S.F de Sales_fr_web


S.F de Sales_fr_web

1 Pages 1-10

▲back to top

1.1 Page 1

▲back to top
ANDRÉ RAVIER
SAINT FRANÇOIS
DE SALES

1.2 Page 2

▲back to top

1.3 Page 3

▲back to top
André RAVIER s.j.
SAINT FRANÇOIS
DE SALES
Nouvelle édition par Aldo Giraudo
Présentation de Morand Wirth
Postface de Wim Collin

1.4 Page 4

▲back to top
Première édition,
Lyon, Éditions du Chalet, 1962
© October 2021- Salesian Publishing
Via Marsala 42, 00185 Rome
formazione@sdb.org

1.5 Page 5

▲back to top

1.6 Page 6

▲back to top

1.7 Page 7

▲back to top
Présentation
7
PRÉSENTATION
À l’occasion du quatrième centenaire de la mort de saint François
de Sales (1622-2022), la Famille salésienne de Don Bosco a voulu
honorer son saint Patron en rééditant le beau volume simplement
intitulé « Saint François de Sales ». Elle n’oublie pas non plus de
commémorer les quatre cent-cinquante ans de la naissance de
sainte Jeanne-Françoise de Chantal (1572-2022), cofondatrice avec
l’évêque de Genève de l’Ordre de la Visitation.
Auteur de l’Introduction à la vie dévote et du Traité de l’amour
de Dieu, apôtre de la sainteté pour tous, François de Sales a été
canonisé en 1665, proclamé docteur de l’Église en 1877, patron des
journalistes en 1923 et reconnu « docteur de l’amour divin et de
la douceur évangélique » en 1967. Il continue aujourd’hui à ins-
pirer un grand nombre de chrétiens dans le monde, en particulier
les instituts, associations et congrégations qui se réclament de son
esprit.
On a noté bien des convergences entre la pastorale et la spiri-
tualité promues par le concile Vatican II et les enseignements de
ce saint, notamment sur la méthode du dialogue, la primauté de
l’amour et la vocation universelle à la sainteté.
L’ouvrage que nous publions à nouveau est paru en 1962 à
Lyon aux éditions du Chalet. Le texte biographique était du Père
André Ravier, le commentaire des illustrations de Roger Devos et
les illustrations et la maquette de René Perrin. Cette vie du saint,
parue dans la collection « Biographies par l’image », était en effet
remarquable, non seulement par la qualité de l’étude biographique
d’André Ravier, mais aussi par l’abondance des gravures, photogra-
phies et portraits qui permettaient au lecteur de le situer visuel-

1.8 Page 8

▲back to top
8
Saint François de Sales
lement en son temps. Une traduction italienne, parue en 1967 à
Turin aux éditions Elle Di Ci, a été largement diffusée.
André Ravier (1905-1999), jésuite, philosophe, historien de la
spiritualité, ancien recteur de collège et provincial de Lyon, est l’au-
teur de nombreuses publications sur la spiritualité chrétienne. On
lui doit en particulier plusieurs biographies de saints, dont celles
d’Ignace de Loyola, de Pierre Favre, de Claude La Colombière, du
Curé d’Ars, de saint Bruno et de Bernadette de Lourdes. Il est un
spécialiste reconnu de saint François de Sales et de sainte Jeanne
de Chantal.
Son livre se présente en neuf chapitres, chronologiquement bien
ordonnés, retraçant la vie et les œuvres de saint François de Sales
: les « enfances comblées » en Savoie (I), les études de ce « parfait
gentilhomme » à Paris et à Padoue (II), le prévôt des chanoines
de Genève (III), le temps des semailles et le temps des moissons
de « l’apôtre du Chablais » (IV-V), l’évêque et prince de Genève
(VI), l’évêque parmi son peuple VII), la réforme du clergé et des
religieux (VIII), les dernières années en route « vers le pur amour
» (IX).
Pour écrire cet ouvrage, l’auteur a exploré les documents ori-
ginaux, étudié les textes autographes majeurs et les auteurs qui
l’ont précédé. Son érudition ne l’a pas empêché de nous offrir un
récit simple et transparent où sont mises en lumière les traces du
mystère de Dieu dans la vie d’un grand saint.
Notre édition actuelle reproduit exactement le texte original.
Seules, les images et les illustrations ont été rajeunies et adaptées.
Le lecteur pourra, nous l’espérons, apprécier la qualité du texte, qui
n’a pas vieilli, et les photographies modernes des lieux et des per-
sonnages.
En guise de préambule, le Père André Ravier a voulu citer le
témoignage de saint Vincent de Paul, célèbre disciple et ami de
l’évêque de Genève, qui disait que « Mgr de Sales avait un désir
brûlant d’être un portrait du Fils de Dieu », à tel point qu’il est

1.9 Page 9

▲back to top
Présentation
9
devenu « l’homme qui a reproduit le mieux le Fils de Dieu sur la
terre ».
Quant à nous, nous faisons nôtre le projet apostolique du docteur
de l’amour, qui a inspiré celui de saint Jean Bosco, et qui était aussi
à coup sûr celui du Père André Ravier qui conclut ainsi sa présen-
tation : « François de Sales est quelqu’un qui a voulu, comme Jésus-
Christ sur terre, aimer Dieu de tout son cœur d’homme et qui,
ayant expérimenté les exigences et la douceur de ce don, a travaillé
à introduire le plus grand nombre d’âmes dans ce qu’il nomme
magnifiquement “l’éternelle liberté de l’amour” ».
Morand Wirth, sdb.

1.10 Page 10

▲back to top
10
Saint François de Sales
L’homme qui a reproduit le mieux le Fils de Dieu vivant
sur la terre
Seul un saint pouvait parler ainsi
d’un saint. Le mot est de Vincent de
Paul, témoignant au procès de Paris
des hautes vertus de François de
Sales : « Mgr de Sales avait un désir
brûlant d’être un portrait du Fils de
Dieu. Il s’est si bien conformé à ce
modèle, je l’ai constaté, que maintes
fois je me suis demandé avec étonne-
ment comment une simple créature
pouvait arriver à un degré de perfec-
tion aussi grand, étant donné la fra-
gilité humaine, et atteindre la cime
d’une si sublime hauteur... Sa ferveur
éclatait dans ses discours publics
aussi bien qu’en ses colloques fami-
liers… En repassant ses paroles en
moi-même, j’en éprouvais une telle
admiration que j’étais porté à voir en
lui l’homme qui a reproduit le mieux
le Fils de Dieu vivant sur la terre 1 ».
Si osée que soit cette comparaison,
elle est vraie ; mieux encore, elle nous
situe au cœur de ce mouvement éton-
nant d’amour qui caractérise le destin
spirituel de saint François de Sales ;
elle explicite ce mouvement intime et
1 Procès de Paris, art. 26 et 27.

2 Pages 11-20

▲back to top

2.1 Page 11

▲back to top
Présentation
11
elle l’explique : elle nous livre le secret de cette existence presti-
gieuse.
C’est dans cette lumière que nous esquisserons le portrait spiri-
tuel de saint François de Sales : François de Sales est quelqu’un qui a
voulu, comme Jésus-Christ sur terre, aimer Dieu de tout son cœur
d’homme et qui, ayant expérimenté les exigences et la douceur de
ce don, a travaillé à introduire le plus grand nombre d’âmes dans
ce qu’il nomme magnifiquement « l’éternelle liberté de l’amour ».
********
Notre texte s’appuie avant tout sur les documents publiés dans l’édition complète
des Œuvres complètes de François de Sales (Visitation d’Annecy, 1892-1932, 26
vol.) ; nous avons cependant utilisé avec une particulière prudence les lettres
découvertes au XIXe siècle. Pour ne pas alourdir ce livre, nous ne fournissons pas
la liste des références, lorsqu’il s’agit de citations prises dans cette grande édition
des Œuvres complètes. Le lecteur familier des Écrits de Saint François de Sales se
repérera aisément à l’aide des excellentes tables de ces volumes. – Ainsi ferons-
nous encore pour les citations tirées des deux Procès de canonisation (1627-1632
; 1655-1658) ou de l’Année Sainte de la Visitation Sainte-Marie. – Très rarement
nous avons emprunté une expression ou un trait aux biographies de Messire de
Longueterre, de Dom Jean de Saint-François, du Père de la Rivière. Quant à la
Vie du Bienheureux François de Sales, Evêque et Prince de Genève, composée par
son neveu Charles-Auguste de Sales, nous ne l’avons utilisée qu’avec la réserve
qui convient, c’est-à-dire au minimum, et pour des faits dont nous avions confir-
mation par ailleurs. – Les références qui vont suivre ne concernent donc que des
ouvrages qui ne relèvent pas de ce fond commun à toutes les biographies de saint
François.

2.2 Page 12

▲back to top
12
Saint François de Sales

2.3 Page 13

▲back to top
Chapitre i - Des enfances comblées
13
1. DES ENFANCES COMBLÉES
Le Seigneur et Dame Françoise de Boisy
Il est incontestable que, dès sa naissance, François de Sales apparaît
comme une âme comblée. Sa lignée paternelle – les de Sales – aussi
bien que sa lignée maternelle – les de Sionnaz – sans prendre rang
parmi les toutes premières du duché de Savoie, sont pourtant de
vieille et franche noblesse. Les armoiries des de Sales, « d’azur à
deux fasces d’or vuidées de gueules, au croissant montant d’or en
chef, et deux étoiles de même, l’une au milieu et l’autre en pointe »,
portaient comme devise : Ny plus, ny moins ; et leur Maison comp-
tait, nous dit-on, trente-deux quartiers de noblesse.
Mais la vraie noblesse de Monsieur et de Madame de Boisy (c’était
le titre que portaient les parents de François, du nom d’une riche sei-
gneurie que Bonaventure de Chevron avait donnée en dot à sa fille
Françoise de Sionnaz), consistait dans leur fidélité à la foi catholique.
Dans ce pays proche du Genevois que déchirait depuis 1534 la crise
protestante, – déchirement que signifiait cruellement la présence à «
Nessy » (Annecy) de l’évêque de Genève, dont la ville épiscopale était
devenue la Rome de Calvin et des Calvinistes – les de Sales étaient
restés farouchement attachés au Saint-Siège et à l’Église ; ils se proté-
geaient avec soin et protégeaient les leurs de tout contact avec l’hérésie
; et ce fut une première grâce pour François que de baigner dès ses
premières enfances dans ce climat de fermeté religieuse qui n’allait pas
sans épreuves ni peines.
Cette foi courageuse était pour le seigneur de Boisy autre chose que
fidélité à une tradition : elle imprégnait les actes de sa vie. François

2.4 Page 14

▲back to top
14
Saint François de Sales
de Boisy pratiquait au grand jour sa religion : il assistait aux offices
qui se célébraient le dimanche et les jours de fêtes solennelles, dans
l’église paroissiale de Sales, et « il se confessait et communiait au temps
de Pâques, aux grandes fêtes de l’année et lorsqu’on publiait quelques
indulgences ou pardons ». Il se montrait sur ses terres « grand amateur
des pauvres et surtout des laboureurs, qu’il assistait en toutes leurs
nécessités, soit d’argent, soit de blé, sans intérêts ». Pas ombre d’hérésie
en ce parfait chrétien.
Et sa femme – plus jeune que lui de quelque trente ans ! – renché-
rissait encore, comme il convient, sur cette piété et cette charité envers
les pauvres. « J’ai vu Madame, affirmera au Procès un laboureur de
Thorens, François Terrier, aller dès le château de Sales à l’église qui est
assez éloignée, par temps pluvieux et en hiver, ne craignant ni le froid
Chapelle construite sur l’emplacement de la chambre où naquit
saint François de Sales.

2.5 Page 15

▲back to top
Chapitre i - Des enfances comblées
15
ni la neige pour le service de Dieu et le service des pauvres malades,
n’épargnant rien pour les assister, leur envoyant pain et vin et autres
choses nécessaires. Et j’ai vu ladite dame qui, de sa propre main,
pansait les ulcères des malades »…
Or, cette « perle de vertu », ainsi la nomme un conseiller du duc de
Genevois, François de la Pesse, avait à peine seize ans lorsqu’elle mit
au monde, le 21 août 1567, François, son premier-né : si « sage » et si
« raisonnable » que fût cette jeune Maman, elle ne pouvait pas ne pas
s’attacher avec passion à cet enfant « tendre » et « délicat », dont son
âge la rapprochait plus que de son époux.
Sur les toutes premières années de François de Sales, nous ne
sommes pas sans renseignements. La nourrice, Pétremande Puthod,
à qui fut confié l’enfant né prématurément, et que ne put nourrir elle-
même, à son grand regret, Madame de Boisy, vivait encore au temps
du premier Procès de canonisation. Être appelé à dévider quelques
souvenirs sur un nourrisson devenu évêque et prince de Genève, et
de surcroît candidat aux honneurs de l’Église, n’est pas tellement cou-
tumier qu’on ne puisse pardonner à la bonne Pétremande un certain
lyrisme : François, nous dit-elle, était « un enfant grandement gracieux,
beau de visage, affable, doux et familier... Jamais je n’ai connu enfant de
meilleure nourriture et de meilleur naturel. »
À un enfant « de si bon naturel », Monsieur de Boisy donna une
éducation rude, voire même austère, comme il seyait à un aîné de
noble famille : le fouet, nous assure-t-on, ne lui fut pas épargné, à l’oc-
casion d’un larcin ; mais par contre, on lui expliquait « les raisons de
tout ce qu’on exigeait de lui ». Sévérité du père, tendresse de la mère,
cette éducation dont les alternances s’achevaient en sagesse porta vite
de bons fruits. « Dès son enfance, déposera Mère de Chantal, selon
que je l’ai ouï dire à plusieurs personnes dignes de foi, l’on a vu reluire
en lui une sagesse, douceur et débonnaireté toute extraordinaire en cet
âge, et il était fort paisible et obéissant à ses parents. »
Charles-Auguste de Sales note, dans la description de ces enfances,
un trait qui nous paraît vraisemblable : ses parents « inculquaient

2.6 Page 16

▲back to top
16
Saint François de Sales
souvent à François l’amour et la crainte de Dieu et lui expliquaient les
mystères de la foi chrétienne, le plus clairement qu’ils pouvaient par
des similitudes et comparaisons tirées de la nature, et répondaient tou-
jours à ses petites demandes ». Cette pédagogie religieuse marquera
fortement l’esprit et l’âme de François.
Le château de Sales n’était sans doute qu’une « maison-forte », autour
de laquelle s’étageaient des terres, des pâturages et un grand vergér ;
mais le paysage, en cette région, est merveilleux. Situé à l’entrée du val
d’Usillon, le château se trouvait à la frontière de deux régions d’aspects
fort différents : vers l’occident, des collines basses, fertiles, riantes ;
vers l’orient, de hautes montagnes, des forêts chétives, et au fond, une
falaise qui se dresse comme une muraille et au sommet de laquelle
la neige persiste même en été. Ce paysage, avec ses métamorphoses
saisonnières, remplit d’images magnifiques la tête du petit François :
les choses de la nature lui deviennent chaque jour plus familières, il les
comprend, il les sent de toute sa vive sensibilité, elles font partie de son
univers intérieur, et déjà de son univers religieux.
Mais, toutes ces chances que lui prodigue son destin familial ne
seraient pas aussi efficientes sur l’équilibre et l’essor religieux de Fran-
çois, si Dieu, de l’intérieur, ne travaillait son âme. Croyons-en les yeux
et le cœur d’une mère : « Si je n’étais pas la mère d’un tel fils, devait
confier un jour, vers 1610, Madame de Boisy à Madame de Chantal, je
révèlerais beaucoup de merveilles de son enfance... J’ai souvent observé
qu’étant tout petit encore, il était prévenu des bénédictions du ciel et ne
respirait que l’amour de Dieu... » Ajoutons : « et l’amour des pauvres »,
appris d’ailleurs à l’école de son admirable mère, et nous percevrons le
mystère de grâce qui se jouait déjà dans le secret de ce cœur d’enfant.
L’écolier de La Roche et d’Annecy
Survient alors dans la vie de François – nous sommes en 1573, il a
six ans – un changement grave. Louis de Sales, le frère de Monsieur de

2.7 Page 17

▲back to top
Chapitre i - Des enfances comblées
17
Boisy, a décidé de mettre ses trois fils à l’école de La Roche, petite ville
sise à trois lieues seulement du château. Monsieur de Boisy saisit l’oc-
casion au vol pour réaliser un projet qu’il mûrit depuis quelque temps
: François accompagnera ses cousins au collège. À La Roche, Fran-
çois, d’emblée, se révèle l’élève parfait que l’on donne en modèle à ses
camarades. Mais, plus encore que sa docilité, c’est sa piété qui étonne
et séduit. À telles enseignes que, selon la Mère de Chaugy, deux ans
plus tard, lorsque François quitta La Roche pour n’y plus revenir, « la
plupart (des gens) l’accompagnèrent, et ils pleuraient, disant que c’était
la bénédiction de leur ville qu’on leur ôtait. » On était en 1575.
La politique aurait, dit-on, provoqué ce brusque changement. Louis
de Sales aurait jugé prudent que Monsieur de Boisy, sa famille et ses
gens ne demeurent pas au château de Sales et qu’ils se retirent au
château de Brens. Et ce changement de résidence aurait entraîné pour
Croix élevée sur le site de la chapelle de l’ancien château de
Sales (détruit en 1630).

2.8 Page 18

▲back to top
18
Saint François de Sales
les écoliers un changement de collège. Peut-être ; mais une raison plus
simple peut aussi être avancée : l’aîné des fils de Louis avait achevé le
cycle des études du petit collège de La Roche, et il lui fallait, pour conti-
nuer sa formation, passer à un établissement de plus grande envergure
: frères et cousin suivirent. Quoi qu’il en soit, voici nos quatre écoliers
au collège d’Annecy : ce collège, qu’avait fondé en 1551 le chanoine
Eustache Chapuys, était alors florissant et comptait parmi ses élèves
toute la jeunesse distinguée de Savoie.
Ici se placent, dans la croissance spirituelle de François de Sales,
deux événements importants : d’abord sa première Communion
et sa Confirmation, par Mgr Ange Justiniani, le 17 décembre 1577,
à Saint-Dominique d’Annecy. François a alors dix ans, mais ce petit
homme s’impose à ses camarades, et même à ses maîtres. Elève dili-
gent à l’étude, et plein de talents, il est de surcroît aimable compagnon
: chacun l’admire, l’aime et le respecte. « Sa seule présence, nous rap-
porte Mère de Chantal, tenait les autres écoliers, ses compagnons, en
respect ; même... dès lors il avait cette gravité et ce maintien, humble
et judicieux, qu’il a eu toute sa vie ;... il supportait avec patience et
douceur les humeurs impertinentes des autres écoliers... Et lorsque ses
compagnons allaient à l’ébat, sur le soir, il demeurait au logis et invitait
la dame chez laquelle il était en pension à entendre la lecture de la Vie
des Saints, en lui disant ; « Ma tante, j’ai bien quelque chose de bon à
vous dire. »
Le second événement important de cette époque fut la tonsure
que François reçut le 20 septembre 1578. Dès lors, il a le projet d’être
prêtre. Deux confidences nous l’assurent ; à Mère Angélique Arnauld,
abbesse de Port-Royal des Champs, François dit un jour : « Dès ma
douzième année, je m’étais résolu si fortement d’être d’Église que pour
un royaume je n’eusse pas changé cette résolution. » Et à l’une de ses
pénitentes : « Dès que j’eus la grâce de savoir un peu le fruit de la croix,
ce sentiment entra dans mon âme, il n’en est jamais sorti. »
Le rapprochement de ces deux confidences nous permet d’entrevoir
la qualité de cette décision de François : elle est, chez lui, une volonté

2.9 Page 19

▲back to top
Chapitre i - Des enfances comblées
19
ferme, très arrêtée, et qui va d’emblée à l’essentiel de l’Évangile et du
mystère de Rédemption.
Pour affirmer, autant qu’il le pouvait, sa résolution, sans pour-
tant s’opposer de front aux prestigieux projets d’avenir que ses succès
scolaires faisaient surgir dans la tête de Monsieur de Boisy, Fran-
çois demanda à son père l’autorisation de recevoir la tonsure cléri-
cale. Être clerc ne signifiait pas alors que l’on se destinât aux Ordres
Sacrés, mais ouvrait la voie aux prébendes et bénéfices. Ce n’est pas
ainsi que François entendait la chose. C’est en futur homme d’Église
que l’enfant se présenta à la tonsure : « Sachant que Gallois Regard,
évêque de Bagneroy, devait célébrer les Ordres au mois de septembre,
à Clermont-en-Genevois, il s’y porta soudain, garni de Lettres dimis-
soriales... Là, en l’église de Saint-Étienne, il fut tondu selon les sacrées
cérémonies et reçut le Seigneur pour sa part et portion de son héritage,
avec une joie indicible, l’an mil cinq cent septante huit. »
« Avec une joie indicible », nous en croyons volontiers ici Charles-An-
toine de Sales. Car cet enfant de douze ans est vraiment étonnant. Il ne
faut pourtant point prendre le change – et la suite de ce portrait nous le
prouvera bientôt –, cette amabilité cache une énergie de fer, ce charme
cache une ardeur de lutte. Dieu l’aide sans doute, et lui facilite l’effort :
mais à ces attraits intérieurs, François répond avec « résolution ». Il a
choisi Dieu, et ce choix est sans réserve et sera sans repentance.
On le vit bien, en cet automne de 1578, lorsque Monsieur de Boisy,
très fier des succès scolaires de François, décida de l’envoyer prolonger
ses études à Paris. Toujours soucieux de ménager à son fils de brillantes
relations, Monsieur de Boisy avait projeté que son fils suivrait les cours
du collège de Navarre, où fréquentait l’élite de la jeunesse parisienne.
Mais François n’était point de cet avis : « Il avait ouï que la jeunesse ne
s’y adonnait pas tant à la piété qu’au collège des Pères Jésuites, de la
renommée et estime desquels il avait les oreilles pleines. » Il n’en fallait
pas davantage pour que, dans son cœur, François préférât le collège de
Clermont au collège de Navarre. Mais comment faire revenir Monsieur
de Boisy sur son dessein ? François, déjà fin diplomate, eut recours à

2.10 Page 20

▲back to top
20
Saint François de Sales
Fonts baptismaux de François de Sales dans l’église paroissiale
de Thorens.

3 Pages 21-30

▲back to top

3.1 Page 21

▲back to top
Chapitre i - Des enfances comblées
21
la médiation de sa mère. Tant et si bien que lorsque notre étudiant de
douze ans arriva à Paris, « sous la conduite et gouvernement de Jean
Déage » c’est au collège de Clermont qu’il s’inscrivit.

3.2 Page 22

▲back to top
22
Saint François de Sales

3.3 Page 23

▲back to top
Chapitre ii - Le parfait gentilhomme
23
2. LE PARFAIT GENTILHOMME
Paris et la crise spirituelle de 1586-1587
Lyon-Bourges-Orléans. Ainsi parvint-il, à la fin de septembre 2, à
« la royale ville de Paris, mère des doctes Muses, des arts libéraux
et de toute science », comme la nomme le Père Louis de la Rivière,
mais aussi la ville de la politique, des querelles religieuses et des
folles joies estudiantines...
Au collège de Clermont, François fut inscrit dans la classe d’Hu-
manités, peut-être même dans la classe de Grammaire Supérieure,
car il lui fallait s’initier au grec qu’il ignorait. Et pendant quatre ans,
il « recommença l’étude des lettres humaines ». Puis ayant obtenu
son diplôme de bachèlerie, il fut admis à suivre, à la rentrée de
1584, le cours de philosophie. Ce cours durait quatre ans. Par les
cahiers manuscrits du jeune philosophe qui sont parvenus jusqu’à
nous, il nous est facile de juger de son ardeur à l’étude et surtout des
qualités de son esprit : ordre, méthode, profondeur ; on ne s’étonne
guère qu’il ait été considéré comme « l’un des premiers de l’Univer-
sité » et jugé, au terme de ces quatre ans, « parfait en philosophie ».
Au cours de ces huit années parisiennes, la vie spirituelle de
François connut d’importants développements. Charles-Auguste
de Sales n’en prend-il pas un peu à son aise avec le calendrier, lors-
qu’il nous raconte l’arrivée de François à Paris : « N’eût-il pas plutôt
mis bas l’épée au logis, qu’il demanda d’être conduit au collège des
Jésuites » ? Ce qui est sûr, c’est que, parmi ses études et toute son
éducation de gentilhomme (danse, équitation, escrime) à laquelle
2 Procès de Paris, art. 26 et 27.

3.4 Page 24

▲back to top
24
Saint François de Sales
Monsieur de Boisy exigeait qu’il fût énergiquement initié, Fran-
çois « se ressouvenait d’avoir été fait ecclésiastique à Clermont et
ne voulait point changer de résolution ». Son premier soin fut de
choisir (sans doute parmi les Pères du collège ?) « un directeur et
père spirituel, vers lequel il pût reposer sa conscience et acquérir
les maximes de la vie éternelle ; de même qu’on lui avait baillé un
Maître pour les sciences humaines ».
Parmi ses compagnons d’études, à Paris comme à La Roche et à
Annecy, sa ferveur rayonne : « Il se rendait si agréable à tous par
sa modestie, rapporte la Mère de Chantal, qu’on prenait plaisir à
le regarder quand ce Bienheureux allait par les rues, même que
les artisans le regardaient parmi ses compagnons ». Il communie
fréquemment, peut-être même déjà « de huit en huit jours », à tout
le moins chaque mois. Alors « il se plaisait avec les Capucins » et
Le château de Thorens, appartenant à la famille de Sales.

3.5 Page 25

▲back to top
Chapitre ii - Le parfait gentilhomme
25
nourrissait une grande admiration pour le célèbre Père Ange de
Joyeuse. À toutes ces pratiques de piété, il ajoutait encore secrè-
tement maintes austérités, comme étaient les jeûnes et l’usage du
cilice.
Sa dévotion à la Vierge Marie était très vive ; il aimait de prédilec-
tion la Vierge Noire de Saint-Etienne des Grès, et comme il passait
plusieurs fois chaque jour devant cette église, il s’arrêtait volontiers
quelques instants pour épancher sa dévotion. C’est en ces années-là
qu’il entra dans la Congrégation. « Voyant qu’ez congrégations de
la très-sacrée Vierge, plusieurs vivaient religieusement et angéli-
quement, par le conseil de son gouverneur il s’enrôla en l’une, et y
exerça bien souvent les charges d’Assistant et de Préfet ».
A Paris, François éprouva le désir d’approfondir sa religion et
de réserver quelques-unes de ses heures libres à la théologie. Désir
d’âme, bien sûr, besoin de s’initier aux Saintes Écritures et aux mys-
tères de sa foi. Mais aussi, sans aucun doute, projet non avoué de se
préparer de loin au sacerdoce. Il savait qu’en dépit des décrets du
concile de Trente, et contre le vœu de l’évêque Mgr de Granier, le
malheur des temps ne permettait pas que fût ouvert à Annecy un
séminaire régulier, où se seraient préparés les candidats aux Ordres.
A Paris, dira-t-il plus tard, j’ai appris plusieurs choses « pour plaire
à mon père, et la théologie pour me plaire à moi-même ».
Quoi qu’il en soit, François obtint un beau jour de Monsieur
Déage la permission de s’adonner aux études théologiques, sans
toutefois qu’en pâtit la philosophie. Voici comment, au dire de
Charles-Auguste de Sales, s’en tire notre diplomate : « Parce qu’en
même temps le sieur Déage son gouverneur étudiait en théolo-
gie... il étudiait et feuilletait ses écrits en la maison, toutes fois et
quantes qu’il en avait le loisir ; et quand plus il considérait profon-
dément les vérités éternelles, tant plus il était enflammé du désir de
poursuivre ; d’où vint qu’aussitôt qu’il avait la moindre difficulté en
théologie, il disputait avec son maître et avec les autres théologiens
pour en avoir la résolution. Il tâchait aussi d’assister aux disputes

3.6 Page 26

▲back to top
26
Saint François de Sales
qui se faisaient en Sorbonne, et écrivait les questions, arguments
et décisions qu’il jugeait plus dignes de remarque. Il allait souvent
entendre les leçons de Gilbert Génébrard, homme d’une science
divine plutôt qu’humaine, et ainsi conçut-il cette grande et pro-
fonde connaissance de théologie, par laquelle il a été admirable
tout le reste de sa vie ».
Génébrard ? Le nom fait dresser l’oreille : ce bénédictin de Cluny,
prodige d’érudition, avait introduit dans le milieu très scolastique
du Collège Royal, la critique historique prônée par Maldonnat...
D’ailleurs, si fidèle qu’il fût à la Sorbonne, François ne laisse pas
que de butiner aux jardins des « novateurs » : « Encore apprenait-il
la langue hébraïque, et la théologie positive de Maldonnat ». Mal-
donnat ? Ce théologien jésuite, dont précisément les régents de
Sorbonne avaient obtenu le départ de Paris, en 1677, sous l’accusa-
tion de « nouveautés », mais dont les célèbres cours circulaient sous
le manteau... Décidément, chez François, l’attrait pour la théologie
est tout autre chose qu’une curiosité ou un esthétisme : il pressent
les drames religieux du proche avenir.
Et même, il les porte en lui, il les vit : voici venir la crise, – ainsi
peut-on parler sans dramatiser – par laquelle va passer ce jeune
homme de 20 ans à peine. À quelle date précise éclata-t-elle ? Les
historiens hésitent entre 1586 et 1587. Cela ne change rien à la
gravité de l’affaire. Celle « bourrasque » dura six semaines et elle
fut tellement profonde qu’elle ébranla jusqu’ à la santé de François.
« Ce Bienheureux me raconta une fois – déposa Mère de Chantal
– pour me conforter en quelque trouble que j’avais, qu’étant écolier
à Paris, il tomba dans de grandes tentations et extrêmes angoisses
d’esprit ; il lui semblait absolument qu’il était réprouvé et qu’il n’y
avait point de salut pour lui... Nonobstant l’excès de ce travail, il
eut toujours au fond de son esprit celle résolution d’aimer et servir
Dieu de toutes ses forces durant sa vie, et d’autant plus affection-
nément et fidèlement qu’il lui semblait qu’il n’en aurait le pouvoir
pour l’éternité. Ce travail lui dura trois semaines pour le moins, ou

3.7 Page 27

▲back to top
Chapitre ii - Le parfait gentilhomme
27
environ six, selon qu’il me peut souvenir, avec une telle violence
qu’il perdit quasi tout le manger et le dormir et devint tout maigre
et jaune comme de cire, dont son précepteur était en grande peine.
Or, un jour qu’il plut à la divine Providence de (le) délivrer, comme
il retournait du Palais, passant devant une église, il entra pour faire
son oraison. Il s’alla mettre devant un autel de Notre-Dame, où
il trouva une oraison qui était collée sur un ais. Souvenez-vous, ô
glorieuse Vierge Marie, que jamais personne ne s’est adressé à vous,
etc... Il la dit tout du long ; puis se leva, et en ce même instant, se
trouva parfaitement et entièrement guéri ; et il lui sembla que son
mal était tombé sur ses pieds comme des écailles de lèpre. »
Ce témoignage de Mère de Chantal ne laisse rien à désirer. Mais
une question se pose : d’où sont venues à François ces « grandes
tentations et extrêmes angoisses d’esprit » ? De toute évidence,
elles sont d’ordre spirituel. Pourtant, ne plongeraient-elles pas
dans le tempérament très sensible, un peu scrupuleux, et certai-
nement « mélancolique » du jeune homme, une mélancolie qu’il
avait héritée de sa mère et qui s’exaspérait aux heures de fatigue.
Or en 1586-1587, François se réserve-t-il une détente suffisante ?
Un de ses compagnons ne nous déclare-t-il pas que « bien souvent
s’échappant au sortir des classes de philosophie, il perdait ses repas
ordinaires afin de s’en aller à la Sorbonne ouïr les disputes de théo-
logie » ?
Il est significatif que François ait fait confidence de cette épreuve,
précisément « à un gentilhomme qui était tombé dans une pro-
fonde mélancolie » : « On crie qu’outre le mal que vous avez par
les accidents corporels, vous êtes surchargé d’une violente mélan-
colie... Eh ! s’il vous plaît, Monsieur, dites-moi, je vous prie, quel
sujet avez-vous de nourrir cette triste humeur qui vous est si pré-
judiciable ? Je me doute que votre esprit est encore embarrassé
de quelque crainte de la mort soudaine et des jugements de Dieu.
Hélas ! que c’est un étrange tourment !... Mon âme qui l’a enduré six
semaines durant, est bien capable de compatir à ceux qui en sont

3.8 Page 28

▲back to top
28
Saint François de Sales
affligés... N’espérez-vous pas en Dieu ? Et qui espère en lui sera-t-il
jamais confondu) Non, Monsieur, jamais il ne le sera. »
Quoi qu’il en soit de ces prodromes, la crise que nous analysons
atteignit chez François une telle violence, et prit un tel caractère,
qu’il n’est pas possible de n’y pas reconnaître « la main du Seigneur ».
L’épreuve relève de la plus haute mystique. Coïncidence étonnante,
vers la même époque, – en 1583 exactement – Jean de la Croix décri-
vait merveilleusement les voies extraordinaires de la vie spirituelle
et surtout cette étape, aux formes toujours originales, par laquelle
Dieu purifie l’âme qu’il veut s’unir d’une union plus étroite, et qu’il
appelle la « Nuit ». « Toutes les forces et toutes les affections de l’âme,
par le moyen de cette nuit et purgation divine, se renouvellent et se
changent en tempérament et délices divines. 3 » Ne fut-ce pas là pour
François de Sales, le bénéfice de cette crise de 1586-1587 ?
De cette fièvre spirituelle, nous ignorons la courbe précise. Mais
par contre, des documents d’une grande certitude nous renseignent
sur son acuité et sur son dénouement.
Tout commença, semble-t-il, par une difficulté en apparence
purement spéculative : le mystère de la prédestination. Mis en
présence de la pensée de saint Augustin et de saint Thomas qui
insistent sur la prescience et le libre choix de Dieu, dans l’affaire
du salut des hommes, François prit d’abord une vive conscience de
l’incertitude du salut. Mais voici que faisant retour sur lui-même,
et mesurant les dangers qui le menacent – lui, si sensible, et dont le
cœur « aime si amoureusement » – parmi la jeunesse étudiante, il
s’affole : était-il, lui, François, du petit nombre des prédestinés ?...
En fait, la crise fut surtout d’ordre psychologique et spirituel, mais,
chez François, tout problème d’âme se complique d’un problème
d’intelligence.
Ici, il nous faut prêter grande attention à la plainte de cette âme
angoissée, telle qu’elle nous est parvenue de Monsieur Déage, le
3 La Nuit Obscure, L. II, Ch. IV.

3.9 Page 29

▲back to top
Chapitre ii - Le parfait gentilhomme
29
précepteur, et de François Favre, le valet de chambre de François,
par le truchement de Charles-Auguste de Sales. Si ces paroles sont
authentiques, – et il y a tout lieu de les croire telles tant elles cor-
respondent à l’acte d’abandon héroïque que nous a conservé le P.
de Quoex et à la Protestation de 1591 – elles nous révèlent magni-
fiquement à quelle pureté de charité avait dès lors accédé François
en sa vie spirituelle.
C’est vraiment la plainte de l’amour frustré, d’un amour qui se
voit soudain, contrairement à toute son espérance, incertain de
posséder un jour son objet unique : mais au feu de son angoisse,
cet amour se purifie étrangement ; et, de façon douloureuse, se
rabat sur ce qui lui reste de son bonheur : « Moi, misérable, hélas !
serai-je donc privé de la grâce de celui qui m’a fait goûter si suave-
ment ses douceurs et qui s’est montré à moi si aimable ? Ô Amour !
Ô Charité ! Ô Beauté à laquelle j’ai voué toutes mes affections. Et je
ne jouirai donc plus de vos délices ?... Ô Vierge... je ne vous verrai
donc jamais, au royaume de votre Fils ? Et jamais donc je ne serai
fait participant de cet immense bienfait de la Rédemption ?... Et
mon doux Jésus n’est-il pas mort aussi bien pour moi que pour les
autres ?... Ah ! quoi qu’il en soit, Seigneur, pour le moins que je vous
aime en cette vie, si je ne puis vous aimer en l’éternelle, puisque
personne ne vous loue en enfer. » Prière tragique et généreuse, mais
qui ne suffit pas à pacifier l’âme.
Plus François étudiait et discutait, plus il butait contre la prédes-
tination à la gloire antérieure à la prévision des mérites. Aucune
issue ne semblait possible à ce drame spirituel, lorsqu’un jour, reve-
nant seul du collège, « plus mort que vif », il eut l’idée d’entrer,
comme il le faisait fréquemment, dans l’église Saint-Etienne des
Grès. C’était « le jour qu’il plut à la divine Providence de le déli-
vrer », selon le récit de Mère de Chantal. Ici en plusieurs points
(durée du dénouement, place de l’acte d’abandon héroïque, date de
la Protestation), les historiens divergent ; nous suivrons de préfé-
rence le rythme de Mère de Chantal.

3.10 Page 30

▲back to top
30
Saint François de Sales
Donc, une fois entré dans l’église, François s’en alla « tout droit
» à la chapelle de la Vierge. Sans doute, refit-il à ce moment cet
« acte d’abandon héroïque », cette offrande que nous a conservée
le P. de Quoex : « Quoi qu’il arrive, Seigneur, vous qui tenez tout
dans votre main, et dont toutes les voies sont justice et vérité ; quoi
que vous ayez arrêté à mon égard au sujet de cet éternel décret de
prédestination et de réprobation ; vous dont les jugements sont un
profond abîme, vous qui êtes toujours Juste et Père miséricordieux,
je vous aimerai, Seigneur, au moins en cette vie, s’il ne m’est pas
donné de vous aimer en l’éternelle ; au moins je vous aimerai ici, ô
mon Dieu, et j’espérerai toujours en votre miséricorde, et toujours,
je répèterai toute votre louange, malgré tout ce que l’ange de Satan
ne cesse de m’inspirer là contre. O Seigneur Jésus, vous serez tou-
jours mon espérance et mon salut dans la terre des vivants. Si parce
que ma conduite l’exige, je dois être maudit parmi les maudits qui
ne verront pas votre très doux visage, accordez-moi au moins de
n’être pas de ceux qui maudiront votre saint nom. »
Ayant réaffirmé ce pathétique acquiescement à la volonté divine,
il « prit garde à une petite table affichée à la muraille : c’était la
prière Souvenez-vous ô très pieuse Vierge. Il la récita à genoux et
avec larmes ». Et voici la merveille : « Ayant achevé cette Oraison,
il demanda la santé du corps et de l’esprit, et voua à Dieu et à la
Vierge sa virginité ; en témoignage et mémoire de quoi, il s’obligea
à réciter le chapelet tous les jours de sa vie. Et voilà que parmi ces
prières et ces vœux, la tentation s’évanouit, la santé lui fut rendue,
et il lui semblait qu’on lui levait de la tête et du corps, comme des
croûtes ou écailles de lèpre. »
Au sortir de cette crise, François avait acquis une expérience
inestimable des voies de Dieu, mais plus encore il avait pris une
position doctrinale sur une question capitale de la théologie catho-
lique. On a coutume d’insister sur l’importance du premier de ces
gains : il est très certain que François, malgré ses vingt ans à peine,
est désormais capable de comprendre les épreuves les plus doulou-

4 Pages 31-40

▲back to top

4.1 Page 31

▲back to top
Chapitre ii - Le parfait gentilhomme
31
reuses des âmes que Dieu veut conduire à la pureté de son amour.
Mais, si l’on considère l’époque, les querelles auxquelles François,
prêtre, puis évêque, va être mêlé, protestantisme, mystique d’ex-
ception et même, sur la fin de sa vie, prodromes du jansénisme,
toutes discussions où se joue le destin de la liberté humaine en ses
rapports avec la grâce, on ne peut qu’admirer la sagesse de Dieu
qui se prépare ainsi un docteur de l’amour pur et de l’authentique
« liberté de gloire des enfants de Dieu ».
Si libéré que soit alors François, il semble que le problème de
la prédestination restera pour lui, longtemps encore, toujours
peut-être, un point névralgique de sa pensée religieuse. Dans ses
manuscrits, nous retrouverons plusieurs notes sur ce thème, parmi
lesquelles la plus semblable par le ton et la teneur à la crise de 1586-
Paris, collège de Clermont et église Saint-Étienne des Grès
(détail du plan Turgot de 1739).

4.2 Page 32

▲back to top
32
Saint François de Sales
1587, est sans doute cette « protestation » étonnante, qu’avec les
meilleurs critiques nous situons vers 1591. Nous ne pouvons la
citer intégralement 4 : nous en retiendrons du moins les passages
où se marque le mieux l’attitude franchement apostolique et spiri-
tuelle qu’adopte François dans le problème spéculatif de la prédes-
tination.
« Prosterné aux pieds des bienheureux Augustin et Thomas (les
deux auteurs dont les thèses avaient, sinon provoqué, du moins
exagéré sa crise d’âme), je suis prêt à tout ignorer pour connaître
Celui qui est la science du Père, le Christ crucifié. (En cette simple
phrase, s’inscrit déjà ce qui sera sa pensée mystique). En effet,
quoique je ne doute pas que les choses que j’ai écrites (cette pro-
testation se trouve à la fin de notes théologiques sur la prédesti-
nation) soient vraies, parce que je n’y vois rien qui puisse former
un doute solide de leur vérité ; cependant, parce que je ne vois pas
tout et qu’un mystère si profond est trop brillant pour être regardé
en face par mes yeux de chouette (il semble que ce sera la position
qu’adoptera François lorsqu’il sera consulté par Paul V dans la que-
relle De Auxiliis), si, dans la suite, le contraire apparaissait, – ce qui,
je pense, n’arrivera jamais – bien plus, si je me savais damné – que
cela n’arrive pas, Seigneur Jésus ! – par cette volonté que les tho-
mistes placent en Dieu afin que Dieu montre sa justice, frappé de
stupeur et levant les yeux vers le Juge Suprême, volontiers je dirais
avec le Prophète : Mon âme ne sera-t-elle pas soumise à Dieu ? Amen,
Père, parce qu’il vous paraît bon ainsi ; que votre volonté soit faite.
Et je dirais cela tant de fois dans l’amertume de mon cœur, jusqu’à
ce que Dieu, changeant ma vie et ma sentence, me réponde : « Aie
confiance, mon fils, je ne veux pas la mort du pécheur, mais plutôt
qu’il se convertisse et qu’il vive...
(Et François d’accumuler les textes bibliques et surtout les textes
évangéliques qui affirment la volonté de Dieu de sauver tous les
4 Cf. Œuvres, T. XXII, pp. 63-68.

4.3 Page 33

▲back to top
Chapitre ii - Le parfait gentilhomme
33
hommes) « Et parce que tu as voulu glorifier mon nom, même
en souffrant, s’il en était besoin, bien qu’en cela soient minimes la
gloire et exaltation de mon nom, qui n’est pas « damnateur », mais
« Jésus » (lisons ces mots magnifiques dans le latin : glorificatio
nominis mei qui non est damnator, sed Jesus) – je t’établirai sur beau-
coup, afin que tu me loues en cette béatitude éternelle où éclate la
gloire de mon nom... » Alors non plus je ne devrai pas répondre
autrement qu’auparavant : Amen, Père, parce qu’il vous paraît bon
ainsi. Mon cœur est prêt, ô Dieu, à la peine à cause de vous ; mon
cœur est prêt à la gloire à cause de votre nom, Jésus... Amen, Jésus,
Marie ».
Cette confidence est capitale, elle représente un sommet, peut-
être le sommet de la vie spirituelle ; croyons-en l’abbé Bremond,
qui est orfèvre en la matière : « Précieuse relique, moins haletante,
moins passionnante que l’amulette de Pascal, mais d’une richesse
doctrinale bien supérieure » 5. La « richesse doctrinale » de ce texte
n’étonnera guère ceux qui connaissent les autres notes sur la Prédes-
tination, et notamment ce fragment de 1591, où François énumère
les preuves et autorités, qui rendent plausible la thèse que « non
seulement la damnation a lieu par suite des démérites prévus, mais
aussi que la prédestination se fonde sur les mérites prévus ».
Ce sera désormais sa position théologique, sur laquelle il va
pouvoir appuyer toutes ses discussions avec les Protestants, toute
sa prédication et toute sa direction spirituelle. Écrivant, en 1618,
plus de trente ans après la crise, au Père Lessius, il lui déclarera :
« Dans la bibliothèque des Jésuites de Lyon, j’ai vu votre Traité de
la Prédestination, et quoique je n’aie eu le temps que de le parcourir
à la hâte, j’ai remarqué que vous y embrassez et soutenez l’opinion
de la prédestination à la gloire après la prévision des mérites, cette
opinion si noble à tant de titres, puisqu’elle est si ancienne, si conso-
5 Henri BREMOND, Histoire Littéraire du Sentiment Religieux en France, Paris,
Bloud et Gay, 1916, T. I, p. 90.

4.4 Page 34

▲back to top
34
Saint François de Sales
lante... Cela m’a été une grande joie ; car j’ai toujours regardé cette
doctrine comme la plus vraie, la plus aimable et la plus conforme à
la miséricorde de Dieu et à sa grâce, ainsi que je l’ai un peu indiqué
dans mon Traité de l’amour de Dieu. »
Les conséquences de cette crise de 1586-1587 sur le destin spiri-
tuel de François de Sales sont considérables : elles concernent non
seulement sa pensée, mais son âme, – non seulement sa théologie,
mais sa religion personnelle et tout son apostolat. Au fond, cette
crise fut pour lui une véritable bataille de libération : elle affer-
mit sa foi sur les réalités les plus essentielles de la vie de grâce,
elle développa en lui les vertus qui sont le plus efficaces dans les
relations de l’homme avec Dieu, elle lui donna de la vie chrétienne
une expérience très haute, lui faisant connaître l’extrême angoisse
et les brusques délivrances ; bref, elle lui ouvrit l’accès de la droite,
saine et authentique « liberté de gloire des fils de Dieu » : ce sera
désormais le terme vers lequel il tendra avec ferveur et s’efforcera
d’orienter les âmes les plus sublimes et les plus humbles qui s’ap-
puieront sur lui dans leur quête de Dieu.
Le premier séjour de François à Paris touche à sa fin : François
achève le cours de la Faculté des Arts. Au commencement de l’été
1588, il reprend le chemin de la Savoie.
C’est « à la longue robe rouge » du sénateur que Monsieur de
Boisy destine « cet enfant de très grande espérance ». Il « baille »
cependant à François, qui depuis huit ans n’est pas revenu en Savoie,
« du loisir pour voir ses parents et amis » ; mais il est d’ores et déjà
décidé que dès l’automne de 1588, l’étudiant se rendrait à Padoue,
toujours flanqué de Monsieur Déage, et s’y appliquerait à l’étude du
droit : Gallois, le frère cadet, accompagnerait son aîné et suivrait les
classes de grammaire au collège des Jésuites.

4.5 Page 35

▲back to top
Chapitre ii - Le parfait gentilhomme
35
Padoue et le doctorat « en l’un et l’autre droit »
Voici donc François aux prises avec les études de « l’un et l’autre
droit », c’est-à-dire du canonique et du civil, par obéissance à son
père ; mais, en secret, et de connivence avec Monsieur Déage, il
consacrera une partie de son temps à refaire dans leur intégralité les
études théologiques : « Il se prescrivit huit heures d’études, quatre
pour la jurisprudence, et tout autant pour la théologie. » En fait,
il s’intéressa de surcroît, en guise de passe-temps, à la botanique,
voire à la médecine !
Mais le problème religieux reste au centre de ses préoccupations
: « Afin de profiter davantage, non seulement en la scolastique mais
encore en la mystique, pour laquelle il avait déjà jeté de bons fon-
dements à Paris, il lui était nécessaire d’avoir un bon maître et un
directeur ». Pour ce rôle, il choisit, par « un certain rayon du ciel
», « le P. Antoine Possevin, de la Compagnie de Jésus, homme que
les vertus élevaient par-dessus les têtes des autres ». Visiblement, le
Père exerça une grande influence sur l’orientation spirituelle de son
disciple : c’est lui sans doute qui le poussa à entrer dans la Congré-
gation de l’Annonciation de Notre-Dame, dont le siège était au
collège des Jésuites, et à suivre les Exercices Spirituels ; c’est lui que
François fit appeler lorsqu’en 1590 il pensa mourir. Mais, au cours
des trois ans padouans, le Père Possevin fut surtout pour François
le maître qui, prolongeant l’enseignement de Génébrard, développa
en lui le goût de l’Écriture Sainte ; et également le guide qui l’aida
à mener parmi la population estudiantine, légère et batailleuse, de
Padoue, une vie sincèrement chrétienne.
De cette époque 6 date un document de toute première impor-
tance : François, en accord avec son directeur, se donne un règle-
6 Contrairement à ce qui est souvent avancé, je ne crois pas qu’on puisse tirer de ce
texte la preuve qu’il n’aurait été rédigé qu’après la grande maladie de François en
fin 1590-début 1591.

4.6 Page 36

▲back to top
36
Saint François de Sales
ment de vie. Faut-il aller jusqu’à voir dans ces pages « une Intro-
duction à la vie dévote en miniature » ? Non, sans doute. Il ne faut
pas oublier que François s’oriente toujours secrètement vers le
Sacerdoce, et qu’il a fait à Notre-Dame, en l’église Saint-Étienne des
Grès, un vœu de chasteté qu’il entend garder fidèlement, avec l’aide
de Dieu, parmi les périls de Padoue. Reste que ce document nous
fournit sur l’idée que François se fait de la vie chrétienne, autour de
1590, des renseignements très précieux.
Un exercice lui tient fort à cœur : « Je préférera i toujours à toute
autre chose l’exercice de la préparation, et je le ferai au moins une
fois le jour : c’est à savoir le matin ; il consiste en un examen préa-
lable, fait en présence de Dieu, de ce que l’on prévoit advenir dans
la journée. »
Après cela, il se prescrivit sept articles pour bien passer la journée.
« Le matin, aussitôt que je serai éveillé, je rendrai grâces à Dieu…
Après, je penserai à quelque sacré mystère… Je ne manquerai pas
d’ouïr tous les jours la Sainte Messe, etc... »
Or, parmi ces sept articles, le troisième est trop original pour que
nous ne nous y arrêtions pas un instant, d’autant que la troisième
partie de notre document le reprendra et le développera : « Comme
le corps a besoin de prendre sommeil pour délasser et soulager ses
membres fatigués, de même est-il nécessaire que l’âme ait quelque
temps pour sommeiller et se reposer entre les chastes bras de son
céleste Époux, afin de restaurer par ce moyen les forces et la vigueur
de ses puissances spirituelles : partant, je destinerai tous les jours cer-
tains temps pour ce sacré sommeil, à ce que mon âme, à l’imitation
du bien-aimé disciple, dorme en toute assurance sur l’aimable poi-
trine, voire dans le cœur amoureux de l’amoureux Sauveur. »
La description détaillée – en huit points – de ce « sommeil »
sacré est, à vrai dire, une pièce remarquable. Sommeil singulière-
ment actif où tous les grands thèmes de la méditation chrétienne
se rassemblent... Mais ce qui importe ici, c’est l’attitude de l’âme.
Cette attitude est extrêmement caractéristique, il s’agit bien d’une

4.7 Page 37

▲back to top
Chapitre ii - Le parfait gentilhomme
37
détente, d’un goût, d’une délectation savoureuse qui repose l’âme et
l’introduit dans l’amour de Dieu.
« Et premièrement (ainsi commence le texte) ayant pris le temps
commode pour ce sacré repos, avant toute autre chose, je tâche-
rai à rafraîchir ma mémoire de tous les bons mouvements, désirs,
affections résolutions, projets, sentiments et douceurs, qu’autrefois
la divine Majesté m’a inspirés et fait expérimenter en la considéra-
tion de ses saints Mystères, de la beauté de la vertu, de la noblesse
de son service et d’une infinité de bienfaits qu’elle m’a très libérale-
ment départis... »
Ce ton d’admiration, d’enthousiasme, va se soutenir jusqu’au
bout : « Secondement, je me reposerai tout bellement, etc... Troi-
sièmement, je me reposerai tout doucement, etc... Quatrièmement,
je sommeillerai suavement en la connaissance de l’excellence de la
Padoue, ancienne cour de l’Université.

4.8 Page 38

▲back to top
38
Saint François de Sales
vertu, etc... Cinquièmement, je m’arrêterai en l’admiration de la
beauté de la raison, etc... Sixièmement, je pèserai attentivement
la rigueur de la divine Justice... Septièmement... Je m’occuperai à
voir, comme quoi ces beaux attributs (la sapience infinie, la toute
puissance et l’incompréhensible bonté de Dieu) reluisent ès sacrés
mystères de la vie, mort et passion de notre Seigneur Jésus-Christ,
etc... »
Le huitièmement mérite d’être cité : « …Je m’endormirai en
l’amour de la seule et unique bonté de mon Dieu ; je la goûterai si
je puis, non en ses effets, mais en elle-même ; je boirai cette eau de
vie, non dans les vases ou fioles des créatures, mais en sa propre
fontaine ; je savourerai combien cette adorable majesté est bonne
en elle-même, bonne à elle-même, bonne pour elle-même, voire
comme elle est la bonté même, et comme elle est la toute bonté ;
et bonté qui est éternelle, intarissable et incompréhensible. Ô Sei-
gneur, dirai-je, il n’y a que vous de bon, par essence et par nature
; vous seul êtes nécessairement bon ; toutes les créatures qui sont
bonnes, tant par la bonté naturelle que par la surnaturelle, ne le
sont que par participation de votre aimable bonté. » Ce document
contenait encore d’autres règles « pour bien se comporter dans les
compagnies et ès rencontres, sans chopper et succomber au vice ».
Déjà François de Sales dispose de cette spiritualité forte et suave,
solidement dogmatique et sensible au cœur, qui fera son charme et
attirera vers lui les âmes. Mais aurait-il atteint ce sommet, aurait-il
écrit ces pages sur le Sommeil spirituel, s’il n’avait passé par la crise
de 1586-1587, et s’il n’en avait triomphé ? Une âme qui n’a pas
dominé dans la foi et la confiance son angoisse spirituelle ne peut
se plonger aussi librement aux sources de l’amour... Pour François,
parmi les aridités des études juridiques et les périls de la cité uni-
versitaire, ce règlement était un talisman : « Afin de pouvoir les
relire souvent (ces lois et règles) il les escrivit ès premières et der-
nières feuilles d’un livre de prières qu’il portait ordinairement en
sa pochette. »

4.9 Page 39

▲back to top
Chapitre ii - Le parfait gentilhomme
39
D’autant qu’ayant repris l’ensemble de ses études théologiques,
il se retrouvait nécessairement en face du problème de la prédes-
tination. Car le Père Possevin, mis par François au courant de ses
projets d’avenir, l’avait fort encouragé dans sa vocation : « Croyez-
moi votre esprit n’est pas au tracas du barreau, et vos yeux ne sont
pas faits à sa poussière. » La découverte du livre de Laurent Scupoli,
« le Combat Spirituel », que lui révélèrent les Pères Théatins, chez
qui François aimait à fréquenter les offices, l’avait encore confirmé
dans sa résolution de se donner à Dieu et donc d’étudier la théolo-
gie.
Son maître à penser restait saint Thomas d’Aquin ; en un pit-
toresque raccourci, Charles-Auguste de Sales imagine François «
ouvr(ant) sur le pupitre de son cabinet, la Somme de l’Angélique
Docteur saint Thomas, afin de l’avoir toujours devant les yeux et
pouvoir y recourir promptement, pour l’intelligence des autres
livres ». Car il y avait « d’autres livres » : François a élargi le champ
de ses lectures : les Pères lui sont familiers, et entre tous il préfère
Augustin, Jérôme, Chrysostome, Cyprien, dont le style l’enchante,
– et il leur adjoint saint Bernard et saint Bonaventure. Mais sur le
point précis de la prédestination, il s’écarte résolument de ce qu’on
lui présente comme la pensée de saint Thomas, et s’en tient à l’opi-
nion « plus vraie et plus aimable » 7 que ses maîtres jésuites ensei-
gnaient ouvertement, en s’appuyant sur le livre du Père Molina,
paru en 1588 : La Concordance du libre arbitre avec les dons de la
grâce, la prescience de Dieu, la providence, la prédestination et la
réprobation.
C’est de ces années de Padoue (et probablement de 1591) que
date la note que nous avons déjà citée et qui définissait nettement
l’attitude très pure de foi et de confiance, qui serait désormais
l’attitude de François. Mais il est notable que les quatre « frag-
ments » qui nous sont parvenus, de ses Observations théologiques
7 Lettre au P. Lessius, Œuvres, T. XVIII, pp. 271-274.

4.10 Page 40

▲back to top
40
Saint François de Sales
de Padoue, fassent tous allusion à ce problème de la grâce et de la
prédestination. L’une d’elles est particulièrement émouvante : « J’ai
noté ceci, avec crainte et tremblement, écrit François, l’an 1590, le
15 décembre, pour ne pas avoir peut-être à en regretter la perte, si
dans la suite cette façon de penser, dans laquelle je me suis affermi
quand j’eus atteint l’adolescence, et quand j’eus acquis plus d’expé-
rience par l’âge et par la science, continue à paraître vraie selon le
jugement et la décision de l’Église, comme elle m’a paru vraie alors
dans mon enfance, Car, dès cette époque, en m’y affermissant, j’ai
médité tout ce qui paraît serrer de près la question 8. »
Ces notes de théologie sont d’ailleurs pénétrées de prière. Ici,
une invocation à l’Esprit-Saint. Là, un hommage à Jésus-Christ. Le
désir de Dieu ct le zèle des âmes s’y expriment librement : « J’ai
noté toutes ces choses pour l’honneur de Dieu et la consolation des
âmes. » Mais ce qui importe par-dessus tout à François, c’est que sa
doctrine soit parfaitement conforme à l’enseignement de l’Église.
« Ces choses, je les ai écrites très humblement, proteste-t-il, étant
tout prêt à abandonner non seulement les conclusions que j’ai prises
ou prendrai, ruais la tête même qui les a conçues, et cela, même si
mon intelligence y répugne, pour embrasser l’opinion qui est ou
qui sera à l’avenir adoptée par l’Église Catholique, Apostolique et
Romaine, ma Mère et la colonne de vérité. »
François était « dans sa vingt-quatrième année, et le temps qu’il
avait destiné pour l’étude des lois était écoulé quand il reçut com-
mandement de son père de se doctorer ». Le grand jurisconsulte,
Guy Pancirole, « homme du tout semblable à la vertu et à la science
et qui tenait plus de l’esprit angélique que de l’humain » s’était
attaché très fort à François, et voulut être lui-même son « Promo-
teur ». La séance d’apparat eut lieu « le cinquième de septembre
l’an mil cinq cent nonante et un ». François se montra brillant en la
soutenance et répondit « très solidement aux arguments qui furent
8 Cf. Œuvres, T. XXII, p. 46.

5 Pages 41-50

▲back to top

5.1 Page 41

▲back to top
Chapitre ii - Le parfait gentilhomme
41
lâchés contre la doctrine »... « Le Pancirole, son Promoteur, ne lui
fut point chiche de louanges », nous rapporte Charles-Auguste en
son style savoureux, « ...et lui bailla l’anneau, la couronne et les pri-
vilèges de l’Université ». François était promu docteur in utroque
jure – en droit canonique et civil. Tous lui firent fête ; « car il s’était
acquis tous les cœurs de Padoue. »
Au château de la Thuile, où la guerre entre catholiques et pro-
testants avait contraint M. de Boisy à se replier avec les siens, le
triomphe de François fut accueilli avec grande liesse. Avant de
rentrer en France, le jeune docteur voulut s’acquitter d’un vœu déjà
ancien : il fit le pèlerinage de Lorette. Faut-il, avec toute la tradition
et Madame de Chantal elle-même, placer à cette époque le premier
voyage à Rome ? Cette tradition mérite à coup sûr respect. Mais
une étude plus précise des documents et des dates inclinerait à la
discuter, et peut-être à la rejeter 9.
En février 1592, François était de retour à la Thuile, où « le sei-
gneur de Sales vivait en impatience de son cher fils. »
9 Cf. la biographie critique que prépare le R. P. LAJEUNIE, O.P.

5.2 Page 42

▲back to top
42
Saint François de Sales

5.3 Page 43

▲back to top
Chapitre iii - Le prévôt des chanoines de Genève
43
3. LE PRÉVÔT DES CHANOINES DE GENÈVE
François « Prêtre de Jésus-Christ »
L’accueil fut tendre et enthousiaste : François – il n’a pas 25 ans – appa-
raît aux yeux de tous comme comblé de tous les dons de la nature et
de la grâce. Ce jeune Docteur est encore un parfait gentilhomme ;
c’est un cavalier de belle allure et il a prouvé plusieurs fois qu’il savait
à l’occasion manier l’épée avec un « mâle courage » ; il est digne d’ap-
paraître dans le monde en chef de noble famille. Son père « roule
en sa pensée de grandes choses pour lui » et, pour commencer, lui
confère la seigneurie de Villaroget.
Regardons-le bien, comme le regarde « tout le voisinage ». Ne
réalise-t-il pas à la perfection ce portrait de l’homme vertueux, qu’il
traçait dans son écrit sur le sommeil spirituel : « Quatrièmement,
je sommeillerai suavement en la connaissance de l’excellence de la
vertu : vertu qui est si belle, si gracieuse, si noble, si généreuse, si
attrayante, si puissante. C’est elle qui rend l’homme intérieurement
et encore extérieurement beau ; elle le rend incomparablement
agréable à son Créateur ; elle lui sied extrêmement bien, comme
propre qu’elle lui est. Mais quelles consolations, quelles délices,
quels honnêtes plaisirs ne lui donne-t-elle pas en tout temps ? Ha !
C’est la chrétienne vertu qui le sanctifie, qui le change en Ange, qui
en fait un petit Dieu et qui lui donne dès ici-bas le Paradis. »
La beauté de François était avant tout une beauté intérieure. Dès
le temps de Padoue, « on apercevait sensiblement en lui je ne sais
quoi de sacerdotal », nous affirme le Père de la Rivière ; et son âme
était déchirée : « L’amoureux respect qu’il portait à Monsieur son

5.4 Page 44

▲back to top
44
Saint François de Sales
père et à Madame sa mère le tenait en perplexité et le mettait en
suspens, savoir s’il prêterait son consentement irrévocablement
aux immaculées noces de l’Agneau, sans avoir sondé à peu près
leurs inclinations, ou s’il retarderait pour quelque temps, et jusqu’à
ce qu’il eût la commodité de faire cette épreuve avec toute la discré-
tion qu’il lui serait possible. » Il avait attendu, mais l’heure n’était-
elle pas venue de déclarer enfin sa décision ?
François hésite cependant à parler : Monsieur de Boisy approche
de ses soixante-dix ans, comment supportera-t-il ce coup, qui lui
sera très rude ? Et ne va-t-il pas user de son autorité paternelle,
comme l’y autorisent les mœurs du temps, pour refouler le dessein
de François ? Bref, l’affaire traîne... Monsieur de Boisy met à profit
ce délai. « Il est nécessaire, dit-il un jour à son fils, que vous alliez
à Chambéry pour vous faire recevoir avocat au Sénat », et Fran-
çois consent aux démarches qui, le 24 novembre, aboutiront à le
faire recevoir au barreau. Entre temps, Monsieur de Boisy songe à
marier François avec une Demoiselle « véritablement noble de sang
et de vertus », Françoise Suchet de Miribel, et François consent à la
rencontre, quitte à ne faire « autre chose à Sallanches que de saluer
simplement la compagnie, comme s’il eut eu toute autre chose à
faire ».
Mais voici danger plus subtil, parce qu’on y pourrait voir une
chance unique pour la famille de Sales : « Charles-Emmanuel (duc
de Savoie), étant bien assuré de la probité et doctrine du Seigneur de
Villaroget, le promit à la dignité de Sénateur en la souveraine Cour
de Savoie, par des lettres patentes que François Melchior de Saint-
Jeoire, baron d’Hermance, apporta de Turin. » François remercie son
Altesse et refuse. Mais tous ces événements le convainquent que le
temps est venu de sortir de ces ambiguïtés. Il « s’adressa à son cher
cousin Louis de Sales, chanoine de l’église cathédrale de Genève (son
aîné de trois ans et qui devait devenir son compagnon d’apostolat),
et l’ayant pris à part, lui découvrit entièrement son cœur », Louis
promit à François de « faire venir son oncle » à leur dessein.

5.5 Page 45

▲back to top
Chapitre iii - Le prévôt des chanoines de Genève
45
Les choses, dès lors, vont prendre un tour plus rapide. La charge
de prévôt de l’Église de Genève, – le prévôt était le second dignitaire
du diocèse – étant devenue vacante, Louis de Sales, sans en parler
à François, entreprend de la faire attribuer à son cousin... Il confie
ce projet au chanoine François de Ronys, « qui avait de grandes
correspondances à Rome et qui entendait fort bien la négociation
des bénéfices », Monsieur de Ronys fit aussitôt les démarches cou-
tumières, « et Dieu favorisa tellement cette affaire, que dans peu de
temps on eut des nouvelles certaines que Sa Sainteté l’avait concé-
dée ». Le 7 mars 1593, les bulles de nomination étaient signées à
Rome ; elles parvenaient à l’évêché d’Annecy le 7 mai.
Stupeur de François. « Il croyait que ce fut un songe », mais vit
en cet événement, ainsi que son cousin, l’argument qui permet-
trait d’obtenir de Monsieur de Boisy, sans trop froisser son orgueil
paternel, l’autorisation « d’être de l’Église ». L’entrevue entre Fran-
çois et son père eut lieu sans doute le 9 mai. Revêtit-elle le caractère
dramatique que lui prête la tradition ? Monsieur de Boisy essaya-
t-il de gagner encore du temps ? Peu importe. Il acquiesça enfin et
bénit son fils.
Dès le lendemain, 10 mai 1593, François voulut revêtir la soutane.
La cérémonie eut lieu en l’église du village de la Thuile. « Vraiment,
lui dit Messire Bouvard, frappé par sa ferveur, il semblait à vous
voir que vous preniez l’habit de capucin. » – « Ah ! Monsieur, reprit
François, je prends l’habit de saint Pierre. » Le 12 mai, François
descend à Annecy et, en dehors de toute cérémonie solennelle, est
investi de sa charge de Prévôt. D’accord avec son évêque, il décide
de recevoir les quatre Ordres Mineurs et le sous-diaconat le samedi
d’après la Pentecôte.
C’est au château de Sales qu’il se rend avec son confesseur Révé-
rend Aimé Bouvard, afin de se préparer à la réception des Ordres.
Il y arrive le 18 mai et n’en redescendra que le 7 juin. Temps de
solitude, de réflexion, de prière... Un écho émouvant nous est
parvenu de cette retraite, dans l’Année Sainte des Visitandines : le

5.6 Page 46

▲back to top
46
Saint François de Sales
19 mai, François pria Messire Bouvard de renouveler la tonsure
qu’il avait reçue, quinze ans auparavant, de Monseigneur Regard...
Or, si étrange que cela puisse paraître, le sacrifice de ses cheveux
« qu’il avait, nous dit-on, blonds et beaux », lui fut si cruel qu’en lui
se déclencha une vague de tentations contre sa vocation ! « Hélas
! mon Père, avoua-t-il à Messire Bouvard, il y a deux jours que
je souffre de grands combats contre ma vocation ; le démon n’a
oublié aucun endroit de mon âme pour me tâter, et il m’a tenté
jusqu’au bout de mes cheveux, me donnant grande aversion à cette
tonsure. La force de Samson était au bout de sa chevelure, et je
pense qu’une partie de ma faiblesse était au bout de la mienne ; car
depuis qu’elle est coupée, je me sens plus fort au service de Dieu, et
j’ai bien promis à la Divine Majesté de me dépouiller entièrement
du vieil homme pour vivre désormais totalement avec sa grâce, en
nouveauté de vie avec Jésus-Christ. »
Que François se réfère en cette cérémonie au beau texte de saint
Paul sur le baptême signifie clairement sa résolution de conver-
sion radicale. Une note de sa main, que Louis de Sales affirme avoir
lue sur des tablettes, d’où François avait oublié de l’effacer, nous
laisse entendre avec quelle ferveur le retraitant passa cette journée :
« François, tu te dois souvenir que Dieu t’a fait beaucoup de misé-
ricordes le dix-neuvième jour de mai 1593, par les intercessions du
glorieux saint Célestin, protecteur de ta retraite préparatoire aux
Ordres. »
En même temps qu’il se préparait spirituellement aux Saints
Ordres, François, pour parfaire l’examen canonique qu’il avait déjà
subi, rédigea 10 son premier sermon. Le thème fut choisi selon la
liturgie : l’Église alors célébrerait la fête de Pentecôte. François voit
dans cette circonstance une invitation à prêcher : « Ce jour d’huy
est le commencement de toute prédication » : or il est notable
10 Nous disons : rédigea, et non prononça ; mais sans prendre position dans la discus-
sion des historiens : Œuvres, T. VII, p. I, note.

5.7 Page 47

▲back to top
Chapitre iii - Le prévôt des chanoines de Genève
47
qu’un passage de ce sermon fasse allusion au jeu, dans l’âme, du
libre arbitre et de la grâce !
Le 7 juin 1593, François rentre à Annecy. Le 8, il renonce légale-
ment à son droit d’aînesse et à son titre de Villaroget en faveur de
son frère Gallois. Le 9, il reçoit de Mgr de Granier les quatre ordres
mineurs, et le 11, il « fut promu à l’ordre sacré du sous-diaconat ».
« Après quoi son prélat, ajoute Charles-Auguste de Sales, lui com-
manda de se tenir prêt pour le sermon du jour de la Fête-Dieu. »
En fait, le sermon n’eut lieu que le jour de l’octave.
C’est grand dommage que le texte, ou du moins le canevas de ce
sermon sur « la réalité du corps de Notre-Seigneur en la très sainte
Eucharistie » ne nous soit pas parvenu : car à en juger d’après le
résumé qu’en donne Charles-Auguste de Sales, il semble bien que
le jeune prédicateur ait donné là, pour la première fois, ses idées
sur l’amour de Dieu : « Que le souverain bien est souverainement
communicatif de soi-même, qu’il y a trois principales communi-
cations, la première par laquelle le Père se communique au Fils ,
et par laquelle le Père et le Fils se communiquent au Saint-Esprit ;
la seconde par laquelle la très sainte Trinité a communiqué la per-
sonne divine à la nature humaine. La troisième, par laquelle Dieu
communique le corps de son Fils, non à la nature, mais à toute per-
sonne humaine. Que ces trois communications sont tellement liées
l’une avec l’autre, que la troisième ne peut pas être sans la seconde,
ni la seconde sans la troisième. » C’était aller tout droit au cœur de
la mystique chrétienne.
Quoique encore sous-diacre, le jeune Prévôt se révèle singulière-
ment actif. Entre le 24 juin et la Noël 1593, il donne au moins cinq
grands sermons. Partout il « reluit comme un beau soleil » : il étudie,
il travaille ; il se montre assidu au chœur et passionné pour la litur-
gie. Il visite les malades, réconcilie les ennemis. Pour la sanctification
des âmes, il fonde la confrérie des Pénitents de la Sainte Croix...
Il n’y a pas six mois que François est « d’Église » ! Quel élan apos-
tolique, quel zèle des âmes chez ce clerc ! Quel feu ! Que sera-ce

5.8 Page 48

▲back to top
48
Saint François de Sales
donc lorsqu’il aura reçu le sacerdoce, lorsqu’il sera évêque ? Dès à
présent, il a chargé sur ses épaules le poids des âmes. La grâce en
lui n’est pas vaine : « Nous avons un Apôtre nouveau », se serait
écrié, après son premier sermon, Monseigneur de Granier. C’était
prédire ! La vie des Apôtres restera toujours idéal dont il tentera de
s’approcher au plus près.
Le samedi des Quatre-Temps de septembre, 18 du mois, Fran-
çois recevait le diaconat. L’ordination sacerdotale fut fixée au 18
décembre, qui était le samedi après le troisième dimanche de l’Avent.
Grâce à une lettre que l’ordinand écrit à son ami, Antoine Favre,
vers le 15 décembre, nous percevons quelque chose des sentiments
qui occupent alors son âme : « À l’approche de ce jour terrible, de
ce jour effroyable, comme l’appelle saint Chrysostome, où, d’après
la volonté de notre évêque, c’est-à-dire d’après la volonté de Dieu
(car je ne cherche pas d’autre interprète de cette divine volonté), à
l’approche de ce Jour, dis-je, où après avoir passé par tous les degrés
des saints Ordres, je vais être promu à l’auguste dignité du sacer-
doce, je ne puis me dispenser de vous annoncer l’insigne honneur
et le bien excellent qui m’attendent. Il ne convient pas qu’une telle
transformation s’opère à votre insu dans un homme qui est tout
vôtre. »
Ce n’est pas sans crainte que François aborde ce « changement »,
« le plus glorieux qui (lui) puisse arriver en ce monde » : « Je suis
assailli par la plus grand inquiétude que j’aie jamais ressentie... Si je
ne me trompe, il ne saurait rien arriver de plus difficile et de plus
périlleux à l’homme que d’être appelé à tenir entre ses mains et à
produire par sa parole, selon l’expression de saint Jérôme, Celui que
les Anges, ces intelligences que nous sommes incapables de conce-
voir ou de louer dignement, ne peuvent même pas embrasser par
la pensée ni célébrer par de justes louanges. »
François compte sur la foi de son ami pour comprendre son
trouble et sympathiser avec son âme. « Assurément, je n’igno-
rais pas, mon vénérable ami, que d’effroyables responsabilités ne

5.9 Page 49

▲back to top
Chapitre iii - Le prévôt des chanoines de Genève
49
fussent jointes à une si sainte et si auguste dignité ; mais l’éloigne-
ment trompe les yeux, et c’est chose bien différente de mesurer un
objet de près ou de l’apprécier de loin. Vous êtes le seul, honorable
ami, qui me paraissiez capable de comprendre le trouble de mon
esprit, car vous traitez les choses divines avec tant de respect et de
vénération que vous pouvez facilement juger combien il est dange-
reux et redoutable d’en présider la célébration, combien il est facile
de pécher et de pécher gravement, et combien difficile de remplir
dignement ces saintes fonctions. »
Mais cette plainte amicale ne doit pas tromper Antoine Favre : «
Je ne manque pas de courage, ajoute François, jusqu’à présent il ne
m’a jamais abandonné. » Ayant ainsi confié à son ami le plus cher
son « inquiétude », « uniquement pour exciter (sa) sympathie ; c’est
un remède utile, je le sais, pour soulager un cœur souffrant », Fran-
çois continue sur un ton ferme : « Ne vous persuadez pas que les
saints mystères m’inspirent un effroi tel qu’il ne laisse en moi place
à une espérance et à une allégresse bien supérieures à ce que pour-
raient me valoir mes propres mérites. Je me réjouis spécialement et
j’exulte – Laetor plurimum et gaudeo – de pouvoir correspondre par
cet office le plus sublime de tous, je veux dire par des sacrifices, et
par des sacrifices de la plus auguste Victime... ».
Ici s’arrête malheureusement la minute autographe de la lettre :
mais telle quelle, cette confidence nous est déjà, entre toutes, pré-
cieuse : elle exprime bien l’âme infiniment délicate et prudente de
François, dont la force, l’élan, l’épanouissement ne prennent leur
source qu’au plus profond des vérités de la foi.
Le 18 décembre, François de Sales était « fait prêtre » : « Le
débonnaire prélat, rapporte Charles-Auguste de Sales, ne put pas
s’empêcher de pleurer en lui imposant les mains et faisant réflexion
que c’était son très cher fils.
Mais en cette action le serviteur de Dieu, François, ravi dans
la considération de sa dignité, ressemblait à un homme de l’autre
monde. » Avant de célébrer sa première messe, le nouveau prêtre

5.10 Page 50

▲back to top
50
Saint François de Sales
Annecy, la cathédrale.

6 Pages 51-60

▲back to top

6.1 Page 51

▲back to top
Chapitre iii - Le prévôt des chanoines de Genève
51
voulut encore se préparer par trois jours de retraite. « Le vingt et
unième de décembre de l’an mil cinq cent nonante trois, jour de
saint Thomas apôtre, il chanta sa première messe en l’église cathé-
drale. » « Dans ce premier sacrifice, confiera-t-il un jour à Mère de
Chantal, Dieu prit possession de mon âme d’une manière inexpli-
cable ».
Après l’office des Vêpres, ajoute Charles-Auguste en une formule
à notre goût trop elliptique, (il) fit une très fervente prédication sur
le sujet de son sacrifice. Selon les habitudes du temps, ce sermon
fut sans doute une semi-confidence et en quelque sorte une décla-
ration de programme, il est regrettable qu’il ne soit pas parvenu
jusqu’à nous.
Les cinq années qui vont suivre (1593-1598) nous révéleront
en François de Sales le prêtre de Jésus-Christ. Figure magnifique,
devant laquelle les Protestants du temps, du moins les Protestants
sincères et les historiens les plus critiques d’aujourd’hui, ont dû s’in-
cliner. La grâce éclate en cette âme sacerdotale. Et par une chance
providentielle, nous voyons François exercer son sacerdoce en deux
situations apparemment très opposées : dans le calme de la paisible
et très catholique ville d’Annecy (noël 1593-septembre 1594), puis
dans la tourmente et les dangers de la mission du Chablais.
Les premiers mois de sacerdoce
La phase annécienne de cet apostolat commença par la solen-
nelle « installation » du prévôt. La cérémonie eut lieu un peu après
Noël. « Ce sacre collège de tant de gentilshommes et de docteurs,
après avoir fait les preuves de sa noblesse et de sa doctrine selon la
coutume et les statuts, le mit en la réelle, actuelle et corporelle pos-
session de la dignité de prévôt, par le baiser au grand autel et autres
cérémonies accoutumées ».

6.2 Page 52

▲back to top
52
Saint François de Sales
A cette occasion, François prononça un remarquable dis-
cours-programme 11. Après avoir exprimé ses remerciements et
dit sa confusion d’avoir été appelé, lui, si jeune et si inexpéri-
menté, à présider ce « vénérable chapitre de l’église Saint-Pierre
de Genève », François évoqua tout naturellement la tristesse de
cet exil et le désir que conservaient au fond de leur cœur, évêque
et chanoines, de rentrer un jour dans la ville épiscopale. Et le
prévôt de proposer à ses chanoines une « entreprise », « aussi
grande gue difficile ; elle n’est pourtant pas plus impossible qu’elle
n’est indigne de nous : il s’agirait de recouvrer Genève, ce siège
antique de votre assemblée. »
Une croisade ? Le propos dut faire dresser l’oreille à plus d’un
parmi les assistants : la lutte armée et fratricide étant quasi per-
manente entre les protestants et les catholiques de ce pays. Mais
bien vite, François définit le sens de cette reconquête : « C’est par
la charité qu’il faut ébranler les murs de Genève, par la charité
qu’il faut l’envahir, par la charité qu’il faut la recouvrer... Je ne vous
propose ni le fer, ni cette poudre dont l’odeur et la saveur rappellent
la fournaise de l’enfer... C’est par la faim et la soif endurées, non par
nos adversaires, mais par nous-mêmes que nous devons repousser
l’ennemi. C’est par la prière que nous le chasserons ; car ce genre
de démons, vous le savez, ne peut être chassé que par la prière et
le jeûne. Voulez-vous une méthode facile pour emporter une ville
d’assaut ? ».
Et François de tirer de l’Écriture son exemple : Holopherme
assiégeant Béthulie coupa l’aqueduc et fit garder toutes les fontaines
qui désaltéraient la ville. Ainsi faut-il faire pour Genève : « Il est un
aqueduc qui alimente et ranime pour ainsi dire toute la race des
hérétiques : ce sont les exemples des prêtres pervers, les actions,
11 Cette pièce très remarquable est conservée à la Bibliothèque publique de Genève ;
elle n’a été publiée qu’en 1891, par les soins de l’Académie Salésienne. Cf. Œuvres,
T. VII, pp. 99 sqq.

6.3 Page 53

▲back to top
Chapitre iii - Le prévôt des chanoines de Genève
53
les paroles, en un mot l’iniquité de tous, mais surtout des ecclé-
siastiques. C’est à cause de nous que le nom de Dieu est blasphémé
chaque jour parmi les nations, et c’est avec pleine raison que le Sei-
gneur s’en plaint si amèrement par ses Prophètes. Voilà l’eau de con-
tradiction qui me paraît étancher la soif brûlante des hérétiques...
C’est notre iniquité que boivent ces hommes iniques, ainsi qu’il est
écrit : ils boivent l’iniquité comme l’eau... Puisqu’il en est ainsi, mes
compagnons d’armes, puisqu’ils regardent les actions d’autrui et
non les leurs, arrêtons le cours de cette eau, je vous prie. »
Les pacifiques chanoines ne furent pas peu étonnés de s’entendre
décerner des épithètes aussi guerrières. Impitoyable, le prévôt
continue sa harangue : le voici à présent qui évoque l’exil d’Israël :
« Nous laisserait-elle donc insensibles, cette douleur que nous
devrions éprouver au sujet d’un exil d’autant plus lourd et moins
honorable que nos péchés à tous en prolongent la durée ? Les Israé-
lites s’assirent sur les rives des fleuves de Babylone, et pleurèrent au
souvenir de Sion. Que ferons-nous donc, chanoines de Genève ?
Ne sommes-nous pas exilés et pèlerins sur une terre étrangère, celle
que nous habitons et foulons aux pieds ? Asseyons-nous donc sur
ces rivages des fleuves de Babylone, c’est-à-dire de la confusion,
des péchés ; pleurons au souvenir de cette Sion genevoise, jadis si
glorieuse des trophées du Christ, et aujourd’hui, pour les crimes de
notre époque et de nos ancêtres, gisant accablée sous la plus hon-
teuse servitude de l’hérésie. »
Un dernier appel, où se résume toute l’exhortation du prévôt :
« En un mot, car il faut terminer ce discours, nous devons vivre
d’après la règle chrétienne, de telle sorte que nous soyons cha-
noines, c’est-à-dire réguliers, et enfants de Dieu, non seulement de
nom, mais encore d’effet. »
J’invite ceux qui jugent François de Sales trop « fleuri », à relire
intégralement ce texte (d’autres ne sont guère moins épiques) : ces
pensées, ces directives, ce ton, auront tôt fait de nous révéler le vrai
François de Sales, c’est-à-dire le prêtre de Jésus-Christ aux prises

6.4 Page 54

▲back to top
54
Saint François de Sales
Portrait de François de Sales en 1618 (Visitation de Moncalieri).

6.5 Page 55

▲back to top
Chapitre iii - Le prévôt des chanoines de Genève
55
avec le péché du monde, et convaincu qu’il en peut triompher par
la prière, la pénitence, et par-dessus tout, par la charité.
Le jeune prévôt ne se contente pas de prêcher par belles paroles :
il agit et donne l’exemple. En dépit des pressions de ses parents, de
ses amis, il s’obstine à refuser « l’état de sénateur, auquel il avait été
promu par Son Altesse Sérénissime ». S’il refuse de siéger dans l’il-
lustre Sénat, par contre il est assidu aux offices du chapitre : « C’est
une maxime, répond-il un jour à Mgr de Granier, de préférer les
actions de communauté aux particulières : Dieu est là où l’on est
assemblé en son nom. » À s’en tenir à la lettre de sa charge, le prévôt
eût pu se contenter de faire respecter la discipline canoniale : mais
ce n’est pas ainsi que François entend son sacerdoce : parlant de ce
temps, Mère de Chantal rapporte : « Chacun sait qu’il disait la sainte
messe et qu’il assistait tous les jours aux offices divins, confessait et
prêchait fort souvent la parole de Dieu excellemment ; et dès lors…
on le regardait comme un homme de Dieu. »
Notons ce zèle du nouveau prêtre pour le ministère des confes-
sions : ce sera un des traits constants de son apostolat. « Ayant
une spéciale autorité de son évêque (Mgr de Granier avait nommé
François pénitencier de son diocèse), il érigea un tribunal pour ouïr
les confessions des Pénitents en l’église Cathédrale, tout proche de
la porte par laquelle on entre du côté de l’Évangile, là où il demeu-
rait quelquefois depuis l’aube du jour jusques à midi, environné
d’un grand nombre de fidèles de l’un et de l’autre sexe, et sans avoir
égard aux personnes. »
Que ce propos ne nous paraisse pas exagéré : François, même
lorsqu’il sera évêque, s’adonnera toujours à ce ministère des confes-
sions, comme à l’un des plus importants ; il confessera « jeunes
et vieux, pauvres et riches, nobles et paysans, sains et malades,
robustes et débiles » ; sa mère et son père eux-mêmes auront, à l’oc-
casion, recours à lui. Il se plaît à rendre service aux autres prêtres
du diocèse, refuse d’ailleurs tout argent pour ces ministères, encore
que ses revenus soient fort maigres, la prévôté ayant été spoliée de

6.6 Page 56

▲back to top
56
Saint François de Sales
tous ses biens par les hérétiques de Genève ; par contre, il trouve
le moyen de faire des aumônes, et d’en « bailler en cachette aux
pauvres honteux ». Il se plaît à soulager, consoler, réconcilier. On le
consulte de plus en plus sur les questions de droit ou de théologie.
Tout ce zèle et tout ce succès n’allaient pas sans provoquer parfois
quelque jalousie ou quelque critique : on essaya même de dresser
l’évêque contre son prévôt. Mais par sa patience et son humilité,
François venait à bout de ses adversaires, et au tort qu’ils lui avaient
fait, ne répondait que par le pardon. D’ailleurs, il a tant d’amis qui
l’aident et le secondent à l’occasion : tel le sénateur Antoine Favre,
qu’il appelle, en correspondance, Frater suavissime, amantissime,
dulcissime, et avec qui il organise le mardi de la Pentecôte 1594, à
l’église d’Aix où se conserve une parcelle de la vraie Croix, le pèle-
rinage commun de la confrérie des Pénitents d’Annecy et de la
confrérie, fraîchement érigée par Antoine Favre, des Pénitents de
Chambéry.

6.7 Page 57

▲back to top
Chapitre iv- L’apôtre du Chablais : le temps des semailles
57
4. L’APÔTRE DU CHABLAIS : LE TEMPS DES
SEMAILLES
Le choix du Prévôt
Alors survient dans la vie de François un changement considérable.
Ce prévôt des chanoines de Genève, qui semblait voué à une vie
laborieuse certes, mais sans péril, et facilement brillante, va devenir
pour quatre ans un missionnaire pauvre, menacé, besogneux, que
l’on pourra comparer à François Xavier, et même à saint Paul. Il
aura, lui, le premier, à mener cet assaut, sinon contre Genève, du
moins contre des ministres protestants inspirés de Genève, qu’il
avait annoncé dans son discours d’installation : menaces, insultes,
contradictions, échecs, abandons, rien ne lui sera épargné. Dans
l’existence de François de Sales, il n’y a peut-être pas d’époque où il
apparaisse plus grand...
Il s’agit de ce que les historiens du saint appellent la Mission du
Chablais.
Le Chablais, c’est ce petit pays, long d’une dizaine de lieues, large
de cinq, que bordent au nord le lac Léman et au sud les monts de
Faucigny. En 1594, le duc de Savoie Charles-Emmanuel vient de
le récupérer ; il fait partie du territoire sous juridiction de l’évêque
de Genève, Mgr de Granier. Mais sa situation religieuse n’est guère
consolante pour l’évêque : sur les vingt-cinq mille âmes qui le
peuplent, il ne reste qu’une centaine de catholiques ; tout le reste
est passé, de gré ou de force, au protestantisme.
Comment les choses en sont-elles venues à ce point de dégra-
dation ? Il serait trop long d’expliquer dans le détail en quelles
vicissitudes vécut cette contrée depuis l’avènement du protestan-
tisme à Genève. Citons seulement un fragment de la lettre de «
renseignements » que François écrivit de Thonon, le 19 février

6.8 Page 58

▲back to top
58
Saint François de Sales
1596, au nonce apostolique à Turin, Monseigneur Jules-César Ric-
cardi : « Une partie de ce diocèse de Genève (il s’agit du Chablais)
fut envahie par les Bernois, il y a soixante ans, et demeura héré-
tique ; mais, ces années passées, ce pays, par la force des armes,
rentra sous la domination de Son Altesse et fut réuni à son antique
patrimoine. Bon nombre des habitants, plus touchés du fracas des
arquebuses que des prédications qui leur étaient faites par ordre de
Monseigneur l’évêque, revinrent à la foi et rentrèrent dans le sein
de notre mère la Sainte Église ; mais ensuite, ces contrées ayant été
infestées par les incursions des Genevois et des Français, le peuple
retomba dans son bourbier. »
Les années pendant lesquelles François va besogner à la conver-
sion de ce pays déchiré sont encadrées par deux événements impor-
tants : l’abjuration d’Henri de Navarre, le 25 juillet 1593, qui permet
au duc Charles Emmanuel de récupérer le Chablais et affaiblit, mais
sans l’annuler (chacun craint que les Genevois ne redeviennent les
maîtres du pays), la pression du protestantisme sur les âmes ; et
le traité de Vervins de 1598, qui semblait réconcilier la France et
l’Espagne et apporter une promesse de paix, encore que le diffé-
rend entre la France et la Savoie n’y fût pas complètement liquidé.
Ce sont donc pour les habitants des années d’incertitude politique,
et en conséquence, – car tel est le malheur du temps – des années
d’hésitation religieuse. Ce sont aussi des années de dépenses mili-
taires très lourdes pour le duc Charles-Emmanuel qui, sincèrement
désireux, par raison d’Etat autant que par conviction religieuse, de
voir François réussir dans la conversion du Chablais, ne pourra
pas lui fournir l’aide financière qu’auraient exigée la restauration
des cures et la création d’œuvres, et notamment de collèges pour la
jeunesse. Ces circonstances vont conférer à la mission du Chablais
– qui aurait pu être une entreprise très colorée de politique – un
caractère incontestablement évangélique : c’est dans la pauvreté, la
peine, la pénitence, les contradictions, que François œuvrera long-
temps à la reconquête spirituelle de ce pays.

6.9 Page 59

▲back to top
Chapitre iv- L’apôtre du Chablais : le temps des semailles
59
Mais comment donc François fut-il choisi pour ce dur et péril-
leux ministère ? Le duc, dès la fin de 1589, avait demandé à Mgr de
Granier de rétablir des curés dans les quelque cinquante anciennes
cures du Chablais : un an plus tard, en février 1591, ces cinquante
prêtres avaient été chassés de nouveau par les calvinistes ; et le plus
clair résultat de leurs travaux avait été de faire la preuve que le
moyen tenté n’était certainement pas le bon. Mieux valait envoyer
là-bas, du moins pour commencer, deux ou trois prêtres seule-
ment, mais des prêtres de très grande science et profondément reli-
gieux : « Ce grand prélat (Mgr de Granier), raconte candidement
Charles-Auguste de Sales, regarda donc de tous côtés pour voir
ceux qui seraient capables d’épancher la semence de la parole de
Dieu sur ces terres. Presque tous se tenaient cachés, par la terreur
que les dangers jetaient en leurs cœurs. Il avait véritablement jeté
les yeux de prime abord sur son fils, le seigneur prévôt de Sales ;
mais par de certaines considérations qu’il se suggérait à lui-même,
il n’osait pas lui en faire la proposition ». Il eut alors l’idée de convo-
quer son clergé en assemblée, et de solliciter des volontaires : « Le
magnanime François, ayant été appelé à l’assemblée du clergé qui
fut tenue pour ce fait, et voyant que personne ne disait mot, se leva
hardiment de sa chaire, et dit : « Monseigneur, si vous jugez que je
sois capable, et que vous me le demandiez, je suis tout prêt d’obéir,
et irai volontiers ? » Il ne se peut pas dire combien le bon évêque fut
joyeux de cette offre. Il repartit que non seulement il le jugeait très
capable, mais de plus que cela lui semblait être expédient. »
La scène est belle, et très conforme au tempérament et à la grâce
de François. Mais peut-être ce récit ne souligne-t-il pas assez une
nuance qui ne diminue en rien la générosité du prévôt, – tout au
contraire, – et que lui-même indique dans son rapport au nonce Ric-
cardi du 19 février 1596 : « Son Altesse Sérénissime d’un côté et Mon-
seigneur notre Révérendissime Évêque de l’autre, voulant remédier
à ce mal, je vins ici par ordre de mon dit Révérendissime Évêque,
non comme médecin capable de guérir tant d’infirmité, mais plutôt

6.10 Page 60

▲back to top
60
Saint François de Sales
comme explorateur et comme fourrier, afin d’examiner les moyens à
prendre pour pourvoir le pays de remèdes et de médecins. »
En somme, plutôt un précurseur, chargé de préparer la mission,
qu’un missionnaire proprement dit ; et l’on comprend mieux le
mot de Mgr de Granier, tel que le rapporte Charles-Auguste : « À
ces paroles (Monseigneur) ajouta un remerciement, de quoi (de ce
que) (François) voulait secourir sa vieillesse, puisque la vérité était
telle que toute cette charge devait tomber sur ses épaules si tant est
qu’il eut assez de force pour la porter. » C’est donc en qualité de
suppléant de l’évêque que François serait parti. Cela ne diminue
en rien son mérite : la mission de précurseur en de telles circons-
tances est déjà fort périlleuse : il devra, à Thonon, la capitale du
Chablais, travailler sous la protection des soldats catholiques du
Baron d’Hermance qui tiennent garnison au château des Allinges.
D’ailleurs l’apostolique François ne saurait se satisfaire de jouer
les enquêteurs ou les diplomates : le messager, comme l’indique
admirablement le rapport du 19 février 1596 au Nonce, se fera dès
l’abord missionnaire...
« Aussitôt le serviteur de Dieu prépara tout ce qui lui était néces-
saire pour cette expédition apostolique, c’est à savoir des livres,
mais outre la sainte Bible et les Controverses de Robert Cardinal
Bellamin, fort peu d’autres. Il prit avec soi son très cher cousin,
Louis de Sales, chanoine, homme d’un esprit très clair et très doux
et qui avait déjà rendu de grands témoignages de sa capacité ès-ma-
tières de théologie, pour la prédication de la parole de Dieu. De
plus, il recommanda cette affaire aux sacrifices de ses confrères les
chanoines, des autres bons ecclésiastiques et religieux du diocèse. »
Même compte tenu de la part d’édification qui est d’usage en ce
genre de biographie, on saisit, à travers ces mots de Charles-Au-
guste, l’attitude d’âme qui était celle de François et de Louis, partant
pour le Chablais.
Un incident va d’ailleurs donner l’occasion à François d’exprimer
plus nettement ses sentiments intimes. Il n’ignorait pas que son

7 Pages 61-70

▲back to top

7.1 Page 61

▲back to top
Chapitre iv- L’apôtre du Chablais : le temps des semailles
61
entreprise rencontrait de la part de son père la plus farouche oppo-
sition... Passant par Sales, il décida d’y faire halte afin d’y « recevoir
(son) commandement. Mais certes le seigneur de Sales ne lui com-
mandait autre, sinon de demeurer ». Les arguments du vieux gentil-
homme étaient pleins de sagesse humaine et de prudence politique.
François dut faire front à un terrible orage. « Etant appuyé en Dieu
seul et en l’obéissance », dit la Mère de Chantal, il tint bon. « Mon
père, répondit-il, Dieu y pourvoira ; c’est lui qui aide aux forts : il
n’y a que d’avoir du courage ; nous n’avons pas affaire avec des bar-
bares. Outre que nous n’y sommes pas tout à fait inconnus (cet aveu
de François n’est pas négligeable, pour comprendre le choix qui fut
fait de lui pour cette mission), nous n’y allons pas pour piller, ni
pour saccager ; nous voulons les attaquer tout seulement avec des
armes spirituelles. Ils ne nuiront pas à nos corps. Et Dieu selon
sa promesse baillera une grande vertu à nos paroles, pour prêcher
la vérité de son Évangile. Et que serait-ce si on nous envoyait aux
Indes ou en Angleterre, ne faudrait-il pas y aller ? Certes, ce serait
un voyage bien désirable, et la mort que nous endurerions pour
Jésus-Christ vaudrait mieux que mille triomphes. Au reste, voici
la volonté de Son Altesse Sérénissime, voici le commandement et
la mission de Monseigneur le Révérendissime, il n’y a plus rien à
contredire. C’est une chose laborieuse, il est vrai, et nul ne saurait le
nier ; mais pourquoi portons-nous ces robes, si nous n’en voulons
pas la charge ? »
Monsieur de Boisy se buta, et pour ne point assister aux adieux de
son fils, se retira au château de la Thuile, d’où cependant il expédia
des lettres à certains amis du Chablais, afin qu’ils veillassent sur la
vie de son fils et de son neveu.
Le mercredi 14 septembre, fête de l’Exaltation de la Sainte Croix,
François et Louis continuèrent leur route. Bientôt ils atteignirent
Saint-Cergues et découvrirent la plaine magnifique du Chablais. Ils
se hâtèrent vers cette forteresse des Allinges « assise sur une mon-
tagne ronde », afin de se présenter d’abord au seigneur gouverneur,

7.2 Page 62

▲back to top
62
Saint François de Sales
le baron d’Hermance. Ils y parvinrent au crépuscule. Le baron «
introduisit dans la forteresse les deux nouveaux apôtres... De ce
lieu éminent, on voyait la misérable face de cette province. »
En fait, cette province est d’un pittoresque admirable ; mais en
la contemplant, François, pour lors, avait d’autres soucis que d’ad-
mirer le paysage : en traversant la contrée, les deux missionnaires
avaient pu apercevoir déjà quelque chose de la ruine du catholi-
cisme. « Je parle donc de ce que j’ai vu et, pour ainsi dire, de ce que
mes mains ont touché, écrira un jour François au pape Clément VIII
; et je suis le dernier des hommes si je dis le contraire de la vérité,
le plus inconsidéré, si je ne la connais pas. À peine entrés dans ces
baillages, un spectacle attristant s’offrit partout à nos yeux. Nous
avions devant nous soixante-quatre paroisses ; or, si l’on excepte
les officiers catholiques du duc, qui n’en voulut jamais avoir que
de tels, on n’eût pas trouvé une centaine de fidèles sur une popu-
lation de plusieurs milliers d’âmes. Des temples la plupart détruits
ou dépouillés ; plus, absolument plus de croix, plus d’autels, mais
partout les vestiges de l’ancienne et vraie foi anéantis. Partout des
ministres, comme on les appelle, c’est-à-dire des maîtres d’hérésie,
pervertissant les familles, insinuant leur doctrine, envahissant les
chaires, en vue d’un gain honteux. Les Bernois, les Genevois, et
autres semblables enfants de perdition, terrorisaient le peuple, par
le moyen de leurs émissaires, pour les détourner de nos prédica-
tions. La trêve, disaient-ils, n’est qu’une trêve ; la paix n’est point
conclue ; bientôt nous chasserons par les armes duc et prêtres, et
notre parti, défiant toute insulte, restera seul triomphant. »
La résistance des Thononais
Telle est la situation. Et François de s’informer auprès « du baron
d’Hermance, des moyens et de la façon de commencer la besogne

7.3 Page 63

▲back to top
Chapitre iv- L’apôtre du Chablais : le temps des semailles
63
Les restes de la forteresse des Allinges.

7.4 Page 64

▲back to top
64
Saint François de Sales
». C’est à Thonon évidemment qu’il faut prendre le contact avec les
protestants : la ville est à trois demi-lieues des Allinges ; sur les trois
mille habitants, il n’y a guère qu’une quinzaine de catholiques, mais
parmi eux le procureur fiscal Claude Marin, tout dévoué au duc, le
juge mage Claude d’Orlier, et quelques amis de Monsieur de Boisy,
comme Charles Vidomne, seigneur de Charmoisy. François parle
déjà d’y célébrer la messe. Le baron d’Hermance « ne trouva pas qu’il
fût encore à propos d’instituer le saint office de la messe à Thonon,
ni ailleurs, puisque même, la nuit, il n’y avait point d’assurance autre
part que dans la forteresse ; bien, dit-il, qu’en ces commencements,
on pourrait trouver le moyen de prêcher à Thonon. »… François
suivit le conseil du baron, et prit logis au château.
Le vendredi 16 septembre 1594, la petite poignée de catholiques
se réunit autour des deux missionnaires, dans la maison du pro-
cureur Claude Marin. Le dimanche 18, ayant dûment présenté au
premier syndic de Thonon, Pierre Fornier, les lettres du duc, qui
autorisaient la mission, François donna rendez-vous à ses nouvelles
ouailles en l’ancienne église Saint-Hippolyte, après que serait achevé
l’office calviniste. Ainsi fut fait : le ministre Viret ayant terminé son
prêche, François entrait dans l’église, suivi « des officiers ducaux
et de quelques catholiques » 12, et donnait à ce modeste auditoire
un sermon, fortement étayé par des citations de l’Écriture, sur la
mission des pasteurs de l’Église.
Désormais nos deux missionnaires n’interrompront plus leur
travail : Louis se chargeant plutôt de la région des Allinges, Fran-
çois se tenant au cœur du péril, à Thonon. Une lettre de François
au sénateur Favre, lettre qu’il faut dater très probablement du 4 ou
5 octobre, nous renseigne sur ces premières semaines. Il avoue que
« le nuage auquel commande sans doute le prince des ténèbres » lui
« paraît sombre », et même qu’il « voile de plus en plus les esprits
de ces hommes ».
12 Note au verso de la copie de l’autographe. Cf. Œuvres, T. VII, p. 202.

7.5 Page 65

▲back to top
Chapitre iv- L’apôtre du Chablais : le temps des semailles
65
Après le sermon du 18 septembre, les choses avaient paru s’amé-
liorer légèrement : « Le gouverneur avec quelques autres catho-
liques n’a rien négligé, pour attirer, par de secrètes persuasions, les
paysans des environs et les bourgeois d’Evian à nos sermons, et
pour faire avancer, avec un zèle ardent et éclairé, les affaires de la
religion. » Mais bien vite, les hérétiques réagirent : « Les princi-
paux de Thonon ayant assemblé leur conseil (ce conseil eut lieu le
dimanche 2 octobre), se sont jurés, par une souveraine perfidie, que
ni eux, ni le peuple, n’assisteraient jamais aux prédications catho-
liques... Cela fut fait, à ce que l’on m’a dit, avant-hier, à la maison
de ville, et plusieurs avaient déjà pris cette résolution, à l’assemblée
des impies, qu’ils nomment leur consistoire... Ils voudraient assu-
rément nous faire perdre l’espérance de mener nos affaires à bonne
fin, et partant nous contraindre à nous retirer ».
C’était bien mal connaître François de Sales ! « Il n’en sera pas
ainsi ; car aussi longtemps qu’il nous sera permis par les trêves
et par la volonté du prince tant ecclésiastique que séculier, nous
sommes absolument résolus de travailler sans relâche à cette
œuvre, de ne pas laisser une pierre à remuer, de supplier, de repren-
dre avec toute la patience et la science que Dieu nous donnera. Je
soutiens à quiconque voudra discuter avec moi sur cette affaire,
que non seulement les prédications sont nécessaires, mais encore
qu’il faut rétablir la célébration du Saint Sacrifice le plus tôt qu’il se
pourra, afin que l’homme ennemi voie que par ses artifices il nous
donne du courage au lieu de nous l’enlever ». Et François d’ajouter
cette phrase qui en peu de mots en dit long sur le mélange, en ces
affaires, de la politique ct de la religion : « Mais en cela il faut user
d’une grande prudence dans l’attente de cette condition, à savoir : si
la paix temporaire dont nous jouissons sera durable. »
Tout conspire, en cet hiver 1594-1595, pour décourager Fran-
çois : la rigueur d’une saison qui fut particulièrement rude, l’oppo-
sition des ministres protestants qui s’avère efficace sur le peuple,
les tractations qui se trament à Annecy au tour de l’évêque pour

7.6 Page 66

▲back to top
66
Saint François de Sales
qu’il le rappelle : « J’espère, lui mande Antoine Favre le 31 octobre,
que mes messagers n’auront plus à vous porter mes lettres dans
cette solitude où vous vivez, mais dans cette ville où bientôt, je le
prévois, vous rappelleront non plus seulement le vœu d’un père
très attentif, mais encore les ordres d’un évêque très aimant. Car
entre eux, en ma présence, il a été beaucoup question de vous rap-
peler et de vous donner un successeur. »
A cela s’ajoutaient « mille pouilles et mille moqueries », pour
parler comme un de ses biographes ; on l’appelait « cafard, ido-
lâtre, faux prophète », on l’accusait de magie et de sorcellerie. On
lui « dressait des embûches », on « subornait des pendards qui le
cherchaient à mort ». Tenons-nous en à un fait certain et net : c’est
un fragment de lettre du 27 novembre 1594 qui nous renseigne : «
Dieu me fait ici entreprendre une besogne digne de la seule vertu
de sa droite. Je commence aujourd’hui à prêcher l’Avent à quatre
ou cinq petites personnes ; tout le reste ignore malicieusement que
veut dire Avent ; et ce temps si auguste dans l’Église est en opprobre
et en dérision parmi ces infidèles. »
Mais ces difficultés ne sont pas pour décourager notre mis-
sionnaire : « L’oraison, l’aumône et le jeûne sont les trois parties
qui composent le cordon difficilement rompu par l’ennemi ; nous
allons, avec la divine grâce, essayer d’en lier l’adversaire. » L’oraison,
l’aumône, le jeûne... « Il allait parmi la neige, en mauvais temps, à
pied, sinon que le temps fut si désespéré qu’on lui faisait prendre
un cheval, nous rapporte Mère de Chantal ; et je lui ai ouï dire à
lui-même et au dit feu seigneur Louis de Sales, voire à tous deux
comme je pense, qu’au retour de (Thonon) ce Bienheureux allait
en d’autres villages prêcher, confesser et faire ce qui était nécessaire
au bien et à l’avancement de l’âme. Ces voyages ne se faisaient pas
sans péril... ». Les choses en vinrent à ce point que le baron d’Her-
mance proposa à’ François de lui donner une garde armée, – ce que
celui-ci refusa avec horreur, – et qu’il dut le faire suivre secrète-
ment et de loin par quelques soldats...

7.7 Page 67

▲back to top
Chapitre iv- L’apôtre du Chablais : le temps des semailles
67
Changement de stratégie : les Controverses
En apparence, c’est l’échec. Au bout de quatre mois de prédication,
François doit constater que ses progrès sont nuls. Il va tenter d’une
autre méthode de conquête : puisqu’on ne veut pas l’écouter, il écrira.
Ses preuves, ses arguments, ses réfutations, c’est à domicile que les
protestants en prendront connaissance : ils les liront, les reliront à
loisir, en discuteront ou les méditeront librement. Simples feuilles
volantes, messages rédigés en plein combat, au fil des rares loisirs
arrachés aux tâches et besognes quotidiennes, pour lesquels cepen-
dant François s’est fixé un plan général, et dont il songe, semble-
t-il, dès le départ, à faire quelque jour un livre. Depuis la première
édition, on désigne cet ensemble sous le nom de Controverses, ainsi
ferons-nous : mais non sans regretter que l’on ait abandonné le
nom de Méditations, ou celui, plus expressif encore, de Mémorial,
que François lui-même attribue à ces écrits.
A l’en croire, l’idée de cette méthode lui fut inspirée par « un gen-
tilhomme grave et judicieux ». Son « Epître à Messieurs de Thonon
» par laquelle il annonce son dessein, est datée du 25 janvier, « jour
de la conversion de saint Paul » ; mais à cette date, il s’est déjà mis
au travail. Sur la fin de janvier, il s’excuse auprès de son ami Antoine
Favre de son retard épistolaire : « J’espérais, mon frère, vous envoyer
quelque chose de notre travail ; mais, changeant d’avis, j’ai résolu
d’attendre qu’il formât pour ainsi dire un corps, plutôt que vous
le soumettre pièce à pièce. Aussi bien suis-je si peu diligent que,
partagé entre diverses autres occupations, je n’ai pas même bien
commencé... Je roule en mon esprit des Méditations sur les muta-
tions des hérétiques de notre temps. »
Un peu plus tard, sans doute vers la mi-février 1595, il écrit au
même : « Vous désirez voir les premières pages de mon ouvrage
contre les hérétiques : je le désire aussi extrêmement, et je ne porte-
rai pas mes enseignes dans les rangs de l’ennemi avec toute l’ardeur
que mérite cette cause, avant que vous ayez approuvé mon dessein,

7.8 Page 68

▲back to top
68
Saint François de Sales
le plan de la bataille et la tactique adoptée. Mais je sens la difficulté
de l’entreprise, et de plus, il me manque les troupes auxiliaires dont
j’aurais besoin : je veux dire les livres nécessaires à un homme qui
ne garde en sa mémoire qu’un très petit bagage de connaisances.
J’ai cependant commencé ct commencé de telle façon qu’il sera un
peu plus difficile que je ne pensais de mener mon affaire à bonne
fin... Aussitôt qu’il se pourra faire, vous verrez quelque chose de
mon travail. »
Il annonce en même temps à son ami une décision importante :
« Je vais passer à Thonon le reste du Carême : c’est ce qui me paraît le
meilleur. » Le meilleur ? pour la rédaction de ses Controverses, cer-
tainement, il disposera là de quelques bibliothèques d’amis ; pour
la joie et le courage des catholiques aussi ; et même pour certains
calvinistes qui veulent le consulter en secret. Mais quelle témérité !
Les Allinges, chapelle où célébrait François de Sales.

7.9 Page 69

▲back to top
Chapitre iv- L’apôtre du Chablais : le temps des semailles
69
Humainement, son geste est imprudent, et il devra encore pendant
quelque temps cacher le lieu de sa retraite.
Le 7 mars, il annonce à Antoine Favre : « Enfin, je suis des-
cendu à Thonon ; que l’ennemi s’attende à une lance très excitée par
l’ennui du retard. Attaqué des hauteurs lointaines de ma citadelle, il
a méprisé de justes conditions ; maintenant, je lui livrerai le dernier
assaut. » Le travail surabonde : « Des prédications plus nombreuses
m’empêchent de donner à nos Méditations contre les hérétiques,
toute l’attention qu’il faudrait », Mais voici que peut-être de l’aide
va lui arriver : le célèbre capucin, le Père Chérubin de Maurienne.
« Qu’il vienne donc ! ».
François n’ose pas encore célébrer la sainte messe à Thonon :
chaque matin, il se rend dans la chapelle Saint-Etienne du village
de Marin, au-delà de la Dranse. Tout ceci n’allait pas, sans grand
péril : un jour François et trois compagnons, dont un serviteur
de Monsieur de Boisy qui se trouvait là, Georges Rolland, furent
assaillis sur la route des Allinges par deux hommes armés. Grâce
au calme de François, l’affaire se termina sans effusion de sang, et
même par un pardon. Mais Rolland courut d’un trait au château de
Thorens conter l’aventure ; M. de Boisy enjoignit à son fils de rentrer
à Annecy, et voici la lettre qu’il en reçut vers la mi-mars 1595 :
« Monsieur mon très honoré père, si Roland était votre fils aussi
bien qu’il est votre valet, il n’aurait pas eu la couardise de reculer
pour un si petit choc que celui qu’il s’est trouvé, et n’en ferait pas
le bruit d’une grande bataille. Nul ne peut douter de la mauvaise
volonté de nos adversaires ; mais aussi nous fait-on tort quand on
doute de notre courage. Par la grâce de Dieu, nous savons que celui
qui persévérera sera sauvé... Je vous supplie donc, mon père, de ne
point attribuer ma persévérance à la désobéissance... »
Ainsi écrit-il il Monsieur de Boisy, mais quand il épanche libre-
ment son âme, ses confidences sont d’un autre ton. En ce début
d’avril 1595, il écrit à Mgr de Granier : « Si vous désirez savoir,
comme il est convenable que vous le sachiez, ce que nous avons

7.10 Page 70

▲back to top
70
Saint François de Sales
fait et ce que nous faisons maintenant, vous le trouverez tout en la
lecture des épîtres de saint Paul : Nous marchons, mais à la façon
d’un malade qui après avoir quitté le lit, se trouve avoir perdu
l’usage de ses pieds et, dans son infirme santé, ne sait s’il est plus
sain que malade... »
Avec le Père Possevin, son ancien directeur de conscience, sa
confidence se fait encore plus intime : « J’ai ici quelques parents et
d’autres qui me portent respect pour certaines raisons particulières
que je ne puis pas résigner à un autre ; et c’est ce qui me tient du tout
engagé sur l’œuvre. Je m’y fâcherais déjà beaucoup, si ce n’était l’es-
pérance que j’ai de mieux ; outre ce, que je sais bien que le meunier
ne perd pas temps quand il martèle sa meule. Aussi serait-il bien
dommage qu’un autre employât ici sa peine pour néant, qui pour-
rait faire plus de fruit ailleurs que moi, qui ne suis encore guère bon
pour prêcher autre que les murailles, comme je fais en cette ville. »
Enfin, un premier succès vient récompenser la persévérance de
François : le célèbre avocat et jurisconsulte Pierre Poncet, abjurait
le calvinisme : ce fut grande liesse parmi les catholiques et François
reçut de cette conversion maintes congratulations ; car le person-
nage était « de grande estime... et avait bien du crédit ».
Aux alentours de la fête de l’Ascension, François – peut-être pour
prendre quelque repos – revint à Thorens. Il passa une semaine au
château de Sales ; puis redescendit à Annecy. Pendant les fêtes de la
Pentecôte qui, cette année-là, tombait le 16 mai, il prêcha plusieurs
sermons. Le samedi 25 mai – jour de la Fête-Dieu – François fut
favorisé d’une grâce extraordinaire : « ...À trois heures du matin,
comme il méditait profondément sur le très saint et très auguste
sacrement de l’Eucharistie, racontent à peu près dans les mêmes
termes Charles-Auguste de Sales et le Père de la Rivière, il se sentit
ravi à une si grande abondance de suavité par le Saint-Esprit... que
son cœur, se laissant aller par trop de délices, il fut enfin contraint
de se jeter par terre et s’écrier : Seigneur, retenez les ondes de votre
grâce ; retirez-vous de moi parce que je ne puis plus soutenir la

8 Pages 71-80

▲back to top

8.1 Page 71

▲back to top
Chapitre iv- L’apôtre du Chablais : le temps des semailles
71
grandeur de votre douceur, dont je suis contraint de me prosterner.
» Et Charles-Auguste d’ajouter : « Ainsi abreuvé de ce torrent de
délices, il s’en alla célébrer la sainte messe ; de là, monta en chaire et
prêcha avec une si grande efficace de paroles et avec tant d’ardeur,
qu’il semblait rayonner de toute sa face, tant il était enflammé par
les divins embrasements de l’amour céleste.
Dieu par ces faveurs soutenait l’âme de son missionnaire. Car
l’heure venait de retourner au Chablais. Au début de juin, François
fit halte au château de Sales et eut le chagrin de retrouver intacte
l’opposition paternelle ; sa charge de prévôt ne lui rapportant aucun
revenu, et son père lui refusant tout secours, il repartait pour
Thonon pauvre de tout. Le duc Charles-Emmanuel ne lui manifes-
tait aucun appui et ne lui accordait aucun secours. Seule, sa foi en
Dieu le soutenait dans son entreprise... À Thonon, il retrouva son
petit troupeau fidèle, contrebattu violemment par les calvinistes
dont son éloignement, malgré la présence de Louis de Sales, avait
ragaillardi l’audace.
Cependant, il se remit courageusement à l’œuvre. Et ces mois-ci
d’été furent sans doute consacrés, pour une large part, aux Contro-
verses. Il semble, par exemple, que l’on puisse dater du 29 juin, fête
de saint Pierre et de saint Paul, la feuille « De l’unité de l’Église. La
vraie Église doit être une en chef », et que la feuille « De la profana-
tion des Écritures par la facilité qu’ils prétendent être en l’intelligence
de l’Écriture » ait été rédigée le 4 octobre 13.
Ecrivant le 21 juillet à Pierre Canisius, le théologien jésuite
qu’Ignace de Loyola avait envoyé au Concile de Trente et dont il
avait fait le premier provincial d’Allemagne, François lui dit : «
Voici le neuvième mois que je suis au milieu des hérétiques et, si
vaste que soit la moisson, je n’ai pu renfermer que huit épis dans
le coffre du Seigneur... Au nombre de ces convertis se trouve un
13 Cf. Œuvres, T. I, p. 90 : « Évangile du jour d’huy » ; et p. 194, allusion à la fête de
saint François d’Assise.

8.2 Page 72

▲back to top
72
Saint François de Sales
certain Pierre Poncet, jurisconsulte très érudit et, pour ce qui
concerne l’hérésie, beaucoup plus savant que le ministre calviniste
du lieu. Voyant dans ses entretiens familiers que le témoignage de
l’antiquité faisait impression sur lui, je lui prêtai votre Catéchisme
qui contient les enseignements des Pères... Cette lecture le tira de
l’erreur et le ramena dans la voie frayée qui conduit à l’Église. Enfin
il s’est rendu, ce dont nous vous sommes l’un et l’autre très rede-
vables. »
Cette lettre présente un intérêt considérable : François est aux
prises avec des difficultés théologiques, que soulèvent les calvi-
nistes et qu’il ne peut résoudre « même avec le secours des œuvres
de Bellarmin ; les livres nécessaires pour cela me manquent ici ;
car il est arrivé que je n’en ai apporté avec moi qu’un petit nombre
traitant des controverses de notre temps. » Ayant réalisé qu’il n’était
séparé de Canisius « pour ainsi dire que par le seul lac Léman »,
il se propose de lui écrire de temps en temps pour lui soumettre
certaines questions « sur les matières théologiques et les difficultés
qu’elles présentent, afin de recevoir aussi par lettres vos instruc-
tions ».
On voit – et on ne peut qu’admirer – quel soin il apportait à
la rédaction de ses feuilles et combien François prenait au sérieux
les arguments des huguenots. Étaient-elles imprimées ? Il semble
qu’il faille en croire les Visitandines qui l’affirment, plutôt que Dom
Mackey qui le nie : en tout cas, chaque semaine une nouvelle feuille
« était distribuée dans les maisons de Thonon et dans celles de la
campagne ».
Ce mois de juillet ne fut pas occupé seulement de théologie. « J’ai
passé tout le mois, soit en pèlerinage (c’est-à-dire en missions apos-
toliques), soit en courses indispensables » 14, écrit-il d’Annecy, le 2
14 Parmi lesquelles il faut compter le règlement de certains litiges que Mgr de Granier
lui confie. Cf., si elles sont authentiques, les lettres LV et LVI, Œuvres, T. XI, p. 148
et p. 151.

8.3 Page 73

▲back to top
Chapitre iv- L’apôtre du Chablais : le temps des semailles
73
août, à Antoine Favre. Est-ce fatigue ? Surcroît de travail ? Sous l’at-
titude toujours courageuse, perce une lassitude : « La moisson de
Thonon est un fardeau qui dépasse mes forces, mais j’ai résolu de ne
l’abandonner qu’avec votre agrément, par votre ordre. Cependant,
je continue à préparer par toutes sortes d’expédients et d’indus-
tries de nouveaux ouvriers pour cette œuvre, et à leur chercher des
moyens de subsistance. Je n’aperçois nul terme, nulle issue parmi
ces ruses infinies de l’ennemi du genre humain. »
Ici une confidence précieuse : « J’ai été tourmenté et je le suis encore,
mon frère, en voyant que parmi tant de catastrophes qui menacent
nos têtes, il nous reste à peine un moment pour cultiver la dévo-
tion dont nous aurions un si pressant besoin. Il nous faut cependant,
comptant sur la miséricorde de Notre-Seigneur, élever nos cœurs à
de meilleures espérances... Je retourne demain à ma Sparte. »
En fait, les choses « à Sparte » vont un peu s’améliorer. La lettre
que François écrit de Thonon, le 18 septembre, à Antoine Favre, est
un chef-d’œuvre qui, à elle seule, nous révélerait l’ardeur mission-
naire, la foi, le cœur de celui qui l’a écrite : « Voici enfin, mon frère,
qu’une porte plus large et plus belle s’ouvre à nous pour entrer dans
cette moisson de chrétiens, car il s’en fallut peu hier que M. d’Avully
et les syndics de la ville, comme on les appelle, ne vinssent ouver-
tement à la prédication, parce qu’ils avaient ouï dire que je devais
parler du très auguste sacrement de l’autel. Ils avaient un si grand
désir d’entendre de moi l’exposé de la croyance des catholiques et
leurs preuves touchant ce mystère, que n’ayant osé venir publique-
ment, crainte de paraître oublieux de la loi qu’ils se sont imposée,
ils m’entendirent d’un certain endroit où ils ne pouvaient être vus 15,
si toutefois la faiblesse de ma voix n’y a pas mis obstacle.
Et François de stimuler encore cette curiosité, en promettant
« qu’à la prédication suivante (il) mettrait, par les Écritures, ce
15 C’était, paraît-il, dans la tribune des orgues que se camouflaient ces auditeurs
huguenots.

8.4 Page 74

▲back to top
74
Saint François de Sales
dogme en plus grande lumière que le plein midi ». C’est qu’il veut à
tout prix obliger les ministres à « descendre dans l’arène et à dispu-
ter avec lui. « C’est une chose assurée : puisqu’ils consentent déjà à
parlementer, bientôt, suivant le proverbe, ils en viendront à capitu-
ler... Les Thononnais ont résolu d’un commun accord de nous pré-
senter par écrit leur confession de foi dans les points où elle diffère
de la nôtre, afin que nous puissions les discuter en particulier ou
dans des entretiens familiers ou par écrit. »
Pour François, c’est la victoire de sa stratégie apostolique : ces
discussions particulières avec les « principaux » du Chablais lui
avaient toujours paru la pièce maîtresse, la seule évangélique, de
son action. Sûr de sa foi, sûr de la grâce de Dieu, il irait à ces col-
loques non en partenaire, mais déjà en vainqueur. « Assurément
nous sommes en bonne voie, puisqu’ils acceptent le combat par leur
lieutenant, que nos si petites forces les effraient, et qu’ils pensent à
nous proposer des conditions. Pour nous, ayant grand courage par
la grâce de Dieu, nous attendons avec empressement et avec joie
cette lutte qui donne bon espoir. »
De ce sermon du 17 septembre, nous ne possédons, hélas ! qu’un
sommaire ; pourtant, quiconque voudra connaître le cœur aposto-
lique de François, devra toujours relire son exorde qui est presque
entièrement rédigé. Il faut l’entendre entamer ainsi son discours,
après avoir cité le passage de Paul aux Corinthiens (I. ch. 10, 16) :
« Sur cette question prise et faite en tout autre sens et façon qu’elle
ne fut faite par ce bienheureux Apôtre, s’est fondée cette grande
Babylone que nous voyons en ce misérable siècle. » Il ne dira pas
tout ce qu’il en pourrait dire, mais ce qui lui semblera « de plus
singulier et de plus prenant. Quiconque voudra me demander des
doutes, soit par écrit ou autrement, il m’obligera infiniment à lui,
et le prendrai à singulière faveur, et tâcherai à lui faire en contre-
change toute bonne satisfaction avec toute charité et respect. »
Et quelle adjuration aux Calvinistes qui l’écoutent ! « Je vous
adjure par votre salut et le sang du Sauveur, que vous veniez ouïr

8.5 Page 75

▲back to top
Chapitre iv- L’apôtre du Chablais : le temps des semailles
75
les raisons de l’Église Catholique, afin qu’on ne puisse dire de vous
que vous l’avez condamnée sans l’avoir ouïe. Et laissez en arrière
toute sorte de passion humaine en ceci ; ne regardez à la familiarité
que vous avez en l’un parti ou en l’autre, mais seulement où l’Écri-
ture, la raison et la vraie théologie battra. Et selon que vous verrez,
résolvez-vous, toutes choses laissées, à vous éclairer pour le bon
parti. » Et François de s’écrier : « Ah ! Seigneur, je suis ici pour votre
service, da mihi intellectum, ut sciam testimonia tua. »
Ce même jour, 17 septembre, le Pape Clément VIII accordait
enfin au roi Henri IV l’absolution pontificale. La nouvelle courut en
Savoie comme en France. Dès les premiers jours d’octobre, François
s’en réjouit dans une lettre à Antoine Favre : « J’apprends... que le
Très Saint Père aurait tout dernièrement envoyé à Henri l’heureux
message : « Salut et bénédiction apostolique au Roi de France ». S’il
en est ainsi, que la paix règne par la force du Seigneur ! J’augure que
cette paix sera d’autant plus heureuse que je la vois être plus désa-
gréable à tous les hérétiques de Genève. »
L’événement aura en effet des incidences considérables sur
l’apostolat de François en Chablais : les gens de ces contrées hési-
teront moins à se compromettre, et le duc Charles-Emmanuel lui-
même, voyant le proche avenir sous un aspect moins belliqueux,
manifestera de façon plus ferme l’appui qu’il désire donner à l’ac-
tion de François. En attendant, celui-ci accentue sa pression sur
les calvinistes du Chablais : « Je presse maintenant davantage ces
Messieurs de Thonon, écrit-il à Favre, et les presserai encore beau-
coup plus lorsque j’aurai conduit à terme, suivant ma capacité, le
petit ouvrage que je méditais depuis longtemps, et que vous aurez
approuvé mon entreprise. »
L’activité de François, en cette fin de 1595, apparaît prodigieuse
: des calvinistes de grande notoriété viennent le trouver et discu-
ter avec lui, parmi lesquels le seigneur d’Avully, l’avocat Claude de
Prez. Il commence à rédiger, pour le Code juridique que prépare
Antoine Favre (ce sera le Codex Fabrianus), un exposé des princi-

8.6 Page 76

▲back to top
76
Saint François de Sales
pales hérésies contre lesquelles devra s’exercer la vigilance du légis-
lateur : pages vigoureuses et ardentes, qui sont parmi les plus belles
qu’ait écrites François, elles seront inclues dans l’ouvrage de Favre,
sous le titre premier : De summa Trinitate et fide catholica 16. Pour
mieux confondre les hérétiques il se plonge dans l’étude de l’Institu-
tion de la Religion Chrétienne, de Calvin, non sans en avoir sollicité
de Rome la permission, humblement, comme un simple clerc.
Enfin, vers la fin de 1595, Charles-Emmanuel mande à François
qu’il lui expose « les moyens... les plus prégnants pour faire sortir en
effet le saint désir qu’a (Son Altesse) de voir ces peuples de Chablais
réunis à l’Église catholique » : François bondit sur l’invitation tant
espérée et expose au duc, le 29 décembre, quels appuis financiers et
moraux il souhaite de son autorité. Il faut lire cette lettre dans l’op-
tique du temps : la politique se mêle alors au religieux, hélas ! aussi
bien du côté catholique que du côté protestant : François le juriste,
tient visiblement encore le principe traditionnel de l’État Catho-
lique : « Une foi, une loi, un roi » ; et nous l’entendons ici réclamer
qu’ « en cas d’obstination (soient privés) de tous offices de justice et
charges publiques les persistants en l’erreur » ; mais ceci constaté,
on retrouvera dans cette lettre le cœur apostolique du missionnaire,
son optimisme théologique : à ses yeux, il suffit que la foi catholique
soit prêchée et parvienne aux oreilles des hérétiques : la grâce fera
le reste 17. Il compte avant tout sur le rétablissement des curés dans
toutes les paroisses et la liberté de circulation des missionnaires «
par tous ces baillages comme la nécessité portera ». Il réclame aussi
que le peuple soit convoqué officiellement aux exposés doctrinaux
ou aux controverses qui seront faits : « Ce sera, Monseigneur, une
douce violence qui les contraindra » ; et connaissant les vertus de
16 Il faut lire en particulier les pages magnifiques sur le Sant Sacrifice de la Messe,
Œuvres, T. XXIII, pp. 99-100.
17 Cf. Joseph LECLERC, s.j., Histoire de la tolérance au siècle de la Réforme (Aubier,
1955, 2 tomes), passim ; voir aux tables : « Assistance obligatoire au culte officiel ».

8.7 Page 77

▲back to top
Chapitre iv- L’apôtre du Chablais : le temps des semailles
77
son ami le sénateur Favre, il propose qu’il soit choisi pour exercer,
au nom du duc, cette autorité. Il sollicite enfin les fonds nécessaires
pour que soit créé à Thonon un collège de Jésuites.
De cette lettre au duc, il faut rapprocher une autre lettre que
François adresse le 19 février 1596 au nonce Riccardi : il expose
au nouveau Nonce, avec une clarté admirable, la situation du Cha-
blais, telle qu’elle se présente après ces dix-huit mois de labeurs :
« Bien que la crainte des hérétiques nos voisins ait grandement
nui au succès de cette entreprise, on obtient néanmoins toujours
quelques fruits par la conversion de plusieurs personnes parmi
lesquelles il s’en trouve deux des plus versées dans l’hérésie. Nous
sommes maintenant, grâce à cette nouvelle d’une prochaine paix, à
la veille de récolter ce que nous avons semé jusqu’ici. »
La paix, en fait, tardera à s’établir. Mais François a raison : le
temps des semailles, le temps héroïque et missionnaire est prati-
quement achevé ; le temps des engrangements approche.
Il fallait nous attarder à ce temps des semailles. Jamais François
ne nous apparaîtra plus purement « prêtre de Jésus-Christ », apôtre
à la manière de Paul ou de François Xavier. Il est seul, ou à peu près
seul : même quand son cousin, le chanoine Louis, est auprès de lui,
c’est François qui porte le poids de la mission. Il est pauvre, privé de
ressources et n’a pour subvenir à ses besoins et à ses aumônes, que
les quelques dons que sa mère, à l’insu de son père, lui fait parvenir.
Il est sans appui humain : sans doute le baron d’Hermance et la
garnison des Allinges sont là, prêts à le protéger en cas de danger,
mais François refuse de prêcher l’Évangile sous le couvert de piques
et de hallebardes. Quant au duc, après avoir demandé que fût
inaugurée la mission, il se tait, n’accorde au missionnaire aucune
authentification officielle, il ne lui consent aucun subside, tandis
que les protestants du Chablais se sentent forts de tout l’appui et de
toute la richesse de Genève et Berne.
Lentement, patiemment, François travaille : son espoir est en
Dieu : il prie, jeûne, se mortifie ; sa messe quotidienne, célébrée

8.8 Page 78

▲back to top
78
Saint François de Sales
Thonon, plan de la ville
(Theatrum Sabaudiae…, pars II, Amsterdam, 1682).

8.9 Page 79

▲back to top
Chapitre iv- L’apôtre du Chablais : le temps des semailles
79
dans les conditions que l’on sait, est sa grande réserve de force. Ces
protestants qui l’insultent, le menacent, ou parfois l’assaillent, il les
traite « avec respect et charité » : surtout, il les prend au sérieux.
Pour eux, il étudie, écrit, prêche. Qu’il y ait cinq personnes, ou cent
dans l’auditoire, qu’importe ? C’est l’Évangile, c’est l’Écriture, c’est
l’Église qu’il faut présenter dans leur pureté, rendre aimables et
accessibles. Par la parole, sans doute ; mais par toute sa vie et par
toute sa foi : il faut que le prêtre qu’il est révèle à ses frères égarés
l’esprit et le cœur de Jésus-Christ.
Un jour, le duc Charles-Emmanuel présentant François au car-
dinal de Médicis, dira : « Vous voyez un homme qui a planté dans
cette province la croix et la foi de Notre-Seigneur » : jamais éloge
plus vrai n’aura été décerné à François. Lui-même, d’ailleurs, en ces
années difficultueuses, eut le geste le plus symbolique de tout cet
apostolat héroïque : accusé de magie et de sorcellerie, menacé de
mort, il « se mit à rire, et faisant sur lui un grand signe de croix :
« Voici, dit-il, toute ma marque et mes charmes. »

8.10 Page 80

▲back to top
80
Saint François de Sales

9 Pages 81-90

▲back to top

9.1 Page 81

▲back to top
Chapitre v- L’apôtre du Chablais : le temps des moissons
81
5. L’APÔTRE DU CHABLAIS :
LE TEMPS DES MOISSONS
Les étapes du succès
En ces premiers mois de 1596, la vie apostolique de François va
donc connaître quelques transformations. Nous ne le suivrons plus
dans le détail de son existence mouvementée et multiple ; mais
nous insisterons plutôt sur les traits de sa physionomie spirituelle.
Un fait important, qui ne paraît pas pouvoir être mis en doute,
car il repose sur deux lettres dont le texte est inséré dans le premier
Procès de canonisation, nous permet de prendre la mesure de
l’apostolat de François de Sales à cette époque et d’en reconstituer
le climat : à la cour du duc et à la Nonciature, et sans doute avec
l’accord de l’évêque de Genève lui-même, on songe à lui comme
coadjuteur de Mgr de Granier.
François s’en défend, avec une fermeté aussi nette que le per-
mettent les usages protocolaires : « Quant à la coadjutorie, toutes
raisons et ma propre expérience me défend (sic) de la désirer ; et
le devoir, l’honneur et le zèle que j’ai à Monseigneur le Révérendis-
sime Évêque m’empêchera toujours de penser à l’évêché pendant
que Dieu me le prêtera pour Prélat, et mon incapacité, quand Dieu
m’en aurait privé. » Mais désormais l’idée est dans l’air, et si l’auto-
rité de François s’en accroît, son apostolat par contre, se colorera
fatalement d’une nuance politique : l’admirable, c’est que jusque
dans ces relations officielles, François restera par-dessus tout et
sans défaillir, le Prêtre de Jésus-Christ.
Les étapes marquantes de l’apostolat de François au cours de ces
quatre années 1596-1600, peuvent se définir ainsi. Il y eut d’abord la

9.2 Page 82

▲back to top
82
Saint François de Sales
« dispute » publique, tant désirée et depuis si longtemps par Fran-
çois, avec le ministre Viret : dispute à laquelle Viret et les autres
ministres du Chablais et du Pays de Vaud qu’il avait convoqués en
renfort se dérobèrent finalement. Cela se passait sans doute dans
les premiers mois de 1596, et « bien des conversions y trouvèrent
leur branle ».
Le 26 août 1596, le baron d’Avully abjure solennellement le Cal-
vinisme, devant le nonce, à Turin : abjuration dont le retentisse-
ment fut immense parmi les Protestants, et pour laquelle le Pape
Clément VIII lui-même écrivit le 20 septembre au baron, mais qui
valut au converti et à François maintes calomnies. « Je ne laisse-
rai pas de vous dire, écrit François à Mgr Riccardi le 12 décembre
1596, que l’ennemi ne manque point de diriger contre ce chevalier
tous les assauts possibles, afin d’obscurcir l’éclat qu’a eu sa conver-
sion ; il suscite contre lui beaucoup de haines, tant de la part des
hérétiques que de celle des catholiques. »
En cette année 1596, on sent que « quelque chose bouge » à
Thonon et dans le Chablais : le 14 novembre, François écrit au
nonce, en le pressant d’obtenir du duc l’autorisation de commen-
cer l’exercice du culte catholique « au moins dans trois ou quatre
localités, si à cause du froid, on ne peut faire davantage »… « C’est
beaucoup de commencer : si le Christ vient à nous comme petit
enfant en ces fêtes de Noël, il grandira ensuite peu à peu jusqu’à la
parfaite plénitude de la maturité. Et en cela, il n’y a de toute façon
aucun péril à courir, si ce n’est celui d’abandonner l’entreprise et de
fuir de Bethléem, au cas où ces négociations de paix aboutiraient à
une guerre ; ce qui traverserait (les intérêts de la religion) non seu-
lement en Chablais, mais dans plusieurs autres lieux de ce diocèse.
Qui sait si Dieu ne veut pas que la paix spirituelle soit la prépara-
tion et le fondement de la temporelle ? »
C’est en celle fin d’été 1596 que se situe une des plus fortes
audaces apostoliques de François : ému de voir l’influence qu’exerce
la conversion du seigneur d’Avully, Antoine de la Faye, « l’ambi-

9.3 Page 83

▲back to top
Chapitre v- L’apôtre du Chablais : le temps des moissons
83
tieux, intrigant et fort médiocre La Faye » 18, a décidé de se rendre
en personne à Thonon et de montrer au seigneur d’Avully « plus
clairement que le midi, en la présence du prévôt de Sales, combien
était vaine la doctrine par laquelle il s’était laissé tirer à la Religion
Romaine ». François accepte le défi, mais « quoique le seigneur
d’Avully l’alla sommer trois, quatre fois et plus souvent », en vain
attendit-on le ministre... Puisque La Faye refusait de venir, Fran-
çois décida de l’aller trouver à Genève. Il prit avec lui en plus du
baron, son cousin Louis de Sales et un petit groupe de bourgeois de
Thonon, tant catholiques que calvinistes, et voici, la petite troupe
en route pour Genève... « et s’en va tout droit, dit Charles-Auguste,
à la maison du ministre de La Faye ».
La dispute eut lieu, selon que le permettaient les usages du
temps, en public, sur la place du Molard. François s’en tira à son
avantage. Le duc Charles-Emmanuel, lorsqu’il apprit la téméraire
entreprise et le succès de François, songea de nouveau à l’élever au
rang de sénateur. Il s’agissait bien de cela, alors que malgré ses pro-
messes le duc n’accordait au missionnaire ni autorisation officielle
pour rétablir le culte catholique à Thonon, ni argent pour installer
des curés dans les paroisses qui en sollicitaient le retour, ou pour
entretenir des missionnaires : qu’il appelle plutôt François à Turin
et lui donne l’occasion d’exposer la situation du Chablais !
Quelle lettre énergique que celle qu’écrit François au nonce en
septembre 1596 : « C’est ce qui me fait toujours plus désirer d’aller
moi-même à Turin afin d’obtenir une déclaration du bon plaisir de
Son Altesse... Que si, comme il convient, on donne promptement
des ordres, je reviendrai sûr et certain de voir bientôt mûrir une
heureuse moisson de plusieurs milliers d’âmes ; si au contraire on
ne les donne pas, je demanderai votre bénédiction et la permission
d’abandonner cette entreprise à d’autres plus capables que moi. J’ai le
18 Ainsi le juge l’historien protestant Paul GEISENDORFF dans son ’ouvrage
Théodore de Bèze, Genève, 1949, p. 397.

9.4 Page 84

▲back to top
84
Saint François de Sales
cœur brisé de me voir hors d’état de satisfaire des paroisses entières
qui désirent être rassasiées de la sainte doctrine catholique, faute
d’avoir les moyens de leur envoyer à cet effet un nombre suffisant
de prédicateurs et de pasteurs. Je ne puis plus rester seul ici pour
devenir la fable de nos ennemis 19 qui, voyant qu’on ne donne plus
aucun ordre, méprisent mon ministère, dont cependant je dois être
jaloux (zelozo) de toute manière. »
N’accuse-t-on pas François d’ambition ? « Quant aux calomnia-
teurs, j’espère qu’à la fin on connaîtra, et Dieu le sait, combien je
suis libre de toute ambition, et que, par ces quelques travaux, je
ne cherche pas à être bien vu de mes supérieurs, sinon autant qu’il
le faut pour remplir cette mission et d’autres semblables. » C’est à
cette lettre qu’il conviendra toujours de se référer lorsqu’on verra
François, contraint par les mœurs mêmes du temps, de se mêler
d’affaires politiques pour le bien de son ministère.
Or, voici enfin que le duc se décide à convoquer François à
Turin. Déjà l’automne s’installe dans les Alpes et rend périlleux
les voyages. Qu’importe ? L’occasion est trop belle d’aller plaider la
cause du Chablais là où elle peut être gagnée. François part à cheval,
accompagné de son fidèle Georges Rolland, franchit non sans péril
le Grand Saint-Bernard, et arrive à Turin. Le duc se montra d’un
accueil très cordial et sembla saisir à merveille les difficultés du
Chablais : il promit à François son appui officiel sous forme de
lettres patentes, lui accorda, sur les bénéfices d’Église détenus en
raison des temps par les chevaliers de Saint-Maurice, la pension
de six curés, le pria de consigner dans un rapport qu’il remettrait
au nonce les principales requêtes de son exposé. Et c’est le cœur
plein d’espoirs que François s’en revint, par le Petit Saint-Bernard
et Annecy, jusqu’à Thonon.
Mais la paix entre la Savoie et la France tarde à se conclure, on
19 L’expression est à noter ; elle exprime une situation douloureuse et revient plu-
sieurs fois dans la correspondance de François, à cette époque.

9.5 Page 85

▲back to top
Chapitre v- L’apôtre du Chablais : le temps des moissons
85
recommence même à parler de guerre : « J’entends je ne sais quelles
annonces de guerre qui ébranlent mes espérances », écrit François
; et en effet, les lettres patentes du duc n’arrivent pas, non plus que
les versements des chevaliers de Saint-Maurice. Noël pourtant
approche et les promesses de conversions abondent. Dans son zèle,
François se décide à frapper un nouveau coup : en dépit de l’oppo-
sition des syndics et des menaces des protestants, il érige un autel
– un pauvre autel de bois – en l’église Saint-Hippolyte de Thonon,
et se prépare à y célébrer la messe de Noël.
Ce fut un beau remue-ménage, d’autant que de surcroît, un
ministre, Pierre Petit, demandait à « embrasser la foi » romaine !
Prévôt et syndics écrivirent, chacun de son côté, au duc. « Le Mes-
sager étant en campagne, le Serviteur de Dieu paracheva fortement
ce qu’il avait commencé et para l’église le mieux qu’il lui fut possible,
selon les incommodités des commencements, d’images, de tapis, de
cierges et de lampes, et à la minuit de la Nativité de Notre-Seigneur
Jésus-Christ, célébra le très saint sacrifice de la messe devant ses
enfants qui pleuraient de joie et de tendreté, les communia tous et,
la messe étant achevée, du milieu de l’autel leur expliqua l’histoire
de cette naissance, avec de si grands mouvements d’amour, qu’il
enflamma leurs cœurs de vifs embrasements de la dilection céleste
envers le divin Poupon, né pour la rédemption des hommes ». Puis
il célébra une seconde messe à l’aube, et la troisième « sur les neuf
et dix heures. »
Force était que le duc prît clairement position. Le 7 janvier 1597,
parvenait enfin la lettre que François attendait depuis trois ans :
« Révérend, cher, bien aimé et féal. En réponse de celle que vous
avez écrit, vous disons que trouvons bon qu’ayez fait dresser un
autel en l’église de Saint-Hippolyte, comme aussi les autres bonnes
œuvres qu’à la louange de Dieu et extirpation des hérésies vous y
allez exercitant ; et Nous déplaît des oppositions que l’on vous y a
faites, que néanmoins avez surmonté ainsi que vous Nous écrivez.
À quoi vous continuerez avec la dextérité et prudence que vous

9.6 Page 86

▲back to top
86
Saint François de Sales
savez convenir, ayant écrit au sieur de Lambert qu’il a très bien fait
de secourir le ministre qui se veut catholiser, ainsi que vous et lui
nous écrivez. »
Une lettre aussi cordiale de Son Altesse mettait François à l’abri
des calomnies et des attaques des syndics ; et bien que les chevaliers
de Saint-Maurice missent beaucoup de retards et de dérobades à lui
fournir les écus promis pour le rétablissement des cures, il conti-
nue au mieux son action apostolique : en l’année 1597, il rouvre la
cure des Allinges, puis celle de Cervens ; le 4 février, Pierre Fornier,
conseiller el ancien premier syndic de Thonon, abjure solennelle-
ment le calvinisme ; le Carême est rétabli à Thonon, sans négliger, au
grand rire des Protestants, la cérémonie des Cendres ; aux approches
de Pâques, François est dévoré de travaux, prédications, confessions
: « Ces fêtes, mande-t-il le 23 avril 1597 au nonce Riccardi, les nou-
veaux catholiques m’ont lassé par leurs confessions générales ; mais
j’ai éprouvé une immense consolation de les voir si pieux. »
Cependant qu’il traite avec Rome, avec le nonce, de très graves
questions et qu’il reçoit de Clément VIII des missions fort secrètes
et de très haute importance, comme de rencontrer à Genève Théo-
dore de Bèze. À tout ce train, sa santé fléchit : en mars il a éprouvé
« un petit ressentiment de fièvre et il a dû prendre quelques soins :
« J’ai été contraint, écrit-il de Sales au Nonce, le 11 avril 1597, de
m’absenter quelques jours afin d’assister au synode, mettre ordre
à certaines choses, et prévenir une maladie dont je suis menacé
depuis longtemps. Mais cette absence sera courte et je retournerai
ensuite reprendre avec plus d’ardeur mes travaux interrompus. »
Mgr de Granier choisit son successeur
Il rentra en effet à Thonon ; mais dès la fin d’avril, il reprenait
le chemin d’Annecy : « Je reçus la nouvelle que Mgr notre Révé-

9.7 Page 87

▲back to top
Chapitre v- L’apôtre du Chablais : le temps des moissons
87
Confessionnal de François de Sales dans la cathédrale d’Annecy.

9.8 Page 88

▲back to top
88
Saint François de Sales
rendissime Évêque était très malade et que, se sentant en danger
de mort, il désirait extrêmement me voir. Je partis aussitôt. » On
devine pourquoi... Mgr de Granier voulait faire de François son
coadjuteur avec droit de succession. François « refusa absolu-
ment ». C’est d’un tout autre côté que se tournent ses désirs : la cure
du Petit-Bornand étant vacante, il en sollicite le titre et les béné-
fices, afin d’avoir « de quoi vivre selon ma condition » ; en contre-
partie, il offre sa démission de prévôt, ne sollicitant qu’une faveur
: celle de « garder le canonicat simple, afin que venant ici, j’aie une
place dans notre chœur ; car les offices s’y célèbrent si dignement
que c’est là une de mes grandes consolations. »
Mais Mgr de Granier tenait à son projet. Il gagna d’abord Mon-
sieur de Boisy et la famille de François ; mais « François continuait
de refuser avec une humilité tout à fait admirable. Le seigneur
Évêque ne laissa rien en derrière et remua tous les expédients qui
lui entrèrent en imagination, à fin de vaincre ; il obtint la volonté
du Duc, et tâcha d’en avoir le brevet expédié. » Le 16 juin, si l’on
en croit une lettre du nonce Riccardi, la décision de Son Altesse
était déjà prise. Mais l’heure de l’acquiescement de François n’est
pas encore arrivée.
Il retourne en son Chablais, et agit en chef de mission : car on
vient de lui accorder trois auxiliaires, deux capucins, le Père Esprit
de Beaumes et le Père Chérubin de Maurienne, et un Jésuite, le
Père Jean Saunier ; à ces collaborateurs s’adjoignent le curé d’Anne-
masse, Révérend Balthazar Maniglier et le chanoine Louis de Sales.
C’est alors que le Père Chérubin de Maurienne, qui joua aux côtés
de François un rôle important dans la Mission du Chablais, décida
de frapper un nouveau coup : on organisera au début de septembre,
à Annemasse, qui n’est éloignée de Thonon que de cinq lieues, et
avoisine Genève, de très solennelles Quarante Heures en l’honneur
du très saint Sacrement. Rien ne fut épargné pour donner à ces trois
jours un éclat extraordinaire ; le duc Charles-Emmanuel, empêché
par les soucis de la guerre, s’y fit même représenter officiellement

9.9 Page 89

▲back to top
Chapitre v- L’apôtre du Chablais : le temps des moissons
89
par le seigneur d’Albigny, gouverneur de la Savoie. Ce fut un grand
hommage à l’Eucharistie.
C’est peu après ces grandioses cérémonies que Mgr de Granier
décida d’engager contre l’humilité de François le suprême assaut.
Un jour que le prévôt se trouvait à Sales, il lui dépêcha son premier
aumônier, M. Critain. Dès le lendemain de son arrivée, sous pré-
texte de réciter avec lui le saint bréviaire, M. Critain entraîna Fran-
çois dans la galerie du château et l’attaqua de front... François long-
temps résista... A la fin, il proposa à l’aumônier d’aller célébrer leurs
messes à l’église du village : « Vous direz la première et je servirai ;
je dirai la seconde ; nous invoquerons la grâce de Dieu et ferons ce
qu’il nous inspirera. »
De la prière, François sortit vaincu : « Vous direz à Monseigneur,
déclara-t-il à M. Critain sur le chemin du retour, que je n’ai jamais
désiré d’être évêque... Mais puisqu’il le veut et qu’il le commande, je
suis prêt d’obéir et de servir Dieu en toutes choses ».
Tout faillit en rester là : peu après, François, passant par Annecy
« tomba au lit d’une forte et violente fièvre continue ». Les choses
en vinrent à ce point qu’au début de janvier on désespéra de sa vie.
Sa mère descendit à Annecy et « elle fut députée pour lui porter la
nouvelle de la mort »... « Le pauvre malade s’étonna de prime abord,
puis il fut pris d’une grande crainte des jugements de Dieu et des
« périls de l’Enfer ». Il surmonta cette première crise en se jetant
dans la miséricorde de Dieu. « Il ne faut point que j’espère de salut
sinon du Seigneur ; j’aurai autant de besoin de sa miséricorde une
autre fois que maintenant, et il me sera autant favorable maintenant
qu’une autre fois. » Les chanoines de la cathédrale « s’en vinrent en
corps lui dire le dernier adieu et prendre sa sainte bénédiction... »
Épuisé par cette visite, François tomba en défaillance « par l’espace
d’une heure entière », si bien qu’on le crut mort.
C’est alors qu’il fut pris d’une tentation contre le dogme de l’Eu-
charistie. L’épreuve fut terrible, et François ne put se libérer que
« par la seule invocation du nom de Jésus, faite dans le fond de son

9.10 Page 90

▲back to top
90
Saint François de Sales
âme ». Revenu à lui, il trouva la solution qu’il n’avait pu trouver au
fort de la crise : mais le souvenir de cette lutte lui resta poignant. Il
n’accepta jamais de révéler cet argument ; et « à (sa) souvenance...
il formait toujours le signe de la Croix, craignant que ce ne fût
une pierre d’achoppement, aux faibles esprits ». Ainsi Dieu conti-
nuait-il de purifier cette âme privilégiée et l’introduisait-il toujours
plus avant dans le mystère de sa Passion et de sa Mort, afin d’en
faire sa très fidèle image.
Voici donc François sauvé de la mort. La convalescence sera
longue. Le 14 janvier 1598, il adresse une lettre au nonce Riccardi,
mais « les médecins, dit-il dans une note à part, qui ne trouvent pas
bon que j’écrive, m’ont obligé à me servir de la main d’autrui. Cette
lettre dictée est émouvante. « Après avoir été visité de la bonté de
François de Sales prédicateur (tableau de Piero Dalle Ceste,
église S. François de Sales, Turin-Valdocco).

10 Pages 91-100

▲back to top

10.1 Page 91

▲back to top
Chapitre v- L’apôtre du Chablais : le temps des moissons
91
Dieu notre Seigneur par une fièvre continue, j’ai fait récemment
une rechute si dangereuse que pendant sept jours consécutifs on
n’attendait guère autre que ma mort. »
Il faut cependant songer à se rendre à Rome pour la visite ad
limina du diocèse et les dernières formalités de l’épiscopat. Mais
quand ? « Maintenant que par la même divine bonté, je suis en
convalescence, il m’est resté une telle faiblesse, surtout aux jambes,
que je ne sais si je pourrai faire le voyage de Rome avant Pâques,
quoique je désire infiniment de m’y trouver pour la Semaine Sainte
; aussi ferai-je tous mes efforts à cette fin. » Cependant sa pensée
s’envole vers le Chablais où l’a remplacé le Père Chérubin de Mau-
rienne ; il presse l’exécution des affaires en cours : « Son Altesse
ayant envoyé à Thonon M. le Président Favre, pour connaître le
sentiment des habitants du Chablais sur l’exercice du culte catho-
lique, presque tous ont témoigné le désirer et ils attendent d’heure
en heure qu’il soit rétabli. » La promotion à la coadjutorerie n’a pas
changé le cœur de François ! « Finalement, Dieu m’ayant donné ce
peu de vie qui me reste, je reconnais devoir l’employer au service de
sa divine Majesté, de la sainte Église... » Ainsi fera-t-il, plus long-
temps qu’il ne semblait alors le prévoir...
C’est de Sales que François date les quelques lettres qui nous sont
parvenues de cette année 1598. En avril cependant, il mande au
nonce : « Je vais aujourd’hui à Thonon où pendant quelque temps
je suis nécessaire. » C’est que le Père Chérubin, dont l’esprit est plein
d’initiative, a proposé à François de célébrer à Thonon même des
Quarante Heures encore plus solennelles que les Quarante Heures
d’Annemasse ! Le 2 mai 1598, Philippe II d’Espagne et Henri IV
signent le traité de Vervins : c’était donc, semblait-il, la paix pour
la Savoie : le Chablais serait à l’abri désormais des incursions de
Genève ; les populations pourraient sans crainte de représailles,
faire retour au catholicisme, et Charles-Emmanuel aurait les mains
plus libres pour aider les missionnaires du Chablais.
Aussitôt, le prévôt cherche à mettre à profit les avantages de la

10.2 Page 92

▲back to top
92
Saint François de Sales
nouvelle situation. En juillet, plusieurs curés, « hommes mûrs et
bien entendus dans la charge pastorale » sont mis en place dans
des paroisses importantes. Enfin, le 20 septembre, après que furent
résolues bien des difficultés matérielles ou diplomatiques, s’inaugu-
rèrent les Quarante Heures de Thonon. Mgr de Granier en présida
lui-même les fêtes religieuses des dimanche 20 et lundi 21 sep-
tembre. Puis, quelques jours plus tard, les 1er et 2 octobre, eurent
lieu dans une atmosphère grandiose les secondes Quarante Heures
: le duc Charles-Emmanuel, entouré de sa cour, était là, mais aussi
le cardinal Alexandre de Médicis, légat du Pape en France, qui s’en
retournant en Italie avait bien voulu faire halte à Thonon.
Tout fut splendide. Mais, entre toutes ces cérémonies, l’une d’elles
dut émouvoir particulièrement l’âme de François. Dans la matinée
et l’après-midi du jeudi 1er octobre, le cardinal, Mgr de Granier et
François reçurent les abjurations : des notables... un pasteur... des
groupes... des familles entières... Le lendemain, le rythme s’accéléra
encore. Les secrétaires finirent par ne plus inscrire que les noms des
chefs de famille. En onze jours, selon la liste que conservent encore
aujourd’hui les Archives vaticanes, on enregistra 2.300 noms.
En ces jours de fêtes somptueuses, que de souvenirs – et
quelles actions de grâces – montèrent au cœur de François. Il y
avait quatre ans à peine que, seul, en missionnaire pauvre et sans
appui humain, il pénétrait dans Thonon. Devant ces foules qui se
pressaient aujourd’hui pour abjurer ou pour participer aux sacre-
ments de Pénitence et d’Eucharistie, comment n’eut-il pas évoqué
la petite dizaine de catholiques apeurés qu’à force de persuasion, il
était parvenu à grouper autour de sa chaire, en l’église Saint-Hip-
polyte, le dimanche 18 septembre 1594 ? Il avait alors prêché sur la
Mission des pasteurs de l’Église ; aujourd’hui, en guise de clôture de
ces solennités, en présence du duc et du cardinal et de leurs cours,
il prêche sur la messe et le sacerdoce : Faites ceci en mémoire de
moi. Auquel de ces deux sermons François apporta-t-il le plus de
cœur, le plus de soins ?

10.3 Page 93

▲back to top
Chapitre v- L’apôtre du Chablais : le temps des moissons
93
Le duc fut loyal en sa reconnaissance. À peine le cardinal de
Médicis était-il arrivé à la Maison de Ville que Charles-Emmanuel
prit le prévôt par la main et l’amena devant le prélat. « Monsei-
gneur, lui dit-il, celui que je vous présente, c’est l’apôtre du Chablais
: vous voyez un homme béni de Dieu et envoyé du Ciel à nous,
qui, enflammé d’un très grand zèle du salut des âmes, non sans
un grand péril de sa vie, est venu tout premier hardiment en cette
province, y a épanché la semence de la parole de Dieu ; a planté la
Croix et la foi de Notre-Seigneur en ces baillages, d’où il y a plus de
septante ans qu’elle en avait été déracinée et enlevée par les armées
infernales des Hérétiques. » Le cardinal, ayant relevé François qui
s’était prosterné à ses pieds, lui dit : « Monsieur, je vous remercie
de votre zèle, continuez comme vous avez fait ; quant à moi, selon
le devoir de ma charge, je ne manquerai point de rapporter ample-
ment à notre très Saint Père ce que vous avez fait. » Il tint parole.
Le cœur apostolique de François
« L’apôtre du Chablais » : l’éloge était mérité. Tandis que s’éteignent
les derniers bruits de ces fêtes somptueuses, et avant que François
ne prenne la route de Rome et de l’épiscopat, il convient de nous
arrêter et de contempler encore une fois François de Sales, prêtre
en pays de mission. Quelle fut donc la stratégie apostolique de ce
jeune prêtre – il a 27 ans lorsqu’il pénètre en Chablais en septembre
1594 – pour qu’en quatre ans il parvînt à convertir une province
aussi imprégnée de Protestantisme et aussi solidement défendue
par la toute proche et toute puissante Genève ?
Il convient, certes, de faire dans ce succès la part des événe-
ments et même de la politique. Il est certain qu’Henri IV souhai-
tait, comme tous les souverains de son temps, l’unité religieuse de
son royaume, et qu’il ne pouvait, à l’extérieur, soutenir trop ouver-

10.4 Page 94

▲back to top
94
Saint François de Sales
tement les pays protestants. Par ailleurs, la France se trouvait en
guerre avec la Maison d’Autriche et devait, pour cette lutte, ménager
les cantons calvinistes de Suisse qui commandaient les passages des
Alpes : Genève était une ville-clé, une des voies d’accès vers l’Alle-
magne. Du côté de l’Italie, la politique étrangère française n’était
pas moins ambiguë : Henri IV avait besoin, en France, de l’ami-
tié du Pape ; mais il lui fallait ne pas mécontenter les princes ita-
liens en querelle avec le Pape. Dans cet imbroglio, le duc de Savoie
Charles-Emmanuel menait habilement le jeu de ses intrigues. Le
traité de Vervins lui-même (2 mai 1598) ne mit pas fin à son dif-
férend avec Henri IV : car la question de Saluces, ce marquisat du
nord de l’Italie que Charles-Emmanuel avait enlevé à la France en
1588, fut réservée. L’Édit de Nantes, qui fut signé par Henri IV le 13
avril 1598, montre bien vers quel compromis le roi était contraint
de s’orienter pour procurer au royaume la paix intérieure. De même
à l’extérieur, lui fallait-il rechercher un équilibre difficile entre ses
alliances catholiques et ses alliances protestantes. Nous le verrons
bientôt : Genève et Berne restaient de ce fait très puissantes à la
cour d’Henri IV – et par le fait même, paralysaient, plus ou moins
selon l’évolution des événements, l’action des missionnaires catho-
liques dans le Chablais, le bailliage de Ternier et le pays de Gex.
Ces difficultés ont du moins un avantage : elles mettent en
lumière le caractère nettement évangélique de l’apostolat de Fran-
çois de Sales.
Sa force, c’est sa foi. Il fabriqua un jour sur son nom un ana-
gramme très significatif : « Foi sans descaler », c’est-à-dire foi sans
défaut ni faiblesse ; le mot n’était pas usurpé. François est profondé-
ment persuadé de la vérité du catholicisme. Il est convaincu que si
la doctrine de l’Église Romaine est présentée dans toute sa lumière,
par des prêtres instruits et saints, les populations, pour peu que la
liberté de conscience leur soit effectivement assurée, se rallieront
sans hésiter à la foi première. En somme, dès ce moment, François,
en théologien et en juriste, a une conception précise de ce que doit

10.5 Page 95

▲back to top
Chapitre v- L’apôtre du Chablais : le temps des moissons
95
être la Réforme de l’Église, si l’Église veut survivre ; il a conscience,
en même temps que des maux qui ravagent l’Église du Christ, du
remède, du seul remède qui la peut sauver : la restauration d’un
sacerdoce digne des apôtres. Soulignons les lignes majeures de
cette stratégie sainte au tant que hardie : elles ressortent clairement
des écrits, mémoires et lettres qui nous sont conservés.
Il faut donc d’abord que l’Évangile soit prêché, dans toute sa
pureté de tradition et d’interprétation théologique. François ne
ménage rien pour être au fait des objections protestantes et des
difficultés que ses adversaires puisent dans la science du temps.
Il ne les sous-estime en aucune façon. Il prend au sérieux le fait
calviniste, ses causes, sa force, tout en n’ignorant pas que le menu
peuple, et même certains ministres, puissent être ignorants : « En ce
baillage, écrit-il un jour, chacun manie les Institutions (de Calvin) ;
Annecy, canal du Thiou.

10.6 Page 96

▲back to top
96
Saint François de Sales
je suis ès lieux où chacun sait des Institutions par cœur. » Pour les
mieux connaître, lui-même a sollicité de Rome la permission de
lire cet ouvrage qui tombe sous l’Index. Les Controverses sont là
pour nous montrer... l’esprit et nous donner le style de François en
ces batailles d’idées. Ainsi travaille-t-il à établir solidement, face
aux négations de ses adversaires, la vérité et les droits de l’Église
catholique romaine. Et il y réussit si bien en ces placards et feuilles
volantes, rédigées en pleine lutte, au jour le jour, que les Contro-
verses méritèrent d’être utilisées en 1870 par les Pères du concile
du Vatican lorsqu’ils en vinrent à définir l’infaillibilité du Pape et
qu’elles valurent à François, en 1878 le titre de docteur de l’Église,
et, en 1923, le patronage spirituel des écrivains catholiques.
Persuadé que la doctrine évangélique, pour peu qu’elle soit
connue, travaille les âmes, chemine en chacune d’elles comme une
racine dans la terre, selon les vouloirs de la Providence, François
prêche. En ce ministère de la parole, qu’il considère comme l’un
de ses premiers devoirs, il est infatigable. On nous le montre tantôt
prêchant le même jour, dans quatre, cinq villages différents, tantôt
« passant la nuit à prêcher », ou encore prêchant en présence de
sept ou huit personnes comme il l’eût fait dans une église pleine de
fidèles, ou encore catéchisant sur la place du marché, discutant en
public ou en petit comité avec des pasteurs ou des notables protes-
tants ; inventant, avec l’aide de son jeune frère Bernard une sorte de
prédication dialoguée.
« Dimanche dernier, troisième de Carême, écrit-il par exemple
le 12 mars 1597 au nonce Riccardi, ayant prêché le matin de bonne
heure selon la coutume, dans la paroisse des Allinges, je passai
dans une autre paroisse distante de trois milles, appelée Cervens,
où je n’avais pas encore été. Et ayant averti le peuple que je sou-
haitais prêcher, j’eus une nombreuse et bienveillante assistance qui,
au sortir du sermon, me témoigna un ardent désir de ce pain des
enfants. Mais j’eus grand’peine à me rendre à temps pour le sermon
de Thonon, qui est à cinq ou six milles de Cervens, de sorte que,

10.7 Page 97

▲back to top
Chapitre v- L’apôtre du Chablais : le temps des moissons
97
étant fixé ici, il m’est presque impossible d’évangéliser plusieurs
localités. »
Déjà il accorde dans sa stratégie apostolique une importance
primordiale au catéchisme, à l’enseignement ferme et simple de la
doctrine, ainsi qu’au texte sacré de l’Écriture, à la parole de Dieu.
Ne porte-t-il pas constamment dans son petit bagage, une Bible
avec son bréviaire ? La Bible, il la connaît à fond, et il émaille de ses
citations jusqu’à sa correspondance la plus familière.
On aimerait voir, dès ce temps, François de Sales dialoguer, de
visage à visage, sinon de cœur à cœur, avec certains Protestants,
– saisir sur le vif, par exemple, ses conversations intimes « dans la
prairie », avec le seigneur d’Avully travaillé de conversion. Trois de
ces rencontres sont restées célèbres et d’ailleurs mystérieuses : ses
trois rencontres à Genève même, avec Théodore de Bèze. L’initia-
tive vint-elle de François ou de Clément VIII ? La chose est peu
claire. Ce qui est sûr, c’est que François n’entreprit cette tentative de
conversion que sur un acquiescement formel du Pape, qui ressem-
blait fort à un ordre.
De ces entrevues, il ne reste aucun document du côté protes-
tant 20 ; du côté catholique, il reste, en dehors des témoignages du
Procès de canonisation, une lettre de François de Sales à Clément
VIII, du 21 avril 1597, donc au lendemain de la première entrevue.
Cette lettre est sévère, mais non sans espoir : « J’ai rencontré Bèze
seul et d’un accès assez facile. Quand enfin je me retirai après avoir
tenté tous les moyens pour lui arracher l’aveu de sa pensée, sans
avoir laissé une pierre à remuer, je trouvai en lui un cœur de pierre,
jusqu’ici immobile ou du moins insuffisamment remué ; c’est-à-
dire un vieillard endurci, plein de jours mauvais. Autant que ses
paroles me permettent de le juger, voici quelle serait mon opinion :
s’il était possible de l’aborder et plus fréquemment et avec plus de
sécurité, peut-être pourrait-on le ramener au bercail du Seigneur
20 Cf. Paul GEISENDORFF, lib. cit., pp. 402-407.

10.8 Page 98

▲back to top
98
Saint François de Sales
; mais, pour un octogénaire, tout retard est périlleux. » Retenons
pourtant ce mot par lequel Théodore de Bèze prit congé de son
visiteur après les deux premières entrevues : « Quant à moi, si je ne
suis pas en bon chemin, je prie Dieu tous les jours que par sa misé-
ricorde il lui plaise de m’y remettre. » 21. Cette attitude de Théodore
de Bèze ne dut pas déplaire à François de Sales.
Car elle est conforme à sa manière de traiter avec les hérétiques.
Nous touchons ici à un problème très délicat. Il est certain que
François de Sales a eu parfois des mots très durs contre les hugue-
nots. Il est très sûr encore que dans les tractations politiques qui
suivirent les Quarante Heures de Thonon, François s’opposa avec
une fermeté absolue à ce que des ministres protestants demeu-
rassent en Chablais, et particulièrement à Thonon, et qu’il requit
des mesures sévères contre les derniers obstinés de Thonon qui «
suivent le huguenotisme plutôt comme un parti que comme une
religion. »
Était-il donc un partisan de l’intervention du bras séculier dans
les conversions et les affaires religieuses ? Ici des distinctions s’im-
posent, car François de Sales a évolué sur ce point, au cours de sa
vie. L’étudiant en droit de Padoue, trop enclin à suivre certaines
thèses juridiques du temps, n’eût peut-être pas désapprouvé la
contrainte politique et même l’emploi des armes. Mais, dès qu’il est
promu prévôt, et surtout lorsqu’il est ordonné prêtre, François se
déclare fermement partisan des seules armes spirituelles, la sain-
teté et la science théologique, « la charité » : que l’on se rappelle le
sermon du jeune prévôt aux chanoines de Genève ! Cependant,
lorsque vers la fin de la mission du Chablais, François se trouve
mêlé aux discussions politiques, deux tendances apparemment
contraires se font jour dans sa pensée : d’une part son amour des
âmes le porte à la mansuétude, mais d’autre part, selon les idées et
les mœurs du temps, il ne conçoit pas que l’unité politique puisse
21 Cf. Paul GEISENDORFF, ibid.

10.9 Page 99

▲back to top
Chapitre v- L’apôtre du Chablais : le temps des moissons
99
se réaliser en dehors de l’unité de confession : « Une foi, une loi, un
roi ». En apparence, le juriste, en lui, nous semble s’accorder assez
mal avec le missionnaire. Mais en fait, pour François de Sales, le
conflit n’existe pas : son optimisme théologique le persuade que si
le culte protestant est interdit, et si les calvinistes sont instruits de
la foi catholique, ils ne peuvent pas, du moins s’ils sont loyaux et
sincères, ne pas se convertir 22.
Un exemple va nous faire saisir sur le vif la pensée de François
en cette matière. Le jour même où était promulguée à Annecy la
paix de Vervins, le 13 juin 1598, François écrit au nonce Riccardi : «
Entre les incalculables avantages spirituels que plusieurs serviteurs
de Dieu espèrent de cette bénite paix, ils se promettent que le roi
de France, sur l’invitation du Saint-Siège Apostolique, s’emploiera
vigoureusement pour obtenir que la ville de Genève ouvre ses
portes à l’exercice du culte catholique au moyen de l’Intérim (l’Inté-
rim était un formulaire, datant du temps de Charles-Quint, et qui
assurait pratiquement la liberté de conscience aux catholiques et
aux protestants), afin que le Seigneur et Prince de paix ait sa place
dans une pacification si importante et tant désirée. Ce serait couper
le calvinisme par la racine. »
Ainsi donc, deux mois après la promulgation de l’Édit de Nantes
(13 avril 1598), François espère qu’une législation très semblable
à la nouvelle législation française sera installée à Genève. Or,
trois ans plus tard, en juillet 1601, François de Sales écrivant à
Clément VIII au nom de Mgr de Granier, semble bien parler un
autre langage : « Cette portion de mon diocèse (il s’agit du pays de
Gex), avec ce qu’il en reste au delà du Rhône, est échue au roi de
France, en vertu du traité de paix (le traité de Lyon du 17 janvier
1601). Il y a ordonné l’entier rétablissement du culte catholique, je
l’entends dire du moins, mais sous la réserve (l’Intérim, comme on
22 De leur côté, les Protestants soutenaient le même principe : cf. J. LECLERC, loc.
cit.

10.10 Page 100

▲back to top
100
Saint François de Sales
l’appelle) qui tolère une place à l’hérésie. C’est, au fond, la liberté
laissée à chacun de mal penser et d’agir de même : voilà ce qui
multiplie étrangement les difficultés de propager l’Évangile. » On
voit par où ces deux jugements contraires se rejoignent : dans un
cas comme dans l’autre, le but est le même : propager l’Évangile ;
dans le premier cas, l’Intérim facilite la tâche ; dans le second, elle
la contrarie. Pour comprendre cette position, il ne faut pas seule-
ment invoquer les idées politiques du temps, mais aussi certaines
conceptions théologiques trop étroites qui restreignaient exagéré-
ment les moyens de salut que conservent, jusque dans leur erreur,
les hérétiques de bonne foi 23.
Encore faut-il bien distinguer ici le protestantisme et les pro-
testants. Car avec les personnes, François est toute patience, toute
bénignité, tout accueil. D’aucuns, voire même des religieux, le lui
reprochèrent. Averti de ces reproches, François rétorqua « qu’il
avait fait l’expérience depuis longtemps que l’on faisait plus de profit
par la douceur qu’autrement... Il faut tenir pour une maxime très
certaine que les hommes font plus par amour et charité que par
sévérité et rigueur. » Il sait notamment qu’à se convertir certains
perdent leurs places, leurs ressources et leurs biens. Pour eux, il
s’efforce d’organiser des secours et de ménager des refuges et des
œuvres. Il n’a pas tenu à lui que Thonon n’ait possédé, dès 1595 ou
1596 un collège de Jésuites. Un autre projet lui tient fort à cœur
en 1598, depuis qu’il voit affluer les demandes de conversions : on
en trouve le dessein dans la supplique que François porte au Pape
Clément VIII, en janvier 1599, de la part de Mgr de Granier ; il
s’agit de fonder, en faveur des nouveaux convertis venus de Genève
et « dépouillés de tous leurs biens »... « une maison de miséri-
corde ou hospice de vertu. Là, ces bannis pour le Christ, surtout les
enfants et les jeunes gens des deux sexes, pourraient être accueillis,
élevés et instruits chrétiennement. On enseignerait à chacun selon
23 Cf. J. LECLERC, lib. cit., T. II, pp. 126-127.

11 Pages 101-110

▲back to top

11.1 Page 101

▲back to top
Chapitre v- L’apôtre du Chablais : le temps des moissons
101
sa capacité ou les sciences ou quelque métier qui lui permettrait
ensuite de gagner sa vie. »
Ces dons vraiment exceptionnels d’organisateur, de réalisateur,
j’allais dire, en prenant le mot dans son meilleur sens, de politique,
François les révèle aussi dans son attitude à l’égard des catholiques
du Chablais. Avec eux, il se montre paternel et ferme, exigeant et
doux, strict et bénin. Prenons hardiment cet exemple brûlant : le
problème du financement de la mission du Chablais. Lui-même,
François, est d’une pauvreté rigoureuse. De cette pauvreté, il ne
se plaint pas, heureux quant à lui d’être un « fidèle disciple de la
Croix » et d’imiter notre Seigneur Jésus-Christ ; et si d’aventure
il dispose de quelques écus, il les utilise en aumônes. Mais il sait
que cette pauvreté, à moins que Dieu ne le lui impose, ne doit pas
être telle qu’elle gêne son apostolat, et moins encore qu’elle tourne
au scandale des âmes. Dès la fin de mai 1595, il confie à son ami
Antoine Favre : « C’est aussi (un grand argument contre mon apos-
tolat) de voir des hommes au milieu des domaines de l’Église, sous
un prince catholique, vivre d’une vie précaire et pour ainsi dire au
jour le jour. » Le 31 mai 1597, il sollicite même un bénéfice-cure
qui se trouve vacant, celui du Petit-Bornand : « Il est bien vrai que
la prévôté n’a pas un liard de rente, et le canonicat que l’on donne au
prévôt ne rapporte en moyenne que soixante écus par an ; j’estime-
rais donc plus avantageux d’être un curé renté que d’être un pauvre
prévôt, n’était l’espoir de notre retour à Genève... Ayant ainsi de
quoi vivre selon ma conscience, je ne chercherai plus autre chose
sinon de servir le Seigneur et l’Église de ce diocèse par les petits
travaux auxquels je serai employé. »
Mais à mesure que la mission réussissait et se développait, Fran-
çois entrait en contestation avec les grands bénéficiers du diocèse :
comment installer des curés dans les paroisses, si on ne leur donne
pas de quoi vivre, et même si on ne commence par réparer leurs
églises mutilées, pillées par les calvinistes ? Comment introduire
dans le Chablais des « prédicateurs », capucins et jésuites, si on

11.2 Page 102

▲back to top
102
Saint François de Sales
n’assure leur subsistance ? Comment fonder les œuvres indis-
pensables, sans argent ? Or l’argent existe : l’Ordre des chevaliers
de Saint-Maurice-et-Lazare a été fait, par Grégoire XIII en 1579,
dépositaire des biens d’Église échappés aux Bernois ; à Turin, en
octobre 1596, le duc a approuvé, selon le projet de François, que les
chevaliers remettent à la disposition de la mission du Chablais, au
moins en partie, les revenus de ces biens. Mais ils rechignent à ce
service. Et pour François, le conflit avec les chevaliers sera désor-
mais un souci constant : par le duc, par le nonce, il s’efforce de leur
arracher ce que leur lésinerie lui refuse...
Ainsi, le 21 février 1597, il les met, en termes fort nets, en face de
leurs responsabilités : « Cet expédient, leur déclare-t-il entre autres
choses, consiste en ce que, étant donné le traité de paix désiré, Vos
Seigneuries voulussent bien céder absolument toutes les cures dont
elles jouissent en ce pays avec leurs dépendances ; en y ajoutant
celles qui sont provenues des particuliers, on pourrait faire en ce
baillage un service religieux si éclatant que la lumière s’en répan-
drait de tous côtés. » Lorsqu’il s’agit de « combattre les combats du
Seigneur des Armées », François ne craint pas d’être « importun à
Sa Sainteté, à Leurs Altesses » et aux Chevaliers. Cette intrépidité
juridique et financière qui s’allie fort bien à un sens extrême de
sa pauvreté personnelle, voilà un véritable symbole des attitudes
apostoliques de François.
De la droiture et pureté de ses intentions en toutes ces affaires
temporelles, on ne saurait douter : on le vit bien lorsqu’il s’agit de
choisir des curés pour le Chablais et de les y installer. Ces curés-mis-
sionnaires, il les veut hommes « mûrs et bien entendus en la charge
pastorale »... « propres pour l’œuvre de la conversion et des solen-
nités ecclésiastiques »... Il ne se fait aucune illusion sur les difficul-
tés qui attendent ses collaborateurs : il écrit de Thonon, au nonce,
le 2 mars 1597 : « J’ai un bon nombre de prêtres qui se dégageront
bientôt pour venir s’exercer ici à la patience et à la mortification ; je
mettrai tous mes soins à ce qu’ils soient riches de bonne vie, et du

11.3 Page 103

▲back to top
Chapitre v- L’apôtre du Chablais : le temps des moissons
103
moins bien pourvus de savoir... Mais on ne saurait les introduire
sans leur préparer d’abord les voies par quelques sermons catéchis-
tiques faits par un prédicateur expérimenté. » Il semble qu’il ait,
dès ce moment, songé à procurer à ces desservants « maison et
habitation et facilité de demeurer plusieurs ensemble ». Mais l’occa-
sion n’est pas mûre de réaliser ce projet. En attendant, il visite ceux
qu’il a placés à la tête de paroisses, il les aide, autant qu’il le peut, «
d’un amour à la fois paternel et fraternel ». Aussi quelle peine – on
pourrait presque dire quelle rancœur – éprouve François à l’égard
des « grasses abbayes », déchues de l’observance régulière, « dans
lesquelles les moines (qui ne le sont que de nom) détruisent plutôt
qu’ils n’édifient ».
Tel nous apparaît François à la fin de cette période missionnaire
et à la veille de partager avec Mgr de Granier, et sous son auto-
rité, la charge de l’évêché de Genève. Cc prêtre de trente ans a déjà
donné la mesure de son génie et de sa sainteté. Pour le caractéri-
ser, nous ne saurions mieux faire que d’emprunter à Sainte-Beuve,
mais en leur conférant leurs dimensions proprement spirituelles,
ses vues pénétrantes sur « François de Sales au complet » 24. Appli-
quant à François la pensée de Pascal : « Je n’admire point l’excès
de la vertu... car autrement ce n’est pas monter, mais tomber. On
ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais bien
en touchant les deux à la fois et remplissant tout l’entre-deux »,
il commente en des pages inoubliables cet entre-deux de François
de Sales : « Nul, mieux que (lui)... n’eut, avec une qualité suprême,
l’assemblage, le tempérament, le correctif et l’extensif, enfin, pour
parler avec Pascal, l’entre-deux. À chacun des caractères que je lui ai
précédemment reconnus, il faudrait ajouter presque son contraire,
lequel apparaît, non pas pour faire balance ailleurs et diversion,
mais pour modifier et fortifier la qualité dominante, en y entrant,
en s’y fondant, pour y faire équilibre et lest, comme au-dedans
24 Port-Royal, Hachette, 3e édit., 1867, T. I, Ch. X, pp. 249 sqq.

11.4 Page 104

▲back to top
104
Saint François de Sales
François de Sales accueilli par le pape Clément VIII
(gravure de F. Chauveau).

11.5 Page 105

▲back to top
Chapitre v- L’apôtre du Chablais : le temps des moissons
105
d’elle-même. Son âme, dès ici-bas, est une sphère complète sous une
seule étoile. » Et de donner de cet entre-deux un exemple lumineux
: de François, il déclare qu’ « il n’était pas une colombe de douceur,
mais une aigle de douceur ».
Ainsi pourrait-on allier à son sujet les termes qui semblent
s’exclure. François de Sales est le type même de la plénitude, plus
encore que de la mesure : rien ne lui manque, les contraires en lui
ne sont pas contraste ou dissonnance, mais harmonie supérieure.
Ses écrits, à les suivre de trop près et à n’en considérer trop exclu-
sivement que l’Introduction à la vie dévote ou le Traité de l’Amour
de Dieu, – même sa Correspondance, à n’en trop goûter que les
lettres à Madame de Chantal ou autres âmes privilégiées, lui jouent
un mauvais tour : ils ne le montrent que sous quelques-uns de ses
aspects. C’est fausser le directeur d’âme que de méconnaître le mis-
sionnaire du Chablais ; c’est fausser l’écrivain que de méconnaître
l’homme d’action et de gouvernement ; c’est surtout fausser le mys-
tique que de méconnaître les richesses de l’homme, l’habileté du
juriste, la finesse même du politique. L’un « entre » dans l’autre et «
s’y fond ». Qu’on parle d’équilibre, si l’on n’a pas de meilleur terme.
Mais cet équilibre n’est pas un équilibre terre à terre, rampant et
plat ; c’est l’équilibre supérieur, de haut vol, l’équilibre que seule
donne la liberté de l’amour.
Sainte-Beuve a pressenti ce mystère de grâce, sans pourtant en
pénétrer toute la profondeur : « De contraste en conciliation, je suis
amené à un dernier entre-deux qui est caractéristique chez saint
François de Sales et qui seul peut achever de donner sa mesure,
je veux dire l’alliance qui se faisait en lui entre la vertu mystique,
contemplative, la charité dans toute sa candeur et la finesse du
jugement humain dans toute sa sagacité. » Il eût fallu que Sainte-
Beuve descendît encore d’un degré, ou plutôt franchît un seuil dans
l’âme de François : il eût aperçu que tous les dons humains – remar-
quables et parmi les plus beaux qui soient – de son héros, n’attei-
gnaient une telle plénitude que parce que le feu de l’amour de Dieu

11.6 Page 106

▲back to top
106
Saint François de Sales
en avait brûlé toutes les scories, purifié les défauts, qu’il les illumi-
nait de l’intérieur et, en quelque sorte, les transfigurait.

11.7 Page 107

▲back to top
Chapitre vi - Évêque et prince de Genève
107
6. ÉVÊQUE ET PRINCE DE GENÈVE
François se rend à Rome
Nous avons quitté François de Sales parmi les fêtes éclatantes des
Quarante Heures de Thonon. L’apôtre du Chablais a reçu là sa
récompense ; et les dispositions du duc sont telles qu’il y a lieu
d’espérer, à brève échéance, la conversion totale de cette province...
« Alors, l’hiver ayant fui, le printemps souriait, partout on voyait se
dresser « l’arbre précieux et resplendissant » de la Croix vivifiante ;
de toutes parts l’Église faisait entendre ses chants comme la voix
de la tourterelle, et renouvelées, fleurissant de nouveau, les vignes
exhalaient leur parfum. » Ainsi François décrira-t-il la situation du
Chablais en 1598, dans un rapport adressé à Clément VIII en 1603.
Au début de novembre 1598, François partit pour Rome en com-
pagnie de Monsieur de Chissé, grand vicaire et neveu de Mgr de
Granier. À Modène, il rejoignit son frère Louis et son ami Antoine
Favre qui seraient, eux aussi, du voyage. Vers la mi-décembre, les
voyageurs arrivaient dans la Ville Eternelle. François était chargé
de présenter au Pape diverses requêtes de Mgr de Genève, et le
grand vicaire de son côté devait postuler pour François les bulles
de coadjutorerie. L’accueil de Clément VIII fut extrêmement pater-
nel. Il connaissait bien François et s’entretint longuement avec lui
de son œuvre en Chablais : le cardinal de Médicis avait récemment
encore parlé à Sa Sainteté des merveilleuses Quarante Heures de
Thonon. François présenta les requêtes de Mgr de Granier, puis se
retira. Cela se passait le 15 janvier 1599.
Il fallait à présent attendre les décisions pontificales. « Jamais je
ne fus en lieu, écrit François à Mgr de Granier quelques jours après

11.8 Page 108

▲back to top
108
Saint François de Sales
l’audience pontificale, où le poids fut si grand qu’il est en cette Cour.
Sa Sainteté ne ferait pas une grâce, pour petite qu’elle soit, qu’elle ne
soit pesée et contrepesée par conseil de Messieurs les Cardinaux,
lesquels voyant il Santissimo di questo parere (le très Saint Père de
cet avis) sont aussi eux-mêmes d’iceluy. »
François profita de ses loisirs pour faire visite à de grands per-
sonnages de Rome, « cardinaux et saints religieux », et pour pèle-
riner à travers les églises et les couvents de la ville. Le 15 mars,
Monsieur de Chissé obtenait une seconde audience et présentait
au Pape la requête de coadjutorerie. Le Pape se montra aussitôt
très favorable à cette proposition, fit appeler François, lui dit qu’il
voulait accorder à l’évêque de Genève tout ce qu’il demandait...
mais lui enjoignit de se préparer à passer l’examen canonique en sa
présence dès le lundi suivant.
À l’annonce de cet examen, François fut fort surpris, car, de par
les privilèges de l’Église gallicane, les prêtres de Savoie en étaient
dispensés. Qu’allaient dire le Souverain Sénat de Savoie et Son
Altesse ? 25. Mais le Pape déclarant que ce « n’était que pour son
contentement et afin de rendre (François) recommandable à tout
le Sacré Collège des Cardinaux », force était d’obéir.
Le lundi étant venu, François se rendit au palais du Pape. «
Il trouva la salle toute pleine de monde... » Sa Sainteté présidait
; autour du Pape étaient assis huit cardinaux, entre autres le car-
dinal de Florence, le cardinal Borghèse, le cardinal Baronius et le
cardinal Borromée ; vingt archévêques, évêques, généraux d’Ordre
; Bellarmin était parmi les théologiens chargés d’attaquer le can-
didat. C’était là un jury d’honneur ! Tout se passa à merveille. À
telles enseignes qu’il était à craindre qu’à Annecy on ne majorât
ce succès. Le 26 mars 1599, François écrivit à Louis de Sales : «
Je vous confesse ingénuement que Dieu n’a pas permis que nous
25 Il fallut en effet que François, passant par Turin à son retour de Rome, apaisât sur
ce point le mécontentement du duc. Cf. Œuvres, T. XII, p. 9.

11.9 Page 109

▲back to top
Chapitre vi - Évêque et prince de Genève
109
ayons été confus dans l’examen, quoi qu’en ne regardant que moi-
même je n’attendis que cela... Les signes de bonté paternelle dont
le Pape m’a honoré... m’obligent d’être plus que jamais bon enfant
et bon serviteur de la sainte Église Romaine ; mais quoi que nos
amis écrivent, souvenez-vous... qu’enfin nous ne sommes que ce
que nous sommes devant Dieu. »
Le 25 mars, en la fête de l’Annonciation, François fut admis à la
messe du Pape, et il y communia de la main du Pontife. Là, il reçut
« des faveurs particulières de Notre Seigneur » dont il consigna
le souvenir dans un petit billet dont voici le texte : « Ayant reçu
la sainte Eucharistie de la main du Souverain Pontife le jour de
l’Annonciation, mon âme fut fort consolée intérieurement ; et Dieu
me fit la grâce de me donner de grandes lumières sur le mystère
de l’Incarnation, me faisant connaître d’une manière inexplicable
comme le Verbe prit un corps, par la puissance du Père et par l’opé-
ration du Saint-Esprit, dans le chaste sein de Marie, le voulant bien
lui-même pour habiter parmi nous, dès qu’il serait homme comme
nous. Cet Homme-Dieu m’a aussi donné une connaissance élevée
et savoureuse sur la Transsubstantiation, sur son entrée en mon
âme et sur le ministère des Pasteurs de l’Église. »
À la fin du printemps de 1599, François était de retour à Annecy,
non sans avoir fait pour la seconde fois pèlerinage à Lorette 26. A
Turin où il s’arrêta, les chevaliers de Saint-Maurice « sachant que
j’étais porteur du bref de Sa Sainteté qui confère à Mgr de Genève
l’autorité d’appliquer à la subsistance des curés, des pasteurs et des
prédicateurs, tous les revenus qu’ils ont sur les paroisses converties,
me font citer pour rendre raison de mon administration ». Les che-
valiers s’aperçurent alors que sous la bénignité du prélat se cachait
la rigueur du juriste et la justice de l’homme apostolique...
26 Si François n’est pas allé à Rome, en quittant Padoue en 1591-1592, c’est à ce voyage
de 1599 qu’il convient de rapporter ce qui est dit par la plupart des historiens, du
séjour de 1591-1592.

11.10 Page 110

▲back to top
110
Saint François de Sales
Coadjuteur de Mgr de Granier
Pendant deux ans, François de Sales, évêque nommé de Nicopolis,
va vivre dans l’ombre de Mgr de Granier. Une ombre qu’il aime
et, pour ainsi dire, qu’il crée : car il refuse obstinément de se faire
sacrer, ou même seulement de prendre l’habit d’évêque tant que
vit Mgr de Genève. C’est, comme il se doit, au nom de l’évêque
régnant que le coadjuteur traite alors toutes les affaires en cours.
Ces affaires concernent pour la plupart le Chablais ; joies et décep-
tions y alternent : les paroisses s’organisent, mais non sans diffi-
cultés, le collège des Jésuites est approuvé et même financé par le
Pape, mais le provincial de Lyon manque de sujets disponibles. Et
par-dessus tout, voici qu’en août 1600, la guerre éclate de nouveau
en Savoie : le roi a bien signé avec le duc, le 27 février 1600, le
traité de Paris, mais le duc tergiverse, intrigue, se dérobe ; Henri IV
envahit en une campagne-éclair la Savoie...
Le jour où le Béarnais entre à Annecy, la position de l’évêque
de Genève devient fort épineuse : Henri IV est l’ennemi du duc de
Savoie Charles-Emmanuel, prince souverain de tout le Genevois, –
mais non pas du duc de Genevois-Nemours, dont Annecy même
est l’apanage et qui exerce sur la ville une sorte de souveraineté.
Or le duc de Genevois-Nemours a pris garde de ne pas s’engager
dans le conflit. Quelle conduite tenir ? D’autant que déjà les gens de
Genève et de Berne s’efforcent de s’infiltrer dans les pays reconquis
par les Français et d’y ruiner de nouveau le catholicisme.
François, en cette occurrence, sauva une seconde fois le Cha-
blais : il parcourt lui-même le pays, ranime les courages, soutient
missionnaires et curés et, plus encore, gagne auprès d’Henri IV la
bataille diplomatique ; le roi promet à Mgr de Granier que « rien
ne sera innové dans la province de Chablais contre ce qui a été fait
pour la foi ». La paix fut enfin signée à Lyon le 17 janvier 1601,
entre les plénipotentiaires du duc et le roi de France. Mais la situa-
tion politique des catholiques devenait plus incertaine que jamais :

12 Pages 111-120

▲back to top

12.1 Page 111

▲back to top
Chapitre vi - Évêque et prince de Genève
111
si Charles-Emmanuel gardait Saluces, il devait céder à la France la
Bresse, le Bugey, le Valromey et le pays de Gex. Qu’adviendrait-il
de ces pays, alors que le roi ne se faisait pas scrupule, (il venait de le
montrer pendant l’occupation du Chablais) de faire gouverner en
son nom des huguenots notoires ?
C’est une lettre triste, mais illuminée cependant d’une consola-
tion essentielle, que François avait déjà expédiée le 26 août 1600
au nonce Riccardi : « Au milieu de tant d’afflictions par lesquelles
il a plu à Dieu de châtier nos péchés, il ne me reste autre chose à
vous écrire, sinon qu’en cette infirmité la vertu divine s’est montrée
par la constance de nos convertis de Thonon. Menacés tantôt par
les incursions des Genevois, tantôt par celles des Bernois, ils sont
cependant demeurés fermes en notre sainte religion. Il est vrai que
jusqu’ici ils n’ont eu à souffrir que des menaces, car ces hérétiques
ne se sont point mis en campagne. Mais la crainte que le roi ne vînt
à employer ces infidèles eût été suffisante pour ébranler considéra-
blement le faible courage des convertis. »
Un accès de maladie de Mgr de Granier vient de surcroît com-
pliquer la situation : « Mgr notre Révérendissime Évêque est encore
assez malade, soit par suite des fatigues endurées en Chablais
le mois dernier, soit à cause du chagrin qu’il éprouve en voyant
nos affaires s’engager en une aussi mauvaise voie... Les Pères de la
mission sont encore en Chablais, quoique dispersés en différents
endroits par crainte des Genevois et des Bernois. La plupart des
curés restent dans leurs paroisses, bien que quelques-uns des plus
timides se soient retirés pour voir comment finiront les choses. »
La situation des catholiques n’allait-elle pas devenir périlleuse ?
Des négociations diplomatiques devront s’ouvrir dès l’an prochain
à Paris : elles seront extrêmement épineuses, et leurs résultats
maigres et fragiles.
Cependant vers le mois de mai 1600, avait paru chez Jean
Pillehotte, libraire à Lyon, la Défense de l’Étendard de la Sainte
Croix de Notre Sauveur Jésus-Christ. C’était la réponse de François à

12.2 Page 112

▲back to top
112
Saint François de Sales
un pamphlet ancien du ministre La Faye : réponse trop tardive sans
doute (La Faye avait rédigé son Brief Traité en 1597, tout de suite
après les Quarante Heures d’Annemasse), mais œuvre vraiment
digne du génie de François de Sales : « Le langage de la guerre est
autre que celui de la paix », déclare lui-même l’auteur. Ce langage
de la guerre est celui de la clarté, de la précision, de la force dans
l’argumentation : dialectique serrée, passion du vrai, sûreté de doc-
trine, fidélité à la Tradition, nous retrouvons là le style des Contro-
verses.
De plus, ce livre qui aurait pu n’être qu’une œuvre de combat, est
transformé, par la grâce de François, en traité d’ascétique : son idée
fondamentale sur la religion est déjà celle-là même qui animera les
ouvrages de spiritualité : « La vraie et pure essence de l’adoration
gît en l’action intérieure de la volonté, par laquelle on se soumet
à celui qui est adoré ; et la connaissance, action de l’entendement,
précède la soumission comme fondement ; au contraire l’action
extérieure suit la soumission comme effet et dépendance d’icelle.
» Le livre n’eut pas le succès de librairie qu’on pouvait escompter
; mais il aida très efficacement beaucoup d’âmes à rester fidèles,
tandis que passait sur le Chablais et autres régions de Savoie la
nouvelle tornade protestante.
Faisant le bilan de ces années 1599-1600 dans une lettre du
18 mars,160l au nonce Riccardi, François pouvait lui offrir cette
« consolation : celle de lui apprendre que, si... à Thonon et à
Ternier... on a beaucoup souffert sous le gouvernement de M. de
Montglot, huguenot, et par les diverses embûches des Genevois (à
Ternier surtout ils ont exercé une tyrannie, et commis à l’égard des
choses sacrées des indignités qui ne se peuvent dire), néanmoins,
malgré tout cela, parmi un si grand nombre de convertis, il ne s’en
trouva pas quatre qui soient retombés, et encore sont-ils de basse
condition. Ainsi l’on a reconnu que leur changement était l’œuvre de
la droite du Très-haut, puisque par antipéristase (par contrecoup)
ils célébrèrent les fêtes de Noël avec un entrain tout à fait inusité. »

12.3 Page 113

▲back to top
Chapitre vi - Évêque et prince de Genève
113
François pourra même bientôt (28 juin 1601) annoncer au nonce
que « malgré la guerre, le nombre des convertis s’est accru depuis
Noël », et écrire quelques mois plus tard (21 décembre 1601) au
successeur de Mgr Riccardi, le nonce Tartarini : « Je vais mainte-
nant rendre compte à Votre Seigneurie des progrès (de la religion)
dans ce diocèse, en lui disant qu’ils sont très heureux, non seule-
ment à Thonon et à Ternier, car cela est désormais ancien ; mais
aussi tout récemment dans les bailliages de Gex et de Gaillard qui
s’étendent jusqu’aux portes de Genève. Dans le second de ces bail-
liages, Mgr l’évêque de Genève réconcilia, la semaine passée, huit
églises pour l’usage de plusieurs milliers d’âmes ramenées à la foi
depuis Pentecôte. Au premier, qui est soumis au roi de France, ont
été érigées trois paroisses, dans lesquelles on a installé trois de nos
chanoines pour la sainte prédication. Ils y opèrent beaucoup de
Thorens, église paroissiale dans laquelle François fut consacré
évêque.

12.4 Page 114

▲back to top
114
Saint François de Sales
fruit, car il se trouvait en ce pays plusieurs anciens catholiques dont
la foi était cachée et couverte comme un feu sous la cendre du culte
huguenot, qui seul s’y pratiquait depuis soixante-dix ans ; cette foi
étant maintenant mise à découvert par le souffle de la parole divine,
ils rendent témoignage à la vérité. D’autres encore se convertissent,
et d’autres se disposent à la conversion ».
Si bien que François songe à réaliser enfin un de ses grands rêves
apostoliques : établir à Thonon une Sainte Maison, dont il possède
déjà la bulle d’érection, signée de Clément VIII et datée du 13 sep-
tembre 1599, mais que les circonstances n’ont pas permis de ful-
miner jusqu’à ce jour. Cette Maison, que la bulle intitule « Alberge
de toutes les Sciences et Arts » et place sous l’invocation de Notre-
Dame de Compassion, est une idée fort originale et par maints
aspects très moderne : elle comprend un préfet et sept prêtres, et
groupe « les personnes converties à Jésus-Christ, de quelque degré,
état, ordre et condition qu’elles soient... (pour être) éduquées et
formées à la doctrine chrétienne, aux sciences, aux arts et à toutes
les vertus » 27.
François d’ailleurs ne se fait pas d’illusion sur les obstacles qui
se dressent encore devant la réalisation de ce projet : « Mais il est
surtout requis, déclare-t-il, qu’on mette bientôt la main à l’œuvre,
réellement et sérieusement, car les bonnes intentions servent de
peu. Si ce bien ne peut s’exécuter tout d’un coup, que du moins on
le fasse petit à petit, commençant par les parties les plus néces-
saires, telles que le collège, le séminaire, et ainsi successivement. »
En fait, la bulle ne sera fulminée qu’en 1602.
En cette année 1601, à la demande de Mgr de Granier, François
avait prêché à Annecy la station quadragésimale. Le matin du ven-
dredi 6 avril, au moment où il allait monter en chaire, Révérend
Aimé Bouvard était venu le prévenir que, la veille au soir, Mon-
27 Mémoires et documents publiés par l’Académie Salésienne, T. V, pièce justificative,
n° 25.

12.5 Page 115

▲back to top
Chapitre vi - Évêque et prince de Genève
115
sieur de Boisy avait « rendu très suavement son esprit à Dieu ».
« Le Bienheureux François, joignant les mains et levant les yeux au
Ciel, adora le Dieu qui vit ès siècles des siècles, et ne laissa pas de
monter en chaire où il tint si bonne mine et poursuivit si bien son
discours, que jamais personne ne s’aperçut qu’il fût tant soit peu
troublé. Ayant fait son épilogue, il changea fort à propos et arrêta
le peuple avec ces paroles : Venant à vous, j’ai appris la mort de la
personne à laquelle je suis plus obligé au monde ; je vous demande
deux choses, l’une que vous me bailliez un ou deux jours, à fin que
je puisse lui rendre les derniers devoirs, l’autre qu’il vous plaise de
prier Dieu pour le repos de son âme. »
Le Carême terminé, Mgr de Granier et son coadjuteur s’en furent
visiter les paroisses du Chablais et les réorganiser.
Or, voici qu’un problème pastoral délicat se pose à Mgr de
Thorens, monument à saint François de Sales.

12.6 Page 116

▲back to top
116
Saint François de Sales
Granier : le roi de France se montre très favorable au rétablisse-
ment du culte catholique dans le pays de Gex ; ce qui signifie que
l’on rétablisse les curés dans les vingt-six paroisses de cette région
; mais, pris entre sa résolution de favoriser les catholiques et son
souci de ne pas mécontenter les protestants, Henri IV ne parle pas
de rendre à ces curés les bénéfices spoliés par les protestants. Or, de
quoi vivront ces prêtres s’ils ne récupèrent pas leurs revenus ? Mgr
de Granier demande à Rome que Sa Sainteté fasse pression sur le
roi. Rome en donne l’ordre à son nonce à Paris. Mais le nonce n’est
pas très au fait de la situation réelle de la religion en ce pays de Gex
: il lui faut un conseil compétent. Mgr de Granier, dont la santé
était alors fort médiocre et qui, depuis trois ans, avait pris l’habi-
tude de confier ses soucis les plus graves à son coadjuteur, dépêcha
François à Paris pour traiter l’affaire de Gex avec le nonce de France
et avec le roi.
Le séjour à Paris de 1602
Le mercredi 2 janvier 1602, François de Sales prenait, pour la
seconde fois en sa vie, la route de Paris. Il était accompagné du
chanoine Déage ct d’Antoine Favre. Le mardi 22 janvier, la petite
troupe arrivait à Paris : François prit logis rue Saint-Jacques, comme
au temps de ses études.
Dès son arrivée, François se présente au nonce de France. Mgr
Innocent del Bufalo se montre très bien disposé à son endroit ;
mais rien, dit-il, ne peut se faire en faveur des catholiques de Gex,
si l’on ne gagne d’abord à leur cause Monsieur de Villeroi, à qui le
roi s’en remet des affaires étrangères de la France. Le 8 février, Fran-
çois écrit à Mgr de Granier : « Après que la cour a été de retour en
cette ville, Monseigneur le Nonce a pris la peine d’aller chez Mon-
sieur de Villeroy auquel Sa Majesté nous avait adressé pour traiter,

12.7 Page 117

▲back to top
Chapitre vi - Évêque et prince de Genève
117
et là j’ai bien eu à débattre pour nos prétentions. Néanmoins, à la
fin, j’ai donné ma requête fondamentale, sur laquelle il me dit que
le Conseil nous ferait droit et justice, et que nous n’en doutassions
point ». En fait, cette « très bonne espérance » sera lente à se réali-
ser, et encore ne se réalisera-t-elle que partiellement : ce n’est qu’en
septembre que François reprendra la route de la Savoie.
Du moins, ce séjour forcé va-t-il être pour François d’un très
grand profit spirituel et apostolique : il lui confère, pour ainsi parler,
ses dimensions humaines, l’arrachant une bonne fois à tout parti-
cularisme régional et le mettant en face des grands problèmes du
monde et du temps. Lorsque, dans quelques mois, François quit-
tera Paris, il aura découvert la cour de France, avec ses grandeurs
mais aussi avec ses intrigues et ses jeux d’influence ; il aura prêché
et retenu au pied de sa chaire des auditoires brillants, souvent aussi
frivoles que sensibles ; il se sera mêlé à l’étonnant renouveau reli-
gieux qui travaille alors la haute société parisienne. « Des saints,
de véritables saints, et en grand nombre, et partout. » 28. Il se sera
attaché bien des esprits et bien des cœurs... Et, parmi tous ces succès
et tous ces travaux, il aura manifesté en sa vie quotidienne la sain-
teté et la charité du véritable prêtre de Jésus-Christ.
Tout provint, si l’on en juge selon les causes humaines, de ce
que François, à Paris, se rendait parfois chez la Princesse Marie de
Luxembourg, duchesse de Mercœur : c’était là, dit-il, une « affec-
tion de laquelle... je ne pou vais pas manquer, puisqu’elle m’est héré-
ditaire, mon père, mon aïeul et mon bisaïeul ayant eu l’honneur
d’avoir été nourris pages et presque le reste de leur vie, en la maison
des très illustres princes de Martigues, les père, aïeul et bisaïeul »
de la duchesse. Or, il advint que, peu avant le Carême de 1602, « de
fortune, la chapelle de la reine en la salle du Louvre, était destituée
de prédicateur » : François fut sollicité. N’ayant pas d’autre occupa-
tion que d’attendre « l’issue de ses affaires », il dut accepter : « J ‘ai
28 H. BREMOND, lib. cit., T. I, p. 95.

12.8 Page 118

▲back to top
118
Saint François de Sales
été forcé, par honnêteté, de prêcher en la chapelle de la reine trois
fois la semaine, écrit-il le 9 mars 1602, à M. de Quoex, devant les
princesses et courtisans, n’ayant pu refuser aux prières et comman-
dements qui m’en ont été faits. Mais cela s’entend, ajoute finement
François à ce correspondant romain, sans retarder la sollicitation
que je fais lentement pour seconder l’humeur de ceux qui ont le fait
en main, auxquels je suis contraint de m’accommoder. » Pour avoir
été improvisé, ce carême n’en fut pas moins un franc succès et, pour
comble d’édification, le prédicateur refusa, le Carême terminé, la
« très belle bourse remplie d’écus d’or au soleil » que lui fit porter,
en guise de récompense, la princesse de Longueville. Nos courti-
sans n’en croyaient pas leurs yeux.
Pendant ce temps, les Genevois intriguent auprès du ministre
Villeroi pour faire échouer la requête du coadjuteur, et l’affaire
du pays de Gex se révèle « de si délicate conduite et bizarre pour-
suite » que François appréhende même, au début d’avril 1602, de
s’en retourner à Annecy « sans autre expédition que d’espérances ».
Ce n’est pourtant pas sa faute : car il multiplie lettres et démarches...
Survint alors un incident qui donna à la négociation un tour
plus favorable. Henri IV, ayant entendu force éloges de ce prédi-
cateur savoisien, « voulut le voir en chaire » : François se rendit
à Fontainebleau, et le dimanche de Quasimodo, 14 avril, prêcha
devant le roi. « Le jour de Quasimodo, le roi me fit prêcher devant
lui, et montra d’en avoir eu du contentement. » Après cette prédica-
tion, François eut un long entretien avec le roi. C’était une chance,
sans quoi l’affaire du pays de Gex eût été totalement perdue. Le 18
avril 1602, il mande à M. de Quoex : « Je reviens tout maintenant
de Fontainebleau où, si je n’eusse été à propos, toute ma négocia-
tion était ruinée. J’ai tant fait néanmoins que j’en ai repris quelque
bonne espérance ; dans deux ou trois jours j’en aurai l’entière réso-
lution. Ce ne sera pas, à l’aventure, avec tout le contentement que
nous désirons : il faut tirer du feu ce que l’on peut sauver. Ce sera
toujours beaucoup à ce que disent les experts... Le train des affaires

12.9 Page 119

▲back to top
Chapitre vi - Évêque et prince de Genève
119
est si malaisé en cette cour que quand on pense être délivré, on est
le plus embarrassé. »
Décidément, le futur évêque de Genève est à rude école, mais
cela parfait en lui le diplomate. De déception en espérance, d’espé-
rance en déception, les choses traîneront jusqu’en septembre... et
le gain en effet sera mince. Rendant compte de sa mission au Pape
Clément VIII, François en dressera ce bilan désenchanté : « Il sem-
blait que rien ne contrariait l’espoir du succès désiré. Mais, ô misère
Blason de François de Sales.

12.10 Page 120

▲back to top
120
Saint François de Sales
de notre temps ! après avoir fait tant de démarches pour cette sainte
négociation, à peine avons-nous gagné l’autorisation de célébrer les
saints mystères en trois localités, avec la concession à cet effet, d’un
revenu annuel pour nos prêtres. Quant au reste, le roi lui-même
nous représenta la dureté des temps : « Je désirerais plus que nul
autre, dit-il, l’entier rétablissement de la religion catholique, mais
mon pouvoir n’égale pas mon bon plaisir », et semblables propos.
C’est ainsi qu’après neuf mois entiers, j’ai été contraint de m’en
retourner sans avoir presque rien fait. »
« Sans avoir presque rien fait » : le mot étai peut-être exact sur
le plan de la négociation. Sur le plan spirituel au contraire, Fran-
çois avait fait beaucoup, et il avait appris davantage encore. Il
prêcha « plus de cent fois », confessa, convertit ; il visita couvents
et monastères, y remit les âmes en ferveur. Surtout, il fut introduit
par Pierre de Bérulle, alors simple « abbé » et de huit ans son cadet,
en l’hôtel de Madame Acarie, que Bremond ne craint pas d’appe-
ler « une nouvelle Thérèse » 29. Là fréquentent Asseline, Marillac,
le Chartreux Beaucousin, et ce que Paris compte de plus dévôt. Il
semble que François de Sales exerça aussitôt, dans ce groupe pour-
tant déjà si fervent, une réelle influence : plusieurs le choisirent
pour confesseur et directeur de conscience ; mais il reçoit alors plus
encore qu’il ne donne. Chez les personnes qui se réunissaient ainsi,
les grâces proprement mystiques, voire les phénomènes extraordi-
naires, n’étaient pas rares.
La plus favorisée semble bien avoir été Madame Acarie elle-
même. Or, elle eut très vite en François une pleine confiance : « elle
lui ouvrait son cœur, non seulement au sacrement de Pénitence,
mais encore en des entretiens particuliers ». François fut d’ail-
leurs, à l’égard de sa pénitente, d’une très grande discrétion, et ne
l’interrogea point sur les grâces extraordinaires dont la gratifiait
l’Esprit-Saint ; plus tard, il en éprouvera comme un regret : « Ô
29 H. BREMOND, ibid., p. 96.

13 Pages 121-130

▲back to top

13.1 Page 121

▲back to top
Chapitre vi - Évêque et prince de Genève
121
quelle faute ai-je commise, quand je ne profitai pas de sa très sainte
conversation : car elle m’eût librement découvert toute son âme ;
mais le très grand respect que je lui portais, faisait que je n’osais
pas m’enquérir de la moindre chose. » Non pas qu’il n’eût déjà lui-
même expérimenté en plusieurs circonstances ces états privilégiés
où Dieu se rend sensible 30 à l’âme ; mais chaque expérience, en
ce genre de grâces, est originale, et chaque âme a quelque chose à
apprendre des autres âmes : ainsi s’explique le regret de François.
La rencontre de François de Sales et du groupe Acarie eut deux
conséquences extrêmement importantes dans l’histoire religieuse
de la France : « En ces assemblées, il fut résolu par son conseil ct
sur le désir de (Madame) Acarie, d’envoyer en Espagne, pour avoir
des religieuses Carmélines (sic) de sainte Thérèse (Thérèse d’Avila
était morte en 1582, il y avait donc vingt ans), et à Rome, pour
avoir des prêtres de l’Oratoire du Nom de Jésus 31 ; ce qui succéda si
heureusement que par le consentement du roi et faveur du Souve-
rain Pontife, la princesse de Longueville accrut la religion de Paris
d’un nouveau monastère après que le bienheureux François en eut
écrit à S.S. et instruit amplement le Siège Apostolique. » 32. C’est en
octobre 1604 que fut ouvert à Paris ce premier Carmel.
Lorsqu’à la fin de septembre 1602, François de Sales repar-
tit pour la Savoie, il laissait derrière lui de nombreux el grands
30 Ici nous nous séparons consciemment du P. A. LIUIMA, Aux sources du Traité de
l’Amour de Dieu de Saint François de Sales, Rome, 1959, p. 185, et du P. SEROUET,
De la vie dévote à la vie mystique, Desclée de B., 1958, Ch. X et XI. – Notre affir-
mation repose sur une analyse des textes que nous ne pouvons malheureusement
développer dans cette brève esquisse.
31 L’Oratoire avait été fondé à Rome en 1564 par Philippe Néri. C’est en 1611 que
Pierre de Bérulle introduira l’Oratoire en France.
32 Des lettres qu’écrivit François à Rome pour cette affaire, nous possédons du moins
celle qu’il adressa au Saint-Père, en novembre 1603. – Les réunions parisiennes
où fut étudiée et résolue l’introduction du Carmel Réformé en France durèrent,
selon la lettre au Pape, « quelques jours » : la dernière se tint, le 5 juin, semble-t-il
et dans la chapelle de la Chartreuse du faubourg Saint-Georges.

13.2 Page 122

▲back to top
122
Saint François de Sales
regrets. Sans doute, n’avait-il pas pleinement réussi dans sa mission
diplomatique ; il s’était du moins attaché le cœur d’Henri IV qui
eût voulu dès lors le nommer archévêque en France et lui assigna
même une « grosse pension » dont le prudent François eut bien du
mal à se déprendre. Il emportait aussi dans son âme le souvenir
réconfortant de maintes confessions, conversions, confidences et,
par-dessus tout, la joie d’avoir pris sa part, pendant plusieurs mois,
de ce prodigieux essor spirituel dont les effets se feraient bientôt
sentir dans toute la France et jusque hors de France. De Paris, il
n’est pas excessif de dire que François de Sales revient, ayant atteint
une sorte de maturité humaine et spirituelle. Les premières lettres
de direction qu’il écrira après son retour en portent témoignage :
elles nous le montrent en possession de sa doctrine spirituelle, telle
qu’elle s’épanouira dans l’Introduction à la Vie Dévote, les Entretiens
et le Traité de l’Amour de Dieu. « Soudaine, complète et définitive
réalisation de lui-même », ose écrire Henri Bremond parlant de
cette métamorphose de François de Sales 33.
Comme il passait à Lyon le 29 septembre 1602, François apprit
que Mgr de Granier était décédé, dix jours plus tôt, l’âme toute
éblouie encore du triomphal Jubilé séculaire de Thonon qu’il venait
de présider. Pour le coadjuteur, ce fut un très grand « coup de tris-
tesse » : François pleura abondamment celui qui, depuis dix ans,
était pour lui un véritable père.
Le sacre en l’église de Thorens
Le sort en est donc jeté pour François. Il lui faut « entrer en
la laborieuse et dangereuse charge d’évêque ». « En soit ce que la
providence de Dieu voudra, écrit-il à un ami le 21 octobre. Je suis
33 H. BREMOND, lib. cit., T. I, p. 98.

13.3 Page 123

▲back to top
Chapitre vi - Évêque et prince de Genève
123
Annecy, château et maisons anciennes sur les bords du Thiou.

13.4 Page 124

▲back to top
124
Saint François de Sales
toujours celui d’autrefois : je ne désire non plus l’évêché que je l’ai
désirée (sic). Si elle me vient, il la faudra porter ; si moins, je me
porterai tant mieux moi-même... » Comment l’évêché ne vien-
drait-il pas ? Le sacre fut fixé au 8 décembre. « J’ai reçu la consécra-
tion épiscopale le jour de la Conception de la Vierge Marie, Notre
Dame, entre les mains de laquelle j’ai remis mon sort », écrira-t-il
le 10 janvier 1603 à Mgr Ancina, évêque de Saluces.
Pour satisfaire à un pieux désir de sa mère, François choisit
Thorens pour « la solennité de son sacre ; la cause était, la demeure
de sa mère et de ses frères, le désir et les prières des sujets, et outre
cela, la naturelle inclination à la patrie, qui semblait mériter cela
de lui, de le voir oindre pontife, de même qu’elle l’avait vu naître et
faire chrétien. »
A cette grâce du sacre, il voulut se préparer par une longue
retraite. « Il écrivit au Père Jean Fourier 34, de la Compagnie de
Jésus, qui était pour lors à Thonon, le priant de lui faire la faveur de
venir à Sales pour lui servir de directeur, en la revue qu’il voulait
faire de toute sa vie. Etant donc délivré de toutes autres pensées,
il demeura l’espace de vingt jours presque en solitude, et par de
continuelles prières, jeûnes, macérations du corps et semblables
exercices, il se prépara à la confession générale de ses péchés ; après
laquelle il se prescrivit lui-même une façon de vivre, avec l’avis de
son sage directeur. » Ces règles de vie, Mère de Chantal affirme les
avoir vues « écrites de sa main » et les avoir lues. Elles constituent
à elles seules un court traité de l’idéal sacerdotal, tel que le propose
l’Évangile : pauvreté, jeûne, aumône, prière, confession, contacts
avec son « peuple », et, au centre de toute cette vie de grâce et de
chanté, « le très saint sacrifice de la messe, laquelle il célébrera tous
les jours, sinon qu’il soit empêché par quelque extrême nécessité...
34 Le P. Jean Fourier apparaît au moins en trois occasions dans la vie de saint Fran-
çois de Sales : il lui sert de directeur dans cette retraite préparatoire au Sacre ;
c’est sur ses conseils que sera publiée l’Introduction à la Vie Dévote ; enfin le Père
Fourier se trouvera à Lyon, auprès de François moribond, le 28 décembre 1622.

13.5 Page 125

▲back to top
Chapitre vi - Évêque et prince de Genève
125
Il ne sera point mal à propos, que les jours qu’on appelle de dévo-
tion, il célèbre la messe ès églises où elle sera, afin que le peuple y
venant, trouve toujours son évêque en tête, comme les fêtes solen-
nelles de ces églises ». Le retraitant insista pour qu’à ce règlement
de retraite le Père Fourier apposât sa signature.
Le 8 décembre, « on commença de bon matin à marcher de
Sales à Thorens ». L’église paroissiale était somptueusement tapis-
sée et décorée. Les « prélats du sacre » étaient « Vespasien Gribaldi,
archévêque et comte de Vienne, primat des primats des Gaules,
Thomas Pobel, évêque de Saint-Paul ou de Trois-Châteaux, et
Jacques Maistret, évêque de Damas, de l’Ordre des Carmes. » La
cérémonie se déroula selon le rituel. Mais voilà, selon le témoi-
gnage de Mère de Chantal, qu’ « en cette action de son sacre, il lui
sembla naïvement que la très adorable Trinité imprimait intérieu-
rement dans son âme ce que les évêques faisaient extérieurement
sur sa personne ; de même il lui semblait voir la très sainte Mère
de Notre Seigneur qui le mettait sous sa protection, et les apôtres
saint Pierre et saint Paul à ses côtés, qui le protégeaient. Voilà, ce
me semble, affirme la Mère de Chantal, ses mêmes paroles. »
Pendant un mois, après cette « consécration à l’évêché », il ne
parlait que « comme un homme étranger du monde », « et quoique
le tracas ait un peu alangouri ces bouillonnements du cœur, les
résolutions, par la grâce divine, me sont demeurées ». Notons la
date de cette confidence : 1619 !
Le samedi 14 décembre 1602, le nouvel évêque de Genève
entra solennellement à Annecy et fut intronisé en l’église cathé-
drale. Le lendemain, c’était le troisième dimanche de l’Avent : aux
vêpres, François monta en chaire, parla de la Nativité, mais soudain
« comme s’il eût été ravi en extase, il raconta à son peuple sans s’en
apercevoir toutes les merveilles qui lui étaient arrivées lors de son
sacre ». Dix ans plus tard, au jour anniversaire de la cérémonie, il
écrira à Mme de Chantal: « J’ai dit dans mon sermon qu’il y avait
dix ans que j’avais été consacré, c’est-à-dire que Dieu m’avait ôté à

13.6 Page 126

▲back to top
126
Saint François de Sales
moi-même pour (me) prendre à lui et puis me donner au peuple,
c’est-à-dire qu’il m’avait converti de ce que (j’étais) pour moi en ce
que je fusse pour eux. » Sa vie d’évêque ne sera que la mise en pra-
tique de cet idéal : il sera chaque jour davantage « pris à Dieu et
donné au peuple ».

13.7 Page 127

▲back to top
Chapitre vii- L’évêque parmi son peuple
127
7. L’ÉVÊQUE PARMI SON PEUPLE
Selon la réforme du concile de Trente
« Il appliqua aussitôt son esprit aux grandes choses et pressantes
affaires de son diocèse. » Une pensée l’habite : être dans son diocèse
l’évêque que désire l’Église, l’évêque tel que l’a conçu et défini le
concile de Trente en son désir de réforme. Nous connaissons, par
François lui-même, ses dispositions intimes en celle première
année de pontificat. Un de ses amis, Antoine de Revol, a été nommé
évêque de Dol et lui demande conseil. Le 3 juin 1603, François
lui répond une longue ct admirable lettre qu’il faudrait citer tout
entière : « Vous entrez en l’état ecclésiastique (Antoine de Revol
n’était pas encore prêtre), en la cime de cet état. Je vous dirai ce
qu’il fut dit à un berger choisi pour être roi sur Israël : Mutaberis in
virum alterum ; il faut que vous soyez tout autre en votre intérieur
et en votre extérieur. Et pour faire celle grande et solennelle muta-
tion, il faut renverser votre esprit et le remuer partout... Pour vous
aider à ce changement, il faut que vous employiez les vivants et les
morts : les vivants, car il vous faut trouver un ou deux hommes
bien spirituels, de la conversation desquels vous puissiez vous pré-
valoir. C’est un extrême soulagement que d’avoir des confidents
pour l’esprit... Quant aux morts, il faut que vous ayez une petite
bibliothèque de livres spirituels de deux sortes : les uns pour vous
en tant que vous serez ecclésiastique, les autres pour vous en tant
que vous serez évêque... Ayez, je vous prie, Grenade 35 tout entier,
35 Louis de Grenade, écrivain spirituel de l’Espagne di XVIe siècle.

13.8 Page 128

▲back to top
128
Saint François de Sales
et que ce soit votre second bréviaire... son principal usage, c’est
qu’il dressera votre esprit à l’amour de la vraie dévotion et à tous
les exercices spirituels qui vous sont nécessaires... Mais pour le lire
fructueusement, il ne le faut pas gourmander, mais le faut peser
et priser, et chapitre après chapitre le ruminer et appliquer à l’âme
avec beaucoup de considération et prières à Dieu. Il faut le lire avec
révérence et dévotion... J’allais oublier de vous dire que vous devez
en toute façon prendre résolution de prêcher votre peuple... »
François a d’ailleurs trop d’expérience apostolique pour croire
que cet idéal qu’il se fait de l’évêque, se réalisera sans déchirure et «
multitude d’imperfection ». À M. de Bérulle, il avait écrit, quelques
jours après son propre sacre : « Il n’y a remède : nous aurons tou-
jours besoin du lavement des pieds, puisque nous cheminons sur
la poussière. »
Voici donc François de Sales tout entier donné à son diocèse.
Pendant vingt ans, il lui consacrera ses jours et ses nuits, ses
travaux et ses veilles. Si d’aventure il s’en absente, c’est toujours avec
quelque regret et non sans quelque crainte que son absence ne lui
nuise ; c’est le plus souvent aussi pour lui rendre quelque service.
À peine accepte-t-il quelques-unes des nombreuses invitations à
prêcher, dont l’assaillent les évêques ses amis : il sait d’abord que
le duc Charles-Emmanuel, tout en étant très fier de son évêque de
Genève, n’aime pas trop le voir triompher en d’autres chaires, et
redoute particulièrement l’estime que lui témoignent Paris et le roi
de France ; et puis il éprouve lui-même quelque remords à délaisser
pour d’autres brebis les brebis de son propre bercail. Il y a tant à
faire dans ce diocèse de Savoie : outre que le voisinage et les convoi-
tises de Genève continuent, malgré la paix, de peser lourdement
sur certains « pays », il faut restaurer, redresser, remettre toutes
choses, et d’abord les âmes, dans la véritable ferveur catholique.
Le territoire sur lequel s’exerce la juridiction de Mgr de Genève est
grand et beau, mais certains villages ou hameaux sont d’un accès
difficile, voire dangereux, surtout en saison d’hiver. Les ressources

13.9 Page 129

▲back to top
Chapitre vii- L’évêque parmi son peuple
129
épiscopales en argent sont médiocres et ne permettent guère les
grandes entreprises.
Mais tout cela ne serait que peu de choses, si un mal secret ne
minait tout ce que l’on tente d’édifier. Ce mal, François le connaît,
il l’a déjà dénoncé, mais, à présent, devenu évêque, il en prend une
conscience plus aiguë, plus personnelle : ce mal c’est le mal dont
souffre toute l’Église, le mal qui a favorisé l’essor du protestan-
tisme, le mal auquel le concile de Trente a décidé certes d’appli-
quer les remèdes les plus énergiques, mais qui est long à guérir. « Il
me parla aussi avec la même franchise, rapportera un jour la Mère
Angélique Arnauld, et je puis vous assurer qu’il ne me cachait rien
de ses plus secrètes et importantes pensées sur l’état où était l’Église
et sur la conduite de quelques Ordres religieux. » Mère Angélique
Arnauld rapporte même une longue confidence qu’elle aurait reçue
de M. de Genève : « Ma fille, voilà des sujets de larmes… Il faut
pleurer et prier en secret que Dieu mette la main où les hommes ne
la sauraient mettre... Nous devons lui demander... qu’il réforme les
abus qui se sont glissés dans la conduite des ministres de l’Église,
et lui envoie de saints pasteurs animés du zèle de saint Charles, qui
servent à la purifier par le feu de leur zèle et de leur science, et à la
rendre sans tache et sans rides pour la discipline, comme elle l’est
pour la foi et pour la doctrine. » 36
Cet entretien entre Mgr de Sales et Mère Angélique ne peut
dater que de 1619, mais l’allusion à saint Charles Borromée (et à
M. de Bérulle, qui est ici également nommé) permet d’inférer de
ce document que telle était bien dès 1603 la pensée de François de
Sales. François, frais émoulu de l’Université de Padoue, n’avait-il
pas souhaité visiter Milan, la ville où sept ans plus tôt était mort le
saint évêque ? Et il garda toujours à son endroit la dévotion la plus
fervente, qu’attisait encore l’amitié qui le liait au cousin de saint
Charles, le cardinal Frédéric Borromée. Dans cette dévotion, il
36 Cité par SAINTE-BEUVE, Port-Royal, T. I, pp. 210-211.

13.10 Page 130

▲back to top
130
Saint François de Sales
Plan d’Annecy
(Theatrum Sabaudiae…, pars II, Amsterdam, 1682).

14 Pages 131-140

▲back to top

14.1 Page 131

▲back to top
Chapitre vii- L’évêque parmi son peuple
131
n’est pas douteux que n’entrât pour beaucoup le zèle de la réforme
catholique. Au printemps de 1613, il fera pèlerinage au tombeau de
son saint modèle ; en célébrant la messe devant la châsse de cristal,
il sera ravi hors de lui-même...
Pendant vingt ans, François de Sales va s’efforcer de réaliser dans
son diocèse de Genève ce qu’avait réalisé Charles Borromée dans le
diocèse de Milan : c’est-à-dire la réforme selon l’idéal défini par le
concile de Trente.
Traçons, à grandes étapes, le calendrier de ces vingt ans d’épisco-
pat. Octobre 1603 : convocation du synode diocésain qui réunit à
Annecy « tous les ecclésiastiques du diocèse, abbés, prieurs, doyens,
chanoines et recteurs des églises paroissiales » – premier contact de
François avec l’ensemble de son clergé. Carême 1604 : le premier
carême de Dijon et la rencontre de Jeanne Frémyot de Chantal.
1605 à 1608 : la visite du diocèse en quatre périodes. 1606 à 1610 :
la belle époque de l’Académie Florimontane. 1609 : l’Introduction
à la vie dévote. 1610 : en la fête de la Trinité, 6 juin, Madame de
Chantal, Mlle de Bréchard et Mlle Favre se retirent dans la maison
de la Galerie, à Annecy, et fondent la Visitation Sainte-Marie. 1616
: en août, le Traité de l’Amour de Dieu paraît à Lyon, chez Pierre
Rigaud. 1618-1619 : François séjourne à Paris pour la troisième
fois.
Simples points de repère pour jalonner cette existence toute
consacrée au service du diocèse. François appartient tout entier à
son peuple.
Fidèle à l’esprit de la réforme in capite et in membris, c’est par sa
personne et sa propre maison que François de Sales commence la
sanctification de son diocèse. Il mène un train de vie tout simple.
C’est un pauvre : pauvre de ressources personnelles, il a abandonné
à ses frères tout son patrimoine ; pauvre de ressources épiscopales,
son évêché ne lui rapporte par an que mille écus d’or ; pauvre parce
qu’il multiplie les aumônes en public et en secret ; pauvre parce
qu’il le veut ainsi, pour vivre « comme les Apôtres ». Il a réduit le

14.2 Page 132

▲back to top
132
Saint François de Sales
personnel de sa maison au strict minimum, sa table est frugale, ses
habit « nets et bien proprement accommodés », mais de long usage
; dans la maison « la plus grande qui soit dans la ville d’Annecy »,
que met à la disposition de l’évêque, en 1610, Antoine Favre, il se
réserve pour lui-même une très modeste chambrette. « Je me pro-
mènerai tout le jour, allègue-t-il, en qualité d’évêque de Genève, et
me retirerai la nuit en qualité de François de Sales. » Il ne roule pas
carrosse. « Quoi qu’il fût élevé si hautement que d’être évêque, il ne
se flattait pas pourtant en sa façon de vivre, comme font plusieurs.
Il observait rigoureusement l’abstinence et le jeûne et se baillait la
discipline bien souvent jusques au sang ».
Surtout il prie : le matin, il s’adonne à l’oraison pendant toute une
heure, il se réserve au tant qu’il le peut, selon ses résolutions de sacre,
deux heures pour l’étude, une étude qui est toujours en quelque
façon une prière, il a grande dévotion à dire l’Office qu’il récite, soit
à genoux, soit en marchant. Chaque jour, vers neuf heures, il dit sa
messe : c’est eu général dans l’intimité de son oratoire, à l’évêché ;
mais il aine aussi « les jours qu’on appelle de dévotion » retrouver
son peuple et célébrer dans une église ou une chapelle d’Annecy.
De la belle liturgie, il a le goût, et, s’il officie pontificalement, se
montre sévère sur l’observation des rubriques. La messe est à ses
yeux le sommet de la dévotion particulière ct du culte public ; la
célébrer et la bien célébrer est son premier devoir de pasteur. Alors
commencent pour lui « les travaux et traverses »...
Mais agir pour lui, c’est encore faire oraison, car c’est s’unir
en profondeur à la volonté de Dieu. « Tenez-vous bien à Jésus-
Christ et à Notre-Dame et à votre bon Ange en toutes vos affaires
conseillera-t-il un jour à Madame de Chantal, afin que la multi-
plicité d’icelles ne vous trouble point et que leur difficulté ne vous
étonne point. Faites l’un après l’autre au mieux que vous pourrez,
et employez pour cela fidèlement votre esprit, mais doucement et
suavement. Si Dieu vous en donne l’issue, nous l’en bénirons ; s’il
ne lui plaît pas, nous l’en bénirons aussi… » C’était là, n’en doutons

14.3 Page 133

▲back to top
Chapitre vii- L’évêque parmi son peuple
133
point, définir sa propre attitude dans les « tracas de ce monde ».
Mais enfin il arrive que la lassitude s’empare de son corps et le
dégoût de son âme : c’est en Dieu que Monsieur de Genève cherche
alors son salut. Il n’y a pas cinq ans qu’il est évêque quand il écrit
à un ami de Dijon ce billet exquis : « Je passerai ce carême à faire
résidence en ma cathédrale et à rhabiller un peu mon âme qui est
presque toute décousue par tant de tracas qu’elle a souffert... C’est
un horloge détraqué ; il faut le démonter pièce à pièce, et après
l’avoir nettoyé et enhuylé, le remonter pour le faire sonner plus
juste. » Ainsi fait-il chaque fois qu’il le peut, respectant la résolution
qu’il a prise à la retraite de son sacre : « Tous les ans, par l’espace de
huit jours, et davantage quand il le pourra, il fera la recollection et
purgation de son âme. »
Cette dévotion de M. de Genève rayonne. De toute sa personne
émane une paix, une charité qui attire les cœurs : lorsqu’il passe
dans la rue, les enfants l’environnent, s’accrochent à lui ; à l’évêché,
ou à son confessionnal, les pauvres se pressent. Rien ne le rebute,
il ne repousse personne... Déjà autour de lui se tissent des récits
merveilleux : on n’a pas oublié qu’à Thonon en 1598, lors des Qua-
rante Heures, un petit enfant mort a repris vie, tandis que François
priait, agenouillé près de sa couche... ou qu’à son sacre, en l’église
de Thorens, il fut ravi en extase pendant une demi-heure... Déjà les
linges qu’il touche, les médailles qu’il distribue, les menus objets
qui lui ont appartenu, servi, sont recherchés comme des reliques...
À mesure que les années passent, l’admiration, l’enthousiasme du
bon peuple de Savoie pour son évêque s’accroissent. Une atmos-
phère de légende sacrée l’enveloppe.
Et comment n’en serait-il pas ainsi ? Tout ne peut être gardé
secret, des grâces que lui accorde le Seigneur. Si des lumières
intimes, comme cette extase du château de Sales où il lui fut révélé
« qu’il serait fondateur et instituteur d’un ordre de religieuses (et
montré) les fantômes ou idées des principales personnes par les-
quelles cet ordre devait prendre son commencement » pouvait à la

14.4 Page 134

▲back to top
134
Saint François de Sales
rigueur, échapper à son entourage, comment tiendrait-il caché tant
et tant de faits extraordinaires : délivrance des possédés, prophéties
et lecture dans les âmes, guérison de paralytiques ou de malades,
etc., voire même résurrection à distance d’une morte. Notons en
passant que ces miracles se prolongèrent longtemps après sa mort
au tombeau du saint ou à distance : pour ne citer que ces deux
exemples, il est certain que le Pape Alexandre VII qui béatifia Fran-
çois de Sales le 28 décembre 1661 et le canonisa le 19 avril 1665
se considérait comme un « miraculé » de M. de Genève ; – et les
récits contemporains des fêtes de béatification à Annecy signalent
que derrière la châsse d’argent, où étaient enfermés les restes de
François de Sales, marchaient « les paralytiques guéris, les ressus-
cités » 37.
Mais le plus constant miracle de cette vie, ce fut cette vie elle-
même. François le reconnaît ingénuement dès 1606 : que sera-ce
après 14 ou 15 ans de courses et de travaux ? « Je me porte bien, ma
chère Fille, écrit-il à la baronne de Chantal, le 2 octobre, emmi une
si grande quantité d’affaires et d’occupations qu’il ne se peut dire de
plus. C’est un petit miracle que Dieu fait, car tous les soirs quand
je me retire, je ne puis remuer ni mon corps, ni mon esprit, tant je
suis las par tout ; et le matin je suis plus gai que jamais. D’ordre, de
mesure, de raison, je n’en tiens point du tout maintenant (car je ne
saurais rien vous dissimuler), et cependant me voilà tout fort, Dieu
merci. »
Il n’en fallait pas tant pour que le personnage de François de Sales
s’auréolât d’une réputation de sainteté. D’autant que partout l’on
voyait que les « vilenies », critiques, insolences, calomnies contre
le dévot évêque finissaient toujours par se retourner contre leurs
auteurs. Non qu’il s’attardât à les réfuter, à moins que l’honneur de
l’Église ou du sacerdoce fût en cause, mais il les prenait avec béni-
gnité, avec patience ; et en général tout finissait, de son côté, par un
37 Arch. Visitation d’Annecy, Recueil de circulaires, T. I, p. 573.

14.5 Page 135

▲back to top
Chapitre vii- L’évêque parmi son peuple
135
large et total pardon octroyé aux coupables. Alors il inventait de ces
mots où, sous le sourire, se cachait merveilleusement sa blessure, et
qui couraient aussitôt parmi le peuple.
Un libelle diffamatoire fut un jour répandu contre François, à
Annecy même : le saint évêque ne s’en troubla pas, mais un cha-
noine ayant lu cet écrit, le chapitre procéda rigoureusement, « et la
sentence allait être lâchée, si le débonnaire prélat (tant il était saint)
ne se fût même abaissé jusque là que d’user de prières envers son
chapitre afin que cette sentence, qui était déjà écrite, fût suppri-
mée et biffée. Il fit bien davantage : car de quelques années après,
il procura à ce même homme une charge très honorable selon sa
condition et naissance, auprès des Sérénissimes Princes, sans qu’il
en fût aucunement prié, mais de son propre mouvement. De sorte
que c’était un proverbe tout commun en Savoie, qu’il fallait offen-
ser le bienheureux François pour en recevoir toutes sortes de bien-
faits. »
Cette patience et ces pardons n’étaient pas de l’humeur de tous,
et plusieurs y voyaient faiblesse, sinon péché : « Pour François de
Sales, assurément il ira en paradis, disait le prieur de Talloires, après
que François eût pardonné aux moines qui avaient tenté de l’assas-
siner. Pour l’évêque de Genève, je ne sais : car il ne châtie pas. »
C’était mal connaître la source de toutes ces vertus. Sous l’insulte
ou la calomnie, « François sentait – il l’avoua – la colère bouillir
dans son cerveau comme l’eau sur le feu », mais il se contraignait
et s’apaisait, trouvant sa joie à ressembler à Notre-Seigneur Jésus-
Christ, bafoué et méprisé, et à la Vierge Marie. « Ô ma Mère, écri-
ra-t-il le 13 décembre 1619 à Mère de Chantal, qui s’inquiétait de
certaines calomnies, il ne faut pas être si tendre pour moi ; il faut
bien vouloir qu’on me censure ; si je ne le mérite pas d’une façon,
je le mérite de l’autre. La Mère de Celui qui méritait une éternelle
adoration ne dit jamais un mot quand on le couvrait d’opprobes
et d’ignominies... Ma chère Mère, il y a bien de l’amour-propre à
vouloir que tout le monde nous aime, que tout nous soit à gloire. »

14.6 Page 136

▲back to top
136
Saint François de Sales
C’est évidemment, à propos de ses démarches « d’affaires », que
François eut à supporter le plus de critiques, et même le plus de
soupçons ; Dieu sait pourtant s’il s’efforçait d’informer exactement
de sa conduite Rome ou son prince. Si l’on en veut un bel exemple,
il faut relire ces lettres au duc et à Clément VIII, où il sollicite la
permission de prêcher le carême à Dijon en 1604. Mais le duc était
trop finassier lui-même, trop intrigant, pour admettre que les invi-
tations à prêcher, dont la France, la cour surtout et Paris, mais aussi
Dijon, Lyon, Grenoble, investissaient M. de Genève ne fussent dues
qu’à son éloquence ou même à sa sainteté. Partout il flairait complot
et trahison. Plusieurs fois, Charles-Emmanuel refusa à François
l’autorisation d’accepter ces propositions étrangères. Pendant 9 ans,
il lui fit attendre l’autorisation de prêcher à Paris. Que pouvait bien
manigancer l’évêque avec les Français ?
C’est sans doute après l’étonnante traversée de Genève par Fran-
çois le 12 septembre 1609 que les soupçons du duc touchèrent à
leur paroxysme. Évidemment, l’équipée était assez fabuleuse pour
qu’elle intriguât Charles-Emmanuel : pour ne pas manquer un ren-
dez-vous que lui avait assigné le baron de Lux, et où il devait être
traité du rétablissement de trois cures au pays de Gex, François,
voyant que le Rhône grossi par les pluies lui était infranchissable,
avait tout bonnement décidé de passer par Genève : l’évêque catho-
lique, en costume ecclésiastique, et escorté d’une troupe, franchis-
sant à cheval, en plein jour, la ville de Calvin, voilà certes qui n’était
point banal...
Racontant l’aventure dès le 21 septembre suivant à son ami
Antoine Favre, François lui confiait la vraie version de ce succès
: « Vous aurez su comme je traversai Genève sous la conduite de
mon bon ange. » Mais cette explication surnaturelle ne satisfaisait
ni les Genevois, ni le duc... Il fallut que François se lavât aux yeux
de celui-ci du soupçon de trahison ! « Sur tout cela donc on a fait
cet argument, écrit-il à M. des Hayes, le 4 décembre 1609 : « Qu’a-
t-il tant fait à Gex et qui lui a donné cette assurance de passer en

14.7 Page 137

▲back to top
Chapitre vii- L’évêque parmi son peuple
137
cette ville tant ennemie du nom qu’il porte et de sa qualité, et en
laquelle ses prédécesseurs ne sont jamais entrés dès la révolte, sans
saufconduit, sans se déguiser, sans désavouer sa qualité ? » Mais en
vraie vérité, ils ont peu de connaissance de mon âme, s’ils me jugent
si plein de considération et d’appréhension que je ne puisse pas
faire une petite témérité. Le temps, mon innocence, mais surtout
la providence de Dieu accommodera tout cela : de quoi néanmoins
j’ai écrit à Son Altesse tout ce qu’il m’en semblait, ayant première-
ment su qu’elle s’était laissé porter à quelque sorte de défiance de
moi... Voilà mes nouvelles d’État. »
Pour en croire François, il eût fallu au duc une ingénuité qui
n’était pas son fait. À la moindre occasion, ses soupçons resur-
gissaient, et François dut plusieurs fois l’assurer fortement de sa
fidélité à la Maison de Savoie : « Ayant été averti que l’on m’avait
chargé auprès de Votre Altesse de faire certains mauvais ménages
d’État avec les étrangers, lui écrit-il le 12 juin 1611, j’en ai été le plus
étonné du monde, ne pouvant m’imaginer sur quelle apparence de
fondement on peut bâtir cette calomnie...
J’ai gravé trop avant en mon cœur le devoir que j’ai (à Votre
Altesse) pour jamais me relâcher à faire chose qui puisse tant soit
peu nuire au service de ses affaires ; et j’ai une trop grande aver-
sion au tracas des choses d’État, pour jamais y vouloir penser d’une
attention délibérée. »
Si François se défend avec cette fermeté, c’est que l’honneur et
l’intérêt du diocèse sont ici en jeu, le destin aussi et la situation
de ses proches et de ses amis. Cette force limpide – Sainte-Beuve
dirait : cette audace de colombe – est un des aspects les moins
connus de sa personnalité : intrigues et calomnies – c’est le bon côté
de ces misères – ont permis qu’elle nous fût révélée. Cette hauteur
de pensée, d’attitude et de ton, nous les retrouvons encore dans la
correspondance, chaque fois que l’insulte touche, à travers l’évêque,
l’Église, ses prêtres ou ses Filles de la Visitation, ou la justice due
à quelqu’une de ses ouailles. Alors se réveillait en lui le polémiste

14.8 Page 138

▲back to top
138
Saint François de Sales
hardi, ironique, virulent dont, pour l’ordinaire, s’il ne s’agissait que
de lui-même, humilité et charité émoussaient la verve.
Aussi ces « tracas » eux-mêmes, et ces contrariétés tournaient-ils
en faveur de François. Seul un saint pouvait se conduire, en ces «
embarrassements » avec tant de pondération, de sagesse, d’équi-
libre. Cette réputation de sainteté débordait même les limites de la
Savoie. Le voyage de François en Franche-Comté en 1609, lorsqu’il
s’y rendit par commandement de Paul V pour régler l’affaire des
Salines, fut un triomphe : à Dôle, alors la capitale, à Besançon, à
Baume-les-Dames, partout, on voulait le voir, l’entendre prêcher, se
confesser à lui, communier de sa main. Et tous ces gens appelaient
François « notre évêque, comme si en effet il eût été leur pasteur ».
Lors du voyage à Paris, en 1618, ce fut bien autre chose encore.
Églises et monastères se disputèrent la grâce de l’entendre : on
compta qu’en neuf mois il prêcha cent soixante-cinq fois ; et comme
sa santé semblait chancelante, on chercha à se munir de reliques :
dans les monastères on conservait avec dévotion le couteau, la
cuiller dont il s’était servi pour son repas, et plus encore les linges,
les ornements dont il avait usé pour célébrer sa messe. De toutes
ces importunités, François se tirait comme il le pouvait... Du moins
ne tolérait-il pas que ses amis prissent leur part à ce concert : «
Vous n’écrivez pas selon (mon désir), écrit-il à Madame de Chantal
le 25 novembre 1607, ni à ma mère, ni à Mme de Charmoisy, quand
vous dites : « notre bon et saint évêque » ; car en lieu que ces bonnes
femmes devraient lire sot évêque, elles lisent saint évêque. Je sais
bien que du temps de notre saint Jérôme on appelait saints tous les
évêques à raison de leur charge ; mais ce n’en est pas la coutume
maintenant. » Le 24 janvier 1608, il insiste : « Il faut que je vous
défende ce mot de saint quand vous écrivez de moi, car, ma Fille, je
suis plus faint que saint : aussi la canonisation ne vous appartient
pas. »

14.9 Page 139

▲back to top
Chapitre vii- L’évêque parmi son peuple
139
Annecy, Maison Lambert, première habitation de l’évêque
François de Sales.

14.10 Page 140

▲back to top
140
Saint François de Sales
La doctrine spirituelle de François de Sales
On peut sans doute récuser comme excessif tel ou tel témoignage
des premiers biographes de François de Sales, et arguer de leur
volonté d’édification ou, ce qui revient au même, de leur absence
d’esprit critique. La masse des faits et des documents est telle qu’on
ne peut mettre en doute la vénération dont fut entouré, de son
vivant, Monsieur de Genève.
A quoi le devait-il ? Sans doute au rayonnement de son âme.
Mais ce serait fausser son portrait spirituel que d’enclore sa sain-
teté dans sa fidélité personnelle à Dieu. Sa sainteté est une sainteté
apostolique. Les grâces qui lui sont départies, il en veut faire béné-
ficier tout son bercail. Sa réforme de vie, il veut qu’elle devienne,
autant que faire se peut, la réforme de tout son peuple. La sainteté
– et ce disant, je donne au mot tout son poids de grâce – concerne
chacune de ses « brebis ».
Et ce fut la merveille de cet apostolat : François de Sales osa,
sinon conduire, du moins orienter les âmes, toutes les âmes qui
lui étaient confiées : son peuple, son clergé, ses religieux et ses reli-
gieuses, ses fils et ses filles spirituelles, vers l’idéal de vie qu’il avait
une fois conçu comme étant l’idéal évangélique. Personne ne doit
rester à l’écart de ce grand mouvement : chacun à sa place, chacun
selon sa mesure, sa situation, son « état », son attrait de grâce, mais
tous doivent accéder de près ou de loin à cette « Vie de la sainte
charité » dont il projette en secret, dès février 1607, d’écrire le livre,
et qu’il définit deux ans plus tard, dans une lettre à l’archévêque de
Vienne, en ces termes moins clandestins : « Je médite un livret de
l’Amour de Dieu, non point pour en traiter spéculativement, mais
pour en montrer la pratique en l’observation des commandements
de la première Table. Celui-ci sera suivi d’un autre qui montrera la
pratique du même amour divin en l’observation des commande-
ments de la seconde Table, et tous deux pourront être réduits en un
volume juste et maniable. »

15 Pages 141-150

▲back to top

15.1 Page 141

▲back to top
Chapitre vii- L’évêque parmi son peuple
141
La force de François de Sales, évêque, ce fut de disposer, dès le
départ, d’une doctrine, non pas seulement théologique mais spi-
rituelle, de la vie chrétienne, et d’avoir reçu de Dieu des dons et
une grâce exceptionnelle pour en faire vivre les âmes. Sermons,
écrits, conseils, direction, tout de lui s’adresse au cœur, parce que
la religion est essentiellement pour lui une vie et une vie du cœur.
« Dieu est le Dieu du cœur humain » ; « entre cette divine Bonté et
notre âme », il y a « convenance grande, mais secrète ». « Bien que
l’état de notre nature humaine ne soit pas maintenant doué de la
santé et droiture originelle... et qu’au contraire nous soyons gran-
dement dépravés par le péché, est-ce toutefois que la sainte incli-
nation d’aimer Dieu sur toutes choses nous est demeurée, comme
aussi la lumière surnaturelle par laquelle nous connaissons que sa
souveraine bonté est aimable sur toutes choses. »
Cette inclination naturelle « ne demeure pas pour néant dans
nos cœurs : car quant à Dieu, il s’en sert comme d’une anse pour
nous pouvoir plus suavement prendre et retirer à soi ». C’est elle
qui joue déjà au cœur des infidèles : « Ô Jésus, que c’est un plaisir
délicieux de voir l’amour céleste qui est le soleil des vertus, quand
petit à petit, par des progrès qui insensiblement se rendent sen-
sibles, il va déployant sa clarté sur une âme, et ne cesse point qu’il
ne l’ait toute couverte de la splendeur de sa présence, lui donnant
enfin la parfaite beauté de son jour ! Ô que cette aube est gaie belle,
aimable et agréable ! »
Une fois posé l’acte de foi requis à notre justification, rien ne
s’oppose, sinon nos passions et notre attachement au péché, à ce
que l’amour divin s’épanouisse en nous en toute sa plénitude. Les
oraisons exceptionnelles et les phénomènes extraordinaires ne
sont pas essentiels à la vie de charité, mais bien « l’union de l’âme
avec son Dieu » qui s’atteint, en l’oraison comme en l’action, par la
parfaite conformité de notre volonté avec la volonté de Dieu. La
seule authentique « extase » est « l’extase et ravissement de la vie
et de l’opération se surmontant soi-même et ses inclinations natu-

15.2 Page 142

▲back to top
142
Saint François de Sales
relles…, de laquelle le grand Apôtre parle principalement quand il
dit : Je vis ; mais non plus moi, mais Jésus-Christ vit en moi. »
Ainsi est-ce à partir des vérités les plus communes de la foi et
des textes les plus nets de l’Évangile, que François de Sales oriente
l’âme vers l’union la plus profonde avec Dieu. « Je prêche ici ces
Avents, écrit-il le 13 décembre 1619, les commandements de Dieu
qu’ils ont désiré ouïr de moi, et je suis merveilleusement écouté,
mais aussi je prêche de tout mon cœur, duquel cœur je vous dirai,
ma très chère Mère, que Dieu, par sa bonté infinie, le favorise fort,
lui donnant beaucoup d’amour des maximes du christianisme ; et
cela en suite des clartés qu’il me donne de leur beauté et de l’amour
que tous les saints leur portent au ciel, m’étant avis que là-haut on
chante avec une vie incomparable : Bienheureux les pauvres d’es-
prit, car à eux appartient le royaume des cieux. » Dieu par sa créa-
tion, l’Incarnation, la Rédemption, a mis tous ses trésors à la portée
des plus humbles : c’est selon l’amour que se différencient les âmes.
« L’amour est le premier acte et principe de notre vie dévote ou spi-
rituelle par lequel nous vivons, sentons et nous émouvons ; et notre
vie spirituelle est telle que sont nos mouvements affectifs. » Si donc
« l’amour est la vie de notre cœur », si la sainteté n’est pas affaire
d’état, de situation, de fonction, moins encore de richesses, les gens
mariés peuvent y atteindre aussi bien que les moines, l’enfant aussi
bien que l’homme mûr, l’ignorant, le fruste, aussi bien que le théo-
logien, le malade et l’infirme comme le bien portant.
Et voici surgir le problème qui va s’imposer de plus en plus à la
pensée religieuse de François de Sales, – un problème que rendra
chaque jour plus aigus ses contacts apostoliques avec les âmes : la «
vie de sainte charité » peut se vivre dans tous les états : elle dépend
de la grâce que Dieu octroie et de la générosité avec laquelle l’âme
correspond à cet appel divin. « Que Dieu touche et pince par où il
voudra et sur telle corde de notre luth qu’il choisira, jamais il ne
fera qu’une bonne harmonie : Seigneur Jésus, sans réserve, sans
si, sans mais, sans exception, sans limitation, votre volonté soit

15.3 Page 143

▲back to top
Chapitre vii- L’évêque parmi son peuple
143
faite... en tout et partout... » « Je vous vois, ce me semble, écrit-il à
Madame de Chantal en 1607, avec votre cœur vigoureux qui aime
et qui veut puissamment. Je lui en sais bon gré : car ces cœurs à
demi-morts, à quoi sont-ils bons ? Mais il faut que nous fassions
un exercice particulier de vouloir et d’aimer la volonté de Dieu plus
vigoureusement, je passe plus avant : plus tendrement, plus amou-
reusement, que nulle chose au monde. »
Parce que le chapitre intitulé « Que la dévotion est convenable
à toutes sortes de vocations et professions » se trouve dans l’Intro-
duction à la Vie Dévote, on restreint parfois à cet ouvrage l’effort
de François de Sales pour ouvrir à toutes les âmes les sources de
la dévotion. C’est oublier ce qu’il entend par la « dévotion » : « La
vraie et vivante dévotion... n’est autre chose qu’un vrai amour de
Dieu. Enfin la charité et la dévotion ne sont non plus différentes
l’une de l’autre que la flamme l’est du feu, d’autant que la charité
étant un feu spirituel, quand elle est fort enflammée, elle s’appelle
dévotion. Si bien que la dévotion n’ajoute rien au feu de la charité,
sinon la flamme qui rend la charité prompte, active et diligente,
non seulement à l’observation des commandements de Dieu, mais
à l’exercice des conseils et inspirations célestes. » L’écart des dates
de parution entre l’Introduction et le Traité de l’Amour de Dieu ne
signifie rien, non plus que la différence de situation entre Philothée
et Théotime. L’idée du Traité n’est-elle même pas antérieure à celle
de l’Introduction ? Ici et là se formule la même doctrine spirituelle,
la même encore que dans les Sermons, les autres livres ou projets de
livres et toute la Correspondance de direction : c’est à toutes les âmes
que François pourrait dire ce qu’il écrira un jour à Mère Angélique
Arnauld : « Mon cœur... ne cesse point de répandre des souhaits
pour votre avancement au pur et courageux, mais humble et doux
amour divin. » C’est toutes les âmes qu’il voudrait introduire à «
l’éternelle liberté de l’amour ».

15.4 Page 144

▲back to top
144
Saint François de Sales
Le devoir épiscopal de prêcher
« Ah ! Monseigneur, pour peu que ceux de notre métier aiment
Dieu, ils sont toujours prêts à parler de son amour », aurait déclaré
François de Sales à Mgr Jean Geoffroy Ginod, évêque de Belley qui,
en 1603, quelque temps après sa consécration, l’avait fait prêcher
en sa cathédrale ; et, après le sermon, « presque toute cette belle
assemblée (le duc de Bellegarde assistait au sermon avec sa cour)
se confessa au serviteur de Dieu et à sa messe du lundi voulut com-
munier de sa main. » Cette simple anecdote pourrait résumer tout
l’effort pastoral de François de Sales devenu évêque de Genève :
prêcher, afin de conduire les âmes, par la confession, à une vie
eucharistique fervente et à l’union à Dieu.
Prêcher. François, qui a toujours eu le goût de la prédication,
n’a aucune peine a faire sienne à présent la consigne du concile
de Trente : prêcher est le principal devoir de l’évêque. Écrivant,
le 3 juin 1603 à M. de Revol qui va bientôt être sacré évêque, il
lui conseille : « Vous devez en toute façon prendre résolution de
prêcher votre peuple. Le très saint concile de Trente, après tous les
Anciens, a déterminé que « le premier et principal office de l’évêque
est de prêcher » ; et ne vous laissez emporter à pas une considé-
ration qui vous puisse détourner de cette résolution. Ne le faites
pas pour devenir grand prédicateur, mais simplement parce que
vous le devez et que Dieu le veut. Le sermon paternel d’un évêque
vaut mieux que tout l’artifice des sermons élaborés des prédicateurs
d’autre sorte. Il faut peu de chose pour bien prêcher, à un évêque,
car ses sermons doivent être des choses nécessaires et utiles, non
curieuses ni recherchées ; ses paroles simples, non affectées ; son
action paternelle et naturelle, sans art ni soin ; et, pour court qu’il
soit et peu qu’il die, c’est toujours beaucoup. » Notons la date : 1603,
François en est aux débuts de son épiscopat.
Un an plus tard, s’offre d’ailleurs à lui une occasion de préciser et
de développer ses idées. Mgr Frémyot, à la veille de faire son entrée

15.5 Page 145

▲back to top
Chapitre vii- L’évêque parmi son peuple
145
solennelle en sa ville de Bourges, et qui redoute de monter dans
une chaire où son prédécesseur s’est illustré, a sollicité de Fran-
çois quelques conseils sur la prédication. Le 5 octobre, François,
au repos à Sales, lui rédige « à course de plume, sans aucun soin ni
de paroles ni d’artifice », une longue lettre qui est en même temps
qu’un véritable chef-d’œuvre, une confidence. Laissons de côté ce
qui concerne la technique de l’éloquence sacrée – et qui est d’ail-
leurs excellent – ; n’en retenons que l’aspect apostolique : « Nul ne
doit prêcher qu’il n’aie trois conditions : une bonne vie, une bonne
doctrine, une légitime mission. » Pour ce qui est de la mission,
François remarque que « les évêques ont non seulement la mission,
mais ils en ont « les sources ministérielles ». Il insiste sur la sain-
teté de vie et va jusqu’à conseiller : « Au demeurant, on ne doit
jamais prêcher sans avoir célébré la messe ou la vouloir célébrer...
Chose certaine, que Notre-Seigneur étant en nous réellement, il
nous donne clarté, car il est la lumière ».
Après ce préambule, François pose la question : « Quelle est
donc la fin du prédicateur en l’action de prêcher ? » Et voici sa
réponse magnifique : « Sa fin et son intention doit être de faire ce
que Notre-Seigneur est venu pour faire en ce monde ; et voici ce
qu’il en dit lui-même : Je suis venu afin qu’ils aient la vie et qu’ils
l’aient plus abondamment. La fin donc du prédicateur est que les
pécheurs morts en l’iniquité vivent à la justice, et que les justes qui
ont la vie spirituelle l’aient encore plus abondamment, se perfec-
tionnant de plus en plus ». Les modèles du prédicateur, ce sont
les Apôtres au jour de la Pentecôte : ils enseignent et émeuvent.
Que faut-il prêcher ? « La parole de Dieu... Se faut-il donc point
servir des Docteurs chrétiens et des livres des saints ? Si faut, à la
vérité. Mais qu’est-ce autre chose la doctrine des Pères de l’Église
que l’Évangile expliqué, que l’Écriture exposée ? Il y a à dire entre
l’Écriture Sainte et la doctrine des Pères comme entre une amande
entière et une amande cassée, de laquelle le noyau peut être mangé
d’un chacun... Les passages de l’Écriture... tiennent à la vérité le

15.6 Page 146

▲back to top
146
Saint François de Sales
premier rang et font le fondement de l’édifice : car en fin nous prê-
chons la parole et notre doctrine gît en l’autorité. Ipse dixit… »
Après avoir longuement parlé de la méthode de présentation et
de composition, François en vient à un point « où (il) désire plus
de créance qu’ailleurs ». Il s’agit de l’art de « dire » : « Comment
donc faut-il dire en la prédication ? Il se faut garder des quanquam
et longues périodes des pédants, de leurs gestes, de leurs mines, de
leurs mouvements : tout cela est la peste de la prédication. Il faut
une action libre, noble, généreuse, naïve, fort e, sainte, grave, et un
peu lente. Mais pour l’avoir que faut-il faire ? En un mot, parler
affectionnément et dévotement, simplement et candidement, et
avoir confiance ; être bien épris de la doctrine qu’on enseigne et
de ce que l’on persuade. Le souverain artifice c’est de n’avoir point
d’artifice. Il faut que nos paroles soient enflammées, non pas par
des cris et actions démesurées mais par l’affection intérieure ; il
faut qu’elles sortent du cœur plus que de la bouche. On a beau dire,
mais le cœur parle au cœur, et la langue ne parle qu’aux oreilles ».
Ainsi ruissellent de sa plume les conseils d’expérience : « J’aime
la prédication qui ressent plus à l’amour du prochain qu’à l’indi-
gnation, voire même des huguenots, qu’il faut traiter avec grande
compassion, non pas en les flattant, mais les déplorant... La prédi-
cation, c’est la publication et déclaration de la volonté de Dieu faite
aux hommes par celui qui est là, légitimement envoyé, afin de les
instruire et émouvoir a servir sa divine Majesté en ce monde, pour
être sauvés en l’autre... » Et François de donner du cœur à ce jeune
évêque, qu’il sait un peu timide : « Prêchez souvent... Dieu le veut,
les hommes s’y attendent ; c’est la gloire de Dieu, c’est votre salut ;
hardiment, Monsieur, et courage, pour l’amour de Dieu... Il n’est
rien impossible à l’amour. Notre-Seigneur ne demanda pas à saint
Pierre : Es-tu savant ou éloquent ? pour lui dire : Pasce oves meas ;
mais : Amas me ? Il suffit de bien aimer pour bien dire. »
Un dernier conseil avant de clore la lettre : « Votre peuple vous
attend pour vous voir et être vu et revu de vous... O qu’ils seront

15.7 Page 147

▲back to top
Chapitre vii- L’évêque parmi son peuple
147
édifiés quand ils vous verront souvent à l’autel sacrifier pour leur
salut ; avec vos curés traiter de leur édification, et en chaire parler
de la parole de réconciliation, et prêcher ! »
Tout le cœur pastoral de François est dans cette lettre admirable.
Elle lève cet étonnement que nous éprouvons aujourd’hui à lire ce
qui reste des Sermons : comment ces canevas, ou même ces textes
élaborés, dont la sécheresse nous déconcerte ; pouvaient-ils bien
attirer les foules, ébranler les âmes aussi profondément ? C’est qu’il
y manque ce qui en faisait alors pour une large part la puissance :
l’émotion, la chaleur de l’âme au sortir de la prière, le ton d’amour.
« Les autres (prédicateurs), disait un jour la duchesse de Mont-
pensier, volent en l’air, mais cet orateur du saint amour fond sur sa
proie, atteint le cœur et s’en empare. »
L’orateur du saint amour : le mot caractérise à merveille le don
d’éloquence de François. Ce don est une grâce, cherchée et reçue
dans la prière. « Je ne puis parler de Dieu sans émotion », confie-
t-il à un prêtre après un sermon. « Je suis allé tout gai, comme un
petit oiseau, dans ma chaire, où j’ai chanté plus joyeusement qu’à
l’ordinaire à l’honneur de ce grand Dieu », écrit-il encore à Madame
de Chantal, le 8 décembre 1617. Tout sermon est pour lui, selon sa
propre expression, « un sermon d’amour » : il adore prêcher devant
des auditoires restreints, familiers, où il « a toute commodité de
lâcher la bride à (ses) pauvres et menues affections ». Lorsqu’après
le carême de Dijon, en 1604, les échevins lui présentèrent, en signe
de reconnaissance, un service de vaisselle en argent doré, et une
bague ornée d’un beau saphir, il leur répondit gentiment « qu’il ne
vendait pas la parole de Dieu et ne voulait rien emporter que leur
cœur ».
C’est saint Vincent de Paul encore qui trouvera, pour définir
François de Sales prédicateur, la formule la plus parfaite : il l’appelle
un « évangile parlant ».

15.8 Page 148

▲back to top
148
Saint François de Sales
Carêmes et catéchismes
La plus utile de ces prédications, c’est pour lui le carême, qu’il le
prêche à son peuple ou qu’il soit invité à le prêcher dans d’autres
diocèses. « Vous savez bien, écrit-il à Madame de Chantal, que le
carême, c’est la moisson des âmes... Le carême est l’automne de la
vie spirituelle auquel on doit recueillir les fruits et les ramasser
pour toute l’année. »
Il a du carême la conception première, l’idée liturgique : le
carême c’est, à ses yeux, le temps par excellence de la conversion
des pécheurs, et de la sanctification des âmes. « Prêcher le carême
entièrement », ce n’est pas seulement monter « souvent es fois » en
chaire, donner jusqu’à cinq ou six sermons dans la même journée,
c’est aussi s’enfermer de longues heures au confessionnal, accueil-
lir les uns et les autres en entretiens personnels, instruire, faire le
catéchisme, réconcilier... Il redoute les jours de carnaval, « cet hiver
qui porte à la chair et décharne les âmes, qui... alanguit les cœurs,
qui... produit cette malheureuse averse de plaisirs indignes. Ah !
qu’il s’en aille ce temps de la chair ! » Mais le carnaval est suivi du
carême. « Oh ! viens, viens, temps favorable ; venez, venez, jours de
salut ! »
À ces carêmes, il se prépare lui-même par la prière et la péni-
tence. À l’occasion même, il ne craint pas de se ménager une retraite.
Ainsi fit-il en 1606. « Voici le jour de mes adieux, devant partir
demain avant le jour pour aller à Chambéry, où le Père Recteur
des Jésuites (c’était le P. Fournier) m’attend, pour me recevoir ces
cinq ou six jours de Carême prenant, que j’ai réservés pour ras-
seoir mon pauvre esprit tout tempêté par tant d’affaires... Là, ma
Fille, je prétends de me revoir par tout, et remettre toutes les pièces
de mon cœur en leur place, à l’aide de ce bon Père qui est éper-
dument amoureux de moi et de mon bien. » Alors il abordait ses
auditoires, le cœur rempli de « mille bons désirs de bien servir le
divin amour ».

15.9 Page 149

▲back to top
Chapitre vii- L’évêque parmi son peuple
149
Ouvrons ici une courte parenthèse : car rien ne ressemble autant
aux carêmes de François de Sales, qu’un autre ministère qui lui
tenait fort à cœur, et d’abord parce qu’il était prescrit par le concile
de Trente : les catéchismes. Au catéchisme comme au carême, il
apporte la même âme. Dès l’hiver 1603, il ne craint pas d’inau-
gurer, lui, l’évêque, et à Annecy, cet enseignement de la doctrine
chrétienne aux enfants. D’abord en l’église Notre-Dame. D’où l’on
passe bientôt à l’église Saint-Dominique. Et voici que les parents
se joignent aux enfants, et maints adultes « qui désiraient être ins-
truits ». Tant et si bien qu’ « on divisa la confrérie en trois classes
selon le sexe et l’âge ».
Avec quel sens de l’âme enfantine ou de l’âme populaire, Fran-
çois de Sales mène ces réunions, rien ne peut nous le révéler d’une
façon plus vivante que ces fragments d’une lettre (11 février 1607)
à Madame de Chantal. Voici d’abord l’aspect sérieux : « Ô vrai-
ment, j’approuve fort que vous soyez maîtresse d’école. Dieu vous
en saura bon gré, car il aime les petits enfants ; et comme je disais
l’autre jour au catéchisme pour inciter nos dames à prendre soin
des filles, les anges des petits enfants aiment d’un particulier amour
ceux qui les élèvent en la crainte de Dieu et qui instillent en leurs
tendres âmes la sainte dévotion ».
Et voici, en regard, la grâce et la détente : « Je viens tout mainte-
nant de faire le catéchisme, où nous avons fait un peu de débauche
avec nos enfants à faire un peu rire l’assistance, en nous moquant
des masques et des bals ; car j’étais en mes belles humeurs, et un
grand auditoire me conviait par son applaudissement à continuer
à faire l’enfant avec les enfants. On me dit qu’il me sied bien et je
le crois. Ô Dieu me fasse vraiment enfant en innocence et simpli-
cité ! »
Ce ministère du catéchisme restera toujours cher au cœur de
François de Sales : pendant ses carêmes et, nous le verrons, au
cours des visites dans les paroisses, il aime à grouper les enfants
et à leur enseigner la simple doctrine. Pour ce faire, il use du caté-

15.10 Page 150

▲back to top
150
Saint François de Sales
chisme de Bellarmin ; mais s’il se trouve des auditoires trop frustes
pour le comprendre, il crée lui-même questions et réponses, et les
distribue à chacun en petites feuilles manuscrites ; c’est d’octobre
1603, sans doute, que date un très précieux fragment intitulé : «
Règlements pour l’enseignement du catéchisme » : il est destiné aux
curés du diocèse. Pendant tout son pontificat, François stimulera
sur ce point le zèle de ses prêtres.
La visite du diocèse
L’une des tâches que le concile de Trente recommandait, imposait
même aux évêques, était de faire la visite de leur diocèse, paroisse
après paroisse. Cette tâche, François de Sales la désirait et la redou-
tait à la fois. « Je m’en vais à cette bénite visite, écrit-il à la baronne
de Chantal, en laquelle je vois à chaque bout de champ des croix
de toutes sortes. Ma chair frémit, mais mon cœur les adore. Oui,
je vous salue, petites et grandes croix, spirituelles ou temporelles,
extérieures ou intérieures ; je salue et baise votre pied, indigne de
l’honneur de votre ombre. » 38
Cette lettre date du début d’octobre 1605 : jusque là Fran-
çois avait été « détenu » à Annecy « par un monde de cuisantes
affaires », et par une crise de santé. La médiocrité de sa santé est
certes l’une de ces croix qui se profilent sur sa route. D’autant qu’il
voyagera à cheval ou même, si le sol le requiert, à pied. Car le pays
est rude ! François ne parlera-t-il pas, dans une lettre d’août 1606,
des « monts épouvantables (de Chamonix) tout couverts d’une
glace épaisse de dix ou douze piques ». « Le diocèse de Genève,
ainsi le décrit Charles-Auguste de Sales, est très grand et rempli
38 Œuvres, T. XIII, p. 113. Il en sera de même à son deuxième départ, en juin 1606,
cf. même tome, p. 199.

16 Pages 151-160

▲back to top

16.1 Page 151

▲back to top
Chapitre vii- L’évêque parmi son peuple
151
d’un grand peuple, presque tout bossu par les hautes montagnes (si
vous exceptez le Chablais, Gex, Ternier et une partie du Genevois
et de la Savoie), de très difficile accès, principalement aux paroisses
des montagnes, et fort divers en sa température : car en des lieux
l’hiver est presque éternel, en d’autres les chaleurs sont extrêmes :
c’est pourquoi le bon évêque avait à souffrir de grands travaux. »
Il partit donc le 15 octobre 1605. Compte tenu des indispen-
sables retours et séjours à Annecy, cette visite s’étalera sur quatre
années. En maints endroits, François retrouve les protestants ou
les ruines qu’ils ont laissées : joies et peines se mêlent alors ; tantôt
il se réjouit de constater ou de recevoir des conversions ; tantôt il
se désole de se heurter à l’endurcissement des âmes et aux mille «
embarrassements » que suscitent les ministres. Pourtant en août,
la vue de son Chablais l’a consolé : « Au lieu que je n’y trouvai (il
y a onze ans) que cent catholiques, je n’y ai pas maintenant trouvé
cent huguenots. » Mais le rapport qu’il adresse au Pape Paul V sur
l’état du diocèse (novembre 1606) est beaucoup moins optimiste :
cent trente paroisses sont « partie sous la domination tyrannique
de Berne, partie sous le gouvernement du Roi Très Chrétien »...
« Pour ce qui regarde celles qui sont occupées par les Bernois, il n’y
a rien à en espérer jusqu’à ce que la ville de Berne elle-même soit
ramenée à l’ordre. » Pour les autres, le roi « ordonne de toujours
espérer... Mais mes yeux commencent à se lasser d’attendre sa parole
et disent : quand me consolera-t-il ? »
Par contre, dans les 450 paroisses catholiques, François ressent,
malgré les tracas, beaucoup de consolations ; et l’amour de son
peuple le réconforte : « O ma chère fille, écrit-il à Madame de
Chantal le 2 octobre 1606, que j’ai trouvé un bon peuple parmi tant
de hautes montagnes ! Quel honneur, quel accueil, quelle vénéra-
tion à leur évêque ! Avant-hier, j’arrivai en cette petite ville (Bonne-
ville) tout de nuit ; mais les habitants avaient tant fait de lumières,
tant de fêtes, que tout était au jour. Ah ! qu’ils mériteraient bien un
autre évêque ! »

16.2 Page 152

▲back to top
152
Saint François de Sales
Frontispice du Rituale, publié par François de Sales en 1612.

16.3 Page 153

▲back to top
Chapitre vii- L’évêque parmi son peuple
153
Il est vrai que lui-même ne ménage à son peuple ni son temps,
ni ses forces. « Il prêchait et faisait le catéchisme et ne laissait pas la
moindre chapelle à visiter ; conférait le sacrement de confirmation,
entendait les confessions, et portait de ses propres mains la très
sainte communion à la bouche de ses peuples ; il prêtait l’oreille aux
plaintes d’un chacun avec une grande patience et ordonnait pru-
demment ce qu’il pensait être nécessaire ; il s’informait des excès
des personnes ecclésiastiques et séculières, des péchés et pécheurs
publics, et faisait la correction quand il était besoin avec une sévé-
rité très bien mêlée à sa douceur naturelle, etc., etc. » Adminis-
tration temporelle, réconciliations, procès et différends, rien n’était
omis, pour qu’après la visite, âmes et choses se retrouvent dans la
paix. « Enfin il était ce bon pasteur et évêque qui baillait son âme
pour ses brebis. »
Seulement, quand il rentrait de ces tournées, un grand besoin
de repos et de recueillement spirituel l’envahissait. « J’arrivai ici
samedi au soir, écrit-il le 30 novembre 1605, après avoir battu les
champs six semaines durant, sans arrêter en un lieu, sinon au plus
demi jour. J’ai prêché ordinairement tous les jours, et souvent deux
fois le jour. Hé, que Dieu m’est bon ! je ne fus jamais plus fort.
Toutes les croix que j’avais prévues, à l’abord n’ont été que des oli-
viers et des palmiers ; tout ce qui me semblait fiel s’est trouvé du
miel, ou peu s’en faut. Seulement puis-je dire avec vérité que, si ce
n’a été à cheval ou en quelques réveils de la nuit, je n’ai point eu de
loisir de repenser à moi et considérer le train de mon cœur, tant les
occupations importantes s’entresuivaient de près. J’ai confirmé un
nombre innombrable de peuple. »
A ce compte, des liens de plus en plus intimes se tissent entre
l’évêque et son peuple 39 : le cœur de son peuple est de plus en plus
39 Un exemple entre plusieurs : la réaction vigoureuse de François à l’égard d’un
cardinal, lorsqu’en 1608 on accusa ses Savoisiens de lire des livres hérétiques.
Œuvres, T. XIV, pp. 42-43.

16.4 Page 154

▲back to top
154
Saint François de Sales
« amoureux » de son pasteur, et lui de déclarer : « Je me sens un peu
plus amoureux des âmes qu’à l’ordinaire... Le cœur de mon peuple
est presque tout mien maintenant. » Que pendant ce temps, le roi
Henri IV s’obstine à vouloir l’attirer en France, à lui préparer de
nouveaux honneurs, des titres, des charges – « On parle de m’agran-
dir » –, voilà qui tombe fort mal. Ce qui « met en peine » François,
c’est qu’on lui propose ces changements « avec le titre de la plus
grande gloire de Dieu et du service de l’Église ». Il ne dissimule pas
d’ailleurs qu’il ait « une spéciale inclination » à la France, « à l’air
de laquelle (il a) été nourri ». Mais, sauf ordre formel du Pape, il
préfère sa chère Savoie : « Il est vrai que je suis en mon pays et
entre les miens, avec une certaine suffisance qui me suffit et, ce qui
m’est le plus cher, avec un repos aussi grand que ma charge le peut
permettre et qui meshuy me semble assez ferme. » En ce temps-là,
parlant de son diocèse – il est vrai qu’alors le mot était féminin ! –
il disait plaisamment : « Ma pauvre femme me fait compassion, et
puisque je ne la puis laisser qu’elle n’en souffre mille incommodités
et que Dieu veut que je lui adhère, me voilà garrotté ! » Sous l’hu-
mour, c’est l’amour, un amour profond, qui se voile.

16.5 Page 155

▲back to top
Chapitre viii- La réforme du clergé et des religieux
155
8. LA RÉFORME DU CLERGÉ ET DES RELIGIEUX
François de Sales et ses prêtres
De ce peuple, une portion retient le meilleur de la sollicitude de
François : ses prêtres. Parce que dans la Correspondance qui nous
a été conservée, les lettres à de simples ecclésiastiques sont très
rares (mises à part les lettres à M. de Bérulle avant son élévation
au cardinalat), et les lettres à des prêtres savoyards quasi absentes,
il ne faut pas en conclure que son clergé eût été pour Monsieur de
Genève moins intéressant que ses amis, ses fils et filles spirituels,
et les grands personnages avec qui il correspond. Tout le mou-
vement de sa pensée et de son action va en sens inverse de cette
opinion : François de Sales sait que, si dans la réforme d’un diocèse,
la conversion de l’évêque doit passer la première, rien n’est plus
urgent ensuite qu’une sincère et profonde conversion du clergé.
Pendant les années où il a été « curé de Thonon », – curé sans
église, ni cure, ni vicaire ! – il a vu de trop près, trop expérimenté
dans sa sensibilité, dans sa chair, ce que la vie pastorale exigeait
du prêtre en fait de vertus, de zèle, de grâce pour ne pas souhai-
ter d’avoir un clergé fervent. D’ailleurs il fait siennes, sur ce point
encore, les directives du concile de Trente : si l’évêque a par excel-
lence la mission de prêcher, ses prêtres sont les « ruisseaux » de
cette « source ministérielle » : la grâce de la consécration épisco-
pale passe dans la grâce de l’ordination sacerdotale. Un mot, dit
en passant, va peut-être nous éclairer sur le sentiment de François
à l’égard de ses prêtres ; à Mgr Fremyot, il écrit : « Ô que (votre
peuple) sera édifié quand il vous verra... avec vos curés traiter de
son édification. » En termes clairs, ce propos signifie que le prêtre,

16.6 Page 156

▲back to top
156
Saint François de Sales
et particulièrement le curé de paroisse, participe de très près à la
mission même de l’évêque, et donc à sa vocation et à sa grâce.
Ceci posé, le problème concret pour François était d’assurer la
qualité de ce clergé. Il voulait que le prêtre fût instruit et de bonnes
mœurs ; il savait par expérience que le calvinisme n’avait pas de
plus sûrs alliés que l’ignorance et l’inconduite de certains ecclésias-
tiques. Son zèle pour son clergé consista donc d’abord à s’efforcer de
le sanctifier et de l’instruire. Il est regrettable que le texte que nous
allons citer ne présente pas toutes les garanties critiques d’authenti-
cité, car il exprime à coup sûr la pensée de François de Sales : « Les
bons curés ne sont pas moins nécessaires que les bons évêques, et
les évêques travaillent en vain s’ils ne sont soigneux de pourvoir
leurs églises paroissiales de curés dévots, de vie exemplaire et de
suffisante doctrine, parce que ce sont les pasteurs immédiats qui
doivent marcher devant les brebis, leur enseigner le chemin du ciel
et leur donner l’exemple qu’elles doivent suivre. L’expérience m’a fait
connaître que le peuple se portait facilement aux exercices de dévo-
tion lorsqu’il avait des personnes ecclésiastiques qui, par la parole
de Dieu et le bon exemple, l’excitaient à fuir le vice et embrasser la
vertu ; et qu’au contra ire la populace se détraquait fort facilement
de l’exercice des vertus chrétiennes lorsque leurs prêtres étaient
ignorants, peu soigneux du salut des âmes et de mauvaise vie » 40.
Non que le diocèse ne possédât beaucoup d’ecclésiastiques « fort
recommandables », mais François aurait désiré que tous le fussent,
et non pas seulement beaucoup.
En cette réforme du clergé, François de Sales s’appuie sur
quelques principes constants, dont il poursuit avec fermeté la mise
en œuvre.
D’abord la création d’un séminaire, où seraient instruits et formés
les nombreux candidats qui se présentaient aux Ordres chaque
année : c’est sur la valeur du séminaire que se joue le destin spiri-
40 Cf. Œuvres, T. XXIII, pp. 400-401.

16.7 Page 157

▲back to top
Chapitre viii- La réforme du clergé et des religieux
157
tuel du diocèse. Là est le paradoxe : il y a alors dans le diocèse de M.
de Genève abondance de candidats et le clergé est dans l’ensemble,
médiocre. En moins de deux ans – 1605 et 1606 – François conféra
la tonsure à plus de 570 jeunes gens, au cours de ses visites. Pour
ses vingt années d’épiscopat, les archives indiquent qu’il ordonna
environ 900 prêtres – plus de 40 en moyenne par an ! Les candidats
ne manquent donc pas ; mais il faut les former.
François revient plusieurs fois sur cette urgence ; un document
résume à merveille sa pensée, c’est le compte rendu de 1606 sur
l’état du diocèse de Genève. « Il n’y a point de diocèse dans le monde
chrétien qui ait plus besoin d’un séminaire de clercs que celui de
Genève. Cependant, jusqu’ici c’est en vain qu’on a travaillé à son
érection. La mense épiscopale, en effet, est trop faible pour qu’on
puisse rien en retrancher ; la mense capitulaire est très pauvre et
ne suffit pas à nourrir les chanoines, comme d’ailleurs les autres
églises collégiales.
Quant aux abbayes ou prieurés, bien que riches, on ne peut rien
en toucher du tout, parce que ceux qui les tiennent les tiennent
bien, et que le plus souvent ces bénéfices sont rendus exsangues par
suite des diverses pensions qui leur sont imposées. Si cependant le
Siège Apostolique, dans sa suprême autorité, destinait à l’érection
du séminaire quelques prieurés ruraux, aussitôt qu’ils viendront à
vaquer, sans doute l’affaire réussirait bien. Pourtant, il faut absolu-
ment qu’elle se fasse, soit de cette façon, soit par une contribution
générale du clergé. » Jusqu’à la fin de sa vie, François luttera avec
acharnement pour réaliser son désir. Il échouera, mais ses succes-
seurs recueilleront le fruit de sa ténacité.
François de Sales n’attendit guère, après sa consécration épisco-
pale, pour prendre contact avec son clergé. Dès le 11 août 1603, il
convoquait « tous les ecclésiastiques du diocèse », à un synode qui
se tiendrait à Annecy le 2 octobre. Les Archives nous ont conservé
plusieurs Constitutions ou Ordonnances des synodes que tint ainsi
François avec son clergé, au cours de son épiscopat : ces textes

16.8 Page 158

▲back to top
158
Saint François de Sales
juridiques sont austères, certes, mais ils révèlent tous le souci qui
anime François de faire de tous ses prêtres, des hommes instruits et
de bonnes mœurs. Un article des Ordonnances de 1617 est carac-
téristique de cet effort tenace et patient : « Ceux qui dorénavant
voudront être promus aux Ordres sacrés... seront tenus de s’exercer
en l’exercice des Ordres qu’ils ont et d’en apporter le certificat de
leurs curés par écrit, comme encore de leur âge et bonnes mœurs ;
en quoi les sieurs curés sont exhortés et conjurés, de la part du Juge
éternel, d’être fort consciencieux et véritables. »
Mais parmi les actes de l’administration épiscopale, d’autres
documents révèlent, plus encore que les textes des synodes, son
souci pastoral à l’égard de ses prêtres. D’abord le règlement pour
l’enseignement du catéchisme, dont nous avons déjà parlé. Puis le
Mémorial aux Confesseurs, par lequel François met à la disposition
de tous ses prêtres sa longue expérience personnelle du confession-
nal : « Souvenez-vous que les pauvres pénitents vous nomment Père
et qu’en effet vous devez avoir un cœur paternel en leur endroit, les
recevant avec un extrême amour, supportant patiemment leur rus-
ticité, ignorance, imbécilité, tardiveté et autres imperfections, ne
vous lassant jamais de les aider et secourir tandis qu’il y a quelque
espérance d’amendement en eux... La charge des pasteurs n’est pas
des âmes fortes, mais des faibles et débiles »… Et de définir les
dispositions apostoliques du prêtre en ce ministère proprement
divin : « Ayez une grande netteté et pureté de conscience… Ayez
un ardent désir du salut des âmes… Ayez la prudence du médecin...
Surtout soyez charitables et discrets... Quand vous rencontrerez
des personnes qui, pour des péchés énormes... sont excessivement
épouvantées et travaillées en leurs consciences, vous devez par tous
les moyens les relever et consoler, les assurant de la grande miséri-
corde de Dieu, qui est infiniment plus grande pour leur pardonner
que tous les péchés du monde pour les damner, et leur promettez
de leur assister en tout ce qu’ils auront besoin de vous pour le salut
de leurs âmes. »… « La pierre de touche d’un parfait confesseur,

16.9 Page 159

▲back to top
Chapitre viii- La réforme du clergé et des religieux
159
dit-il dans un autre fragment, c’est qu’il soit pitoyable au vice d’au-
trui et implacable au sien propre. »
Il ne tard a pas non plus à rédiger pour ses prêtres un autre
document significatif, une « exhortation pour qu’ils s’appliquent à
l’étude » : « La science, ose-t-il dire, c’est le huitième sacrement de
la hiérarchie de l’Église... L’ignorance est pire que la malice… C’est
par là que notre misérable Genève nous a surpris, lorsque s’aperce-
vant de notre oisiveté, que nous n’étions pas sur nos gardes et que
nous nous contentions de dire simplement notre bréviaire, sans
penser de nous rendre plus savants, ils trompèrent la simplicité de
nos pères et de ceux qui nous ont précédés, leur faisant croire que
jusqu’alors on n’avait rien entendu à l’Écriture Sainte. »
C’est ainsi que M. de Genève faisait « couler » sa propre réforme
jusqu’à l’esprit et au cœur de ses prêtres, afin que par eux s’accom-
plît la réforme de tout le diocèse.
Il est encore une autre initiative qui lui tint fort à cœur et dont
il espérait qu’elle serait pour ses prêtres source de sainteté de vie
et de zèle missionnaire : la Sainte Maison de Thonon, ou plus pré-
cisément son « presbytère », c’est-à-dire ce groupe de sept prêtres
qui, sous l’autorité d’un préfet, dirigeait et animait les œuvres de la
Sainte Maison. Disons tout de suite que si certaines de ces œuvres
connurent après la mort de François un réel succès, la Sainte Maison
ne fut guère pour lui, de son vivant, que soucis et tribulations. Le
manque quasi total de ressources financières empêcha l’institution
de s’épanouir : elle « vivota » plutôt qu’elle ne vécut ; et jusqu’à la fin,
François dut quémander, ou même requérir, pour elle. Et pourtant,
quels espoirs il fondait sur ce presbytère ! N’y vit-il pas une formule
de communauté sacerdotale, de centre missionnaire qui pourrait
quelque jour servir de modèle de « collégiale séculière » pour les
paroisses du diocèse ? C’était peut-être rêver trop beau et trop tôt.
Mais il est intéressant de voir surgir dès cette époque un effort pour
adapter la vie d’un groupe de prêtres à la tâche missionnaire qu’on
lui confie.

16.10 Page 160

▲back to top
160
Saint François de Sales
Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal
(portrait dans la Maison de la Galerie).

17 Pages 161-170

▲back to top

17.1 Page 161

▲back to top
Chapitre viii- La réforme du clergé et des religieux
161
La réforme des abbayes
Maudit argent ! Lorsque François visita son diocèse, il se heurta à ce
problème de tous côtés. Parmi les curés et vicaires, il en trouva certes
beaucoup de « fort recommandables ». Mais de combien aurait-il pu
écrire ce qu’il écrivait d’un prêtre en 1600, à Mgr Riccardi : « Il endure,
à la faim près, une grande pauvreté », ou encore : « Nous n’avons nul
moyen de procurer à ces hommes de mérite un logement convenable
à leur condition et à leur office. » Pourtant, l’argent ne manquait pas en
Savoie, même compte tenu des spoliations protestantes...
Ici nous touchons à un des points les plus délicats de l’épiscopat
de François de Sales. Abordons-le avec la même franchise que lui-
même en son rapport de 1606. « Les dîmes qu’on touche chaque
année, déclarait-il à Paul V, suffiraient à entretenir (cures et pas-
teurs). Ce qui empêche que cela se fasse, le voici : à peu près tou-
jours, les dîmes des lieux en question appartiennent à des abbés et
à des monastères ».
Et dans ce texte tout juridique, François de raconter le fait que
voici : « J’ai vu de mes yeux et visité une église paroissiale située sur
une très haute montagne, où personne ne peut arriver qu’en grim-
pant des pieds et des mains, et distante de l’église la plus voisine
de six mille italiens (environ 9 kms). Or, un seul et unique curé
administrait les deux églises et célébrait la messe aux jours de fête
dans l’une et l’autre, au prix de quelle peine, de quel péril, de quelle
inconvenance, je n’ai pas à le dire, surtout l’hiver, lorsque tout est
couvert de glace et de neige dans ces parages. Dès que j’arrivai, tout
le monde, hommes et femmes, du premier au dernier du pays, de
s’écrier : « Comment se fait-il que nous respections tous les droits
ecclésiastiques, que nous payions les dîmes et les prémices, et
qu’aucun curé ne nous soit accordé ?… Tout en effet était touché
par l’abbé le plus voisin. »
Si du moins abbayes et monastères accomplissaient dans l’Église
« l’œuvre » pour la-quelle ils ont été d’abord fondés ! Hélas ! Fran-

17.2 Page 162

▲back to top
162
Saint François de Sales
çois de Sales, qui tient en très haute estime les vœux religieux, et
qui reçoit de plusieurs Généraux d’Ordres (Chartreux, Domini-
cains, Barnabites, Capucins, etc...) des « lettres de filiation », qui le
font participant aux mérites et aux bonnes œuvres de ces grandes
familles religieuses, lui qui travailla à introduire en France les Car-
mélites de Thérèse d’Avila et fonda la Visitation, est forcé de procla-
mer le terrible relâchement de beaucoup des monastères savoisiens
et d’en venir à leur égard à des mesures d’une extrême sévérité. Sa
correspondance est toute attristée de cette décadence de ceux et
celles qui devraient être tout au contraire, parmi le peuple chrétien,
des foyers de sainteté, de pauvreté, de charité : François mesure le
tort porté à l’Église de Dieu par un tel état de chose.
Dans la lettre qu’il adresse à la fin de 1603 au nonce Tolosa, il
écrit ces lignes sévères : « Il est certain que le relâchement de tous les
monastères de Savoie, excepté ceux des Chartreux 41 est tellement
invétéré qu’un remède ordinaire ne suffirait pas à les assainir. Pour
réussir, il faudrait un réformateur de grande autorité et prudence,
muni de très amples pouvoirs, dont il userait selon les occasions ;
je dis non seulement très amples, mais absolus et sans appel, car les
moines sont très expérimentés et habiles dans la chicane. Et pour
leur enlever tout moyen de se soustraire à la réforme, il faudrait
que Son Altesse Sérénissime fît intervenir dans cette affaire son
Sénat de Savoie, car sans cette intervention on n’obtiendra rien. »
Dans le rapport de novembre 1606 à Paul V, François accorde
une place importante à cette grave difficulté. « Il est surprenant
de voir à quel point la discipline régulière est partout ruinée dans
les abbayes et prieurés de ce diocèse (j’excepte les Chartreux et les
Mendiants). Chez tous les autres, l’argent s’est changé en scorie et le
vin a été mêlé d’eau, bien plus s’est transformé en venin. Aussi font-
ils blasphémer les ennemis de Dieu, qui disent chaque jour : Où donc
41 François, en fait, excepte aussi les « Mendiants », c’est-à-dire les Capucins : cf. la
citation suivante, Œuvres, T. XXIII, p. 325.

17.3 Page 163

▲back to top
Chapitre viii- La réforme du clergé et des religieux
163
est le Dieu de ces gens ?… Les portes des monastères des sœurs
Cisterciennes sont ouvertes à tous, aux moniales pour sortir et aux
hommes pour entrer. »
À ces maux, François, dans le même document propose des
remèdes : « On peut remédier à ce mal, soit en envoyant des sujets
meilleurs pris dans d’autres Ordres, soit en faisant des visites
annuelles et en employant des moyens de coercition, soit enfin en
remplaçant les religieux par des chanoines séculiers. » Voici pour-
tant où, sous le juriste, reparaît l’homme spirituel : « Le second
(remède) est très difficile et très incertain, car ce qui s’obtient par
la force est presque comme n’existant pas. » Il y aurait une enquête
à mener sur François de Sales réformateur d’abbayes et de monas-
tères : et ce n’est pas en cette sorte d’entreprises qu’il se découvrirait
le moins grand ni le moins spirituel : à cette étude, l’histoire de la
réforme du prieuré bénédictin de Talloires fournirait à elle seule,
un chapitre lumineux…
Ces difficultés influèrent fortement sur la pensée religieuse de
François de Sales : on pouvait donc être moine et « ne conserver du
moine que l’habit » ? Une règle aussi contemplative et aussi austère
que la règle cistercienne ne protégeait donc pas contre les relâche-
ments ? Les vœux de religion, la clôture, les supérieurs ne suffisaient
pas à assurer la sainteté ? On pouvait être à Dieu et détourner les
âmes de Dieu ?… Où donc était le secret de la vraie vie dévote ?
L’ami des âmes et l’Introduction à la vie dévote
Or, par contraste, ses contacts avec son peuple lui prouvent qu’il
existe, parmi les plus humbles gens aussi bien que parmi les gens
du monde, de très « belles âmes » qui, à travers leur simple devoir
quotidien, adhèrent à Dieu et rayonnent sa charité. Il en avait vu au
temps de sa jeunesse, jusque dans son entourage familial. Il en avait

17.4 Page 164

▲back to top
164
Saint François de Sales
connu au cours de ses longues stations au confessionnal. Il en avait
rencontré à Paris, dans le cercle de Madame Acarie, et Madame
Acarie elle-même. Il en avait découvert, au cœur même de l’héré-
tique Genève, telle cette étonnante servante d’auberge, Jacqueline
Coste, dont il fera la première tourière de la Visitation. Enfin, il
en voit beaucoup, au fond des plus humbles villages, tandis qu’il
visite son diocèse : « Dieu, écrit-il joliment après la visite de 1606...
je l’ai rencontré tout plein de douceur et de suavité parmi nos plus
hautes et âpres montagnes, où beaucoup de simples âmes le ché-
rissaient et adoraient en toute vérité et sincérité, et les chevreuils et
chamois couraient ça et là parmi les effroyables glaces pour annon-
cer ses louanges. » Et, un jour, il s’excuse auprès d’une noble dame
qui trépignait un peu en attendant qu’il ait fini de s’entretenir avec
une femme du peuple : « Ô ma fille, j’aime grandement ces pauvres
villageoises : il y a des âmes si bonnes, si simples, si remplies de la
crainte de Dieu ! » Même parmi les prisonniers dont certains sup-
pliaient François de les accompagner au dernier supplice, il décou-
vrit parfois le parfait amour...
C’est au cours de telles expériences qu’en lui se développa (car
il l’avait inné) le sens, le goût de la direction des âmes. En tête à
tête – en cœur à cœur – avec une âme, François se sent pleine-
ment lui-même. Il a certes le don d’attirer et de stimuler à la vraie
et authentique sainteté ; mais ces contacts intimes, spirituels, il les
recherche d’abord comme le moyen indispensable pour que chaque
âme accède, selon sa grâce propre, à « la perfection du pur amour ».
Et ce n’est pas aux seuls religieux et religieuses qu’il souhaite d’être «
assistés spirituellement » ! Il semble bien que ce soit à tous ses curés
de paroisses qu’il adresse cet étonnant Avis (1604 ?) « Aux confes-
seurs et directeurs pour discerner les opérations de l’Esprit de Dieu
et celles du malin esprit dans les âmes ». En tout cas, on trouve
dans ces Avis le secret de sa manière personnelle de traiter avec les
âmes. « La marque la plus assurée de la sainteté, c’est quand elle est
fondée sur une vraie et profonde humilité et une ardente charité » ;

17.5 Page 165

▲back to top
Chapitre viii- La réforme du clergé et des religieux
165
ou encore cette règle d’or : « C’est un effet de l’heureuse conduite du
Père des lumières, d’inspirer (l’âme) par des sentiments intérieurs,
(de) se couler doucement dans l’âme, et y descendre comme la pluie
sur la toison ».
Il n’usera pas d’autres principes dans cette admirable correspon-
dance spirituelle qui, si abondante qu’elle soit, ne représente guère
que le dixième des lettres qu’il rédigea. Et qu’est-ce que l’Introduc-
tion à la Vie Dévote, sinon un recueil de « mémoires » spirituels,
un écho des longs et nombreux entretiens que François accorda
à Madame de Charmoisy ? On sait comment le livre vint au jour.
Madame de Charmoisy dut, en 1608, séjourner plusieurs mois
à Chambéry pour des affaires ; François de Sales qui la dirigeait
depuis quelque temps, lui conseilla de s’adresser, pendant ce séjour
au Père Fournier. C’est ainsi que le Père eut connaissance des «
mémoires par écrit » que François avait laissés à sa pénitente. Le
Père en fut enthousiasmé et demanda à François que fût mis « sous
la presse le trésor de dévotion de Madame de Charmoisy ».
Ainsi fit le bon évêque, confiant dans le jugement de ce « grand,
docte et dévot religieux ». Sans doute revit-il « hâtivement » son
texte et l’ « accommoda-t-il » de quelques petits « agencements »
avant de le livrer à l’imprimeur ; mais il dit vrai lors-qu’il écrit à
Mgr de Vienne : « Vous aurez bien remarqué, Monseigneur, que
cette besogne ne fut jamais faite à dessein projeté. C’est un mémo-
rial que j’avais dressé pour une belle âme, qui avait désiré ma direc-
tion ; et cela, emmi les occupations d’un carême, auquel je prêchais
deux fois la semaine. »
Ainsi l’Introduction se rattache bien à la direction spirituelle
coutumière de François de Sales et reflète ses entretiens familiers ;
la même lettre nous le confirme d’ailleurs clairement : « (Mon-
seigneur de Montpellier) m’avertit que je me tiens trop pressé et
serré en plusieurs endroits, ne donnant pas assez de corps à mes
avis. En quoi, sans doute, je vois qu’il a raison ; mais n’ayant dressé
cette besogne que pour une âme que je voyais souvent, j’affectais

17.6 Page 166

▲back to top
166
Saint François de Sales
la brièveté en écrit, pour la commodité que j’avais de m’étendre en
paroles. L’autre chose qu’il me dit, c’est que, pour une simple et pre-
mière introduction, je porte trop avant ma Philothée ; et cela est
arrivé, parce que l’âme que je traitais était déjà bien fort vertueuse,
quoi qu’elle n’eût nullement goûté à la vie dévote : c’est pourquoi, en
peu de temps, elle avança bien fort. » Aucune « théorie » dans ce
livre : c’est un recueil d’expériences : pour ne le pas prendre à contre
sens, il faut le retremper dans toute la correspondance spirituelle et
même dans tout ce que l’on peut savoir de la direction de François
de Sales.
La Correspondance pose d’ailleurs un problème spécifiquement
salésien : celui de l’amitié spirituelle. Quand on parle de l’amitié
salésienne, il semble qu’on ne fasse allusion qu’au sentiment qui
lia François de Sales à Madame de Chantal et à quelques autres
personnes fort dévotes. C’est restreindre indûment le champ. En
fait, l’amitié est, pour François de Sales, le climat normal, j’allais
dire indispensable, pour que puisse se réaliser une direction spiri-
tuelle digne de ce nom. L’amitié enveloppe, et même elle déborde
la direction spirituelle. Et voilà qui définit clairement sa nature :
il n’y a d’amitié que spirituelle ; l’amitié est la communication de
lumières, de saints désirs, de grâces, entre deux âmes qui aspirent
également à la perfection du divin amour et qui s’aident en cette
recherche.
Je n’en retiendrai ici que deux exemples, mais ils suffisent.
Antoine Favre, d’abord : qui dira lequel, du sénateur ou du prévôt,
fut le « directeur » de l’autre ? Tout leur était vraiment commun.
Antoine était le confident des projets de François, et il était le
premier à en tenter la réalisation. François collaborait aux travaux
d’Antoine, par exemple au Codex qui gardera son nom de Fran-
çois conseillait Antoine, mais aussi souvent il lui demandait son
conseil : ainsi, au temps du Chablais, s’en remet-il à lui pour juger
s’il doit demeurer à Thonon, ou encore s’il doit publier ses Contro-
verses. Ensemble, les deux amis inaugurent dans l’hiver 1606-1607

17.7 Page 167

▲back to top
Chapitre viii- La réforme du clergé et des religieux
167
l’Académie Florimontane. C’est en quelque sorte le prolongement,
au bénéfice de toute l’élite cultivée d’Annecy et même de Savoie,
de ce qui fit la ferveur de leur correspondance de jeunesse ou le
charme de ces entretiens familiers, qu’ils tiennent à l’hôtel du Clos
de Cran, à Annecy : la mise en commun de toute leur culture et
de toute leur vertu. « La fin de l’Académie sera l’exercice de toutes
les vertus, la souveraine gloire de Dieu, le service des Sérénissimes
Princes, et l’utilité publique » : ainsi commencent les statuts. C’est
leur amitié qui soutient l’Académie Florimontane et lui donne son
âme. Quand, en 1610, Antoine Favre, promu à la présidence du
Souverain Sénat, quitte Annecy pour Chambéry, la brillante insti-
tution décline. La correspondance entre François et Antoine sera
souvent alors une correspondance d’affaires entre un évêque et un
président du Sénat, mais l’amitié demeure : « Il me semble que notre
Annecy, chapelle dans la Maison de la Galerie.

17.8 Page 168

▲back to top
168
Saint François de Sales
amitié est sans limites, et qu’étant si fort naturalisée en mon cœur,
elle est aussi ancienne que lui. » Un nouveau lien se tisse d’ailleurs
en 1610 entre les deux amis : « Mademoiselle Favre, écrit François
à Madame de Chantal le 5 février, s’est enfin résolue, avec le bon
congé de son père, d’être toute à Notre-Seigneur et de demeurer ma
fille plus que jamais, et je crois que nous en ferons quelque chose
de bon » : à la Pentecôte 1610, Marie-Jacqueline pénétrait en la
Maison de la Galerie, aux côtés de Madame de Chantal et de Mlle
de Bréchard. Ce jour-là, l’amitié de François de Sales et d’Antoine
Favre prenait tout son sens.
Lorsqu’on parle des amitiés de François de Sales, le nom de
Madame de Chantal vient d’abord à l’esprit. Avec raison : il suffit
d’ouvrir la Correspondance pour cueillir à brassées les preuves d’un
attachement privilégié, total, à la fois respectueux et fort, dont le
ton d’ailleurs, même dans les expressions les plus tendres, reste
paternel plus encore qu’à proprement parler amical. « Je sais que
vous avez une entière et parfaite confiance en mon affection, lui
écrit-il par exemple le 24 juin 1604... Sachez aussi, et croyez-le bien,
que j’ai une vive et extraordinaire volonté de servir votre esprit de
toute l’étendue de mes forces. Je ne vous saurais pas expliquer ni la
qualité ni la grandeur de cette affection que j’ai à votre service spi-
rituel ; mais je vous dirai bien que je pense qu’elle est de Dieu et que
pour cela je la nourrirai chèrement, et que tous les jours je la vois
croître et s’augmenter notablement... Me voilà tout vôtre... Dieu m’a
donné à vous : tenez-moi pour vôtre en lui. »
Mais il convient de noter combien, dès son origine, cette amitié
se situe sur le plan de « la perfection du divin amour ». D’abord,
c’est Dieu qui l’a voulue : il a ménagé merveilleusement la rencontre
de François et de Madame de Chantal à Dijon ; il l’a même révélée
d’avance à l’un et à l’autre ; mais surtout : « (Ce choix que vous avez
fait de moi pour être votre père spirituel) a toutes les marques d’une
bonne et légitime élection, écrit François à la baronne le 14 octobre
1604. Ce grand mouvement d’esprit qui vous y a porté presque par

17.9 Page 169

▲back to top
Chapitre viii- La réforme du clergé et des religieux
169
force et avec consolation ; la considération que j’y ai apportée avant
que d’y consentir ; ce que ni vous ni moi ne nous en sommes fiés à
nous-mêmes, mais y avons appliqué le jugement de votre confes-
seur, bon, docte et prudent ; ce que nous avons donné du loisir aux
premières agitations de votre conscience pour se refroidir si elles
eussent été mal fondées ; ce que les prières, non d’un jour ni de
deux, mais de plusieurs mois ont précédé, sont indubitablement
des marques infaillibles que c’était la volonté de Dieu. »
Dès les premières lettres, François prend grand soin de donner
à cette amitié son caractère nettement spirituel, et il établit d’em-
blée leurs rapports dans la sainte liberté de la charité pure : « Je
n’ai jamais entendu qu’il y eût nulle liaison entre nous qui portât
aucune obligation, sinon celle de la charité et vraie amitié chré-
tienne de laquelle le lien est appelé par saint Paul le lien de per-
fection. Voilà notre lien, voilà nos chaînes, lesquelles plus elles se
serreront et presseront, plus elles nous donneront de l’aise et de la
liberté. »
Un an plus tard, le 1er août 1605, il écrit encore à Madame de
Chantal ces lignes décisives : « Je ne vous dirai rien de la gran-
deur de mon cœur en votre endroit, mais je vous dirai bien qu’elle
demeure bien loin au-dessus de toute comparaison : et cette affec-
tion est blanche plus que la neige, pure plus que le soleil : c’est pour-
quoi je lui ai lâché les rênes pendant cette absence, la laissant courir
de son effort. Oh, cela ne se peut dire, Seigneur Dieu, quelle conso-
lation au Ciel à s’entraîner en cette pleine mer de charité, puisque
ses ruisseaux en donnent tant. »
Nous ne suivrons pas dans ses étapes l’évolution de cette sainte
amitié : elle aboutira un jour à la fondation de l’Ordre de la Visi-
tation Sainte-Marie. « Je salue ces chères filles qui sont autour de
vous, écrira François à Madame de Chantal, quelques jours après
la cérémonie : ce sont mes douces amours en Jésus-Christ, et vous,
ma chère Fille, vous êtes mon propre cœur en Celui qui, pour avoir
le nôtre, vous présente le sien à découvert... À présent, je regarde

17.10 Page 170

▲back to top
170
Saint François de Sales
si fort notre congrégation que j’y suis nuit et jour. » Dans ce même
billet, François « rendait raison » à sa correspondante, de la manière
dont il faisait son oraison... Tout entre eux était charité et liberté,
tout était échange des dons de Dieu.
La Visitation Sainte-Marie et le Traité de l’Amour de Dieu
En fondant la Visitation Sainte-Marie, François faisait plus que
d’ajouter une Congrégation nouvelle aux Ordres déjà existants...
Il réalisait un type nouveau de vie consacrée, le type original que
son expérience spirituelle, sa réflexion, les contacts avec les âmes
l’avaient conduit à se faire de la vie consacrée à Dieu. « Les plus
étroites clôtures du monde ne font pas des âmes unies à Dieu ».
Pas davantage les grandes austérités et macérations, pas davantage
les observances les plus sévères, pas même la haute contemplation,
ni les extases les plus extraordinaires, mais, seul, l’amour de Jésus-
Christ. La Visitation ? C’est au fond, pour François de Sales, le véri-
table monastère réformé : tout l’extérieur de la vie religieuse n’est
rien si le cœur humain n’est rempli de l’amour de Jésus-Christ.
Pour définir en quoi consiste l’esprit de la Visitation Sainte-Ma-
rie, seules les Visitandines ont compétence et autorité : pour com-
prendre en profondeur la Règle d’un Ordre, il faut vivre cette Règle
par l’intérieur. La tâche de l’historien est autre ; elle consiste à ras-
sembler et à interpréter au mieux les documents qui ont précédé ou
accompagné la fondation. Or ici la tâche est immense et passion-
nante : car c’est au fil de l’expérience, et donc au fil de son existence
personnelle, au gré des événements, à travers lesquels se manifes-
tait la volonté de Dieu, que François de Sales a mis au point son
projet de Congrégation religieuse.
Tout commença, semble-t-il, à Dijon, et par une inspiration qui
s’imposa à son âme. « Notre Congrégation, écrit-il le 24 mai 1610,

18 Pages 171-180

▲back to top

18.1 Page 171

▲back to top
Chapitre viii- La réforme du clergé et des religieux
171
au Jésuite Nicolas Polliens, est le fruit du voyage de Dijon, pour
lequel je ne pus jamais regarder les choses en leur face naturelle ;
et mon âme était secrètement forcée à pénétrer un autre succès qui
tombait si directement sur le service des âmes que j’aimais mi eux
m’exposer à l’opinion et à la merci des bons qu’à la cruauté de la
calomnie des mauvais. »
Le voyage de Dijon ? il s’agit du séjour de 1604, du Carême prêché
dans la Sainte-Chapelle du palais des Ducs, et de la première ren-
contre avec la Baronne de Chantal...
Mais les étapes furent nombreuses et difficiles avant que le projet
ne se réalisât ! Pendant trois ans, François gardera secret son dessein,
il réfléchira, il priera. Il n’en dira mot à Madame de Chantal, ni lors
de l’entrevue de Saint-Claude, en août 1604, ni même pendant la
retraite qu’elle vint faire à Sales sous sa direction, en mai 1605. Ce
n’est qu’en juin 1607, lorsqu’elle vint le voir à Annecy, qu’il lui révéla
son plan. Jusque-là, il n’avait pas voulu approuver, et moins encore
encourager le désir que manifestait parfois la baronne de quitter le
monde : « J’y penserai bien fort et prendrai plusieurs messes pour
obtenir la clarté du Saint Esprit, lui répondait-il encore le 11 février
1607 ; car, voyez-vous, ma Fille, c’est un maître-coup que celui-là et
qui doit être pesé au poids du sanctuaire. »
Mais voici qu’en mai le voyage de Madame de Chantal se décide ;
en juin elle est à Annecy, et c’est pendant ce séjour, le 4 juin, lundi
de la Pentecôte, que François lui déclare « le choix qu’il a fait d’elle ».
Le 2 juillet, en « l’octave de son départ », il lui écrit : « Pour moi, je
sens (ce choix) toujours plus ferme en mon âme ; et puisque, après
tant de considérations, de prières et de sacrifices, nous avons fait
nos résolutions, ne permettez point à votre cœur de s’appliquer à
des autres désirs ; mais bénissant Dieu de l’excellence des autres
vocations, arrêtez-vous humblement à celle-ci, plus basse et moins
digne, mais plus propre a votre suffisance et plus digne de votre
petitesse. Demeurez donc simplement en cette résolution, sans
regarder ni à droite, ni à gauche. »

18.2 Page 172

▲back to top
172
Saint François de Sales
Le projet ne manquait pas d’ailleurs de hardiesse et requérait une
grande confiance en Dieu : « J’y vois de grandes difficultés pour
l’exécution, avouait François tout le premier, et n’y vois goutte pour
les démêler ; mais je m’assure que la divine Providence le fera par
des moyens inconnus aux créatures. » Trois ans plus tard, à la Trinité
de 1610, le 6 juin, Madame de Chantal, Charlotte de Bréchard et
Jacqueline Favre étaient introduites à la Galerie par Monseigneur
de Genève ; Jacqueline Coste, la servante, les y attendait : la Visita-
tion Sainte-Marie commençait. Après un an, jour pour jour, en la
Saint-Claude 1611, la Mère de Chantal et les Sœurs de Bréchard et
Favre prononçaient leur « oblation », et Monseigneur leur imposait
le voile.
Mais les Constitutions de la nouvelle Congrégation ne sont pas
encore rédigées. Plusieurs « essais » datant de ces années 1610-1611,
se transformèrent en une rédaction véritable vers juillet-septembre
1613. Mais, à propos de la fondation de Lyon, surgit le différend
entre l’archévêque Mgr de Marquemont et François de Sales ; le 2
février 1616, François accepte que la Visitation soit transformée en
Ordre religieux, en « Religion formelle », comme il dit. Il révise la
Règle afin de l’adapter aux nouvelles exigences canoniques. Vers
août 1616-janvier 1617, le manuscrit est prêt. Enfin en juillet 1618,
François recevait de Rome le bref qui érigeait la Visitation en Ordre
religieux. Le 16 octobre, il transformait la Maison d’Annecy « en
monastère sous la Règle de Saint Augustin »... Il y avait plus de
quatorze ans qu’à Dijon, Dieu avait inspiré à François de fonder
une Congrégation !
Pour être sûr de pénétrer l’intention qu’avait François de Sales
en fondant la Visitation Sainte-Marie, il convient donc de procé-
der avec une extrême prudence. C’est toute sa pensée religieuse
et apostolique des années 1604-1618 qui se trouve en fait engagée
dans ce dessein, et qui serait donc à reconstituer. Il faudrait d’abord
suivre sa correspondance, lettre par lettre, – et non seulement celle
qu’il échange avec la baronne de Chantal ou les premières voca-

18.3 Page 173

▲back to top
Chapitre viii- La réforme du clergé et des religieux
173
Annecy, la seconde Visitation (jardin intérieur).

18.4 Page 174

▲back to top
174
Saint François de Sales
tions Visitandines, comme Charlotte de Bréchard ou Jacqueline
Favre ; mais encore celle qu’il échange avec des âmes « laïques et
séculières » avides de perfection. Il faudrait aussi analyser, pièce à
pièce, le dossier des Constitutions et celui des fondations. Et cela
ne suffirait pas encore : il serait indispensable de cerner au plus
près le travail de la grâce dans l’âme des premières Sœurs, et dans
l’âme de François lui-même, et de confronter toutes ces données
avec la lente élaboration du Traité de l’Amour de Dieu. Car tout cela
a joué ensemble dans la mise au point de la Visitation Sainte-Ma-
rie, comme aussi l’action missionnaire de l’évêque en son diocèse
et hors de son diocèse. Les Entretiens en portent témoignage...
Une telle étude dépasserait les limites de ce livre. Bornons-nous à
quelques notations qui nous paraissent plus essentielles.
Un fait paraît capital : la Visitation Sainte-Marie se rattache
étroitement, – on pourrait dire qu’elle en est la réalisation idéale,
– à ce qu’il y a de plus haut dans la doctrine spirituelle de Fran-
çois de Sales. Ce sommet, nous l’avons vu, c’est le pur amour, et,
pour accéder à ce pur amour, la parfaite abnégation, le vide total
de l’amour propre. Or définissant en ses Constitutions « la fin pour
laquelle cette Congrégation a été instituée », François de Sales
marque nettement qu’il entend, par cette fondation, permettre aux
âmes, à toutes les âmes, et quel que soit leur âge ou leur état de santé,
de « vaquer à la perfection du divin amour » : « Cette Congrégation
est érigée en sorte que nulle grande âpreté ne puisse divertir les
faibles et infirmes de s’y ranger, pour y vaquer à la perfection du
divin amour. » Les personnes « de bonne et forte complexion » y
auront donc accès ; mais aussi les « veuves », pourvu qu’elles aient
suffisamment « pourvu à leurs affaires », et notamment à l’établis-
sement de leurs enfants ; et surtout les personnes « qui, pour leur
âge ou pour quelque (débilité) corporelle, ne peuvent avoir accès
aux monastères plus austères. »
Le mot est d’importance : il crée un nouveau critère d’aptitude
à la vie religieuse. Ce qui est requis des postulantes, ce n’est plus la

18.5 Page 175

▲back to top
Chapitre viii- La réforme du clergé et des religieux
175
santé du corps pour suivre sans défaillir une Règle austère, mais
« un esprit sain, et bien disposé à vivre en une profonde humilité,
obéissance, simplicité, douceur et résignation. » En 1619, à propos
d’une candidate estropiée, François écrira à la Mère de Chantal :
« Ce sera éternellement mon sentiment qu’on ne laisse jamais de
recevoir les filles infirmes en la Congrégation, sinon que ce fût des
infirmités marquées aux Règles, telle que n’est pas celle de (cette)
fille, qui n’a point d’usage de ses jambes ; car, sans jambes, on peut
faire tous les exercices essentiels de la Règle : obéir, prier, chanter,
garder le silence, coudre, manger, et surtout avoir patience avec les
sœurs qui la porteront, quand elles ne seront pas prêtes et promptes
à faire la charité... Je ne vois rien qui doive empêcher sa réception si
elle n’est pas estropiée de cœur. »
Si François de Sales raye d’un trait aussi net de ses Constitutions
« l’austère austérité », c’est qu’il prétend bien que « la ferveur de la
charité et la force d’une très intime dévotion suppléent à tout cela »,
et qu’elles exigent de l’âme une union à Dieu extrêmement vive. De
la force et de la faiblesse spirituelle, François a la même conception
que saint Paul : « Cum infirmor, tunc potens sum ». Amour et humi-
lité vont de pair, ils s’appellent l’un l’autre : « Voyant votre Congréga-
tion, écrit-il dans la Préface des Constitutions, petite en nombre au
commencement, et toutefois grande en désir de se perfectionner de
plus en plus au très saint amour de Dieu, et en l’abnégation de tout
autre amour, je fus obligé de l’assister soigneusement, me ressouve-
nant bien que Notre-Seigneur, ainsi qu’il le dit lui-même, vint en ce
monde pour le bien de ses brebis, non seulement afin qu’elles eus-
sent la vraie vie, mais aussi qu’elles l’eussent plus abondamment. »
Au Livre des Vœux, il écrivit de sa main, le 6 juin 1611, jour de l’obla-
tion des trois premières Mères : « L’humble gloire des Sœurs de la
Congrégation. Nous n’avons aucun lien que le lien de dilection, qui
est le lien de la perfection... La charité de Jésus-Christ nous presse. »
Une telle conception de la vie religieuse requiert que les âmes
qui s’y adonnent reçoivent une formation spirituelle solide et pro-

18.6 Page 176

▲back to top
176
Saint François de Sales
fonde, étayée sur une foi vivante. La véritable dévotion suppose
une grande force d’âme. Et la force d’âme ne s’acquiert que dans la
lutte quotidienne. François de Sales le sait. Ce n’est pas un hasard
s’il recommande avec tant d’insistance à la baronne de Chantal, en
1607, la lecture assidue du Combat spirituel, ce livre de Scupoli «
qui est mon cher livre, et que je porte en ma poche, il y a bien dix-
huit ans, et que je ne relis jamais sans profit » ; car « la vertu de force
et la force de la vertu ne s’acquièrent jamais dans la paix. »
À former l’âme de Madame de Chantal, et l’âme des premières
Sœurs, avant même leur entrée en religion, il n’a ménagé ni son
temps, ni ses soins. Il pensait que de la solidité de ces pierres d’angle
dépendraient la stabilité et la durée de tout l’édifice. Dans un docu-
ment extrêmement intéressant, – qu’il faut dater sans doute de
septembre-décembre 1614 – « Préface pour l’instruction des âmes
dévotes sur la dignité, antiquité, utilité et variété des Congrégations
ou Collèges des Femmes et Filles dédiées à Dieu » –, il en vient à cette
constatation : « Il n’y a point de genre de vie en ce monde auquel
il ne survienne des inconvénients » : la solitude ou la conversa-
tion (c’est-à-dire la vie communautaire), la doctrine ou l’ignorance,
les changements fréquents des supérieurs ou « de les avoir per-
pétuels », les visites des Généraux ou leur résidence immobile en
une ville, la mendicité ou l’assurance des ressources : tout a des
avantages, tout comporte des risques pour la vie spirituelle... « Les
abeilles en hiver, observant l’étroite clôture, sont sujettes à la sédi-
tion et à s’entretuer les unes les autres; mais l’été qu’elles prennent
l’air, elles sont sujettes à s’égarer. »
Où donc est la sauvegarde des âmes religieuses ? « Si l’esprit de
dévotion règne dans les Congrégations, une médiocre clausure
(clôture) suffira pour y faire de bonnes servantes de Dieu ; s’il n’y
règne pas, la plus étroite clôture du monde ne suffira pas. Or l’esprit
de piété y règnera toujours si les supérieurs en ont le soin paternel
qu’ils en doivent avoir. » Que la Mère de Chantal ait été inspirée de
prononcer « le vœu de très excellente perfection », et qu’elle y ait été

18.7 Page 177

▲back to top
Chapitre viii- La réforme du clergé et des religieux
177
autorisée par François de Sales, le 27 décembre 1611, cela importait
non seulement à l’âme de la fondatrice, mais à toute la fondation.
Dans cette éducation spirituelle, François accorde au cœur
humain un rôle primordial, il le place au centre, il en étudie les
mouvements, les attraits et les répugnances, les générosités et les
tiédeurs. Le cœur est, pour lui, le lieu de l’amour, comme il est le
lieu des renoncements et de l’abnégation : « Espérons, écrit Fran-
çois à Mère de Chantal, que le Saint Esprit nous comblera un jour
de son saint amour ; et en attendant, espérons perpétuellement, et
faisons place à ce sacré feu, vuidant notre cœur de nous-même tant
qu’il sera possible. Que nous serons heureux, ma très chère Mère,
si nous changeons un jour notre nous-même à cet amour qui, nous
rendant plus un, nous vuidera parfaitement de toute multiplicité,
pour n’avoir au cœur que la souveraine unité de la Très Sainte
Trinité, qui soit à jamais bénite aux siècles des siècles. Amen ! »
François a un tel souci d’engager, j’allais dire de compromettre,
le cœur humain dans la « dévotion », et dans la vie de perfection,
qu’il a voulu en inscrire le symbole dans les armes de la Visitation.
Un billet du 10 juin 1611 nous raconte ingénuement comment lui
en vint l’inspiration. Ce matin-là, il ne put aller célébrer la messe à
la Galerie et se fit remplacer par M. Rolland. Mais, dit-il à Mère de
Chantal, « il n’est pas assez bon messager pour vous porter la pensée
que Dieu m’a donnée cette nuit : que notre maison de la Visitation
est, par sa grâce, assez noble et assez considérable pour avoir ses
armes, son blason, sa devise et son cri d’armes. J’ai donc pensé, ma
chère Mère, si vous en êtes d’accord, qu’il nous faut prendre pour
armes un unique cœur, percé de deux flèches, enfermé dans une
couronne d’épines, ce pauvre cœur servant d’enclavure à une croix,
qui le surmontera, et sera gravé des sacrés noms de Jésus et de
Marie. » Et voici l’explication mystique de ce symbole : « Vraiment
notre Congrégation est un ouvrage du cœur de Jésus et de Marie.
Le Sauveur mourant nous a enfantés par l’ouverture de son sacré
cœur ; il est donc bien juste que notre cœur demeure, par une soi-

18.8 Page 178

▲back to top
178
Saint François de Sales
gneuse mortification, toujours environné de la couronne d’épines
qui demeura sur la tête de notre Chef, tandis que l’amour le tint
attaché sur le trône de ses mortelles douleurs. » L’amour et l’abné-
gation du cœur humain, selon François de Sales, ne s’expliquent
et ne se justifient qu’en se référant à l’amour de Jésus Crucifié. Sa
religion va du cœur au cœur.
L’étonnant, c’est que cet idéal ne soit pas seulement symbolisé
par les « armes » de la Congrégation, mais qu’il soit encore, pour
ainsi dire, inscrit dans son histoire. Nous ne raconterons pas ici le
différend qui opposa l’archévêque de Lyon, Monseigneur de Mar-
quemont, à François de Sales, et qui aboutit à faire de la Visita-
tion un Ordre cloîtré. Nous retiendrons seulement la magnifique
réponse qu’adressa François à l’archévêque, le 2 février 1616. C’est
une pièce qui mériterait qu’on en pesât toutes les nuances ! Comme
Incipit d’un manuscrit autographe de Jeanne de Chantal
(Trévise, monastère de la Visitation).

18.9 Page 179

▲back to top
Chapitre viii- La réforme du clergé et des religieux
179
elle s’intègre bien dans la spiritualité salésienne ! François ne cache
pas que la suppression de « la visite des malades » qu’entraîne la
clôture perpétuelle ne soit pour lui un sacrifice et même, à son
avis, une perte spirituelle. Mais avec une magnifique hauteur de
vues, il reconnaît que l’essentiel de la vie religieuse n’est pas là ; et
puisqu’ « en la transmutation de la Congrégation de la Visitation
en Religion formelle, on pourra exactement garder la fin d’icelle...
l’évêque de Genève acquiesce fort librement et de grand cœur » au
désir de Mgr l’archévêque ! Ainsi donc, puisque les âmes, toutes les
âmes, même les personnes faibles et infirmes, pourront « vaquer à
la perfection du divin amour », selon ses principes spirituels, Fran-
çois « agrée avec suavité le choix qu’il plaira à Mgr l’Archévêque
de faire » : « La fin de la Congrégation sera aisée à conserver dans
la Religion, pourvu que cette fin soit aimée, agréée et favorisée,
autant qu’elle le mérite et qu’en ces quartiers des Gaules la nécessité
du bien des âmes le requiert. »
Est-il besoin de souligner la parfaite concordance entre l’idée
de la vie religieuse qui pousse François à fonder la Visitation et la
doctrine spirituelle qu’il expose dans le Traité de l’Amour de Dieu ?
L’Ordre et le livre (paru en août 1616) ont mûri ensemble dans l’es-
prit de François, et il ne cache pas, dans la Préface du Traité, que
le soin de ses Visitandines a fortement influé sur la rédaction de
l’ouvrage : « Il y a voirement long temps que j’avais projeté d’écrire
de l’amour sacré, mais ce projet n’était point comparable à ce que
cette occasion (la charge de la Visitation) m’a fait produire. » Il est
certain que les confidences de ses Filles ont infléchi la pensée de
François vers les problèmes concrets, pratiques, de la vie religieuse ;
mais il est non moins certain, – et ce disant, nous ne minimisons
pas l’influence de la Visitation sur l’inspiration du Traité, tout au
contraire, – que le Traité de l’amour de Dieu reste bien aux yeux
de son auteur, le livre de toutes les âmes qui veulent « vaquer à la
perfection du divin amour », fussent-elles « laïques et séculières »
et vivant « parmi le tracas des affaires du monde » ; il reste avant

18.10 Page 180

▲back to top
180
Saint François de Sales
tout une « Vie de sainte Charité » ; il prêche à tous comme expres-
sion suprême de l’amour, l’abandon parfait à la volonté de Dieu ;
il propose comme modèle unique de la sainteté, selon la doctrine
« du très grand et miraculeux sain Paul », Jésus-Christ et Jésus-
Christ crucifié. Quoi d’étonnant si le Traité de l’amour de Dieu et
l’Ordre de la Visitation ont entre eux des résonances aussi intimes :
l’un et l’autre sont nés du même cœur, le cœur dévot et apostolique,
le cœur évangélique de François de Sales.
À la baronne de Chantal qui portait gravé sur sa poitrine le nom
de Jésus, François écrivait un jour : « Mon point (d’oraison) était
sur cette demande de l’Oraison dominicale : Sanctificetur nomen
tuum, Ton nom soit sanctifié. Ô Dieu, disais-je, qui me donnera
ce bonheur de voir un jour le nom de Jésus gravé dans le fin fond
du cœur de celle qui le porte marqué sur sa poitrine ? »... Le fin
fond du cœur, c’est là seulement que se réalisent pour les âmes, les
âmes religieuses et les âmes séculières, les âmes simples et les âmes
sacerdotales, les conversions authentiques, les réformes : le Traité
de l’amour de Dieu, ce prodigieux bréviaire de la mystique chré-
tienne, ne fait pas autre chose que d’exposer cette idée fondamen-
tale de François de Sales. Où finalement nous conduit-il Le dernier
chapitre de « ces choses, Théotime, qui par la grâce et la ferveur
de la charité, ont été écrites à votre charité », s’intitule : « Que le
Mont Calvaire est la vraie académie de dilection ». Une académie
d’amour ? C’est précisément le nom qu’utilise Henri Bremond pour
désigner la Visitation Sainte-Marie. 42
42 H. BREMOND, lib. cit., T. II, pp. 573-583.

19 Pages 181-190

▲back to top

19.1 Page 181

▲back to top
Chapitre ix- Vers le pur amour
181
9. VERS LE PUR AMOUR
Le troisième séjour à Paris
Vers le milieu d’octobre 1618, François de Sales prenait pour la
troisième fois dans son existence, la route de Paris. Ce n’est pas
que Paris n’eût souvent réinvité le prédicateur qui l’avait enchanté
en 1602, mais l’ombrageux Charles-Emmanuel s’opposait à ce
que François acceptât d’y prêcher le carême. À présent, il lui faut
céder et permettre que Paris revoie et réentende François : car le
Prince-Cardinal de Savoie s’en va à la cour, solliciter la main de la
jeune Christine de France pour le prince de Piémont, fils aîné de
Son Altesse.
L’ambassade réussit : le mariage eut lieu en février 1619. Et l’on ne
repartit pour la Savoie qu’au mois de septembre. Cette année pari-
sienne fut pour François une année très apostolique : car chacun
voulait l’entendre prêcher, s’entretenir avec lui, se confesser à lui ou
recevoir ses directions. « J’ai trouvé à Paris un tel accroissement de
piété que c’est merveille », écrit-il. Non qu’il oublie ses amis et ses
filles d’Annecy ; les lettres partent nombreuses vers la Savoie, et ne
comptent pas parmi les moins pures, les moins spirituelles de la
Correspondance. « Je voudrais bien, certes, écrit-il le 23 juin 1619
a Madame de Chantal, avoir quelque beau bouquet du désert de
notre glorieux saint Jean, pour le présenter à votre chère âme ; mais
la mienne, plus stérile que le désert, n’a su en trouver aujourd’hui,
bien qu’en vérité elle ait eu ce matin et ait encore présentement un
certain petit, insensible sentiment de ne vouloir plus vivre selon
la nature, mais, tant qu’il se pourra, selon la foi, l’espérance et la
charité chrétienne, à l’imitation de cet homme angélique que nous

19.2 Page 182

▲back to top
182
Saint François de Sales
voyons, dans ce profond désert, ne regarder que Dieu et soi-même.
Ô que bienheureux est celui qui ne voit que ces deux objets, dont
l’un le ravit à la dilection souveraine, et l’autre le ravale à l’abjection
extrême. »
Ce séjour à Paris récapitule pour ainsi dire, et couronne la vie
et l’œuvre de François de Sales. Madame Acarie est morte, mais le
Carmel, qu’il l’a aidée à fonder, rayonne. Avec Pierre Bérulle qui a
introduit l’Oratoire en France, avec l’abbé Bourdoise, avec Vincent
de Paul, il s’entretient de la formation du clergé. Il rencontre la Mère
Angélique Arnauld qui se trouve alors aux prises avec la réforme
de son abbaye de Port-Royal des Champs, et la réforme, encore
plus ardue, de l’abbaye de Maubuisson, et il lui conseille : « Ne vous
chargez pas trop de veilles et d’austérités (et croyez-moi, ma très
chère Fille, car j’entends bien ce que je dis en ceci) mais allez au
Port Royal de la vie religieuse par le chemin royal de la dilection de
Dieu et du prochain, de l’humilité et de la débonnaireté. »
Le 7 avril 1619, il fonde dans la capitale un nouveau monastère
de la Visitation et confie la direction de ses filles à Vincent de Paul,
qui assumera cette charge pendant plus de quarante ans. Parmi les
prélats qu’il rencontre à la cour, il remarque le jeune évêque de
Luçon, Mgr Armand du Plessis de Richelieu, et il en est remarqué :
« Il me jura toute amitié et me dit qu’en fin il se rangerait à mon
parti, pour ne plus penser qu’à Dieu et au salut des âmes ». S’il ne
tint pas sa belle résolution, Richelieu garda du moins à François de
Sales une grande vénération.
Pendant ce séjour à la Cour, un danger plus sérieux menace
soudain François : le cardinal de Gondi, archévêque de Paris, appuyé
par les cardinaux de la Rochefoucauld et du Perron, a formé le projet
de retenir l’évêque de Genève à Paris et de le faire nommer coad-
juteur, avec future succession : le roi Louis XIII « y a pris plaisir ».
Toutes les difficultés sont prévues et aplanies : on nommera à l’évê-
ché de Genève, le propre frère de François, Jean-François (l’évêché
de Paris prendra même à sa charge les frais du sacre !) ; François

19.3 Page 183

▲back to top
Chapitre ix- Vers le pur amour
183
sera pourvu de la riche abbaye de Sainte-Geneviève... On eut le bon
goût de ne pas lui parler de la pourpre qui ne manquerait pas de lui
venir sur les épaules... « Le bienheureux remercia le cardinal de sa
bienveillance et lui exposa à la même heure comme il était attaché
d’autre part depuis tant d’années ; que même il n’était pas assez fort
pour soutenir le fardeau de l’évêché de Genève, comme il s’en allait
penchant à la vieillesse et se voyait désormais sujet à beaucoup de
maladies et incommodités. »
L’année suivante, le 26 février, à la Mère de Chantal, émue d’ap-
prendre la promotion de Jean-François de Sales à la coadjutorerie
de Genève, François fournira non pas une autre version, mais une
autre traduction de sa réponse : « J’ai dit (au cardinal) assez intelli-
giblement à Tours, que je ne voudrais être démarié que pour n’être
plus marié... Que je me chargeasse de l’épouse d’autrui par obliga-
tion, moi ! cela, comme je pense, serait impossible. » Mais il ne put
échapper au désir de la petite et délicieuse princesse Marie-Chris-
tine de France, qui, séduite par sa bonne grâce, le voulut pour
grand-aumônier : du moins obtint-il qu’à son acceptation du titre,
on mît une clause allégeante : son frère Jean-François exercerait
l’emploi !
Le désir de retraite et de solitude
« Je ne voudrais être démarié que pour n’être plus marié... » Cette
boutade cache sans doute un aveu. En rentrant à Annecy, François
reprit le train habituel de ses soucis et de ses occupations, mais il
semble bien qu’au fond de son cœur, et sans en laisser rien paraître,
il aspirait à la solitude. Quelque temps après, l’aumônier de la prin-
cesse Marie-Christine fut nommé coadjuteur de Genève, sans que
lui, son frère, n’ait « jamais dit ni écrit une seule parole, ni mendié,
ni procuré aucune recommandation ». François écrit à Madame

19.4 Page 184

▲back to top
184
Saint François de Sales
Monument à saint François de Sales à la forteresse des Allinges.

19.5 Page 185

▲back to top
Chapitre ix- Vers le pur amour
185
de Chantal, le 14 mai 1620 : « Voilà mon frère évêque : cela ne
m’enrichit pas, il est vrai, mais cela m’allège et me donne quelque
espérance de me pouvoir retirer de la presse : (et faisant allusion
aux projets du cardinal de Gondi) cela vaut mieux qu’un chapeau
de cardinal. »
Il rédige, pendant l’été, des Constitutions pour les anachorètes
du Mont-Voiron ; et à la vie de ces ermites quelque peu vagabonds,
il ne craint pas de fixer un idéal proprement ecclésial : ils vivront
ici saintement, « à la plus grande gloire et culte de la bénite et pure
Vierge, Mère de notre Sauveur Jésus-Christ, au salut de leurs âmes
et à l’édification du peuple catholique des provinces voisines de cet
ermitage et, sinon à la conversion, du moins à la disposition des
hérétiques pour recevoir la lumière de la foi vraie et salutaire. » À
l’instigation de François, la vie de contemplation et de pénitence
retrouvait son sens évangélique.
Au cours de l’année 1621, la santé de M. de Genève s’altère. «
Nous vivons de règle quant au manger, écrit-il le 21 septembre à la
Mère de Chantal, et je n’écris plus le soir, parce que mes yeux ne le
peuvent porter, ni certes mon estomac. Il ne tiendra pas à moi que
je ne sois longuement vieux. »
À l’automne, le prieur de Talloires prévient François que l’ermi-
tage de Saint-Germain est restauré, selon que lui-même l’avait com-
mandé, et le prie de venir bénir 1e sanctuaire. « Or, il admirait la
beauté de cet ermitage, nous raconte Charles-Auguste de Sales, et
parmi les louanges qu’il en faisait, il ne put pas s’abstenir de décou-
vrir son âme : cela est résolu, dit-il, puisque j’ai un coadjuteur, s’il
se peut faire, par la volonté de nos Sérénissimes Princes, je viendrai
là-haut ; il faut que ceci soit mon repos, j’habiterai en cet ermitage,
parce que je l’ai choisi.
Et sur ces paroles, ouvrant la fenêtre qui est du côté du septen-
trion et regarda nt le lac et paysage d’Anicy : Ô Dieu, dit-il, que
c’est une bonne et agréable chose que nous soyons ici ; résolument
il faut laisser à notre coadjuteur le poids du jour et de la chaleur,

19.6 Page 186

▲back to top
186
Saint François de Sales
cependant qu’avec notre chapelet et notre plume nous y servirons
Dieu et son Église. Et savez-vous, Père Prieur (dit-il en se retour-
nant) les conceptions nous viendraient en tête aussi dru et menu
que les neiges qui y tombent en hiver. »
C’est qu’il avait en projet plusieurs ouvrages, dont les titres, à en
croire les familiers de François qui les révélèrent dans leurs dépo-
sitions aux Procès, sont significatifs de sa spiritualité : Explication
familière des mystères de notre sainte foi, Traité des quatre amours
(Dieu, nous-mêmes, nos amis, nos ennemis), et surtout une His-
toire Théandrique « en laquelle il voulait décrire la vie de Notre-Sei-
gneur humanisé et proposer les moyens de facilement pratiquer les
maximes évangéliques... » On doit regretter que François n’ait pu
écrire ces ouvrages ; ils auraient, à coup sûr, fourni sur sa spiritua-
lité des éclairages nouveaux, originaux ; mais on devine, aux titres
seuls, que pour le fond la doctrine eût été semblable à celle de l’In-
troduction et du Traité de l’Amour de Dieu.
L’intérêt de ces projets est d’ailleurs au delà d’eux-mêmes. « Avec
notre chapelet et notre plume, nous y servirons Dieu et l’Église » :
de la part de l’ancien missionnaire du Chablais, de l’évêque qui tant
prêcha, confessa, « se dépensa et se sur-dépensa » au service de
Dieu et de l’Église, ce propos indique une orientation spirituelle,
signifie un choix, que l’historien d’âme doit considérer comme une
étape.
Sans doute, la santé de François s’affaiblit-elle ; les affaires, les
courses le fatiguent davantage de corps et d’esprit ; mais il y a plus ;
ces forces qui lui restent, il pense sincèrement qu’il ne saurait mieux
les utiliser au service de Dieu et de l’Église qu’en priant, et en allant,
grâce à ses petits livres diffusés par milliers, chercher à domicile
Philothée et Théotime, pour les aider à avancer d’un pas allègre sur
« le chemin royal de la dilection de Dieu et du prochain. »

19.7 Page 187

▲back to top
Chapitre ix- Vers le pur amour
187
Annecy, la Sainte-Source.

19.8 Page 188

▲back to top
188
Saint François de Sales
Annecy, basilique de la Visitation.

19.9 Page 189

▲back to top
Chapitre ix- Vers le pur amour
189
Le voyage d’Avignon et la mort
« Cependant le Roi Très Chrétien Louis treizième et le Sérénis-
sime Duc de Savoie pensaient de s’aboucher en la ville d’Avignon
(Louis venait de triompher dans le midi de la révolte huguenote de
Benjamin de Rohan), et le Bienheureux François reçut commande-
ment exprès de s’y rendre au plus tôt. » L’entourage de Monseigneur
entra en grand émoi : « Il n’y eut personne qui ne pensât mal de ce
voyage pour le saint évêque ». Et tous lui conseillaient d’informer
Son Altesse du « misérable état auquel sa santé se trouvait. Mais
lui : que voulez-vous, disait-il, il faut aller où Dieu nous appelle. »
François de Sales mourra d’obéir à Dieu et à son prince...
« Prévoyant sa mort, il disposa de toutes ses affaires et fit son tes-
tament solennel... lequel il signa et scella convenablement... Incon-
tinent il prépara tout ce qui lui était nécessaire pour ce voyage, dit
adieu à tous les siens, et prédit sa mort avec des paroles expresses. »
Ces adieux de François furent bouleversants, car il ne cachait à
personne que c’étaient bien des adieux. Lui seul gardait une paix
merveilleuse. Le 8 novembre au matin, il célébra sa messe à l’ora-
toire de la Sainte-Source. « Mes chères filles, leur laissa-t-il en guise
de suprême consigne, que votre seul désir soit Dieu ; votre crainte,
de le perdre ; votre ambition, de le posséder à jamais. »
Et ce fut le départ. François monta à cheval, tandis qu’en son
nom on distribuait à des pauvres – car il y avait alors dans la ville
grande nécessité – quelques boisseaux de grains.
Le 14 novembre, François arriva en Avignon. Les fêtes succé-
dèrent aux fêtes. Cela dura quelque dix jours.
Le vendredi 25 novembre, le roi et le duc quittèrent Avignon
et remontèrent ensemble par le Lyonnais. À Lyon, François s’en
fut demander asile au couvent de ses Filles, à Bellecour : « pour
l’amour qu’il portait à la sainte pauvreté, il choisit la cahute, plutôt
que maison, du jardinier de la Visitation, où demeurait aussi le
confesseur des religieuses, sous prétexte qu’il serait plus libre pour

19.10 Page 190

▲back to top
190
Saint François de Sales
recevoir ceux qui le viendraient visiter ; d’ailleurs qu’il n’apporterait
pas tant d’incommodités aux siens, et serait plus tôt prêt pour le
service spirituel de ses chères Filles. »
Et ce fut en effet bientôt dans la petite cahute un défilé ininter-
rompu de visites qui ajoutèrent leur poids au poids des cérémonies
officielles et des prédications. « Mon Dieu, écrit-il à une dame le
19 décembre 1622, que bienheureux sont ceux qui, désengagés des
cours et des compliments qui y règnent, vivent paisiblement dans
la sainte solitude aux pieds du crucifix ! »
Mais il fallait que François mît la dernière main à son édifice
spirituel, et qu’il nous montrât, par les faits et par son exemple, les
suprêmes exigences du « divin amour ». Tout ce que nous avons
dit de sa spiritualité serait faussé si nous n’insistions sur ce dernier
geste de François de Sales, directeur d’âme. « Quand sera-ce, avait-il
Châsse de saint François de Sales dans la Basilique de la Visitation
(Annecy).

20 Pages 191-200

▲back to top

20.1 Page 191

▲back to top
Chapitre ix- Vers le pur amour
191
écrit en mai 1616, à la Mère de Chantal, que cet amour naturel du
sang, des convenances, des bienséances, des correspondances, des
sympathies, des grâces, sera purifié et réduit à la parfaite obéis-
sance de l’amour tout pur du bon plaisir de Dieu ? »
Cette heure est venue pour la Mère de Chantal... « Il y avait près
de trois ans et demi qu’elle ne lui avait conféré de son intérieur. »
Or, elle se trouvait à Lyon le 10 novembre, quand François des-
cendit d’Annecy en Avignon. « Mais cette fois, le Père et la Fille
n’eurent pas le loisir de se parler. Ce bienheureux lui commanda
d’aller visiter nos maisons de Montferrand et de Saint-Étienne. »
Le 12 décembre, Mère de Chantal, de retour à Lyon, espérait de
nouveau rencontrer François. Pour avoir plus de loisir, tous deux
s’étaient même « dégagés de la presse des autres affaires ». « Ma Mère,
dit François, nous aurons quelques heures libres. Qui commen-
cera de nous deux à dire ce qu’il a à dire ? »… « Notre digne Mère
(raconte la Mère de Chaugy en ses mémoires) qui était ardente et
qui avait plus de soin de son âme que de toute autre chose, répondit
promptement : « Moi, s’il vous plaît, mon Père : mon cœur a grand
besoin d’être revu de vous »... « Ma Mère, lui répliqua François,
nous parlerons de nous-mêmes à Annecy, maintenant achevons les
affaires de notre Congrégation... ». Mère de Chantal replia le billet
où elle avait noté les affaires de son âme et « déplia ceux qu’elle
avait faits des affaires de l’Institut ». Tous deux conférèrent « quatre
grandes heures » ; puis François donna ordre à Mère de Chantal
d’aller visiter les monastères de Grenoble, Valence, Belley, Cham-
béry... Il la bénit et lui dit adieu.
La perfection de l’amitié spirituelle, c’est de se renoncer elle-
même pour que l’âme puisse vaquer tout entière au service de
Dieu et du prochain : là est le terme véritable de « la Vie de Sainte
Charité », le terme où François achemine, étape par étape, l’âme
qui se confie à sa houlette. Alors cette âme atteint en plénitude à «
la liberté du saint amour ».
« Le jour de Noël, à la minuit, il célébra devant ses chères filles

20.2 Page 192

▲back to top
192
Saint François de Sales
de la Visitation et leur fit une exhortation toute pleine de tendretés.
À l’aube, il alla ouïr en confession les princes de Piémont et célébra
devant eux la messe de l’Aurore. » À onze heures, il dit sa troisième
messe. « Après dîner, il bailla l’habit de la Visitation à deux filles
et prêcha très saintement. » Le lendemain, il « vaqua à plusieurs et
diverses affaires ».
Le mardi 27 décembre, jour de la fête de saint Jean l’Evangéliste,
vers « deux heures après-midi... il lui prit une défaillance. » Ses
serviteurs accoururent et le mirent au lit. Après une longue journée
d’agonie qu’une intervention chirurgicale à la mode du temps –
l’application du « bouton de feu » – rendit très douloureuse, « le
saint évêque rendit doucement et tranquillement sa très innocente
âme à Dieu ». C’était le 28 décembre, en la fête des saints Innocents,
à huit heures du soir.
Aux moments les plus pénibles de sa maladie et de son agonie,
François répétait ces deux noms : Jésus ! Maria !
Aux jours de son sacre, François de Sales avait choisi pour modèle
de son épiscopat, le saint évêque de Milan, Charles Borromée. Son
vœu fut comblé : « Pour les prélats de son temps » il fut « un autre
saint Charles de deçà les monts ». Beaucoup osèrent dire davantage
encore : « Il faut l’appeler l’image de l’Homme-Dieu » avait déclaré
un jour le grand prieur de France, au Conseil du Roi. L’image de
l’Homme-Dieu ? Oui, par le cœur : François de Sales avait surtout
un cœur semblable au Cœur de Jésus-Christ...
Un jour, c’était en 1619 ou 1620, il fit à la Mère de Chantal cette
précieuse confidence : « Il n’y a point d’âmes au monde qui ché-
rissent plus cordialement, plus tendrement et pour le dire tout à
la bonne foi, plus amoureusement que moi ; car il a plu à Dieu de
faire mon cœur ainsi. Mais néanmoins, j’aime les âmes indépen-
dantes, vigoureuses et qui ne sont pas femelles ; car cette si grande
tendreté brouille le cœur, l’inquiète et le distrait de l’oraison amou-
reuse envers Dieu, empêche l’entière résignation et la parfaite mort
de l’amour-propre. Ce qui n’est point Dieu, n’est rien pour nous.

20.3 Page 193

▲back to top
Chapitre ix- Vers le pur amour
193
La gloire de saint François de Sales
(Annecy, Basilique de la Visitation).

20.4 Page 194

▲back to top
194
Saint François de Sales
Comment se peut-il faire que je sente ces choses, moi qui suis le
plus affectif du monde, comme vous savez, ma très chère Mère ?
En vérité, je les sens pourtant ; mais c’est merveille comme j’accom-
mode tout cela ensemble, car il m’est avis que je n’aime rien du tout
que Dieu et toutes les âmes pour Dieu. »
« Le plus affectif » et à la fois parfaitement « indifférent », le
plus libre : quelle confidence ! François avoue ici vers quel idéal
il tendait et faisait tendre les âmes. Mais il ajoute : « Comment
se peut-il faire ?… » Oui, c’est un mystère de la grâce, en même
temps qu’un mystère du cœur humain qu’un tel état spirituel ! Pour
atteindre à cette « perfection du divin amour », il n’y a donc pas de
méthode, sinon que le cœur de l’homme s’abandonne, éperdument,
à l’Amour de Dieu, « dans un parfait dénuement de soi-même ». Tel
est finalement le grand secret que nous livrons par sa vie et par son
œuvre, Monsieur de Genève.
Le Dieu de François de Sales est bien « le Dieu du cœur humain ».
A. Ravier, s.j.

20.5 Page 195

▲back to top
Postface
195
POSTFACE
Un mot sur l’auteur de ce livre
Cette biographie de saint François de Sales a été publiée par le père
André Ravier (1905-1999) une vingtaine d’années avant son œuvre
la plus connue: Un sage et un saint, François de Sales 43.
Après la mort de Ravier, Jean Sainclair s’est demandé dans son
bulletin nécrologique quelle perspective privilégier pour décrire sa
personnalité 44. En fait, le père Ravier était un enseignant, un écri-
vain, un éducateur, mais aussi un homme de gouvernement en tant
que recteur d’un collège et provincial des jésuites de France... Mais il
était avant tout un homme qui a rencontré Dieu et qui voulait offrir à
beaucoup d’autres la possibilité de vivre la même expérience, comme
nous pouvons le constater dans ses très nombreuses publications.
Né le 3 juin 1905 à Poligny dans le Jura français, le jeune André
Ravier fit ses études au collège Notre-Dame de Mont-Roland à
Dole. Après son baccalauréat en philosophie (1922), il entra au
noviciat jésuite à Lyon, sur la colline de Fourvière, près du célèbre
sanctuaire marial. Après avoir terminé le premier cycle de philo-
sophie à l’Université catholique de Lyon, il se rendit à Grenoble où
il obtint une licence en lettres et philosophie avec une thèse sur
l’image de Dieu dans la philosophie religieuse de Jules Lachelier.
En 1937, il fut ordonné prêtre.
43 André RAVIER, Un sage et un saint, François de Sales, Paris, Nouvelle Cité 1985
(trad. ital. Francesco di Sales, un dotto e un santo, Milano, Jaca Book 1987).
44 Cf. Compagnie. Courrier de la Province de France, n. 333 (décembre 1999), pp.
191-194.

20.6 Page 196

▲back to top
196
Saint François de Sales
Après son service militaire, il enseigna le grec, la philologie et le
français au collège d’Yzeure. Là, avec deux confrères, il fonda une
association d’étudiants qui avait pour but, outre la prise en charge
spirituelle des jeunes, leur formation plénière, humaine, religieuse,
intellectuelle et sociale. Dans ses temps libres, il entreprit un doc-
torat de recherche à l’École des hautes études de la Sorbonne sur
l’Émile de Jean-Jacques Rousseau.
À la veille de la Seconde Guerre mondiale, il fut enrôlé comme
sous-lieutenant dans l’armée française. Il survécut miraculeuse-
ment aux premiers jours de guerre, mais au cours d’un bombarde-
ment il perdit presque tout le matériel de sa thèse, qu’il dut réécrire
sur la base de notes et de fragments provisoires.
En septembre 1941, après la discussion de la thèse, Ravier revint
à Lyon. Pendant huit ans, il fut préfet, puis recteur du collège
Sainte-Hélène, où il put mettre à profit ses études pédagogiques.
En 1951, il fut nommé provincial des jésuites. C’était un moment
particulièrement critique, au lendemain de l’encyclique Humani
Generis de Pie XII et de l’« affaire de Fourvière ». Fourvière était
le siège du scolasticat de théologie des jésuites français. C’est là
qu’enseignaient des théologiens de renom tels que Pierre Teilhard
de Chardin, Henri de Lubac et d’autres. Leur enseignement théolo-
gique fut cependant jugé excessivement attentif à la méthode his-
torico-critique, trop lié aux idées du temps. Rome était intervenue
au moyen de lourdes censures.
En tant que provincial, le Père Ravier se montra attentif et délicat
envers les frères condamnés, essayant de les comprendre et de les
encourager.
C’est ce que montre sa correspondance avec Teilhard de Chardin,
en exil aux États-Unis. Celui-ci, en pleine crise, écrivait à un de ses
amis: « J’ai reçu une lettre extrêmement gentille et compréhensive
de mon provincial de Lyon [André Ravier]. C’est la première fois
qu’un supérieur me demande de parler librement et de manière
constructive avec lui... De tels gestes valent plus que tous les décrets

20.7 Page 197

▲back to top
Postface
197
pour me lier à l’Ordre et plus généralement à l’Église, c’est impor-
tant pour moi » 45.
À la fin de son mandat de provincial, Ravier put enfin se consa-
crer à sa véritable vocation: celle d’écrivain. Il publia des livres
appréciés sur le curé d’Ars et Bernadette Soubirous, ainsi que sur
la spiritualité de saint Ignace de Loyola, après un voyage à Rome
qui lui avait permis de se plonger dans les archives de la Compa-
gnie. Durant cette période, il découvrit peu à peu saint François de
Sales, Claude de la Colombière, saint Bruno le Chartreux et sainte
Colette de Corbie.
De 1962 à 1968, il fut recteur du collège Saint-Louis-de-Gon-
zague à Paris. Ce furent, comme il l’écrira, « six années merveil-
leuses mais difficiles ». C’était un temps de contestation et de lutte,
mais aussi d’occasions précieuses de réflexion sur l’identité catho-
lique du collège et sur les transformations socioculturelles. L’année
1968 a été certainement pour lui une année d’épreuve.
Après cette charge, il fut transféré dans le magnifique château
des Fontaines à Chantilly, situé dans une zone boisée à quarante
kilomètres de Paris. C’était le lieu idéal pour le père Ravier: il avait
à sa disposition une grande bibliothèque et la tranquillité néces-
saire au travail intellectuel. À partir de ce moment, il fut écrivain
à plein temps. En vingt-deux ans, il publia une centaine de livres,
d’articles et de contributions de toutes sortes, de nature spirituelle
et historique.
Sa vocation d’écrivain n’était pas simplement une seconde voca-
tion ou une nouvelle vocation. Il avait l’écriture dans le sang. Depuis
les années où il était préfet au collège d’Yzeure, puis lorsqu’il fut
provincial – comme on le lit dans la nécrologie – il consacrait tout
son temps libre du week-end à l’écriture. Il composa des mono-
45 Pierre TEILHARD DE CHARDIN, Lettres intimes à Auguste Valensin, Bruno de
Solages, Henri de Lubac, André Ravier 1919-1955. Introduction et notes par Henri
de Lubac, Paris, Aubier Montaigne 1974, p. 418 en note.

20.8 Page 198

▲back to top
198
Saint François de Sales
graphies pour divers instituts religieux. Il aimait la recherche en
archives. Il la faisait non seulement pour reconstruire l’histoire de
ces congrégations et de leurs fondateurs, mais pour comprendre
leur spiritualité et leur identité charismatique. Il avait son style
propre dans la composition de ses livres: il aimait les illustrer avec
des images de lieux et d’objets, avec des photos et des dessins, avec
des documents. Ses écrits réussissaient à associer naturellement
l’histoire et la spiritualité. C’est ainsi qu’il a présenté saint Bruno,
François de Sales, Bernadette Soubirous, Ignace de Loyola, Claude
de la Colombière, Colette de Corbie et le Curé d’Ars. Il a également
publié des recueils de conférences, des livres sur la spiritualité de
la vie quotidienne, des lignes directrices pour l’éducation catho-
lique, des descriptions d’églises et d’œuvres d’art, des méditations
sur l’expérience du silence, sur les différentes formes de prière, sur
l’Église, sur Lourdes... Il a été traduit en anglais, italien, allemand,
néerlandais et espagnol. Ses écrits ont été publiés et réimprimés
même après sa mort 46.
Au cours de ses dernières années, sa santé s’est lentement dété-
riorée. Son esprit restait lucide, mais il avait de plus en plus de mal
à marcher. Il s’installa à Paris en 1994, à la maison de retraite jésuite
dans le centre historique, où il continua d’écrire et de remettre ses
livres à jour.
L’écriture était sa manière de faire de la pastorale, de catéchiser,
d’annoncer l’Évangile et de parler de Dieu. Dans l’un de ses der-
niers articles, il s’arrêta sur le thème de la présence de Dieu et de
la présence à Dieu, résumant ce qu’il avait voulu transmettre aux
lecteurs dans ses multiples ouvrages, à savoir comment l’homme
peut expérimenter Dieu et s’approcher de lui. « Comment un cœur
humain peut-il saisir quelque chose de Celui qui s’est défini: Je suis
46 Par exemple: Mystique et pain quotidien, En retraite chez soi, Paris, Parole et
Silence 2002; Saint Bruno. Le Chartreux, Paris, Lethielleux 32003; En retraite chez
soi, Paris, Parole et Silence ⁵2015.

20.9 Page 199

▲back to top
Postface
199
Celui qui est ? [...] Seule l’expérience nous permet de percevoir
certains signes de sa Présence. Ce qui est certain, c’est que Dieu
se rend constamment présent à l’homme, l’appelle à sa rencontre,
mais Il attend que l’homme le cherche et vienne à sa rencontre » 47.
Le premier paragraphe de l’article contient une profession de foi
personnelle, profonde et vécue. Dieu est depuis toujours et en tout
lieu, car Il a tout créé; tout nous a été donné par Lui: Dieu est tou-
jours et partout présent dans l’homme, formé à son image et à sa
ressemblance. Il s’est révélé à travers l’histoire et, dans la plénitude
des temps, l’incarnation a marqué le point culminant de la révé-
lation. En son Fils unique, le Verbe s’est fait homme. Quiconque
rencontre le Christ rencontre Dieu.
Dans le deuxième paragraphe, il se demande pourquoi l’homme
reste si insensible à la présence de Dieu. Comment se fait-il que
nous n’entendons pas et ne voyons pas ? Il y a ici une touche très
personnelle qui fait de son écrit quelque chose de plus qu’une
simple réflexion théologique: c’est le résultat de longues années
de recherche et de méditation. C’est la synthèse très dense de sa
pensée et de son expérience de la vie intérieure. Il prend le lecteur
par la main, lui montre les obstacles qui l’empêchent de s’approcher
de Dieu et lui offre ses conseils pour un chemin spirituel efficace,
et ses conseils s’inspirent de son grand modèle, sa source par excel-
lence, saint François de Sales.
Se mettre en présence de Dieu, écrit Ravier, est avant tout un acte
de foi. Nous devons être conscients que Dieu est présent, qu’Il nous
voit, nous écoute, nous aime. C’est un fait que nous connaissons tous,
mais auquel nous n’accordons pas une grande valeur. Nous sommes
constamment plongés dans le flot d’amour qui émane du Père: là, dans
cet amour, nous pouvons profondément vivre la présence de Dieu,
comme l’enseigne François de Sales dans son Traité de l’amour de Dieu.
47 André RAVIER, Présence de Dieu, présence à Dieu, in « Revue des sciences reli-
gieuses » 70 (1996) n. 3, p. 353.

20.10 Page 200

▲back to top
200
Saint François de Sales
Le croyant doit progressivement passer du stade de la mise en
présence de Dieu à celui de vivre « constamment » en présence de
Dieu. Ce passage, écrit Ravier, n’est pas facile. Nous pensons que
notre nature humaine ne le permet pas, car nous sommes natu-
rellement distraits, faibles. Mais Dieu nous connaît tels que nous
sommes, Il sait qui nous sommes et malgré tout, Il nous aime
immensément. Par conséquent, nous dit saint François de Sales, ne
rêvons pas d’être ce que nous ne sommes pas, mais désirons d’être
ce que nous sommes... N’attendons pas que tout soit parfait, car
Dieu accueille chacun tel qu’il est.
Encore une fois, Ravier reprend les paroles de l’évêque de Genève :
« Le comble de l’extase aimante n’est pas de chercher notre propre
volonté, mais celle de Dieu et de ne pas chercher notre plaisir dans
notre volonté, mais dans celle de Dieu ». Sentir la présence de Dieu,
c’est se perdre complètement en Lui: c’est là notre raison de vivre.
L’abandon en Dieu, l’unité totale entre le croyant et le Créateur, n’est
pas seulement le but ultime de l’existence humaine, mais c’est aussi
sa source et sa cause.
Tel est le noyau fondamental, le cœur et l’âme de l’œuvre d’André
Ravier. À travers ses livres, il entend nous guider vers la seule trans-
formation nécessaire dans la vie: celle de l’abandon à Dieu et de
l’union à Dieu. Après avoir lu, relu et médité ses ouvrages, ses livres
et ses articles, nous ne pouvons manquer de conclure qu’il a été le
premier à suivre ce chemin qui lui a été indiqué par les saints qu’il
a étudiés. Son exemple nous encourage à faire de même.
Wim Collin, sdb.

21 Pages 201-210

▲back to top

21.1 Page 201

▲back to top

21.2 Page 202

▲back to top

21.3 Page 203

▲back to top
Table des matières
PRÉSENTATION
1. DES ENFANCES COMBLÉES
Le Seigneur et Dame Françoise de Boisy ..............................13
L’écolier de La Roche et d’Annecy...........................................16
2. LE PARFAIT GENTILHOMME
Paris et la crise spirituelle de 1586-1587 ..............................23
Padoue et le doctorat « en l’un et l’autre droit »....................35
3. LE PRÉVÔT DES CHANOINES DE GENÈVE
François « Prêtre de Jésus-Christ »........................................43
Les premiers mois de sacerdoce..............................................51
4. L’APÔTRE DU CHABLAIS : LE TEMPS DES SEMAILLES
Le choix du Prévôt..................................................................57
La résistance des Thononais ..................................................62
Changement de stratégie : les Controverses...........................67

21.4 Page 204

▲back to top
5. L’APÔTRE DU CHABLAIS : LE TEMPS DES MOISSONS
Les étapes du succès................................................................81
Mgr de Granier choisit son successeur...................................86
Le cœur apostolique de François............................................93
6. ÉVÊQUE ET PRINCE DE GENÈVE
François se rend à Rome......................................................107
Coadjuteur de Mgr de Granier............................................110
Le séjour à Paris de 1602.....................................................116
Le sacre en l’église de Thorens..............................................122
7. L’ÉVÊQUE PARMI SON PEUPLE
Selon la réforme du concile de Trente..................................127
La doctrine spirituelle de François de Sales........................140
Le devoir épiscopal de prêcher.............................................144
Carêmes et catéchismes........................................................148
La visite du diocèse...............................................................150

21.5 Page 205

▲back to top
8. LA RÉFORME DU CLERGÉ ET DES RELIGIEUX
François de Sales et ses prêtres.............................................155
La réforme des abbayes........................................................161
L’ami des âmes et l’Introduction à la vie dévote..................163
La Visitation Sainte-Marie et le Traité de l’Amour de Dieu.....
170
9. VERS LE PUR AMOUR
Le troisième séjour à Paris...................................................181
Le désir de retraite et de solitude.........................................183
Le voyage d’Avignon et la mort............................................189
POSTFACE

21.6 Page 206

▲back to top

21.7 Page 207

▲back to top

21.8 Page 208

▲back to top
« L’homme qui a reproduit le mieux le Fils de Dieu
vivant sur la terre ». C’est ainsi que saint Vincent de
Paul a témoigné au procès de canonisation de Paris à
propos des hautes vertus de François de Sales.
Cette biographie présente, dans le détail et avec
passion, un portrait spirituel original du Saint.
François de Sales est quelqu’un qui a voulu, comme
Jésus-Christ sur terre, aimer Dieu de tout son cœur
d’homme et qui, ayant expérimenté les exigences
et la douceur de ce don, a travaillé à introduire le
plus grand nombre d’âmes dans ce qu’il nomme
l’éternelle liberté de l’amour”.
Les traits marquants de la vie de François de
Sales, son cœur d’homme, de prêtre, d’évêque, de
fondateur; son extraordinaire capacité de guider
spirituellement les personnes qui se confiaient à lui.
André Ravier, (1905-1999), jésuite, ancien supérieur provincial à Lyon, a toujours
cultivé les études de spiritualité. Il s’est surtout intéressé à certaines grandes
figures de saints tels qu’Ignace de Loyola, Bernadette Soubirous, Jeanne
de Chantal, François de Sales, le Curé d’Ars, dont il a composé de célèbres
biographies.
ISBN 978-88-01-06748-4
€ 8,00