : du plan entier de salut de Dieu pour l’humanité, qui trouve son centre dans l’événement Christ, on peut donner une synthèse en un seul mot : EPIPHANIE, qui a comme finalité que, nous tous les êtres humains, de tout temps et de tout lieu, non seulement nous soyons objet de l’Amour de Dieu, mais que nous puissions le percevoir, le comprendre dans la foi (=croire), et y répondre en retour par leur amour.
Quand nous parlons de l’Incarnation, nous ne faisons pas allusion, évidemment, à un moment ponctuel (“le 25 mars”), mais à l’ensemble de l’expérience que le Fils de Dieu a voulu vivre : celle de “se faire Homme”, qui (dans une perspective personnaliste qui, en un certain sens, serait le “fondement théologique” de la vie entendue comme processus permanent de formation) dure toute son existence terrestre, et trouve son sommet dans sa mort et sa résurrection. En ce sens, le mot “épiphanie” ne désigne pas seulement une “manifestation sensorielle” (visuelle, par exemple) – elle pourrait se limiter seulement à une apparence (“docétisme”) – mais elle implique toute la réalité de sa Personne, qui se donne totalement, en exprimant-manifestant son amour “jusqu’à l’extrême”.
La théologie catholique, dans un dialogue critique avec la Réforme protestante, a toujours affirmé que le Dieu qui se révèle en Jésus Christ est le Dieu Créateur lui-même, qui se rend présent dans l’histoire, et, en particulier, s’est révélé comme le Dieu d’Israël, Yahvé. Cette position catholique a été définitivement affirmée dans le Concile Vatican I, sur le fondement, parmi d’autres textes bibliques, de Rm 1,20) : “En effet, depuis la création du monde, ses perfections invisibles, éternelle puissance et divinité, sont visibles dans ses œuvres pour l’intelligence”.
Toutefois le même Concile, en parlant de cette révélation de Dieu, et en accord avec le texte de Paul, en mentionnant son “éternelle puissance” et, pouvons-nous ajouter, aussi son infinie Sagesse, ne parle pas de son Amour. Cette distinction ne se trouvait sans doute pas dans l’intention explicite du concile ; mais son omission me semble très significative : justement parce que, ici, nous parlons de la Création et de l’Histoire comme expression du vrai Dieu (donc, du Dieu qui est Amour) : mais cette expression a besoin, pour être comprise comme telle, de la manifestation dans le Christ. Sans Lui, nous ne pouvions jamais arriver à comprendre que, au-delà de son Pouvoir et de sa Sagesse, qui sont infinis, la Création et l’Histoire nous parlent de l’Amour de Dieu ; et même : d’un Dieu qui est Amour.
En revenant une nouvelle fois à l’expérience humaine : combien de fois il devient difficile de percevoir une attitude de l’autre personne comme expression de son amour, s’il manque la manifestation (avant tout, comme nous l’avons souligné, par l’intermédiaire de la parole), capable de nous permettre d’établir ce rapport.
J’oserais dire que la Création, et l’Histoire (entendue comme histoire universelle, mais aussi comme “mon” histoire, comme celle de toute femme et de tout homme dans le monde) sont muettes sur le plan de l’agapè, si elles sont prises en dehors de la révélation historique de Jésus Christ. Même si ensuite nous chercherons à voir les implications – sans aucun doute, très importantes – que cela a pour notre Charisme, je voudrais seulement dire que tout cela, en “clé salésienne”, sonne ainsi : Dieu ne s’est pas contenté de nous aimer, mais il a voulu aussi nous manifester son Amour en nous donnant rien de moins que son Fils aimé, Jésus Christ.
Le caractère définitif de la révélation de Dieu en Jésus Christ ne veut pas dire que, auparavant, Dieu n’“a rien dit”, et ne dira plus rien : en réalité, Dieu continue à nous parler, au moyen de l’histoire (également ici aussi : universelle, particulière, personnelle…) ; il veut plutôt dire que nous ne pouvons pas comprendre ce que Dieu continue à “nous dire” au long de l’histoire, si nous ne la “lisons” pas à la lumière de Jésus Christ, Que, dans ce sens, nous pouvons appeler “Grammaire de Dieu”.
Tout cela a des implications (que nous ne pouvons pas affronter ici), également dans le dialogue inter-religieux ; sans nous fermer, de la moindre façon, à toutes les valeurs que nous trouvons en dehors de notre foi, à tout ce qu’il y a “de vrai, de noble, de juste” (Ph 4,8) dans chacune des authentiques recherches de Dieu de la part de l’humanité de tout temps et de tout lieu, cette perspective nous permet d’affirmer que Jésus Christ est l’Unique et Universel Sauveur de l’humanité, “car la grâce de Dieu, source de salut pour tous les hommes, s’est manifestée […] pour que nous vivions […] en attendant la bienheureuse espérance et la manifestation de la gloire de notre grand Dieu et Sauveur Jésus Christ” (Tt 2,11.13).
4. L’INCARNATION DU FILS DE DIEU, ÉPIPHANIE DE L’AMOUR DIVIN
Malgré cela, nous n’arrivons pas encore à la moelle de notre réflexion théologique : en quel sens l’Incarnation du Fils de Dieu constitue-t-elle la manifestation définitive de son Amour, d’une manière qui nous permette de découvrir son expression à chaque moment et dans toute circonstance de notre vie et de la vie d’autrui, de l’histoire particulière et de l’histoire universelle ? Cette demande n’est pas rhétorique, car, dans un premier temps, il pourrait plutôt sembler qu’il s’agit d’une cachette de Dieu, d’un camouflage de lui-même, plus que de la manifestation de la Divinité : autrement, on ne prendrait pas au sérieux sa dépossession (kénose). Comment comprendre cette révélation définitive de Dieu, justement en regardant à travers son action de “se faire Homme” ?
Une lecture superficielle du texte paulinien de 1 Co 1,18-25 pourrait nous conduire à penser que l’Apôtre affirme que Dieu, en étant Puissance infinie et sagesse éternelle, s’est manifesté dans le Christ “à l’envers” de son Essence : c’est-à-dire, dans l’impuissance et dans la folie de la Croix ; c’est de cette manière-là que, par exemple, Luther a compris et élaboré sa christologie sub contrario. En réalité, saint Paul ne dit pas cela ; l’incontestable opposition termine ainsi : “Mais pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs, il est le Christ, puissance de Dieu et sagesse de Dieu” (v. 24) ; et il ajoute une phrase, qui pourrait sembler n’être qu’un paradoxe formel, mais elle ne l’est pas du tout : “Car ce qui est folie de Dieu est plus sage que les hommes et ce qui est faiblesse de Dieu est plus fort que les hommes” (v. 25) : c’est précisément pourquoi, en étant la force et la sagesse de l’Amour de Dieu, cela semble faiblesse et folie, mais en même temps, c’est plus fort que la force humaine et plus sage que la sagesse humaine.
Si nous partons de la description “théiste” de Dieu, comme Puissance et Sagesse, nous nous trouvons en face d’une alternative, qui devient une impasse : le Fils de Dieu, dans son Incarnation, ou conserve ces caractéristiques, ou se vide d’elles. Dans le premier cas, pouvons-nous encore affirmer que vraiment il “s’est fait Homme” ? Dans le second cas, son humanité est évidente ; mais il cesserait d’être “vrai Dieu”.
La vraie solution théologique commence dans la mise en place elle-même du problème, c’est-à-dire : quelle est l’image authentique du Dieu dans lequel nous croyons ? Dieu n’est pas, avant tout, Puissance ou Sagesse, mais Amour.
Une fois encore, revenons au point de départ, c’est-à-dire à l’expérience humaine. Nous connaissons tous une très belle phrase de la sagesse latine : “amor, aut similes invenit, aut similes facit” : ou l’amour trouve les gens déjà semblables, ou bien il les rend tels. Dans une application à l’Amour de Dieu : la différence entre Dieu et ses créatures (concrètement, les êtres humains) est infinie. Et malgré cela, depuis la racine même de la différence (“Je suis Dieu, et non pas homme” – Os 11,9), naît la recherche de cette égalité : car l’amour ne prétend pas ignorer les différences, mais il ne se laisse pas non plus séparer à cause d’elles, mais il prétend aller au-delà, en les assumant.
Dans un beau texte de la tradition orientale, Nicolas Cabasilas affirme :
Puisque les hommes sont séparés de Dieu pour trois motifs, à savoir pour leur nature, pour leur péché et pour leur mort, le Rédempteur, en éliminant l’un après l’autre les obstacles, a fait en sorte qu’ils se rencontrent sans aucun empêchement et se retrouvent sans entremises. Le Rédempteur a éliminé le premier obstacle en participant à la nature humaine, le deuxième en se faisant tuer sur la croix et il abattit enfin le dernier mur quand, en ressuscitant, il a banni pour toujours de notre nature la tyrannie de la mort” 3.
Si l’amour (ou mieux : celui qui aime) veut être égal à celui qui aime, dans l’Incarnation le Fils se vide de sa Puissance et de sa Sagesse non pour cesser d’être Dieu, mais justement à l’envers : pour se manifester à nous davantage en plénitude comme Amour ; et donc, comme Dieu (si nous prenons vraiment au sérieux que “Dieu est Amour”).
Dit autrement : c’est justement parce que par amour le Fils de Dieu se vide de sa toute-puissance et de son omniscience pour devenir vrai Homme, qu’il manifeste au maximum son Amour, ce qui revient à dire : se manifeste pleinement en tant que Dieu.
Allons encore une fois vers l’expérience humaine : à la différence de l’expression, le point de référence de la manifestation n’est pas la personne qui aime, mais il est surtout ses destinataires, dans une recherche de sa perception complète. Aussi, ce n’est pas pour qu’en Dieu l’Amour soit opposé à sa Sagesse et à sa Puissance (ils s’identifient dans l’absolue simplicité de sa Perfection), mais à cause de notre possibilité de perception de l’amour, dans laquelle ils s’opposent, Dieu a voulu “être condescendant” envers notre compréhension humaine limitée, et ainsi, il s’est vidé de tout ce qui pourrait, même pour une part minime, cacher ou diminuer la pleine manifestation de son Amour. Jamais Dieu n’est “aussi pleinement” Dieu (ou, dit avec plus d’exactitude : jamais il ne se manifeste à nous aussi pleinement comme Dieu) que lorsqu’il se vide, par amour et en notre faveur, de sa toute-puissance et de son omniscience ; en un mot, de tout ce qui ne lui permettrait pas, d’une manière vraie et réelle, d’être “l’un de nous”.
Cela nous conduit à une conclusion extrêmement paradoxale : n’importe quelle entreprise pour nier, ou même diminuer, l’humanité radicale de Jésus Christ, va contre sa Divinité, contre sa “Volonté” – et aussi contre sa Toute-Puissance ! – qui veut partager pleinement notre existence humaine, dans son identité personnelle de Fils de Dieu (à aucun moment nous ne pouvons oublier que c’est Dieu lui-même Qui, dans le Christ, devient l’Un de nous !).
Ici nous pouvons reprendre ce qui a été dit à propos de la Grâce, à savoir que tout ce plan merveilleux de l’épiphanie de l’Amour de Dieu espère une réponse de la part de chacun de nous ; et même : il la désire ardemment. Je voudrais finir avec une affirmation de “saveur salésienne”, intentionnellement provocante : quand le Père, par l’opération de l’Esprit Saint, envoie son Fils dans le monde, il lui donne cette mission : Cherche à te faire aimer !
5. “AIMER NE SUFFIT PAS” : LE SYSTÈME PRÉVENTIF
Dans l’article sur le Système Préventif, notre Règle de vie conclut avec cette affirmation : “C’est un esprit qui imprègne nos relations avec Dieu, les rapports personnels et notre vie de communauté, dans la pratique d’une charité qui sait se faire aimer” (Const. 20 [c’est moi qui souligne] ; cf. aussi Const. 15).
Avant de faire allusion, au moins sous forme de synthèse, à quelques aspects de cette dimension centrale de notre Charisme, je voudrais reprendre quelques passages du discours que le Cardinal Lucido Maria Parocchi, Vicaire de Rome, prononça en 1884, à l’occasion d’un voyage de Don Bosco à Rome, pendant la construction de la Basilique du Sacré-Cœur, et au sujet duquel notre Recteur majeur, en le citant (ACG 394, p. 38), écrit : “mis à part quelques termes obsolètes, on pourrait penser [que la citation] est de notre époque” (p. 38).
“J’ai l’intention de vous parler de ce qui distingue des autres votre Congrégation […] De même qu’en chaque homme, que Dieu met au monde, il imprime une note qui le distingue de tous les autres hommes, de même aussi […] Dieu marque chaque Congrégation Religieuse d’une note, d’un caractère, d’un sceau, qui la distinguent des autres Congrégations. […] Il semble que votre Congrégation corresponde à celle de St François du côté de la pauvreté, mais votre pauvreté n’est pas celle des Franciscains. Il semble qu’elle corresponde à celle de St Dominique, mais, vous, vous ne devez pas soutenir la foi contre les hérésies dominantes, […] parce que votre principal but est l’éducation de la jeunesse. Il semble qu’elle corresponde à celle de St Ignace dans la science en raison du grand nombre d’ouvrages que vous publiez pour les gens du peuple, et Don Jean Bosco est un homme de grand génie, de profond savoir, et savant en diverses disciplines ; mais pourtant ne le prenez pas mal, si je vous dis que ce n’est pas vous qui avez inventé la pierre philosophale. Qu’y aura-t-il donc de spécial dans la Congrégation Salésienne ? […] Si j’ai bien compris, […] son but, son caractère spécial, sa physionomie, sa note essentielle, c’est la Charité pratiquée selon les exigences de notre siècle : Nos credidimus caritati ; Deus caritas est, [Nous avons cru à l’amour ; Dieu est amour] et Il se révèle par le moyen de la Charité. C’est seulement par les œuvres de Charité que le siècle actuel peut être attiré, et entraîné vers le bien. […] Dire aux hommes de ce siècle : Il faut sauver les âmes qui se perdent, […] et les hommes de ce siècle ne comprennent pas. Il faut donc s’adapter au siècle, qui vole à ras de terre. […] au siècle actuel [Dieu] se fait connaître au moyen de la Charité : Nos credidimus caritati [Nous avons cru à l’amour]. Dites à ce siècle : je vous enlève des rues les jeunes pour qu’ils ne soient pas ramassés sous les tramways, […] je les réunis dans les écoles pour les éduquer pour qu’ils ne deviennent pas le fléau de la société, ne tombent pas dans une prison ; […] et alors les hommes de ce siècle comprennent et commencent à croire : Et nos cognovimus et credidimus caritati, quam habet Deus in nobis [Et nous avons connu et nous avons cru à l’amour, que Dieu manifeste au milieu de nous] (MB XVII, 92-94) [ce qui est en italique, l’est d’origine ; c’est moi qui souligne par des caractères gras].
Par ailleurs, je voudrais souligner quelques éléments.
1.- Pour que réalisent la mission salésienne ceux qui sont signes et porteurs de l’Amour de Dieu pour les jeunes les plus pauvres et les plus abandonnés, Don Bosco a conscience qu’il est nécessaire que cet Amour soit exprimé et manifesté, de manière qu’il puisse être perçu au maximum par ces destinataires (même s’il ne le dit pas avec ces mêmes mots). Dans le rêve qui est raconté dans la “Lettre de Rome”, nous le voyons avec une pleine clarté : la plainte de ses interlocuteurs, au sujet des salésiens et de ses collaborateurs, ne fait pas allusion au manque d’amour pour les jeunes, mais pas non plus au manque de l’expression de cet amour ; en effet, Don Bosco dit : “Tu ne vois pas qu’ils sont martyrs de l’étude et du travail ? Qu’ils consument leurs jeunes années au service de ceux que la divine Providence leur a confiés ?” Ce qui manque est, en réalité, la manifestation de cet amour, et cela est exprimé ainsi : “Il manque le meilleur. […] Que non seulement les garçons soient aimés, mais qu’ils se sachent aimés. […] Sans familiarité, l’affection ne se prouve pas, et sans cette preuve il ne peut y avoir de confiance” [c’est moi qui souligne en italique ou par des caractères gras]. Ailleurs, est repris ce même rapport entre l’expression et la manifestation : “Négligeant le moins, ils perdent le plus ; et ce plus, ce sont leurs fatigues”.
2.- La motivation que nous donne notre Père ne naît pas seulement de son génie pédagogique, mais est pleinement évangélique : “Jésus-Christ se fit petit avec les petits et porta nos faiblesses. Voilà le maître de la familiarité ! […] Celui qui se sait aimé aime, et celui qui est aimé obtient n’importe quoi, surtout des jeunes. […] Jésus-Christ n’a pas cassé le roseau déjà brisé, il n’a pas éteint la mèche qui fumait. Voilà votre modèle” [c’est moi qui souligne]. C’est “nous faire compagnons de route” de nos jeunes et nous tenir avec eux, comme Jésus ressuscité l’a fait avec les disciples d’Emmaüs (cf. Lc 24,13-35).
En contemplant Jésus Christ, Bon Pasteur, avec le regard de Don Bosco, nous pouvons dire que l’expression de son amour est la recherche inlassable de la brebis perdue, la “préférée” justement en raison de sa situation d’abandon et de danger ; et sa manifestation est dans le geste de la mettre amoureusement sur ses épaules…
Ici nous trouvons, sans aucun doute, d’une grande manière l’influence de saint François de Sales, qui porta Don Bosco à le prendre comme modèle et patron, dès le début de sa mission, et en particulier en cette nuit mémorable de la réunion annoncée la veille, lors de la solennité de l’Immaculée Conception de Marie : le 9 décembre 1859, réunion au cours de laquelle il annonça qu’était arrivé “le moment pour déclarer s’ils voulaient ou ne voulaient pas s’inscrire à la Pieuse Société qui prendrait, ou plutôt conserverait, pour nom Saint-François de Sales” (cf. MB VI, 333-337). Il invita les premiers Salésiens à accomplir cette “pratique de charité pastorale” “pour la jeunesse laissée à l’abandon et dans le danger”… Il s’agit de l’amorevolezza comme manifestation de l’amour salvateur de Dieu (cf. Const. 15).
3.- Les paroles du Cardinal Parocchi centrent la caractéristique de la mission de Don Bosco sur la capacité de concrétiser l’Amour de Dieu de manière que, dans la recherche d’une pleine réponse aux authentiques et plus profonds besoins des jeunes, ceux-ci se sentent aimés réellement et d’une manière efficace par Dieu, au moyen de la médiation salésienne.
Cela veut dire que, si nous voulons être vraiment fidèles à Don Bosco et à notre mission, nous devons avoir à tout moment cette attitude de discernement, comme indiquent nos Constitutions : “Les besoins des jeunes et des milieux populaires […] provoquent et orientent notre action pastorale” (Const. 7) ; et aussi : “Notre action apostolique se réalise dans une pluralité de formes que déterminent d’abord les besoins de ceux dont nous nous occupons” (Const. 41) [c’est moi qui souligne dans ces articles par des caractères gras ou en italique]. Il pourrait arriver que des activités et des œuvres, qui ont été indubitablement expression d’amour pastoral, n’en soient plus manifestation : elles deviennent charismatiquement insignifiantes. En conséquence, nous devons dire (sans la moindre intention de changer le sens de la phrase de Don Bosco) qu’“aimer ne suffit pas” : en rappelant ce que saint Paul demandait à Dieu pour ses chers Philippiens, notre amour doit croître, de plus en plus, dans le discernement et dans la perception (ςς Ph 1, 9). D’autre part, il pourrait exister aussi le danger contraire, à savoir : une manifestation de l’amour qui ne porterait pas également son expression : elle serait fausse (“petits enfants, n’aimons ni en paroles ni de langue, mais en acte et dans la vérité” – 1 Jn 3,18) ou, du moins, inefficace (cf. Jc 2,15-18).
4. En évoquant le CG 25, je considère que c’est également un grand défi pour notre vie salésienne qui est constitué par la mise en pratique de ce trait fondamental du système préventif… dans notre vie de communauté. De trop nombreuses fois nous oublions que “Dieu nous appelle à vivre en communauté, en nous confiant des frères à aimer” (Const. 50) ; et, sans aucun doute, à être aimés par eux, de manière que, la communauté reflétant en elle le Mystère de la Trinité, nous y trouvions vraiment “une réponse aux aspirations profondes du cœur”, qui ne sont pas autres que celles d’aimer et d’être aimés ; c’est seulement ainsi que nous deviendrons “pour les jeunes des signes d’amour et d’unité” (Const. 49). Personne ne donne ce qu’il n’a pas.
Mais plus encore : aimer nos frères en communauté ne suffit pas ; il est nécessaire que nous manifestions cet amour, de manière qu’il soit perçu, et fasse l’objet d’une réponse en retour. Ce défi est plus urgent dans la vie ordinaire, si précipitée, qui nous fait oublier que la possibilité d’être significatif ne vient pas de la quantité de travail effectué, mais de sa qualité. Si cela manque, nous ne pouvons pas devenir signes et porteurs de l’Amour d’un Dieu qui est, en Lui-même, Communauté… .
5. Enfin, je voudrais souligner un trait que nous reprendrons en parlant de Don Bosco : la phrase programmatique “cherche à te faire aimer” conclut d’une manière parfaite l’ellipse de l’amour, dans sa réalisation personnelle, communautaire et apostolique. Nous pouvons citer à ce sujet l’affirmation extraordinaire de Benoît XVI dans son Message pour le Carême 2007 : “En vérité, seul l'amour dans lequel s'unissent le don désintéressé de soi et le désir passionné de réciprocité, donne une ivresse qui rend légers les sacrifices les plus lourds”.
1 Citation traduite en français à partir de JOSEF PIEPER, Sull’amore, Brescia, Morcelliana, 1974, p. 51; cf. aussi pp. 64ss.
2 Apparaissaient soudain à ses yeux une larme / et sur mes lèvres une phrase de pardon. / L’orgueil parla et ses pleurs s’arrêtèrent, / et la phrase sur mes lèvres expira. / Aujourd’hui je vais par une route ; et elle, par une autre ; / mais, en pensant à notre amour mutuel, / je dis encore : pourquoi me suis-je tu ce jour-là ? / Et elle dira : pourquoi n’ai-je pas pleuré, moi ?
3 NICOLAS CABASILAS, De Vita in Christo III, traduction en français de la citation effectuée dans : HANS URS VON BALTHASAR, Teologia dei Tre Giorni, Brescia, Queriniana, 1971, p. 33.