1981_BoscoT_Don_Bosco_Une_biographie_nouvelle_FRANCESE


1981_BoscoT_Don_Bosco_Une_biographie_nouvelle_FRANCESE

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TERESIO BOSCO
cerf

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Don Bosco
une biographie nouvelle
On a beaucoup écrit sur saint Jean Bosco. Mais entre
les belles histoires pour enfants et les études critiques
scrutant chaque détail de son histoire, don Bosco court
le risque d'être mal connu et d'apparaître comme un
personnage enveloppé de légendes suspectes. Ce livre
tente une troisième voie: tout ce qu'il donne est appuyé
sur les témoignages de ses collaborateurs et de ses dis-
ciples, mais en même temps le récit reste plein de viva-
cité et de pittoresque.
Le Piémont du :xixe siècle, déchiré par les luttes pour
la réalisation de l'unité italienne, comportait un mé-
lange étonnant d'anticléricalisme et d'initiatives chré-
tiennes multiples. Educateur-né, hanté par la misère
de la jeunesse ouvrière alors que naissait la grande
industrie, don Bosco devint sans le chercher fondateur
de deux grandes familles religieuses, la Société des
Salésiens et les Sœurs de Marie Auxiliatrice, entière-
ment vouées au service des jeunes. Aujourd'hui ses
disciples travaillent dans le monde entier.
Don Bosco est mort en 1888, mais sa simplicité, son
bon sens, sa bonne humeur, en même temps que son
sens de l'éducation et son esprit de foi, en font une fi-
gure résolument actuelle.
L'auteur de ce livre, Teresio Bosco, religieux salésien
de Turin, est bien connu en Italie comme écrivain et
journaliste.
cerf
ISBN 2-204-01643-8
Atelier Jade I photo L.von Matt

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DON BOSCO
Une biographie nouvelle

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Première édition italienne : janvier 1979
Seconde édition
: février 1979 (2Qe mille)
Troisième édition
: juin 1979 (3Qe mille)
Quatrième édition
: janvier 1980 (4Qe mille)
Une édition en italien, de grande diffusion et de prix modique
(208 pages) pour les jeunes, a été réalisée par l'Auteur et publiée par
la L.D.C.
Hors-texte : photographies de Teresio Chiesa, L. von Matt et Archives
salésiennes.
Nilhil obstat: 18.11.78 : Sac. F. Rizzini
Imprimatur : Sac. V. Scarasso, vie. gen.
© Editrice Elle Di Ci, 10096 Leumann (Torino), où a paru l'édition
originale en 1979 sous le titre : Don Bosco, una biografia nuova
ISBN 88-01-11603-9
© Les Éditions du Cerf, 1981
ISBN 2-204-01643-8

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TERESIO BOSCO
DON BOSCO
Une biographie nouvelle
Présentation de don Giovanni Raineri
Conseiller supérieur des Salésiens
traduit de l'italien par Ange/mont Garnier, Salésien
LES ÉDITIONS DU CERF
29, bd Latour-Maubourg, Paris
1981

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A don Bosco
que j'ai choisi comme maître et père
quand j'avais à peine dix ans,
pour que, malgré tout,
il prépare aussi pour moi
un coin de paradis.

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Présentation
Un nouveau livre sur la vie de don Bosco manquait depuis
longtemps. Il fallait recourir à des ouvrages, presque tous
écrits il y a un demi-siècle, pour connaître la personne, la
pensée et l'œuvre du saint de Turin.
Des traductions en plusieurs langues et des éditions succes-
sives prouvaient l'attachement persistant qu'on lui manifes-
tait, mais elles n'arrivaient pas à mettre en évidence les rai-
sons qui le rendaient actuel, ces mêmes raisons pour lesquel-
les l'attention que lui portent les hommes d'aujourd'hui aug-
mente et se propage.
L'extension de ses œuvres et la vénération de la piété
populaire confirment aussi l'actualité de don Bosco.
On a récemment abandonné les traditionnelles façons de
voir l'histoire politique et sociale de l'Italie que don Bosco a
vécue ; il était donc naturel qu'on entreprenne de nouvelles
recherches et étl!,des sur ses rapports avec les nombreux pro-
tagonistes de ces événements afin d'en dégager une image
plus exacte.
Tenant compte de ces études, don Teresio Bosco, tout en
actualisant le saint et son message et en démontrant la
valeur de son système éducatif et pastoral, le situe, pour
mieux le comprendre, dans le contexte historique de
l'époque.
Page après page, le lecteur voit émerger les dimensions
immuables de cette grande figure, dimensions qui s'accordent
heureusement avec le renouveau conciliaire, supportent les
changements culturels propres à notre temps et rejoignent les
perspectives du futur. Pour s'en convaincre, il suffit de réflé-
chir au type d'apostolat que le saint a choisi pour lui-même
et pour sa famille spirituelle. A son époque, la jeunesse ne
comptait pas dans une société où les classes populaires
étaient maintenues en marge de l'activité sociale et politique.
Elle ne comptait pas non plus dans l'Église où les laïcs ne
réussissaient pas à être considérés comme d'irremplaçables
collaborateurs de l'évangélisation du peuple de Dieu. Don
Bosco s'attacha de pré/érence à ces deux catégories de per-
sonnes : les jeunes et les laïcs.
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On a beaucoup parlé de l'humanisme chrétien de don
Bosco, spécialement en étudiant son système préventif.
Aujourd'hui, avec le pape Wojtyla, nous pouvons dire que
don Bosco, prêtre du Christ, avait saisi que dans l'Évangile,
en même temps que la proposition du salut éternel de
l'homme, se trouvent les germes du développement terres-
tre complet de sa liberté, de sa dignité et de ses droits. Pour
cette raison, en éduquant dans le jeune le bon chrétien et
l'honnête citoyen, on prépare des hommes pour la justice et
pour la paix et des collaborateurs lai'ques de l'évangélisation.
L'auteur, grâce aux solides assises historiques et culturelles
mises en place au cours de la préparation de son travail,
peut répondre avec sérieux aux interrogations des hommes
modernes en face de certains choix sociaux et politiques opé-
rés par don Bosco, obligé de vivre dans une période décisive
de l'histoire de l'Italie, de l'Europe et du monde.
Naturellement, une partie de la vie et de l'activité terrestre
de don Bosco échappe aux paramètres de la connaissance
historique et ne s'explique que par la présence de charismes
surnaturels dont, comme lui, étaient conscients ses contempo-
rains. Ce fait ne doit pas être perdu de vue pour une pleine
compréhension de don Bosco ; pas plus que le rôle de
Marie-Auxiliatrice dans sa vocation et dans son œuvre.
En lisant ce livre écrit dans un style avec lequel les hom-
mes d'aujourd'hui ont été familiarisés par la presse - don
Bosco en fut un apôtre - et par les moyens de communica-
tion sociale, le lecteur a la surprise de trouver des faits et
des paroles face auxquels il ressent la même émotion que
celle des témoins oculaires.
Lui, don Bosco, en traduisant en termes simples et com-
préhensibles - comme maman Marguerite l'avait fait avec
lui - les valeurs de l'Évangile, édifiait aussi dans ses jeunes
l'homme capable de vivre avec son temps et de préparer le
futur.
Aujourd'hui, en relisant dans ce livre une histoire si émou-
vante par les épisodes très humains qui la composent, dont
on saisit le sens grâce à une écriture par/aitement adaptée,
on comprend pourquoi don Bosco reste toujours aussi vivant
que s'il était notre contemporain et pourquoi ses projets sont
toujours sur la trajectoire de la prophétie et de l'avenir.
Don Giovanni RAINERI
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Ce livre, comment et pourquoi
Au début de 1978 don Giovanni Raineri du Conseil supé-
rieur des Salésiens et la direction des Éditions L.D.C. me
demandèrent d'écrire une vie de don Bosco qui aurait les
caractéristiques suivantes : populaire et agréable dans la
forme, digne et sérieuse dans la substance.
Tous deux partaient d'une observation préoccupante : dans
les quinze dernières années, les écrits sur don Bosco se sont
de plus en plus divisés en deux courants :
- Les livres qui, sans tenir compte des études générales
sur son temps et des recherches spécifiques sur sa personne,
continuent à raconter les plus beaux traits de sa vie « aux
enfants et au petit peuple ». Ces livres, très répandus, ont le
mérite de la vulgarisation mais finissent par réduire sa sta-
ture gigantesque à « une affaire pour les gosses », à « un
sujet pour bandes dessinées ».
- Les livres qui étudient les aspects fondamentaux de don
Bosco et de son époque, « considérant comme contrôlés et
connus » les événements, les récits, les faits sur lesquels on
se penche uniquement pour « démythiser » certains détails
qui se révèlent issus de témoignages douteux ou imaginaires.
- Entre « la belle histoire » et « les études critiques »,
don Bosco court le risque d'être mal connu et, en même
temps, d'apparaître comme un personnage enveloppé de
légendes suspectes.
Ce livre tente une troisième voie,
Il raconte la vie de don Bosco ; il ne donne rien qui ne
soit sûr et tient compte de tout ce qui se trouve à l'origine
de la belle, audacieuse et dramatique aventure du saint prêtre
de Turin.
Il tient compte, en conséquence :
- des témoignages autographes de don Bosco, c'est-à-dire
de tant de pages écrites de sa propre main et conservées
dans les Archives salésiennes (en particulier du manuscrit
Memorie de/l'oratorio di san Francesco di Sales : 180 pages
de cahier écrites par don Bosco en 1873 et publiées seule-
ment en 1946 par don Ceria) ;
- de l'énorme masse de témoignages de ses élèves et col-
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laborateurs, en bonne partie « attestés sous la foi du
serment » au -cours des enquêtes pour la béatification de don
Bosco (dont· la plupart sont incorporés dans les 19 volumes
des Memorie biografiche, rédigés par don Lemoyne, don
Amadei et don Ceria) ;
- des études sérieuses faites dans les vingt dernières
années (Stella, Desramaut, Wirth, Valentini, Molineris...) qui
précisent, situent, complètent, quelquefois élaguent, mais
jamais ne démolissent ni ne déprécient les témoignages sur
lesquels s'appuient solidement les récits de la vie de don
Bosco;
- des études importantes q~i ont été faites sur /,histoire
de la société, de l'Etat et de rEglise dans les années 1800.
J'ai eu la chance d'écrire la partie centrale de ce livre près
de don Pietro Stella et de don Eugenio. Valentini, qui ont eu
la bonté de lire et de corriger les épreuves dactylographiées à
mesure qu'elles étaient rédigées. J'ai pu examiner avec eux
certains points fondamentaux (comme le chapitre 26) et j'en
ai reçu de précieuses suggestions. Enfin, le texte dactylogra-
phié a été relu par don Carlo Fiore qui m'a conseillé sur
l'agencement définitif.
Je remercie cordialement ces confrères, n'ayant absolument
pas l'intention de me décharger sur leurs épaules d'éventuel-
les inexactitudes ou d'opinions discutables.
Ce livre pourra être apprécié de diverses façons, toutes
légitimes. Je puis au moins affirmer qu'il m'a coûté une
grande fatigue et beaucoup de soucis.
Je souhaite qu'il soit pour tous une rencontre joyeuse et
profitable avec don Bosco et pour beaucoup - cela s'est
produit pour moi - une invitation à retourner à la « terre
sainte » du Valdocco, dans le climat où vécurent don Bosco,
don Rua, don Cagliero, Dominique Savio, Giuseppe Buz-
zetti... lorsque, sous les yeux de la Madone, germaient, dans
.la simplicité et la pauvreté, les grandes intuitions, les grandes
orientations et les grandes réalisations de l'œuvre salésienne.
T.B.
1. Dans le cours du texte de ce livre, les citations des Mémoires biographiques
sont signalées par l'abréviation M.B., suivie d'un chiffre indiquant le numéro du
volume puis, après le point, la page correspondante (N.d.T.).
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Émigrant de douze ans
Ce soir-là, dans la cuisine, on mâche avec le pain d'amères
paroles, des mots qui blessent. Antoine regarde Jean avec
un livre, comme d'habitude, posé près de son assiette ; il
hausse le ton :
« Moi, ce bouquin, je le fous dans le feu ! »
Marguerite, la maman, essaie, une fois de plus d'arranger
les choses :
« Jean travaille comme tout le monde. S'il veut ensuite
lire, qu'est-ce que ça peut te faire ?
- Ça me fait que cette baraque, c'est grâce à moi qu'elle
tient debout. Je me casse les reins à travailler, moi. Et je ne
veux pas entretenir un petit monsieur qui s'en ira mener la
bonne vie en nous laissant ici manget la polenta. »
Jean réagit avec violence. Les mots ne lui font pas défaut
et il n'est pas né pour tendre une joue après l'autre. Antoine
frappe.
Effrayé, Joseph observe. Marguerite tente de s'interposer
mais Jean recevra sa raclée habituelle et pire encore. Ses
douze ans ne peuvent pas se mesurer aux dix-neuf ans
d'Antoine.
Dans son lit, Jean pleure, plutôt de colère que de douleur.
Non loin de là, sa mère pleure aussi. Elle ne dormira proba-
blement pas cette nuit.
Le matin suivant, elle a pris une décision et dit à Jean les
paroles les plus tristes de sa vie :
« C'est préférable que tu quittes la maison. Antoine ne
peut plus te supporter. Un jour ou l'autre, il pourrait te
faire du mal.
- Et je vais où ? »
Jean a la mort dans l'âme ; Marguerite aussi. Elle lui
parle de fermes dans le secteur de Moriondo et de Mon-
cucco:
« Ils me connaissent. On te donnera du travail, au moins
pour un moment. Ensuite, on verra. »
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Un balluchon et la neige
Dans la journée, elle lui prépare un petit balluchon avec
des chemises, ses deux livres et un petit pain. On est en
février. La neige et la glace couvrent la route et les collines
d'alentour.
Jean part le lendemain matin. Maman Marguerite reste sur
le seuil de la porte à le regarder, à lui faire signe, jusqu'à ce
que la neige lui dérobe son petit émigrant.
Il se présente dans les fermes que sa mère lui a indiquées.
On lui dit qu'il n'y a pas de travail pour un jeune garçon.
A midi, il est au bout de son petit pain et de ses espoirs.
Maintenant il ne reste plus à visiter que la famille Moglia.
« Tu demanderas monsieur Louis », lui a dit sa mère.
Il s'arrête au portail d'entrée de la cour ; un homme âgé,
qui le fermait, le dévisage :
« Qu'est-ce que tu cherches, mon garçon ?
- Du travail.
- Mais c'est bien, ça ! Vas-y ! A la prochaine !. .. »
Et il continue à tirer sur le pesant battant pour le bloquer.
Jean rassemble les dernières bribes de son courage :
« Il faudrait que je voie monsieur Louis. »
Il entre. Près de l'entrée, la famille Moglia épluche des
pleyons d'osier pour attacher la vigne. Louis Moglia, jeune
fermier de vingt-huit ans, le regarde, étonné.
« Je cherche monsieur Louis.
- C'est moi.
- Ma mère m'envoie. Elle m'a dit de venir chez vous
pour faire le garçon d'étable.
- Mais comment mettre dehors un jeune gosse comme
toi ? Qui c'est, ta mère ?
- Marguerite Bosco. Mon frère Antoine me maltraite,
alors elle m'a dit d'aller chercher une place de domestique.
- Mon pauvre petit, c'est l'hiver. Les domestiques, nous
les engageons seulement à la fin de mars. Prends patience et
retourne chez toi. »
Découragé, accablé, Jean laisse couler les larmes de son
désespoir.
« Gardez-moi, je vous en prie. Ne me donnez pas de paie,
mais ne me renvoyez pas chez moi. Voilà - il continue avec
l'audace que donne le malheur -, je m'assieds ici par terre
et je ne bouge plus. Faites ce que vous voulez de moi mais
je ne bouge plus. »
En pleurant, il se met à ramasser des brins d'osier éparpil-
lés et à les apprêter.
Madame Dorothée, superbe femme de vingt-cinq ans,
s'apitoie sur le garçon :
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« Garde-le, Louis. Essayons ; ne serait-ce que quelques
jours. »
Thérèse aussi, une fille de quinze ans, le prend en pitié.
Elle dit :
« Je suis assez grande pour aller dans les champs avec
vous. Ce garçon pourrait très bien s'occuper de l'étable à
ma place. »
C'est de cette manière qu'en février 1827, Jean Bosco
commença à travailler comme garçon d'étable. Les Moglia
sont une famille de paysans aisés, même si tous peinent du
lever au coucher du soleil. Ils travaillent la terre : vignes et
champs. Ils soignent bœufs et vaches. Ils prient ensemble.
Le soir, autour du foyer, la famille se réunit pour réciter le
chapelet. Le dimanche, monsieur Louis conduit tout le
monde à la grand-messe, célébrée à Moncucco par le curé,
don François Cottino.
Le métier de Jean, garçon d'étable, n'est pas déshonorant
ni exceptionnel. Dans les fermes des environs, à la fin du
mois de mars, on peut trouver des dizaines de garçons
comme lui. C'est le chemin ordinaire que suivent beaucoup
d'enfants des familles pauvres. A la fête de l'Annonciation
de la Sainte Vierge, le 25 mars, les patrons passent dans les
villages et se rendent sur les marchés afin d'embaucher des
jeunes gens à gages pour l'année : travailleurs saisonniers et
« au pair » : huit mois de dur travail (avril-novembre) contre
nourriture, logement et quinze lires pour les habits.
Le garçon Jean Bosco est tout de même différent des
autres. Il est singulièrement jeune (il lui manque six mois
pour avoir douze ans) et, de plus il garde en son cœur un
songe : un vrai songe fait de nuit, les yeux clos. Il l'a
raconté lui-même.
U11 songe qui engage le futur
« A neuf ans j'ai fait un songe qui m'est resté profondé-
, ment gravé dans l'esprit pendant toute ma vie. Dans ce
songe, il me semblait que j'étais près de notre maison dans
une cour très spacieuse où étaient rassemblés une foule
d'enfants qui jouaient. Les uns riaient, beaucoup blasphé-
maient. En entendant ces blasphèmes je me suis tout de suite
jeté au milieu d'eux, donnant du poing et de la voix pour
les faire taire.
A ce moment, apparut un Homme imposant, noblement
vêtu. Son visage était si lumineux qu'on ne pouvait pas le
regarder en face. Il m'appela par mon nom et me dit :
"Ce n'est pas avec des coups mais avec la douceur et la
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charité que tu devras faire d'eux tes amis. Commence donc
tout de suite à leur parler de la laideur du péché et de la
valeur de la vertu.''
Intimidé, craintif, je répondis que j'étais un pauvre enfant
ignorant. Alors, les garçons, cessant de se battre et de crier,
se groupèrent tous autour de Celui qui parlait. Comme si je
ne savais plus ce que je disais, je demandai :
"Qui êtes-vous pour m'ordonner des choses impossibles ?
- C'est justement parce que ces choses te paraissent
impossibles que tu devras les rendre possibles en obéissant et
en acquérant la science.
- Comment pourrai-je acquérir la science?
- Je te donnerai une institutrice. Sous sa conduite, tu
pourras devenir savant.
- Mais qui êtes-vous?
- Je suis le Fils de cette Femme que ta mère t'a appris à
prier trois fois par jour. Mon nom, demande-le à ma
Mère."
Aussitôt, je vis à ses côtés une Dame d'aspect majestueux,
vêtue d'un manteau qui resplendissait comme le soleil.
S'approchant de moi tout confus, elle me fit signe d'avan-
cer et me prit par la main avec bonté :
" Regarde ! dit-elle."
En regardant, je m'aperçus que les enfants avaient tous
disparu. A leur place je vis une multitude de cabris, de
chiens, de chats, d'ours et beaucoup d'autres animaux.
"Voilà ton domaine ! Voilà où tu devras travailler.
Deviens humble, courageux, et vigoureux : et ce que tu vois
arriver en ce moment à ces animaux, tu le feras pour mes
enfants."
Je tournai donc les yeux et voilà qu'à la place des bêtes
sauvages apparurent autant de paisibles agneaux qui sau-
taient, couraient, bêlaient autour de cet Homme et de cette
Femme comme pour leur rendre hommage.
Alors, toujours dans mon rêve, je me mis à pleurer et je
priai cette Dame de vouloir bien s'expliquer d'une façon plus
claire, car je ne comprenais pas ce que tout cela signifiait.
Elle posa sa main sur ma tête et me dit :
"Tu comprendras tout au moment voulu."
Elle avait à peine dit cela qu'un bruit me réveilla. Tout
avait disparu. J'étais abasourdi. J'avais l'impression que les
mains me faisaient mal à cause des coups de poings que
j'avais distribués et que le visage me cuisait d'avoir reçu des
gifles de tous ces galopins.
Le matin, j'ai raconté le songe d'abord à mes frères qui
se mirent à rire, puis à ma mère et à la grand-mère. Chacun
donnait son interprétation : ''Tu deviendras berger'', dit
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2.5 Page 15

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Joseph. "Chef de brigands", insinua perfidement Antoine.
Ma mère : "Qui sait si tu ne deviendras pas prêtre." C'est
la grand-mère qui prononça le jugement définitif : "Il ne
faut pas s'occuper des rêves." J'étais de l'avis de l'aïeule et
pourtant je ne réussis jamais à m'ôter tout cela de l'esprit. »
Toutes les années qui suivirent furent profondément
influencées par ce songe. Maman Marguerite avait compris
(et Jean le comprit aussi très vite) que ce songe indiquait
une direction.
Cent quatre-vingts pages de souvenirs
A cinquante-huit ans, presque personne ne se rappelle ce
qui lui est arrivé cinq ans auparavant. Mais presque tous les
gens se souviennent comme si c'était avant-hier de leurs
neuf, onze, quinze ans. On sent encore aux genoux l'écorce
rugueuse des arbres auxquels on grimpait.
C'était hier qu'on croirait avoir touché le poil chaud du
chien qui bondissait à nos côtés dans des courses folles.
A cinquante-huit ans, sur l'ordre du Pape, Don Bosco
écrivit l'histoire de ses premières décennies. Avec sa mémoire
qui ressemblait à une caméra de prises de vues (peu « logi-
que » mais très « visuelle »), il remplit trois gros cahiers (180
pages). Pour les dates1, il s'embrouille un peu, mais les évé-
nements, les souvenirs, les détails ont conservé la fraîcheur
même de la vie.
A la onzième ligne, il précise : « J'écris pour mes très
chers fils les Salésiens, avec interdition de publier ces choses-
là, que ce soit avant ou après ma mort. » Ces paroles, je les
mets en relief.
Les Salésiens lui ont désobéi après soixante-treize années,
mettant fin à un problème de conscience long et ardu. Grâce
à cela, aujourd'hui, nous pouvons, à travers les cahiers des
Souvenirs, suivre l'histoire du garçon-paysan Jean Bosco jus-
que dans les plus petits détails.
1. Les dates pour l'enfance de don Bosco restent un problème ardu, même pour
les spécialistes, parce que les registres communaux dans le Piémont recommencent
seulement en 1838 pour les naissances et en 1866 pour les mariages et les décès.
Pour les années précédentes, il faut recourir aux registres paroissiaux qui remontent
jusqu'à 1625.
15

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.
2
La petite et la grande tragédie
« Marguerite Occhiena, de Capriglio, c'était le nom de ma
mère, François, celui de mon père. Ils étaient paysans et
avec le travail et l'épargne ils gagnaient honnêtement le pain
de leur vie. »
Jean Bosco vit le jour le 16 août 1815. Sa mère l'appelait
Giuanin, diminutif de Giovanni, familier dans tout le Pié-
mont.
La mort de son père est son premier souvenir. François
Bosco avait acheté une petite maison et quelques modestes
pièces de terrain. Mais, pour subvenir aux cinq personnes
qui vivaient chez lui, il devait encore travailler chez un riche
propriétaire voisin.
Un après-midi de mai 1817, trempé de sueur en revenant
des champs, il commit l'imprudence d'entrer dans la cave du
patron. Quelques heures plus tard, un violent accès de fièvre
le terrassa : pneumonie double, probablement. En quatre
jours, il fut emporté. Il avait trente-trois ans.
« Je n'avais pas encore deux ans, raconte don Bosco, lors-
que mon père mourut et je ne me souviens même plus de
son visage. Je me rappelle seulement les paroles de ma
mère : ''Te voilà sans père, Giuanin. '' Tout le monde sortait
de la chambre du défunt, mais moi je m'obstinais à y rester.
"Viens, Giuanin !", insistait doucement ma mère. Je répon-
dis : "Si papa ne vient pas, je ne m'en vais pas moi non
plus." "Allons, viens, mon petit, tu n'as plus de papa."
Après avoir dit ces paroles, la sainte femme, éclatant en san-
glots, m'emmena. Je pleurai parce qu'elle pleurait. Qu'est-ce
qu'un bambin de cet âge peut comprendre ? Mais cette
phrase : "Te voilà sans père", m'est toujours restée dans la
mémoire. C'est le premier événement de ma vie dont je
garde le souvenir. »
Une saison maléfique
Le deuxième souvenir de Jean, c'est celui de la faim subie
cette année-là.
Le petit hameau où se trouve la maison de la famille
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2.7 Page 17

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Bosco s'appelle les Becchi : dix fermes éparpillées sur un
tertre allongé, au milieu d'une très vaste campagne, toute en
ondulatïons, avec vignes et bois. Les Becchi font partie de la
localité de Morialdo, à cinq kilomètres du chef-lieu de can-
ton : Castelnuovo d'Asti.
En 1817, les collines de Montferrat (Castelnuovo est situé
sur la bordure septentrionale de la région montferrine) furent
frappées, comme tout le Piémont, par une rude pénurie. Les
gelées du printemps avaient été suivies par une sécheresse
interminable ; les récoltes furent perdues.
Dans les campagnes, ce fut la famine, une vraie famine,
au point que l'on trouvait les mendiants morts dans les fos-
sés, avec de l'herbe dans la bouche.
Un document de l'époque décrit Turin, la capitale du Pié-
mont, envahie par une migration biblique : des colonnes de
gens, hâves et en guenilles, abandonnaient la campagne ; des
vallées et des collines déferlaient vers la ville des groupes de
familles qui s'installaient devant les églises et les palais pour
demander l'aumône.
C'est justement au cours de cette mauvaise année que
Marguerite se retrouva avec toute la famille sur les bras.
Dans la maison vivaient sa belle-mère (la vieille maman de
François), clouée sur son fauteuil de paralytique, Antoine
(neuf ans), fils d'un premier. mariage de François, et ses
deux bambins : Joseph et Jean (quatre ans et deux ans).
Paysanne analphabète, elle manifesta au cours de cette
période sa qualité principale : l'énergie de son caractère.
« Ma mère donna de la nourriture à la famille tant qu'il y
en eut, raconte don Bosco, puis elle confia une somme
d'argent à un voisin, Bernard Cavallo, pour qu'il allât cher-
cher de quoi manger. Il se rendit sur différents marchés,
mais il ne put rien acheter, même à prix d'or. Il revint
deux jours plus tard, dans la soirée, attendu avec une grande
impatience. Quand il rendit l'argent en disant qu'il n'avait
rien trouvé, la terreur tomba sur nous. Nous n'avions pas
encore mangé ce jour-là. Ma mère, sans perdre son sang-
froid, déclara : "En mourant, François m'a recommandé
d'avoir confiance en Dieu. Mettons-nous à genoux et
prions !''
Après une courte prière, elle se leva et ajouta : "Dans les
cas extrêmes, il faut prendre les grands moyens." Avec
l'aide de Bernard Cavallo, elle se rendit à l'étable, tua un
veau, en fit cuire une partie et nous donna à manger. Nous
étions à bout de forces. Au cours des jours suivants, elle fit
venir de loin du grain, qu'elle paya un prix exorbitant. »
Jusqu'à ces quelques dernières dizaines d'années, dans les
familles paysannes piémontaises, tuer un veau était un acte
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2.8 Page 18

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désespéré. Ce veau que l'on engraissait dans l'étable était, en
effet, un investissement qui pouvait permettre, vendu sur le
marché, de faire face à une conjoncture difficile, par exem-
ple en cas de maladie. Le tuer, c'était se priver de l'ultime
réserve de la famille.
Un événement qui allait changer la face du monde
La mort, la faim, l'insécurité : premiers souvenirs d'un
enfant qui deviendra un père pour des masses d'orphelins et,
dans ses maisons, donnera du pain à d'innombrables jeunes
gens pauvres.
La petite tragédie de la famille Bosco, sur une colline
écartée, s'ajoutait à la grande tragédie qui, comme une tem-
pête, avait bouleversé l'Europe et l'Italie dans les dernières
décades.
Vingt ans auparavant (1789), à Paris, avait éclaté la Révo-
lution française, un événement qui allait changer la face du
monde. Nous n'avons pas l'intention d'en retracer l'histoire
mais il nous semble nécessaire d'en relever certains aspects,
qui eurent une influence profonde jusque dans la vie de Jean
Bosco.
Dans toute l'Europe, l'atmosphère était devenue subitement
surchargée d'innovations et d'aspirations. En Italie aussi se
répercutaient les échos de transformations formidables. Après
des siècles de société pétrifiée sous la domination absolue du
roi et des nobles, la France explosait. La bourgeoisie et le
peuple revendiquaient la reconnaissance de leurs droits et
l'abolition des privilèges de la noblesse et du haut clergé.
Les mots « liberté » et « égalité » n'étaient plus murmurés
mais criés au grand jour.
Les « droits de l'homme » et la « souveraineté du peuple »
furent proclamés; « Les hommes naissent libres et égaux en
droits... Ces droits sont la liberté, la propriété, la sécurité et
la résistance à l'oppression. La source de toute souveraineté
réside dans la nation » (Préambule à la Constitution de
1791).
.
Pour affirmer ces droits (et non plus pour les prétentions
dynastiques d'un roi), les armées françaises combattaient les
autres nations européennes.
Comme dans toutes les époques de changements radicaux,
de formidables décisions très justifiées étaient mêlées à des
violences factieuses et arbitraires.
Les grands bourgeois qui menaient la Révolution firent en
sorte que le droit de voter fût réservé aux seuls propriétaires.
« L'intervention dans les décisions gouvernementales du peu-
18

2.9 Page 19

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pie sans instruction ni maîtrise de soi, déclaraient-ils, conduit
facilement à des excès. »
La Révolution, de ce fait, abolissait tous les privilèges sauf
celui de la richesse. Les bourgeois obtenaient la liberté, et les
pauvres restaient pauvres.
D'autant plus que la « révolution parallèle » menée en
même temps par les classes populaires et paysannes semblait
donner raison aux bourgeois.
Les paysans français montaient à l'assaut des châteaux des
nobles et les incendiaient. De plus, en ces années de terrible
famine, ils empêchaient par des moyens violents la libre cir-
culation des céréales et livraient de véritables batailles aux
groupes de malheureux affamés qui erraient désespérés en
quête de nourriture.
Le peuple de Paris s'enflammait d'une ardeur violente et
impulsive. Le roi Louis XVI fut assailli par des gens qui
l'obligèrent à se coiffer du bonnet des révolutionnaires et à
trinquer au salut de la nation. Vingt jours plus tard, il était
traîné en prison avec sa famille.
Entre le mois d'août 1792 et le mois de juillet 1794, la
« révolution parallèle » prit le pouvoir. Les bourgeois furent
remplacés à la tête de la nation par des « représentants du
peuple » qui cherchèrent à transformer la « révolution de la
liberté » en « révolution de l'égalité ».
Certains résultats furent, malheureusement, désastreux.
En septembre 92, des détachements armés du peuple enva-
hirent les prisons, bondées d'aristocrates et de prétendus
conspirateurs, et massacrèrent plus de mille personnes.
En janvier 1793, le roi fut reconnu coupable et guillotiné.
Au cours de cette même année 1793 commença la
« période de la terreur ». On inculpa du crime de trahison
toutes les personnes « suspectes » d'être ennemies de la
Révolution. En octobre, 177 personnes furent condamnées à
la guillotine ; en juillet de l'année suivante : 1 285. Les
« ennemis de la Révolution » furent liquidés de manière
expéditive, sans même une apparence de procès.
Parallèlement, on procédait à une « déchristianisation »
massive : interdiction du culte chrétien, fermeture des églises,
destruction des images chrétiennes, persécution des prêtres,
substitution du « culte de la Raison » à celui de Dieu (avec
de grotesques mascarades jusque dans la cathédrale Notre-
Dame de Paris).
L'Europe regardait, interdite. Les événements de Paris
paraissaient, au cours de ces mois, des manifestations de
folie collective ; même les personnes les plus engagées, qui
avaient sympathisé avec la Révolution dès le commencement,
étaient décontenancées.
19

2.10 Page 20

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Lorsque, dans les années qui suivirent, on parlera avec
frayeur de « révolution », c'est en pensant à la période de la
Terreur de Paris. Sous le terme méprisant de « révolution
démocratique » on entendra « le déchaînement violent et
désordonné de la populace ».
Un général de vingt-sept ans : Napoléon
Au mois de juin 1794, la terreur et la « dictature popu-
laire » prirent fin avec la condamnation à mort de leurs pro-
pres chefs, les Jacobins fanatiques : Robespierre, Saint-Just,
Couthon.
La Révolution subit un brutal coup de barre « bour-
geois ». La nouvelle Constitution (approuvée en 1795) recon-
nut le droit de vote à 30 000 personnes seulement (Paris
avait 600 000 habitants). La direction du pays était confiée à
la seule classe restreinte des grands propriétaires. Et rapide-
ment, on assista à un retour en arrière : le régime républi-
cain se métamorphosant tout simplement en « empire ».
1796, une armée de la Révolution arrive en Italie sous les
ordres d'un général de vingt-sept ans : Napoléon Bonaparte.
Dans la vallée du Pô, il est victorieux des Autrichiens au
cours de combats sanglants. Les soldats français parlent de
fraternité, d'égalité, de liberté. Malgré les ombres de la Ter-
reur, ces mots éveillent un en~housiasme énorme parmi les
jeunes générations. Le royaume de Sardaigne (Piémont-
Savoie-Sardaigne) est aboli. Le roi part pour l'exil.
Mais Napoléon est un génie turbulent. Plus que le triom-
phe de la Révolution il poursuit les éclatants et meurtriers
succès de la gloire militaire.
Les tragiques événements de ces années en Italie, les
enfants les étudient aujourd'hui en classe de troisième
moyenne. En 1799, Napoléon est en Égypte ; les Austro-
Russes envahissent encore une fois l'Italie du Nord : sur les
petits chevaux de la steppe, les Cosaques (barbes longues et
touffues, lances menaçantes) entrent de nouveau dans les vil-
les. Napoléon revient ; et la guerre reprend, semant la
misère jusque dans les riches campagnes de la Plaine padane
(les Romains appelaient le Pô : Padanus).
Puis Napoléon extorque de l'argent et des soldats à toutes
les régions d'Italie ; ils lui servent pour la guérilla en Espa-
gne et la campagne de Russie, ce lointain et mystérieux pays
qu'il envahit à la tête de la plus grande armée de tous les
temps. Dans l'hiver rigoureux de Moscou, c'est la débâcle
totale et la retraite désastreuse. Napoléon voit mourir autour
de lui 600 000 hommes. Parmi eux, 25 000 Italiens ; 20 000
avaient déjà été tués en Espagne.
20

3 Pages 21-30

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3.1 Page 21

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Du 16 au 19 octobre 1813, dans la plaine de Leipzig, la
gigantesque « bataille des nations » marque la fin du grand
Empire français et (dans l'esprit de beaucoup de gens)
l'enterrement des idéaux de la Révolution.
Une fois de plus, des Alpes et franchissant l'Isonzo, des-
cendent vers le bassin du Pô Autrichiens, Allemands, Croa-
tes. Tous proclament qu'ils viennent « libérer l'Italie », mais
comme tous les libérateurs, personne ne les a appelés et ils
se dédommagent en pillant campagnes et villes. Après le der-
nier sursaut des Cent-Jours et la bataille de Waterloo, Napo-
léon finira sa vie sur une petite île de l'Atlantique.
L'Europe et l'Italie sont fatiguées, remplies de ruines et
d'orphelins. Les campagnes ont été ravagées par la guerre et
dépeuplées par les « levées » qui réquisitionnaient de force
les jeunes gens pour les envoyer mourir sur de lointains
champs de bataille.
Le peuple, qui a crié : « Liberté ! » pendant des années,
cherche maintenant uniquement la paix.
C'est dans le contexte de cette grande tragédie des peupJes
que la famille Bosco vécut en 1817, limitée mais pesante, sa
propre tragédie.
Le roi retarde l'horloge de quinze années
Jean Bosco apprendra par les livres d'histoire qu'il est né
au commencement œune époque nouvelle, appelée Restaura-
tion. Elle avait débuté le ter novembre 1814, par l'ouverture
à Vienne du Congrès des nations victorieuses dans la lutte
contre Napoléon. Pour la plus grande partie de l'Italie, cette
période durera jusqu'en 1847, c'est-à-dire jusqu'au commen-
cement du relèvement politique de l'Italie, appelé « Risorgi-
mento » (Renaissance).
La Restauration est une époque de grandes ambiguïtés.
Les rois détrônés par la Révolution et par Napoléon revien-
nent, selon la volonté du Congrès, s'asseoir sur leurs trônes
et prétendent, de quelques traits de plume, effacer vingt-cinq
années d'histoire.
L'Italie, à la fête de Vienne, est divisée en huit parts,
comme une galette : le royaume de Sardaigne (il comprend
le Piémont, la Sardaigne, la Savoie, Nice, et on lui attribue
comme acquisition la république de Gênes), le Royaume
lombardo-vénitien (étroitement soumis à l'Autriche), le duché
de Modène, ceux de Parme et .Plaisance, le grand-duché de
Toscane, la principauté de Lucca, les États pontificaux, le
royaume des Deux-Siciles.
Victor-Emmanuel Jer rentre à Turin. Il est dans un car-
21

3.2 Page 22

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rosse de gala, entouré de nobles vêtus à la mode de l'Ancien
Régime, avec perruque poudrée à queue.
La foule, le long des rues, acclame le roi. La population
de la campagne désire une chose par-dessus tout : la paix.
Mais cette paix, les perruques poudrées des nobles veulent la
garantir en rétablissant « tout comme avant ». Ils prétendent
ignorer les réalités nouvelles, positives qui, même à travers
les campagnes sanglantes de Napoléon, ont germé et se sont
affermies en Italie.
L'histoire a fait son chemin et rien ne peut la faire revenir
en arrière. La bourgeoisie s'est affirmée comme une classe
sociale nouvelle. Les marchandises et les hommes circulent
sur le solide réseau routier construit par les ingénieurs napo-
léoniens.
.
Pendant des centaines d'années, la grande masse de la
population est née, a vécu, est morte sous la même autorité,
dans le même village, pétrifiée dans ses petites autarcies,
dans ses coutumes séculaires. Les armées de Napoléon ont
brisé cette inertie. L'émigration interne, même si elle a été
souvent provoquée par des raisons tragiques, est devenue un
phénomène de masse.
Sur les diligences voyagent aussi livres et journaux. Peu de
gens savent lire, mais l'envie de savoir est maintenant une
qualité répandue. Ceux qui savent lire, même peu nombreux,
propagent les nouvelles ; les horizons s'élargissent. Au congrès
de Lubiana, en 1821, François IV de Modène fera cette
mise en garde : « La liberté de la presse, la multiplication
des écoles, la possibilité accordée à tous d'apprendre à lire et
à écrire, voilà les mauvaises graines d'où germent les révo-
lutions. »
Dans le Piémont l'agriculture va prendre rapidement un
développement nouveau, florissant. On abat les dernières
forêts dans les plaines et sur les collines. De larges régions
sont devenues cultivables. Des milliers de mûriers sont plan-
tés ; ils permettront une extension accélérée de l'élevage du
ver à soie.
Subitement, de tous côtés, vont surgir les manufactures,
les ateliers, les martinetti (appareils pour soulever les gros
fardeaux). L'industrie va s'organiser, les prix se stabiliseront.
Victor-Emmanuel 1er, le lendemain de son retour, abolit les
lois des quinze dernières années et remet en vigueur celles
qui avaient précédé Napoléon. Les nobles et le haut clergé
retrouvent tous leurs privilèges. D'un seul coup la bourgeoi-
sie perd beaucoup des droits qu'elle avait obtenus à grand-
peine.
Conséquences ? Pendant que le roi retarde son horloge de
quinze années, les intellectuels bourgeois, comme Silvio
22

3.3 Page 23

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Pellico, émigrent à Milan. Les jeunes des grandes familles fron-
dent dans l'opposition, entrent dans les sociétés secrètes et
mettent leurs espérances en un très jeune prince de la maison
de Savoie-Carignan, Charles-Albert, qui paraît attentif aux
temps nouveaux.
Les échos de ces événements arrivent très amortis sur les
collines du Montferrat, où Jean Bosco passe les années pau-
vres et paisibles de son enfance.
23

3.4 Page 24

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3
Les années du foyer
Quand son mari mourut, Marguerite avait vingt-neuf ans.
C'était plutôt jeune pour la charge qu'elle allait avoir à por-
ter. Maïs elle ne perdit pas plusieurs jours à pleurer sur elle-
même. Elle retroussa ses manches et se mit au travail.
A la maison il y avait les assiettes à laver, la cuisine à
faire, l'eau à aller puiser, les chambres à remettre en ordre.
Tout cela pendant les temps libres, parce qu'aux heures de
travail il s'agissait de faire aller de l'avant les cultures et
l'étable.
Comme les autres solides paysannes des environs, elle fau-
chait le foin, labourait, semait, moissonnait les épis, en fai-
sait des gerbes, les transportait sur l'aire, les battait. Elle
binait la vigne à la houe, veillait aux vendanges et au travail
du vin.
Elle avait les mains occupées à l'ouvrage mais savait aussi
caresser doucement ses enfants. Elle était travailleuse de la
terre mais, avant tout, la maman de ses petits. Elle les éle-
vait avec douceur et fermeté. Cent ans plus tard, les psycho-
logues écriront que pour grandir comme il faut le bambin a
besoin de l'amour exigeant du père et de l'amour calme et
joyeux de la mère. Ils diront aussi que d'être orphelin fait
courir à l'enfant le risque d'être affectivement incliné d'un
seul côté : vers la mollesse sans vigueur pour les enfants de
maman, vers la sécheresse anxieuse pour les enfants de papa.
Maman Marguerite trouva en elle-même un équilibre ins-
tinctif qui la fit joindre et utiliser alternativement la fermeté
calme et la joie apaisante.
Don Bosco, dans son style éducatif, devra beaucoup à sa
mère.
Une grande personne
« A la base et comme soutien de sa pédagogie instinctive,
écrit A. Auffray, Marguerite Occhiena avait placé le sens
religieux de la vie. »
Dieu te voit était une de ses plus fréquentes expressions.
Elle laissait les enfants s'ébattre dans les près voisins et leur
24

3.5 Page 25

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disait quand ils y allaient : « Souvenez-vous que Dieu vous
voit. » Si elle les observait en proie à de petites rancunes ou
sur le point d'inventer un mensonge pour se tirer d'embar-
ras : « Rappelez-vous que Dieu connaît aussi vos pensées. »
Mais ce n'était pas un Dieu gendarme dont elle gravait
l'image dans le cœur de ses petits. Si la nuit était belle et le
ciel étoilé au moment où ils prenaient le frais devant la
porte, elle disait : « C'est Dieu qui a créé le monde et mis
là-haut tant d'étoiles. » Quand les prés étaient fleuris, elle
murmurait : « Que de belles choses le Seigneur a faites pour
nous ! » Après la moisson, après la vendange, quand ils
reprenaient haleine après la fatigue de la récolte, elle disait :
« Remercions le Seigneur. Il a été bon avec nous. Il nous a
donné notre pain quotidien. »
Même après l'orage et les trombes d'eau qui avaient tout
ruiné, la maman les invitait à réfléchir : « Le Seigneur a
donné, le Seigneur a repris. Il sait pourquoi. Si nous avons
été méchants, souvenons-nous qu'on ne se moque pas de
Dieu. »
Près de sa mère, de ses frères, des voisins, Jean s'habitue
à voir une autre personne, Dieu ; une grande personne !
Invisible mais présent toujours et partout : dans le ciel, dans
les champs, sur le visage des pauvres, dans la voix de la
conscience qui dit : « Tu as bien fait, tu as mal fait. » Une
personne en laquelle sa mère a une confiance illimitée et
indiscutable ; un père bon et attentif, donnant le pain quoti-
dien, permettant quelquefois certaines choses (la mort du
papa, la grêle sur la vigne) difficiles à admettre, mais
« Lui » sait le pourquoi et cela doit suffire.
Le jeu et le sang
Jean a quatre ou cinq ans lorsque sa mère lui confie ses
premières trois ou quatre tiges de chanvre roui à effilocher,
travail de rien du tout, mais travail quand même. C'est de
cette manière qu'il commence à donner son humble contribu-
tion à la famille qui vit du travail de tous.
Plus tard, il se joint à ses frères pour les services de la
maison : aller couper du bois, allumer le feu en soufflant
habilement sur les braises conservées sous la cendre (pour
économiser les bâtonnets dont l'extrémité a été trempée dans
le soufre), puiser l'eau, éplucher les légumes, balayer les
chambres, nettoyer l'étable, conduire les vaches au pâturage,
surveiller la cuisson du pain dans le four ...
Mais après les petits travaux (contrôlés par la maman), il
file jouer dehors. De l'espace, ce n'est pas la peine d'en
25

3.6 Page 26

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chercher : tout autour, à perte de vue, il y a des prés. Les
camarades attendent : des garçonnets robustes, agiles, avec
des visages frustes et sans grâce. Ils partent en quête de tau-
pinières, de nids d'oiseaux et s'affrontent en parties intermi-
nables.
Un des jeux les plus animés est la lippa, un base-ball pri-
mitif. A l'aide d'un bâton, on fait sauter un bout de bois
dont la moitié est au-dessus d'un trou et, quand il est en
l'air, on le frappe de nouveau pour l'envoyer le plus loin
possible.
Un après-midi Jean revient à la maison plus tôt que
d'habitude. Le sang ruisselle sur son visage. Il a reçu à toute
volée dans la joue le bout de bois de la ltppa. Marguerite
est inquiète, et tout en le soignant :
« Un jour ou l'autre tu me reviendras avec un œil crevé.
Pourquoi vas-tu avec ces garçons-là ? Tu sais pourtant que
les uns comme les autres, ils ne valent pas cher.
- Si c'est pour vous faire plaisir, je ne retournerai plus
avec eux. Mais vous voyez, maman, quand je suis avec eux,
ils se tiennent mieux. Il y a certains mots qu'ils ne disent
plus 1• »
Marguerite le laissa faire.
Le courage grandit plus vite que la taille.
Jean a cinq ans. Joseph sept. Marguerite les a envoyés
surveiller une petite troupe de dindons. Pendant que les ani-
maux font la chasse aux grillons, les frères jouent. Tout à
coup, en comptant avec les doigts, Joseph crie qu'il manque
un dindon.
Anxieux, ils cherchent. Rien. Un dindon est une grosse
bête, elle ne peut pas disparaître comme ça. En faisant le
tour d'une haie, Jean découvre un homme. Il pense aussi-
tôt : C'est lui qui l'a volé ! Il appelle Joseph et s'approche
résolument :
« Rendez-nous le dindon. »
L'étranger les regarde, étonné
« Un dindon ? Mais où est-il ?
- C'est vous qui l'avez volé. Rendez-le, autrement nous
crierons : ''Au voleur !'' èt. les gens vous attraperont pour
vous bastonner. »
Deux bambins, on p·eut les chasser avec quatre cl~ques sur
les fesses. Mais la résolution de ces deux-là le met mal à
l'aise. S'il y a des paysans qui travaillent près de là et que
les gosses se mettent à hurler, tout peut arriver. Il va donc
tirer de la haie un sac d'où il extrait le dindon.
~
1. L'usage de dire vous aux parents, dans le Piémont, a duré presque jusqu'à
1930.
26

3.7 Page 27

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« Je voulais seulement vous faire une farce.
- Ce n'est pas une farce honnête », rétorquent les petits
en s'éloignant.
Le soir, comme d'habitude, ils rendent compte à leur
mère.
« Vous avez couru un grand danger.
- Et pourquoi ?
- En premier lieu parce que vous n'étiez pas sûrs que ce
fût lui le voleur.
- Mais il n'y avait personne d'autre à proximité.
- Ça ne suffit pas pour appeler quelqu'un "voleur". Et
puis vous êtes petits, lui c'est un homme. S'il vous avait fait
du mal !...
- Alors, nous devions le laisser voler le dindon ?
- Ce n'est pas mal d'avoir du courage. Mais il vaut
mieux perdre un dindon que se faire arranger par quelqu'un.
- Hum ! murmura Jean, pensif. Vous avez raison,
maman. Mais c'était un dindon vraiment gros !... »
Une baguette dans le coin
Maman Marguerite est une femme extrêmement douce,
mais énergique et forte. Les enfants savent que si elle dit
non, les caprices ne la feront pas changer d'avis.
Dans un coin de la cuisine, il y a la baguette : une badine
flexible. Elle ne s'en sert pas, mais ne l'enlève jamais de son
coin.
Un jour Jean commit une grosse bêtise. Sans doute pressé
d'aller jouer, il laissa ouverte la porte du clapier et tous les
lapins s'échappèrent dans les prés. Rude corvée pour les rat-
traper. Revenus à la cuisine, Marguerite montre le coin :
« Jean, va me chercher la baguette. »
Le garçon se retire vers la porte :
« Qu'est-ce que vous voulez en faire?
- Apporte-la-moi et tu verras ! »
Le ton est résolu. Jean la prend et la tend de loin
« Vous voulez me la cogner sur les épaules...
- Et pourquoi pas si tu me fais des bêtises pareilles.
- Maman, je ne recommencerai plus. »
La mère fait un sourire et lui aussi.
Au cours d'une journée de soleil ardent, Jean et Joseph,
mourant de soif, reviennent de la vigne. Marguerite va au
puits, tire un seau d'eau fraîche et, avec la louche de laiton,
donne à boire d'abord à Joseph.
Jean fait la grimace. Il est -fâché de cette préférence.
Quand la maman lui tend à boire à lui aussi, il fait signe
27

3.8 Page 28

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qu'il n'en veut pas. Marguerite ne dit rien. Elle emporte le
seau dans la cuisine et ferme la porte. Un instant plus tard,
Jean entre :
« Maman...
- Qu'y a-t-il ?
- Vous me donnez à boire à moi aussi ?
- Je croyais que tu n'avais plus soif.
- Pardon, maman.
- Ça va comme ça. » Et elle lui tend à lui aussi une lou-
che ruisselante.
A huit ans, Jean est un garçon en bonne santé au rire
clair. Plutôt petit et solide, il a les yeux noirs, les cheveux
frisés et touffus comme la laine d'un agneau. Il a le goût de
l'aventure et du risque. Jamais il ne se plaint des écorchures
aux genoux.
Il arrive déjà à grimper aux arbres, à la recherche des nids
d'oiseaux. Un jour ça tourne mal pour lui. Un nid de
mésanges est enfoui profondément dans la fente d'un tronc
d'arbre. Il enfonce son bras dans le trou au-delà du coude :
impossible de le retirer. Il essaie plusieurs fois mais dans
cette espèce d'étau: le bras commence à gonfler. Joseph qui le
regardait du pied de l'arbre court à la maison chercher la
maman. Marguerite arrive avec une échelle, elle non plus n'y
parvient pas. Il faut aller appeler un voisin qui accourt avec
un ciseau à bois. En attendant, la sueur perle sur le front de
Jean. Joseph qui a encore plus peur que son frère lui crie
d'en bas : « Tiens bon, les voilà qui arrivent ! »
Le voisin enveloppe le bras du garçon avec le tablier de
Marguerite et commence à entailler l'arbre. Sept ou huit
coups de burin suffisent et le bras est dégagé.
Marguerite n'eut pas le courage de le blâmer. Il était
humilié comme un caniche sous la pluie. Elle lui dit seule-
ment:
« Ne recommence pas à m'en faire une autre comme celle-
! )>
Le diable dans le grenier
Un soir d'automne, Jean se trouve avec sa maman chez
les grands-parents à Capriglio. Pendant le repas du soir, la
nombreuse famille entoure la table, enveloppée dans la
pénombre à peine dissipée par la lueur de la lampe à huile.
Et voilà qu'on entend un bruit insolite au-dessus des têtes. Il
se répète une, deux, trois fois. Tous regardent en l'air, rete-
nant leur souffle. Le silence se rétablit puis, de nouveau, le
bruit mystérieux du grenier se manifeste, suivi d'une sorte de
.28

3.9 Page 29

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glissement long et étouffé. Les femmes font le signe de la
croix, les enfants se serrent contre leur mère.
Une vieille femme se met à raconter avec des mots pru-
dents comment autrefois, dans le grenier, on entendait des
bruits prolongés, des gémissements et des cris effrayants :
« C'était le diable ; le voilà revenu », murmure-t-elle en se
signant.
Jean rompt le silence pour dire tranquillement :
« Je crois que c'est une fouine, pas le diable. »
Comme à un impertinent on lui dit de se taire. Et de nou-
veau le bruit sourd reprend, suivi du long frottement plain-
tif. Le plafond de bois, vers lequel tous regardent, inquiets,
sert de plancher aux combles, aménagés en grenier.
Une seconde fois, le petit Jean rompt le silence en sautant
de sa chaise :
« Allons voir.
- Tu es fou ! Marguerite, arrête-le ! On ne plaisante pas
avec le diable. »
Mais le garçon est à pied d'œuvre, il prend une lanterne,
l'allume, saisit un bâton. Marguerite lui dit :
« Ne serait-ce pas mieux d'attendre jusqu'à demain ?
- Maman, n'auriez-vous pas un peu peur, vous aussi ?
- Non. Allons voir ensemble. »
Ils escaladent l'escalier de bois. Les autres aussi arrivent,
portant des lampes et serrant des bâtons. Jean pousse la
porte du grenier et lève la lanterne pour y voir plus clair.
Une femme pousse un cri étranglé :
« Là, dans le coin, regardez ! »
Tous regardent. Une corbeille à grain renversée navigue,
bouge, avance. Jean fait un pas en avant.
« Non, attention ! C'est un panier ensorcelé ! »
Jean l'empoigne d'une main et le soulève. Une grosse
poule effarouchée, prisonnière là-dessous, qui sait depuis
combien d'heures, sort comme un projectile en s'égosillant.
Autour de Jean, maintenant, tous rient comme des fous.
Le diable était une volaille. La corbeille, légère, avait été
posée le long du mur en équilibre instable. Comme il restait
des grains de blé entre les brins d'osier, une poule avait
voulu les becqueter mais elle s'était renversé sur le dos le
récipient sous lequel elle était prisonnière. Fatiguée de rester
là-dessous et affamée, la pauvre bête cherchait à en sortir,
transportant çà et là le panier qui heurtait les objets du gre-
nier, produisant des bruits sourds et de longs glissements sur
le plancher.
29

3.10 Page 30

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La tache d'huile s'élargit
Le jeudi de chaque semaine Marguerite va au marché de
Castelnuovo. Elle emporte deux paniers avec les fromages,
les poulets, les légumes à vendre. Elle revient avec de la
toile, des bougies, du sel et quelques petits cadeaux pour les
enfants, qui descendent à sa rencontre à toute vitesse à tra-
vers les sentiers, lorsque le soleil commence à baisser.
Un jeudi, pendant une interminable partie de lippa, le
petit cylindre de bois finit sa course sur le toit.
« Sur l'armoire de la cuisine il y en a un autre, dit Jean. Je
vais le chercher. »
Il y va en courant. Mais l'armoire est haute pour lui et il
lui faut monter sur une chaise. Il se hausse sur la pointe des
pieds, allonge les bras et patatras ! le cruchon d'huile posé
sur l'armoire tombe sur les carreaux de la cuisine et se
brise ; l'huile se répand sur les briques rouges.
Joseph ne voyant pas revenir son frère, arrive en courant,
voit le désastre et se met la main devant la bouche :
« Cette fois-ci, ce soir, la maman... »
Ils essaient de remettre tout en ordre. Les tessons du vase
sont rapidement balayés mais la tache d'huile, ineffaçable,
s'élargit comme la peur.
Jean reste en silence pendant une demi-heure. Puis il tire
de sa poche son couteau, va vers la haie, taille une belle
gaule flexible et se met à la travailler en chantant. Et il tra-
vaille aussi avec sa cervelle en cherchant les mots qu'il va
dire à sa mère.
En fin de compte, l'écorce de la baguette est toute décorée
<l'entailles et de reliefs.
Le soir, ils vont à la rencontre de la maman. Joseph, hési-
tant, marche un peu en traînant.
Par contre, Jean court :
« Bonsoir, maman. Comment allez-vous ?
- Bien. Et toi, tu vas bien ?
- Hum ! Maman, regardez. » Et il lui tend la baguette
ciselée.
« Qu'est-ce que tu as fait ?
- Cette fois-ci, je mérite vraiment que vous me battiez.
Par malheur, j'ai cassé le cruchon d'huile. »
Il raconte tout d'un trait et conclut :
« Je vous ai apporté une baguette parce que je la mérite
vraiment. Prenez-la, maman. »
Il lui tend le rameau en la regardant de bas en haut, avec
des regards à moitié repentants et à moitié rusés.
Marguerite l'observe quelques instants, puis esquisse un
30

4 Pages 31-40

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4.1 Page 31

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sourire. Et Jean se met à rire. Sa mère le prend par la main
et ils se dirigent vers la maison.
« Est-ce que tu te rends compte que tu es en train de
devenir un gros malin, Jean ? Cela m'ennuie pour le pot
d'huile, mais je suis. contente que tu ne sois pas venu me
raconter un mensonge. Une autre fois, fais tout de même
attention car l'huile coûte cher. »
Joseph avance à présent qu'il a vu s'éloigner l'orage dont
il avait peur. Joseph a dix ans, il grandit, doux et tranquille.
Il n'a ni la vivacité, ni la turbulence de Jean. Il est patient,
appliqué, ingénieux. Il aime de tout son cœur sa mère et son
petit frère et il a un peu peur d'Antoine.
« Je suis ta maman, pas ta marâtre»
Antoine a sept ans de plus que Jean et il se manifeste
comme un garçon fermé sur lui-même, dur et brutal.
A l'occasion il frappe méchamment ses petits frères et
Marguerite doit courir pour les lui arracher des mains. Pro-
bablement est-il seulement un garçon très sensible que les
décès successifs de son père et de sa mère ont traumatisé.
Il éprouve à l'égard de Marguerite un sentiment partagé
qui ·le fait passer des moments de tendresse à d'impression-
nants accès de colère. Parfois, quand il s'emporte, il
s'avance vers elle, bras tendus et poings menaçants et lui crie
d'une voix rauque : « Marâtre ! »
Marguerite pourrait le remettre en place avec quatre bon-
nes taloches (et les autres mamans, en ce temps-là, n'avaient
guère de scrupules pour le faire). Mais elle éprouve de la
répugnance à frapper. Elle n'a jamais levé la main sur lui.
Elle se contente de lui répéter avec fermeté :
« Antoine, je suis ta mère, pas une marâtre. Maintenant,
calme-toi et réfléchis. Tu verras que tu as tort d'agir de
cette façon. »
Quand la colère se calme, Antoine vient lui demander par-
don. Mais il s'emporte de nouveau pour un rien, et Joseph
et Jean ont très peur à l'occasion de ces scènes.
31

4.2 Page 32

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4
Le temps de mars
La vie de la famille Bosco est pauvre. Parmi les quelques
maisons des Becchi, celle des Bosco est la plus modeste : une
bâtisse d'un étage, qui sert d'habitation, de grange et d'éta-
ble.
Les sacs de maïs· sont dans la cuisine et, derrière une
légère cloison, deux vaches ruminent. A l'étage, les chambres
à coucher, petites et sombres, sont directement sous le toit.
Ce n'est pas la misère mais une réelle pauvreté ; chacun
s'acquitte de sa part de besogne et, si le travail de la terre
ne rapporte pas beaucoup, il rapporte tout de même. Les
murs sont nus, blanchis à la chaux. Il n'y a pas beaucoup
de sacs de maïs mais comme ils sont vidés parcimonieuse-
ment, en fin de compte ils suffisent. Les vaches doivènt tirer
charrette et charrue, elles donnent peu d'un lait plutôt mai-
gre, mais ce peu fait l'affaire.
C'est pourquoi les enfants de la maison Bosco ne sont pas
effleurés par la tristesse et encore moins par la révolte.
Même dans la pauvreté on peut être heureux, avec de la
patience.
Entre ses huit et ses neuf ans (1823-1824), Jean commence
à participer plus activement aux travaux de la famille, et à
en partager la vie difficile et austère.
On travaille du lever au coucher du soleil et le soleil d'été
se lève tôt. « L'homme qui dort ne prend pas de poisson »,
dit Marguerite aux garçons réveillés à l'aube. Et Jean, pro-
bablement, s'est demar..dé plus d'une fois où trouver ces heu-
reux poissons.
Le petit déjeuner du matin est un repas tout simple : une
tranche de pain sec et de l'eau fraîche. Jean apprend à pio-
cher, à faucher l'herbe, à manier la serpe, à traire les
vaches. Un vrai paysan. Les voyages se font à pied. La dili-
gence passe loin, sur la route de Castelnuovo, et elle coûte
cher. Le soir on va dormir sur les paillasses de feuilles de
maïs.
32

4.3 Page 33

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Les pieds du pauvre
Si quelqu'un tombe gravement malade dans l'une des mai-
sons voisines, on vient réveiller Marguerite. On sait qu'elle
ne refuse jamais de rendre service. Elle fait lever un des
enfants pour qu'il l'accompagne.
« Allons-y ! C'est pour faire un acte de charité. »
« Faire un acte de charité. » Dans cette simple formule, en
ce temps-là, on mettait ensemble des « valeurs » que nous
appelons aujourd'hui générosité, bienfaisance, engagement au
service d'autrui, amour concret, altruisme.
« En hiver - don Bosco s'en souvenait -, il arrivait sou-
vent qu'un mendiant vînt frapper à notre porte. » Dehors, il
neige ; l'homme demande à dormir dans le grenier. Margue-
rite, avant de le laisser monter là-haut, lui sert une assiette
de bouillon chaud ; puis, elle lui inspecte les pieds, la plu-
part du temps mal en point. Les socques usés laissent passer
l'eau et le reste. Elle n'a pas une autre paire à offrir mais
elle lui enveloppe les pieds dans des morceaux d'étoffe
qu'elle noue comme elle peut.
Dans une des maisons des Becchi habite Cecco. Il a été
riche mais il a tout gaspillé. Les gosses lui jouent des tours.
Quelquefois ils l'appellent « cigale ». Les mamans le dési-
gnent aux enfants et leur racontent l'histoire de la cigale et
de la fourmi : « Pendant que nous travaillions comme des
fourmis, lui, il chantait et faisait la noce. Il était insouciant
comme une cigale. Et maintenant regarde à quoi il est
réduit. Retiens ça ! »
Le pauvre vieux a honte de demander l'aumône et souvent
souffre de la faim. Quand il fait nuit, Marguerite pose sur
le bord de la fenêtre un petit pot. de soupe chaude. Cecco va
le prendre en cheminant dans l'obscurité.
Jean retient ces leçons. Plutôt la générosité que l'épargne !
Un garçon travaille comme valet dans une ferme des envi-
rons. Il se nomme Secondo Matta. Le matin, son patron lui
donne une tranche de pain noir et lui met dans la main les
licols de deux vaches. Il doit les mener paître jusqu'à midi.
En descendant vers la vallée, il rencontre Jean qui conduit
lui aussi ses vaches à la pâture, sa tranche de pain blanc
dans la main. Ce genre de pain, à l'époque, était une frian-
dise. Un jour, Jean lui dit :
« Tu veux me faire plaisir ?
- Bien sûr.
- Je voudrais que nous échangions notre pain. Le tien
doit être meilleur que le mien. »
Secondo Matta en est persuadé, et pendant trois mois de
suite - c'est lui qui l'a raconté -, toutes les fois qu'ils se
33

4.4 Page 34

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retrouvent ils échangent leur pain. Lorsqu'il devint un
homme, monsieur Matta réfléchit et comprit que Jean Bosco
avait été un brave garçon.
Les bandits dans le bois
Près de la maison, il y a un bois. Plus d'une fois, quand
la nuit arrive, des petits groupes de « bandits », traqués par
les gardes, frappent à la porte de Marguerite. Ils viennent
demander une écuelle de soupe et un peu de paille pour dormir.
Marguerite ne s'effraie pas de ces visites. Elle y est habi-
tuée. Au temps de Napoléon, les jeunes qui échappaient à la
« levée » de troupes étaient extrêmement nombreux. Les his-
toriens disent 70 OJo dans les dernières années du Premier
Empire. Ils vivaient en groupes, dans les bois et sur les
montagnes. Ils s'adonnaient au brigandage pour vivre, ou
bien ils se louaient sous un faux nom pour travailler dans
des fermes isolées. (Parmi les « insoumis à la levée » de
Napoléon, en France, on compte Jean-Marie Vianney qui
jouait le paysan sous le nom de Vincent : il deviendra le
saint Curé d'Ars.)
Ce qui fait peur c'est que derrière les bandits se « poin-
tent » souvent les carabiniers (créés justement pendant ces
années-là par le roi Victor-Emmanuel Jer). Mais pour la mai-
son Bosco une espèce d'armistice tacite est de rigueur. Les
gardes, fatigués par la montée, demandent à Marguerite un
verre d'eau, et même un doigt de vin. Les bandits du grenier
entendent les voix et filent sans bruit. « Bien qu'ils surent
assez souvent qui se trouvait au même moment caché dans
la maison, les gardes firent toujours semblant de ne pas le
savoir et ne tentèrent jamais de capturer quelqu'un. » C'est
Jean-Baptiste Lemoyne qui écrit cela. Principal biographe de
don Bosco, il eut avec lui de très importantes conversations
pendant des années à Turin.
Jean observe tout et cherche à comprendre. De sa mère, il
apprend que d'abord il y eut des soldats du régime démocra-
tique qui suivirent des gens restés fidèles au roi. Maintenant,
ce sont les suiveurs qui sont devenus les suivis. Les carabi-
niers du roi donnent la chasse aux démocrates. Bientôt les
choses changeront encore. Les « gibiers de potence » (c'est
ainsi qu'à cette époque le marquis Michel de Cavour appelle
les démocrates) deviendront ministres, chefs de police, res-
ponsables des affaires publiques.
Ceux qui suivront seront encore différents.
Marguerite, habituée à ces variations de fronts politiques,
offre une écuelle de bouillon et une tranche de pain à qui-
34

4.5 Page 35

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conque frappe à sa porte sans jamais demander à quel bord
il appartient. Peut-être pouvons-nous penser que tous ces
événements firent précisément que Jean Bosco fut convaincu
de la « relativité » de la politique et des partis. Il considé-
rera toujours lui-même la politique comme un élément discu-
table et variable de la vie. En conséquence, il établira son
existence sur des points de repère bien plus solides : le souci
des âmes, les jeunes pauvres à nourrir et à éduquer, ce que
lui-même appellera « la politique du Notre Père ».
Ma mère m'a appris à prier
La charité, aux Becchi, n'est pas motivée par la philantro-
pie ou le sentiment mais par l'amour de Dieu. Le Seigneur
est chez lui dans la famille Bosco. Marguerite, illettrée, sait
par cœur de longs passages de l'histoire sainte et de l'Évan-
gile. Elle croit à la nécessité de prier, c'est-à-dire de parler
avec Dieu pour avoir le courage de vivre et de faire du bien.
« Tant que je fus tout petit, écrit don Bosco, elle m'apprit
elle-même les prières. Elle me faisait m'agenouiller avec mes
frères matin et soir, et tous ensemble nous récitions les priè-
res communes. »
Le prêtre est loin et elle n'attend pas qu'il trouve le temps
pour venir enseigner le catéchisme à ses bambins. Voici quel-
ques demandes et réponses de L'abrégé de tri doctrine chré-
tienne que Marguerite, enfant, avait apprises et qu'elle ensei-
gne à Jean, Joseph et Antoine :
Q. Que doit faire un bon chrétien le matin à son
réveil ?
R. Le signe de la croix.
Q. Levé et habillé, que doit faire un bon chrétien ?
R. S'il le peut, s'agenouiller devant une image
pieuse et, en renouvelant dans son cœur l'Acte
de foi dans la présence de Dieu, réciter avec
dévotion : Je vous adore, ô mon Dieu...
Q. Que doit-il faire avant de commencer son
ouvrage?
R. Offrir son travail à Dieu.
Une des premières « pratiques religieuses » auxquelles Jean
participe est la récitation du chapelet. C'est la prière du soir
de tous les chrétiens en ce temps-là. En répétant cinquante
fois /'Ave Maria, même les paysans des Becchi conversent
avec la Madone, leur mère plus que leur reine. Pour eux,
dire cinquante fois les mêmes paroles, n'est pas un non-sens.
35

4.6 Page 36

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Dans la journée, ils ont bien donné des centaines de coups
de bêche dans la terre et ils savent que c'est à cette condi-
tion qu'on obtient de bonnes récoltes. En égrenant le chape-
let, la réflexion se porte sur les enfants, les champs, la vie,
la mort. C'est de cette manière que Jean commence à parler
à la Sainte Vierge et il est sûr qu'elle le regarde et l'écoute.
Dans ses souvenirs, don Bosco rappelle aussi sa première
confession : « Ce fut ma mère qui m'y prépara. Elle
m'accompagna à l'église, se confessa la première, me recom-
manda au confesseur. Ensuite, elle m'aida à faire mon
action de grâces. »
L 'école à la saison morte
La première classe élémentaire, Jean la fréquenta probable-
ment à neuf ans, au cours de l'hiver 1824-1825. Les classes
commencent alors le 3 novembre et, le 25 mars, elles sont
déjà finies. C'est la « saison morte » pour la campagne.
Avant et après, même les faibles bras des jeunes garçons
sont nécessaires à la maison et dans les champs 1•
Comme l'école communale de Castelnuovo est distante de
cinq kilomètres, son premier maître fut un paysan qui savait
lire. Ensuite, la tante Marianne Occhiena, sœur de Margue-
rite et femme de ménage du vicaire-instituteur de Capriglio,
pria ce prêtre de donner une place au neveu dans son école.
Don Lacqua y consentit et Jean demeura probablement
chez la tante pendant trois mois. Il en fut de même au cours
de l'hiver 1825-1826.
Cette fois, Antoine, dix-sept ans, commence à se fâcher :
« Pourquoi l'envoyer encore à l'école ? Du moment qu'il
sait lire et signer son nom, c'est plus qu'il n'en faut ! Qu'il
prenne la bêche comme moi je l'ai prise. »
Marguerite essaye de le raisonner.
« Plus le temps passe et plus l'instruction devient néces-
saire. Est-ce que tu ne vois pas que même les tailleurs et les
cordonniers vont à l'école ? Avoir à la maison quelqu'un qui
sache compter, ce ne sera pas du superflu. »
Dès qu'il sait lire, les livres deviennent sa passion. Il
demande à don Lacqua de lui en prêter et il passe une
grande partie de ses après-midi de l'été à dévorer les pages à
l'ombre des arbres. En allant au pâturage, il est d'accord
pour s'occuper des vaches de ses amis, du moment qu'ils le
laissent lire tranquille.
1. Une loi de 1822 imposa l'instruction élémentaire. Elle était obligatoire et gra-
tuite. Mais toutes les communes n'eurent pas la possibilité de se conformer à la loi.
36

4.7 Page 37

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Il ne devint pas pour autant un pédant. Il aime lire mais
il aime aussi jouer et grimper sur les arbres.
Un après-midi qu'il est avec ses amis, il aperçoit un nid
de chardonnerets sur la branche d'un grand chêne. Il grimpe
le long du tronc et voit qu'il y a déjà des petits, bons à
mettre en cage. Le nid se trouve malheureusement à l'extré-
mité d'une grosse et longue branche, presque parallèle au
sol.
Jean réfléchit un peu puis, de là-haut, il dit à ses camara-
des : « J'y vais. » Doucement, doucement, il rampe sur la
branche qui devient de plus en plus fine et flexible. Il
allonge la main, prend les quatre petits et les glisse dans sa
chemise sur sa poitrine.
Maintenant, il s'agit de revenir en arrière le long de la
branche qui s'est pliée sous son poids. Il s'allonge lentement
mais ses pieds lâchent et il se retrouve suspendu par les
mains à une hauteur inquiétante. D'un coup de reins il
s'accroche de nouveau avec les jambes mais il ne peut rien
faire de plus. Impossible de se remettre à plat-ventre sur la
branche. De grosses gouttes de sueur perlent sur son front.
En bas, les camarades crient et s'agitent mais n'interviennent
pas.
Quand les bras n'en peuvent plus il se laisse tomber dans
le vide. Il fait une chute terrible. Il demeure quelques minu-
tes assommé puis réussit à s'asseoir.
« Tu t'es fait mal ?
- Espérons que non », réussit-il à murmurer.
« Et les oiseaux ?
- Ils sont ici, vivants. » Il ouvre sa chemise et les en
tire. « Mais ils m'ont coûté cher. .. »
Il essaie de s'acheminer vers la maison mais il tremble de
tous ses membres et doit s'asseoir de nouveau. Quand il
réussit à entrer, il dit à Joseph :
« Je ne suis pas bien mais ne dis rien à maman. »
La nuit dans le lit lui fit du bien mais les effets de cette
chute violente, il les sentit pendant plusieurs jours.
Un merle tout petit, tout petit
Les oiseaux le passionnent. Il a déniché un merle encore
tout petit et l'a élevé. Dans une cage tressée de baguettes de
saule, il lui apprend à siffler. L'oiseau répète. Quand Jean
arrive, il le salue avec un sifflement modulé, saute allègre-
ment d'un barreau sur l'autre, le fixe avec son petit œil noir
et brillant. Un merle sympathique.
Mais un matin, le merle ne lui adresse pas son sifflement.
37

4.8 Page 38

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Un chat a démoli la cage et dévoré l'oiseau. Jean se met à
pleurer. Sa mère cherche à le raisonner en l'assurant que des
merles et des nids il en trouvera encore d'autres. Qu'a-t-il à
faire des autres merles ? Mais celui-là, son petit ami, qui a
été tué, qu'il ne va plus jamais voir...
Il reste triste pendant plusieurs jours ; personne ne réussit
à le consoler. « En fin de compte, raconte don Lemoyne, il
se mit à penser à la fragilité des choses de ce monde et prit
une résolution qui n'était pas de son âge : il se proposa de
ne plus attacher son cœur à quoi que ce soit sur cette
terre. » Quelques années plus tard, il répéta les mêmes mots,
à la mort de son ami le plus cher et à plusieurs autres occa-
sions.
Cela fait plaisir de constater que don Bosco ne réussit
jamais à tenir cette résolution. Lui aussi avait comme nous
un cœur de chair qui a besoin d'aimer les petites et les gran-
des choses. Il pleurera, le cœur déchiré, à la mort de don
Calosso, de Louis Comollo, à la vue des premiers garçons
derrière les barreaux d'une prison. A propos de ceux qui fai-
saient du mal à ses jeunes, il dira : « Si ce n'était pas un
péché, je les étranglerais de mes propres mains. » Et tous ses
garçons répétaient à son sujet, sur un même ton invariable :
« Il m'aimait. » L'un d'entre eux, Louis Orione, écrira : « Je
marcherais sur des charbons ardents pour le revoir encore
une fois et lui dire merci. »
La discipline religieuse de l'époque enseignait qu'il est
mauvais « d'attacher son cœur aux créatures ». Il est préfé-
rable de ne pas prendre de risques, d'aimer modérément. Les
recommandations de Vatican II sont plus évangéliques. Le
Concile nous dit qu'il ne faut pas transformer les créatures
en idoles mais que Dieu nous a donné un cœur pour que
nous aimions sans appréhension. Le dieu des philosophes est
impassible, mais pas le Dieu de la Bible : il aime, il se
fâche, il souffre et pleure ; il a frémi de joie et souri de ten-
dresse.
Sa terre
A neuf ans, l'enfant commence à sortir de la chaude
coquille familiale et à regarder alentour. Jean aussi regardait
et découvrait sa terre. Belle, vallonnée, tranquille. Là crois-
saient les mûriers, les vignes, le maïs, le chanvre. Là pais-
saient le gros et le menu bétail. Les bois étendus et épais
formaient des taches d'un vert profond. Les paysans· qui
bêchaient paisiblement sous le soleil étaient des hommes
patients, tenaces. Peuple fidèle à la terre où il a pris racine
38

4.9 Page 39

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comme les arbres. Ils n'avaient pas honte d'ôter leur cha-
peau devant l'église et devant Dieu et, quand ils fermaient la
porte de leur maison, le soir, en famille ils se sentaient des
rois.
Jean Bosco fut un grand fils de Dieu mais fils aussi de
cette terre. Le Ciel lui a lancé un appel mais son caractère
original c'est cet air, ce climat qui l'ont modelé et nourri.
Dans sa voix, il emportera toujours l'accent dialectal de ses
collines et dans l'âme l'empreinte de son milieu.
39

4.10 Page 40

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5
Le petit saltimbanque
Les neuf ans du petit Jean sont marqués par le « grand
songe » : la foule des enfants ; l'Homme qui le réprimande :
« Pas avec des coups mais avec de la douceur » ; la Dame
qui lui prédit : « Au moment voulu, tu comprendras tout. »
Malgré les paroles prudentes de la grand-mère, cette nuit-
là a jeté un rayon de lumière sur le futur. Le songe des neuf
ans - écrit Pietro Stella - conditionne tout le mode de vie
et de pensée de Jean Bosco. Il conditionne aussi la conduite
de la mère dans les mois et les années qui suivirent. Pour
elle aussi c'est la manifestation d'une volonté supérieure, un
signe évident de la vocation sacerdotale de son fils. C'est
seulement de cette manière que l'on peut expliquer sa téna-
cité à conduire Jean sur la route qui pourra le faire devenir
prêtre.
Dans le songe, Jean a vu une armée de garçons et on lui
a ordonné de leur faire du bien. Pourquoi ne pas commen-
cer tout de suite ? Des garçons, il en connaît déjà pas mal :
ses compagnons de jeu, les petits domestiques qui vivent
dans les fermes éparses dans la campagne. La plupart sont
de braves gosses, mais d'autres sont grossiers et jurent
comme des païens.
En hiver, beaucoup de familles passent la soirée ensemble
dans une grande étable où les bœufs et les vaches font
office de calorifères. Pendant que les femmes filent et que
les hommes fument la pipe, Jean commence à lire à l'assem-
blée les livres que lui prête don Lacqua : Le pauvre Guérin,
L'histoire de Bertold, Les rois de France. C'est un succès
foudroyant : « Tous. voulaient m'avoir dans leur étable,
raconte-t-il. Des gens de tous les âges et de toutes les condi-
tions se joignaient à mes compagnons. Tous étaient heureux
de passer la veillée à écouter sans bouger le malhabile lecteur
debout sur un banc pour que tout le monde puisse le voir. »
Le best-seller de ces soirées c'était Les rois de France. Il
racontait les aventures merveilleuses et un peu compliquées
de Charlemagne et de ses paladins : Roland, Olivier, le traî-
tre Ganelon, l'évêque Turpin, les ravages de l'épée magique
Durandal. Don Bosco écrit : « Avant et après mes lectures
40

5 Pages 41-50

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5.1 Page 41

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tout le monde faisait le signe de la croix et récitait un Je
vous salue, Marie. »
Les clairons sur la colline
A la belle saison, les choses changent. Les histoires n'atti-
rent plus personne. Jean comprend que pour rassembler ses
amis il doit faire quelque chose « d'extraordinaire ». Mais
quoi?
Les clairons des saltimbanques résonnent sur la colline voi-
sine. C'est un jour de foire. Jean s'y rend avec sa mère. On
achète, on vend, on discute, on manigance et on s'amuse.
Les gens s'entassent autour des prestidigitateurs et des acro-
bates. Les jeux de passe-passe, les exercices d'adresse retien-
nent les paysans, bouche bée. Voilà ce que lui aussi pourrait
faire. Il faut qu'il se mette à l'affût des secrets des acroba-
tres et des trucs des illusionnistes.
Malheureusement, les grands spectacles ont lieu seulement
aux fêtes patronales, c'est-à-dire aux fêtes des saints protec-
teurs des localités. Les équilibristes dansent sur la corde
raide, les escamoteurs présentent le « jeu des gobelets », ou
mieux, des tours plus prestigieux : faire sortir pigeons et
lapins des chapeaux, faire disparaître une personne, la scier
en deux et la faire reparaître indemne. Les « arracheurs de
dents sans douleur » sont très admirés.
Mais pour voir ces spectacles on paie deux sous le billet.
Où les prendre ? Consultée, Marguerite répond :
« Débrouille-toi comme tu veux mais ne me demande pas
d'argent. Je n'en ai pas. »
Jean se débrouille. Il capture des oiseaux et les vend,
fabrique des corbeilles, des cages et les négocie avec les col-
porteurs, ramasse des herbes médicinales et les porte au
pharmacien de Castelnuovo.
Grâce à cela il réussit à se placer dans les premiers rangs
des spectateurs. En observant attentivement il comprend
l'équilibre que le balancier donne à celui qui marche sur la
corde, surprend le rapide mouvement des doigts qui dissimu-
lent l'astuce, découvre encore d'autres stratagèmes à peine
dissimulés.
A cette époque, c'était une torture pour tout le monde de
se faire arracher une dent cariée. Le premier analgésique
sera expérimenté en Amérique seulement en 1845. Jean, au
cours d'une fête foraine de 1825, assiste à « un arrachage de
dents sans douleur » grâce à une poudre magique. Le paysan
qui s'y prête a une molaire qui lui fait vraiment mal. Le
baladin, après avoir plongé le doigt dans la poudre, au
milieu du fracas des clairons et des tambours lui arrache la
41

5.2 Page 42

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dent d'un coup sec avec une pince qu'il a fait glisser de sa
manche dans sa main. Le patient saute sur ses pieds en hur-
lant mais les clairons tempêtent. Le bateleur l'embrasse à
l'étouffer : « Merci ! Merci ! L'expérience a été parfaitement
réussie ! » Jean est l'un de ceux, peu nombreux, qui ont vu
glisser la pince, il s'en va en riant.
A la maison il répète ses premiers exercices : « Je m'exer-
çais des jours et des jours jusqu'à la réussite. » Pour faire
sortir les lapins du chapeau, pour marcher sur la corde, cela
demande des mois de répétitions, de persévérance, de dégrin-
golades. « Il peut se faire que vous ne me croyiez pas, écrit
don Bosco, mais à onze ans je réussissais le jeu des gobelets,
le saut de la mort, je marchais sur les mains et je courais et
dansais sur la corde. »
Spectacle sur le pré
Un dimanche après-midi, en plein été, Jean annonce à ses
amis son premier spectacle. Sur un tapis de sacs étalés sur
l'herbe, il réalise des miracles d'équilibre avec des boîtes et
des casseroles posées sur le bout de son nez. Il demande à
un petit spectateur d'ouvrir la bouche toute grande et il en
tire des dizaines de petites boulettes colorées. Il opère avec
la baguette magique. Et à la fin, il bondit sur la corde et y
marche aux applaudissements des amis.
La nouvelle court de maison en maison. Le public aug-
mente : petits et grands, filles et garçons, et même des per-
sonnes âgées - les mêmes que ceux qui l'écoutent lire dans
les étables Les rois de France. A présent, ils le voient tirer
du gros nez d'un paysan éberlué un ruisseau de monnaie,
changer l'eau en vin, multiplier les œufs, ouvrir le sac d'une
dame et en faire s'envoler un pigeon vivant. On rit, on
l'applaudit.
Antoine, le frère, allait aussi regarder ces jeux, écrit don
Lemoyne, mais il ne se plaçait jamais dans les premiers
rangs. Il se cachait derrière un arbre, paraissait et disparais-
sait. Parfois, il se moquait du petit saltimbanque :
« Voilà le pitre, le fainéant ! Je me casse les os dans les
champs et lui fait le charlatan ! »
Jean souffre. Quelquefois il suspend le spectacle pour le
recommencer deux cents mètres plus loin où Antoine finit
par le laisser tranquille. Ce garçon est un charlatan « pas
comme les autres ». Avant le numéro final, il sort de sa
poche son chapelet, s'agenouille et invite tout le monde à
prier. Ou bien il répète le sermon entendu le matin à la
paroisse. C'est la contribution qu'il demande à son public, le
42

5.3 Page 43

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prix du billet qu'il fait payer aux petits et aux grands. Dans
la vie, Jean Bosco sera extrêmement généreux pour prodiguer
sa fatigue, mais en bon Piémontais il demandera toujours
une rétribution : pas en argent mais en générosité vis-à-vis de
Dieu ou de ses garçons pauvres.
Puis, c'est le brillant final. Il attache un câble entre deux
arbres, y grimpe en soutenant un balancier rudimentaire, au
milieu des silences imprévus et des folles ovations.
« Après quelques heures de ces divertissements, écrit-il,
quand j'étais bien fatigué, tout amusement cessait, nous réci-
tions une courte prière et chacun rentrait chez soi. »
Première communion
En 1826, Pâques tombait le 26 mars. Ce jour-là, Jean fit
sa première communion, dans l'église paroissiale de Castel-
nuovo. Voici ce qu'il en dit :
« Ma mère se tenait près de moi. Pendant le carême elle
m'avait conduit à confesse : "Mon Jean, me dit-elle, Dieu te
prépare un grand cadeau ; prépare-toi bien. Confesse-toi
bien, regrette tes fautes et promets à Dieu de devenir meil-
leur." Je promis tout ; si ensuite je suis resté fidèle, Dieu le
sait.
Le matin même, elle m'accompagna à la sainte table, fit
avec moi la préparation et l'action de grâces. Dans la jour-
née, elle ne voulut pas que je m'occupe de travaux matériels,
mais que je passe mon temps à lire et à prier. Elle me
répéta plusieurs fois :
"Pour toi cela a été un grand jour. Dieu a pris possession
de ton cœur. Maintenant promets-lui de faire tout ce que tu
pourras pour rester bon jusqu'à la fin de ta vie. A l'avenir
va souvent communier ; dis toujours tout en confession ; sois
toujours obéissant ; assiste volontiers au catéchisme et aux
sermons ; mais pour l'amour de Dieu fuis comme la peste
ceux qui tiennent de mauvaises conversations."
Je fis ce qu'il fallait pour mettre en pratique les conseils
de ma mère : et il me semble que depuis ce jour-là il y a eu
un peu d'amélioration dans ma vie, spécialement dans
l'obéissance et dans la soumission aux autres, pour lesquelles
j'éprouvais une grande répugnance. »
L'hiver le plus sombre de sa vie
L'hiver qui suivit fut le plus sombre de la vie de Jean.
La grand-mère (mère de François Bosco, le papa défunt)
était morte et Antoine, dix-huit ans, de plus en plus « distant »
43

5.4 Page 44

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à l'égard de la famille. Ses quarts d'heure de violence devin-
rent plus fréquents.
Dans les derniers jours d'octobre, Marguerite fit allusion à
l'éventualité d'envoyer Jean, pour une année encore, à
l'école de don Lacqua. Il pourrait apprendre les premiers
élémenis du latin. Antoine réagit brusquement :
« Quel latin ? Quel besoin avons-nous du latin à la mai-
son ? Travailler, travailler ! »
Selon toute probabilité, Marguerite évoquait l'éventualité
d'une carrière ecclésiastique pour Jean, ce qu'Antoine devait
juger une utopie irréalisable. Jean l'entendra dire bien sou-
vent:
« Pour faire un prêtre, il faut dix mille lires. »
C'était une somme énorme pour une famille paysanne de
cette époque.
Sous le prétexte de commissions à faire chez tante
Marianne et le grand-père qui vivaient à Capriglio, Jean
réussit à se rendre de temps en temps chez don Lacqua au
cours de l'hiver 1826-1827. Antoine rongeait son frein mais
un jour les choses se précipitèrent en guerre ouverte. Don
Bosco lui-même le raconte :
« D'abord à ma mère puis à mon frère Joseph, Antoine
déclara d'un ton impératif :
"Maintenant, ça suffit. Je veux en finir avec cette gram-
maire. Je suis devenu grand et fort et je n'ai jamais mis le
nez dans les livres."
Alors, sous le coup du chagrin et de la colère, je répondis
ce que je n'aurais pas dû dire :
"Notre âne non plus n'est jamais allé à l'école et il est
encore plus fort que toi."
Ces paroles le mirent hors de lui et je pus avec peine
échapper à une averse de coups et de gifles. Ma mère était
au comble de l'affliction ; je pleurais. »
La situation empira encore au cours des jours suivants,
dans une atmosphère tendue, de plus en plus hostile.
Antoine était buté. Jean ne voulait pas se laisser marcher sur
les pieds et réagissait avec vivacité. Et puis, pour un livre
que Jean avait posé à table à côté de son assiette1 éclata la
scène que nous avons racontée au début de ces pages. Jean
ne réussit pas à s'échapper et fut rossé par son frère.
Le matin suivant, Marguerite lui dit ces paroles profondé-
ment tristes : « C'est préférable que tu quittes la maison. »
Un jour sombre de février, Jean arriva à la ferme des
Moglia où on l'accepta comme garçon, à cause des larmes
de son inconsolable chagrin.
44

5.5 Page 45

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6
Trois années à la ferme
et une au presbytère
Quelques jours ont passé. Louis Moglia dit à Dorothée :
« Nous n'avons pas fait une mauvaise affaire en engageant
ce garçon. »
Jean Bosco s'est mis au travail avec sérieux et il se montre
obéissant et plein de bonne volonté. Son rôle, c'est de
s'occuper de l'étable. La besogne la plus pénible consiste à
refaire chaque matin la litière de paille fraîche des vaches et
à évacuer le fumier avec la fourche et la brouette. Ensuite,
étriller les bêtes, les conduire à l'abreuvoir, monter au gre-
nier et jeter dans la mangeoire le foin pour la journée, traire
les vaches.
Bien sûr, Jean ne fait pas tout cela tout seul : il obéit au
vacher qui lui confie les travaux adaptés à ses forces.
Pour prier, aussi, le soir, Jean se montre un brave garçon
et madame Dorothée l'invite quelquefois à diriger la récita-
tion du chapelet.
Pour dormir, les Moglia lui ont attribué une bonne cham-
bre, claire avec un bon lit. C'est mieux que ce qu'il avait
aux Becchi où il devait partager une pièce avec Joseph et
probablement avec Antoine. Après les premières soirées, Jean
se hasarda à allumer un bout de chandelle et à lire pendant
une petite heure un des livres que don Lacqua lui a prêtés.
Personne ne lui dit rien, il continua.
Le samedi soir, il demanda au patron la permission d'aller
le lendemain matin de bonne heure à Moncucco. Il revint
pour le déjeuner et, à dix heures, accompagna monsieur
Louis et toute la famille à la grand-messe.
Comme il demanda encore cette étrange permission les
samedis suivants, Dorothée voulut voir où allait le garçon :
elle se sentait responsable devant la maman. Elle se rendit à
Moncucco avant l'aube et, de la maison d'une amie, vit Jean
arriver et pénétrer dans l'église. Là, elle le vit entrer dans le
confessionnal du curé, assister à la première messe et rece-
voir la communion.
A cette époque, on recevait la communion très rarement :
on ne la distribuait pas pendant la grand-messe (à laquelle
assistaient tous les gens du pays). Qui voulait communier
45

5.6 Page 46

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devait participer à la « messe basse » que le prêtre célébrait
très tôt.
Dorothée, le ramenant à la maison, lui dit : « A partir de
maintenant, si tu veux assister à la messe basse, fais comme
tu veux. Ce n'est pas la peine de demander la permission. »
En se confessant au curé don Cottino, Jean lui confie son
désir de devenir prêtre et lui fait part de ses difficultés. Don
Cottino l'encourage à se confesser et à recevoir !'Eucharistie
toutes les semaines, à prier pendant la journée et à garder
confiance dans le Seigneur : si Lui le veut, les difficultés
seront résolues. Il l'exhorte aussi à ne pas interrompre du
tout ses études : si dans l'avenir cela devenait compatible
avec son travail il lui donnerait volontiers quelques leçons de
latin. Pour le moment il pouvait lui prêter quelques livres.
Deux grains et quatre épis
Un jour le vieux Joseph, oncle du patron, revient des
champs tout en sueur, la bêche sur l'épaule. Il est midi ; la
cloche sonne au clocher du Moncucco. Le vieux, fatigué,
s'assied sur le foin pour reprendre son souffle. Non loin de
là, il voit Jean, lui aussi dans le foin, mais agenouillé, qui
récite l'Angélus, comme Maman Marguerite l'a habitué à le
faire, matin et soir.
A moitié sérieusement, à moitié pour plaisanter, Joseph
grogne:
« Mais, bravo ! nous les patrons, nous nous échinons du
matin au soir et nous n'en pouvons plus. Et pendant ce
temps-là le garçon se la coule douce et prie tranquillement
dans la paix de Dieu. »
Jean, sur le même ton, lui réplique :
« Quand il s'agit de travailler, tonton Joseph, vous savez
que je ne traîne pas. Mais ma mère m'a appris que,
lorsqu'on prie, de deux grains naissent quatre épis ; par con-
tre, si on ne prie pas, de quatre grains naissent seulement
deux épis. Donc, ce serait bien de prier un peu vous aussi.
- A ta santé ! conclut le vieux. Voilà maintenant que
nous avons aussi un curé à la maison. »
Quand arrivait la belle saison, le garçon gardait les
vaches, veillant à ce qu'elles n'aillent pas dans les champs
des autres, qu'elles ne mangent pas de l'herbe trop mouillée,
qu'elles ne se battent pas à coups de cornes.
Assis à l'ombre des arbres, pendant que les bêtes brou-
taient l'herbe alentour, Jean trouvait un peu de temps pour
lire. Louis Moglia ne s'en plaignait pas mais il hochait la
tête:
« Pourquoi lis-tu comme ça ?
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5.7 Page 47

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- Je veux devenir prêtre.
- Est-ce que tu sais que pour étudier, aujourd'hui, il faut
neuf à dix mille lires ? Où vas-tu les trouver?
- Si Dieu le veut, quelqu'un y pensera. »
Dans les prés, arrive quelquefois Anna, la première fille
des Moglia. Elle a huit ans. Voyant que Jean lit au lieu de
la regarder jouer, elle se fâche :
« Arrête de lire, Jean !
- Mais je serai prêtre un jour, je devrai prêcher et con-
fesser.
- Oui, prêtre, lui chante la fillette. Tu resteras vacher ! »
Un jour, il lui répond :
« Aujourd'hui, Anna, tu te moques de moi mais plus tard
tu viendras te confesser à moi. »
(Anna se maria et vécut longtemps à Moriondo. Elle
raconta souvent cette anecdote à ses enfants. Quatre ou cinq
fois par an, elle se rendait au Valdocco, pour se confesser à
don Bosco. Et lui la recevait avec joie, comme sa sœur.)
Quand l'hiver revint, les patrons l'autorisèrent à aller de
temps en temps prendre des cours chez don Cottino. Mais
cela ne fit pas beaucoup de leçons ; d'ailleurs si distantes
l'une de l'autre qu'elles furent, en fin de compte, sans effet.
L'amitié du curé, par contre, lui obtint facilement l'amitié
des garçons de Moncucco. La salle d'entrée du presbytère
qui servait de classe pendant la semaine, se transformait le
dimanche en petit patronage. Jean Bosco y présentait ses
tours de passe-passe, lisait les épisodes les plus pittoresques
de l'histoire sainte, faisait prier ses petits amis.
Lorsque le mauvais temps empêchait les rendez-vous à
Moncucco, quelques garçons des fermes voisines le rejoi-
gnaient chez les Moglia. Il les conduisait au grenier, les
aidait à se divertir, leur expliquait le catéchisme.
A la ferme Moglia, Jean passa presque trois années com-
plètes : de février 1827 à novembre 1829. Ces années, per-
dues pour ses études, furent-elles inutiles pour la mission à
laquelle Dieu l'appelait ?
Pierre Stella rappelle un fait à première vue négligeable :
« Madame Dorothée et son beau-frère Jean le trouvèrent un
jour agenouillé avec un livre entre les mains, les yeux fer-
més, le visage tourné vers le ciel. Ils durent le secouer, telle-
ment il était absorbé dans sa réflexion. » L'auteur explique :
« Ces années, au cours desquelles s'enracina plus profondé-
ment en lui le sens de Dieu et de la contemplation, ne furent
donc pas inutiles. Il put entrer en communication avec Dieu
au cours de son travail des champs. Ce furent des années
ferventes et suppliantes d'attente de Dieu et des hommes. »
En 1827, à Milan, Alexandre Manzoni publie la première
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5.8 Page 48

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édition des Fiancés (Promessi Sposi). En 1828, à Recanati,
Jacques Leopardi commence à écrire les grandes Idylles
(/di/li). En 1829, à Paris, Jacques Rossini met en scène son
chef-d'œuvre : Guillaume Tell (Guglielmo Tell). Au cours de
ces trois années, Jean Bosco étrille les vaches dans une
ferme perdue du Montferrat. Mais il commence à parler avec
Dieu.
L 'oncle Michel
Le séjour prolongé de Jean à la ferme des Moglia était
une épine dans le cœur de maman Marguerite. Elle se confia
probablement à son frère Michel qui, vers la fin du contrat
rural (11 novembre), alla s'entretenir avec son neveu. Il le
trouva faisant sortir les vaches de l'étable.
« Alors, Jean, tu es content de rester ici, oui ou non ?
- Non. On me traite bien mais je veux étudier. Les
années passent, j'ai quatorze ans accomplis et je suis tou-
jours au même point.
- Bon. Alors, rentre les vaches dans l'étable et retourne
aux Becchi. Je parle à tes patrons, puis je me rends au mar-
ché de Chieri. Mais ce soir je passerai chez toi et nous met-
trons tout en ordre. »
Jean refait son balluchon, dit au revoir à madame Doro-
thée, à Étienne, tonton Joseph, Thérèse, Anna. Ils étaient
devenus ses amis, ils le resteront toute sa vie.
Il reprend la route des Becchi. Quand il approche, maman
Marguerite l'aperçoit au loin et va rapidement à sa rencon-
tre :
« Antoine est à la maison. Patiente un peu ; cache-toi
jusqu'à l'arrivée de l'oncle Michel. Si Antoine te voit, il
s'imaginera que c'est un coup monté et Dieu sait ce qui
pourrait arriver. »
Jean se faufile au coin d'une haie et va s'asseoir dans un
fossé. Donc, ce n'est pas encore terminé. Il faut encore se
préparer à combattre.
L'oncle arrive à la nuit tombée ; il reprend son neveu
engourdi par le froid et l'accompagne à la maison. Ce fut
tendu mais pas la guerre. Antoine a vingt et un ans accom-
plis et va prochainement se marier. Ayant reçu l'assurance
que l'entretien de Jean et ses études ne lui incomberont pas,
il n'élève aucune objection.
Michel prit contact avec les curés de Castelnuovo et de
Buttigliera pour essayer de placer chez eux le neveu étudiant
mais il se heurta à de grosses difficultés. La solution arriva
sans qu'on y eût pensé.
48

5.9 Page 49

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Quatre sous pour un sermon
Au mois de septembre de cette année 1829, était venu
s'établir à Morialdo comme chapelain don Jean-Melchior
Calosso, un prêtre de soixante-dix ans. A cause de sa santé, il
avait renoncé l'année précédente à sa paroisse de Bruino.
C'était un vénérable prêtre, chargé d'années et d'expérience
pastorale.
En novembre, eut lieu une « mission prêchée » au pays de
Buttigliera. Jean s'y rendit et aussi don Calosso. En retour-
nant chez lui, le vieux prêtre remarqua parmi les gens ce
garçon de quatorze ans qui marchait seul.
« D'où es-tu, mon garçon ?
- Des Becchi. Je suis allé à la prédication des mission-
naires.
- Qu'est-ce que tu as bien pu comprendre avec toutes ces
citations en latin ? » Et, en souriant, il hochait sa tête aux
cheveux de neige. « Il est probable que ta mère aurait pu te
faire un sermon plus adapté.
- C'est vrai, ma mère me fait souvent de bons sermons.
Mais il me semble que j'ai compris aussi les missionnaires.
- Vrai ? Si tu me répètes quatre paroles du sermon
d'aujourd'hui, je te donne quatre sous. »
Jean commence tranquillement et résume au chapelain le
sermon du commencement à la fin comme s'il lisait dans un
livre.
Don Calosso ne laisse pas voir son émotion et demande :
« Comment t'appelles-tu ?
- Jean Bosco. Mon père est mort quand j'étais encore
enfant.
Quelle école as-tu fréquentée ?
- J'ai appris à lire et à écrire chez don Lacqua, à Capri-
glio. Cela me plairait d'étudier encore mais mon frère aîné
ne veut rien savoir et les prêtres de Castelnuovo et de Butti-
gliera n'ont pas le temps de m'aider.
Et pourquoi voudrais-tu étudier ?
- Pour devenir prêtre.
- Dis à ta maman de venir me trouver à Morialdo. Je
pourrais peut-être, moi, bien que je sois vieux, te donner un
coup de main. »
Marguerite, assise devant la table de don Calosso, l'écou-
tait parler :
« Votre fils a une mémoire prodigieuse. Il faut qu'il se
mette à étudier, tout de suite, sans perdre de temps. Je suis
âgé, mais tout ce que je peux encore faire, je le ferai. »
Il se mirent d'accord pour que Jean vienne étudier chez le
chapelain, pas très loin des Becchi. Il retournerait à la mai-
49

5.10 Page 50

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son seulement pour dormir. Aux temps forts du travail agri-
cole, il aiderait ses parents.
Jean retrouvait d'un seul coup ce qui lui avait si long-
temps manqué : assistance paternelle, tranquillité d'esprit,
confiance.
« Je me mis tout de suite entre les mains de don Calosso,
écrit-il. Je lui fis connaître tout ce qui me concernait. Je lui
confiai tout ce que je disais, tout ce que je pensais. Je sus
alors ce que signifiait avoir un guide permanent, un ami
fidèle de l'âme dont j'avais été privé si longtemps. Entre
autres choses, il m'interdit une mortification que j'avais pris
l'habitude de m'imposer et qui n'était pas de mon âge. Il
m'encouragea à me confesser et à communier et m'apprit à
faire chaque jour une courte méditation ou, si je préférais,
un peu de lecture spirituelle. »
« Avec lui s'éteignait toute espérance »
Vers le mois de septembre 1830 (probablement pour en
finir avec les séquelles des tensions entre Antoine et lui),
Jean alla demeurer chez don Calosso aussi la nuit. Il reve-
nait seulement une fois par semaine à la maison pour chan-
ger de linge.
Les études avançaient bien et rapidement. Don Bosco se
souvenait de cette période avec enthousiasme : « Personne ne
peut imaginer ma satisfaction. J'aimais don Calosso comme
un père, je lui rendais service en toute occasion. Cet homme
de Dieu me manifestait une vive affection et me répéta plu-
sieurs fois : "Ne te fais pas de soucis pour ton avenir. Tant
que je vivrai, je ne te laisserai manquer de rien. Et si je
meurs, j'y pourvoirai également." J'étais pleinement heureux
quand un désastre vint briser le cours de toutes mes espéran-
ces. »
Un matin de novembre 1830, alors que Jean est chez lui à
changer son paquet de linge, arrive une personne pour
l'avertir que don Calosso s'est trouvé mal.
« Je ne courus pas, je volai », se souvient don Bosco.
C'était un infarctus. Il reconnut Jean mais ne réussit pas à
lui parler. Il lui confia la clé d'une cassette, lui faisant com-
prendre de ne la remettre à personne.
Et ce fut terminé. Il ne restait plus au garçon qu'à pleurer
désespérément sur la dépouille de son second père : « Avec
lui s'éteignait toute espérance. »
De haut en bas, d'espérance, il n'en restait plus qu'une :
la clé. Dans la cassette se trouvaient six mille lires. D'après
le geste de don Calosso, il est évident qu'elles étaient pour
lui, pour son avenir. Certains de ceux qui assistèrent le
50

6 Pages 51-60

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6.1 Page 51

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moribond le lui confirmèrent. Quelqu'un soutint, par contre,
que les gestes d'un mourant ne veulent rien dire : seul un
testament régulier donne ou enlève les droits.
Les neveux de don Calosso, en arrivant, se comportèrent
comme des gens honnêtes. Ils se renseignèrent et ensuite
dirent à Jean :
« Il paraît que notre oncle voulait te laisser cet argent.
Prends donc tout ce que tu veux. »
Jean réfléchit un peu et déclara.
« Je ne veux rien. »
Dans ses souvenirs, don Bosco résume ces événements en
une seule phrase : « Les héritiers de don Calosso arrivèrent
et je leur remis la clé et tout le reste. » C'est un geste expé-
ditif qui coupe court à tout calcul. Quand il sera prêtre, il
adoptera comme mot d'ordre une phrase de la Bible également
expéditive : « Donne-moi des âmes, le reste ne m'intéresse pas. »
Maintenant, Jean est de nouveau seul. Il a quinze ans et
se trouve sans maître, sans argent, sans projet pour l'avenir.
Il écrit : « Je pleurais, inconsolable. »
51

6.2 Page 52

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7
La route vers Castelnuovo
Pourtant, il faut continuer.
Marguerite, voulant prévenir de nouvelles oppositions
d'Antoine, décide de partager les biens familiaux. C'est aussi
un bon moyen de «~ouvrir» une animosité peu sympathique
aux yeux des personnes étrangères. Antoine allait se marier :
le 21 mars 1831, il conduirait à l'autel Anna Rosso, une
jeune fille de Castelnuovo.
Les champs sont divisés, la maison des Becchi partagée :
Antoine devient propriétaire de la partie est, le long de
laquelle monte jusqu'au premier étage un escalier de bois.
Dans l'autre partie, continueront d'habiter Marguerite,
Joseph et Jean.
En décembre, Jean se met en route. Il va fréquenter les
écoles publiques de Castelnuovo. Parallèlement aux classes
élémentaires, la commune a ouvert un cours de langue latine
articulé en cinq classes. Comme ils sont peu d'élèves dans
chaque classe, ils se réunissent dans une petite salle unique
avec un professeur unique : don Emmanuel Virano.
Le repas dans la gamelle
Au début, les cinq kilomètres qui séparent les Becchi de
Castelnuovo paraissent un obstacle surmontable aux quinze
ans gaillards de Jean. Mais les cours de l'école sont répartis
en deux demi-journées, trois heures et demie le matin et trois
heures l'après-midi. Le garçon part le matin avec son mor-
ceau de pain, revient pour le repas du midi, se remet en
route ensuite et rentre le soir à la maison. Presque vingt
kilomètres dans la journée, c'est un rythme insensé qui,
après quelques jours (et de toute façon à la première neige),
sera modifié rapidement.
L'oncle Michel lui trouve une demi-pension chez un brave
homme, Jean Roberto, tailleur et musicien du pays. C'est là
qu'il prend le repas de midi qu'il apporte chaque jour dans
sa « gamelle ».
Même comme cela, cinq kilomètres le matin et autant le
soir, ce n'est pas une chose amusante, surtout en hiver. Jean
52

6.3 Page 53

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marche avec courage et lorsque la pluie fait de la route un
bourbier, ou la neige une patinoire, comme tous les paysans
il se déchausse et porte ses souliers en bandoulière. Pluie et
vent, soleil et poussière seront ses compagnons pendant long-
temps.
Certains soirs de janvier, il ne se sent pas le courage de
reprendre la route à travers la tempête et demande à
Roberto la permission de dormir sous l'escalier ; et tant pis
pour le dîner ?
Maman Marguerite comprend que sur la route, cet hiver-
là, son fils pourrait laisser sa santé ; elle vient discuter avec
le tailleur. Pour un prix raisonnable, payable d'ailleurs en
grain et vin, M. Roberto accepte de prendre Jean en pension
complète. A midi et le soir, il lui donnera une soupe chaude.
Il dormira sous l'escalier. La maman pourvoira au pain.
Elle-même l'accompagne à Castelnuovo en portant la saco-
che contenant les quelques affaires et objets nécessaires à un
jeune garçon de quinze ans. Elle recommande à M. Robert
de « jeter un coup d'œil sur lui de temps en temps et éven-
tuellement de lui tirer l'oreille ». Elle dit à Jean : « Sois
dévot envers la Madone pour qu'elle te fasse devenir meil-
leur. »
A l'école, il se trouve avec des enfants de dix, onze ans.
Ses connaissances intellectuelles, jusqu'à présent, sont restées
modestes. Si on ajoute à cela un vêtement trop grand pour
lui et de gros godillots, on comprend facilement qu'il devien-
ne la cible des plaisanteries et des moqueries de ses cama-
rades. Ils l'appelaient « le vacher des Becchi ».
Jean, qui a été l'idole des garçons de Morialdo et de
Moncucco, en souffre. Mais si, de son côté, il fait de son
mieux pour étudier, le maître l'aide et l'estime. Don Virano
est un homme compétent et obligeant. En voyant sa bonne
volonté, il le prend à part et le fait progresser rapidement.
Un jour que Jean a composé une vraiment bonne rédaction
sur le personnage biblique d'Éléazar, don Virano la lit en
classe et commente :
« Celui qui est capable d'écrire de cette façon peut aussi
se permettre de porter des souliers de vacher. Dans la vie, ce
qui compte ce ne sont pas les souliers mais la tête. »
Castelnuovo d' Asti s'élève sur une hauteur, à une ving-
taine de kilomètres à l'est de Turin. Les ruines d'un château
couvrent le sommet de la colline. La chapelle du château,
dédiée à la Madone, se dresse au point culminant. Jean y
monte souvent pour demander à la Madone qu'elle le fasse
devenir meilleur.
Le pays compte trois mille habitants représentant six cents
familles.
53

6.4 Page 54

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Chaque semaine, maman Marguerite vient des Becchi. Elle
apporte à Jean deux gros pains ronds qui devront suffire
pour toute une semaine. Elle les lui porte elle-même pour
« vofr de près » comment vont les affaires de son fils. Elle a
raison car, parmi les condisciples de Jean, il y a de petites
canailles et c'est facile, à cet âge-là, de s'engager sur une
mauvaise route.
Don Bosco raconte : « Cette année-là, je courus un certain
danger du fait de certains camarades. Ils voulaient m'entraî-
ner à jouer pour de l'argent pendant les heures de cours.
Comme je disais que je n'avais pas d'argent, ils me répon-
daient : "Il serait temps que tu te réveilles. Il faut apprendre
à vivre. Vole ton patron, vole ta mère." Je me souviens que
je répliquai : "Ma mère m'aime beaucoup, je ne veux pas
commencer à lui causer des ennuis". »
L'enseignement, à cette époque, reste dans une tonalité
sévèrement religieuse. La première demi-heure du matin est
toujours consacrée au catéchisme et la dernière classe du
samedi soir strictement réservée à l'instruction religieuse qui
se termine par les Litanies de la Sainte Vierge. Les maîtres
ne doivent pas seulement donner à leurs élèves la possibilité
mais la facilité d'assister chaque jour à la messe et de se
confesser une fois par mois.
« Aux Becchi il n'y a que des ânes »
En avril 1832, Jean a vraiment récupéré son retard quand
survient un événement qui va avoir pour lui de fâcheuses
conséquences. Don Virano est nommé curé de Mondonio et
doit laisser l'école aux mains de don Nicolas Moglia.
Ce prêtre est pieux et charitable, mais il a soixante-quinze
ans. Il ne réussit absolument pas à dominer les élèves des cinq
classes qui cohabitent dans son école. Il finit un jour par
s'emporter et se servir du bâton. Le reste de la semaine ce fut
le chahut.
Il accusa les plus grands d'être responsables du désordre
continuel. A l'égard du plus vieux de tous, il manifeste une
antipathie particulière, même si Jean, « le vacher des Bec-
chi », souffre énormément de l'indiscipline collective. Le pro-
fesseur ne perd pas une occasion de l'humilier :
« Qu'est-ce que tu peux, toi, comprendre au latin ? Aux
Becchi ne grandissent que des ânes ; de très bon ânes, c'est
entendu, mais rien que des ânes. Pour les champignons,
d'accord ; pour dénicher les nids, d'accord : c'est ça ton
métier ; mais pas d'étudier le latin ! »
Les camarades qui, à cause de l'estime que don Virano lui
manifestait, avaient commencé à le laisser tranquille, se
54

6.5 Page 55

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déchaînent de nouveau. Jean traverse des jours de décourage-
ment.
Mais un jour, il veut prendre sa revanche.
Don Moglia a donné un devoir en classe de latin. Jean,
qui doit faire la traduction avec les élèves de sa classe,
demande au maître la permission d'essayer de traduire le
texte des élèves de deux classes au-dessus de la sienne.
« Tu te prends pour qui ? Retourne tout de suite à ton
pupitre et n'essaie pas de faire l'âne, comme d'habitude. »
Jean insiste et don Moglia finit par céder :
« Fais ce que tu veux. Mais ne crois pas que je lirai tes
âneries. »
Le garçon surmonte son humiliation et attaque la traduc-
tion. Elle présente des difficultés mais il se sent capable de
les résoudre. Il termine parmi les premiers. Le maître prend
la feuille et la met de côté.
« Je vous en prie, lisez et dites-moi les erreurs que j'ai
faites.
- Va à ta place et ne m'ennuie pas. »
Jean, souriant et têtu, ne cède pas.
« Je ne vous demande pas un gros effort : seulement de la
lire. »
Don Moglia lit. La traduction est bonne, très bonne, si
bonne qu'elle lui fait de nouveau perdre son calme :
« Je l'ai bien dit que tu n'es un bon à rien. Ce devoir, tu
l'as copié de a à z.
·
- Et sur qui l'aurais-je copié ? »
Ses voisins mordent encore leurs porte-plume en quête des
dernières phrases.
« Ça, c'est de l'impertinence ! éclate le professeur. File à
ta place et estime-toi heureux que je ne te mette pas à la
porte. »
L'artériosclérose était déjà meurtrière en ce temps-là, et
aussi les préjugés.
La fin de cette année scolaire fut une suite de mois
d'accablement. Dans ses souvenirs, don Bosco ne cite pas le
nom de Moglia. Il respectait les vieillards. Il fait seulement
une allusion à « quelqu'un dont l'incapacité à obtenir la dis-
cipline dispersa au vent tout ce que j'avais appris dans les
mois précédents ».
La soutane qui « met à part »
Une autre épine fait douloureusement souffrir Jean au
cours de ces mois-là. Il a connu deux prêtres exceptionnels :
don Calosso et don Virano. Il en conclut qu'il n'y en avait
55

6.6 Page 56

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pas de différents de ces deux-là : « Il m'arrivait, écrit-il, de
rencontrer mon curé sur la route, accompagné du chapelain.
Je les saluais de loin. Arrivé à leur hauteur, je m'inclinais
respectueusement devant leur soutane. Mais eux gardaient les
distances et se contentaient de me rendre poliment mon salut
sans interrompre leur marche. Leur soutane noire semblait
"les mettre à part" des autres hommes. »
Dans les séminaires en ce temps-là, on enseignait ce
qu'était le maintien le plus convenable pour les « gens
d'Église » : réserve, gravité et distance.
« J'en éprouvais une vive contrariété. Je disais à mes
camarades : "Si jamais je deviens prêtre, je ferai tout le
contraire. J'aborderai les jeunes ; je leur dirai de bonnes
paroles et leur donnerai de bons conseils''. »
Il ne peut imaginer, Jean, que cette décision produira une
révolution silencieuse parmi ies prêtres dans les quatre-vingts
ans qui suivront. Dans les séminaires, on se rendra compte
que cet enfant avait raison, et on éduquera les nouvelles
générations de prêtres non plus selon une gravité qui « met
des distances >>, mais selon la bonté souriante qui les abolit.
A Morialdo, Jean passait son temps libre après les cours à
bavarder tranquillement avec don Calosso. Le vieux prêtre
rappelait son passé, le garçon rêvait à son avenir. Puis il
allait balayer l'église, remettre la cuisine en ordre, fureter en
curieux dans la petite bibliothèque.
Ici, à Castelnuovo, les prêtres ne veulent pas converser
avec lui. Comment occuper le temps libre ?
Son premier passe-temps fut la musique. M. Roberto est
maître de chant de la paroisse. A la maison, il a une épi-
nette. Jean l'accompagne quelquefois à la chorale et grâce à
lui s'exerce sur le clavier du petit clavecin et sur celui de
l'orgue.
Mais Roberto est, avant tout, le tailleur du pays. Le
second passe-temps de Jean sera donc de s'asseoir à ses
côtés et d'apprendre à coudre les boutons, à faire des our-
lets, à piquer des mouchoirs, à tailler des gilets. Il réussit
tellement bien que le patron lui propose de laisser l'école et
de devenir son ouvrier.
En avril, don Moglia recommence à le prendre en grippe
et le chahut dans l'école le persuade qu'il perd son temps.
D'accord avec sa mère, il va travailler quelques heures par
jour chez Evasio Savio, un forgeron. Il apprend à cette
occasion à manier le marteau et la lime et à travailler à la
forge.
Jean Bosco ne pense certainement pas, à ce moment-là,
que ces métiers lui serviront un jour pour ouvrir des ateliers
56

6.7 Page 57

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au service des garçons pauvres de la banlieue de Turin. Pour
l'instant, sa seule préoccupation consiste à mettre un peu
d'argent de côté. Bientôt, il en aura sérieusement besoin.
Avec maman Marguerite il a décidé de tenter, l'an prochain,
un pas risqué mais décisif : les écoles de Chieri.
57

6.8 Page 58

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8
« Je dois étudier »
Ayant fait son paquet et salué M. Roberto, Jean ne
retourne pas aux Becchi. Il va à Sussambrino, une ferme
que son frère Joseph a prise en métayage avec Joseph
Febraro. Et Marguerite aussi, en même temps que son fils, a
laissé les Becchi. ·
Jean passe les mois d'été à étudier avec ténacité. A Chiéri,
il ne veut pas se trouver en retard.
Mais il ne veut pas non plus être un poids trop lourd à la
charge de son frère. Pour cela, il l'aide dans les travaux de
la campagne ; il répare les outils agricoles sur une forge de
fortune ; il mène paître les vaches. Cette dernière occupation
lui permet de lire et d'étudier.
Rosa Febraro, la fille de Joseph, se souvient que Jean
était d'habitude si absorbé dans ses livres que les vaches en
prenaient à leur aise. C'était elle, fillette de dix ans, qui
courait derrière dans les champs, à travers les sillons de
maïs, pour les ramener à l'étudiant avant que les patrons ne
s'en plaignent.
« Tes vaches mangeaient le maïs.
- Merci, Rose. »
Elle le regarde un moment, puis :
« Mais pourquoi les mènes-tu paître si après tu ne les gar-
des pas?
- Je dois étudier, Rose, et de temps en temps, je suis
distrait.
- C'est vrai que tu veux devenir prêtre ?
- Oui.
- Alors, si tu veux, je surveillerai tes vaches. De toute
façon, il faut que je garde les miennes. »
Jean la remercie et se replonge dans ses livres.
Un songe qui revient
A Castelnuovo, Jean est devenu l'ami de l'un de ses
camarades de classe, Joseph Turco. Le père de Joseph est le
patron de la Renenta, une exploitation agricole voisine de
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6.9 Page 59

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celle de Sussambrino. Brave homme et bon chrétien, ce pay-
san passe parfois à proximité de Jean lorsque celui-ci étudie.
« Espérons, Jean, que cette fois-ci c'est la bonne !
- Merci, monsieur Turco. Je l'espère moi aussi. Je n'ai
qu'une crainte, c'est que ma mère n'arrive pas à payer la
pension à Chieri.
- Mais le Bon Dieu existe, non ? Si lui le veut, tu verras
qu'il aplanira la route.
- Espérons. Et pourtant je continue d'avoir peur. »
Il sourit mais c'est un sourire mélancolique. Comment lui
donner tort après tout ce qu'il a subi.
Un jour, monsieur Turco et son fils le voient arriver en
courant, heureux et tout excité :
« Les nouvelles sont bonnes, dit-il. Cette nuit j'ai fait un
rêve. J'ai vu que je deviendrai prêtre et que je m'occuperai
d'une multitude de garçons.
- Ce n'est qu'un rêve, malheureusement, observa mon-
sieur Turco, perplexe.
- Vous ne pouvez pas comprendre. Pour moi, c'est suffi-
sant. Cette fois-ci, ça devient sérieux. »
La nuit précédente, s'était de nouveau ouverte devant lui
la vallée du songe des neuf ans. Il avait revu le troupeau, la
Dame resplendissante qui voulait le lui confier : « Deviens
humble, courageux, vigoureux - lui avait-elle répété - , et
tu comprendras tout au moment voulu. »
Pendant l'été, le pays de Montafia célèbre sa fête patro-
nale. Ce n'est pas loin. Jean apprend qu'on a dressé un mât
de cocagne avec, parmi les premiers prix, une bourse de
vingt lires.
« Ça m'arrangerait tout à fait bien », pense-t-il.
Il part à la fête.
Le mât est très élevé, lisse et enduit d'huile et de graisse.
Les petits garçons du pays regardent le cercle de fer tout là-
haut auquel sont suspendus et se balancent de menus
paquets, du saucisson, des bouteilles de vin et la bourse. De
temps à autre, quelqu'un, au milieu des acclamations de la
foule, crache dans ses mains et tente l'ascension. Tous
démarrent à toute vitesse mais, à la moitié du mât, épuisés,
ils se laissent glisser au milieu des sifflements et des hurle-
ments des spectateurs.
Tout à coup, ayant bien étudié la situation, Jean s'avance
au pied du mât. Il se crache aussi dans les mains et enlace
le tronc. Il commence à monter, lent et sans nervosité. Par
moment, il s'assied sur ses talons pour reprendre son souf-
fle. A Moncucco, il travaillait pendant un an pour quinze
lires et là, à quelques mètres au-dessus de sa tête, il y en a
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6.10 Page 60

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vingt. Il est prêt à passer toute la journée sur ce mât, s'il le
faut.
En progressant toujours avec calme, il arrive là où l'arbre
s'amincit. Il reprend encore son souffle puis exécute les der-
nières brassées.
En bas, la foule garde maintenant le silence. Jean allonge
la main, détache la bourse avec les vingt lires, se la met
entre les dents, tire encore un saucisson et un mouchoir puis
se laisse redescendre.
La répugnance à tendre la main
Les vingt lires du mât de cocagne ne suffirent certaine-
ment pas pour l'installation à Chieri. Il faut acheter des
vêtements, des souliers, des livres. Il faudra surtout payer
une pension mensuelle. La métairie de Sussambrino n'est pas
une mine d'or. En octobre, Jean dit à sa mère :
« Si vous êtes d'accord, je prends deux sacs et je fais le
tour des familles de la bourgade pour une collecte. »
C'est un grand sacrifice pour son amour-propre. Don
Bosco deviendra le plus grand « mendiant » du dix-neuvième
siècle, mais cela lui coûtera toujours de demander l'aumône.
En ce mois d'octobre, il surmonte pour la première fois sa
répugnance à tendre la main.
La localité de Morialdo est un ensemble de petits hameaux
et de fermettes éparpillées. Jean va de maison en maison. Il
frappe à la porte. Il dit :
« Je suis le fils de Marguerite Bosco. Je vais à Chieri étu-
dier pour devenir prêtre. Ma mère est pauvre. Si vous le
pouvez, aidez-moi. »
Tous le connaissent, ayant assisté à ses tours, l'ayant
écouté répéter les sermons ; on l'aime bien. Mais il y a peu
de riches. Ils lui donnent des œufs, du maïs, quelques mesu-
res de froment.
Une courageuse femme des Becchi se rend à Castelnuovo à
cette occasion et va tout droit trouver le curé don Dassano.
Elle lui dit que c'est une honte de ne pas aider dans ses étu-
des un aussi brave garçon et de le laisser aller mendier de
porte en porte.
Don Dassano ne savait rien de tout ça. Il croyait qu'en
novembre Jean avait repris ses études à Castelnuovo. Il
s'informe et ayant reconnu l'exactitude des faits, recueille
une petite somme d'argent et l'envoie à Marguerite. Il lui
fait dire aussi de venir parler avec Lucie Matta, une veuve
qui doit s'installer à Chieri pour surveiller les études de son
fils.
C'est un bon conseil. Marguerite parle avec cette dame et
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7 Pages 61-70

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7.1 Page 61

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l'accord est conclu : Jean, à Chieri, habitera chez elle, avec
son fils. La pension doit être de vingt et une lires par mois.
Marguerite ne peut la payer entièrement en argent mais elle
promet de fournir de la farine et du vin. Jean s'engage à
servir de domestique dans la maison : porter l'eau, préparer
le bois pour la cuisine et le poêle, étendre le linge.
Dans les derniers jours d'octobre, Jean se présente au curé
de Castelnuovo pour obtenir l'Admittitur. Pour être inscrit
dans les écoles publiques, chaque élève devait obtenir un cer-
tificat de bonne conduite du curé qui s'engageait aussi à
veiller sur ses vacances et à signaler son éventuelle mauvaise
conduite.
Ces dispositions avaient été prises par le roi Charles-Félix
qui était mort à Turin en cette année 1831, après avoir été
rebaptisé par les libéraux 1 : « Charles Féroce. »
L 'histoire avait fait son chemin
Pendant que Jean avait vécu son enfance difficile au
milieu des collines de Castelnuovo, l'histoire avait fait son
chemin. Nous n'avons, pas plus que dans les pages précéden-
tes, l'intention de brosser un tableau complet de l'histoire
italienne. Mais il nous semble essentiel d'en dégager quelques
traits principaux puisque c'est sur ce fond que se déroulent
les événements les plus marquants de la vie personnelle de
Jean Bosco. Et c'est aussi de cette histoire qu'il reçoit
impressions, idées, sensibilité.
Contre la restauration inflexible et rétrograde des princes,
les sociétés secrètes, qui organisent soulèvements et rébellions,
se sont infiltrées en Italie dans les années 1815-1820.
En janvier 1820, une étincelle jaillit en Espagne. A Cadix,
une révolte militaire oblige Ferdinand VII à mettre fin à son
absolutisme et à concéder une Constitution : une loi garantit
à toute personne les libertés essentielles et le droit de vote.
Le roi lui-même jure d'observer cette Constitution.
L'étincelle fait éclater l'incendie en Italie six mois après.
Un petit détachement de cavalerie, dans le royaume des
Deux-Siciles, s'insurge aux cris de Vive la liberté de Consti-
tution ! Dans les huit jours, pour ne pas perdre son trône,
Ferdinand de Naples accorde la Constitution de Cadix et
jure sur l'Évangile de la respecter.
Le 10 mars 1821 (Jean Bosco avait six ans), la révolte
militaire commence aussi dans le Piémont, sous les ordres du
1. En Italie, on entend par « libéral » celui qui prône la revendication des liber-
tés (N.d.T.).
61

7.2 Page 62

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comte Santorre di Santarosa. Alessandria amène la bannière
bleue de la maison de Savoie et hisse sur la citadelle les trois
couleurs (qui rappellent la Révolution française et les droits
de l'homme qu'elle avait proclamés). Les garnisons de Pine-
rolo et Vercelli se soulèvent aussi. De Fossano, un colonel,
marche sur Turin à la tête d'un régiment.
Le roi Victor-Emmanuel 1er, terrifié, se précipite de Mon-
calieri à Turin, rassemble le Conseil de la couronne et
s'entend proposer de concéder la Constitution pour ne pas
tout perdre. Il allait le faire lorsque arrive la nouvelle que
l'Autriche a décidé d'intervenir en Italie « pour rétablir
l'ordre ».
Accablé par les événements, Victor-Emmanuel 1er renonce
au trône en faveur de son frère Charles-Félix. Ce dernier, se
trouvant à Modène à ce moment-là, chez son beau-père,
déclara « régent » le jeune prince Charles-Albert (vingt-trois
ans).
« Allez dire au prince... »
Charles-Albert était entré en contact avec Santarosa, il en
appréciait les idées, mais il n'avait jamais pu se décider pour
l'absolutisme ou pour les « libéraux ». Déjà se manifestait en
lui ce caractère indécis qui lui vaudra le surnom de « Roi
Tentenna », c'est-à-dire familièrement le roi « barguigneur » :
qui met du temps à se décider. Il veut à tout prix au moins
une chose : conserver son droit au trône et le défendre con-
tre les Autrichiens et les libéraux.
En présence d'une immense foule qui, sous les fenêtres du
palais Carignan, exige la Constitution (savait-on exactement
de quoi il s'agissait ?), Charles-Albert cède. Le soir du 13
mars 1821, il signe la Constitution de Cadix et, deux jours
après, jure de la respecter. Il constitue un nouveau gouverne-
ment dans lequel Santarosa devient ministre de la Guerre.
Quand Charles-Félix reçoit à Modène une lettre de
Charles-Albert qui lui rend compte de tout ce qui s'est
passé, il devient furieux. Il crie au gentilhomme Costa qui
lui a apporté la lettre : « Allez dire au prince, s'il a encore
une goutte de sang royal dans les veines, qu'il parte immé-
diatement pour Novarre et y attende mes ordres. »
Charles-Albert paraît d'abord décidé à résister, mais des
nouvelles catastrophiques arrivent de Naples : une armée
autrichienne a écrasé les troupes libérales, le parlement est
dissous, le régime constitutionnel renversé. Le jeune prince se
retire à Novarre. De là, il publie une proclamation dans
laquelle il renonce à la régence et invite à la soumission au
roi. Aussitôt après il part pour Florence, en exil.
62

7.3 Page 63

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Le retour de Charles-Félix au Piémont fut précédé par
l'arrivée d'une armée autrichienne qui sema la déroute parmi
les volontaires de Santarosa et « rétablit l'ordre ». Soixante-
dix chefs de la révolte furent condamnés à mort (soixante-
huit d'entre eux avaient déjà fui en Suisse et en France),
trois cents officiers et trois cents fonctionnaires civils furent
épurés, les universités de Turin et de Gênes fermées pour un
an. « Tous ceux qui ont étudié à l'Université sont corrom-
pus, écrivait Charles-Félix à son frère en exil. Les méchants
sont tous des gens instruits, et les bons, tous des ignorants. »
Les « mouvements de 1821 », comme ils sont appelés dans
les livres d'histoire, furent des événements qui impliquèrent
uniquement la bourgeoisie, les classes moyennes de la popu-
lation. Les classes paysannes et ouvrières restèrent indifféren-
tes à tout cela et même parfois nettement hostiles. Les clas-
ses moyennes (commerçants, petits entrepreneurs, petits
industriels, fonctionnaires civils et militaires) à travers la
« révolution libérale » visaient un seul objectif : se transfor-
mer en groupes de pouvoir, en caste privilégiée à la place de
l'ancienne aristocratie. Les réformes exigées et sanctionnées
par la Constitution de Cadix, n'étaient ni populaires, ni
démocratiques. Le droit de vote était accordé seulement à
ceux qui avaient un certain niveau de richesse : eux seuls
pouvaient envoyer leurs représentants au parlement et défen-
dre, évidemment, leurs intérêts. Comme déjà la Révolution
française l'avait voulu, la révolution libérale voulait abolir
tous les privilèges ; tous, sauf un : la richesse.
« Roi par la grâce de Dieu et de personne d'autre»
Charles-Félix ne revint à Turin qu'au mois d'octobre 1821.
A la regarder aujourd'hui, cette physionomie est étonnante et
originale. Il n'avait jamais voulu être roi. Aimant la vie
retirée et modeste, il était extrêmement religieux. Il accepta le
trône uniquement par « devoir de conscience ».
Mais, à partir du moment où il l'eut accepté, il fut logi-
que jusqu'au bout avec ses idées d'un« absolutisme inflexible ».
Il se sentait roi « par la grâce de Dieu et de personne
d'autre » et entendait gouverner son peuple comme un père
autoritaire doit commander une famille d'enfants dissipés.
Aucune idée n'était plus éloignée de son esprit que celle de
la « souveraineté du peuple » (principe élaboré par les philo-
sophes des Lumières des années 1700 et proclamé par la
Révolution française) : le roi c'était lui, pas le peuple.
Il confia le monopole de l'instruction publique au clergé.
Aux institutions qui composent le gouvernement épiscopal (la
curie) et aux évêques, il soumet la censure des livres. Il
63

7.4 Page 64

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impose un reg1me severe dans les écoles, l'enseignement quo-
tidien du catéchisme, la prière avant et après les classes. Les
écoles que Jean Bosco fréquentera à Chieri (quatre années à
l'école publique, six ans au grand séminaire), les livres qu'il
lira, les horaires qui lui seront imposés, les institutions dans
lesquelles il devra vivre : tout portera la « marque de fabri-
que » de Charles-Félix.
Le roi repoussa de nouveau les juifs dans le ghetto, leur
enlevant les droits reconnus par le Code Napoléon. Il
approuva des règlements militaires qui établissaient entre
autres : « Le soldat auteur de cris ou de discours séditieux
recevra de cent à cent vingt coups de bâton, en deux fois,
avec un jour de repos intermédiaire » (Règlement des Francs-
Chasseurs). Il voulait que toute condamnation à mort
devienne un « exemple » salutaire pour toutes les têtes chau-
des et, en conséquence, approuva « l'application des tenailles
rougies au feu » au condamné pendant qu'il était conduit au
supplice. C'est pour cette raison particulière qu'il fût stigma-
tisé par le surnom de « Charles Féroce ».
Charles-Félix ne comprit jamais ce qu'un manifeste
anonyme (rédigé par da Brofferio et Durando) lui cria sur
les murs de Turin : « Majesté, vos sujets ne sont plus des
choses, mais des personnes. » Pour lui, ils étaient des sujets
et cela suffisait, c'est-à-dire des gens qu'il devait maintenir
dans la bonne voie avec la manière forte. Massimo d' Azeglio
décrit ses dix ans de règne en huit mots : « Un despotisme
débordant de droites et honnêtes intentions. »
Il mourut en 1831, laissant le trône à ce Charles-Albert
qu'il avait continué à appeler « poulet dégénéré de notre
famille ». Il avait pris le temps de lire les inquiétantes nou-
velles de Modène, Parme, Bologne : les libéraux (comme
l'année précédente à Paris) s'étaient de nouveau soulevés
contre le pouvoir absolu des princes. L'Autriche avait dû
envoyer ses troupes écraser une révolte suscitée par un indus-
triel, Ciro Menotti, et par un général, Carlo Zucchi. On
craignit aussi l'invasion de la Savoie par une légion de
volontaires rassemblés à Lyon, mais ils furent dispersés par
la police française.
« Long et triste comme un carême »
Charles-Albert lui succède à trente-trois ans sur le trône de
Turin. Pour les absolutistes et les réactionnaires, il s'est
refait un « nom purifié » en Espagne en combattant contre
les libéraux qui, en revanche, l'ont appelé dans leurs écrits
« traître » et « parjure ».
C'est un homme au teint pâle. Il est immense : deux
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7.5 Page 65

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mètres et quatre centimètres. Le petit peuple piémontais dit
qu'il est « long et triste comme un carême ». Pour prouver
aux uns et aux autres qu'il n'est plus le prince qui a signé la
Constitution, il fera fusiller sept partisans de Mazzini à
Alexandrie en 1833 et dix à Gênes, et il en condamnera
soixante-dix aux galères.
Mais malgré les tentatives pour arrêter l'histoire, le Pié-
mont et l'Italie ont changé. La bourgeoisie est devenue une
classe vraiment importante qui, si elle n'a pas encore com-
pris ce qu'est la « liberté démocratique », a besoin de la
« liberté commerciale » pour propager dans la péninsule un
meilleur bien-être.
Dans le Piémont, on creuse des canaux, on assèche les
marais, on déboise les Langhe (série de collines au sud du
Montferrat), on étend la culture du mûrier, du chanvre, de
la vigne. On propage la culture de la pomme de terre qui
mettra fin aux terribles famines périodiques des années de
sécheresse. On ouvre une trentaine de mines de fer, on déve-
loppe l'industrie de la céramique. Bra est caractérisée par le
tannage des peaux, Cunéo est reconnu premier marché euro-
péen du cocon de soie. Dès que Charles-Albert diminue
l'impôt sur la laine, la région de Biella devient le centre
d'une industrie lainière florissante : les filatures se déve-
loppent, les premiers moutons « merinos » arrivent dans le
pays.
Rapidement se manifeste la nécessité de prolonger le
réseau des routes et d'entreprendre la construction des che-
mins de fer.
Et la mentalité politique, elle aussi, tend inexorablement à
se transformer.
Dans les derniers mois de 1831, à Marseille, Mazzini fonde
la Jeune Italie. L'idée d'une Italie « nation » se répand :
individualité historique dotée de ses traditions culturelles et
populaires avec le droit à la liberté et à l'indépendance. Les
Italiens se rendent compte, progressivement, qu'ils ont une
destinée commune et qu'ils doivent devenir les arbitres de ce
destin, ensemble ou à la place des rois qui, jusqu'à présent,
les ont considérés comme un troupeau de mineurs incapables.
A Turin, en 1832, Silvio Pellico publie Mes prisons, un
petit livre qui secoue l'Italie et la fait réfléchir de diverses
manières. L'Autriche, qui jusqu'à maintenant a paru la gar-
dienne de l'ordre et du bien-être social, perd la face. Dans
les pages modérées et mélancoliques de !'écrivain originaire
de Saluces, qui a passé dix années sur les galères de l'empe-
reur de Vienne, le gouvernement autrichien dévoile le visage
cruel de sa dictature qui torture et réprime.
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7.6 Page 66

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9
Les vertes années à Chieri
4 novembre 1831. C'est le troisième jour de « l'été de la
Saint-Martin» et Jean Bosco avec un camarade de son âge,
Jean Filipello, fait à pied le voyage jusqu'à Chieri. Le long
de la route, Jean se confie à son ami : il parle des prochai-
nes études, raconte ce qu'il a vécu, ce qu'il a essayé de
faire. Soudain, Filipello, garçon un peu naïf, lui demande :
« C'est seulement maintenant que tu vas étudier au collège,
alors que tu sais déjà tellement de choses ? Tu seras prêtre
rapidement.
- Sais-tu ce que ça veut dire : être prêtre ? Le prêtre a
des responsabilités très graves. Quand il se lève, après les
repas de midi et du soir, il doit réfléchir : "Je me suis
nourri, mais mes fidèles, ont-ils mangé ?" Ce qu'il a, il doit
le partager avec les pauvres. Mon cher Filipello, je n'accep-
terai jamais d'être curé de paroisse. Je veux consacrer toute
ma vie aux jeunes. »
Pendant que les deux garçons cheminent en parlant de
faim et de pauvres, à Lyon, à 250 kilomètres seulement à
vol d'oiseau, la révolte des ouvriers de la soie commence.
Par milliers, ils descendent dans la rue protester contre la
modicité des salaires et les horaires inhumains de travail :
environ dix-huit heures par jour.
Après quelques jours de combats de rues, la sédition prit
fin, étouffée par les troupes envoyées par le gouvernement
français. Plus de mille victimes.
L'année suivante, l'émeute éclatera dans Paris et fera huit
cents morts. Au printemps de 1834, les ouvriers lyonnais et
parisiens se soulèveront ensemble aux cris de : « Vivre en
travaillant ou mourir en combattant ! » On tira sur eux à
coups de canons.
Jean Bosco ne peut rien savoir de tout cela. Pas une seule
nouvelle des journaux soumis à une censure rigoureuse ne
filtre à travers le royaume du Piémont. Pendant ces premiers
mois, Jean entendra parler de temps en temps des « mou-
vements libéraux ». Une conjuration découverte à Turin
impliquait les « Chevaliers de la liberté », dirigés par Brofferio
et Bersani ; Charles-Albert la démembra avec énergie.
66

7.7 Page 67

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Cela se solda pour Bersani par sept années de forteresse à
Fenestrelle. La « révolution » dont il est question à mots
couverts de temps à autre voudrait conduire l'Italie vers la
« Constitution » et l'indépendance à l'égard de l'Autriche.
Cette révolution s'appellera bientôt Risorgimento (Renais-
sance).
Par contre, Jean n'a pas la moindre idée d'une autre révo-
lution, profonde, radicale, qui est en train de transformer
l'Europe du Nord et ne saurait tarder à pénétrer en Italie.
C'est la « révolution industrielle » à laquelle est liée la grave
« question ouvrière ». Il commencera à en voir les premiers
effets dramatiques dix ans plus tard, quand il entrera à
Turin.
Un pilier au milieu des petits
« Je prenais pension, écrit don Bosco, chez Lucia Matta,
restée veuve avec un garçon. Elle était venue avec lui à
Chieri pour le surveiller et en prendre soin. »
Peu de temps après, Marguerite arriva dans la charrette
d'un ami avec deux sacs de grain. Elle alla voir son fils chez
madame Matta :
« Voilà mon fils, dit-elle à l'hôtesse, et voilà ce-qu'il faut
pour payer sa pension. J'ai fait ma part, mon fils fera la
sienne et j'espère que vous ne serez pas mécontente de lui. »
« La première personne que je connus fut don Placide
Valimberti, dont je garde un si bon souvenir. Il me donna
de bons conseils, me conduisit au maître d'études, me pré-
senta aux professeurs. Comme j'avais jusqu'alors appris un
peu de tout, cela n'aboutissait pas à grand-chose. On choisit
la solution de me mettre en classe de sixième.
Le professeur, le père Valérien Pugnetti, fit preuve à mon
égard de beaucoup de charité.
Mon âge (seize ans accomplis) et ma taille me donnaient
l'allure d'un pilier au milieu de mes petits condisciples.
Impatient de me tirer de cette situation, après deux mois
de sixième je fus admis à l'examen de passage en cinquième
et je réussis.
J'entrai volontiers dans ma nouvelle classe ; le professeur
était le cher don Valimberti. Au bout de deux mois, ayant
été plusieurs fois le premier, je passai exceptionnellement un
autre examen et fus reçu en quatrième.
Le professeur était Vincent Cima, un homme sévère pour
la discipline. En voyant arriver à la moitié de l'année sco-
laire un élève grand et aussi fort que lui, il plaisanta en
plein cours :
67

7.8 Page 68

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"Celui-ci, c'est ou bien une grosse taupe ou bien un gar-
çon de grande valeur.''
Un peu vexé de cette boutade, je répondis :
"Quelque chose entre les deux. Je suis un pauvre garçon
très désireux de bien faire son devoir et d'avancer dans ses
études."
Ces paroles lui plurent et, avec une amabilité inattendue, il
ajouta :
"Si vous êtes bien disposé, vous tombez entre de bonnes
mains. Je ne vous laisserai pas en chômage. Ayez confiance.
Si vous avez des ennuis, dites-le moi aussitôt et je vous aide-
rai."
Je le remerciai de tout mon cœur. »
« Lorsqu 'un petit incident... »
Chieri est une petite ville à 10 kilomètres de Turin. Elle
s'étend au pied de la colline turinaise, du côté opposé à celui
de la capitale du Piémont. Quand Jean y arriva, elle comp-
tait 9 000 habitants. C'était une cité de moines, de tisserands
et d'étudiants.
De nombreux couvents abritaient des religieux et des reli-
gieuses de différents ordres : Dominicains, Philippins (de
saint Philippe de Néri), Jésuites, Franciscains, Clarisses...
Les très nombreux tisserands travaillaient le coton et la
soie dans une trentaine d'établissements.
Les étudiants arrivaient là de tous les coins du Montferrat
et du pays d'Asti ; ils menaient une existence pitoyable. Les
cours étaient à moitié gratuits mais les bourses d'études
n'existaient pas encore. Pour payer leur pension, beaucoup
s'imposa.ient des sacrifices héroïques. Les travaux après les
heures de cours étaient très recherchés : à temps partiel
comme copistes, heures de ménage dans les maisons de
riches, répétitions de cours, bouchonnage des chevaux et net-
toyage des voitures. Pour économiser, ils n'allumaient pas de
feu pendant l'hiver ; ils étudiaient enveloppés d'épaisses cou-
vertures, les pieds dans des sabots de bois.
Jean Bosco vécut parmi les étudiants pauvres, supportant
la même pauvreté. De temps à autre, Marguerite arrivait de
Sussambrino pour demander comment ça allait à Lucie
Matta. La brave veuve lui donnait de bonnes nouvelles. Jean
rendait service dans la maison, il était pieux et studieux. Il
aidait aussi son fils, plus âgé que lui.
Ce jeune homme n'aimait pas l'école. Jean devint son ami
et réussit même à le conduire à l'église demander pardon à
Dieu pour sa paresse.
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7.9 Page 69

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Jean cherchait par tous les moyens à participer à sa pro-
pre pension. Il réussit à gagner quelques sous dans l'atelier
d'un menuisier qu'il connaissait. Il apprit à se servir du
rabot, du ciseau à bois et de la râpe.
« J'étais depuis deux mois dans la classe de quatrième
quand un petit incident fit parler de moi. Le professeur de
latin expliquait la vie d'Agésilas, écrite par Cornélius Nepos.
Ce jour-là, j'avais oublié mon livre de textes et, pour que le
maître ne sren aperçoive pas, j'avais ouvert ma grammaire
devant moi. Mes voisins s'en aperçurent. L'un d'entre eux
commença à pousser son voisin du coude, un autre se mit à
rire.
"Que se passe-t-il ? demanda le professeur Cima. En
voyant que la plupart me regardaient, il m'ordonna de répé-
ter ses explications en lisant le texte en latin de Cornelius
Nepos. Je me mis debout en tenant ma grammaire en main
et je réussis à répéter de mémoire le texte latin et les expli-
cations. Mes camarades, spontanément, m'applaudirent.
Le professeur devint furieux : c'était la première fois, cria-
t-il, qu'il ne réussissait pas à maintenir la discipline. Il
m'envoya une taloche que je réussis à éviter. Puis, posant la
main sur ma grammaire, se fit raconter par ceux qui
m'entouraient, la cause "de ce désordre".
"Bosco n'a pas le Cornélius Nepos. Il a seulement sa
grammaire. Et il a quand même tout lu et expliqué comme
s'il avait eu le Cornelius en main."
Le professeur regarda le livre sur lequel il avait posé la
main et me demanda de continuer "la lecture" de deux
phrases de Cornelius. Il conclut :
''Je vous pardonne à cause de votre bonne mémoire. Vous
avez de la chance. Essayez de bien vous en servir''. »
Sa mémoire prodigieuse, Jean l'avait déjà prouvée à Don
Calosso.· Mais ici, à Chieri, commencèrent à. se produire des
faits étranges. Une nuit, il rêve qu'il fait un· devoir en classe
de latin. A peine éveillé, il écrit le texte dont il se souvient
très bien et le traduit avec l'aide d'un prêtre de ses amis. En
classe, le professeur dicte exactement ce devoir et Jean peut
donner sa traduction dans un· temps record.
Cela arriva une autre fois mais de façon encore plus énig-
matique. Jean remet son devoir très rapidement, trop rapide-
ment. Le professeur lit, regarde le brouillon et tombe des
nues : sur la page chiffonnée se trouvait aussi la partie du
devoir qu'il avait voulu donner mais qu'a~ dernier moment
il avait sautée parce qu'il l'avait trouvée trop longue.
« Où as-tu pêché ce devoir ? ·
Je l'ai rêvé. »
69

7.10 Page 70

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Un rêve : événement de peu d'importance dans la vie des
hommes ; mais, dans la vie de Jean Bosco, « le rêve » a
déjà pesé d'un grand poids. Et plus les années passeront,
plus cette question aura d'importance dans sa vie. c~est une
des choses qui laissaient et nous laissent encore perplexes.
Celui qui, dans l'enceinte du Valdocco, entendait don Bosco
murmurer paisiblement : « J'ai fait un songe », tendait les
deux oreilles. En rêve, ce prêtre étonnant lisait les péchés de
ses garçons, prévoyait la mort des rois, « devinait » la car-
rière splendide d'un petit morveux qui jouait aux quilles.
La Société de la joie
« Dans mes quatre premières classes, écrit don Bosco, j'ai
dû apprendre à mes dépens à traiter avec mes camarades. »
Il y en avait de mauvais, malgré la sévérité de la vie chré-
tienne imposée par l'école (chaque élève était obligé de four-
nir un « reçu » attestant sa confession mensuelle).
« L'un d'entre eux était tellement effronté qu'il me con-
seilla de voler à ma patronne un objet précieux. »
Au début, Jean prit vraiment ses distances à l'égard de ces
pauvres gosses pour ne pas finir comme une souris dans les
pattes du chat. Mais, rapidement, l'ascendant de ses succès
scolaires lui permit d'avoir avec eux un autre genre de rap-
ports. Pourquoi ne pas en profiter pour leur faire du bien ?
« Les camarades qui voulaient m'entraîner au désordre
étaient les plus négligents dans leurs études, en sorte qu'ils
commencèrent à recourir à moi pour que je leur donne un
coup de main dans leurs devoirs de classe. »
Il les aida ; même avec excès puisqu'il leur passait sous le
banc des traductions complètes l'examen, il sera pincé au
cours d'une de ces manœuvres et ne pourra s'en tirer que
grâce à l'amitié d'un professeur qui lui fera recommencer
une traduction latine).
« Par ce moyen, je m'assurai la bienveillance et l'amitié
des camarades. Ils commencèrent à venir me chercher pen-
dant les récréations pour le devoir à faire, puis pour écouter
mes histoires, et finalement, sans raison aucune. »
Ensemble, on était bien. Ils formèrent une espèce de bande.
Jean la baptisa : « Société de la joie ». Il lui donna un règle-
ment extrêmement simple :
1° aucune action, aucun discours qui puisse faire rougir
un chrétien ;
2° accomplir ses devoirs scolaires et religieux ;
3° être joyeux.
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8 Pages 71-80

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8.1 Page 71

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La joie, pour don Bosco, restera une idée fixe. Dominique
Savio, son élève préféré, en viendra à djre : « Nous faisons
consister la sainteté à être joyeux. Nous cherchons à éviter le
péché qui nous vole la joie du cœur. » Pour don Bosco, la
joie est la satisfaction profonde qui naît du fait qu'on se
sait dans les mains de Dieu, donc dans de bonnes mains.
C'est la modeste définition d'un bien précieux : « l'espérance
chrétienne ».
« En 1832, parmi mes camarades, j'étais devenu comme le
capitaine d'une petite armée. » Ils jouaient aux palets, aux
échasses, à sauter, à courir : parties mouvementées et très
joyeuses. Quand ils étaient fatigués, Jean faisait des tours de
passe-passe sur une petite table installée dans l'herbe.
« D'un petit gobelet, je faisais sortir cent boulettes colo-
rées et d'un petit pot vide des dizaines d'œufs. Je tirais du
nez des spectateurs de petites balles, je devinais l'argent
qu'ils avaient dans leur poche et je réduisais en poussière des
pièces de monnaie de n'importe quel métal en posant seule-
ment le doigt dessus. »
Comme aux Becchi déjà, toute cette joie s'achevait en
prière.
« A chaque fête, nous allions à l'église Saint-Antoine où
les Jésuites faisaient un merveilleux catéchisme en citant des
exemples dont je me souviens encore. »
Quatre défis au saltimbanque
Un dimanche, cependant, il y eut peu d'auditeurs dans
l'église Saint-Antoine. Un saltimbanque était arrivé qui, cette
après-midi-là, donnait un spectacle de haute acrobatie et
défiait à la course et au saut les jeunes les plus agiles de la
ville.
Jean vexé d'être planté là par ses amis, va voir. C'est un
véritable athlète. Il court et saute avec la force d'une
machine et manifeste l'intention de séjourner à Chieri pen-
dant un bon moment.
Jean réunit les meilleurs de ses camarades :
« S'il continue à donner des représentations l'après-midi
du dimanche, notre Société risque de se disloquer. Il faudrait
que l'un de ceux qui le défient le batte. On poserait des con-
ditions.
- Et qui le battra ?
- On peut trouver quelqu'un. Ce n'est pas le bout du
monde. Pour la course, par exemple, je ne me crois pas du
tout inférieur à lui. »
Jean a dix-sept ans et se sent vigoureux. Mais il ajoute
immédiatement dans ses Souvenirs :
71

8.2 Page 72

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« Mais je n'avais pas mesuré les conséquences de mes
paroles. Un camarade mal avisé raconta la chose au saltim-
banque et me voilà engagé dans une compétition : un étu-
diant contre un athlète professionnel. »
Pour la confrontation on choisit comme terrain l'allée de
la porte de Turin. Il s'agit de traverser toute la ville à la
course. L'enjeu est 20 lires. Jean ne les a pas mais les amis
de la Société se cotisent. « Une foule de gens suivait
l'action », se rappelle don Bosco.
Au départ, le saltimbanque prend une dizaine de mètres
d'avance. C'est un sprinter tandis que Jean est plutôt un
coureur de demi-fond. « Rapidement, je repris du terrain et
je le laissai tellement en arrière qu'au milieu de la course il
s'arrêta et m'abandonna la victoire. »
L'épreuve est terminée, mais le saltimbanque demande sa
revanche. La lui accorder, c'est une question d'honneur. « Je
te défie au saut, me dit-il. Mais je veux parier 40 lires. » -
« Nous sommes d'accord. » Il choisit l'endroit : il faut sauter
par-dessus un ruisseau dont la berge est surélevée par un petit
mur. Le saltimbanque s'envole et atterrit les pieds contre le
parapet. « On ne pouvait pas aller plus loin, explique don
Bosco. Je pouvais perdre mais je ne pouvais pas faire
mieux. Je cherchai pourtant une astuce. Je fais le même saut
mais, appuyant les mains sur la murette, je le prolongeai par
un bond. » En somme, comme un banal « saut à la per-
che ». Il avait gagné.
Le saltimbanque est fâché, à cause des lire~ et aussi à
cause des gens qui commencent à se moquer de lui. « Je te
lance un nouveau défi. Choisis le jeu d'adresse que tu vou-
dras. » - « J'accepte. Je choisis la baguette magique, avec
un enjeu monté à 80 lires. Je prends une baguette au bout
de laquelle je mets un chapeau et je la place sur la paume
de ma main. Je la fais sauter sur la pointe du petit doigt,
de l'annulaire, du majeur, de l'index, du pouce ; puis sur le
dos de ma ·main, sur le coude, l'épaule, sur le menton, la
bouche, le nez, sur le front. Et, refaisant le même chemin à
l'envers, la baguette retourne sur la paume de ma main.
"Cette fois-ci je ne perdrai pas", m'assure-t-il. Il prend la
même baguette et avec une adresse merveilleuse la fait se
promener jusqu'à ses lèvres. Mais le nez est trop long, la
baguette l'effleure et l'homme doit la rattraper pour qu'elle
ne tombe pas. »
Cette fois, Jean a pitié du bonhomme qui dans le fond est
un brave forain. « Le pauvre voyait son argent s'en aller.
Furibond, il vocifère : "J'ai encore 100 lires et je les parie
sur une ascension. Celui qui mettra les pieds le plus près
possible de la cime de cet arbre (il indique un orme de
72

8.3 Page 73

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l'allée) aura gagné". Nous acceptons, et d'une certaine
manière nous serions contents qu'il gagne car nous ne vou-
lons pas le ruiner.
Il commence le premier. Il grimpe et pose les pieds si haut
qu'une longueur de main en plus ferait plier l'arbre et qu'il
dégringolerait. Tout le monde convient qu'il est impossible
d'aller plus haut. C'est mon tour. Je monte à peu près exac-
tement au même endroit que celui où il était arrivé, mais je
saisis l'arbre et je fais un rétablissement, le corps à la verti-
cale, les pieds à un mètre plus haut que _les siens.
En bas, les applaudissements éclatent. Mes amis s'embras-
sent, sautent de joie. Le malheureux par contre était triste à
pleurer. Nous lui avons alors rendu son argent à condition
qu'il nous paie un repas à l'auberge du Muretto 1• »
Don Bosco note sur le cahier des Souvenirs le nombre de
lires que coûta le repas collectif - 25 - et le nombre de
lires que l'homme put remettre dans sa poche : 215. Il écri-
vit aussi les paroles que l'athlète dit aux garçons, après avoir
promis d'évacuer la place : « En me rendant cet argent, vous
me sauvez de la ruine. Je vous remercie. Je me souviendrai
de vous avec plaisir mais jamais plus je ne parierai avec des
étudiants. »
Pour la première fois : Turin
De ce défi, la Société de la Joie sortit affermie et fière.
Pendant les vacances, les compagnons partaient vers les colli-
nes de Superga : champignons, chansons, paysages et même
une pointe rapide jusqu'à Turin pour admirer le « Cheval de
marbre » sur l'escalier du palais Royal. Presque trente kilo-
mètres à pied aller et retour. Ils revenaient avec une faim de
loup et les merveilles de la capitale à décrire aux camarades
moins courageux.
C'est au cours de ces randonnées que Jean Bosco voit
pour la première fois Turin. La ville s'agrandit. L'augmenta-
tion de la population est impressionnante : un tiers de plus
en dix ans. Le prix des maisons et le coût des locations
grimpent d'une façon vertigineuse. Le manque d'hôpitaux,
d'abris pour les anciens, de foyers et d'écoles pour les enfants
se fait sentir de plus en plus dramatiquement.
Charles-Albert se propose d'envisager concrètement l'ensei-
gnement populaire, mais son Premier ministre Solaro della
Margarita (catholique étroitement conservateur) n'est pas du
1. L'auberge du Petit Mur (N.d.T.).
73

8.4 Page 74

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même avis : ou bien l'instruction est confiée aux prêtres ou
bien elle devient dangereuse.
Au printemps, pendant lequel Jean Bosco et ses amis par-
courent les collines de Turin, le chanoine Cottolengo s'ins-
talle à la périphérie de la ville avec trente-cinq malades aux-
quels l'entrée de tous les hôpitaux a été refusée. Nous som-
mes le 27 avril 1832. Dans la zone du Valdocco, le chanoine
a loué une masure qui servait de bistrot et il y arrive avec
un âne, une carriole et deux sœurs. Il accroche une pancarte
sur la porte : « Petite maison de la divine Providence. » Cela
deviendra le miracle de Turin. Il parviendra à hospitaliser
dix mille malades incurables, repoussés de tout le monde.
En juin, Jean Bosco entend pour la première fois le nom
de Vincent Gioberti. C'est un jeune prêtre de Turin, profes-
seur de philosophie à l'Université. Il a été arrêté parce qu'il
appartient à une cellule secrète antimonarchiste. On le con-
damne à l'exil et il est conduit sous bonne garde à la fron-
tière française. Dans dix ans, il publiera à Bruxelles un livre
renommé : La primauté des Italiens ; dix-huit ans plus tard
il deviendra Premier ministre de Charles-Albert.
Au palais Royal où les amis de la joie viennent toucher le
Cheval de marbre, le roi distille les premières réformes, avec
une lenteur extrême, au milieu des craintes et des scrupules.
La première réforme est signée par lui en cette année 1832 :
la torture, ce reste inhumain des âges barbares, est abolie.
74

8.5 Page 75

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10
La saison de l'amitié
A l'automne de 1832, Jean Bosco commence la classe de
« troisième de grammaire ». Au cours des deux années sui-
vantes, il termine régulièrement dans les classes appelées
« humanités » (1833-1834) et « rhétorique» (1834-1835).
Il continue à se montrer excellent élève, à la mémoire
extraordinaire et passionné de livres. « A cette époque,
raconte-t-il avec une pointe de regret, je ne faisais pas de
différence entre lire et étudier. Je pouvais facilement répéter
le contenu d'un livre que j'avais lu. L'attention pendant le
cours me suffisait pour retenir l'essentiel. De plus, ayant été
habitué par ma mère à dormir très peu, je pouvais consacrer
les deux tiers de la nuit à lire des livres, à la petite flamme
de ma loupiote. Un libraire juif, appelé Élie, me prêtait les
classiques italiens, un sou par volume. J'en lisais pratique-
ment un par jour. »
Jean a dix-huit ans, l'âge des amitiés profondes. Tout en
restant le « chef d'une petite armée », il s'entoure d'un cercle
restreint d'amis intimes.
Il connut le premier à l'occasion d'une échauffourée en
classe. A cette époque déjà, tous les professeurs n'étaient pas
ponctuels et les premières minutes de bien des cours se trans-
formaient en chahut. Le jeu de saute-mouton avait beaucoup
de succès :
« Ceux qui aimaient le moins les études, remarque don
Bosco avec ironie, étaient les champions les plus célèbres. »
Un garçon arrivé depuis peu de temps - il paraissait avoir
quinze ans - prenait tranquillement place à son banc et
ouvrait son livre pendant tout ce charivari.
« Un jour, un effronté va vers lui et le prend par le bras :
"Viens jouer avec nous, toi aussi.
- Je ne sais pas.
- Tu vas apprendre. Ne m'oblige pas à te décider à coups
de pied.
- Si tu veux me frapper, vas-y ; mais je ne bouge pas.''
Le malotru lui envoie deux gifles magistrales qui résonnent
dans toute la classe. En voyant ça, je sens bouillir le sang
dans mes veines. J'attends que l'offensé se venge comme il
75

8.6 Page 76

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se doit, d'autant plus qu'il est le plus fort des deux. Au
contraire, rien. Le visage empourpré et meurtri, il dit à
l'autre :
"Tu es content ? Alors, laisse-moi tranquille. Je te par-
donne."
Jean reste foudroyé. Ça, c'est un acte « héroïque ». Il
demande le nom du garçon : Louis Comollo. « A partir de
ce moment-là, je l'eus toujours comme ami intime, et je
peux dire que c'est grâce à lui que j'ai commencé à savoir
vivre en chrétien. »
Il découvrit sous · son apparente fragilité une grande
richesse spirituelle et, instinctivement, devint son protecteur
contre les élèves grossiers et violents.
La massue humaine
Un jour, le professeur étant en retard, comme -de cou-
tume, le chahut habituel se déchaîne. « Certains garçons vou-
laient frapper Comollo et un autre brave camarade,. Antoine
Candela. J'ordonne en criant qu'on les laisse tranquilles,
mais on ne m'écoute pas. Les insultes commence à voler.
Alors:
''Celui qui dira encore des grossièretés aura affaire à
moi.''
.
Les plus grands et mal embouchés font le mur devant moi
pendant que deux claques retentissantes s'abattent sur le
visage de Comollo. Hors de moi mais ne pouvant saisir ni
- bâton ni chaise, j'empoigne un de ces gamins par les épaules
et m'en servant comme d'une massue je cogne dans le tas
comme un sourd.
Quatre tombent par terre et les autres s'enfuient en hur-
lant.
A ce moment, le professeur entre et, voyant tourbillonner
bras et jambes dans un tohu-bohu de l'autre monde, il com-
mence à vociférer et à distribuer des gifles à droite et à gau-
che.
L'orage un peu calmé, il se fait raconter de quelle manière
le désordre s'est déclenché et, comme s'il n'y croyait pas,
nous demande de reprendre la scène. J'éclate de rire, les
autres rient aussi et le professeur en oublie de nous punir.
"Mon cher, me dit Comollo dès qu'il put me parler seul à
seul, ta force me fait peur. Dieu ne te l'a pas donnée pour
massacrer tes compagnons. Il veut que nous pardonnions et
que nous fassions du bien à ceux qui nous font du mal''. »
Jean écoute et, à la suite de Comollo, va se confesser. Le
verset de l'Évangile : « A celui qui te frappe une joue, tends
l'autre » n'est pas un ordre qu'il apprendra facilement. Il se
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8.7 Page 77

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l'imposera à force de volonté, mais il ne correspondra
jamais à son caractère. Il devra se répéter bien souvent les
paroles du songe : « Ce n'est pas avec des coups que tu te
feras des amis, mais avec la charité. »
Une «vague» d'espions
Au cours des mois de l'été 1833, Chieri vit arriver à
l'improviste des escadrons de soldats. La garde aux portes de
la ville fut renforcée. Des rondes armées parcouraient nuit et
jour les rues de la ville. Les rassemblements furent interdits.
Une « vague » d'espions avait annoncé que les mazziniens
allaient provoquer une révolte à Turin et dans les autres
cités du Piémont. L'année précédente étaient arrivées les pre-
mières nouvelles de la « Giovane Italia » (la Jeune Italie),
fondée par Mazzini : on avait découvert des exemplaires du
journal de ce « parti » dans une malle à double fond arrivée
de Marseille à Gênes. Le plan consistait à faire éclater des
incendies à différents endroits de Turin, à susciter des insur-
rections populaires, à assassiner la famille royale et à procla-
mer la république. (On apprendra par la suite que Mazzini
lui-même avait remis à Gallenga le poignard qui devait tuer
Charles-Albert.)
La fuite des nouvelles et la mobilisation rapide des forces
armées aboutirent à l'arrestation des conjurés. Douze con-
damnés à mort furent exécutés. Un an plus tard, en Savoie,
les mazziniens renouvelèrent leur tentative insurrectionnelle,
avec l'aide du général Ramorino et de Garibaldi.
La censure, au cours de ces mois, en vint à des excès ridi-
cules : un stock de bérets fut séquestré parce que, parmi les
coloris, se trouvaient du rouge et du bleu, les couleurs du
drapeau de la Révolution française ...
A la fin de l'année scolaire 1832-1833, le fils de Lucia
Matta a terminé ses études. Jean est à la recherche d'une
nouvelle pension.
Un ami de la famille, Jean Pianta, qui a ouvert un café à
Chieri lui offre un emploi de barman. Il devra nettoyer les
locaux chaque matin avant de se rendre à ses cours et passer
ses soirées au comptoir et dans la salle de billard. En
échange, M. Pianta lui offre une soupe deux fois par jour et
le logement.
Jean accepte car il ne trouve rien de mieux. Journées de
travail pénible, soirées de veille jusqu'à une _heure tardive,
près du billard, à marquer les points sur une ardoise.
En 1888 (donc, plus de cinquante années après), M. Pianta
rappelait encore : « Il était impossible de trouver un meilleur
77

8.8 Page 78

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garçon que Jean Bosco. Tous les matins il allait servir la
messe à l'église Saint-Antoine. A la maison, j'avais ma
vieille mère malade ; la charité qu'il savait lui manifester
était admirable. »
Le traitement que ce vilain bonhomme imposait à son
jeune domestique de dix-huit ans était beaucoup moins admi-
rable. Jean devait préparer café et chocolat, pâtisseries et
glaces, mais il ne lui donnait que de la soupe. C'était tou-
jours maman Marguerite qui apportait des Becchi le pain et
le complément de nourriture. Le logement qu'il lui fournis-
sait n'était qu'un « trou exigu au-dessus d'un four où cui-
saient les petits gâteaux et auquel on accédait par un étroit
escalier. Pour un peu qu'il se fût allongé sur sa couchette,
ses pieds seraient sortis non seulement du bout de la paillasse
mais de l'entrée même du local ».
Jacques Lévi, dit Jonas
Dans l'école fréquentée par Jean étudiaient aussi des
enfants juifs. Selon les lois de Charles-Félix, les juifs dans
les villes devaient habiter un quartier séparé de celui des
chrétiens : le ghetto. Ils étaient « tolérés », c'est-à-dire consi-
dérés comme des citoyens de deuxième catégorie. Les
enfants, chaque semaine, subissaient une pénible vexation :
leur foi leur interdisait tout travail le samedi, jour du sab-
bat, tout, niême leurs devoirs de classe ; ils devaient choisir :
agir contre leur conscience ou se résigner aux mauvaises
notes et aux moqueries des camarades.
Jean les aida souvent, rédigeant le devoir du samedi à leur
place. Il devint l'ami de l'un d'entre eux : Jacques Lévi, que
ses camarades surnommaient « Jonas ». Tous les deux
avaient un point commun : ils n'avaient plus de père.
Don Bosco rappelait cette amitié en termes exaltés, inhabi-
tuels pour lui : « Il était très beau, chantait d'une voix
parmi les meilleures, rare. Il jouait très bien au billard. Je
lui vouai une vive affection et j'étais son plus grand ami. Il
venait passer chez moi tous ses moments libres. Nous pas-
sions notre temps à chanter, à jouer du piano, à lire et à
bavarder. »
Cette amitié ardente, lumineuse, prouve que le cœur de
Jean n'était ni sec, ni timoré.
On ne sait quel « désordre avec rixe qui pouvait avoir des
conséquences graves » provoqua une crise chez le jeune Juif.
Jean, non par prosélytisme mais par affection, proposa à
son ami ce qu'il possédait de meilleur : sa foi. Il lui prêta
son catéchisme. « Dans l'espace de quelques mois, il apprit
les vérités essentielles de la foi. Il en était très content et
78

8.9 Page 79

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chaque jour il s'améliorait dans son langage et sa con-
duite. »
Le drame familial (inévitable) éclate lorsque la maman
juive découvre le catéchisme chrétien dans la chambre de son
fils. Elle a l'impression de le perdre lui aussi, après avoir
perdu son mari. Elle abreuve Jean d'injures et lui déclare
avec amertume : « Vous me l'avez perverti. »
Jean répond de son mieux mais n'aboutit à rien. Menacé
par ses parents, par le rabbin, « Jonas » est obligé de s'éloi-
gner pendant quelque temps de sa famille. Puis, petit à petit,
le calme revient. Le 10 août, dans la cathédrale de Chieri, le
jeune juif est baptisé. Le document officiel, conservé dans
les archives, atteste : « Moi, Sébastien Schioppo, théologien
et chanoine, avec l'autorisation du révérendissime et illustris-
sime Archevêque de Turin, j'ai baptisé solennellement le
jeune juif Jacques Lévi, de dix-huit ans, et lui ai donné le
nom de Louis... »
« Jonas » resta toujours un ami fidèle de don Bosco.
Encore en 1880, il allait lui rendre visite au Valdocco et ils
évoquaient ensemble les « beaux jours » passés.
Les pommes de Blanchard
La soupe de M. Pianta ne suffisait certainement pas à
calmer l'appétit robuste des dix-huit ans de Jean Bosco. Au
cours de ces années, il souffrit souvent de la faim. Un de
ses jeunes amis, Joseph Blanchard, s'en rendait compte fré-
quemment et allait chez sa mère (marchande de fruits) pour
se remplir les poches de pommes et de châtaignes. La brave
femme voyait mais feignait de ne pas voir. Plus d'une fois,
à table, pour la même raison Joseph vidait le compotier. Un
jour, son frère Léandre s'écrie :
« Tu ne vois jamais rien, toi maman, Joseph te rafle des
fruits par kilos et tu ne t'en aperçois même pas.
- Je m'en aperçois très bien, répond la dame, mais je
sais où il les porte. Ce Jean est un bon garçon et la faim
est une chose pénible à son âge. »
Malgré la faim, Jean réussit toujours à trouver l'argent
pour emprunter des livres au libraire Élie. Il continue à lire
la nuit. M. Pianta le remarque, il en a témoigné : « Il pas-
sait souvent la nuit entière à étudier. Le matin je le trouvais
apprenant encore sous la lampe allumée. » (Qui sait ce qui
l'impressionnait le plus : la volonté du garçon ou la quantité
d'huile consommée par la lampe?) Don Bosco se souvenait
aussi de ces nuits : « Il est arrivé plusieurs fois que le
moment du réveil arrivait alors que je tenais toujours entre
mes mains le livre commencé la veille au soir. » Mais il con-
79

8.10 Page 80

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tinue : « Cela ruinait ma santé sérieusement. C'est pourquoi
je conseillerai toujours de faire ce qu'on peut et rien de
plus. J'ai, découvert à mes dépens que la nuit est faite pour
dormir. »
Jean Bosco n'est pas un phénomène. C'est un adolescent
plein de bonne volonté et d'impatience. La patience et le
sens des limites (comme cela arrive à tout le monde), la vie
les lui apprendra.
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9 Pages 81-90

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9.1 Page 81

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11
Vingt ans
Mars 1834. Au moment où il va terminer l'année des
« humanités », Jean Bosco présente aux Franciscains une
demande pour être reçu dans leur ordre.
Un camarade d'école, Eugène Nicco, lui apporte la
réponse:
« Tu es attendu à Turin, au couvent de Sainte-Marie-des-
Anges. »
Il s'y rend à pied. Dans le registre des admissions au cou-
vent, on lit : « Le jeune Jean Bosco, de Castelnuovo, est
admis à l'unanimité, ayant · toutes les qualités requises,
18 avril 1834. »
Aussitôt, Jean prépare les documents pour entrer au cou-
vent de la Paix à Chieri.
Pourquoi a-t-il pris cette décision ?
Jean a dix-neuf ans. Il se rend compte que c'est le
moment de se décider pour la vie. Il s'est fatigué et il a
souffert parce qu'il veut devenir prêtre. Mais pendant ces
derniers mois il a dû regarder en face certains problèmes
dramatiques.
Les comptes avec la pauvreté
D'abord la pauvreté. Il n'est plus d'accord pour peser de
tout son poids sur les épaules de sa mère. Il en fait la confi-
dence à cette époque à Evasio Savio, un ami de Castel-
nuovo : « Comment ma mère pourrait-elle m'aider encore à
poursuivre mes études ? » Il a parlé de ce problème avec
quelques pères franciscains et, comme ils le connaissent bien,
ils lui ont immédiatement proposé : « Viens chez nous. » Il
ne sera même pas question de la somme que les novices sont
invités à verser à l'entrée. On fera une exception pour Jean
Bosco.
Mais il y a d'autres problèmes. Nous lisons dans ses Sou-
venirs : « En y réfléchissant, je pensais : Si je deviens prêtre
séculier, ma vocation court un sérieux danger de naufrage. »
Il ne s'agit pas d'un scrupule, d'une peur futile. Dans ces
années-là, écrit Pietro Stella, « parmi les choses que l'on
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craignait par-dessus tout, se trouvait le professionnalisme du
clergé : embrasser la ''carrière'' ecclésiastique non pas dans
un esprit religieux sincère mais pour des raisons humaines,
pour s'assurer un avenir. On pressentait le grand malheur
qu'aurait été pour le sacerdoce l'indigence intérieure, la
superficialité du sens religieux ».
L'abondance excessive de jeunes qui prenaient la voie du
sacerdoce était une ·preuve de ce danger : 250 séminaristes en
1834 (Turin, Chieri, Bra), jusqu'à 358 internes et 207 exter-
nes en 1840 (Turin, Chieri, Bra et Giaveno). Don Bosco lui-
même se souvient que des vingt-quatre condisciples de sa
dernière année de collège, vingt s'inscrivirent aux cours du
séminaire.
A cette affluence incroyable correspondaient des abandons
nombreux et douloureux. La solution du séminaire était con-
sidérée par beaucoup, dès le départ, comme un « raccourci »
vers un poste dans l'enseignement ou la fonction publique.
Pour guérir cette plaie, les évêques essayaient de réduire
de plus en plus le nombre de séminaristes « externes », qui
fréquentaient le séminaire pour les cours et les offices liturgi-
ques et introduisaient inévitablement parmi les internes le
goût des habitudes mondaines.
La paysanne au châle noir
Dans les derniers jours d'avril 1834, Jean se présente à
son curé, à Castelnuovo, pour lui demander les pièces néces-
saires à son entrée au couvent. Don Dassano le regarde per-
plexe :
« Toi, au couvent ? Mais as-tu vraiment réfléchi ?
- Il me semble que oui. »
Quelques jours plus tard, don Dassano monte à la ferme
de Sussambrino. Il parle à maman Marguerite :
« Jean veut se faire moine franciscain. Je n'ai rien contre
les moines, mais il me semble que votre fils est plus adapté
au travail d'une paroisse. Il sait parler aux gens, intéresser
les jeunes, se faire aimer. Alors, pourquoi aller s'enterrer
dans un couvent ? Et puis, Marguerite, je veux vous parler
franchement. Vous n'êtes pas riche, et vous êtes déjà âgée.
Un fils curé de paroisse, quand vous ne pourrez plus travail-
ler, pourra vous donner un coup de main, mais un fils
moine sera perdu pour vous. Je suis persuadé que vous
devez le détourner de ce projet et je crois vous le dire pour
votre bien. »
Maman Marguerite se jette le châle sur les épaules et part
à Chieri.
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« Le curé est venu me dire que tu veux entrer au couvent.
C'est vrai ?
- Oui, maman. J'espère que vous n'avez rien contre ce
désir.
- Écoute-moi bien, Jean. Je veux que tu réfléchisses
sérieusement et calmement. Quand tu auras pris ta décision,
suis ton chemin sans t'occuper de personne. L'essentiel, c'est
que tu fasses la volonté du Seigneur. Le curé voudrait que je
te fasse changer d'idée parce que plus tard je pourrais avoir
besoin de toi. Mais je te le dis : dans ces questions-là il
n'est pas question de ta mère. Dieu avant tout. De toi je ne
veux rien, je n'attends rien. Je suis née pauvre, j'ai vécu
pauvre, je veux mourir pauvre. Et même je te le dis tout de
suite : si tu deviens prêtre et que par malheur tu deviennes
riche, je ne mettrai plus jamais les pieds chez toi. Rappelle-
toi bien ça. »
Cette vieille paysanne avec son châle noir, avait dans la
voix un ton assuré, sur le visage un air énergique. Ces paro-
les, don Bosco ne les a jamais oubliées.
Jean allait prendre une décision lorsque l'imprévu arriva.
« Quelques jours avant mon entrée, j'ai fait un rêve des plus
étranges. Il me sembla voir une multitude de frères portant
des vêtements déchirés. Ils couraient tous dans des directions
opposées. L'un d'eux s'approcha et me dit : "Tu cherches la
paix, mais tu ne trouveras pas la paix ici. Dieu te prépare
une autre place et une autre maison." »
Un rêve, le « rien du tout » habituel. Mais Jean a déjà dû
reconnaître que les rêves sont · des événements importants
pour lui, même s'ils sont parfois gênants. Il va trouver son
confesseur : « Je lui racontai tout mais il ne voulut pas
entendre parler de rêves ni de moines. Il me répondit :
"Dans ces affaires, chacun doit suivre ses inclinations et non
pas les conseils des autres. C'est donc à toi d'y réfléchir et
de décider''. »
Que faire ? Il remet sa décision à plus tard et continue
l'école publique. Mais il n'est pas possible de différer indéfi-
niment. Un jour, il se confie à Louis Comollo et, d'un saint
comme son ami, il reçoit un conseil tout à fait classique :
faire une neuvaine, écrire une lettre à son oncle, curé de
paroisse ; ensuite, obéir aveuglément.
« Le dernier jour de la semaine, rappelle don Bosco, je fis
la confession et la communion en sa compagnie, puis j'assis-
tai à une messe et j'en servis une autre à l'autel Notre-
Dame-des-Grâces. Revenus à la maison, nous trouvâmes une
lettre de don Comollo (oncle de Louis) qui disait : « Tout
bien considéré, je conseillerais à ton ami de ne pas entrer au
couvent. Qu'il prenne la soutane et qu'il ne craigne pas de
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9.4 Page 84

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perdre sa vocation. En restant à l'écart du monde et grâce
aux pratiques de piété, il surmontera tous les obstacles. »
« Pourquoi ne pas consulter don Ca/asso ? »
Prendre la soutane veut dire devenir séminariste. Mais il
reste le problème numéro un : l'argent ? A ce moment, entre
en scène don Cinzano (qui remplace don Dassano à la
paroisse de Castelnuovo). Informé de ses difficultés, il va
demander de l'aide à deux personnes aisées du pays. Ensem-
ble, elles se chargent de la pension de la dernière année
d'école publique.
Malgré cela, Jean n'est pas complètement satisfait. Son
ami Evasio Savio lui ·suggère :
« Va donc demander conseil à don Cafasso à Turin. Il est
jeune, mais c'est le prêtre le plus qualifié qui soit né à Cas-
telnuovo. »
Don Joseph Cafasso n'a que vingt-trois ans, pourtant il
est déjà considéré comme un excellent « directeur de cons-
cience ». Beaucoup de personnes, inquiètes ou troublées,
vont le voir pour obtenir ses conseils. Il vit à Turin au foyer
du clergé et, tout en complétant ses études de perfectionne-
ment théologique, il assiste les malades et les prisonniers.
Jean part et lui expose tous ses embarras. Avec un grand
calme et sans hésitation, don Cafasso lui dit :
« Terminez votre année de rhétorique et puis entrez au
séminaire. La divine Providence vous fera connaître ce
qu'elle veut de vous. En ce qui concerne l'argent soyez tran-
quille : quelqu'un y pourvoira. »
Au cours de cette rencontre, Jean Bosco a trouvé l'élément
qui va mettre de l'équilibre dans sa vie. Son tempérament
volcanique le fera vivre parmi les songes, les projets, les
inquiétudes, les succès, les déceptions. Près de lui, paisible et
réconfortant, don Cafasso restera l'ami discret, le conseiller
avisé, le bienfaiteur silencieux.
Le séminaire de Chieri n'a été ouvert qu'en 1829. L'arche-
vêque de Turin, Colombano Chiaveroti, avait voulu pour les
futurs prêtres une ambiance recueillie et presque monacale,
éloignée du monde bruyant de Turin. Jean Bosco y entre
comme interne, c'est-à-dire disposé à en vivre toute l'austé-
rité. Ainsi l'a conseillé don Cafasso, qui obtient du théolo-
gien Guala pension gratuite pour la première année.
Jean aurait dû subir à Turin l'examen d'admission au
séminaire. Mais la ville est menacée du choléra (qui parvient
presque chaque année à troubler la saison chaude). Les voya-
geurs sont soumis à la quarantaine. A cause de cela, l'exa-
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9.5 Page 85

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men aura lieu à Chieri par délégation et se terminera avec
succès.
Les dernières vacances avant de revêtir la soutane des
clercs, Jean les passera à Sussambrino et à Castelnuovo,
chez le curé. Il écrit : « Pendant ces vacances j'ai cessé de
faire le charlatan et je me suis adonné aux bonnes lectures.
J'ai tout de même continué à m'occuper des garçons, les
intéressant avec des histoires, des récréations et des chan-
sons. Plusieurs, déjà grands, ne connaissaient pas les vérités
de la foi. Je leur enseignai donc le catéchisme et les prières
quotidiennes. C'était une sorte de patronage : une cinquan-
taine de jeunes qui m'aimaient et m'obéissaient comme si
j'avais été leur père. »
La marque de fabrique
16 août 1835, Jean Bosco a vingt ans. Il est devenu un
homme, volontaire, intelligent, mûr. Il va entrer dans les
années décisives de sa formation sacerdotale et porte en lui,
comme marque de fabrique, un solide caractère piémontais.
Henri Bosco, un Provençai, lointain parent du saint, a
essayé de dessiner, en une belle page, les traits « fortement
marqués et originaux» du caractère piémontais. A son
exemple, essayons nous aussi.
Le Piémontais n'est ni brillant, ni spirituel. Il ne se presse
pas de penser. Il est lent à comprendre, à réfléchir, à répon-
dre ; il lui manque l'élan, le feu, l'exaltation.
Par contre, il est solide et fort. Solidité faite surtout
d'endurance. Il sait supporter longtemps et sans se plaindre.
Faite de prudence aussi. La vie pénible lui a appris qu'il est
sage de réfléchir sans hâte.
Il est né réaliste. Les idées nouvelles ne le séduisent pas :
il sait par instinct qu'elles sont sujettes à un taux élevé de
mortalité infantile. S'il lui arrive quelque idée brillante, il
l'oriente tout de suite vers le terrain pratique. Il vit dans le
concret, dans le réel ; là réside sa force.
Le réel est très souvent amer et dur. Le Piémontais lui
oppose la patience. Il est patient d'esprit comme il est
patient de cœur.
Il aime sans renier. C'est un homme fidèle. La fidélité est
le degré le plus élevé de la persévérance. Elle en est l'expres-
sion la plus noble et le résultat le plus pur. Elle implique le
courage.
Le Piémontais est courageux. Il n'a pas la témérité des
têtes chaudes. Il est plus soldat que guerrier, mais il sait
combattre. Il se bat bien, sans esprit d'aventure, plus volon-
tiers pour défendre que pour attaquer.
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Cette vocation défensive lui vient de l'amour intense qu'il
porte à sa terre, à ses biens, à sa famille, même si ses biens
sont pauvres, sa terre exigeante et sa famille lourde à soute-
nir.
Occasionnellement, il émigre mais il ne se déracine jamais
de son sol. Il y a au fond de lui une mine inépuisable de
patience, d'attachement, de solidité, de bon sens pratique.
Dieu sait à quel point don Bosco posséda les vertus parti-
culières de sa race, l'endurance, l'esprit pratique, le génie du
réel, la ténacité, jusqu'à l'entêtement.
Mais, à ce jeune homme qui va entrer au séminaire, Dieu
a fait aussi le don d'un cœur qui aime largement, un cœur
qui ne se résigne pas devant les jeunes humiliés par l'igno-
rance, les gens du peuple rongés par la misère, les personnes
assoiffées par l'absence de Dieu. Je crois que c'est cela le
« charisme » assigné à Jean Bosco, le don spécial qu'il dut
faire sien de manière à la fois dramatique et rénovatrice avec
les ressources de ses capacités ethniques.
Un cœur entier ignore les demi-mesures, affronte aveuglé-
ment les défis de la réalité, transforme la patience humaine
en impatience chrétienne. Aux objections alarmantes du
« bon sens », il répond par un bond en avant. Les saints ont
du bon sens, beaucoup, mais on s'en aperçoit toujours après
coup. Cela ressemble à de la folie et c'est de la foi intense
en l'homme et en Dieu ; pas une foi passive qui attend tout
du ciel, mais une foi qui voit, qui risque, qui déclenche
l'attaque.
Don Bosco a été animé de cette foi enracinée dans
l'amour dont les raisons sont sans raisons, parce qu'il rai-
sonne autrement que l'intelligence, que le « bon sens » terre
à terre ne raisonnent.
Pour ce motif, beaucoup de prêtres, ses contemporains,
sincèrement fraternels dans le ministère, formés en même
temps que lui au séminaire, ne le comprirent pas toujours.
L'Église résumera tout en plaçant comme premier texte de
sa messe les paroles que la Bible dit au sujet d'Abraham (un
autre grand de l'humanité qui manqua de bon sens avec
éclat) : « Dieu lui a donné une sagesse et une prudence sans
limites et un cœur large comme les plages de la mer. »
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Le séminaire et les points noirs
Prendre la soutane, à cette époque, c'est franchir un pas
important. Le jeune homme se dépouille des habits sembla-
bles à ceux que tout le monde porte et revêt une soutane
noire qui lui descend des épaules sur les talons 1•
L'acte est public et signifie pour tous : « J'ai l'intention
de devenir prêtre et de vivre comme doit vivre un prêtre. »
D'autres accessoires complètent la tenue du clerc : le col
blanc de toile empesée, la barrette avec trois petites anses et
un pompon, le chapeau rond. La couleur uniforme de
rigueur est le noir.
« J'ai toujours eu besoin de tout le monde », dira un jour
don Bosco. Ce fut le cas pour sa prise d'habit : la soutane,
le chapeau, les chaussures, la barrette et même les chaussettes
noires lui furent offerts par les gens du pays.
25 octobre 1835. C'est un dimanche. Dans l'église de Cas-
telnuovo sont rassemblés plus de fidèles que d'habitude. Ils
sont venus des Becchi, de Morialdo, des bourgs des environs,
parce que le curé de la paroisse, avant la grand-messe, don-
nera la soutane à Jean Bosco, ce brave garçon que tout le
monde connaît.
Jean s'avance vers l'autel en portant sur le bras la soutane
noire. Les paroles du rite sont solennelles.
« Quand le curé, don Cinzano, me commanda d'enlever
mes vêtements civils : ''Que le Seigneur te dépouille du vieil
homme, de ses habitudes et de ses manières", je dis dans
mon cœur : ''Que de vieilles affaires à enlever ! Mon Dieu,
mon Dieu, supprimez mes mauvaises habitudes." Quand il
me donna le col, il ajouta : "Que le Seigneur te revête de
l'homme nouveau, créé selon le cœur de Dieu, dans la jus-
tice, dans la vérité et dans la sainteté'', je poursuivis inté-
rieurement : "Mon Dieu, que je commence vraiment une vie
nouvelle, selon votre volonté. Vierge Marie, soyez mon
secours". »
1. En italien, soutane se dit ta/are. Cela vient de talon (en latin : talus).
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9.8 Page 88

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Sept résolutions qui bouleversent l'existence
Après la messe, surprise : don Cinzano invite Jean à
l'accompagner au bourg de Bardello dont c'est la fête patro-
nale.
« J'y allai pour ne pas lui déplaire mais à contrecœur. Ce
n'était pas une chose agréable pour moi. J'avais l'air d'une
marionnette remise à neuf. Je m'étais préparé pendant des
semaines à cette journée et je me trouvais à un banquet au
milieu de gens rassemblés pour rire, bavarder, manger, boire
et s'amuser. Qu'est-ce que cela pouvait avoir de commun
avec celui qui, quelques heures plus tôt, avait pris le vête-
ment de la sainteté pour se donner entièrement au Seigneur ?
En retournant à la maison, le curé me demanda pourquoi
j'étais resté tout pensif. Je lui répondis très franchement que
la cérémonie du matin contrastait avec ce qui était arrivé
ensuite. Avoir vu des prêtres faire les farceurs au milieu de
convives à moitié soûls, m'avait dégoûté. "Si je savais que
je dois devenir un prêtre comme ceux-là, je préférerais dépo-
ser tout de suite ce costume''. »
Le curé admit que son jeune abbé avait raison. Il s'en tira
avec deux pauvres lieux communs : « Le monde est fait
comme ça ; il faut le prendre tel qu'il est » et « il faut voir
le mal pour l'éviter ensuite ».
Au cours des quatre journées qui le séparaient de l'entrée
au séminaire, Jean se recueillit dans le silence et la médita-
tion. Il écrivit sept résolutions qui manifestaient un « boule-
versement » dans son style de vie. Les voici :
1. Je n'irai pas voir les bals, les théâtres, les spectacles
publics.
2. Je ne ferai plus le prestidigitateur, le saltimbanque et je
n'irai plus à la chasse.
3. Je serai tempérant dans le manger, le boire et le repos.
4. Je lirai des ouvrages religieux.
5. Je combattrai pensées, conversations, paroles, lectures
contraires à la chasteté.
6. Je ferai chaque jour un peu de méditation et de lecture
spirituelle.
7. Je raconterai chaque jour des faits et des pensées sus-
ceptibles de faire du bien.
« Je suis allé devant un tableau de la bienheureuse Vierge
Marie et j'ai promis formellement d'observer ces résolutions
quel que soit le sacrifice que cela m'imposerait. »
Il n'y parviendra pas toujours, parce qu'il est lui aussi de
chair et de nerfs comme nous ; mais le « coup de barre », il
l'a donné.
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Le 30 octobre, Jean doit se trouver au semmaire. La veille
au soir, à Sussambrino, il arrange dans une petite valise le
trousseau que maman Marguerite lui a préparé. « Ma mère,
écrit-il, avait les yeux fixés sur moi comme si elle avait
voulu me dire quelque chose. Soudain elle m'appelle à l'écart
et me dit :
"Jean, tu as revêtu le vêtement du prêtre. J'éprouve toute
la joie qu'une mère peut éprouver. Cependant, rappelle-toi
que ce n'est pas -l'habit qui te rend honorable, mais la vertu.
Si un jour tu avais des doutes sur ta vocation, pour l'amour
de Dieu, ne déshonore pas cet habit ; dépose-le tout de suite.
Je préfère que mon fils soit un paysan pauvre plutôt qu'un
prêtre négligent à l'égard de ses devoirs. Quand tu es né, je
t'ai consacré à la Madone. Quand tu as commencé tes étu-
des, je t'ai recommandé de bien aimer cette Mère qui est la
nôtre. Maintenant, je te recommande, Jean, de lui appartenir
totalement."
Quand elle eut achevé ces paroles, ma mère était émue. Je
pleurais. Je lui répondis : "Mère, je vous remercie pour tout
ce que vous avez fait pour moi. Je n'oublierai jamais ce que
vous venez de me dire.''
De bonne heure, le lendemain matin, je me rendis à Chieri
et le soir du même jour j'entrai au séminaire. »
En haut d'un mur blanc, un cadran solaire lui adressa le
premier salut du séminaire. Sous le cadran on lisait : Afflic-
tis lentae, celeres gaudentibus horae (« Pour les affligés les
heures n'avancent pas, elles passent vite pour ceux qui sont
heureux. ») C'était un bon conseil pour un jeune homme qui
allait passer six années successives entre ces murs.
A la chapelle, les abbés étant parfaitement alignés sur les
bancs, l'orgue attaqua les notes majestueuses du Veni Crea-
tor. L'année commença par trois jours de silence rigoureux
consacrés aux exercices spirituels.
Un horaire de fer
A la page 90 de ses Souvenirs2, don Bosco écrit : « Les
journées du séminaire se ressemblent à peu près toutes. »
C'est une façon très claire de nous dire que la difficulté la
plus pénible à supporter pendant les premiers mois fut la
monotonie. L'horaire des journées ·est précis, à la minute
près. Il est détaillé sur un panneau placé dans un angle, à
proximité d'une cloche : une enfilade d'heures, de demi-
heures, de quarts d'heures. A chaque changement, le
2. G. Bosco, Memorie de/l'oratorio di S. Francesco di Sales, édité par don Ceria,
Torino, 1946. Il existe une traduction française (voir bibliographie).
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9.10 Page 90

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« réglementaire » va vers la cloche et sonne. A cette sonne-
rie, la communauté sort, entre, peut parler, se plonge dans
le silence, étudie, prie. La première chose que l'on apprend
quand on passe cette porte, c'est que la cloche est la voix de
Dieu.
Une journée, vécue de cette manière est stimulante, elle
peut même réussir à plaire. Mais il faut essayer de recom-
mencer une telle journée pendant huit mois d'affilée pour
saisir ce qu'est la monotonie.
Les tranches horaires qui divisaient la journée au séminaire
de Chieri avaient été rigoureusement fixées par Charles-Félix
pour toutes les écoles du royaume. Les princes eux-mêmes y
étaient soumis.
Nous pouvons nous en faire une idée en parcourant
l'horaire que devait ·suivre, au palais Royal de Turin, le
prince héritier Victor-Emmanuel ; il avait quinze ans en
1835 :
« Réveil à 5 heures, messe à 7, cours de 9 à 12, repas ; de
14 à 19 heures et demie : devoirs scolaires, dîner ; à 21 heu-
res : prières et coucher. Le matin du dimanche, deux mes-
ses : une ''basse'', avant le petit déjeuner, dans la chapelle
du palais ; la "grande", à la cathédrale, après le petit déjeu-
ner. »
Au séminaire, à la différence du palais Royal, la messe
quotidienne est accompagnée de la méditation et de cinq
dizaines du rosaire (le chapelet). A table, on ne parle pas,
on écoute la lecture de l'Histoire de l'Église, de Bercastel,
lue recto tono à tour de rôle du haut d'une chaire.
La nourriture est extrêmement simple. « On mange pour
vivre, on ne vit pas pour manger » est une des maximes les
plus répétées.
Le moment de la récréation relâche la tension de ces jeu-
nes gens. Don Bosco rappelle ses parties de cartes passion-
nées : « Je n'étais pas un joueur habile et pourtant je
gagnais presque toujours. A la fin du jeu, j'avais les mains
pleines de monnaie ; mais, à voir mes camarades tristes de
l'avoir perdue, je devenais encore plus triste qu'eux. De plus,
à force de me fixer l'esprit sur les cartes, j'avais la tête
occupée par le roi de cœur et le valet de pique pendant le
travail et la prière. Pour ces raisons, au milieu de la
deuxième année de philosophie, je pris la décision d'en
finir. »
Il décida de s'arrêter d'un seul coup à l'occasion d'un
gain important. Le séminariste qui, opiniâtrement, avait con-
tinué à lui demander sa revanche était pauvre lui aussi et, à
la fin, plumé comme un poulet, il allait se mettre à pleurer.
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10 Pages 91-100

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10.1 Page 91

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Jean éprouva une véritable honte, restitua tout ce qujil avait
gagné et mit un point final aux parties de cartes.
Avec ses confrères salésiens, il fut sévère sur la question
des cartes. « On perd des heures, disait-il, et nous, notre
temps, c'est aux garçons que nous devons le consacrer.
Quand je n'aurai plus rien à faire, alors je jouerai aux car-
tes.»
Les points sombres du séminaire
A mesure que les jours passent Jean découvre des points
sombres dans la vie du séminaire. Le premier le choquait
déjà à Castelnuovo : les supérieurs gardent leurs distances.
Pour entretenir le respect et la dignité, ils se montrent rare-
ment : « On allait voir le recteur et les autres supérieurs en
revenant de vacances et quand on y partait. Personne n'allait
leur parler si ce n'est à l'occasion d'une réprimande. Si un
supérieur passait au milieu des séminaristes, c'était un sauve-
qui-peut général. Combien de fois ai-je désiré parler avec
eux, leur demander conseil... »
« Jean ne demandait pas une condescendance formelle,
commente Pietro Stella, il exigeait plus : la bienveillance,
c'est-à-dire une correspondance à l'affection qu'il éprouvait
pour eux. Le caractère de don Bosco s'exprime bien dans ce
désir d'établir une atmosphère de "cordialité", de convivia-
lité et de sympathie. » Pour instaurer ce courant de convi-
vialité, don Bosco considère comme indispensable la ''présence
physique" des éducateurs parmi les jeunes. Il en est telle-
ment persuadé qu'il en fera un élément essentiel de son
système éducatif.
Le second point noir, il le voit en certains condisciples. Il
y a « beaucoup de séminaristes d'une vertu exemplaire »
mais il en existe « d'autres qui sont dangereux » ; ils tien-
nent des « conversations extrêmement répréhensibles » et
introduisent au séminaire des « livres irréligieux et libertins ».
Jean éprouve encore de l'amertume à propos de l'interdic-
tion de la Communion fréquente : « Nous pouvions recevoir
la sainte Communion seulement le dimanche et à l'occasion
des fêtes particulières. » Pour se nourrir de !'Eucharistie pen-
dant la semaine, « il fallait commettre une désobéissance ».
Le matin, pendant que la longue file des séminaristes se
dirige vers le réfectoire pour le petit déjeuner, certains tour-
nent à l'angle du couloir qui mène à l'église Saint-Philippe
et reçoivent la Communion, « payant » leur escapade en jeû-
nant jusqu'au repas de midi. « C'est de cette manière que
j'ai pu recevoir plus souvent la sainte Communion. Avec rai-
son, je peux l'appeler l'aliment le plus efficace de ma voca-
tion. »
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10.2 Page 92

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La bouffée d'oxygène du jeudi
Pour Jean, une journée brise la monotonie des horaires :
le jeudi. L'après-midi de ce jour-là, ses compagnons s'en
souviennent, le portier sonne invariablement la cloche
d'appel et crie en patois :
« Bosch'd Castelneuv ! »
Les autres séminaristes qui cherchent la moindre occasion
de s'amuser un peu lui font écho en reprenant comme autant
de crieurs publics, en piémontais, en italien et en français :
« Bosch' d Castelneuv ! Bosco di Castelnuovo ! Bois de
Châteauneuf ! »
Jean rit de la plaisanterie habituelle et aussi parce qu'il
sait qui le demande : les compagnons de la Société de la joie
qui veulent le revoir, lui donner des nouvelles ; les amis avec
lesquels il a fait son collège et les enfants qu'il a amusés
avec ses jeux et ses histoires et qui veulent l'écouter encore.
« Cela faisait beaucoup de jeunes, rappelle un compagnon de
dortoir, qui l'entouraient joyeusement. Il bavardait gaiement
avec eux, parlant avec tout le monde. » Après le vacarme,
les plaisanteries, les éclats de rire, une pause à la chapelle
aux pieds de la Madone.
Le jeudi est sa bouffée d'oxygène, la poursuite presque
clandestine de son « idée fixe » : le patronage qu'il appelle
« l'oratoire ».
A ses amis intimes, Jean parle même souvent de cet ora-
toire qui naîtrait à la périphérie d'une grande ville, avec des
cours, des bâtiments, des foules d'enfants : « Je n'invente
rien, disait-il tranquillement, je le vois souvent en rêve la
nuit. »
« Don Bosio, curé de Levone Canavese, condisciple de don
Bosco au séminaire de Chieri (c'est le biographe de don
Bosco, don Lemoyne, qui raconte)... venu pour la première
fois à l'oratoire en 1890, arrivé au milieu de la cour,
entouré des membres du Chapitre supérieur des Salésiens,
tournant ses regards autour de lui et examinant les différents
édifices, .s'exclama : "De tout ce que je vois ici, rien ne me
semble nouveau. Don Bosco, au séminaire, m'avait déjà tout
décrit, comme s'il avait vu de ses propres yeux ce dont il
parlait et comme je le vois maintenant, avec une étonnante
exactitude''. »
Les rêves et la pauvreté : l'étrange addition de ces deux
termes accompagnera chaque saison de la vie de don Bosco.
Les songes pour élargir l'espérance aux dimensions d'un ave-
nir magnifique, la pauvreté pour mettre des bâtons dans les
roues -du présent.
A l'examen semestriel (à cette « belle époque » avaient lieu
92

10.3 Page 93

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trois examens par an : trimestriel, semestriel, final), un prix
de soixante lires est offert au séminariste de chaque cours
qui a les meilleures notes pour la conduite et l'étude. Jean
s'accoude sur ses manuels et arrive à l'obtenir. Il recomman-
cera son exploit chaque année : la moitié de sa pension, de
toute façon, est assurée.
Et il se donne beaucoup de mal. « Qui avait besoin de se
faire raser la barbe, ajuster la barrette, coudre ou raccom-
moder un vêtement, me trouvait toujours prêt. »
Parmi les garçons riches
Le choléra revient de nouveau au cours de la saison
chaude de 1836. De nouveau, Turin a peur. Les Jésuites
anticipent le départ de leurs pensionnaires du collège de Car-
mine vers le château de Montaldo, villégiature magnifique.
Ils cherchent, pour le dortoir, un surveillant de confiance qui
soit aussi répétiteur de grec. Don Cafasso envoie l'abbé
Bosco : « Tu pourras te faire un peu d'argent. »
Du 1er juillet au 17 octobre, Jean vit pour la première fois
parmi les jeunes de familles riches, au contact des vertus et
des vices des « fils à papa ». Il avoue avoir senti « combien
il est difficile d'obtenir parmi eux cet ascendant qu'un prêtre
doit avoir pour leur faire du bien ». Il est convaincu que
Dieu l'appelle seulement parmi les enfants pauvres. Ce sera
une de ses convictions fondamentales : de même qu'il n'est
pas appelé à éduquer des filles, il n'est pas non plus appelé
à éduquer les enfants des riches. Presque trente années plus
tard, le 5 avril 1864, à don Ruffino qui lui parlera d'un col-
lège pour les jeunes nobles, il répondra avec une certaine
rudesse :
« Ça non, jamais ! Ce serait notre ruine. Cela le fut déjà
pour d'autres ordres religieux : ils avaient comme premier
objectif l'éducation de la jeunesse pauvre et ils l'ont aban-
donnée pour servir les nobles. »
Le charme de Louis· Comollo
Octobre 1836. Au moment où Jean Bosco abandonne le
château de Montaldo pour passer quelques jours dans le
vignoble de Sussambrino, Louis Comollo prend la soutane.
A la fin du mois, il entre lui aussi, avec son ami Jean, au
séminaire de Chieri. La paire d'amis se reconstitue : une
amitié inaltérable.
Louis a deux ans de moins que Jean mais il redevient
immédiatement l'aiguillon spirituél qui le stimule. « Il était
rare qu'il ne vînt pas interrompre ma récréation. Il me pre-
93

10.4 Page 94

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nait par un pan du vêtement et, me demandant de venir avec
lui, me conduisait à la chapelle. »
Là, Comollo se sentait chez lui ; ses naïves effusions
n'étaient jamais finies : visite au Saint-Sacrement, prières
pour les agonisants, récitation du rosaire, office de la Sainte
Vierge, dizaine de chapelet pour les âmes du purgatoire...
Jean, comme beaucoup de chrétiens qui travaillent et pei-
nent pour le Royaume de Dieu, éprouvait un attrait puissant,
presque de la nostalgie, à l'égard de cette piété de ferveur
exclusive, de ce candide abandon à Dieu. Il reconnaissait de
l'exagération dans la manière de se comporter de son ami et
le lui disait avec beaucoup de délicatesse. « Je n'ai pas
même essayé de l'imiter dans sa pénitence. Il jeûnait scrupu-
leusement pendant tout le carême, il jeûnait le samedi, par-
fois au pain et à l'eau... Il lui arrivait de laisser nourriture
et vin et de se contenter de pain trempé dans l'eau, prétex-
tant que c'était meilleur pour sa santé. »
Nous pouvons le dire clairement et sans détours : c'était
une course volontaire à l'épuisement et à. la mort. Un bon
directeur spirituel ne l'aurait pas laissé courir de cette
manière à la catastrophe. Lorsque Dominique Savio (vingt
ans plus tard) essaiera de s'engager sur la même voie, don
Bosco l'arrêtera avec énergie. Mais Jean, à cette époque, ne
peut pas être ce prudent directeur de conscience qu'il devien-
dra plus tard. Et l'ascèse désincarnée de Comollo, sa fuite
en Dieu par une sorte de mépris de toute valeur terrestre, le
remplissent d'admiration. Elle restera vivace, cette fascination
qu'exerça sur lui le « petit saint » Louis Comollo et cette
sainteté qui se consume rapidement en s'élevant vers le ciel.
Mais sa route vers Dieu sera toujours différente ; ce sera
celle d'une sainteté plus incarnée, solide, élaborée au contact
direct de la réalité, de l'attachement et des exigences pressan-
tes des jeunes, problèmes concrets et obsédants qui clarifient
et simplifient toute théorie ascétique.
Un séminariste égaré
Jean-François Giacomelli, d' Avigliana, entra au semmaire
au début de décembre. Il a laissé un précieux témoignage
dans lequel il semble avoir photographié le séminariste Bosco
de seconde année de philosophie. En voici le résumé :
« Entré au séminaire un mois après les autres, je ne con-
naissais personne et, dans les premiers jours, j'étais égaré,
désemparé par la solitude. La première fois que je pris place
dans la salle d'étude, je vis devant moi un séminariste qui
me parut plus âgé que les autres. De belle allure, avec ses
cheveux bouclés, il était pâle et maigre et paraissait souf-
94

10.5 Page 95

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frant. C'était don Jean Bosco. Il vint à ma rencontre la pre-
mière fois où il me vit seul après le repas et me tint compa-
gnie pendant toute la récréation. Il me témoigna beaucoup
d'amabilité. Entre autres, je me rappelle qu'ayant une bar-
rette trop haute, les condisciples se moquaient de moi. En
un tournemain, Jean l'ajusta à ma taille.
Cette année-là, deux séminaristes s'appelaient Bosco. Pour
qu'on puisse les distinguer, le premier (qui devint ensuite
supérieur d'une société religieuse féminine à Turin : les Rosi-
nes) déclara en piémontais : Mi sun Bosch,d pucciu Je suis
Bosco de néflier ». Le bois de néflier est extrêmement dur,
inflexible.) Par contre, Jean dit : Mi sun Bosch ,d sales Je
suis Bosco de saule ». Le bois de saule est tendre et flexible).
Ce n'était pas un bigot ; il était au contraire très porté à la
colère : l'énergique et continuelle violence qu'il déployait pour
se maîtriser était visible, évidente. Il aimait intensément les
jeunes et son bonheur consistait à se trouver au milieu
d'eux. »
95

10.6 Page 96

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13
Profession · prêtre
24 juin 1837, fête de saint Jean-Baptiste. Pour Jean Bosco
c'est le jour de sa fête patronale et le commencement des
quatre mois de longues vacances estivales.
Il prend la blanche route qui conduit de Chieri à Castel-
nuovo, puis le sentier qui monte à Sussambrino. Douze kilo-
mètres : une belle promenade. La ferme de son frère
l'accueille avec la bienvenue des « cocoricos » des coqs et le
sourire timide d'une splendide petite nièce.
Joseph a fondé son foyer depuis des années. Il a épousé
en 1833 (elle avait vingt ans à peine) Maria Calosso, une
fille de Castelnuovo.
Leur première fillette, Marguerite, a vécu seulement trois
mois. Au printemps de 1835 est née Philomène, un bébé
tranquille qui regarde émerveillée l'oncle Jean qui travaille
avec le rabot, le tour à bois, la forge ; qui coupe et coud
des vêtements et lui fabrique une magnifique poupée de chif-
fons.
Avec la faucille à faucher le grain
Sur les ceps les fragiles grappes vertes commencent à pren-
dre forme et dans les champs déjà les épis blondissent.
Quand il arrête de travailler dans son modeste atelier, Jean
empoigne la faucille et entre dans la longue file des moisson-
neurs. La sueur lui perle sur le front, sous le large chapeau
de paille.
Il éprouve une joie intense à travailler à l'air libre après
huit mois de semj-prison sur les bancs de l'école.
Un jour, entre les rangs de vigne, il voit un lièvre filer
comme une flèche. Instinctivement, il court à la maison,
détache de son clou le fusil de Joseph. Il lui semble que la
poursuite ne prendra qu'une minute, mais la bête détale à
toute vitesse. Têtu, il ne veut pas la lâcher.
« De champ en champ, de vigne en vigne, je finis par
franchir des vallées et grimper sur les collines. Des heures y
passèrent. En fin de compte, l'animal fut à portée de fusil et
je fis mouche d'un seul coup. La pauvre bête tomba et cela
96

10.7 Page 97

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m'attrista beaucoup de la voir mourir. Personne ne m'avait
smv1 et tout le monde me félicita pour mon bel exploit.
Mais je m'examinai : j'étais en manches de chemise, sans
soutane, avec un chapeau de paille, au bout d'une course de
cinq kilomètres, fusil en main. J'en fus extrêmement humi-
lié. »
Revenu à la maison, il relut sur son carnet les résolutions
prises en revêtant la soutane. Il vit au numéro deux : « Je
ne ferai plus le prestidigitateur, le saltimbanque, je n'irai pas
à la chasse. » Il murmura : « Seigneur, pardonnez-moi. »
Il se remit pendant ses loisirs au service des jeunes :
« Beaucoup d'entre eux allaient avoir seize ou dix-sept ans et
ils ne savaient rien de la foi. J'éprouvai un grand plaisir à
leur faire le catéchisme. J'apprenais à ces garçons à lire et à
écrire ; à tous, quel que fût leur âge. Les cours étaient gra-
tuits mais je mettais des conditions : assiduité, attention et
confession mensuelle. »
Les « schémas mentaux »
3 novembre 1837. Au séminaire, Jean commence la théo-
logie. C'est la « science qui étudie Dieu » et cela constitue
l'étude de base pour les aspirants au sacerdoce. A cette épo-
que, elle durait cinq années et comprenait comme matières
principales : le dogme (étude des vérités chrétiennes), la
morale (les lois que le chrétien doit observer), /'Écriture
sainte (la parole de Dieu), l'histoire de l'Église (depuis les
origines· du christianisme jusqu'à l'époque moderne).
L'étude de la théologie a une grande importance dans la
vie de chaque prêtre. Pendant ces années de jeunesse et de
grande disponibilité, on met en place ce qui constitue la
mentalité : structure des idées et mobiles de leur apprécia-
tion. Tout au long de sa vie, le prêtre affinera cette menta-
lité, l'infléchira éventuellement sous l'influence d'événements
nouveaux, mais il la changera difficilement. Sa manière de
voir, de juger les choses prend racine dans la « plate-forme
idéologique » que la théologie lui a donnée. C'est par là
qu'il est devenu « prêtre de profession ».
Pour Jean Bosco les années de théologie furent aussi très
importantes. Tout en étant aidé par des dons extraordinaires,
il fut fils de son temps, et spécialement de l'Église de son
temps.
Il est très important pour comprendre don Bosco de con-
naître les « schémas idéologiques » que les études, les livres,
la direction spirituelle aussi et la prédication placèrent à la
base de sa mentalité. Pietro Stella, dans le premier volume
de Don Bosco dans l'histoire de la religiosité catholique con-
97

10.8 Page 98

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sacre vingt pages (59-78) à ce problème. Les limites de notre
travail ne nous permettent de citer que quelques explications
très éclairantes :
« La théologie dogmatique d'alors plaçait toute chose sous
la lumière du compte à rendre à la justice divine, dans
l'attente de la vie ou de la mort éternelle. Elle donnait
l'habitude de tout considérer en fonction de l'éternité, uni-
quement dans une perspective de récompense ou de châti-
ment.
« La théologie morale centrait tout sur le rapport entre les
lois divines et la liberté individuelle ; elle enseignait à juger
les actes selon leur responsable conformité avec le comman-
dement de Dieu.
« La prédication aux séminaristes contribuait à favoriser
l'angoisse qui pouvait germer dans les âmes extrêmement
sensibles. Elle argumentait sur les sérieuses et rigoureuses
obligations qu'imposait le sacerdoce, sur les dangers très
grands que soulevait le ministère sacré (périls venant du
monde, des femmes, de désordres éventuels de tous genres),
sur le rendement de comptes précis que le divin maître exige-
rait de ses ministres. »
Notons au passage que, formé par ce genre de prédication,
Jean Bosco peut avoir lui-même, à l'occasion, exagéré dans
le sens de l'introspection et de formes rigoristes d'éducation
morale. Ce sont de brèves expériences que beaucoup de sémi-
naristes d'autrefois (séminaires clos et aseptisés) ont traver-
sées.
Estimer son époque
Nous croyons assez important pour comprendre don
Bosco, de souligner les caractères essentiels de la « mentalité
historique » qu'il a assimilés au cours de ces années : com-
ment il fut acheminé à observer, à tenir compte de « l'épo-
que » dans laquelle il vivait, époque suffisamment impor-
tante pour être désignée dans les livres d'histoire par le nom
de « Risorgimento » (Renaissance). C'est seulement en saisis-
sant cette « mentalité historique » qu'on peut savoir com-
ment don Bosco réfléchissait à l'avenir de l'Église et du
monde.
On commençait par considérer comme une « faillite » les
expériences de la Révolution française et de l'Empire napo-
léonien. « La plus terrible des révolutions ... », « l'iniquité
prévaut aussi parmi nous », « le filet de l'oiseleur a été
déchiré et nous avons été libérés », la restauration des trônes
est « l'œuvre de Dieu », ces phrases abondent dans les lettres
pastorales et les sermons de l'époque.
98

10.9 Page 99

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La faillite est évidente quand on est passé de la proclama-
tion des grands principes (liberté, égalité) à la terreur de la
révolution et à la dictature napoléonienne. En conséquence le
principe des philosophes du siècle des Lumières (adopté par la
Révolution française) : « La raison est l'unique voie vers la
vérité et le bien », conduit à des conséquences désastreuses.
En revanche, est revalorisée la « dimension religieuse »
qu'on ne peut réduire aux limites de la raison humaine. Est
revalorisée aussi l'autorité du roi, bornée· seulement par
l'observation des lois divines : avec sa sagesse éclairée, le
souverain doit ·contenir les forces révolutionnaires toujours
aux aguets qui entraînent au désordre et à la violence.
Cette revalorisation était ambiguë. Elle peut conduire à un
christianisme autoritaire, à une alliance entre le trône et
l'autel, incapables de reconnaître que « liberté, égalité, fra-
ternité » sont des valeurs chrétiennes. Ces ambiguïtés sont
celles du « conservatisme catholique » qui a dominé presque
jusqu'en 1848.
Sous le manteau, même dans les milieux ecclésiastiques,
circulent d'autres idées, telles que celle du « libéralisme
catholique ». On reconnaît la valeur des grands principes de
la Révolution. On condamne la violence jacobine et la dicta-
ture napoléonienne. On souhaite un système de pouvoirs
équilibrés : un roi qui tienne la bride aux révolutionnaires,
mais aussi une Constitution qui garantisse liberté et égalité.
Liberté et égalité toutefois désirées pour tous, sauf pour le
« bas peuple ».
Les libéraux comme les conservateurs manifestent de
l'appréhension à l'égard de « l'égalité démocratique » :
comme l'a prouvé la Terreur, elle se transforme inévitable-
ment en tyrannie d'un petit groupe qui prétend gouverner
« au nom du peuple » et provoque le chaos.
Parmi les libéraux les plus illustres de ce temps-là, on
compte Antoine Rosmini et Alexandre Manzoni.
Jean Bosco adopte la mentalité historique du « conserva-
tisme catholique ». Il était de tendance conservatrice (encore
que l'urgence des situations concrètes l'amènera à passer
outre et, le cas échéant, à prendre le contre-pied de certaines
façons de faire des conservateurs). Il ne pouvait en être
autrement : en 1832, dans l'encyclique Mirari vos, le pape
Grégoire XVI avait déclaré que les « libertés modernes »
n'étaient pas acceptables pour les catholiques. Reconnaître
par exemple la liberté de conscience, disait le Pape, c'était
mettre sur le même plan la vérité et l'erreur. Le texte de
l'encyclique était dans les mains des séminaristes qui devaient
le considérer comme un objet d'étude et de réflexion.
99

10.10 Page 100

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Où sont Cavour, Mazzini, Garibaldi ?
Pendant que Jean Bosco, à Chieri, assimile ces idées, à
Turin Charles-Albert est le champion du conservatisme
catholique. L'alliance trône-autel est florissante. Le clergé
tient une place dominante dans l'Université : un représentant
de l'archevêque assiste à tous les examens. En 1834, dans la
cours de l'Arsenal, le roi a inauguré le monument à Pietro
Micca, cet homme du peuple qui s'est sacrifié pour sauver sa
cité. Dans le discours, hélas ! on n'exalte pas les vertus du
peuple, mais le sujet simple, ignorant, obéissant, prêt à se
sacrifier pour son roi.
En cette année 1837, les protagonistes du Risorgimento
sont encore dispersés. (Le Risorgimento donnera une grande
secousse à l'Italie et brassera toutes les cartes, y compris les
idées « conservatrices » et les « libérales ».)
Jean Mastaï-Ferreti, qui montera en 1846 sur le siège pon-
tifical sous le nom de Pie IX est évêque d'Imola. Il a seule-
ment quarante-cinq ans. Il est considéré comme un « évêque
émancipé » parce qu'il déplore les excès de la police papale
et qu'il est l'ami du comte Pasolini, le libéral le plus en vue
de sa ville.
Camille Cavour, vingt-sept ans, dirige le domaine agricole
de Leri. En bottes et chapeau de paille, il marche inlassable-
ment du matin au soir à travers champs, pâtures et rizières.
Il était sous-lieutenant dans la garnison de Gênes en 1831. A
la nouvelle des mouvements révolutionnaires, il a crié :
« Vive la République ! » On l'a expédié dans la Vallée
d'Aoste et il a quitté l'armée. Son père, gouverneur de la
cité de Turin et, à ce titre, chef de la police, l'a relégué à la
campagne. Entre une vendange et une récolte de riz, il a
visité l'Europe, admiré les Parlements de Paris et de Lon-
dres. Il a aussi rencontré les exilés politiques italiens et a dit
à leur sujet : « C'est une bande de fous, idiots et fanatiques,
dont je ferais volontiers du fumier pour mes betteraves. »
Mazzini, trente-deux ans, a été récemment chassé de Suisse
d'où il dirigeait ses intrigues révolutionnaires. Il s'est installé
dans une maison de la banlieue de Londres. Il écrit dans les
journaux pour gagner sa vie. Il a laissé pousser sa barbe et
tourne, solitaire et vêtu de noir, à travers les rues embru-
mées de la ville.
Garibaldi s'est enfui en Amérique après l'échec du soulève-
ment mazzinien en Savoie et il a débarqué au Brésil. Il a
trente ans et fait le corsaire dans les mers du Sud, au service
du « gouvernement révolutionnaire » du Rio Grande. Bientôt
il habillera sa « légion italienne » de la légendaire chemise
100 ·

11 Pages 101-110

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11.1 Page 101

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rouge en achetant à bas prix à Montevideo un stock de
tabliers destinés aux saladeros, les bouchers argentins.
Victor-Emmanuel, dix-sept ans, vit au palais Royal de
Turin comme dans une caserne austère. Il doit accompagner
son père aux fêtes et aux bals de l'aristocratie et rester
debout à côté de lui pendant des heures. Les seuls instants
qui le comblent de joie, il les passe aux écuries. Il parle un
dialecte franc et rude avec les valets d'écuries, monte à che-
val avec audace et fanfaronnade. C'est un passionné d'action
et d'air libre.
Tout près ou dans le lointain, l'histoire des hommes pro-
gresse. Les petits événements et les grands se succèdent, pro-
pulsant l'évolution humaine.
En 1836, Morse a réalisé le télégraphe électrique et
l'alphabet de communication avec des traits et des points.
Peu de temps après se répandra dans le monde entier un
utile rectangle de papier : le télégramme, réservé tout
d'abord aux gouvernants et aux grands journaux, mis ensuite
à la disposition de tous.
En 1837, pendant une épidémie de choléra est mort à
Torre del Greco Jacques Leopardi. Il n'avait que trente-neuf
ans. En Angleterre, la reine Victoria est montée sur. le
trône : elle commence ce très long règne qui verra 1'Angle-
terre première nation coloniale du monde.
En 1838, meurt le marquis Tancrède de Barolo, ancien
maire de Turin. Sa veuve décide de consacrer ses richesses à
l'aide aux femmes malheureuses. C'est ainsi que naît, à la
périphérie de Turin, non loin du -Cottolengo, l'œuvre d'assis-
tance aux prisonnières et aux femmes perdues.
En 1839, le roi Ferdinand II fait construire la première
voie de chemin de fer italienne, Naples-Granatello, et Jac-
ques Daguerre construit le premier appareil photographique.
A ce modeste inventeur don Bosco aussi devra quelque
chose : il sera un des premiers saints dont on pourra conser-
ver l'image exacte, grâce à d~s dizaines de photographies.
101

11.2 Page 102

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14
Il est devenu
« don Bosco »
Vacances 1838. Le « théologien » Jean Bosco est invité à
prêcher pour la première fois à Alfiano, pour la fête de
Notre-Dame-du-Rosaire. Il raconte : « Le curé de la paroisse,
don Joseph Pelato, était un homme instruit et d'une grande
piété. Je le priai de me dire ce qu'il pensait dè ma prédica-
tion. Il me répondit :
''Très belle, ordonnée. Vous ferez un bon prédicateur.
- Les gens ont-ils compris ?
- Pas beaucoup. Mon frère prêtre, moi-même et quelques
autres nous avons compris.
- Pourtant, c'était simple.
- Cela vous semblait simple à vous mais, pour le peuple,
c'était très élevé. Disserter sur un tissu de faits de l'histoire
de l'Église et de l'histoire sainte, c'est excellent mais les gens
ne comprennent pas.
- Alors que faire?
- Il faut abandonner le style de la littérature classique,
parler en dialecte local, ou alors si vous préférez, éventuelle-
ment en langue italienne, mais de façon populaire, populaire,
populaire. Au lieu de faire des démonstrations, citez des
exemples, faites des comparaisons simples et pratiques.
Rappelez-vous .que les gens écoutent peu et qu'il faut leur
expliquer les vérités de la foi de la manière la plus facile
possible''. » .·
Don Bosco a écrit que ce conseil fut un des plus précieux
qu'il reçut pendant sa vie. Il lui servit dans les sermons,
dans les catéchismes et pour écrire des livres.
Un pacte étrange avec l'au-delà
Novembre 1838. Jean commence sa deuxième année de
théologie qui sera entièrement dominée par un événement
tragique et une commotion bouleversante.
Pendant le dernier mois de vacances, Louis Comollo lui a
_déjà tenu d'étranges propos. En regardant les vignes du haut
d'une colline il a murmuré :
« L'année prochaine, j'espère boire du vin meilleur.
102

11.3 Page 103

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- Qu'est-ce que tu veux dire ? »
Il n'a d'abord pas voulu répondre, puis :
« Depuis quelque temps, j'éprouve un désir tellement vif
d'aller au ciel, qu'il me paraît impossible de vivre encore
longtemps sur la terre. »
Au cours des premiers mois de l'année scolaire, un autre
détail non moins bizarre vient s'ajouter à cela. Jean et Louis
ont lu ensemble un passage de la biographie d'un saint et
Jean a commenté :
« Ce serait beau si le premier qui mourait de nous deux,
venait donner à l'autre des nouvelles de l'au-delà. »
Louis est frappé par la suggestion. Il dit avec conviction :
« Alors, faisons un pacte. Le premier qui meurt viendra,
si Dieu le permet, dire à l'autre s'il est en paradis.
D'accord ? »
Ils se serrent la main.
Le matin du 25 mars 1839, pendant qu'ils se rendent à la
chapelle, Louis arrête Jean dans le couloir et d'un air grave
lui dit :
« Pour moi, c'est fini. Je me sens mal, je sens que je vais
mourir. »
Jean essaie de prendre la chose en plaisantant.
« Avoue plutôt que tu vas très bien. Hier, nous avons fait
ensemble une promenade d'une heure. Ne t'accroche pas à
cette impression. »
Malheureusement, c'est vraiment sérieux. Pendant qu'ils
sont à l'église, Louis s'évanouit et doit être transporté à
l'infirmerie. La température est déjà élevée et inquiétante.
Le 31 mars, c'est Pâques. On porte }'Eucharistie en viati-
que à Louis. Il n'a plus de forces. Pendant un instant où
Jean est près de lui, il lui saisit la main et murmure :
« Voici le moment où nous devons nous quitter, mon cher
Jean. Nous pensions devenir prêtres ensemble, nous rendre
service, nous conseiller mutuellement. Ce n'est pas la volonté
de Dieu. Promets-moi de prier pour moi. »
Il mourut à l'aube du 2 avril en étreignant la main de
Jean. Il n'avait pas encore vingt-deux ans accomplis.
Et voici le fait extrêmement étrange qui se produisit dans les
quarante heures suivantes, comme on le sait par don Bosco
lui-même :
« Dans la nuit du 3 au 4 avril, j'étais au lit dans le dor-
toir avec une vingtaine de séminaristes. Vers les onze heures
et demie, un bruit sourd se fait entendre dans le couloir. On
aurait dit qu'un gros chariot tiré par plusieurs chevaux
s'approchait de la porte. Les séminaristes s'éveillent mais
personne ne parle. J'étais pétrifié de terreur. Le bruit se fait
plus proche. La porte s'ouvre violemment. Alors, on entend
103

11.4 Page 104

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la voix claire de Comollo dire trois fois : Bosco, je suis
sauvé! Puis le bruit cesse. Mes compagnons ont sauté du
lit, plusieurs se serrent autour du surveillant de dortoir, don
Joseph Fiorito, de Rivoli. C'est la première fois que je me
souviens d'avoir eu peur ; une telle épouvante que sur le
moment, j'aurais préféré mourir. Cette frayeur me rendit si
malade qu'elle me conduisit au bord de la tombe. »
Don Lemoyne qui vécut près de don Bosco à l'oratoire de
1883 à 1888, affirme : « Don Joseph Fiorito a raconté cette
apparition bien des fois aux supérieurs de l'oratoire. »
Du pain de mil et du vin de Barbera
La « grave maladie » à laquelle don Bosco fait allusion
fut une sorte d'épuisement dépressif qui se prolongea
jusqu'aux premiers mois de l'année scolaire suivante. La
nourriture lui soulevait le cœur et il était anéanti par de
continuelles insomnies. Après quelques mois, le médecin
ordonna le repos complet au lit. Il y resta une trentaine de
jours.
Il réussit à se rétablir d'une façon curieuse, presque
incroyable. Sa mère, ayant appris qu'il était au lit depuis
plusieurs jours, arriva pour le voir avec un gros pain de mil
et une bouteille de vieux vin de Barbera. Cette femme du
peuple est stupéfiante. On lui a dit que son fils est malade ;
pour les paysans, de maladie, il n'y en a qu'une seule : la
sous-alimentation. De même, de remède, il n'y en a qu'un :
bien manger. Sur les collines, on ignore tout des maladies
aux noms difficiles et aux remèdes sophistiqués.
Et Jean joue le jeu. Il ne veut pas que sa mère soit humi-
liée par le refus de ce qu'elle offre. Il prend une bouchée de
pain, boit une gorgée de vin. Et sans s'en apercevoir conti-
nue. De verre en verre et de bouchée en bouchée, le pain est
mangé et le vin est bu. Ensuite arriva un sommeil profond
qui dura « une nuit et deux jours consécutifs ». Quand il se
réveilla, il sentit qu'il était guéri.
« Je tremblais à la pensée de m'engager pour toute la vie »
La reprise fut si vigoureuse qu'à la fin de l'année « l'envie
me prit d'essayer de gagner une année d'études en travaillant
pendant les vacances. A cette époque, on accordait très rare-
ment cette permission. Je me présentai à l'archevêque Fran-
soni et lui demandai d'étudier pendant l'été les traités de la
quatrième année, de façon à terminer la cinquième année de
séminaire à la fin de l'année scolaire 1840-1841. La raison
104

11.5 Page 105

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que j'invoquai, c'était mon âge : j'avais déjà vingt-quatre
ans accomplis. »
L'archevêque voulut d'abord connaître les résultats des
études précédentes et accorda la faveur sollicitée à condition
que le 1er novembre Jean passât tous les examens réguliers et
reçût l'ordination au sous-diaconat. Le curé de Castelnuovo,
don Cinzano, fut désigné comme examinateur. En deux mois
de travail acharné, Jean Bosco prépara et passa ses examens.
En ce temps-là, le sous-diaconat constitue un pas décisif
dans la vie d'un séminariste. Qui le reçoit fait le vœu solen-
nel de chasteté pour toute sa vie. De ce vœu, l'Église ne dis-
pense personne, pour aucun motif.
Celui qui se prépare à recevoir cet ordre est invité à se
retirer dans le silence pour dix jours d'exercices spirituels.
Au cours de ces journées il fait une confession générale. Il
s'agit d'examiner complètement toute sa vie pour savoir soi-
même et pour que le confesseur, représentant Dieu, sache si
on est en mesure de s'engager pour toujours.
A ce sujet, don Bosco écrit : « Je désirais aller de l'avant
mais j'avais peur à l'idée de m'engager pour toujours. »
19 septembre 1840. L'évêque invite Jean Bosco à penser
une dernière fois à l'importance de l'ordre qu'il va recevoir.
S'il est décidé à consacrer sa vie à Dieu pour toujours, qu'il
fasse un pas en avant. Jean fait un simple pas sur le pavé
de l'église. Par ce geste, il laisse à jamais derrière lui toute
carrière profane.
« Le prêtre ne va pas seul au paradis »
Novembre 1840. Il commence au séminaire de Chieri sa
cinquième et dernière année de théologie.
29 mars 1841. Il reçoit le diaconat. C'est la dernière étape
avant le sacerdoce.
26 mai. Le diacre Jean Bosco commence les exercices spi-
rituels qui doivent le préparer à l'ordination sacerdotale. Il
est invité par le directeur de la retraite à méditer tout au
long de ces jours les paroles du psaume : « Qui montera sur
la montagne de Dieu? Qui pourra habiter dans la maison
du Seigneur ? C'est celui qui a les mains et le cœur purs. »
En réfléchissant sur son passé, il voit que miraculeusement
ses mains, depuis que Marguerite les lui joignait pour la
prière, sont restées pures.
Sur un petit carnet, il écrit : « Le prêtre ne va pas seul au
ciel, il ne va pas seul en enfer. S'il fait du bien, il ira au
ciel avec les âmes qu'il aura sauvées par son bon exemple ;
s'il fait du mal, s'il scandalise, il ira à la perdition avec les
105

11.6 Page 106

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âmes perdues par son scandale. C'est pourqu01 Je mettrai
tout mon courage à observer les résolutions suivantes. »
A la suite viennent neuf consignes fondamentales pour
l'avenir. En grande partie, elles répètent et précisent les
intentions de sa prise de soutane. Mais trois d'entre elles
expriment un approfondissement caractéristique de ce qui
sera « le style sacerdotal » de don Bosco ; les voici :
- Occuper rigoureusement mon temps.
- Supporter, agir, m'humilier en tout et toujours dès
qu'il s'agit de sauver les âmes.
- La charité et la douceur de saint François de Sales me
guideront en toute chose.
Prêtre pour toujours
5 juin 1841. Dans la chapelle de l'archevêché, Jean Bosco,
revêtu de l'aube blanche, se prosterne face contre terre
devant l'autel. Les notes austères du chant grégorien descen-
dent de l'orgue. Les prêtres et les séminaristes présents invo-
quent un par un les grands saints de l'Église : Pierre, Paul,
Benoît, Bernard, François, Catherine, Ignace...
Pâle d'émotion et de la fatigue des épuisants derniers
jours, Jean se relève et s'agenouille aux pieds de l'archevê-
que. Louis Fransoni lui pose la main sur_ la tête et le consa-
cre prêtre pour toujours après avoir invoqué la venue du
Saint-Esprit.
Quelques minutes après, unissant sa voix à celle de
l'archevêque, Jean Bosco commence sa première concélébra-
tion. Il est devenu don Bosco.
« Ma première messe, écrira-t-il avec simplicité, je l'ai
célébrée dans l'Église Saint-François-d'Assise, assisté de don
Joseph Cafasso, mon directeur et insigne bienfaiteur. On
m'attendait avec impatience dans mon pays (c'était la fête de
la Sainte-Trinité), il n'y avait pas eu de première messe
depuis des années. Mais j'ai préféré la célébrer sans bruit à
Turin, à l'autel de l'ange gardien. Je veux appeler ce jour-là
le plus beau de ma vie. Au moment du rite où l'on évoque
le souvenir des défunts, je me suis rappelé mes êtres chers,
mes bienfaiteurs, spécialement don Calosso, que j'ai toujours
considéré comme un grand et insigne bienfaiteur. Il existe
une pieuse croyance selon laquelle le Seigneur accorde tou-
jours la grâce que le nouveau prêtre lui demande en célé-
brant sa première messe. J'ai ardemment demandé l'efficacité
de la parole, pour pouvoir faire du bien aux âmes. »
La seconde messe, don Bosco voulut la célébrer à l'autel
de la Consolata, dans le grand sanctuaire de la Madone à
106

11.7 Page 107

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Turin. En levant les yeux, il la voit là-haut, la Dame res-
plendissante comme le soleil qui, dix-sept ans plus tôt, lui a
parlé en songe : « Deviens humble, courageux et vigou-
reux ! » avait-elle dit. Don Bosco a essayé d'y parvenir.
Maintenant commence le temps où il « comprendra tout ».
Le jeudi suivant, fête du Corps du Christ (c'était alors
une fête obligatoire), don Bosco dit la messe dans son pays.
Les cloches ont sonné et retenti au loin. Toute la popula-
tion s'est entassée dans l'église. « Ils m'aimaient bien, dit-il,
et chacun était heureux comme moi. »
Les tout-petits écarquillent les yeux quand on leur dit que
ce prêtre était un petit saltimbanque.
Les grands se rappellent leur compagnon de jeux et
d'école.
Les anciens, sur les collines d'alentour, l'ont vu passer
tant de fois sur la route, pieds nus et ses livres dans la
main.
Ce soir-là, maman Marguerite trouva un moment pour lui
parler en tête à tête. Elle lui dit : « Maintenant que tu es
prêtre, tu es plus proche de Jésus. Je n'ai pas lu tes livres
mais rappelle-toi que commencer à dire la messe, c'est com-
mencer à souffrir. Tu ne t'en rendras pas compte tout de
suite, mais peu à peu tu verras que ta mère t'a dit la vérité.
A partir de maintenant pense seulement au salut des âmes et
ne t'inquiète aucunement à mon sujet. »
107

11.8 Page 108

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15
Prêtre en rodage
Que va faire à présent don. Bosco ?
Il est intelligent, il a envie de travailler, il est pauvre.
On lui offre trois postes. Une famille noble de Gênes le
demande comme précepteur de_ ses enfants. En ce temps-là,
beaucoup de familles riches, plutôt que d'envoyer leurs
enfants dans les écoles publiques, préfér~ient loger dans leur
hôtel particulier un maître privé chargé de les instruire et de
les éduquer. Presque toujours, ils choisissaient un prêtre qui
donnait des garanties de gravité. Les nobles gênois firent
savoir à don Bosco que ses honoraires seraient de dix mille
lires par an (un traitement excellent).
Les habitants de sa localité le prièrent d'accepter la place
vacante de chapelain à Morialdo. Ils l'assurèrent qu'ils dou-
bleraient les appointements habituels.
Le curé de Castelnuovo, don Cinzano, lui proposa de
devenir son vicaire auquel il assurerait lui aussi un bon
revenu.
Étrange ! Tous parlent d'argent à don Bosco comme si le
fait d'être devenu prêtre était « une bonne place », enfin
obtenue, à faire fructifier économiquement. Seule, maman
Marguerite, une femme qui a dû toujours veiller au centime
près pour équilibrer son budget, lui rappelle : « Si tu deviens
riche, je ne mettrai plus jamais les pieds dans ta maison. »
Pour en finir, don Bosco se rend à Turin chez don
Cafasso.
« Que dois-je faire ?
- N'acceptez rien. Venez ici au Centre ecclésiastique.
Vous compléterez votre formation sacerdotale. »
Don Cafasso voit loin. Il a compris que la « mission »
humaine et spirituelle de don Bosco ne peut se contenter
d'une famille ou d'une localité. Par contre, Turin est une
ville à sa mesure : quartiers nouveaux, temps nouveaux, pro-
blèmes nouveaux. Don Cafasso devra seulement rester atten-
tif à le modérer.
108

11.9 Page 109

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Première découverte : la misère des faubourgs
Le Centre ecclésiastique est un ancien couvent proche de
l'église Saint-François-d'Assise. Dans cette maison, le théolo-
gien Louis Guala, aidé de don Cafasso, prépare quarante-
cinq jeunes prêtres à devenir apôtres « de leur temps et de la
société dans laquelle ils devront vivre ».
La préparation dure deux ans (pour don Bosco ce sera
exceptionnellement trois ans). La journée se déroule autour
de deux conférences : une le matin par don Guala, l'autre le
soir par don Cafasso. Dans le courant de la journée, les prê-
tres sont envoyés en milieu urbain exercer leur ministère :
hôpitaux, prisons, œuvres de bienfaisance, beaux immeubles,
maisons populaires et mansardes, prédication dans les églises
et catéchisme aux enfants, assistance aux malades et aux
vieillards.
Les conférences ne sont pas données pour offrir des théo-
ries théologiques mais pour situer les expériences quotidien-
nes que vivent les jeunes prêtres dans le tissu humain de la
ville. Aujourd'hui, nous dirions qu'ils sont envoyés faire sur
le vif une analyse de la situation sociale et religieuse pour
revenir ensuite réfléchir sur leur propre action pastorale. Don
Bosco résume tout en cinq mots : « On apprenait à être prê-
tre. »
Don Cafasso est un prêtre petit, fluet, bossu, mais d'une
activité inépuisable : enseignement, prédication, confessions,
prisons.
A partir de 1841, don Cafasso est· devenu le « directeur
spirituel » de don Bosco. Cela veut dire que don Bosco se
confesse à lui, sollicite ses conseils avant toute décision
importante, lui manifeste ses propres intentions personnelles
et s'en tient à son jugement.
Jusqu'à cette date, don Bosco connaissait seulement la
pauvreté de la campagne. Il ne sait pas ce qu'est la misère
autour des villes. Don Cafasso lui dit : « Allez-y, regardez
autour de vous. »
« Dès les premiers dimanches, témoignera Michel Rua, il
alla à travers la ville se faire une idée de la condition morale
des jeunes. »
Il en reste bouleversé. Les faubourgs sont des zones
d'effervescence et de révolte, des ceintures de désolation. Les
adolescents vagabondent dans les rues, sans travail, corrom-
pus, prêts au pire.
« Il rencontra un grand nombre de jeunes gens de tous les
âges, continue don Rua, qui erraient dans les rues et sur les
places, spécialement autour de la ville, jouant, se battant,
blasphémant et pire encore. »
109

11.10 Page 110

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Le marché des jeunes bras
Près du marché central de Turin, il découvre un véritable
« marché des jeunes bras ». « Le secteur voisin de Porta
Palazzo, écrit don Lemoyne, grouillait de marchands ambu-
lants, de vendeurs d'allumettes, de cireurs, de ramoneurs, de
garçons d'écurie, de distributeurs de paperasses publicitaires,
commis des camelots du marché ; tous de pauvres gosses qui
vivotaient à la journée. »
Don Bosco lui-même, dans ses Souvenirs, raconte que les
premiers groupes de garçons qu'il put approcher étaient
« tailleurs de pierres, maçons, stucateurs, paveurs de rues et
autres, qui venaient de pays lointains ».
Les enfants des familles indigentes, eux-mêmes sans tra-
vail, étaient à la recherche de n'importe quel emploi pourvu
qu'il leur donnât au moins de quoi vivre. Ils étaient les pre-
miers « produits » du rassemblement des émigrés de la
« ceinture noire » qui depuis cette époque entoura la ville.
On les voyait grimper sur les échafaudages de maçons,
chercher une place de garçon de magasin, errer en poussant
le cri d'appel des ramoneurs. On les voyait jouer pour de
l'argent dans les coins de rues avec le visage dur et décidé
de ceux qui sont prêts à tout pour se tailler une bonne place
au soleil.
Si on essayait de les approcher, ils s'éloignaient méfiants
et méprisants. Ils n'étaient pas des Becchi ; ils ne cherchaient
ni les historiettes, ni les tours de passe-passe. Ils étaient les
« loups », les bêtes sauvages de son rêve, même si au' fond
de ces yeux-là on remarquait plus de peur que de férocité.
La révolution industrielle
Ces gosses dans les rues de Turin sont un « résultat déna-
turé » de·· l'événement qui a commencé à bouleverser le
monde : la révolution industrielle.
En 1769, à Glasgow en Angleterre, James Watt avait fait
breveter l'invention de la « machine à vapeur ». Cet appareil,
utilisant l'énergie développée par la chaleur, actionnait leviers
et courroies de transmission. Une seule machine de Watt
(d'une puissance de 100 ch) développait une force identique à
celle de 880 hommes. En l'utilisant, une filature pouvait
obtenir le même rendement que 200 000 hommes. Pour
s'occuper dès métiers à filer qui faisaient tout ce travail, 750
ouvriers·suffisaient, ramassés sous quelques hangars.
L'usine et les ouvriers (appelés aussi prolétaires) commen-
cent à exister. Auparavant le peuple se divisait en paysans,
commerçants et artisans. Parmi les artisans (travailleurs utili-
110

12 Pages 111-120

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12.1 Page 111

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sant des outils qui leur appartenaient, dans leurs propres ate-
liers), on comptait les tisserands qui travaillaient le coton et
la laine en se servant de leurs bras.
La production multiplée par les usines fait tomber brus-
quement le prix des tissus et en développe considérablement
le marché. En même temps, on observe une très forte aug-
mentation de l'utilisation du fer (pour la p~oduction des
machines, des métiers, des chemins de fer) et de l'extraction
du charbon de terre (nécessaire à la propulsion des machines
à vapeur et à l'élaboration du fer).
La construction sur une vaste échelle des chemins de fer,
des bateaux à vapeur et d'autres moyens de transport date
aussi de cette époque.
Dans les mêmes années, grâce aux victoires progressives de
la médecine et de l'hygiène sur les épidémies les plus meur-
trières comme la peste et la variole, la population de
l'Europe connaît une croissance impressionnante : elle passe
de 180 millions en 1800 à 260 millions en 1850.
La multiplication irrésistible des usines (c'est-à-dire de
l'industrie) provoque une crise chez les artisans. Une avalan-
che de gens en quête de travail se ruent de la campagne vers
les villes. Les usines acquièrent une physionomie caractéristi-
que : ce sont des centres où un nombre élevé de travailleurs
accomplissent le même travail sous la dépendance d'un
patron.
En Angleterre surgissent aussi les villes du charbon, les vil-
les du fer, les villes des industries textiles. C'est la révolution
industrielle. Née en Angleterre, elle passe rapidement en
France, Allemagne, Belgique, Amérique.
Selon Carlo M. Cipolla (Histoire des idées politiques, éco-
nomiques, sociales, U.T.E.T., vol. V), c'est un des deux plus
grands changements qui se sont produits dans l'histoire de
l'homme.
Le premier se perd dans la nuit des temps. Les hommes
étaient un « ensemble incohérent de bandes de chasseurs,
petits, violents et méchants ». Avec la « révolution néolitique »
ils se transforment en cultivateurs de plantes et éleveurs de
troupeaux. « Entre le chasseur du paléolithique et l'agricul-
teur du néolithique, il y a un abîme, la différence est celle
qui sépare l'état sauvage de la civilisation. » Ce premier
changement radical de l'histoire humaine s'est effectué au
cours de milliers d'années, les hommes eurent le temps de
s'adapter.
La seconde grande révolution, l'industrielle, « envahit le
globe, bouleverse l'existence et renverse les structures de tou-
tes les sociétés humaines existantes en l'espace de sept ou
huit générations » (c'est-à-dire cent cinquante à deux cents
111

12.2 Page 112

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ans). L'esprit humain se trouva placé devant des problèmes
nouveaux et gigantesques d'une << urgence hallucinante ».
L'immense progrès offert au monde
La révolution industrielle ouvrit les portes d'un monde
complètement neuf, de sources d'énergie nouvelles et incon-
nues : le charbon, le pétrole, la dynamite, l'électricité,
l'atome. « La découverte de Watt fut suivie d'une série
d'inventions analogues » qui permirent l'exploitation des
nouvelles énergies, pour la production mais aussi pour la
destruction.
Les résultats industriels furent énormes, incalculables, au
point qu'on peut affirmer : le passé, en 1850, n'est plus seu-
lement passé, il est mort.
L'humanité se développe de manière explosive : 750 mil-
lions de personnes en 1750, un milliard et deux cent millions
en 1850, deux milliards et demi en 1950.
Le bien-être que la révolution industrielle répand n'avait
jamais été atteint auparavant. « Dans un pays pré-industriel,
la moitié du revenu était absorbé pour la nourriture. Pen-
dant les fréquentes famines, tout le revenu ne suffisait pas _
pour survivre. Dans un pays industrialisé, la faim a disparu,
la nourriture absorbe le quart du revenu. »
Des changements complets et énergiques se produisent dans
les habitudes, les idées, les croyances, l'instruction, la
famille. D'énormes problèmes sont posés aux nouvelles géné-
rations. Rappelons-nous, ne serait-ce que l'augmentation
incontrôlée de la population, les armes toujours plus meur-
trières, la désagrégation de l'État traditionnel, la pollution,
la marginalisation des personnes âgées.
Quels que soient les problèmes posés, avec la révolution
industrielle l'humanité « a vaincu dans une large mesure la
nature, effacé les distances, brisé beaucoup de ces obstacles
matériels qui l'avaient conditionnée pendant des millénaires »
(Jacques Martina).
Le prix effroyable que l'homme a payé
Mais l'immense progrès, surtout dans les cent premières
années coûta à l'homme un prix effroyable : « Une infime
minorité d'hommes richissimes impose un véritable esclavage
à une multitude infinie de prolétaires » {Rerum novarum).
Dans la nouvelle époque de l'humanité se creuse un
énorme « trou noir » : la question ouvrière. Dans les cités
industrielles se forme une classe nouvelle, celle des prolétai-
112

12.3 Page 113

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res, qui n'ont pas d'autres richesses que leurs bras et leurs
enfants. Les conditions dans lesquelles vivent les prolétaires
sont épouvantables.
En 1850 (nous citons d'après des enquêtes de Dolléans et
Villermé), la moitié de la population anglaise est désormais
entassée dans les centres urbains. Les « habitations » des
ouvriers sont généralement des caves, dans chacune desquel-
les se regroupe toute la famille, sans air, sans lumière, infec-
tes à cause de l'humidité et des égouts. Dans les usines, pas
de mesures d'hygiène, aucun statut régulier, sauf celui
qu'impose le patron.
Le salaire de famine ne permet absolument pas une ali-
mentation suffisante. Le repas habituel, c'est la soupe
d'orties. La dislocation des familles, la progression de
l'alcoolisme, de la prostitution, de la criminalité, la diffusion
de nouvelles maladies provoquées par certains métiers ou par
les conditions dans lesquelles ils sont exercés (tuberculose,
silicose...) deviennent des phénomènes de masse.
Dans les usines ne travaillent pas seulement des hommes et
des femmes. On y trouve aussi de petits enfants dont la vie
devient un cauchemar. La fatigue (ils se tiennent debout tout
au long des heures de travail, s'asseoir est interdit), le som-
meil provoquent de fréquents accidents du travail. D'ailleurs,
la vie de ces petits malheureux est très brève.
« Les enfants sont rassemblés dans les quartiers populaires
de Londres, écrit Margareth Laski. Conduits à la gare, ils
sont entassés dans les wagons et expédiés dans les filatures
du Lancashire pour y travailler. Beaucoup d'entre eux mar-
chent à peine. Le travail dure douze heures et plus par jour.
Le travail du tissage se fait à la machine. Et pour s'occuper
d'une machine, un homme n'est pas nécessaire ; un enfant
suffit. Ils tombent de sommeil et de fatigue dans la solitude
des ateliers obscurs. La journée de travail va de l'aube au
crépuscule avec un seul repas, à midi. Les maladies déciment
les petits ouvriers. »
Vers 1850, le prolétariat français, belge, allemand, se
trouve dans des conditions identiques à celles du prolétariat
anglais. Une famille de prolétaires peut difficilement survi-
vre. Elle n'a même pas un franc pour payer le médecin, les
remèdes, les vêtements. Une statistique révèle qu'à Nantes
(France), 66 enfants sur 100 meurent avant l'âge de cinq
ans. La durée moyenne de la vie d'un ouvrier, entre 1830 et
1840 est de dix-sept-dix-neuf ans. Ce sont ces années (nous en
avons déjà parlé) au cours desquelles les ouvriers de Lyon et
de Paris s'insurgent aux cris de : « Vivre en travaillant ou
mourir en combattant ! » et sont dispersés par la canonnade.
113

12.4 Page 114

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Le massacre des Innocents aussi en Italie
En Italie, la révolution industrielle arrive en retard, faute
de capitaux et de matières premières. Les premiers établisse-
ments textiles deviennent des usines en Lombardie-Vénétie
autrichienne (filatures de laine Rossi à Schio en 1817, Mar-
zotto à Valdagno en 1836). L'industrie mécanique commence
à Milan en 1846. La croissance industrielle est lente et diffi-
cile.
Sur la vie dans les établissements textiles de Lombardie,
Rodolphe Morand écrit : « Dans les filatures de soie, grands
établissements qui occupent entre 100 et 200 personnes, on
emploie une majorité d'enfants. Les travaux auxquels ils sont
affectés ont un tel caractère machinal qu'en peu de temps
ces pauvres petits deviennent complètement hébétés. Le tra-
vail se prolonge pendant treize heures en hiver et pendant
quinze ou seize heures en été. Dans les moulins à filer
entraînés par de l'eau, il est parfois ininterrompu et les
enfants y sont assujettis toute la nuit. Le milieu de travail,
humide et malsain, le lever de grand matin, la longue station
dans des positions pénibles provoquent fréquemment, comme
le médecin de la zone industrielle en témoigne, indurations
glandulaires, scrofules, rachitisme et tumeurs froides. Plus de
15 000 enfants, en Lombardie, moururent ainsi à la fleur de
l'âge. »
A Turin, en 1841, la révolution industrielle arrive par
contrecoup. L'impôt sur le grain et la soie a sensiblement
diminué. Les patrons sont obligés d'améliorer leurs cultures
pour affronter la chute des prix. En 1839, Charles-Albert a
approuvé la construction du chemin de fer Turin-Gênes, il
a repris l'examen du projet de « canal à écluses » entre
Gênes et le Pô. En 1841, Medail présente son projet du tun-
nel ferroviaire du Fréjus. L'année suivante s'organise l'Asso-
ciation agraire et le roi met à sa disposition son domaine de
Pollenzo pour expérimenter de nouvelles méthodes de cultures.
La ville se développe rapidement. Dans les années 1838-
1848, la population passe de 117 000 à 137 000: une aug-
mentation de 17 pour cent. Le travail d'urbanisation pro-
gresse rapidement. Pendant ces dix années, 700 nouvelles
maisons sont construites dans lesquelles se pressent 7 000
nouvelles familles. Le rythme du mouvement d'émigration est
soutenu. Il atteindra son point culminant en 1849-1850
quand on parlera de 50 000 immigrants, si ce n'est 100 000.
Les familles pauvres, ou les jeunes seuls, arrivent de la
vallée du Sesia, des vallées de Lanzo, du Montferrat, de la
Lombardie. Sur les chantiers en construction, don Bosco voit
« des enfants de huit ou dix ans, loin de leur propre pays,
114

12.5 Page 115

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au service des maçons, passer leurs journées sur des échafau-
dages dangereux, au soleil, au vent, monter sur de raides
échelles, chargés de chaux, de briques, sans autre assistance
éducative que de grossières rebuffades et des coups ».
Les familles ouvrières, le soir, « montent aux greniers ».
Ce sont les seuls logements dont les loyers sont supportables
pour les salaires des ouvriers. Don Bosco monte pour voir
ces mansardes et les trouve « basses, étroites, tristes et sales.
Elles servent de dortoir, cuisine, et parfois d'ateliers pour
des familles entières ».
Faire les comptes
Des bandes de jeunes errent, surtout le dimanche, dans les
rues et le long des rives du Pô. Ils regardent les gens « par-
fumés et joyeux » qui passent, indifférents à leur misère.
Don Bosco fait rapidement les comptes. Ces garçons ont
besoin d'une école et d'un travail qui leur prépare un avenir
plus sûr ; ils ont besoin de pouvoir être des jeunes, c'est-à-
dire de satisfaire leur désir de courir et de sauter sur des
espaces verts, sans rester à se morfondre sur les trottoirs ; ils
ont besoin de rencontrer Dieu pour découvrir et manifester
leur dignité.
Il n'est pas le seul ni le premier à avoir tiré des conclu-
sions de ce genre. La nécessité d'aider les masses populaires
est ressentie à ce moment-là par Charles-Albert.
Le roi est surtout préoccupé de « l'autre révolution » qui
est dans l'air, la révolution politique, qui éclatera brutale-
ment en 1847-1848, et qui, en Italie, sera appelée « Risor-
gimento » (Renaissance). Il est partagé entre les idées des
absolutistes (qu'il a juré à Charles-Félix de défendre jusqu'à
la mort) et celles des libéraux qui poussent de plus en plus
pour obtenir une Constitution et l'unification de l'Italie.
Tenant à l'œil l'Autriche (ennemie de toute concession aux
libéraux), il passe prudemment des positions absolutistes aux
courants les plus modérés des libéraux. Il entre en relations
avec Massimo d'Azeglio, Cesare Balbo, Giacomo Durando.
Ce long cheminement le conduira à devenir le protagoniste
du premier Risorgimento.
Mais le roi est également préoccupé des conditions sociales
de son royaume ; il soutient toute initiative de bienfaisance
et d'instruction populaire.
Les prêtres et les politiciens aussi sont divisés à cette épo-
que, selon leurs tendances favorables ou contraires aux idées
libérales. Mais ils se retrouvent côte à côte sur le même
champ de la bataille contre la misère matérielle et morale
des gens.
115

12.6 Page 116

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Ces années-là, Turin voit surgir un éventail d'écoles popu-
laires pour les ouvriers. Dans l'année scolaire 1840-1841, on
compte 10 écoles masculine~ de secours avec 927 élèves ; 9
écoles féminines avec 519 élèves. En 1845, deux écoles de
mécanique et de chimie appliquée seront ouvertes pour les
travailleurs. En 1846, écrit Charles-Ignace Giulio, « 700.
ouvriers se présentent aux 8 écoles du soir des Frères des
Écoles chrétiennes ».
Par contre, c'est sur le problème des jeunes que don
Bosco se concentre. Don Cafasso le remarque et décide de le
pousser à fond.
116

12.7 Page 117

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16
« Je m'appelle Barthélémy Gare/li »
Les Turinois appellent don Cafasso « le prêtre de la
potence ». Il descend dans les prisons consoler les détenus.
Si quelqu'un est condamné à mort, il grimpe avec lui sur la
charrette et le réconforte jusqu'au lieu du supplice.
Il y a alors quatre prisons à Turin. Elles sont situées dans
les tours proches de la Porta Palazzo, rue Saint-Dominique,
près de l'église des Saints-Martyrs et dans les souterrains du
Sénat.
Au moment de partir pour une de ses visites habituelles,
don Cafasso invite don Bosco à l'accompagner.
Les corridors obscurs, les murs sombres et· humides, le
visage triste et blafard des prisonniers le troublent profondé-
ment: Son cœur se soulève et il éprouve une sensation
d'étouffement.
Mais ce qui lui cause le plus de peine, c'est la vue des
jeunes derrière les barreaux. Il écrit : « Voir un grand nom-
bre de garçons de douze à dix-huit ans, tous en bonne santé,
robustes, l'air intelligent ; les voir là, inoccupés, dévorés par
la vermine, privés du pain spirituel et matériel, me fit hor-
reur. »
Il y retourne plusieurs fois, avec don Cafasso et aussi tout
seul. Il cherche à parler avec eux, pas seulement en « faisant
la leçon de catéchisme » (surveillée par les gardiens) mais à
tu et à toi. Au début, les réactions furent acerbes. Il dut
avaler de lourdes insultes. Mais petit à petit, l'un ou l'autre
se montra moins méfiant et le dialogue fut plus amical.
De cette façon, il parvint à connaître leur malheureuse his-
toire, leur déchéance, la rage qui, petit à petit, les rendait
féroces. Le « délit » le plus fréquent était le vol : à cause de
la faim, du désir de quelque chose de plus que la nourriture
insuffisante et aussi par rancune envers les riches qui exploi-
taient leur travail et les laissaient dans la misère.
La société n'avait rien su faire pour eux et elle les enfer-
mait là-dedans.
Ils étaient nourris de pain noir et d'eau. Ils devaient obéir
par la force aux geôliers qui en avaient peur et les frap-
paient au moindre prétexte à cause de cela.
117

12.8 Page 118

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On les enfermait dans des cellules collectives où les pires
d'entre eux devenaient les maîtres absolus.
« Ce qui m'impressionnait le plus, écrit don Bosco, c'est
que beaucoup, quand ils sortaient, étaient décidés à changer
de vie, en mieux », ne fût-ce que par peur de la prison.
« Mais au bout de peu de temps, ils finissaient là, de nou-
veau. »
Il cherche à en trouver la raison et conclut : « C'est parce
qu'ils sont abandonnés à eux-mêmes. Ils n'ont pas de
famille, ou bien les parents les repoussent parce que la pri-
son les a déshonorés pour toujours. »
« Je me disais en moi-même : ces garçons devraient trou-
ver à l'extérieur un ami qui prenne soin d'eux, les assiste,
les instruise, les conduise à l'église les jours de fête. Alors,
ils ne retourneraient plus en prison. »
Jour après jour, il réussit à se faire quelques amis. Ses
« leçons de catéchisme derrière les barreaux » sont écoutées
plus volontiers. « A mesure que je leur faisais comprendre la
dignité de l'homme, écrit-il, ils éprouvaient de la joie dans le
cœur et se décidaient à devenir meilleurs. »
Mais souvent, quand ils reviennent, tout est saccagé. Les
visages sont de nouveau hargneux, les voix sarcastiques mur-
murent des blasphèmes. Don Bosco ne réussit pas toujours à
relever les ruines. Un jour, il se met à pleurer ; instant
d'incertitude. Quelqu'un demande :
« Pourquoi ce prêtre pleure-t-il ?
- Parce qu'il nous aime. Ma mère aussi pleurerait si elle
me voyait là-dedans. »
Les curés attendent
En sortant, don Bosco a pris une décision inébranlable :
« A tout prix il faut empêcher que des enfants aussi jeunes
finissent en prison. Je veux être le sauveur de cette jeu-
nesse. »
« Je fis part de cette intention à don Cafasso, écrit-il, et
sur son conseil je cherchai le moyen de la traduire dans la
réalité. »
D'autres prêtres, à Turin, cherchaient des solutions pour
les problèmes des jeunes et suivaient des orientations diver-
ses.
Turin a seize paroisses : quatorze dans la ville, deux dans
les faubourgs. Les curés de paroisses connaissent le problème
des jeunes, mais ils restent à les attendre dans les sacristies
et dans les églises pour le catéchisme du soir, du dimanche
et du carême. Ils regrettent le « bon temps » où les jeunes
émigrés arrivaient porteurs d'une lettre de leur curé de cam-
118

12.9 Page 119

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pagne à son collègue citadin. Ils ne se rendent pas compte
que sous la poussée de la croissance urbaine, ces règles de
conduite ont sauté, le « bon temps » ne reviendra plus.
Il faut inventer des schémas nouveaux, essayer des formu-
les nouvelles. Les vicaires qui continuent à s'occuper des
enterrements et des baptêmes devraient essayer un apostolat
volant parmi les boutiques, les usines, les marchés.
A Milan, où la révolution industrielle dure depuis des
années, le problème des jeunes à la débandade a déjà été
affronté. On peut voir désormais un réseau d'institutions
adaptées aux nécessités de l'époque : les « oratoires ». En
1850, l'annuaire diocésain de Milan dresse une liste de
quinze oratoires ; certains ont des dizaines d'années d'expé-
rience derrière eux. A Brescia, don Ludovico Pavoni a com-
mencé dès 1809 son oratoire pour les garçons « pauvres,
incultes et malfamés ».
A Turin, au contraire, le problème continue à rester un
problème. Les curés hésitent. Même en 1846, lorsque les prê-
tres turinais se furent rendus à Milan pour visiter les œuvres
de jeunesse, ils conclurent : « Les curés de paroisses de la
ville de Turin, réunis pour leur conférence, se sont penchés
sur l'opportunité des oratoires. Les craintes et les espoirs
étant pesés et chaque curé ne pouvant assumer la charge
d'un oratoire dans sa paroisse, le prêtre Jean Bosco est
encouragé à poursuivre (son oratoire) jusqu'à ce qu'une
autre décision soit prise. »
Pendant que les curés de paroisse hésitent, les jeunes prê-
tres agissent.
L'expérience de don Cocchi
Le premier est don Cocchi, un prêtre actif venu de la pro-
vince, de Druent. Il a été ordonné prêtre en 1836, pendant
que Jean Bosco terminait sa première année de philosophie
au séminaire.
Au Moschino, une localité extrêmement pauvre et perdue
de réputation du bourg de Vanchiglia, il fonde en 1841, le
premier oratoire de Turin (il avait déjà essayé en 1840) et le
met sous la protection de l'ange gardien. Il se trouve sur le
terrain de la paroisse de l' Annunziata, du côté du Pô.
Don Cocchi est un prêtre sympathique et sensible ; il a des
idées brillantes, les intuitions des initiateurs fondateurs, mais
pas toujours la persévérance, ni la prévoyance des réalisa-
teurs. Et il a des idées libérales ; il a adopté une attitude
frondeuse à l'égard de la ligne politique de son archevêque
et du Pape. Cela en fait un « suspect », même si sa charité
active secoue l'inertie de beaucoup de ses confrères.
119

12.10 Page 120

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En 1849-1850 il sera parmi les animateurs de la « Société
de charité au profit des jeunes pauvres et abandonnés », plus
tard du « Collège des jeunes artisans », de l'oratoire San
Martino, de la « colonie agricole » de Moncucco, toujours
en faveur des jeunes et des classes défavorisées.
D'autres prêtres, en même temps que don Cocchi se lan-
cent dans le travail pastoral parmi les jeunes. Ce sont des
prêtres dégagés des obligations paroissiales. Beaucoup ont
fréquenté ou fréquentent encore le « Convitto ecclesiastico »
(Foyer sacerdotal), fraternisant à cause des expériences vivan-
tes qu'ils tentent ensemble.
Don Cafasso lui-même, rappelle Don Bosco, « déjà depuis
des années, en été, faisait chaque dimanche un catéchisme
aux garçons maçons dans une petite salle annexe de la
sacristie de l'église Saint-François-d'Assise. Le poids de ses
occupations lui fit, hélas, interrompre un exercice qui lui
était devenu très cher ».
Don Bosco aussi, comme nous l'avons dit, à peine entré
au Convitto s'est mis sur les rangs. Il a rencontré défiance
et hostilité, mais aussi des garçons qui lui sont attachés. « Je
rencontrai une bande de jeunes qui me suivaient dans les
rues, sur les places et jusque dans la sacristie de l'église du
Convitto. »
Don Cafasso veut lui confier la poursuite de son caté-
chisme aux petits maçons, mais après l'expérience traumati-
sante des prisons don Bosco pense à quelque chose de plus
consistant.
Il veut, comme il l'a dit à don Cafasso, réaliser un centre
où les garçons abandonnés par leur famille trouvent un ami,
où ceux d'entre eux qui sortent de prison savent qu'ils
auront une aide et un soutien. Un centre qui ne sera pas lié
à une paroisse mais à sa personne et qui fonctionnera non
seulement le dimanche pour le catéchisme, mais se prolon-
gera pendant toute la semaine par l'amitié, l'assistance, les
rencontres sur le lieu de travail.
Un « Je vous salue, Marie» pour commencer
Le début timide de cette réalisation (qui contient déjà
toute l'originalité de l'oratoire de don Bosco) eut lieu dans
la matinée du 8 décembre 1841. La même année que celle où
don Cocchi a fondé à Turin le premier oratoire. Trente-cinq
jours après l'arrivée de don Bosco au Convitto.
Lui-même a raconté la scène avec la délicatesse et la sim-
plicité d'un texte classique :
« Le jour de la fête de l'immaculée Conception de Marie,
j'étais en train de revêtir les vêtements liturgiques pour célé-
120

13 Pages 121-130

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13.1 Page 121

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brer la sainte messe. L'abbé de service à la sacristie, Giu-
seppe Comotti, voyant un jeune garçon dans un coin, l'invite
à venir me servir la messe.
"Je ne sais pas, répond-il confus.
Viens, réplique l'autre. Je veux que tu serves la messe.
Je ne sais pas, répète le garçon, je ne l'ai jamais ser-
vie.
Grosse bête ! dit le sacristain furieux. Si tu ne sais pas
servir la messe, pourquoi viens-tu à la sacristie ?'' En disant
cela, il empoigne le manche d'un plumeau et en donne des
coups sur le dos et sur la tête du pauvre gosse qui essayait
de s'échapper.
Je donnai de la voix pour protester :
"Qu'est-ce que vous faites ? Pourquoi le battez-vous ?
- Parce qu'il vient dans la sacristie sans savoir servir la
messe.
Vous avez mal agi.
- Qu'est-ce que ça peut vous faire ?
- C'est un de mes amis. Allez le chercher tout de suite,
j'ai besoin de 1ui parIer."
Le garçon revient, penaud. Il a les cheveux coupés ras, la
veste maculée de chaux. C'est un jeune émigré. Probable-
ment, les siens lui ont dit : "Quand tu seras à Turin, va à
la messe." Il est venu mais il n'a pas osé entrer dans l'église
parmi les fidèles bien habillés. Il a essayé de passer par la
sacristie, comme les hommes et les jeunes gens ont l'habi-
tude de le faire dans beaucoup de villages de la campagne.
Je lui demandai gentiment :
''Tu as déjà assisté à la messe ?
- Non.
- Viens y assister. Après j'aurai à te parler d'une affaire
qui te fera plaisir.''
Il me le promit. La messe célébrée et l'action de grâces
achevée, je le conduisis dans une petite cour et je lui deman-
dai en souriant :
"Comment t'appelles-tu, mon cher ami ?
Barthélémy Garelli.
Tu es de quel pays ?
D' Asti.
Quel est ton métier ?
Maçon.
Il vit, ton papa ?
Non, il est mort.
- Et ta maman ?
- Elle est morte aussi. ..
Quel âge as-tu ?
- Seize.
121

13.2 Page 122

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Tu sais lire et écrire ?
Non.
Sais-tu chanter ?''
Le garçon s'essuie les yeux, me dévisage étonné et
répond:
"Non.
- Tu sais siffler ?''
Barthélémy se met à rire. C'est ce que je voulais. Nous
commencions à être des amis.
''Tu as fait ta première communion?
Pas encore.
Et tu t'es déjà confessé ?
Oui, quand j'étais petit.
Vas-tu au catéchisme ?
Je n'ose pas, les enfants plus jeunes se moquent de
moi. ..
Si je te faisais un catéchisme à part, tu y viendrais ?
Très volontiers.
Ici même?
A condition qu'on ne me batte pas !
Sois tranquille, maintenant tu es mon ami et personne
ne te touchera. Quand veux-tu que nous commencions?
Quand vous voudrez.
- Tout de suite ?
- Avec plaisir.'' »
Don Bosco s'agenouille et récite un « Je vous salue,
Marie ». Quarante-cinq années plus tard, à ses Salésiens, il
dira : « Toutes les bénédictions qui nous sont tombées du
ciel sont le fruit de ce premier "Je vous salue, Marie",
récité avec ferveur et intention droite. »
Après le « Je vous salue, Marie », don Bosco fait le signe
de la croix « avant de commencer », mais s'aperçoit que
Barthélémy ne le fait pas, tout au plus un geste qui rappelle
vaguement le signe de la croix. Alors, doucement, il lui
apprend comment le faire. Et il lui explique en dialecte (ils
sont tous les deux du pays d' Asti : des Astesans !) pourquoi
on appelle Dieu « Père ». A la fin, il lui dit :
« Je voudrais que tu reviennes dimanche prochain, Barthé-
lémy.
- Avec plaisir.
- Mais ne viens pas tout seul. Amène de tes amis avec
toi. »
Barthélémy Garelli, un petit maçon d' Asti, fut le premier
ambassadeur de don Bosco parmi les jeunes travailleurs de
son quartier. Il leur raconta sa rencontre avec ce prêtre
sympathique « qui savait siffler lui aussi », et leur fit part
de son invitation.
122

13.3 Page 123

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Quatre jours après, c'était dimanche. Ils entrèrent à neuf
dans la sacristie. Ils ne venaient pas « à l'église Saint-
François-d'Assise », ils venaient « chercher don Bosco ».
L'oratoire était né.
Subito 1 : un mot comme estampille
Dans le dialogue avec Barthélémy Garelli se trouve le mot
subito. Cela paraît un mot comme tant d'autres, mais c'est
une graine ; si tu la sèmes, elle te donne une plante.
A cette époque (1841), subito est le mot d'ordre de tout
un groupe de prêtres de Turin. Dans l'indécision de la premiè-
re révolution industrielle, dans l'impossibilité de trouver tout
faits plans et programmes d'action, ces prêtres jettent toute
leur énergie dans le faire « subito » quelque chose pour les
jeunes pauvres, pour les gens malheureux.
Mais ce subito restera d'une façon particulière l'estampille
de don Bosco, puis de ses Salésiens, qui se spécialiseront
comme hommes de « l'intervention rapide » au milieu des
pauvres.
Nous parlerons encore, dans les pages suivantes, de don
Bosco et de la question sociale. Mais nous avons à cœur de
dire dès à présent comment don Bosco est « poussé à
l'action » par l'urgence, par l'impossibilité d'attendre.
Il faut « faire quelque chose tout de suite », subito, parce
que les garçons pauvres ne peuvent pas se payer le luxe
d'attendre les réformes, les plans organisés, les changements
de système. Bien sûr, le subito ne suffit pas. « Si tu rencon-
tres quelqu'un qui meurt de faim, au lieu de lui donner un
poisson, apprends-lui à pêcher » ; c'est très juste. Mais
l'envers de cette phrase est vrai aussi. « Si tu rencontres
quelqu'un qui meurt de faim, donne-lui un poisson, pour
qu'il ait le temps d'apprendre à pêcher. » Le subito ne suffit
pas, l'intervention immédiate non plus, mais à quoi bon
« préparer un avenir différent » si, en attendant, les pauvres
meurent de faim.
Don Bosco et ses premiers Salésiens mettront le cap sur le
subito, sur l'intervention rapide. Ils donneront aux jeunes
pauvres le catéchisme, le pain, l'instruction professionnelle,
un métier protégé par un bon contrat de travail. Et ils atten-
dront que d'autres catholiques, en concurrence avec les socia-
listes, les communistes, les anarchistes, préparent des plans
pour attaquer et transformer l'État libéral qui, hypocrite-
ment, ignore les conflits du travail, c'est-à-dire laisse les
forts devenir tout-puissants et les faibles se faire écraser.
1. Subito signifie : tout de suite (N.d.T.).
123

13.4 Page 124

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17
L 'oratoire des petits maçons
Dans la chaire de l'église Saint-François-d'Assise, un jeune
prêtre prêche de tout son cœur. Près d'un autel latéral, assis
sur les marches de la grille du chœur, quelques jeunes maçons
se sont assoupis, l'un appuyé sur l'épaule de l'autre.
Don Bosco traverse l'église et touche le premier à l'épaule.
Tous se réveillent, embarrassés. Il sourit et demande à mi-
voix:
« Pourquoi dormez-vous ?
- On ne comprend rien, grogne le plus grand.
- De toute façon, ce prêtre ne parle absolument pas pour
nous, ajoute son voisin.
- Venez avec moi. »
Sur la pointe des pieds, il les emmène à la sacristie.
« C'était Carlo Buzzetti, Giovanni Garibaldi, Germano »,
racontait avec émotion don Bosco à ses premiers Salésiens.
Petits maçons lombards qui pendant trente-quarante ans
seront restés à ses côtés, que tout le monde connaissait au
Valdocco. « C'était à ce moment-là de simples garçons,
aujourd'hui ce sont des chefs. »
A la sacristie arrivent aussi Barthélémy et ses amis. Le
nombre augmente. Don Bosco les aide à prier, leur adresse
une petite exhortation bien adaptée, vivante, en forme de
dialogue avec des faits et des nouvelles étonnantes. Puis ils
prennent place dans les bancs de l'église pour assister à la
messe de don Bosco,
Mais la matinée est longue et, après la messe et le petit
pain du déjeuner, les garçons ont envie de jouer. Ils com-
mencent à courir dans la cour du Convitto, avec un peu
d'inquiétude. Quand un prêtre passe, tout s'arrête.
Mais don Guala et don Cafasso comprennent. Ils accor-
dent aux garçons de don Bosco la permission formelle de
jouer tous les dimanches dans « la petite cour annexe ».
Pendant trois ans, cette permission ne sera jamais retirée ; et
pourtant, les garçons qui étaient une quinzaine quand elle
fut accordée, étaient vingt-cinq trois mois après et quatre-
vingts l'été suivant. Accepter cela, c'était renoncer tous les
dimanches au calme et à la petite sieste de l'après-midi.
124

13.5 Page 125

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Quatre-vingts garçons sous des fenêtres, c'est un concert la
première fois ; mais la dixième fois, ils feraient sauter les
nerfs de n'importe qui.
Des petites images, mais aussi des petits pains
Don Bosco se rendit compte qu'il ne devait pas tirer trop
fort sur la corde, aussi lorsque le temps le permettait, il con-
duisait les garçons en promenade l'après-midi sur la colline,
le long des rivières, aux sanctuaires de la Madone.
Il se proposait, au cours de ce premier hiver, de n'accueillir
que les jeunes « les plus en danger et de préférence ceux
qui étaient sortis ·de prison ». Mais au cours de sa vie, don
Bosco ne sera jamais capable de renvoyer un garçon qui
demande à rester avec lui. En très peu de temps, sa
« troupe » est formée d'une majorité « de tailleurs de pier-
res, maçons, stucateurs, paveurs » qui venaient de reg1ons
lointaines et qui, pour diverses raisons, n'avaient pas pu
retourner chez eux pour la saison morte.
Don Guala et don Cafasso, qui poussent leurs jeunes prê-
tres à faire des expériences semblables à celle de don Bosco
(don Carpano et don Ponte, de six années plus jeunes que
don Bosco, commencèrent rapidement à regrouper les jeunes
ramoneurs de la vallée d'Aoste), se prêtent à confesser les
garçons, viennent bavarder avec eux, les aident.
Don Bosco écrit, un peu embarrassé : « On me donnait
volontiers des images, des feuillets, des petits livres, des
médailles, des petites croix pour les leur offrir. » Mais ses
jeunes maçons et ses anciens détenus ont des besoins plus
urgents que des feuillets et des médailles. Il le fait remar-
quer, et « on me fournit les moyens d'habiller ceux qui en
avaient le plus besoin, de la nourriture aux autres pour plu-
sieurs semaines, au moins jusqu'à ce qu'ils puissent avec leur
travail gagner leur pain eux-mêmes ».
Chercher du travail pour qui n'en a pas, obtenir de meil-
leures conditions pour celui qui est déjà embauché, devient
l'occupation continue de don Bosco pendant toute la
semaine. « J'allais les visiter sur les lieux de leur travail,
dans les ateliers et sur les chantiers. Mes garçons éprouvaient
une grande joie de voir un ami s'occuper d'eux ; cela faisait
plaisir aussi à leurs patrons qui prenaient volontiers sous leur
protection des jeunes, assistés toute la semaine et les jours
de fêtes. »
Les « sortis de prison » posaient le problème le plus déli-
cat. Il essayait de les « mettre au travail un par un chez un
patron honorable » et il allait « les voir pendant la
semaine ». Les résultats étaient bons : « Ils s'habituaient à
125

13.6 Page 126

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une existence normale, oubliaient le passé, devenaient de
bons chrétiens et des citoyens honnêtes » (Memorie, p. 127).
Tous les samedis, don Bosco retournait dans les prisons
pour continuer son apostolat le plus difficile. « Je me ren-
dais dans les prisons avec les sacoches pleines ou de tabac,
ou de fruits, ou de petits pains. Toujours dans le but de
rendre service aux jeunes qui, par malheur, avaient abouti
là-dedans, d'en faire mes amis et de leur donner envie de
venir à l'oratoire quand ils seraient sortis de prison. »
Douze mesures de musique
2 février 1842. C'est la fête de la Purification de Marie (la
Chandeleur, alors fête obligatoire). A ses vingt-cinq garçons,
don Bosco a appris à chanter. « Sans musique, écrit-il, nos
rencontres des dimanches et fêtes seraient restées un corps
sans âme. » Ils chantent à tue-tête sur les sentiers des colli-
nes, mais ils ont appris aussi à chanter avec délicatesse une
simple louange à la Madone : Laudate Mariam.
En cette fête de la Purification les fidèles, pendant la
messe, regardent stupéfaits ces vingt-cinq « drôles » qui
chantent bien, qui gagnent leur sympathie.
Cette louange à Marie extrêmement courte (douze modestes
mesures musicales) s'envolera d'oratoire en oratoire, d'école
salésienne en école salésienne, et encore aujourd'hui (1981)
on peut l'entendre chantée par des garçons Khassis du nord
de l'Inde. Je l'ai moi-même entendue au milieu des bidon-
villes de la misérable banlieue de Brasilia.
Cela fait sourire de penser que le succès extrêmement
modeste de don Bosco est presque contemporain (à peine
trente-trois jours de différence) d'un autre événement musical
bien plus marquant : le 9 mars, à la Scala de Milan, le
jeune maestro Giuseppe Verdi met en scène Nabucco avec le
chœur « Va'pensiero » qui inondera toute l'Europe.
Le petit garçon de Caronno
Printemps. Les jeunes maçons qui étaient partis chez eux
pendant la saison morte, reviennent de nouveau à Turin. La
troupe de don Bosco augmente de dimanche en dimanche.
De Caronno Ghiringhello (aujourd'hui Caronno Varesino),
un pays de la province de Milan, est arrivé aussi Joseph
Buzzetti, le petit frère de Carlo. Il a seulement dix ans. Il
s,-attache à don Bosco comme un jeune chien et ne se déta-
chera plus jamais de lui.
Du printemps 1842 à l'aube du 31 janvier 1888, quand
126

13.7 Page 127

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don Bosco mourra, Joseph Buzzetti sera toujours à ses côtés,
témoin calme et t_ranquille de toute l'histoire humaine et
divine de ce prêtre « qui l'aimait bien ». Beaucoup d'événe-
ments de la vie de don Bosco seraient désormais classés
parmi les « légendes », à notre époque de doute et de
démystification, s'ils n'avaient été vus par les yeux simples
du petit maçon de Caronno, qui était toujours là, à deux
pas de « son » don Bosco.
« Si je n'avais plus qu'une bouchée de pain... »
Ce qui attache les garçons à don Bosco c'est sa bonté cor-
diale, sincère. Ils sentent cette bonté et la remarquent en
actes concrets, en gestes touchants. Chaque instant de la
journée de don Bosco est à leur disposition.
S'ils ont besoin d'apprendre à lire, à faire les quatre opé-
rations, don Bosco trouve les heures ou les personnes habili-
tées pour leur donner des cours.
S'ils ont un mauvais patron ou sont en chômage, il s'en
occupe, mobilise ses amis pour trouver une place, un patron
honnête et chrétien.
Même quand ils ont besoin d'argent, ils savent que don
Bosco est prêt à vider son porte-monnaie dans leurs mains.
Si leur journée est triste, pénible, ils lui disent : « Venez
me voir », et il y va. Il pénètre dans les ateliers, sur les
chantiers. Le voir, lui parler, c'est un moment de soula-
gement.
Une des phrases que beaucoup l'entendent leur dire (et
qu'ils garderont dans leur mémoire comme un trésor), c'est :
« Je t'aime tellement que si un jour je n'avais plus qu'une
bouchée de pain, c'est avec toi que je la partagerais. »
Quand il a des reproches à faire à quelqu'un, il n'hésite
pas, mais jamais en présence des autres, pour ne pas l'humi-
lier. S'il promet quelque chose, il est prêt à se jeter dans le
feu pour y être fidèle.
Au cours de ces années, beaucoup de prêtres s'emploient à
faire du bien aux enfants pauvres. Leur attitude a une carac-
téristique commune que nous pourrions appeler « une bien-
veillance sérieuse ». Il suffit de lire le règlement de saint
Louis Pavoni, les manuels scolaires des Frères des Écoles
chrétiennes. On doit être aimable avec les enfants, mais sans
leur permettre de trop élever la voix ou qu'ils manifestent
une joie trop bruyante. Il faut imposer le silence, le recueil-
lement, autrement dans le garçon se déchaîne « la bes-
tiole »...
La bienveillance de don Bosco a un caractère différent,
elle est ioveuse. Ayant été fondateur de la Société de la joie,
127

13.8 Page 128

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il connaît la valeur de la joie éclatante, du déchaînement
heureux des énergies comprimées dans cette cartouche explo-
sive que nous appelons la jeunesse. Lui-même les encoura-
geait : « Jouez, sautez, faites du bruit. Pour moi, l'impor-
tant c'est que vous ne fassiez pas de péché. »
L'air libre, la cour où l'on peut courir à perdre haleine,
c'est le milieu idéal pour don Bosco. Il surveille ses jeunes,
certes, pour qu'ils ne fassent pas et ne se fassent pas de
mal ; toutefois ce n'est pas une surveillance paralysante,
mais stimulante. Il sent que l'éducateur ne doit pas rester
étranger à la joie des jeunes, il doit y participer, l'organiser
si elle ne naît pas spontanément et empêcher ce qui peut la
détruire.
Tous les garçons l'aiment, ils s'attachent à lui d'une
manière inconditionnelle. Le rencontrer est un moment de
fête.
Dans la rue Milano, près du palais de la cité, il croise un
garçon qui revient de faire des commissions. Il a les mains
encombrées par une bouteille d'huile et un verre de vinaigre,
mais, à peine a-t-il vu don Bosco qu'il court vers lui en
criant : « Bonjour, don Bosco ! ». L'huile et le vinaigre se
balancent dangereusement dans les récipients.
Don Bosco rit de le voir heureux et plaisante avec lui :
« Je parie que tu n'es pas capable de faire comme moi. » Et
il commence à applaudir. Le garçon, tout au plaisir de la
rencontre, tombe dans le panneau. Il met la bouteille grasse
sous son bras et frappe dans ses mains comme il peut en
criant : « Vive don Bosco ! ».
Le verre et la bouteille glissent et se brisent. Il reste tout
penaud:
« Pauvre de moi ! maman va me battre à la maison.
- Ne t'inquiète pas, c'est un malheur auquel on va remé-
dier tout de suite », lui dit don Bosco.
Ils entrent dans une épicerie et don Bosco achète de l'huile
et du vinaigre.
« La présidence au Pape, l'épée à Charles-Albert»
Avril 1842. Turin est en fête. Victor-Emmanuel, le prince
héritier, épouse Adelaïde, la fille de l'archiduc d'Autriche
Rainier, vice-roi de la Lombardie-Vénétie. Pendant les fêtes
ont lieu deux événements exceptionnels : sur le balcon du
palais Madame, est exposé le Saint-Suaire ; aux révolution-
naires de 1821 qui sont encore en exil, l'amnistie est accor-
dée.
C'est encore un pas prudent de Charles-Albert vers les
libéraux modérés. L'année suivante (1843), à Bruxelles, un
128

13.9 Page 129

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autre exilé piémontais, Gioberti, publiera un livre qui fera
beaucoup de bruit : De la primauté morale et civile des Ita-
liens. Dans ces pages sont contenues les idées principales de
ce réformisme libéral modéré qui sera appelé « néoguel-
fisme ». La grandeur de l'Italie, affirme Gioberti, est insépa-
rablement liée à la grandeur du Pape. L'indépendance de
l'Italie, de ce fait, devra se réaliser moyennant la fédération
des Etats italiens sous la présidence du Pape. « La prési-
dence au Pape, l'épée à Charles-Albert » deviendra le mot
d'ordre des néo-guelfes.
Charles-Albert s'en réjouit, mais il garde un œil soupçon-
neux sur l'Autriche. A Turin, un autre libéral modéré,
Césare Balbo, met la dernière main à un autre ouvrage qui,
à son tour, fera du bruit : Les espoirs d'Italie. Le roi, d'une
façon discrète, lui fait parvenir son approbation, mais aussi
le conseil de le faire imprimer à Paris. En même temps, il
envoie au gouvernement français de Louis-Philippe une pro-
testation officielle parce que le général Perrone « que nous
avons condamné à la pendaison» a reçu un haut-
commandernent à Lyon. Perrone, libéral, rentrera en Pié-
mont avec tous les honneurs en 1848. D'octobre à novembre
de cette année-là il deviendra même Premier ministre de
Charles-Albert. Don Bosco observe tout cela et sa méfiance
à l'égard de la politique se renforce.
« Vous avez une soutane trop fragile »
30 avril 1842. A Chieri meurt le chanoine Cottolengo.
Dans sa « petite maison », les malades incurables sont plu-
sieurs centaines. Quelques années auparavant, le ministre des
Finances l'avait fait appeler.
« Vous êtes le directeur de la petite maison de la divine
Providence ?
- Non. Je suis un simple employé de la Providence.
- Cela se peut ! Mais de qui tenez-vous les moyens de
nourrir tous ces malades ?
- Je vous l'ai déjà dit, de la Providence. »
Cet homme habitué à garder solidement les pieds sur terre,
à examiner les entrées, les sorties et les bilans, perd
patience :
« Mais l'argent, Révérend, les sous ? D'où les faites-vous
sortir ?
- Encore ! Mais je vous l'ai déjà dit deux fois. La divine
Providence nous fournit tout ; elle ne nous a jamais laissés
manquer de rien. Je mourrai, vous mourrez vous aussi,
monsieur le Ministre, mais la Providence continuera à
s'occuper des pauvres de la petite maison. »
129

13.10 Page 130

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Quand la santé de don Cottolengo avait commence a
vaciller, le roi Charles-Albert lui-même l'avait fait appeler au
palais Royal~
« Monsieur le Chanoine, lui dit-il avec sa manière plutôt
brusque, voudriez-vous considérer que vous aussi vous êtes
soumis à l'inexorable loi de la mort. Qu'adviendra-t-il ce
jour-là des centaines d'orphelins, d'invalides, d'incurables
que vous avez recueillis dans votre maison ? »
Pendant que le roi parlait, Cottolengo lorgnait par la
grande fenêtre d'où on voyait la place. On entendait les pas
secs et cadencés de quelques soldats. Un peloton, à peine
arrivé, se plaçait face à l'autre.
« Majesté, qu'est-ce qui se passe ?
- C'est la relève de la garde. Le peloton qui vient d'arri-
ver prend la _place de celui qui s'en va. »
Cottolengo sourit :
« La voilà, 1a réponse à votre question. A la petite maison
il y aura aussi un simple changement de garde. Le chanoine
Cottolengo s'en ira et la Providence enverra quelqu'un
d'autre prendr-e la place. »
Cela arriva comme il l'avait dit. A sa mort le chanoine
Anglesio lui succéda et la petite maison poursuivit tranquille-
ment son existence, entre le marché principal de la ville et
les, bâtiments des œuvres de la marquise Barolo.
Don Bosco; à cette occasion, se souvint de sa première
rencontre avec Cottolengo. Il était arrivé depuis peu à Turin
et était allé visiter la petite maison. Le chanoine lui avait
demandé son nom, d'où il venait, puis il lui avait dit avec
son air distrait et goguenard :
« Vous avez une bonne tête. Venez travailler à la petite
maison. Le travail ne vous manquera pas. »
Don Bosco y était retourné plusieurs fois, pour confesser
les malades, pour passer quelques heures avec les enfants
handicapés. Un jour Cottolengo l'avait encore rencontré (le
jeune Domenico Bosso était présent), lui avait pris entre les
doigts un peu d'étoffe de sa soutane et en la palpant lui
avait dit :
« Elle est trop légère. Procurez-vous en une beaucoup plus
résistante, parce que beaucoup de garçons s'accrocheront à
cette soutane. »
Il parlait tranquillement de Dieu
Ils s'y accrochaient sérieusement. A mesure que le temps
passait le nombre des garçons de l'oratoire augmentait. Il
avait dépassé la centaine. Ils n'avaient pas seulement besoin
de pain et de travail, mais de foi qui nourrit même quand le
130

14 Pages 131-140

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14.1 Page 131

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pain est rare. Et don Bosco, qui n'était pas un philanthrope
mais un prêtre, se préoccupait de leur rencontre avec Dieu.
« C'était pour moi une chose étonnante, écrit-il, au long
de la semaine et spécialement les jours de fête, de voir mon
confessionnal entouré de quarante ou cinquante jeunes, qui
attendaient parfois longtemps de pouvoir se confesser. »
Se confesser n'était pas une chose facile pour les garçons.
Don Bosco les aidait en leur suggérant des procédés extrême-
ment simples : « Si tu ne sais pas comment t'expliquer,
demande seulement au confesseur qu'il t'aide. Comme il en
a par-dessus la tête, il te posera quelques questions et tout
sera réglé. »
Don Bosco utilisait la confession, écrit Pietro Stella, avec
un sens aigu du péché et de la vie d'amitié avec Dieu. Non
seulement comme juge mais surtout comme père ; désireux
d'accroître dans les jeunes la relation de paix avec Dieu.
Pendant les années passées au Convitto, il est de plus en
plus solidement convaincu qu'il ne conduira pas les âmes à
Dieu avec sévérité mais avec bonté.
L'aboutissement normal de la confession était la commu-
nion, dont beaucoup de ses garçons s'approchaient toutes les
semaines.
Même dans les conversations ordinaires, entre les jeux et
les promenades, don Bosco parlait tranquillement de Dieu. Il
ne faisait pas le moindre effort avec ses garçons, ni pour
échanger des boutades ou des histoires, ni pour parler de
Dieu. En pleins transports de joie, il les regardait et disait :
« Quel plaisir quand nous serons tous en paradis ! » ~
Quelquefois on discutait et les questions pouvaient passer
du bien au mal, à la vie, à l'au-delà. Quelqu'un lui deman-
dait:
« Et moi, je me sauverai ? »
Et lui :
.
« Je voudrais bien voir ça que tu ailles en enfer ! Crois-tu
que le Bon Dieu aurait créé le paradis pour le laisser vide?
Bien sûr, grimper là-haut demande des sacrifices, mais je
veux que nous nous y retrouvions tous. On en fera, une
fête!»
131

14.2 Page 132

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18
La marquise et le petit père
Été 1844. Don Bosco a parcouru ses trois années du Con-
vitto.
Don Cafasso descend dans le quartier du Valdocco et va
trouver le théologien Borel, directeur spirituel du Refuge,
fondé par la marquise de Barolo.
« Je voudrais vous envoyer ici un bon prêtre. Il faudrait
lui procurer une chambre et un traitement.
- Mais il n'y a même pas ici assez de travail pour moi.
Qu'est-ce qu'on lui fera faire ?
- Laissez-le libre. Si le traitement vous préoccupe, c'est
moi qui le paierai. Il s'appelle don Bosco et, au Convitto, il
a commencé une espèce d'oratoire pour les garçons pauvres.
Si on ne lui trouve pas de travail dans la ville, l'archevêque
l'enverra comme vicaire à la campagne et les jeunes de son
oratoire retourneront dans la rue. Ce serait un vrai malheur.
- Alors, c'est entendu. J'en parle à la marquise. »
Don Cafasso r~vient au Convitto et dit à don Bosco :
« Faites vos paquets et allez au Refuge. Vous travaillerez
auprès de l'abbé -Borel et vous aurez le temps de vous occu-
per de vos garçons. »
Le cilice sous la robe haute couture
La marquise Julie-Françoise de Colbert avait à cette épo-
que une place de premier plan dans la société turinoise. Émi-
grée de France pendant la Révolution, elle avait épousé le
marquis Charles-Tancrède Falletti di Barolo qui, en 1825,
avait été maire de Turin.
Le marquis, décédé en 1838, la laissa sans enfant avec un
patrimoine considérable. La marquise, c~nquante-trois ans,
revêtit sous ses robes élégantes le cilice de la pénitence et se
consacra complètement aux pauvres.
132

14.3 Page 133

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Elle passa pendant plusieurs mois trois heures par jour
dans les prisons de femmes. Elle supporta les insultes, les
humiliations, reçut même des coups pour aider et instruire
ces pauvres femmes. A la fin, elle obtint des autorités que
les prisons féminines et masculines fussent séparées. Elle
transféra les prisonnières dans un bâtiment plus salubre,
qu'elle avait fait aménager.
Elle créa des orphelinats et des foyers pour les jeunes
ouvrières.
Au Valdocco, près de la petite maison du Cottolengo, elle
construisit le Refuge, pour les prostituées qui voulaient se
refaire une vie. A proximité, elle ouvrit la maison des Made-
leines, pour les filles en danger moral âgées de moins de
quatorze ans.
En cettë même année 1844, elle avait entrepris une troi-
sième construction, le petit hôpital Sainte-Philomène pour les
fillettes malades ou handicapées physiques.
Première responsable de ces trois œuvres de bienfaisance,
elle reste toujours élégante et alerte. Dans son salon se don-
nent rendez-vous les intellectuels les plus connus de l'époque.
Silvio Pellico a été son secrétaire et c'est chez elle qu'il a
écrit Mes Prisons. Camille Cavour était son ami et son con-
fident. Les écrivains Balzac et Lamartine lui écrivaient et la
tenaient informée de ce qui se passait en France.
Le théologien Borel va trouver la marquise :
« J'ai trouvé un directeur spirituel pour votre petit hôpital.
Il s'appelle don Bosco et il arrive du Convitto.
D'accord, mais le petit hôpital est encore en construc-
tion, nous en reparlerons dans six mois.
- Non, madame la Marquise. Don Bosco est à engager
tout de suite ou bien il sera envoyé ailleurs. Don Cafasso
me l'a vivement recommandé. Il m'a parlé d'un oratoire
fondé par ce prêtre. Il dit que ce serait une faute de le lais-
ser échouer. »
La marquise demanda un complément d'informations.
Puis, convaincue, elle alloua à don Bosco un traitement
annuel de 600 lires et une chambre auprès de celle de don
Borel, à proximité du Refuge.
De son côté, dès la première entrevue qu'il eut avec la
marquise, don Bosco désira des renseignements et des garan-
ties. Il acceptait de rendre service au Refuge mais exigeait de
ne pas être obligé d'abandonner ses garçons. Il demandait
surtout que les garçons qui voudraient le voir pendant la
semaine puissent être reçus par lui en toute liberté.
La marquise, qui atteignait les soixante ans mais conser-
vait intact son tempérament énergique et loyal, fut satisfaite
de cette franchise. Elle accorda au jeune prêtre de réunir son
133

14.4 Page 134

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oratoire sur la bande de terrain qui côtoyait le petit hôpital
en construction. Dès que ce serait possible, elle laisserait à
sa disposition, à l'intérieur du bâtiment, deux chambres : il
pourrait les aménager en chapelle.
L'accord était conclu, mais plutôt approximatif.
Les agneaux se changeaient en bergers
12 octobre 1844, samedi. Don Bosco est pensif. Le lende-
main il devra dire à ses garçons que l'oratoire se transfère
dans le faubourg du Valdocco. « Mais le caractère douteux
des lieux, des moyens, des gens, me laissaient avec l'inquié-
tude au cœur. Cette nuit-là, je fis un nouveau rêve qui me
parut une suite de celui que j'avais fait aux Becchi, à neuf
ans. »
Il voit encore l'armée des loups. Il veut fuir. Mais « une
femme en vêtements de bergère me fit signe d'accompagner
cet étrange troupeau pendant qu'elle marchait devant. Nous
fîmes trois stations. A chaque arrêt beaucoup de ces loups se
transformaient en agneaux. Vaincu par la fatigue, je voulus
m'asseoir, mais la bergère m'invita à poursuivre la marche.-
Et nous voici dans une vaste cour, avec un portique intérieur
et, au bout, une église. Le nombre des agneaux devenait
extrêmement grand. D'autres pasteurs arrivèrent pour les gar-
der mais peu d'entre eux persévéraient. Alors, il se passa
une chose extraordinaire. Beaucoup d'agneaux se changeaient
en bergers et prenaient soin des autres. La bergère m'invita
à regarder au sud. En regardant, je vis un champ...
"Regarde une autre fois", me dit-elle... Je vis une magni-
fique et grande église. A l'intérieur de cette église se trouvait
une frise blanche sur laquelle était écrit en gros caractères :
Hic domus mea, inde gloria mea (ici est ma maison, d'ici
sortira ma gloire) ».
Dix lignes plus bas, don Bosco conclut : « Je n'y crus pas
beaucoup. Mais je compris les choses à mesure qu'elles se
réalisèrent. Alors, ce songe, avec un autre, me servit de pro-
gramme dans mes décisions. »
« L'autre » songe, il le raconta à don Barberis et à don
Lemoyne, qui le mirent tout de suite par écrit (on peut le
lire dans le second volume des Memorie biografiche, à la
page 298). C'est en grande partie une répétition variée du
premier. Nous en rappellerons seulement quelques éléments
caractéristiques.
« Une dame me dit : "Regarde". Je vis une église petite et
basse, un peu d'une cour et des fermes en grand nombre...
L'église étant devenue étroite, je m'adressai à la dame de
nouveau et elle me montra une autre église bien plus grande,
134

14.5 Page 135

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avec une maison non loin... Je me trouvai entouré d'un
nombre immense de jeunes et je vis une église extrêmement
grande avec beaucoup de bâtiments tout autour et avec un
beau monument dans le milieu. »
« Où est don Bosco? Où est l'oratoire?»
13 octobre, dimanche. Don Bosco annonce à ses garçons
le transfert de l'oratoire auprès du Refuge. Cela provoque
un certain trouble. Alors, don Bosco se lance, donne pour
argent comptant ce qu'il a vu seulement en rêve, et, joyeux,
annonce que « là-bas nous attend un vaste local entièrement
pour nous, pour chanter, courir, sauter. Nous en serons con-
tents. Chacun attendait impatiemment de voir la nou-
veauté ».
20 octobre, dimanche. Les groupes de garçons passent les
barrières de l'octroi et descendent vers le bas-quartier du
Valdocco. Jusqu'à la rive droite de la Dora, c'est une éten-
due de prés et de champs, avec des groupes de maisons dis-
persés. La petite maison de Cottolengo, le Refuge de la mar-
quise de Barolo sont voisins de cabarets et de maisons de
campagne où les gens vivent en paix. Les garçons ne savent
pas où aller-; ils commencent à cogner aux portes, à crier :
« Don Bosco ! Où est don Bosco ? Où est l'oratoire ? »
Les gens qui voient souvent de ces espèces de bandes de
voyous, sont persuadés que ça va mal tourner et haussent le
ton.
« Mais quel oratoire ? Mais quel don Bosco ? Allez-vous-
en ! Décampez ou bien nous allons vous faire courir à coups
de fourches. »
« Entendant ce vacarme, en même temps que le théologien
Borel, je sors de la maison. Le tapage s'arrête et nous cou-
rons à la rencontre les uns des autres. »
De la place pour jouer et courir il y en a à revendre ;
mais un endroit tranquille pour prier, pour confesser, pour
dire la messe, il n'y en avait aucun de convenable.
« Le vaste local que je vous ai promis n'est pas encore
terminé. Mais ceux qui le veulent peuvent monter dans ma
chambre et dans celle du théologien Borel. »
Le résultat, pour ce dimanche-là et tous les autres jusqu'à
décembre, ce fut celui des anchois dans le baril. « Cham-
bres, couloirs, escaliers, tout était encombré de garçons.
Pour confesser nous étions deux, mais ceux qui voulaient se
confesser étaient deux cents. » Et qui peut tenir tranquilles,
pendant qu'ils attendent, deux cents jeunes gens ?
« L'un voulait allumer le feu, l'autre l'éteindre. L'un met-
tait le bois en place, l'autre jetait de l'eau dessus. Seau, pin-
135

14.6 Page 136

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cettes, pelle à feu, broc, cuvette, sièges, chaussures, livres,
tout était sens dessus-dessous, parce que tous voulaient met-
tre de l'ordre. »
Il y a un peu de joyeuse exagération dans ces lignes de
don Bosco, mais qui a vécu pas mal de temps parmi des
garçons sait que ce n'est pas une « grosse » exagération.
Six dimanches comme ça, avec deux cents jeunes qui, au
milieu de la matinée, se mettent en colonnes derrière don
Bosco, comme une petite armée, pour aller à la messe au
Mont-des-Capucins, ou à la Consolata, ou à Sassi !
Souvent le théologien Borel les accompagne ; prêtre simple
et populaire que les gens appellent, à cause de sa taille : « le
petit père ». C'est un travailleur infatigable. Il a pris sous
son aile le jeune don Bosco et il l'aide avec une amitié déli-
cate, y compris avec l'argent de sa bourse
Les prédications du « petit père » sont très bien accueillies
par les garçons parce qu'elles sont débitées dans le dialecte
savoureux de Porta Palazzo, assaisonnées de proverbes, plai-
santeries, mots d'esprit. Quelqu'un a dit à don Borel qu'il
faudrait prêcher d'une façon plus digne. Il a répondu : « Le
monde est cocasse, c'est pourquoi il faut prêcher cocasse-
ment. »
Les flocona de neige crépitaient dans le brasero
8 décembre. Les deux chambres affectées à la chapelle
sont finalement prêtes. Il était temps parce que, depuis la
tombée de la nuit, il neige de façon impressionnante~ Le len-
demain matin, cette neige est épaisse et il fait très froid. Un
grand brasero est apporté à la chapelle. Joseph Buzzetti se
souvient qu'en traversant la cour, les flocons de neige atter-
rissaient dans le feu en crépitant.
Les garçons arrivent quand même. Ils trouvent un petit
autel, un petit tabernacle, quelques bancs. « On célébra la
messe, écrit don Bosco avec simplicité, plusieurs jeunes firent
leur confession et la communion et je pleurai parce qu'il me
semblait que désormais l'oratoire était stable. »
Il se trompe. Il devra pleurer encore une fois, pas de joie
mais de tristesse, avant de trouver un endroit fixe et définitif
pour l'oratoire.
A partir de ce 8 décembre 1844, don Bosco a tout de
même trouvé pour l'oratoire quelque chose de décisif : un
nom. Il s'appellera « de Saint-François-de-Sales ». Pour-
quoi ? Don Bosco lui-même l'explique : « Parce que la mar-
quise avait fait peindre le portrait de ce saint à l'entrée du
local. Et parce que notre activité exigeait un grand calme et
de la douceur. Nous nous étions placés sous la protection de
136

14.7 Page 137

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Saint-:François-de-Sales pour qu'il nous obtienne son extraor-
dinaire mansuétude. »
Pour alimenter la joie de ses garçons, don Bosco achète
des boules, des palets, des échasses (on n'avait pas encore
inventé le ballon !). Il continue à aider les plus pauvres avec
de la nourriture, des vêtements, des souliers.
Maintenant qu'il dispose d'une chambre, il espère donner
un peu d'instruction aux plus intelligents de ses garçons. Le
soir, en dérobant une paire d'heures à son sommeil, de petits
groupes viennent chez lui, avec la figure noire de suie ou
blanche de chaux, avec la pèlerine sur les épaules pour se
protéger du grand froid et heureux d'avoir un peu d'école.
Mais pour les livres, les vêtements, les accessoires de jeu,
il faut des sous. Don Bosco se sent timide et mal à l'aise.
Cela lui répugne de se présenter dans une famille riche pour
demander l'aumône. Don Borel l'encourage :
« Si tu veux sérieusement le bien de tes garçons, il faut
que tu acceptes aussi ce sacrifice. »
Alors, don Bosco l'accepte. La première famille vers
laquelle il se tourne (elle a été préparée par don Borel) est
celle du chevalier Gonella. Il se sent rougir jusqu'aux oreilles
lorsqu'il tend la main pour recevoir les premières trois cents
lires.
Quarante-deux années plus tard, lorsqu'il priera un direc-
teur salésien d'aller toucher une aumône, il s'entendra répon-
dre qu'il lui « manque l'aplomb de don Bosco». Il prendra
un air sérieux et dira :
« Tu ne sais pas ce que ça m'a coûté de demander la cha-
rité. »
Il ne perdra jamais cette répugnance, pas plus qu'il ne
renoncera à sa dignité. Ni timide, ni vulgaire. - Les familles
nobles diront de lui :
« On eût dit que c'était un ange qui entrait. »
Tout en pensant à ses garçons, don Bosco faisait face à
ses engagements. Il lui avait été précisé qu'il recevait hospi-
talité et traitement pour exercer son ministère sacerdotal au
milieu des femmes éprouvées et des jeunes filles du Refuge.
Il disait clairement qu'il n'était pas fait pour cette mission,
mais il accomplissait sérieusement son devoir.
Nous nous permettons, au passage, une observation. Don
Bosco affirma toujours que sa mission était pour les garçons
et pas pour les filles. Mais cette « exclusive » ne devint
jamais misogynie. Il accepta la collaboration et la présence
des femmes avec simplicité, toujours : depuis la petite fille
qui lui gardait ses vaches à Sussambrino pendant qu'il étu-
diait, jusqu'à la précieuse coopération des « mamans » au
Valdocco (sa mère, celle de don Rua, celle du chanoine Gas-
137

14.8 Page 138

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taldi, magna [tante] Marianne, sœur de maman Marguerite).
« L'atelier des dames », comme on l'appelait, se trouvait à
côté de l'infirmerie des garçons. Dominique Savio, au cours
de l'hiver 1857, miné par la fièvre, se lèvera de son lit et ira
se réchauffer au foyer allumé par magna Marianne, malade
elle aussi. Il lui reprochera, avec son intransigeance d'adoles-
cent, de se lamenter, de se plaindre des maux que « Dieu lui
envoyait ». La misogynie, la gêne que la présence .des fem-
mes aurait occasionnées à don Bosco ont été à notre avis
créées artificiellement par des biographes influencés par un
ascétisme discutable.
Echec à Saint-Pierre-aux-Liens
Dès les premiers mois passés au Refuge, don Bosco espéra
probablement faire changer d'avis la marquise et la persua-
der de destiner le bâtiment en construction non aux fillettes
malades mais aux garçons abandonnés. La marquise avait
une arrière-pensée diamétralement opposée : que don Bosco,
avec le temps, abandonne les garçons et se consacre entière-
ment à ses œuvres.
L'illusion fut réciproque. A mesure que le temps passait,
le nombre et le tapage des garçons augmentaient, des rosiers
furent saccagés, des Sœurs manifestèrent leur appréhension au
sujet du voisinage de ces garçonnets et des Madeleines. La
marquise souhaitait de plus en plus vivement le départ de
l'oratoire.
Une question se posait : où aller ? Les songes stimulaient
l'espoir de don Bosco, mais n'étaient pas des cartes topogra-
phiques précises.
Au cours du carême 1845, on essaya de quitter les lieux
partiellement. Pour le catéchisme quotidien (alors prescrit
pour tous les garçons pendant le carême et l'avent), les clas-
ses des plus grands se réunirent à Saint-Pierres-aux-Liens. On
appelait ainsi une église dédiée au Crucifix, flanquée d'un
cimetière dans lequel on n'ensevelissait plus personne depuis
dix ans. Le cimetière (visible encore aujourd'hui dans le
quartier du Valdocco) avait un porche, une vaste cour et
était entouré de portiques.
Comme les réunions pour le catéchisme s'étaient fort bien
déroulées et que le chapelain du cimetière, don Tesio, était
son ami, en mai don Bosco lui demanda de réitérer l'expé-
rience en grand : transporter tout l'oratoire dans l'église et
dans la ·cour de Saint-Pierre-aux-Liens.
Don Tesio devait s'absenter de Turin le dimanche 25 mai,
il répondit :
138

14.9 Page 139

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« Viens avec tes garçons le 25. De cette façon tu me rem-
placeras pour la messe. »
Le chapelain commit probablement deux erreurs. Il croyait
que l'oratoire de don Bosco était seulement composé de ces
quelques garçons qu'il avait vus attentifs et en ordre pendant
le catéchisme de carême. En outre, il croyait (comme il
l'avait observé dans les autres œuvres pour garçon) qu'après
la messe et les offices à l'église, les garçons seraient repartis
chez eux, après avoir mangé leur petit pain dans la cour.
Les choses allèrent bien autrement. La bonne du chapelain
voit arriver une énorme troupe de garçons qui s'entassent
dans toute l'église. Après la messe, ils attrapent au vol la
pagnotte de la collation et se déchaînent bruyamment dans la
.cour et sous les portiques. La servante (qui élevait quelques
poules sous les arcades) est saisie de stupeur, puis brusque-
ment s'emporte comme une furie. Elle se met à crier, à cou-
rir, à donner du manche à balai, pendant que ses poules,
épouvantées, s'envolent poursuivies par les garçons. Dans
son élan, elle arrive devant don Bosco et le couvre d'injures
lui aussi : « Profanateur des lieux sacrés » fut le titre le plus
aimable qu'elle réussit à lui conférer.
Don Bosco comprend que la meilleure solution c'est de
s'en aller. « J'ai préféré suspendre les jeux. Nous sommes
partis avec l'intention de revenir le dimanche suivant de
façon plus tranquille. »
Incident banal si cela ne s'était produit dans des circons-
tances impressionnantes. Don Rua, au cours de « l'enquête
d'information » sur don Bosco, fit la déclaration suivante :
« Un certain Melanotte, de Lanzo, présent à la scène, m'a
raconté que don Bosco, sans se troubler ni se mettre en
colère sous ce flot d'injures, se tourna vers les garçons et
dit : "La pauvre ! Elle nous ordonne de nous en aller alors
qu'elle-même, dimanche prochain, sera déjà dans la
tombe." »
Quand don Tesio revint, la bonne lui raconta tout cela
d'une façon tellement catastrophique que le chapelain (peut-
être pour ne pas revenir personnellement sur la parole don-
née à don Bosco) écrivit à la municipalité afin qu'on inter-
dise tous les jeux dans les limites du cimetière.
« Je regrette de le dire, écrit don Bosco attristé, mais cette
lettre fut la dernière de don Tesio. » Dans la semaine sui-
vante lui et sa servante moururent subitement.
139

14.10 Page 140

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19
L'oratoire mobile
Après la malheureuse expenence de Saint-Pierre-aux-Liens,
l'oratoire recommença à se réunir au Refuge. La marquise
ne fit absolument rien pour l'en empêcher. Elle rappela
cependant à don Bosco que le 10 août le petit hôpital serait
inauguré. A partir de ce jour, évidemment, ses garçons trou-
veraient les portes fermées.
12 juillet 1845. Une lettre de la municipalité arrive à don
Bosco. Sur la recommandation de l'archevêque, on lui
accorde de « pouvoir utiliser la chapelle des moulins de la
ville pour catéchiser les garçons, de midi à trois heures de
l'après-midi, avec interdiction aux mêmes d'entrer dans la
deuxième cour des bâtiments ».
Une église pour trois heures les dimanches, ce n'était pas
le palais Royal, mais quelque chose au moins pour survivre.
« Nous prenons bancs, prie-Dieu, chandeliers, quelques chai-
ses, tableaux et petits cadres, rappelle don Bosco, et chacun
portant un objet à sa taille, comme si nous étions des émi-
grés, nous sommes allés installer notre quartier général dans
les lieux dont j'ai parlé. »
Les moulins de la ville, vulgairement appelés molassi,
étaient situés sur la grande place Emmanuel-Philibert (porta
Palazzo), à droite lorsqu'on descend vers la rivière Dora.
Encore aujourd'hui, sur cette vaste place se tient le marché
coloré et quotidien de la cité, avec ses rangées serrées d'éta-
lages.
« Les choux, mes chers enfants... »
Don Bosco n'est pas content de ce nouvel arrangement et
les garçons non plus. Il écrit : « On n'y pouvait pas célébrer
la messe, ni donner la bénédiction le soir. De plus, la com-
munion ne pouvait se faire, alors qu'elle est l'élément essen-
140

15 Pages 141-150

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15.1 Page 141

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tiel de notre institution. Même la récréation -était très déran-
gée : les garçons devaient jouer sur la rue ou sur la petite
place devant l'église où circulaient voitures -et chevaux. » Il
conclut : « Obligés de nous en contenter, nous aspirions à un
meilleur emplacement. »
Il loue un local au rez-de-chaussée de l'édifice et s'ingénie
à y faire le catéchisme et à y donner des cours.
Don Borel cherche à remonter le moral de tous avec un
sermon devenu fameux que les garçons appelèrent « le ser-
mon des choux».
« Les choux, mes chers enfants, s'ils ne sont pas trans-
plantés ne deviennent ni beaux, ni gros, commence le ''petit
père" en faisant rire tout le monde ; c'est la même chose
pour notre oratoire. Il a été repiqué de plac~ en place et il a
toujours grossi de façon remarquable. » Après avoir retracé
l'histoire de l'oratoire il conclut : « Allons-nous rester ici
encore longtemps ? Ne nous en inquiétons pas. Ayons con-
fiance dans le Seigneur. Il est certain que lui nous bénit,
nous aide et pense à nous. »
Mais après quelques dimanches commence une série
d'embêtements.
Du secrétariat des moulins part pour la municipalité une
lettre avec une liste de graves accusations : les garçons cau-
sent des dégâts sérieux à l'église, aux bâtiments, ils consti-
tuent un « rassemblement qui pourrait être manipulé en cas
de révolution » (accusation très dangereuse pour l'époque), et
ils forment « une pépinière d'immoralité ».
Par ordre du maire, arrive une commission pour enquêter
sur ce qui se passe. On trouve les griefs coutumiers : les gar-
çons font du bruit, un mur a été rayé avec la pointe d'un
clou. Mais pas de révolution et pas d'immoralité. Seul élé-
ment notable (qui était à l'origine de la lettre) : la colère des
locataires des maisons voisines ; les chants, les cris, les jeux
bruyants dérangent la paix du dimanche.
Don Bosco est très peiné par les calomnies (qui laissent
toujours des traces), beaucoup moins par les décisions qui
lui sont communiquées. La municipalité ne retire pas la per-
mission accordée mais, le premier janvier, ne renouvellera
pas l'autorisation en cours. La lettre officielle de dédit lui
parviendra en novembre. En attendant, qu'il cherche à « être
raisonnable ».
Don Bosco cherche à l'être. A partir de ce moment,
l'église des moulins lui sert seulement de point de ralliement.
De là, il emmène ses garçons jouer dans les prés en friches,
le long de la Doire. Pour prier, ils vont à la Madone-du-
Pilier, à Sassi, à la Madone-de-Campagna. « Dans ces égli-
ses, écrit-il, je célébrais la messe, j'expliquais l'Évangile. Le
141

15.2 Page 142

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soir, je faisais un peu de catéchisme, je racontais des histoi-
res, nous chantions quelques louanges. Ensuite, des tours et
des promenades jusqu'à l'heure du retour en famille. On eût
pensé que cette situation critique allait dissiper en fumée
toute idée d'oratoire ; au contraire, le nombre des garçons
augmenta de façon extraordinaire. »
« Prends, petit Michel, prends »
Près des moulins, en septembre, don Bosco fait une des
plus importantes rencontres de sa vie. Les garçons se pres-
sent devant lui pour recevoir une médaille. A l'écart se tient
un petit garçon, huit ans et un large brassard de deuil au
bras gauche. Son père est mort deux mois plutôt. Ça ne lui
va pas de se pousser dans le tas, de jouer des coudes pour
se faire une place. Les médailles disparaissent, il n'en reste
plus pour lui.
Alors, don Bosco l'aborde et lui dit en souriant :
« Prends, petit Michel, prends. »
Prendre quoi ? Ce prêtre bizarre qu'il voit ce jour-là pour
la première fois ne lui donne rien. Il lui tend seulement la
main gauche et, avec la droite, fait mine de la couper en
deux. Le petit lève des yeux interrogateurs. Le prêtre lui dit :
« Nous deux, nous ferons tout de moitié. »
Que voit don Bosco en cet instant ? Il ne le dira jamais,
mais cet enfant deviendra son bras droit, son premier succes-
seur à la tête de la Congrégation salésienne.
Il s'appelle Michel Rua. Il ne comprend pas cette phrase,
ni à ce moment-là, ni plus tard, pendant de longues années.
Mais il s'attache à ce prêtre près duquel il se sent heureux et
comme rempli de chaleur.
Il habite à la Fabrique royale d'armes, Michelino, où son
papa avait été employé. Quatre de ses frères sont morts tout
jeunes et lui est très fragile. A cause de cela, sa mère ne le
laisse pas souvent aller à l'oratoire. Mais il rencontre égale-
ment don Bosco chez les Frères des Écoles chrétiennes où il
fréquente une petite classe élémentaire. Il racontera plus
tard:
« Quand don Bosco venait nous dire la messe et prêcher,
à peine était-il entré dans la chapelle qu'un courant électri-
que semblait passer à travers tous ces nombreux enfants.
Nous nous mettions debout, nous sortions de notre place et
nous nous pressions autour de lui. Il mettait un long
moment avant d'arriver à la sacristie. Les bons Frères ne
pouvaient pas empêcher cet apparent désordre. Quand
d'autres prêtres venaient, il n'arrivait rien de pareil. »
142

15.3 Page 143

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Des livres arrachés au sommeil
En octobre se produit un événement important : l'Histoire
de l'Église à l'usage des écoles est publiée. En les arrachant
au sommeil, à la lumière d'une lampe à pétrole, les mettant
au point en vitesse avec une écriture impossible, c'est le
premier des livres scolaires que don Bosco · écrira pour
ses garçons. L'Histoire de l'Église n'est pas une œuvre
« scientifique » : aucun des livres de don Bosco ne le sera.
C'est plutôt populaire, adapté à l'esprit modeste et à la cul-
ture limitée de ses garçons. Il parle des Papes, des faits les
plus lumineux de l'Église, il trace le portrait des saints, il
décrit les œuvres de charité qui fleurissent à toutes les épo-
ques dans le peuple de Dieu.
Viendront ensuite L 'Histoire sainte (1847), le Système
métrique décimal (1849), l'Histoire d'Italie (1855).
Conjointement aux livres scolaires, don Bosco trouvera le
temps d'écrire de très nombreux autres livres et fascicules :
vies de saints, livres de lecture pour la détente, manuels de
prières et d'instruction religieuse. Aucun ne sera un chef-
d;œuvre, mais chacun sera un acte d'amour pour ses garçons,
pour le petit peuple, pour l'Église. Et plusieurs seront pour lui
source de difficultés : on en arrivera à vouloir l'assommer
pour l'empêcher d'écrire.
Trois chambres dans la maison Moretta
En novembre arrive la lettre municipale en même temps
que la mauvaise saison. « Le climat, écrit-il, n'était plus
adapté aux promenades et aux randonnées hors de la ville.
D'accord avec le théologien Borel nous avons loué trois piè-
ces dans la maison Moretta. »
Aujourd'hui, cette maison n'existe plus. Son dernier mur a
été englobé dans l'église succursale de la paroisse de Marie-
Auxiliatrice, à droite lorsqu'on descend vers la grande basi-
lique.
Dans les trois pièces de la maison Moretta «. nous passons
quatre mois à l'étroit, mais contents de pouvoir au moins
recevoir les garçons, de les instruire, de leur donner la possi-
bilité de se confesser ».
Don Bosco rappelle en souriant que, dans ces locaux, il fut
contraint de transgresser la seconde de ses lointaines résolu-
tions de séminaire : pour amuser les garçons dans un endroit
aussi exigu, il se remet à faire des tours de prestidigitation.
Il n'arrêtera plus car les résultats furent fabuleux. Il com-
mence aussi, avec l'aide du théologien Carpano, un cours
143

15.4 Page 144

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rég.ulier d'école du soir, bien différent des leçons occasion-
nelles qu'il avait données jusqu'à présent.
L'instruction publique, les écoles du soir appartenaient à
ces options concrètes dans lesquelles don Bosco dépassait les
positions des conservateurs et se trouvait aligné sur celles des
libéraux. A l'archevêque qui s'en inquiétait, don Bosco dit
qu'il « ne s'agissait pas de savoir d'où la nouvelle initiative
recevait son inspiration. Il fallait en étudier la nature et si
elle était bonne, lui donner une direction chrétienne pour
empêcher qu'elle ne fût gâtée par l'esprit antireligieux ».
Un gros point d'interrogation sur l'oratoire
Décembre. La santé de don Bosco subit un fléchissement
préoccupant. Il est chapelain du petit hôpital où sont héber-
gées des filles malades de trois à douze ans. Il est occupé
dans les prisons, au Cottolengo, dans les maisons d'éduca-
tion de la ville. Il travaille dans son oratoire, fait l'école du
soir, va visiter les garçons sur leurs lieux de travail. Et
l'hiver de 1845-1846 s'annonce extrêmement froid.
L'hiver à Turin arrive en retard, tant mieux ! Mais il cou-
vre les rues étroites d'épais et gris tas de neige glacée qui
entretiennent dans la ville des mois de froid continu et dépri-
mant.
Les poumons de don Bosco, pendant ces mois-là, manifes-
tent une fragilité alarmante. Le théologien Borel s'en rend
compte et met la marquise Barolo au courant. Elle donne à
don Bosco cent lires pour l'oratoire et l'ordre de « suspendre
toutes ses occupations jusqu'à un complet rétablissement ».
Don Bosco obéit en coupant court à tout engagement sauf
à ce qui touche ses garçons. L'avantage qu'il en tire n'est pas
brillant et il devra s'en rendre compte rapidement.
Mais la préoccupation de sa santé est peu de chose, pour
le moment, comparée aux sombres nuages qui s'amoncellent
sur l'oratoire. Il écrit avec amertume : « C'est à cette époque
que se répandirent certaines rumeurs bien étranges. Certains
appelaient don Bosco révolutionnaire, d'autres disaient qu'il
était fou, même hérétique. »
Les premiers à mettre un gros point d'interrogation sur
son œuvre, ce sont les curés du secteur. Dans la « confé-
rence » qu'ils tiennent au début de 1846, un des sujets à
l'ordre du jour c'est le catéchisme des garçons. Le curé de la
paroisse del Carmine en profite pour exprimer sa perplexité
sur l'oratoire de don Bosco : les garçons se détachent des
paroisses et finissent par ne même plus connaître leur curé.
Est-ce, demande-t-il, un bien ou un mal ? Les autres curés
sont comme lui préoccupés.
144

15.5 Page 145

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« Ce n'était pas une affaire d'ambition regrettable ou de
jalousie, s'empresse de dire don Bosco. Ils désiraient sincère-
ment le salut des âmes. » Pour clarifier la situation, ils lui
envoient deux de leurs délégués.
Don Bosco, dans ses Souvenirs, reconstruit le dialogue (il
a dû le répéter tant de fois au cours de ces années : c'était
une argumentation vitale à l'appui de son œuvre). Nous en
rapportons les parties essentielles :
« Votre oratoire éloigne les jeunes des paroisses. Pourquoi,
don Bosco, ne les y envoyez-vous pas ?
- Parce que la plupart d'entre eux ne connaissent ni
curé, ni paroisse : ils sont presque tous étrangers, venus pour
trouver du travail, du val d'Aoste, de Savoie, de Biella, de
Novara, de Lombardie.
- Pourquoi ne pas les aider à s'insérer dans les paroisses
où ils résident ?
- Ce n'est pas possible. La diversité des dialectes, la
mobilité des domiciles sont de graves obstacles. On pourrait
essayer, à condition que chaque curé vienne reconnaître les
siens et les conduise à sa paroisse. Mais même comme ça, la
solution resterait difficile : pas mal d'entre eux sont indisci-
plinés et chenapans. C'est seulement si on les gagne par les
récréations et les promenades qu'ils acceptent le catéchisme
et les prières. Chaque paroisse devrait donc disposer d'un
endroit adapté pour les rassemblements avec des jeux qui leur
plaisent.
- Ça, c'est impossible. Nous n'avons pas de locaux et les
prêtres sont occupés à autre chose tous les dimanches. »
La c01 clusion, nous l'avons déjà raconté, elle est commu-
niquée à don Bosco quelques jours plus tard : « Chacun
d'entre eux ne pouvant disposer d'un oratoire dans sa
paroisse respective, les curés encouragent l'abbé Jean Bosco
à continuer. »
Le premier point d'interrogation a eu sa réponse. Au prin-
temps arrivent les autres, beaucoup plus menaçants.
Un oratoire différent
Les caractéristiques principales de l'oratoire de Saint-
François-de-Sales s'étaient donc ainsi dégagées. Don Bosco
avait rejoint les expériences des oratoires de Milan, de Bres-
cia et celles de Saint-Philippe-de-Néri, à Rome. Il avait mar-
ché sur les traces de don Cocchi, à Turin. Mais il avait
frappé l'entreprise de sa marque personnelle. L'oratoire était
devenu entre ses mains une œuvre originale, différente de
toutes les autres par des caràctéristiques dont nous allons
essayer de dresser la liste (même incomplète et infidèle).
145

15.6 Page 146

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Les oratoires traditionnels étaient « paroissiaux ». Don
Bosco avait créé un oratoire qui dépassait l'institution de la
paroisse, qui devenait « la paroisse des jeunes sans
paroisse », comme l'appellera l'archevêque Fransoni.
La présence du prêtre, inspirée par une « bienveillance
sérieuse », modérait la gaieté et se méfiait du tapage. Don
Bosco inaugure la « bienveillance joyeuse », dans laquelle le
prêtre lui-même alimente les jeux bruyants et le déchaîne-
ment de la joie.
Les oratoires traditionnels étaient exclusivement « festifs »
(fériés) et souvent réduisaient la rencontre avec les jeunes à
deux ou trois heures dans l'après-midi du dimanche. Don
Bosco élargit d'abord la rencontre avec les jeunes à toute la
journée de fête, puis il y englobe toute la semaine avec les
cours du soir et les visites sur les lieux de travail.
Les garçons qui se rendent à un oratoire normal, vont à
une paroisse, se retrouvent dans une église bien déterminée.
A l'oratoire de Saint-François-de-Sales, paradoxalement
favorisé par une émigration qui se poursuit, les garçons vont
chercher don Bosco, pour passer la journée avec lui. Le cen-
tre de l'oratoire n'est pas l'institution paroisse-église, mais la
personne de don Bosco, sa présence permanente, stimulante.
Le rapport (en termes actuels) n'est pas institutionnel mais
personnel.
Les autres oratoires sélectionnent les garçons les meilleurs.
Ce sont les parents qui les présentent et qui sont garants de
leur bonne conduite. Nous sommes tentés de dire que don
Bosco sélectionne à l'envers. Il commence par des jeunes sor-
tis de prison qui ne savent pas où trouver un ami. Il conti-
nue avec les petits maçons dont les familles sont éloignées.
Les garçons « abandonnés et en danger » restent le noyau de
cet oratoire dont les portes restent toujours ouvertes à tous.
Évidemment, don Bosco dut exiger de ses garçons un mini-
mum de disponibilité, de collaboration. Il ne put intégrer les
voyous en bandes », ni les « paumés » qui ne voulurent
jamais entrer dans une église. Cependant don Bosco ne les
perd pas de vue et continue de les gagner un par un, ou au
moins essaie, avec des succès et des échecs.
Pendaison à Alexandrie
Au cours de l'année 1846, un jeune de vingt-deux ans
devenu l'ami de don Bosco dans la prison fut condamné à
mort en même temps que son père. L'exécution devait avoir
lieu à Alexandrie. Quand don Bosco, angoissé, alla le trou-
ver, le jeune se mit à pleurer et le pria de l'accompagner
146

15.7 Page 147

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pour le dernier voyage. Don Bosco sentit le courage lui man-
quer ; il n'eut pas la force de promettre.
On fit partir les condamnés.
Don Cafasso devait les rejoindre avec le wagon postal
pour les assister au cours des dernières heures. A peine a-t-il
appris que don Bosco a refusé, il le fait appeler et lui crie :
« Vous ne voyez pas que c'est de la cruauté ? Préparez-
vous, nous prenons le train ensemble pour Alexandrie.
- Je ne pourrai jamais supporter ce spectacle.
- Dépêchez-vous, que la poste ne nous attende pas. »
Ils arrivent à Alexandrie la veille de l'exécution. Le jeune
homme en voyant entrer don Bosco dans sa cellule, lui jette
les bras autour du cou et éclate en sanglots. Don Bosco
pleure aussi. Ils passent ensemble la dernière nuit à prier et
à parler de Dieu.
A deux heures du matin, il lui donne l'absolution, célèbre
la messe pour lui dans la cellule et ils font ensemble l'action
de grâces.
La cloche de la cathédrale sonne le glas des mourants. La
porte de la cellule s'ouvre, les gendarmes entrent avec le
bourreau qui (comme de coutume) s'agenouille pour deman-
der pardon au condamné. Puis on lui lie les mains et on lui
passe la corde au cou.
Quelques minutes après, par le portail de la prison, sort la
charrette du condamné, avec don Bosco près de lui. Immé-
diatement après suit la charrette avec le père, assisté de don
Cafasso. La foule, silencieuse, se presse dans les rues.
Quand l'échafaud apparaît au loin avec les potences dres-
sées, don Bosco pâlit et s'évanouit. Don Cafasso qui l'obser-
vait intervient rapidement pour arrêter les charrettes et le
faire descendre.
Le tragique cortège arrive à l'échafaud, l'exécution a lieu.
Quand don Bosco revient à lui, tout est terminé. Il en reste
profondément humilié. Il murmure à don Cafasso :
« Je suis désolé pour ce jeune homme. Il avait tellement
confiance en moi...
- Tu as fait ce que tu as pu. Le reste, laisse-le faire au
Bon Dieu. »
Mars 1846. Don Moretta, un bon prêtre, arrive chez don
Bosco. Il tient en main un tas de lettres. « Les voisins, écrit
don Bosco, excédés par les cris, par .le vacarme des allées et
venues de mes garçons, déclaraient qu'ils partiraient tous si
nos réunions ne cessaient pas immédiatement. »
Il a envie de tenir tête. Est-ce possible que personne ne
puisse supporter les jeunes ? Ces adultes n'ont-ils pas été
jeunes eux aussi ? En fin de compte, il pose une main sur
l'épaule de l'ami don Moretta :
147

15.8 Page 148

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« Ne t'inquiète pas, on s'en va. »
Il ne sait pas où mais, par bonheur, le printemps va arri-
ver ; il ne sera plus nécessaire d'être à l'abri.
Les dialogues de don Bosco - note :
Quelques lecteurs de la première édition de ce livre m'ont gentiment fait observer
que « les fréquents dialogues sont une dramatisation qui donne de la vie au texte,
mais nuit à l'historicité car ils sont une reconstitution arbitraire ».
Je réponds que je n'ai pas inventé ces fréquents dialogues qui ne me semblent pas
être des « reconstitutions arbitraires ». Voici pourquoi :
1° Les Souvenirs autobiographiques de don Bosco, publiés en 1946, occupent 238
pages imprimées, lesquelles contiennent 106 pages de dialogues dont plusieurs sont
développés et détaillés. C'était la manière personnelle de don Bosco de raconter.
2° La Vie de maman Marguerite, écrite par don Lemoyne du vivant de don
Bosco, est pour moitié composée de dialogues. L'auteur écrit : « En ce qui concerne
maman Marguerite, c'est de ïa bouche même de don Bosco que celui qui écrit a
tout appris, ayant eu la chance chaque soir pendant six années et plus d'avoir avec
lui des entretiens familiers ; en l'interrogeant alors au sujet de ce qu'il avait dit les
années précédentes et que j'avais fidèlement mis par écrit, je fus étonné de l'enten-
dre répéter les mêmes choses et les mêmes paroles que celles de sa mère, avec une
exactitude si grande qu'il paraissait les lire dans un livre. Cela je puis l'assurer pour
beaucoup d'autres faits qu'il eut la bonté de me confier et dont j'ai constitué un
trésor pour mes confrères » (M.B., 1.121). Don Bosco corrigea lui-même ce petit
ouvrage, « pleurant d'émotion » disent les témoins.
3° Don Lemoyne publia les 9 premiers volumes (7 700 pages en gros) des Mémoi-
res biographiques, qui racontent l'histoire de don Bosco jusqu'à 1870. Dans la pré-
face du premier volume il affirme : « Les récits, les dialogues, tout ce que j'ai con-
sidéré comme digne d'être conservé, n'est que la fidèle expression littérale de tout ce
que les témoins nous ont exposé. » Et dans la préface au huitième volume : « Nous
tenons à répéter que tout ce que nous avons exposé et exposons est la narration
fidèle de tout ce qui est arrivé. Les témoins de sa vie sont des centaines... et très
nombreux sont ceux d'entre eux qui laissèrent par écrit ce qu'ils virent de lui (don
Bosco) et entendirent de sa bouche. De ce fait, les dialogues conservés et transmis
sont tels qu'ils se déroulèrent en leur présence. » La publication des 9 volumes eut
lieu alors que les principaux protagonistes de ces dialogues étaient vivants (de don
Rua à don Cagliero). Les épreuves furent corrigées par don Paul Albera (le « Pao-
lino » qui vécut près de don Bosco à partir de 1858). En présentant aux Salésiens le
neuvième volume (don Lemoyne était décédé pendant qu'on l'imprimait), don
Albera écrivait : « Si tous pouvaient connaître quelle diligence don Lemoyne mettait
à rassembler ces Souvenirs et avec quel amour il occupait ses journées à ce travail,
ils les apprécieraient toujours mieux » (Actes du Chapitre supérieur, 24 avril 1917).
4° Don Bonetti - don Bosco vivait encore - raconte dans le Bulletin salésien
l'histoire de l'oratoire, très riche en dialogues. Chaque fascicule était relu par don
Bosco. Et don Bosco tenait tant à cette révision qu'il se faisait envoyer les épreuves
pendant son voyage en Espagne (1886) et les renvoyait avec ses observations. Don
Ceria, rédacteur des 9 derniers volumes des Mémoires biographiques, confirme, dans
la préface au douzième volume, la manière typique de don Bosco pour raconter :
« Le bienheureux don Bosco, quand il racontait les choses qui lui étaient arrivées,
avait coutume de faire les demandes et les réponses selon les souvenirs que sa
mémoire lui rappelait. Don Lemoyne ensuite, et quelques autres qui l'écoutaient, en
prenaient note et les reproduisaient telles quelles. »
Ces « dialogues de don Bosco », je les ai trouvés dans les sources que j'ai rappe-
lées ci-dessus, et il me semble les avoir rapportés avec fidélité. J'ai seulement retou-
ché l'italien du x1x• siècle là où cela me semblait opportun et j'ai souvent condensé
les dialogues.
148

15.9 Page 149

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20
Agonie sur le pré,
résurrection sous le hangar
Don Bosco réussit à louer un pré entouré d'une haie, non
loin de la maison Moretta. Pour y aller, cinquante pas suffi-
saient.
Quand on marche aujourd'hui dans la rue Marie-
Auxiliatrice, à droite, avant de traverser la rue Cigna, on
voit un gros pâté de maisons qui occupent une bande de ter-
rain le long de la société d'Éditions S.E.I. Là se trouvait le
pré des frères Filippi.
Une espèce de grosse cabane se dressait au milieu ; on y
rangeait les instruments de jeux. Autour, chaque dimanche,
trois cents garçons se poursuivaient et s'ébattaient à volonté.
Dans un angle, assis sur un banc, don Bosco confessait.
Vers les dix heures, roulement de tambour ; les jeunes se
mettent en colonnes. Un clairon sonne et on part : vers
l'église de la Consolata ou le Mont-des-Capucins. Là, don
Bosco célèbre la Messe, distribue la communion, puis la col-
lation.
Un garçon à peine arrivé du pays, Paul C., aide-maçon,
se joint un jour à la foule des garçons qui vont au Mont-
des-Capucins. Il raconte :
« La messe célébrée, beaucoup font la sainte communion,
puis tous vont dans la cour du couvent prendre la collation.
Don Bosco me voit et s'approche :
"Comment t'appelles-tu ?
- Paolino.
- Tu as pris la collation ?
- Non, monsieur, puisque je ne suis pas confessé et que
je n'ai pas communié.
- Mais il n'est pas nécessaire de se confesser ni de commu-
nier pour prendre la collation.
- Qu'est-ce qu'il faut ?
- Avoir de l'appétit."
Il m'emmène vers le panier et me donne à pleines mains
du pain et des fruits. Je descends avec lui et je joue dans le
pré jusqu'à la nuit. A partir de ce moment et pendant plu-
sieurs années, je ne quittai plus l'oratoire, ni le cher don
Bosco qui m'a fait tant de bien. »
149

15.10 Page 150

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Un soir de fête, pendant que les garçons jouent, don
Bosco voit, au-delà de la haie, un garçon d'environ quinze
ans. Il l'appelle :
« Entre. D'où viens-tu ? Comment t'appelles-tu ? »
Le garçon ne répond pas.
« Mais qu'est-ce que tu as ? Tu es malade ? »
Il hésite encore. Puis desserrant les dents, il dit seule-
ment:
« J'ai faim. »
Le panier est vide. Don Bosco envoie chercher du pain
dans une famille voisine et le laisse manger tranquillement.
Puis, c'est le garçon lui-même qui se met à parler comme
pour s'enlever un poids du cœur :
« Je suis bourrelier, mais mon patron m'a renvoyé parce
que je ne sais pas bien travailler. Ma famille est restée au
pays. Cette nuit, j'ai dormi sur les marches de la cathédrale
et, ce matin, j'ai voulu voler parce que j'avais faim. J'ai
essayé de demander l'aumône mais je me disais : "En bonne
santé et fort comme tu es, va travailler." Puis j'ai entendu
crier des garçons ici et je me suis approché.
- Écoute, pour ce soir et cette nuit, je m'en occupe.
Demain, nous irons chez un bon patron et tu verras qu'il
t'embauchera. Et si tu veux revenir ici les jours de fête, tu
me feras plaisir.
- J'y reviendrai volontiers. »
Pendant les mois du pré Filippi, les « bruits bizarres » qui
se répandaient sur don Bosco se concrétisent en trois sérieu-
ses menaces : opposition de l'autorité civile, conviction que
don Bosco est fou (en conséquence, ses collaborateurs
l'abandonnent), projet de tout arrêter à l'occasion d'un
ultime licenciement.
Le marquis et les gardes
Ces années sont des années de révolution, et trois cents
jeunes qui entrent en colonnes au son du clairon et du tam-
bour par la porte de la cité donnent du souci au chef de la
police. « Il ne s'agissait pas seulement d'enfants, écrit don
Lemoyne, mais aussi de grands jeunes gens, robustes, auda-
cieux, qui ne manquaient pas de porter sur eux l'inséparable
couteau. »
Le marquis Michel de Cavour (père de Camille et de Gus-
tave), magistrat de la cité et, de ce fait, chef de la police,
fait appeler don Bosco. L'entretien se déroule tout d'abord
sur un ton diplomatique, puis se poursuit à couteaux tirés.
Don Bosco comprend qu'on lui impose brusquement de limi-
ter le nombre de ses jeunes, d'éviter de les faire entrer dans
150

16 Pages 151-160

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16.1 Page 151

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la ville en colonnes, de renvoyer les plus grands comme
étant les plus dangereux. Il refuse. Alors Cavour se met à
crier :
« Mais qu'est-ce que vous avez à vous occuper de ces cra-
pules ? Laissez-les chez eux. Ne vous chargez pas de cette
responsabilité sinon ça ira mal pour tout le monde.
- J'enseigne le catéchisme à de pauvres garçons, répond
don Bosco tenace, et cela ne peut faire de mal à personne.
Du reste, je fais tout avec la permission de l'Archevêque.
- L'Archevêque connaît ces histoires-là ? Parfait ! Dans
ce cas, je vais aller parler à Fransoni et ce sera à lui de
mettre fin à ces idioties. »
Monseigneur Fransoni ne mit fin à rien du tout, au
contraire, il défendit don Bosco.
A partir de ce jour, à la lisère du pré où jouent les gar-
çons, les gardes de la police commencent à faire la ronde.
Don Bosco s'en moque, mais il commence à vivre sur des
épines ; il suffit qu'il commette la plus petite irrégularité et
c'en est fait de son oratoire. Cavour est une puissance.
Don Bosco est-il fou ?
Sans le vouloir, c'est don Bosco lui-même qui fournit le
prétexte selon lequel se répand le bruit qu'il est devenu fou.
Pour réconforter ses garçons en les transférant d'un cime-
tière à un moulin, d'une masure à un pré, don Bosco com-
mence à raconter ses songes.
Il parle d'un oratoire vaste et imposant, d'églises, maisons,
écoles, ateliers, garçons par milliers, prêtres à leur entière
disposition. Tout cela s'accorde mal avec la misérable réalité
de tous les jours.
Les garçons sont les seuls capables de rêver les yeux
ouverts et ils croient en don Bosco. Ils répètent à la maison,
sur les lieux de travail, ce qu'il leur raconte. Il est normal
que le public conclue : « Le pauvre ! c'est devenu une
manie. Au milieu de tout ce chahut continuel, il finira à
l'asile. »
Ce n'est pas une méchanceté lancée en l'air par quelqu'un,
mais une opinion diffuse. Michel Rua se souvient : « Je
venais de servir la messe à la fabrique d'armes et je me pré-
parais à partir, quand le chapelain me demanda : "Où vas-
tu ?" - "Chez don Bosco, c'est dimanche." - "Tu n'es
pas au courant ? Il est malade et d'une maladie dont on
guérit difficilement.'' La nouvelle me frappa droit au cœur,
me causant une peine indicible. Si j'avais appris que mon
père était malade, cela ne m'aurait pas fait une peine plus
grande. Je cours à l'oratoire et, stupéfait, je trouve don
151

16.2 Page 152

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Bosco souriant comme les autres fois. "Il s'est tellement
entiché de ses jeunes qu'il est devenu fou !" : c'était la
maladie dont on parlait à ce moment-là à Turin. »
Don Borel, le collaborateur et l'ami fraternel, essaie
d'empêcher don Bosco de raconter ses rêves :
« Tu parles d'une église, d'une maison, d'un parc pour les
jeux. Mais où sont donc ces choses-là ?
- Je ne sais pas, mais elles existent puisque je les vois,
murmure don Bosco. »
Un jour, dans sa chambre, après une tentative infructueuse
pour le « raisonner », don Borel éclate en sanglots. Il sort
en disant : « Mon pauvre don Bosco ! Il est vraiment
perdu. »
Il semble que l'évêché ait mandaté un observateur pour se
rendre compte du degré de déséquilibre de don Bosco. De
leur côté, deux de ses bons amis, don Vincent Ponzati et
don Louis Nasi, se mettent d'accord pour arracher don
Bosco à cette pénible situation.
Ils ont probablement arrangé une visite médicale avec un
examen sérieux à l'hôpital psychiatrique où il pourra suivre
la cure nécessaire (la situation de la médecine, à cette épo-
que, était identique à ce qu'on trouve encore aujourd'hui
dans certains villages reculés du tiers-monde).
Un soir, don Bosco fait le catéchisme lorsque arrive un fia-
cre bien fermé. Don Ponzati et don Nasi en descendent et
l'invitent à faire une promenade avec eux.
« Tu es fatigué, un peu d'air te fera du bien.
- Volontiers ! Je prends mon chapeau et je suis à vous. »
Un des deux amis ouvre la portière.
« Monte ! »
Mais don Bosco a déjà flairé le piège :
« Après vous, merci ! »
Après avoir insisté, puis pour ne pas gâcher l'affaire, les
deux visiteurs acceptent de monter les premiers. Ils sont à
peine dedans que d'un mouvement rapide, don Bosco ferme
la portière et ordonne au cocher :
- « A l'asile d'aliénés, vite ! Ces deux-là y sont atten-
dus. »
La maison de fous ou hôpital psychiatrique, n'est pas
loin. Les infirmiers qui sont au courant attendaient un prê-
tre. Ils en voient arriver deux. Le chapelain dut intervenir
pour délivrer les deux malheureux.
La plaisanterie a été lourde, plus encore, réflexion faite,
de la part de don Bosco, que de la part de ses deux amis.
Sur le moment, don Ponzati et don Nasi en sont extrême-
ment vexés. Plus tard, ils redeviennent de bons amis de don
152

16.3 Page 153

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Bosco. Don Nasi, en particulier, deviendra l'animateur de la
musique à l'oratoire.
En attendant, néanmoins, don Bosco est abandonné par
tout le monde. Il écrit avec amertume : « Tous me fuyaient.
Mes collaborateurs me laissèrent tout seul au milieu de qua-
tre cents garçons. »
C'est l'instant où « le bon sens » lâche, s'effondre. En
don Bosco, ou il y a un saint, ou il y a un fou. Difficile de
trancher. C'est une version différente de l'instant où Fran-
çois d'Assise à jeté ses vêtements aux pieds de son père et,
nu, est parti en disant : « Maintenant je peux dire Notre
Père qui es aux cieux » ; de l'instant où Cottolengo a jeté
par la fenêtre ses derniers sous et a dit, soulagé : « Mainte-
nant on verra si la petite maison est mon œuvre ou celle de
Dieu ! » Qui peut reprocher à de petits bonshommes, sou-
cieux de prudence et de bon sens, de les avoir crus fous ?
La situation est tellement étrange que don Bosco lui-même
en arrive à douter de ses rêves. Au cours d'une conférence,
le 10 mai 1864, immédiatement résumée par le diacre
Bonetti, don Bosco raconte que ces jours-là, il vit en rêve,
assez proche du pré, une demeure qui serait pour lui et pour
ses jeunes.
Le matin suivant, il dit sans plus à don Borel : « Mainte-
nant, la maison y est. » Le théologien l'invite à aller la voir.
On y va : c'était une habitation dans laquelle habitaient des
femmes de conduite équivoque. Humilié, don Bosco
s'exclame : « Dans ce cas-là, ce sont des illusions diaboli-
ques. » Il a honte de lui-même. Mais le même songe se
reproduit deux autres fois. Don Bosco prie en pleurant :
« Mon Dieu, éclairez-moi, sortez-moi de cette confusion. »
Et le songe revient encore une quatrième fois ; une voix lui
dit : « N'aie pas peur. Tout est possible à Dieu. »
Agonie sur le pré
Ces jours-là, sur le pré, arrivent les propriétaires (le mar-
quis les avait-ils envoyés ?). Ils se penchent sur les mottes de
terre piétinées sans pitié par huit cents sabots et brodequins.
Ils appellent don Bosco :
« Mais on est en train de créer un désert, ici !
- A ce régime-là, notre pré va devenir une route de terre
battue.
- Excusez-moi, cher abbé, mais ça ne peut pas conti-
nuer ! Nous vous dispensons de payer la location, mais nous
sommes obligés de vous donner congé. »
Il avait quinze jours pour déguerpir.
Don Bosco est comme foudroyé. Aux événements humi-
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16.4 Page 154

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liants des derniers jours, s'ajoute le souci de trouver tout de
suite un autre pré. Mais, cette fois-ci, il ne trouve rien ; qui
loue à un fou ?
Le 5 avril 1846, dernier jour sur le pré Filippi, est un des
jours les plus amers de sa vie.
Il va avec les garçons à la Madone-de-Campagna. Au
cours de la messe, il parle mais il n'a pas le cœur à lancer
des boutades joyeuses, il ne parle plus de choux à repiquer.
Il les regarde comme on regarde les oiseaux dont quelqu'un
veut détruire le nid. Il les invite à prier la Madone : de
toute façon, ils sont entre ses mains.
A midi, il tente un dernier essai auprès des Filippi. Il
n'obtient rien. Va-t-il être obligé de dire adieu à ses gar-
çons?
« Vers le soir de cè jour-là, écrit-il, j'admirai la multitude
, des garçons qui jouaient. J'étais seul, épuisé, la santé mal en
point. Je me retirai à l'écart et je me mis à faire les cent
pas, tout seul, sans pouvoir retenir mes larmes ''Mon Dieu,
m'écriai-je, dites-moi ce que je dois faire". »
---
La souche obscure d'où tout est sorti
Ce fut à ce moment-là qu'arriva, non pas un archange,
mais un petit bonhomme qui bégayait : Pancrace Soave,
fabricant de soude et de lessive.
« C'est vrai que vous cherchez un local pour faire un
laboratoire ?
- Pas un laboratoire, mais un oratoire.
- Je ne vois pas la différence mais, de toute façon, le
local existe. Venez le voir. Il appartient à monsieur François
Pinardi, un homme honnête. »
Don Bosco, toujours dans cette zone appelée Valdocco,
parcourt en diagonale environ deux cents mètres, et se trouve
devant « une bicoque d'un seul étage, avec escalier et balcon
de bois vermoulu, entourée de jardin, de prés et de champs ».
A peu de distance se dresse la « maison équivoque » qu'il
avait vue en rêve. « Je voulus monter l'escalier mais Pinardi
et Soave me dirent : "Non, le local qui vous est proposé est
là derrière." C'était une grange. »
Les pèlerins qui traversent la cour, le long de la basilique
de Marie-Auxiliatrice, la voient encore au fond,· blottie dans
un angle des bâtiments : effacée, tronc modeste d'où a jailli
toute l'œuvre gigantesque de don Bosco. En gros caractères
est écrit : « Chapelle Pinardi », parce qu'aujourd'hui c'est
une petite chapelle, riche de décorations et de fresques, telle
que l'ont reconstruite les Salésiens en 1929.
Quand don Bosco y arrive, ce 5 avril 1846, ce n'est rien
154

16.5 Page 155

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qu'une pauvre remise, basse, appuyée du côté nord à la mai-
son Pinardi. Un petit mur l'entoure et en fait une espèce de
baraque. Bâtie depuis peu, elle a servi d'atelier à un chape-
lier et de buanderie à des blanchisseuses (tout près coule un
ruisseau qui se jette dans la Dora, peu éloignée). Elle mesure
15 mètres sur 6 ; elle est flanquée de deux pièces plus petites.
Don Bosco est sur le point de la refuser.
« Trop basse, je ne peux pas m'en servir.
- Je la ferai arranger comme vous voulez, dit Pinardi. Je
creuserai, je ferai des marches, je changerai le plancher.
Mais je tiens à ce que vous y fassiez votre laboratoire.
- Pas un laboratoire, un oratoire, répète don Bosco ; une
petite chapelle pour y rassembler mes garçons. »
La confusion de Pinardi sur les mots est compréhensible :
à proximité des rivières, à cette époque, on construit beau-
coup d'ateliers (qui se disent « laboratoires » en italien) et de
manufactures. Pinardi, un instant perplexe, s'exclame tout à
coup:
« Une chapelle ? C'est encore mieux. Je suis chantre, je
viendrai vous aider. J'amènerai deux chaises : une pour moi
et une pour ma femme. »
Don Bosco ne se décide pas encore, puis :
« Si vous me promettez, dit-il, d'abaisser le niveau du sol
de 50 centimètres, j'accepte. »
Il ne veut plus louer au mois. Il paie trois cent vingt lires
pour une année (plus de la moitié de son traitement au petit
hôpital). Il peut disposer de la remise et de la bande de terre
alentour pour y faire jouer les garçons.
Il retourne en courant au milieu de ses jeunes et il crie :
« Courage, les enfants ! Nous avons trouvé un oratoire !
Nous aurons une église, une école et une cour pour sauter et
jouer. Dimanche, on s'y rendra : là-bas, à la maison
Pinardi. »
C'est le dimanche des Rameaux. Le dimanche suivant sera
celui de Pâques, de la Résurrection.
Quand sonnèrent les cloches
François Pinardi tient parole. Les maçons arrivent sans
tarder, creusent, renforcent les murs et le toit. Les menui-
siers refont le sol et mettent un parquet de bois. En six
jours, cela semble impossible, mais il ne faut pas oublier que
la journée de travail est alors de douze à quatorze heures.
Le samedi, l'édifice est remis à neuf.
Sur le petit autel, don Bosco pose les chandeliers, la
lampe et un modeste portrait de saint François de Sales.
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16.6 Page 156

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Le 12 avril fut une grande journée. Le matin de Pâques,
toutes les cloches de la ville carillonnent à toute volée. Près
de la remise Pinardi, il n'y a aucune cloche, mais c'est
l'affection de don Bosco qui appelle ses garçons· dans le bas-
fond du Valdocco. Ils arrivent par vagues. Ils envahissent la
petite chapelle, la bande de terrain et les prés d'alentour. Ils
assistent dans un silence recueilli à la bénédiction de la cha-
pelle et à la messe que don Bosco célèbre immédiatement
après. Puis, attrapant au vol le petit pain, ils se dispersent
sur le pré et la joie explose, la joie d'avoir, enfin, une mai-
son « toute à eux ».
156

16.7 Page 157

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21
Le miracle des petits maçons
En cinq pages de ses Souvenirs, don Bosco rappelle
l'horaire type suivi pendant des années à l'oratoire du Val-
docco ; horaire surchargé, c'est le moins que l'on puisse
dire. Je crois que peu de gens oseraient aujourd'hui proposer
un emploi du temps de ce genre aux garçons d'une œuvre de
jeunes.
« De bon matin, on ouvrait l'église et les confessions com-
mençaient jusqu'à la messe, fixée à huit heures, souvent
retardée jusqu'à neuf heures pour rendre service à tous ceux
qui désiraient encore se confesser. »
Messe, communion puis explication de l'Évangile (qui,
après quelques dimanches, fut remplacée par le récit en épi-
sodes de l'histoire sainte). « Après la prédication, école
jusqu'à midi. »
Don Bosco s'accorde tout juste une heure pour manger et
reprendre son souffle. A une heure de l'après-midi, com-
mence la récréation : boules, échasses, fusils et sabres de
bois, agrès de gymnastique. A deux heures et demie : caté-
chisme. Ensuite, chapelet dont la récitation fut maintenue
jusqu'au moment où les jeunes furent capables de chanter les
vêpres. Suivent une brève exhortation, le chant des litanies et
la bénédiction du Saint-Sacrement. « A la sortie de l'église,
temps libre. » Quelques-uns poursuivent la classe de caté-
chisme, d'autres s'exercent au chant ou lisent. La plupart
jouent, courent et sautent jusqu'au soir.
« Je profitais de ces récréations turbulentes pour aborder
chaque garçon. Avec un mot à l'oreille, à l'un je recomman-
dais de mieux obéir, à l'autre plus de fidélité au catéchisme,
à un troisième je conseillais de venir se confesser, et ainsi de
suite. »
Il est prêtre
Don Bosco joue, il fait même le saltimbanque (il le dit
expressément) mais il est surtout prêtre. Quand il le faut, il
sait être gentiment décisif. Voici, pour le prouver, « un fait
parmi beaucoup d'autres ».
157

16.8 Page 158

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Un garçon qu'il a invité plusieurs fois à communier pro-
met toujours mais ne tient jamais parole. Un après-midi où
il joue avec beaucoup d'entrain, don Bosco l'arrête et lui
demande de l'accompagner à la sacristie pour une affaire.
« Il voulait venir comme il était : en bras de chemise. Je
lui dis : "Non, mets ta veste et viens". Arrivés à la sacris-
tie :
- "Agenouille-toi sur ce prie-Dieu
- Qu'est-ce que vous voulez ?
- Te confesser.
- Je ne me suis pas préparé.
- Je le sais. Prépare-toi ; après, je te confesserai.
- Vous avez bien fait de m'accrocher comme vous l'avez
fait ; autrement, je ne me serais jamais décidé.''
Pendant que je récitais mon bréviaire, il se prépara un
peu, puis il se confessa et fit son action de grâces. A partir
de ce moment-là, il resta persévérant à accomplir ses devoirs
religieux. »
A dieu sur le Rondo
A la tombée de la nuit, tout le monde retourne encore à
la chapelle pour les prières du soir qui se terminent par un
cantique. Puis, devant la remise se déroule la scène joyeuse
et touchante du départ.
« A la sortie de l'église, écrit don Bosco, chacun disait au
revoir mille fois sans se séparer de ses camarades. J'avais
beau dire : ''Partez chez vous, la nuit tombe et vos parents
vous attendent." C'était inutile. Il fallait que je les laisse se
grouper et que six parmi les plus forts croisent leurs bras
pour former une espèce de siège sur lequel, comme sur un
trône, il fallait que je m'asseye, de bon gré ou de force. Ils-
se rangeaient ensuite sur plusieurs files, portant don Bosco
sur la banquette de leurs bras et avançaient en chantant, en
riant et en faisant du tapage jusqu'au Rondo (au croisement
du boulevard Corso Regina, alors appelé Saint-Maxime, avec
la rue Cigna). Là, on chantait encore quelques cantiques puis
il s'établissait un profond silence et je pouvais souhaiter une
bonne nuit et une bonne semaine à tout le monde. Avec tout
ce qui leur restait de voix, ils répondaient : "Bonne nuit !"·
J'étais alors déposé de mon trône. Chacun repartait dans sa
famille tandis que quelques-uns des plus grands m'accompa-
gnaient à demi morts de fatigue jusqu'à la maison. »
Beaucoup de ces garçons lui ont murmuré : « Don Bosco
ne me laissez pas seul pendant la semaine, venez me voir. »
Dès le lundi, les maçons des chantiers de Turin assistent à
un étrange spectacle : un prêtre, retroussant sa soutane,
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16.9 Page 159

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grimpe sur les échafaudages entre les sacs de chaux et les tas
de briques. Après avoir assuré son ministère au petit hôpital,
dans les prisons et les écoles de la ville, don Bosco monte
là-haut trouver ses garçons.
C'est une fête pour eux. Dans la plupart des cas, la
« famille » où ils rentrent le soir n'est pas celle du papa et
de la maman restés au pays, mais celle d'un oncle, d'un
parent, d'un « pays » ; quelquefois, tout simplement, celle
du patron à la garde duquel les parents les ont confiés. Ce
n'est pas très chaleureux pour les garçons, aussi quand ils
rencontrent un ami véritable qui les aime et les aide, cela
devient une fête.
Justement, parce qu'il les aime, don Bosco s'arrête pour
échanger quelques mots avec le patron. Il veut savoir quel
est leur salaire, leur temps de repos, leur possibilité de sanc-
tifier les fêtes religieuses. Parmi les premiers, il exige des
contrats de travail réguliers pour ses apprentis et veille à ce
que les patrons s'y conforment.
Il visite ses jeunes amis et en trouve d'autres. Selon le
témoignage de don Rua : « Il visitait des ateliers où se trou-
vaient de nombreux apprentis et les invitait tous à son ora-
toire. Il manifestait une préférence pour les garçons émigrés
de chez eux. »
Don Bosco crache le sang
Don Bosco est un homme et les forces d'un homme ont
des limites. Après les stress du printemps, sa santé com-
mence à se détériorer dangereusement dès les premières cha-
leurs.
La marquise de Barolo, qui l'estime beaucoup, le convo-
que au début de mai 1846. L'abbé Borel est présent. Elle
pose devant lui la somme énorme de cinq mille lires (huit
années d'honoraires) et elle lui dit d'un ton impératif :
« Maintenant, prenez cet argent et partez, où vous voulez,
pour un repos absolu. »
Don Bosco répond :
« Je vous remercie. Vous êtes très généreuse. Mais moi, je
ne suis pas devenu prêtre pour m'occuper de ma santé.
- Pas non plus pour vous tuer. J'ai appris que vous cra-
chez le sang. Vos poumons s'en vont en lambeaux. Combien
de temps croyez-vous tenir de cette manière ? Cessez d'aller
dans les prisons, au Cottolengo. Et, par-dessus tout, quittez
vos garçons pour un bon moment. L'abbé Borel s'occupera
d'eux. »
Don Bosco voit dans ces recommandations une
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16.10 Page 160

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« ennième » tentative pour l'écarter de ses jeunes. Il réagit
brutalement :
« Ça, je ne l'accepterai jamais. »
La marquise perd patience :
« Si vous ne voulez pas céder aux bonnes paroles, alors je
vais en dire de méchantes. Vous avez besoin des appointe-
ments que je vous donne pour aller de l'avant. Écoutez bien
ce que je vous dis ! Ou vous lâchez votre oratoire et allez
vous reposer ou bien, moi, je vous congédie.
- D'accord. Vous pouvez trouver beaucoup de prêtres à
mettre à ma place ; mais mes garçons n'ont personne pour
s'occuper d'eux. Je ne peux pas les abandonner. »
Don Bosco prononce des paroles héroïques, mais il a tort.
La marquise a l'air de le torturer mais, au contraire, c'est
elle qui a raison ; les. mois à venir le prouveront. Don Bosco
est un saint prêtre, mais il est jeune (trente et un ans) et
entêté : il n'a pas encore acquis le sens de la mesure. La
marquise (soixante et un ans) manifeste qu'elle est plus rai-
sonnable que lui. C'est aussi une sainte femme. Après cette
algarade violente (selon le témoignage de don Giacomelli),
« elle s'agenouilla devant don Bosco, lui demandant sa béné-
diction » . Elle n'en faisait pas autant avec moi », ajoute
don Giacomelli.)
Dans une lettre qu'elle confie presque aussitôt à don Borel
(dans l'intention évidente qu'il la fasse parvenir à don
Bosco), elle résume ainsi son point de vue :
« 1. J'approuve et je loue l'œuvre de l'instruction donnée
aux garçons (même si je ne ·la juge pas opportune dans le
voisinage de mes œuvres pour les jeunes filles en danger).
2. Comme je crois en conscience que la poitrine de don
Bosco a besoin d'un repos absolu, je continuerai à lui
allouer un petit traitement s'il s'éloigne de Turin le temps
nécessaire pour refaire sa santé. Cela me tient vraiment à
cœur parce que je l'estime beaucoup. »
Si don Bosco n'obéit pas, elle lui trouvera un remplaçant
comme aumônier au petit hôpital. En attendant, elle lui fait
tout de même parvenir, par des voies détournées, une
offrande de huit cents lires.
Don Bosco crache le sang sérieusement ; très probablement
une infiltration tuberculeuse atteint les poumons. Malgré
cela, il pense à l'avenir. Le 5 juin 1846, il prend en location
trois chambres à l'étage de la maison Pinardi, le tout pour
quinze lires par mois.
En même temps, le marquis de Cavour se manifeste à
nouveau. Tous les dimanches, il envoie une demi-douzaine
d'agents de police pour surveiller don Bosco. En 1877, don
Bosco dira à don Barberis : « Je regrette vraiment de ne pas
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17 Pages 161-170

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17.1 Page 161

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avoir eu un appareil photographique. Ce serait beau de
revoir cette centaine de jeunes qui m'écoutaient attentivement
et six gardes civiques, en tenue, bras croisés, deux à deux,
raides comme des pieux en trois endroits différents de
l'église, écoutant eux aussi la prédication. Ils me rendaient
un grand service en surveillant mes jeunes tout en étant là
pour me surveiller moi-même. L'un ou l'autre, du revers de
la main, essuyait furtivement une larme. Ce serait beau de
les avoir photographiés à genoux au milieu des jeunes, atten-
dant leur tour à côté de mon confessionnal. Car les ser-
mons, je les faisais plus encore pour eux que pour les jeu-
nes : je parlais du péché, de la mort, du jugement, de
l'enfer »...
« Seigneur, ne le· laissez pas mourir »
Premier dimanche de juillet 1846. Après une épuisante
journée passée à l'oratoire dans une chaleur torride, en
retournant à sa chambre du Refuge, don Bosco s'évanouit.
On le transporte jusqu'à son lit : « Toux, inflammations vio-
lentes, crachements de sang continuels. » Ces paroles signi-
fient selon toute probabilité : « pleurite avec forte fièvre,
hémoptysie », conjonction de troubles extrêmement graves à
cette époque et pour un malade qui a déjà souffert de
vomissements de sang.
« En quelques jours, je fus considéré comme perdu. » On
lui administre le viatique et l'onction des malades. Sur les
chantiers des petites maçons, dans les ateliers des jeunes
mécaniciens, la nouvelle se répand immédiatement : « Don
Bosco va mourir. »
Tous les soirs, vers la petite chambre du Refuge où don
Bosco agonise, arrivent des groupes de pauvres garçons affo-
lés. Ils portent encore leurs vêtements salis par le travail, le
visage blanchi par la chaux. Ils n'ont pas dîné pour courir
au Valdocco. Ils pleurent, ils prient ·:
« Seigneur, ne le laissez pas mourir. »
Le médecin a suspendu toute visite, et l'infirmier (tout de
suite posté par la marquise au chevet de don Bosco) interdit
à qui que ce soit l'entrée de la chambre du malade. Les gar-
çons désespèrent :
« Laissez-moi au moins le regarder.
- Je ne le ferai pas parler.
- J'ai un seul mot à lui dire, un seul.
- Si don Bosco savait que je suis là, il me ferait certaine-
ment entrer. »
Don Bosco reste pendant huit jours entre la vie et la
mort. Pendant ces huit jours, des garçons, travaillant sous
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17.2 Page 162

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un soleil de plomb, ne burent pas une gorgée d'eau pour
arracher au ciel sa guérison. Dans le sanctuaire de la Conso-
lata les petits maçons se succèdent nuit et jour. Il y a tou-
jours quelqu'un agenouillé devant la Madone. Si les yeux se
ferment de fatigue (après douze heures de travail), ils résis-
tent au sommeil parce que don Bosco ne doit pas mourir.:
Certains, avec la générosité spontanée des enfants, promet-
tent à la Vierge de réciter le chapelet toute leur vie, d'autres
de jeûner au pain et à l'eau pendant un an.
Le samedi, don Bosco subit la crise la plus grave. Il n'a
plus de force, le plus petit effort provoque un vomissement
de sang. Dans la nuit, beaucoup craignent la fin. Mais elle
ne vient pas.
C'est ati contraire l'amélioration qui arrive : la grâce,
arrachée à la Vierge par ces garçons qui ne peuvent plus res-
ter sans père.
Un dimanche de la fin de juillet, dans l'après-midi, en
s'appuyant sur un bâton, don Bosco se dirige vers l'oratoire.
Les garçons volent à sa rencontre. Les plus grands l'obligent
à s'asseoir sur un fautueil, le soulèvent sur leurs épaules et
le portent en triomphe jusque dans la cour. Ils chantent, ils
pleurent, les petits amis de don Bosco, et, lui aussi il pleure.
Ils entrent dans la petite chapelle et remercient ensemble le
Seigneur. Quand le silence se fait, tendu, don Boco réussit à
prononcer quelques paroles :
« Ma vie, c'est à vous que je la dois. Mais, soyez-en per-
suadés : à partir d'aujourd'hui, je la dépenserai entièrement
pour vous. »
Ce sont les paroles les plus importantes que don Bosco a
prononcées au cours de sa vie. Elles sont le « vœu solennel »
par lequel il s'est consacré aux jeunes et seulement à eux.
Ses autres plus grandes paroles (véritable suite donnée à
celles-ci), il les dira sur son lit de mort : « Dites à mes gar-
çons que je les attends tous au paradis. »
Les forces extrêmement réduites dont il peut disposer ce
jour-là, il les dépense à parler seul à seul avec ses jeunes
« pour échanger contre des choses réalisables les vœux et les
promesses dans lesquelles, sans la réflexion nécessaire, beau-
coup se sont engagés quand j'étais en danger de mort ».
Geste extrêmement délicat.
Les médecins prescrivent une longue convalescence, un
repos total et don Bosco monte aux Becchi, chez ses frères
et sa mère. Mais il promet à ses garçons :
« A la chute des feuilles je serai de nouveau ici, au milieu
de vous. »
162

17.3 Page 163

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La bourse ou la vie
Il voyage à califourchon sur un âne, fait une étape à Cas-
telnuovo parce qu'il a été bien secoué par le bourricot et
arrive vers le soir aux Becchi.
La cour retentit de la rumeur joyeuse des neveux et nièces
lui souhaitant la bienvenue. Antoine s'est construit une mai-
sonnette en face de celle qu'il habitait quand ils étaient
jeunes. Il a cinq enfants : François, quatorze ans ; Margue-
rite, douze ans ; Thérèse, neuf ; Jean, six et Françoise, une
vivante petite fille d'à peine trois ans.
Joseph aussi, en face de la demeure familiale, a édifié une
maison qu'il habite avec sa femme, maman Marguerite et ses
quatre enfants : Philomène, onze ans maintenant ; Rose-
Dominique, huit ; François, cinq ; et Louis qui vagit encore _
au berceau.
Don Bosco est hébergé chez Joseph. L'air de ses collines,
l'affection discrète de la maman, les randonnées de plus en
plus longues qu'il fait vers le soir à travers les vignes où le
raisin commence à rougir, lui rendent la vie et les forces.
De temps en temps, il écrit à don Borel pour avoir des
nouvelles de ses garçons. Il remercie « don Pacchiotti, don
Bosio, l'abbé Vola, don Trivero », qui donnent un coup de
main.
Au cours d'une promenade, pendant le mois d'août, il est
allé jusqu'à Capriglio. En revenant à travers un petit bois, il
entend une voix dure qui lui ordonne :
« La bourse ou la vie. »
Effrayé, il répond :
« Je suis don Bosco, je n'ai pas d'argent. »
Il dévisage l'homme qui sort des broussailles en brandis-
sant une serpette et, sur un autre ton, il continue :
« Cortèse, c'est .toi qui veux me tuer ? »
Il a reconnu dans ce visage ·barbu un jeune homme qui
était devenu son ami dans les prisons de Turin. Le garçon,
lui aussi, se souvient et voudrait rentrer sous terre.
« Don Bosco, pardonnez-moi ; je suis un misérable. »
Il raconte à bâtons rompus une histoire douloureuse et
fréquente. Sorti de prison, on ne l'a plus reçu chez lui.
« Même ma mère me tourne le dos. Ils m'ont dit que je suis
la honte de la famille. » Du travail, inutile d'en parler. Dès
qu'on apprend qu'il a fait de la prison, on lui ferme la
porte au nez.
Avant d'arriver aux Becchi, don Bosco l'a confessé et lui
a dit : « A présent, viens avec moi. » Il le présente aux
siens : « J'ai rencontré ce vieil ami, ce soir, il dînera avec
nous. »
163

17.4 Page 164

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Le lendemain matin, après la messe, il lui donne une lettre
qui le recommande à un prêtre et à quelques bons patrons
de Turin. Il l'embrasse.
Octobre 1846. Au cours de ses longues promenades solitai-
res, don Bosco a mis en forme, tranquillement, son projet
pour l'avenir immédiat. A son retour à Turin, il ira loger
dans les chambres que lui a louées Pinardi. Là, il donnera
l'hospitalité, en accueillant peu à la fois, aux sans famille.
L,endroit, malheureusement, n'est pas recommandable
pour un prêtre seul. Non loin de là se trouve une « maison
douteuse » : la maison Bellezza, avec l'auberge La Jardinière
où les ivrognes chantent jusqu'au milieu de la nuit. Il fau-
drait qu'il habite avec une personne qui le préserverait de
ces soupçons et médisances qui circulent rapidement.
Il a pensé à sa mère. Mais comment le lui dire ? Margue-
rite a cinquante-huit ans. Aux Becchi, elle est reine. Com-
ment l'arracher à sa maison, à ses petits-enfants, aux habitu-
des tranquilles de chaque jour ? Peut-être don Bosco se sent-
il encouragé par la perspective d'une mauvaise saison qui
s'annonce pour la campagne. Les récoltes de 1846 ont été
mauvaises et en 1847, on en prévoit de pires.
« Maman, lui dit-il un soir en rassemblant tout son cou-
rage, pourquoi ne viendriez-vous pas avec moi passer un
moment ? J'ai loué trois pièces au Valdocco et, prochaine-
ment, j'y logerai des garçons abandonnés. Vous m'avez dit
un jour que vous ne viendriez jamais chez moi si je devenais
riche. Pour le moment justement je suis pauvre et chargé de
dettes. De plus, c'est un risque pour un prêtre d'habiter seul
dans ce quartier. »
La vieille dame reste pensive. C'est une proposition à
laquelle elle ne s'attendait pas. Avec douceur, don Bosco
insiste :
« Ça ne vous dirait rien de servir de maman à mes gar-
çons?
- Si tu crois que c'est la volonté de Dieu, murmure-t-elle,
je viens. »
Étrangers sans rien
Trois novembre, mardi. Les feuilles tombent au vent
d'automne et don Bosco repart pour Turin. Sous le bras, il
serre un missel et son bréviaire. A son côté marche maman
Marguerite. Au bras, elle porte un panier avec un peu de
linge et de nourriture.
Don Bosco avait, par lettre, communiqué ses décisions à
don Borel et « le petit père » avait été assez gentil pour
164

17.5 Page 165

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transporter, de la chambre du Refuge aux pièces de la mai-
son Pinardi, le peu de biens que don Bosco possédait.
Les deux pèlerins parcoururent à pied la longue route.
Quand ils parvinrent au Rondo, un prêtre ami de don Bosco
les reconnut et s'approcha d'eux pour les saluer. Il les vit
fatigués et couverts de poussière.
« Te voilà de retour1 cher don Bosco. Comment va ta
santé?
-- Je suis guéri, merci. J'ai amené ma mère avec moi.
- Mais pourquoi êtes-vous venus à pied ?
- Parce que nous manquons de ça. »
En souriant, il fait glisser son pouce sur l'index.
« Où allez-vous habiter ?
- Ici, dans la maison Pinardi.
- Mais comment ferez-vous pour vivre sans ressources ?
- Je ne sais pas mais la Providence y pensera.
- Tu es toujours le même», murmure le brave confrère
en hochant la tête.
Il tire de sa poche une montre ; c'était encore à l'époque
un objet précieux et rare. Il la lui offre.
(< Je voudrais être riche pour t'aider. Je ne fais que ce que
je peux. »
Marguerite entre la première dans sa nouvelle demeure :
trois petites pièces vides et tristes, avec deux lits, deux chai-
ses et quelques casseroles. Elle sourit et dit à son fils :
« Aux Becchi, j'avais beaucoup de travail chaque jour
pour mettre de l'ordre, astiquer les meubles, laver les marmi-
tes.
Ici, je pourrai rester beaucoup plus tranquille. »
Ils se reposèrent puis se mirent paisiblement à travailler.
Pendant que maman Marguerite préparait un peu à manger,
don Bosco accrocha au mur un crucifix et un. tableau de la
Madone puis il disposa les lits pour la nuit. Et ensemble, la
mère et le fils se mirent à chanter. La chanson disait :
« Gare au monde!
si on se sent
étrangers
sans rien du tout... »
Un garçon, Etienne Castagno, les entendit et la nouvelle
courut de bouche à oreille parmi les jeunes du Valdocco.
« Don Bosco est revenu ! »
165

17.6 Page 166

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22
Une poudrière prête à exploser
Le dimanche suivant, 8 novembre 1846, fut une grande
fête. Don Bosco dut s'asseoir sur un fauteuil au milieu du
pré, avec les jeunes en cercle autour de lui et écouter leurs
chants et leurs souhaits.
Beaucoup d'entre eux sont allés le trouver aux Becchi et
l'ont forcé à avancer son retour, le mettant devant cette
cocasse alternative : « Ou vous revenez au Valdocco, ou
nous transplantons l'oratoire ici. »
Don Cafasso s'est opposé à un retour aussi anticipé à
cause des conseils des médecins. Il lui a tout simplement
transmis le point de. vue de l'archevêque : « On me permit
de revenir à l'oratoire, écrit don Bosco, à condition de ne
pas prêcher pendant deux ans. » Il avoue aussitôt : « J'ai
désobéi. »
Les salles éclairées pleines de garçons
La première préoccupation de don Bosco est celle de
reprendre et de développer les cours du soir : « J'ai loué une
autre chambre. Nous faisons l'école dans la cuisine, dans
une chambre, dans la sacristie, dans le chœur, dans l'église.
Parmi les élèves il y avait encore de fieffés gamins qui
gâchaient tout ou mettaient tout à l'envers. Après quelques
mois, je réussis à louer encore deux chambres. »
Les témoins de cette période se souviennent : « C'était un
spectacle de voir le soir les salles éclairées, pleines de gar-
çons et de jeunes gens, debout, un livre en main, devant les
tableaux, occupés à écrire sur les bancs, griffonnant, assis par
terre, de grandes lettres sur leurs cahiers. »
Don Carpano, don Nasi, don Trivero, don Pacchiotti sont
revenus l'aider. L'affaire des « idées Jixes » s'est éteinte pen-
dant la maladie et la longue convalescence. Si don Bosco a
une idée fixe, il a prouvé qu'il était capable de cracher le
sang pour la réaliser. Avec la marquise de Barolo, ça grince
encore un peu. C'est inévitable quand de part et d'autre on
peut dire : « Alors, n'avais-je pas raison ? » La marquise a
vu se vérifier ses prévisions : don Bosco s'est effondré et à
166

17.7 Page 167

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failli mourir ; le long repos, il a dû le prendre sous forme
de convalescence ; et l'oratoire· a continué de fonctionner
sous la direction de don Borel. Mais don Bosco comprend
qu'il a eu raison de ne lâcher l'oratoire à aucun prix. De
toute façon, il est impossible, étant donné son état de santé,
qu'il puisse reprendre son travail au petit hôpital. Pour cette
raison, leur contrat, interrompu tacitement en août, n'est pas
renouvelé. Don Bosco se rendra seulement de temps à autre
chez les fillettes malades pour prêcher. La marquise ne lui
fait plus attribuer d'honoraires mais, par l'intermédiaire de
don Borel et de don Cafasso, elle lui fera parvenir de géné-
reuses offrandes « pour ses gamins » jusqu'à l'année où elle
mourra, en 1864.
Le Pape Mastaï-Fe"eti prend le nom de « Pie IX» 1
Dans les premiers mois de 1846, le célèbre journaliste De
Boni écrivait à Turin : « Cela m'ennuie de me promener à
travers les mètres carrés de cette ville carrée, où tous parlent
à voix basse, où tous marchent tout doucement. Je n'aime
pas les glaces polaires qui s'y entassent en montagnes, ces
rues aussi droites que les hommes sont gauches, ce libéra-
lisme prudent qui sent son sermon du dimanche et qui cha-
que vendredi récite le chapelet du progrès catholique du
comte Balbo, que Dieu le bénisse ! »
Comme prophète, De Boni prouve qu'il n'est pas doué.
Turin est une poudrière vraiment sur le point d'éclater. Le
comte Balbo représente ce libéralisme modéré qui, non pas
dans des années, mais dans des mois, fera l'effet d'un trem-
blement de terre dans toute l'Italie.
En juin de cette année, l'évêque « sans préjugés » d'Imola,
le cardinal Mastaï-Ferreti, est élu Pape. Il prend le nom de
« Pie IX ». C'est un homme très pieux et simple. Ce n'est
pas un politicien et il n'est pas favorable aux idées des libé-
raux. Il a, en revanche, un sens profond de l'humain : c'est
pourquoi il met rapidement en pratique des réformes atten-
dues depuis des années dans l'État pontifical, et qui sont pri-
1. tf,iéf/es et gibelins : Les noms de guelfes et gibelins sont issus des luttes politi-
ques du Moyen Âge entre les partisans de familles allemandes qui se disputaient le
trône impérial (Welf et Weibelingen).
La lutte ne continue que de nom beaucoup plus tard en Italie. Les guelfes étaient
partisans de l'Église et du Pape ; les gibelins, de l'Empire et de l'empereur.
Il était légitime, selon les guelfes, que le Pape couronne l'empereur qui ne devait
pas se servir de son pouvoir contre l'Italie. Les gibelins, en revanche, voyaient le
salut de leur pays dans le pouvoir puissant d'une autorité civile personnifiée par
l'empereur.
Dans la réalité historique, le sens des termes est beaucoup moins facile à définir
(N.d.T.).
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17.8 Page 168

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ses pour des « réformes libérales » avec tout ce que cela sus-
cite comme équivoques.
Quelques jours après son élection (17 juillet) malgré les
avis contraires de beaucoup de cardinaux, il accorde une
large amnistie politique. De nombreux détenus, coupables
seulement d'avoir participé à des « mouvement libéraux »,
sont remis en liberté.
Pour « comprendre » les détenus, il se rend souvent inco-
gnito dans la prison du château Saint-Ange, parle avec eux,
jetant la panique parmi les directeurs de la prison. Pour
« écouter » les plaintes des gens, il visite dans le même but
les hôpitaux.
Au cours des mois suivants, il met un frein aux abus de
pouvoir de la police et manifeste sa ferme volonté de voir
l'envahissante diplomatie autrichienne respecter davantage
l'indépendance du Saint-Siège.
Au printemps de 1847, il accorde une certaine liberté de la
presse, institue une Consulte (Conseil) d'État avec la partici-
pation de laïcs désignés par la base (cela fait vaguement pen-
ser à un Parlement). Il autorise la formation d'une garde
civique (milice populaire).
Dans l'atmosphère d'expectative fervente suscitée par
l'ouvrage La primauté des Italiens, de Gioberti, Pie IX cor-
respond pour les libéraux au Pontife « néo-guelfe » tant
attendu. On exalte le Pape Mastaï comme celui qui réalisera
l'unité et l'indépendance italienne dans une atmosphère libé-
rale. Les enthousiasmes s'enflamment. Où qu'il aille, Pie IX
ne peut échapper aux défilés, présentations d'hommages,
retraites aux flambeaux.
Il n'y a pas que les libéraux à « être d'accord » de cette
manière avec Pie IX. Les socialisants et les représentants de
la « gauche démocratique » crient aussi au miracle. Même
Metternich, le puissant chancelier autrichien, gendarme de
l'absolutisme et du conservatisme, s'exclame désolé : « Je me
serais attendu à tout, mais pas à un Pape libéral. »
Pie IX n'est pas un Pape libéral et pourtant pendant
presque deux ans il sera obligé par les événements et circons-
tances de jouer un rôle qui prête à équivoque.
Au cours de l'été de 1857, pour s'assurer contre le « Pape
libéral », Metternich fait occuper par une garnison autri-
chienne la cité pontificale de Ferrare. Les libéraux interprè-
tent cette manœuvre comme la rupture définitive entre le
Saint-Siège et l'Autriche, l'étincelle de l'imminente guerre
d'indépendance. Charles-Albert offre son armée au Pape; de
l'Amérique, Garibaldi met à la disposition de Pie IX sa
légion de volontaires ; de Londres, Mazzini lui écrit une let-
tre en termes enflammés.
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17.9 Page 169

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Pie IX deviendra ainsi la bannière de la liberté nationale.
Il n'a jamais pensé provoquer une guerre, mais il est dépassé
par les événements. La guerre d'indépendance, justifiée en
son nom, est désormais dans l'air.
Le choc de don Bosco avec les « prêtres patriotes »
Après Rome, Turin est le centre des manifestations en
faveur de Pie IX et de ses gestes « libéraux ».
L'archevêque Fransoni, qui est un conservateur rigide,
reste perplexe devant les développements de la situation. Il
doute très fort que le nouveau Pape soit « téléguidé » par les
libéraux. Par contre, d'autres évêques piémontais (ceux de
Fossanoi Pinerolo, Biella) se sont, délibérément ·et avec
enthousiasme, alignés sur « la nouvelle orientation libérale de
l'Eglise ». En 1848, presque tous les évêques piémontais et
sardes écrivent des lettres pastorales patriotiques.
« Même don Bosco, écrit Pietro Stella, doit avoir vers
1848 pris part aux espérances communes de l'Italie sous la
forme néo-guelfe qui paraissait respectueuse du Pape et des
anciennes dynasties en place. » Dans la seconde édition de
!'Histoire de l'Église, parue au début de 1848, il appelle le
théoricien du libéralisme néo-guelfe « le grand Gioberti ».
« Mais cela ne devait pas être un sentiment de longue
durée » puisque cette appréciation disparut dans l'édition sui-
vante. « Rapidement devait se produire le choc avec les prê-
tres patriotes et se creuser le fossé infranchissable entre lui;
don Cocchi, don Trivero et don Ponte. »
Ce choc se produisit probablement lorsque commença à
être évidente la volonté de nombreux libéraux de se servir du
Pape uniquement pour leurs desseins politiques, surtout après
l'allocution du 29 avril 1848, lorsque Pie IX leva définitive-
ment l'équivoque.
Une grêle de pierres acharnée
Pendant ce temps-là, à côté de la « grande histoire », dans
la plaine basse du Valdocco, se déroule la modeste histoire
de tous les jours : la fatigue secrète pour le bien des gar-
çons, la lutte silencieuse contre les dettes.
Don Bosco réussit en décembre 1846 à obtenir de Pancrace
Soave la location de toutes les chambres de la maison
Pinardi et le terrain environnant (710 lires par an). Il fait
réparer le mur d'enceinte du pré aux jeux et installe aux
deux extrémités un portail et une grille. De cette façon, la
« canaille impudente » qui, le dimanche, envahit ·l'auberge de
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17.10 Page 170

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La Jardinière et les autres maisons d'alentour, ne pourra plus
s'infiltrer dans la cour et importuner les garçons.
Une partie du pré (où se trouve aujourd'hui une petite
boutique d'objets religieux), don Bosco la transforme en jar-
din potager. Les garçons l'appellent « le jardin de maman
Marguerite ». Parmi les dépenses pour les locations et pour
assister les jeunes, les sous pour la cuisine sont les plus
rares. Et, en bonne paysanne, maman Marguerite cherche à
faire des économies en cultivant laitues et pommes de terre.
Dans les prairies tout autour, des bandes de voyous se
retrouvent le dimanche. Ils jouent aux sous, boivent du vin
acheté par grosses bouteilles à La Jardinière, jurent, insultent
les jeunes qui arrivent à l'oratoire. Don Bosco les aborde,
avec patience. Il accepte de s'asseoir avec eux pour faire une
partie de cartes. Peu à peu, il arrive à en attirer quelques-
uns. Mais, plus d'une fois aussi, pendant qu'il explique le
catéchisme en plein air, ses garçons, sous une grêle acharnée ·
de pierres, doivent se réfugier à la chapelle.
Il savait très bien, don Bosco, que les cinq cents jeunes
qu'il rassemblait dans son oratoire étaient peu de chose face
à ceux qui vagabondaient à travers la ville, sans foi ni loi et
souvent sans pain.
Borgo Vanchiglia, pas très loin du Valdocco, était infesté
de la cocche, bande de canailles qui donnaient du fil à retor-
dre aux gendarmes, vivaient en chapardant porte-monnaie et
paniers à provisions aux gens qui revenaient du marché. Et
souvent s'affrontaient en batailles effroyables et tragiques qui
se terminaient à coups de couteaux.
En passant dans le secteur, don Bosco se jette quelquefois
au milieu des combattants, cherchant à les séparer. Et il y
attrape un coup de sabot en pleine figure. « Pas en frap-
pant », lui a-t-il été dit dans son rêve, mais les rêves aussi
ont des exceptions.
Un prêtre voleur
Une des tactiques que don Bosco utilise pour amener de
bons garçons à l'oratoire consiste à entrer dans une boutique
où travaillent des jeunes ; il aborde le patron :
« Voudriez-vous me faire plaisir ?
- Si c'est possible, monsieur l'abbé.
- C'est possible. Dimanche, vous m'envoyez ces garçons à
l'oratoire du Valdocco. Ils pourront apprendre un peu de
catéchisme et devenir meilleurs.
- Ils ont vraiment grand besoin de devenir meilleurs. Ils
sont paresseux et effrontés.
- Mais non. Ils ont une bonne tête ; vous ne trouvez
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18 Pages 171-180

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18.1 Page 171

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pas ? Alors, entendu : dimanche, je vous attends à l'oratoire.
Nous jouerons ensembl~ et on s'amusera. »
Avec une autre catégorie de jeunes, la tactique est diffé-
rente. Pendant que don Borel s'occupe de l'oratoire, il fait
le tour des places et des rues de la périphérie. Des tas de
jeunes jouent pour de l'argent sur les trottoirs. Pendant que
les cartes circulent, les sous (quelquefois jusqu'à quinze,
vingt lires) sont empilés au milieu sur un mouchoir.
Don Bosco observe bien la situation puis, d'un coup
rapide, attrape le mouchoir et s'enfuit. Les jeunes, ahuris,
sautent sur leurs pieds et lui courent derrière en criant :
« Les sous ! Rendez-rious les sous ! »
Ils ont tout vu, ces pauvres gosses, sauf un prêtre voleur.
Don Bosco continue à courir vers l'oratoire et crie :
« Je vous les rends si vous m'attrapez ! Allez-y, courez ! »
Il passe le portail de l'oratoire, puis la porte de la cha-
pelle avec les jeunes à ses trousses. A cette heure-là, dans la
chaire se trouve don Carpano ou don Borel qui prêche à une
masse compacte de garçons. Et la scène commence.
Don Bosco joue le marchand ambulant, lève le mouchoir
qu'il a toujours en main et crie :
« Des nougats, des nougats ! Qui achète des nougats ? »
Le prédicateur fait semblant de sortir de ses gonds.
« Sortez d'ici, espèce de malotru ! Nous ne sommes pas
sur la place publique.
- Mais je dois vendre des nougats et il y a tellement de
garçons ici. Personne ne fait une enchère ? »
Le dialogue est en dialecte, les jeunes se tordent de rire ;
les nouveaux venus écoutent cette algarade et restent aba-
sourdis : où sont-ils tombés ?
Pendant ce temps-là, les interlocuteurs dialoguent toujours,
en répliques amusantes, en réparties vivaces, amenant la
dispute sur les jeux d'argent, sur les jurons, sur le bonheur
de vivre en paix avec le bon Dieu. Alors ceux qui sont arri-
vés derrière don Bosco se mettent à rire eux aussi, et s'inté-
ressent au problème en question.
Pour finir, on attaque le chant des litanies. Eux s'appro-
chent de don Bosco :
- Alors, les sous, vous nous les donnez ?
- Encore un moment ; après la bénédiction. »
En sortant dans la cour, il tend l'argent, y ajoute le goû-
ter et se fait promettre « que, désormais, ils viendront jouer
ici ». Et beaucoup y restent.
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18.2 Page 172

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Les chants et les cris des ivrognes
Étienpe Castagno, un garçon de ce temps-là témoigne :
« Don Bosco -était toujours le premier aux jeux, l'âme de la
récréation. Je- ne sais pas comment il faisait, mais il était
dans tous les coins de la cour, au milieu de chaque groupe.
De la personne et de l'œil, il suivait tout. Nous étions ébou-
riffés, parfois sales, nous mêlant de tout, fantasques. Et cela
lui plaisait d'être avec les plus pauvres. Les plus petits, il les
aimait comme s'il avait été leur mère. Souvent nous nous
battions, nous rouant de coups ; et lui nous séparait. Il
levait la main comme pour cogner mais il ne frappait
jamais. Il nous envoyait promener en nous prenant par le
bras. »
Joseph Buzzetti se souvient : « J'ai connu des centaines de
-garçons qui venaient à l'oratoire sans instruction ni senti-
ment religieux et qui changeaient de conduite en peu de
temps. Ils s'attachaient tellement à notre oratoire qu'ils ne
s'en séparaient_ plus et s'approchaient de la confession et de
la communion tous les dimanches. »
Ce qui dérange, surtout l'été, c'est La Jardinière, c'est-à-
dire la guinguette très fréquentée de la maison Bellezza. De
la petite chapelle, quand il faut laisser les portes et les fenê-
tres ouvertes, on entend les chansons et les cris des ivrognes.
Parfois, des rixes violentes couvrent la voix du prédicateur.
Il arrive que don Bosco soit obligé de descendre de la
chaire. Il dépose le surplis et l'étole et entre dans la taverne
en menaçant d'appeler les gendarmes.
Le problème des collaborateurs devient de plus en plus
urgent. Don Borel, don Carpano et les autres prêtres sont
souvent occupés ailleurs le dimanche. Où trouver des gens
pour la surveillance, les catéchismes et spécialement les cours
du soir ?
Don Bosco se souvient que dans le rêve « des agneaux se
changeaient en bergers ». Il commence à chercher des colla-
borateurs parmi ses garçons et à les préparer. Il choisit les
meilleurs jeunes parmi les plus âgés et leur fait des cours à
part. « Ces petits instituteurs, écrit don Lemoyne, huit ou
dix au commencement, donnèrent un excellent témoignage et,
de plus, certains d'entre eux devinrent ensuite d'excellents
prêtres. »
Quelques bons laïcs de la ville viennent aussi lui donner
un coup de main : un orfèvre, deux quincaillers, un dro-
guiste, un courtier, un menuisier.
172

18.3 Page 173

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23
« Je suis orphelin,
je viens de la Valsesia »
De l'hiver 1846-1847, don Bosco rappelle un épisode dra-
matique.
Un garçon de quatorze ans, qui avait fréquenté l'oratoire
pendant un certain temps, entend son père (qui s'enivre régu-
lièrement chaque soir) lui intimer l'ordre de ne plus se ren-
dre chez don Bosco. Le garçon fait semblant d'obéir, mais
continue. L'homme, un épicier, devient furieux. Il menace de
lui fendre le crâne s'il n'obéit pas.
Un dimanche soir, tard, le garçon revient de l'oratoire et
trouve son père, complètement soûl, qui l'attend avec une
hachette et la lève en criant :
« Tu as été chez don Bosco ! »
Le garçon, épouvanté, se sauve. L'homme le poursuit et
vocifère :
« Si je t'attrape je te tue. »
L'arbre et le brouillard
La mère elle aussi, qui a tout vu, se met à courir derrière
son mari pour le désarmer. Le garçon, de toute la vitesse de
ses quatorze ans, arrive à l'oratoire avec une bonne avance
sur son père, mais il trouve le portail fermé. Éperdu il
frappe, puis, à bout de forces, ne voyant personne venir
pour lui ouvrir, il grimpe sur un grand mûrier à proximité.
Il n'y avait plus de feuilles pour le cacher, mais c'était une
nuit de brouillard.
Haletant, l'ivrogne arrive avec sa hachette. Il cogne lour-
dement le portail. Marguerite qui, par hasard, de sa fenêtre
avait vu le garçon monter sur le mûrier, court pour ouvrir
après avoir dit un mot à don Bosco. La porte est à peine
entrouverte que l'homme file tout de suite sur l'escalier,
montre dans la chambre de don Bosco et crie en le mena-
çant:
« est mon fils ?
- Votre fils n'est pas ici.
- Si, il y est. »
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18.4 Page 174

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Il ouvre tout grands les portes et les placards :
« Je le trouverai et je le tuerai.
- Monsieur, intervient don Bosco aveé énergie, je vous dis
qu'il n'est pas ici. Mais même s'il y était, cette maison est la
mienne et vous n'avez pas le droit d'y entrer. Ou vous sor-
tez ou je fais appeler les gendarmes.
- Ne vous fatiguez pas, l'abbé, c'est moi qui vais mainte-
nant chez les gendarmes et il faudra me rendre mon fils.
- Parfait ! Allons-y ensemble. J'ai justement quelques
petites choses à raconter à ces messieurs sur votre conduite.
Ce sera une excellente occasion. >>
L'homme, qui a quelques histoires à cacher, bat en retraite
-en grognant des menaces. Don Bosco, avec sa mère, s'appro-
che du mûrier et à mi-voix appelle le garçon. Pas de
réponse. Il insiste un peu plus fort :
« Descends, mon petit. Il n'y a plus personne. »
Rien. Il craint un malheur. Il monte avec une échelle et
l'aperçoit les yeux écarquillés. Il le secoue. Comme s'il sor-
tait d'un affreux cauchemar, le garçon commence à crier et
à s'agiter furieusement. Il s'en faut de peu qu'ils ne tombent
de l'arbre tous les deux. Don Bosco doit le maîtriser tout en
murmurant:
« Ce n'est pas ton père, c'est moi, don Bosco, n'aie pas
peur. »
Petit à petit, il se calme et se "met à pleurer doucement.
Don Bosco réussit à le faire descendre et entre à la cui-
sine. Maman Marguerite lui prépare quelque chose de chaud
et don Bosco étend une paillasse pour qu'il puisse dormir
devant le feu. Le lendemain, pour le sauver de la colère de
son père, il l'envoie à un bon patron d'une localité voisine.
Il peut rentrer chez lui seulement après un peu de temps.
Ce fut cet épisode, peut-être, qui raviva une plaie que don
Bosco porte au cœur. Aucun de ses garçons, le soir, ne sait
où aller dormir. Ils dorment sous les ponts ou dans des asi-
les de nuit sordides. Depuis quelque temps, il envisage de
prendre chez lui les plus abandonnés.
Son premier essai remonte à un certain soir d'avril 1847.
La maison Pinardi, à gauche quand on la regarde, finissait
par une petite grange à foin (maintenant, c'est un passage
qui donne sur la grande cour de derrière). Là, don Bosco
installa pour dormir une demi-douzaine des plus jeunes. Ce
fut un fiasco. Le lendemain matin, les hôtes avaient disparu
en emportant les couvertures que maman Marguerite leur
avait prêtées.
Don Bosco recommença l'expérience quelques jours après
et ce fut pire : ils emportèrent même le foin et la paille.
Mais il ne se découragea pas.
174

18.5 Page 175

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Un garçon trempé et transi
Un soir de mai, il pleut à verse. Don Bosco et sa mère
ont à peine terminé le dîner lorsque quelqu'un frappe à la
porte (Nous suivons le fil du récit sur les pages écrites par
don Bosco). C'est un garçon trempé et transi, sur les quinze
ans.
« Je suis orphelin. Je viens de la vallée de la Sesia. Je suis
maçon, mais je n'ai pas encore trouvé de travail. J'ai froid
et ne sais pas où aller ...
- Entre, lui dit don Bosco. Mets-toi près du feu. Mouillé
comme ça, tu attraperais du mal. »
Maman Marguerite lui prépare un peu de nourriture.
Ensuite elle lui demande :
« Et maintenant, où vas-tu ?
- Je ne sais pas. J'avais trois lires quand je suis arrivé à
Turin, mais je les ai toutes dépensées. »
Silencieusement, il se met à pleurer.
« S'il vous plaît, ne me renvoyez pas. »
Marguerite pense aux couvertures qui se sont envolées.
« On pourrait te garder, mais qui me dit que tu ne vas
pas voler mes casseroles ?
- Oh ! non, madame. Je suis pauvre, mais je n'ai jamais
volé. »
Don Bosco est déjà sorti sous la pluie pour chercher quel-
ques briques. Il les apporte et fait quatre colonnettes sur les-
quelles il pose quelques planches. Puis il va tirer la paillasse
de son lit et la met dessus.
« Tu dormiras ici, mon petit. Et tu resteras tant que tu en
auras besoin. Don Bosco ne te mettra jamais dehors. »
« Ma bonne mère l'invita à réciter les prières.
'' Je ne les connais pas, répond-il.
- Tu les réciteras en même temps que nous'', lui dit-elle.
Et ce fut comme ça. Puis, elle lui fit un petit sermon sur la
nécessité du travail, sur la fidélité et sur-la religion. »
Les Salésiens ont vu affectueusement dans ce petit sermon
de maman Marguerite la première buona notte (en français :
la bonne nuit, appelée « le mot du soir » ) : quelques propos
du responsable de la maison pour terminer la journée. Don
Bosco considérait cette coutume comme « la clé de la mora-
lité, du progrès et du succès ».
Toutefois, maman Marguerite n'était pas très persuadée de
l'efficacité de ses paroles, alors don Bosco conclut : « Pour
que tout reste en ordre, la cuisine sera fermée à clé et ne
sera plus ouverte jusqu'au matin. »
C'était le premier orphelin qui entrait dans la maison de
175

18.6 Page 176

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don Bosco. A la fin de l'année 1847, ils seront sept. Ils
deviendront des milliers.
Le deuxième est un garçon de douze ans, « de condition
aisée ». Don Bosco le rencontre sur le boulevard Saint-
Maxime (devenu l'avenue Reine-Marguerite). Il pleure le
front appuyé sur un orme. Il n'a plus de père. Sa mère est
décédée l'année précédente et le propriétaire de la maison l'a
mis dehors en s'emparant du mobilier pour se payer de la
location qui n'a pas été réglée. Don Bosco le confie à
maman Marguerite et lui trouve une place comme commis
dans un commerce. Il réussit à se faire une bonne situation
et resta toujours l'ami de son bienfaiteur.
Le troisième, c'est Joseph Buzzetti, le petit maçon de
Caronno Ghiringhello. C'est don Bosco lui-même qui
l'invite. Un dimanche soir, alors qu'il dit au revoir aux
autres, il le retient par la main.
« Veux-tu venir vivre chez moi ?
- Volontiers.
- Alors j'en parlerai à Carlo, ton grand frère. »
Le grand frère, qui fréquente l'oratoire depuis six années,
est d'accord. Joseph, quinze ans, continua son métîer de
maçon en ville, mais la maison de maman Marguerite devint
la sienne.
Le petit barbier tremblait comme une feuille
Et puis arrive Carlo Gastini. Un jour de 1843, don Bosco
entre chez un coiffeur. Un petit garçon s'approche de lui
pour lui savonner la barbe.
« Comment t'appelles-tu ? Quel âge as-tu ?
- Carlino. J'ai onze ans.
- Mon cher Carlino, fais-moi une belle mousse de savon.
Et ton papa, comment va-t-il ?
- Il est mort. J'ai seulement ma mère.
- Oh, mon pauvre petit, quel malheur ! »
Le garçon avait fini de .le savonner.
« Bon, alors, allons-y.· Courage. Prends le rasoir et rase-
moi la barbe. »
Le patron, alarmé, intervient :
« Je vous en prie, mon Révérend ! Le garçon ne sait pas
raser. Il ne fait que savonner.
- Mais il faudra bien qu'il commence un jour ou l'autre,
non ? Dans ce cas-là, c'est aussi bien qu'il commence par
moi. Vas-y, Carlino. »
Carlino rase la barbe en tremblant comme une feuille.
Quand il commence à faire tourner le rasoir autour du men-
176

18.7 Page 177

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ton, il transpire. Quelques bonnes écorchures, quelques
entailles, mais il s'en tire.
« Très bien, Carlino ! sourit don Bosco. Et maintenant
que nous sommes amis, je veux que tu viennes me voir de
temps en temps. »
Gastini commence à fréquenter l'oratoire et devient un
grand ami de don Bosco.
L'été de cette année-là, don Bosco le trouve en larmes
chez le coiffeur.
« Qu'est-ce qui t'est arrivé ?
- Ma mère est morte et le propriétaire m'a mis dehors.
Mon plus grand frère est soldat. Alors, maintenant, où vais-
je aller ?
- Viens avec moi. »
Pendant qu'ils descendent au Valdocco, Carlo Gastini
entend cette phrase que tant de jeunes entendront : « Tu
vois, je suis un pauvre prêtre. Mais même s'il ne me restait
qu'une bouchée de pain, je la partagerais avec toi. »
Maman Marguerite prépare un autre lit.
Carlino resta plus de cinquante ans à l'oratoire. Joyeux,
vivant, il deviendra le présentateur brillant de toutes les
fêtes. Ses saynètes faisaient rire tout le monde, mais quand
il parlait de don Bosco, il pleurait comme un enfant. Il
disait : « Il m'aimait. » Il chantait une ritournelle que tous
finirent par savoir par cœur :
lo devo vivere
per settant ,anni,
a me lo disse
papa Giovanni.
« je dois vivre
soixante-dix ans,
C'est ce que m'a dit
papa Jean. »
C'était une de ces innombrables « prophéties » que don
Bosco, moitié pour rire et moitié sérieusement, faisait à ses
garçons. Carlo Gastini mourut le 28 janvier 1902. Il avait
soixante-dix ans et un jour.
Pour ces premiers garçons qui vivaient chez lui, don Bosco
transforme deux chambres contiguës en dortoir. Huit lits, un
crucifix, une image de la Madone, un carton avec !'inscrip-
tion : « Dieu te voit. »
Le matin, de bonne heure, don Bosco célébrait la messe et
les garçons y assistaient en récitant les prières du matin et le
rosaire. Puis, un petit pain dans la poche, ils se· rendaient à
leur travail en ville. Ils revenaient pour les repas de midi et
du soir. La minestra (soupe) était toujours copieuse. Le plat
de résistance dépendait des légumes du jardin de la
« maman » et des sous du porte-monnaie de don Bosco.
Les sous commencèrent à lui poser des problèmes dramati-
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18.8 Page 178

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ques dès ces premiers mois et ils lui en poseront jusqu'à la
fin de sa vie. Sa première collaboratrice ne fut pas une com-
tesse, mais sa mère. Cette pauvre paysanne se fit envoyer
des Becchi son trousseau de mariage, l'anneau, les boucles
d'oreilles, • le collier, qu'elle avait gardés jalousement
jusqu'alors. Elle ne les avait jamais portés depuis la mort de
son mari. Elle les vendit pour nourrir les premiers garçons.
Le coup de tête de l'archevêque
Cette ébauche de la première maison salésienne fut appelée
par don Bosco « maison annexe de l'oratoire de Saint-
François-de-Sales ». Morand Wirth remarque : « Titre signifi-
catif. Il prouve que dans la pensée du fondateur l'oratoire
conservait son caractère privilégié. »
Au mois de mai 1847, don Bosco fonde la Compagnie de
Saint-Louis pour ses garçons. Qui y entre prend trois résolu-
tions : bon exemple, éviter les mauvaises conversations, fré-
quenter les sacrements. La « Compagnie » devient rapide-
ment un groupe de jeunes qui s'engagent à s'entraider à
devenir meilleurs.
Un mois après, le 21 juin, la première fête de saint Louis
de Gonzague fut célébrée avec solennité. Don Bosco présen-
tera toujours ce jeune saint comme modèle de pureté.
L'archevêque vint pour donner la confirmation à qui ne
l'avait pas reçue.
« A cette occasion, rappelle don Bosco, l'archevêque
auquel on avait posé la mitre sur la tête, ne se souvint plus
qu'il n'était pas à la cathédrale. Il leva la tête brusquement
et la mitre cogna le plafond de la chapelle. Tout le monde
rit ; et lui le premier. Monseigneur Franzoni murmura : « Il
faut faire honneur aux garçons de don Bosco et leur prêcher
la tête découverte. »
Don Bosco se souvient d'un autre détail très important
pour lui : « Après la confirmation, on établit une sorte de
procès-verbal dans lequel on nota qui avait donné le sacre-
ment, le nom et le prénom du parrain, le nom du lieu et la
date. Ensuite on recueillit les billets, répartis selon les diffé-
rentes paroisses, et ils furent portés à l'archevêque pour être
adressés aux curés des paroisses respectives. »
Par ce geste, l'archevêque approuvait pratiquement l'ora-
toire comme « paroisse des jeunes abandonnés » et confir-
mait son appui à don Bosco devant les curés des paroisses
de la ville, toujours hésitants dans leurs opinions.
En septembre, don Bosco achète la première statuette de la
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Madone. Elle lui coûte vingt-sept lires. Elle est encore là,
dans la chapelle Pinardi. Qui entre la découvre dans la
pénombre, sur la droite. Les garçons la portent en proces-
sion aux alentours quand on célèbre les grandes fêtes de la
Madone. Les « alentours » c'étaient quelques maisons, la
gargote La Jardinière: avec ses habituels ivrognes bruyants,
deux petits ruisseaux pour arroser les champs et les jardins,
une ruelle bordée de mûriers (rue de La Jardinière) qui tra-
versait alors en diagonale la cour actuelle le long de la Basi-
lique de Marie-Auxiliatrice.
Les cocardes tricolores chez l'archevêque
Les forces libérales, au cours des mois de 1847, font pres-
sion sur Charles-Albert pour qu'il ouvre la voie à un pro-
gramme de réformes. Mais le roi tient l'Autriche à l'œil et
veut garder le contrôle. Il fait un pas en avant et un pas en
arrière, plus indécis que jamais.
En septembre, le compositeur Novaro (travaillant dans la
rue Rose-Rouge, n° 10, aujourd'hui rue du 20-septembre-68)
met un hymne en musique. Godefroy Manilli le lui a expédié
de Gênes. Ce ne sera pas un chef-d'œuvre mais ces quelques
portées de musique, avec le- titre Frères d'Italie, deviendront
l'hymne du Risorgimento italien.
1er octobre. Le soir, dans le jardin des Ripari, une grande
foule de Turinois s'est rassemblée pour applaudir le Pape et
le roi. Au retour, la foule est brutalement dispersée par la
police. C'est un ordre du roi.
Le même mois, Charles-Albert renvoie le comte Solaro
delia Margarita, ministre des Affaires étrangères depuis
douze ans, qui personnifie la politique conservatrice et amie
de l'Autriche.
Les démonstrations populaires aux cris de « Vive Pie IX ! »
les jours suivants, sont interdites par la police. Le roi fait
savoir qu'il « pense à des réformes, mais il veut que le peu-
ple reste tranquille ».
· 30 octobre. On annonce que désormais les communes et
les provinces auront des conseils élus par la base. Les élec-
teurs ne seront quand même pas tous les citoyens, mais seu-
lement les propriétaires qui paient des impôts, les enseignants
et ceux qui détiennent des charges publiques. Au total, 2 %
de la population. La censure sur la presse devient moins
sévère.
1er novembre. Charles-Albert part pour Gênes. 50 000 per-
sonnes qui chantent et agitent des drapeaux l'accompagnent
jusqu'à la route de Moncalieri.
179

18.10 Page 180

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Le même mois, Charles-Albert, Léopold de Toscane et Pie
IX signent les préliminaires de la « Ligue italique », c'est-à-
dire, de l'union douanière entre les trois États. Cela paraît
un clair acheminement vers la « fédération des États ita-
liens » prophétisée par Gioberti.
4 décembre. Charles-Albert revient de Gênes. Toute la ville
de Turin va l'accueillir avec enthousiasme. Les séminaristes
demandent aussi à l'archevêque la permission de participer à
la manifestation. Monseigneur Fransoni, hostile à toute nou-
veauté libérale, refuse la permission. Quatre-vingts clercs
abandonnent quand même le séminaire et se mêlent à la
foule.
Le défi à l'archevêque confine à la provocation. Pendant
la messe de Noël de 1847, à la cathédrale, les séminaristes se
rassemblent à la cur'e avec la cocarde tricolore sur la poi-
trine. La conclusion sera la fermeture du séminaire dans les
premiers mois de 1848.
Un bon feu dans la sacristie
En ce mois de décembre, don Bosco ne se laisse pas
paralyser par les grands événements. Il continue son travail
avec humilité. Les garçons de l'oratoire sont maintenant plu-
sieurs centaines, don Lemoyne dit 800. Il en vient même de
quartiers très lointains. Don Bosco, don Borel, don Carpano
se consultent et se trouvent d'accord. Il faut ouvrir un
second oratoire dans la partie sud de la ville. Le boulevard
qui s'appelle aujourd'hui « corso Vittorio » était alors flan-
qué de pauvres bicoques habitées par des lavandières. Les
festons de linge étendu au soleil et au vent donnaient une
allure d'activité paysanne à cette périphérie de Turin appelée
« Porta Nuova ». Les citoyens « aisés » venaient s'y prome-
ner l'après-midi du dimanche et les bandes de gosses désœu-
vrés y jouaient à la guerre.
D'accord avec l'archevêque, don Bosco loue à Mme
Vaglienti une petite maison, une remise et un pré « près du
pont de fer » pour 450 lires par an. Puis il annonce la nou-
velle à ses garçons en ces termes :
« Mes amis, quand les abeilles sont devenues trop nom-
breuses dans une ruche, une partie d'entre elles va habiter
ailleurs. Nous les imiterons. Nous ouvrirons un deuxième
oratoire et ferons une seconde famille. Ceux d'entre vous qui
appartiennent à la partie méridionale de la ville ne devront
plus faire autant de chemin. A partir de la fête de l'imma-
culée, ils pourront se rendre à l'oratoire Saint-Louis, à Porta
Nuova, près du pont de fer. »
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19 Pages 181-190

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19.1 Page 181

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Don Borel bénit le nouvel oratoire le 8 décembre 1847.
Don Carpano en devient directeur pour cet hiver extrême-
ment rigoureux. Il s'y rend à pied, avec un fagot de bois
sous son manteau pour allumer un feu dans la sacristie et se
réchauffer avec les premiers garçons.
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19.2 Page 182

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24
La fièvre de 1848
En 1848, les nations européennes sautèrent comme des
dépôts de munitions.
Les flammes de la révolution éclatèrent surtout dans les
villes : Paris (23-24 février), Vienne (13 mars), Berlin (15
mars), Budapest (15 mars), Venise (17 mars), Milan (18
mars).
Aux barricades des cités, on pouvait suivre guerres et
batailles. En deux mois, toute l'Europe fut en feu.
Ce fut une explosion si générale que, le 3 avril, le tsar
Nicolas de Russie, interloqué, se demandait : « Qu'est-ce qui
reste encore debout en Europe ? » Et n'importe quel boule-
versement chaotique de quoi que ce soit sera appelé, à partir
de ce moment-là, dans le langage commun : « un quarante-
huit ».
Comme d'habitude, nous n'avons pas l'intention de tracer
un tableau complet de l'histoire italienne et européenne, mais
d'indiquer les événements principaux qui eurent une influence
profonde sur les faits de la vie de don Bosco, spécialement
les événements de Turin et du Piémont, qui conditionnèrent
son comportement et ses choix.
Sur les barricades le libéral, le patriote, l'ouvrier
On ne peut pas comprendre le tremblement de terre de
1848 si on ne garde pas présent à l'esprit trois facteurs prin-
cipaux qui s'entrecroisent : les courants libéraux qui se com-
battaient pour instaurer des systèmes constitutionnels et par-
lementaires à la place de l'absolutisme ; l'aspiration des
nations particulières à l'indépendance contre l'Empire autri-
chien ; les mouvements ouvriers qui luttaient pour une plus
grande justice sociale.
Pour exprimer cela de façon imagée : sur les barricades
des différentes capitales européennes, combattaient côte à
côte le libéral qui voulait une constitution, le patriote qui
exigeait l'indépendance de sa patrie à l'égard de l'étranger,
l'ouvrier qui se battait contre le patron qui le faisait travail-
ler douze à quatorze heures par jour.
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Le mouvement ouvrier lutta spécialement à Paris. Avec les
barricades du 24 février dans les quartiers de l'est, il ouvrit
la voie à 1848. Ce fut une victoire fulgurante. La monarchie
de Louis-Philippe étant renversée, on vit bourgeois et
ouvriers fraterniser autour des arbres de la liberté, bénis par
les prêtres. Le droit au travail fut proclamé, la journée de
travail réduite à dix heures ; on ouvrit les « ateliers
sociaux ».
Mais quatre mois plus tard la suite de graves erreurs
des ouvriers et de l'intolérance de la bourgeoisie), se produi-
sit une répression tout aussi foudroyante. Paris, où s'étaient
concentrés 140 000 ouvriers, fut pris d~assaut par le _général
Cavaignac en quatre jours de lutte farouche (23-26 juin).
Répression terrible, la journée de travail revient à douze heures.
Cette répression conduira les ouvriers· à abandonner les
« socialismes humanitaires » et à embrasser le marxisme,
plus dur, plus impitoyable (Marx a écrit le Manifeste com-
muniste en janvier 1848).
En Italie, le mouvement ouvrier a des combattants unique-
ment sur les barricades de Milan. Tout le 1848 italien est en
revanche dominé par les libéraux qui exigent, des rois abso-
lus, la Constitution et, des patriotes, qu'ils prêchent la
guerre d'indépendance contre l'Autriche. L'Autriche occupe
territorialement la Lombardie et la Vénétie et tient sous sa
lourde tutelle beaucoup d'autres États.
Le 1848 italien comprend trois phases : les Constitutions,
les insurrections populaires contre l'Autriche, la première
guerre d'indépendance conduite par Charles-Albert.
La Constitution s'appellera « Statut »
A Turin, 1848 c'est d'abord l'idée de la. guerre qu'on sent
prochaine. Tous parlent de politique : critiques, projets, pro-
clamations. La grande nouveauté ce sont' les journaux politi-
ques « libres » qui se multiplient de mois en mois à cause de
la liberté de la presse et jouent un rôle considérable de guides
de l'opinion publique.
Le jeune directeur du Risorgimento (sorti le 15 décembre
1847) est Camille Benso di Cavour, homme fort des libé-
raux. Le 1er janvier sort La Concordia, de la gauche démo-
cratique et populiste, dirigée par Valerio. Le 26 janvier com-
mencent les publications l'Opinione, de Durando ; en juin
paraîtra l'impétueuse et débraillée Gazzetta del Popolo, de
Botero, en juillet le Conciliator dirigé par le chanoine Gas-
taldi, futur archevêque de Turin ; et l'Armonia de Gustave
Cavour, frère de Camille, dé nette inspiration catholique.
30 janvier. Les nouvelles annoncent que, à Naples, le roi
183

19.4 Page 184

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Ferdinand a concédé la Constitution et qu'à Milan les gens
boycottent les Autrichiens. Le « Corps décurional » de
Turin 1 se rend auprès de Charles-Albert et lui demande la
Constitution.
Après des journées d'angoisse, Charles-Albert songe à
abdiquer. Il n'a pas le courage de démentir le serment fait
vingt-cinq ans plus tôt à Charles-Félix. Quant au prince-
héritier Victor-Emmanuel il est vivement opposé à l'abdica-
tion : son père, qui jusqu'alors ne lui a jamais laissé mettre
un doigt dans les affaires de l'État, ne peut le laisser seul en
pleine tempête.
7 février. Charles-Albert réunit le Conseil extraordinaire d-e
la Couronne et se déclare prêt à examiner un projet de
Constitution (appelée « Statut ») dans lequel la religion et
l'honneur de la monarchie soïent respectés. Mais il invite les
décurions à faire en sorte que les places ne soient pas enva-
hies par la foule : il n'admettra pas de contraintes.
10 février. Pie IX à Rome adresse une proclamation au
peuple qui est en pleine effervescence. Il invite les gens à
« ne pas exiger des réformes qu'il ne pourrait pas leur con-
céder », et il conclut : « Bénissez, Grand Dieu, l'Italie et
conservez-lui le don très précieux de la foi. » Les chefs de
l'opinion publique, bien résolus de faire de Pie IX un instru-
ment pour la guerre contre l'Autriche, laissent de côté « les
réformes impossibles » et « le don de la foi » et propagent
dans toute l'Italie la seule formule : « Bénissez, Grand Dieu,
l'Italie. »
Cette invocation devient le mot d'ordre libéral et le signal
de la guerre. Pie IX qui essaie vainement de clarifier l'équi-
voque s'en tire mal. Et sans doute est-ce à ce moment-là que
don Bosco commence à douter du mouvement néo-guelfe et à
prendre ses distances à l'égard des libéraux.
Au cours des jours suivants, arrivent à Turin les nouvelles
de la Constitution concédée à Florence (17 février) et de la
révolution qui éclate à Paris (23 février).
Il est décidé que le 27 sera organisée une grande « fête de
remerciement pour la promesse du Statut ». L'immense place
Vittorio est envahie par les délégations que l'on a fait venir
de toutes les parties du Piémont, de la Ligurie, de la Sardai-
gne, de la Savoie. Toutes les organisations de Turin sont
invitées à manifester en masse. Le marquis Roberto d'Aze-
glio en personne descend au Valdocco pour inviter don
Bosco avec tous ses garçons.
1. Corps décurional : sorte de conseil de hauts responsables intermédiaires entre
les populations et le pouvoir central (N.d.T.).
184

19.5 Page 185

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Tête-à-tête de clon Bosco avec le marquis
Dans les Souvenirs écrits de sa main, don Bosco reconsti-
tue le dialogue avec le marquis. Selon toute probabilité, les
répliques ne sont pas exactement celles qui furent prononcées
(il écrit vingt-cinq ans après). Mais nous croyons qu'il s'agit
d'un dialogue extrêmement important~ car don Bosco (qui y
réfléchit après tant d'années de distance) nous fait compren-
dre ce que fut, à partir de cette époque, son attitude à
l'égard de la politique. C'est pourquoi nous en reproduisons
les passages essentiels.
« Un emplacement nous était réservé sur la place Vittorio,
avec tous les instituts, quels que fussent leur nom, leur but
et leur situation. Que faire? Refuser, c'était me déclarer
ennemi de l'Italie ; consentir c'était approuver des principes
que j'estimais avoir des conséquences funestes.
« Que la ville sache (disait d'Azeglio), que votre œuvre
n'est pas opposée aux institutions modernes ! Cela sera bon
pour vous : les offrandes augmenteront ; la municipalité,
moi-même, nous serons généreux pour vous.
- Monsieur le Marquis, c'est ma ferme volonté de me
tenir à l'écart de tout ce qui touche à la politique. Ni pour,
ni contre.
- Alors, qu'est-ce que vous voulez faire ?
- Faire ce que je peux, aussi peu que ce soit pour les
jeunes gens abandonnés, en travaillant de toutes mes forces
pour qu'ils deviennent de bons chrétiens en ce qui concerne
la religion et de bons citoyens dans la société civile.
- Vous vous trompez. Si vous persistez dans ces principes
vous serez abandonnés de tous. »
Don Bosco est exactement convaincu du contraire : il
aurait été abandonné s'il s'était occupé de politique ; surtout
qu'il avait manifesté qu'il partageait des comportements libé-
raux. Et il poursuivit, têtu :
« Invitez-moi à quoi que ce soit où un prêtre puisse exer-
cer la charité et vous me trouverez prêt à sacrifier ma vie et
tout ce que j'ai. Mais pour le présent et pour l'avenir, je
veux rester étranger à la politique. »
Les bandes anticléricales se déchaînent
Le cortège vers la place Vittorio est impressionnant :
50 000 personnes défilent à travers les rues devant le roi à
cheval. L'archevêque a refusé de célébrer la messe et de
chanter le Te Deum dans l'église de la Gran Madre qui
s'élève sur la place Vittorio. Il permet seulement que l'on
donne la bénédiction eucharistique.
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19.6 Page 186

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Les séminaristes, bravant l'archevêque, avancent dans le
cortège avec la cocarde tricolore. Aussitôt après, en représail-
les, le séminaire est fermé.
Ces décisions sont probablement la goutte qui fait débor-
der le vase de l'anticléricalisme.
Le soir du 2 mars, des groupes de têtes brûlées prennent
d'assaut les maisons des Jésuites, près de l'église des Martyrs
et du Carmel. Ils cassent les vitres et défoncent les portes.
Le lendemain, les mêmes équipes entourent en proférant
des menaces la maison des sœurs appelées « Dames du
Sacré-Cœur ». De façon ininterrompue, ils relancent l'assaut
pendant sept jours, à chaque fois repoussés par les gardes.
Dans les jours qui suivirent, Jésuites et Dames quittent la
ville.
Les troupes anticléricales entretiennent le tumulte. Sous les
fenêtres du Convitto ils hurlent : « Mort à don Guala ! » On
tente de prendre d'assaut le palais de la marquise de Barolo
parce que le bruit s'est répandu qu'elle donne l'hospitalité à
quinze Jésuites.
4 mars. En présence du Conseil de la Couronne, Charles-
Albert signe le Statut. Le pouvoir absolu du roi est sup-
primé ; le régime parlementaire commence.
Paradoxalement, Turin ne répond pas par des manifesta-
tions d'enthousiasme. Au contraire les désordres rageurs con-
tinuent et s'intensifient contre l'archevêque, les prêtres et les
soutiens de l'absolutisme.
8 mars. Pour ramener l'ordre dans la ville, la Garde
nationale est organisée. Les inscriptions sont ouvertes sur la
place San Carlo : en quelques heures, 500 citoyens donnent
leur nom.
Milan s'insurge et demande du renfort
Pendant plusieurs jours, d'énormes nouvelles éclatent.
Vienne s'est insurgée et l'empereur a congédié Metternich (13
mars). Pie IX a accordé la Constitution. Révolutions à Ber-
lin et à Budapest. Parmi les plus retentissantes : Venise s'est
soulevée contre les Autrichiens (17 mars), Milan a commencé
la révolte contre les troupes autrichiennes de Radetzki (18
mars).
Cesare Balbo (l'auteur des Espérances d'Italie) est nommé
Premier ministre par Charles-Albert. L'abbé Antoine Ros-
mini part pour Rome comme représentant du Piémont auprès
du Pape.
Le 19 juin, le comte Arese, qui apporte des nouvelles et
des propositions, arrive à Milan. Au « comité central » de la
révolution existe un fort courant républicain contraire à
186

19.7 Page 187

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Charles-Albert, mais le courant de Gabio Casati, ami du
Piémont, prend l'avantage. Il fait demander l'aide militaire
de Charles-Albert.
Le Conseil des ministres, avec le roi, examine la. situation.
Que faire ? On décide avant tout d'envoyer des troupes sur
la frontière pour la protéger des infiltrations autrichiennes
éventuelles. Une brigade de la garde du roi part pour le Tessin.
A Milan, pendant ce temps-là, on continue à se battre. Le
20, le général Radetzki, commandant en chef des troupes
impériales, propose un armistice. Il est refusé. Le 22, Porta
Tosa est conquise par les hommes de Luciano Manara. Les
Autrichiens abandonnent Milan.
Les Autrichiens sont aussi chassés de Venise. Daniel
Manin, libéré des prisons, devient par acclamations président
de la république de Saint-Marc.
La foule, dans les rues de Turin, crie : « La guerre ! La
guerre! »
25 mars. Dans la soirée, arrivent les représentants de
Milan victorieuse. Ils demandent une intervention immédiate
de l'armée, avant que les Autrichiens ne reviennent à l'assaut
de la ville. Ils posent deux conditions : l'adoption des « trois
couleurs italiennes » à la place du drapeau bleu de Savoie, et
l'ajournement de l'entrée de l'armée piémontaise à Milan
après la victoire.
« Guerre à l'Autriche»
Le Conseil des ministres décide l'entrée en guerre. Charles-
Albert donne son accord. La guerre est déclarée à l'Autriche.
Le roi apparaît au balcon du palais Royal sur la place Cas-
tello et, agitant le drapeau tricolore, il salue la foule qui
crie : « Guerre à l'Autriche ! »
Cette nuit-là, Charles-Albert confie à un ami : « Si je ne
déclarais pas la guerre, je perdais l'État, c'était la révolu-
tion. Maintenant qu'elle est déclarée, si nous ne gagnons
pas, je risque le trône. Mais à cela je suis préparé. »
Le général Passalacqua reçoit l'ordre de traverser le Tessin
en arborant le drapeau tricolore avec l'écu de Savoie sur le
champ blanc.
24 mars. A la cathédrale, l'archevêque préside un office
solennel en présence du roi et du prince héritier. A la sortie,
monseigneur Fransoni est sifflé et insulté.
Dans la nuit, Charles-Albert avec son fils part pour le
front à la tête de 60 000 hommes. Une foule immense se
presse rue Pô et sur la place Vittorio pour le saluer. Cela
ressemble à une fête grandiose.
Mais la guerre, c'est autre chose. Dans les jours suivants
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19.8 Page 188

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tous les régiments quittent Turin. Tous les chevaux sont
réquisitionnés pour l'artillerie et les trains des équipages.
La ville, sans voitures, est plongée dans un silence étrange
que traverse un courant de peur.
Le soir, sous les fenêtres de l'archevêque le tintamarre
recommence. Le ministre de l'Intérieur lui fait savoir qu'on
lui saura gré s'il « s'absente de la cité » pour quelque temps.
Le 29 mars, Mgr Fransoni part pour la Suisse.
Le vicaire général qui le remplace ordonne des prières
publiques pour les combattants. Il recommande aux curés
d'aider les familles de ceux qui sont appelés aux armes. Il
permet aux fermiers de travailler le dimanche les champs des
frères partis pour la guerre.
Les autorités politiques procèdent à des « mesures pénibles
mais nécessaires ». Les plus hauts fonctionnaires de l'État
qui sont considérés comme réactionnaires (quelques mois plus
tôt, ils étaient les plus fidèles serviteurs du roi !) sont écartés
des charges publiques. Même le gouverneur de Turin, le
maréchal La Tour, est congédié.
Vraies batailles et batailles fausses au Valdocco
Même les gosses respiraient la guerre. Dans les prés autour
du Valdocco les « durs » de Vanchiglia, de Borgo Dora, de
Porta Susa se livrent de vraies batailles. Ce ne sont pas des
plaisanteries. Ces garçons armés de bâtons, de couteaux, de
cailloux s'administrent de terribles râclées. Don Bosco sort
souvent de chez lui pour appeler les gendarmes et se jeter
avec eux au milieu de quelques excités.
Un jour, non loin de lui, il voit un gars de quinze ans
enfoncer son couteau dans le ventre de son adversaire. On le
porte d'urgence à l'hôpital et le gosse meurt en bredouillant :
« Tu me le paieras ! »
Don Bosco rappelle avec amertume : « Ces provocations
n'en finissaient pas. » Quelquefois, les bandes s'unissaient
pour jeter des cailloux sur « la maison du curé ». Les pierres
pleuvaient sur les tuiles, les fenêtres et faisaient trembler de
peur Joseph Buzzetti et les autres.
Pour attirer des garçons à l'oratoire, don Bosco se servit
de ce climat de guerre pour inventer un nouveau jeu. Un de
ses amis, Joseph Brosio, avait été gendarme. Pour venir au
Valdocco, il endossait sa tenue militaire, qui suscitait enthou-
siasme et respect pendant ces mois-là. Don Bosco lui suggère
de former avec les garçons un régiment en miniature, de leur
enseigner les manœuvres et les mouvements de bataille.
Brosio accepte. Il obtient du gouvernement deux cents
fusils, ancien modèle, avec le canon remplacé par un bâton.
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Il sonne du clairon et commence les exercices : marche en
avant, changement de direction, charge à la baïonnette,
retraites, attaques. Le régiment » donnait des représenta-
tions très applaudies et assurait le service d'ordre même à
l'église.
Un après-midi de dimanche, pendant que la foule attirée
par le clairon suivait avec passion les manœuvres, la catas-
trophe se produisit au cours d'une contre-attaque. L'armée
vaincue, en pleine déroute, poursuivie par les vainqueurs
déchaînés, se réfugia dans le jardin de maman Marguerite,
écrasant les laitues, le persil et les tomates.
La « maman » qui assistait au désastre en fut profondé-
ment affectée.
Varda, varda Giôanin lo ca ran fait, murmura-t-elle à son
fils qui était près d'elle, a l'an guastame tüt Regarde,
regarde, Jean, ce qu'ils m'ont fait ; ils m'ont tout gâché »).
« Laisse-moi retourner à la maison »
Ce fut probablement au cours de la s01ree qui suivit que
Marguerite perdit courage. Les garçons sont allés dormir et
elle, comme de coutume, se trouve devant un tas de vête-
ments à réparer. Ils lui laissent au fond du lit des chemises
déchirées, des pantalons décousus, des chaussettes percées. Et
elle doit raccommoder à la lueur de la lampe à huile parce
que le lendemain matin, ils n'ont que ça à se mettre. Don
Bosco, a côté d'elle, pose des pièces aux coudes des vestons
et retape les souliers.
« Jean, murmure-t-elle subitement, je suis fatiguée. Laisse-
moi retourner aux Becchi. Je travaille du matin au soir, je
suis une pauvre vieille et ces garnements m'abîment tout. Je
n'en peux plus. »
Don Bosco ne raconte pas une plaisanterie pour la tirer de
là. Il ne dit même pas une parole : aucune n'est capable de
consoler cette pauvre femme. Il fait seulement un geste : il
montre le crucifix accroché sur le mur. Et la vieille paysanne
comprend. Elle incline la tête sur les chaussettes trouées, sur
les chemises en lambeaux et se remet à coudre.
Jamais plus elle ne parlera de retourner chez elle. Elle pas-
sera les dernières années de sa vie au milieu de ces garçons
tapageurs, mal élevés, mais qui avaient besoin d'une maman.
Elle se contentera seulement de lever les yeux un peu plus
souvent vers le crucifix, pour reprendre courage, pauvre
vieille fatiguée.
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Guerre italienne en Lombardie
26 mars. D'après les nouvelles qui arrivent, il semble que
les rêves néo-guelfes soient en train de se réaliser de façon
fulgurante. Pour appuyer l'armée de Charles-Albert dans « la
libération de l'Italie », des États pontificaux partent 17 000
soldats avec le général Durando ; de la Toscane, 7 000
volontaires avec Montanelli ; Parme et Modane, par les plé-
biscites, déclarent vouloir s'unir au Piémont.
6 avril. Entraîné par l'enthousiasme collectif, Ferdinand de
Naples déclare la guerre à l'Autriche et confie un corps
expéditionnaire de 16 000 hommes au général Guglielmo
Pepe. La guerre qui se livre en Lombardie est une « guerre
italienne ».
D'heureuses nouvelles parviennent à Turin. L'armée rem-
porte ses premiers succès à Mozambano et Goïto (8-9 avril),
Garibaldi est parti d'Amérique avec sa « légion italienne »
(15 avril).
Le 27 avril ont lieu dans le Piémont les premières élections
politiques pour désigner 204 députés. Gioberti est élu à
Turin, Cavour est écarté.
30 avril. Gioberti revient d'exil accueilli en triomphe. Il se
croit l'homme de la Providence. La Chambre des députés
siège dans la salle des Suisses du palais Madame. Gioberti
est acclamé président de la Chambre.
La « gauche démocratique » est conduite par les démago-
gues Valerio et Brofferio et par Urbain Rattazzi. Elle com-
mence par s'attaquer à Charles-Albert, l'injuriant comme
traître. Elle demande la révision des procès du 21 et du 31.
Les journaux de la gauche sont violents. Attitudes pour le
moins inopportunes en pleine guerre.
La cour est épouvantée, la reine Adelaïde (fille d'un archi-
duc autrichien) brûle sa correspondance privée. Charles-
Albert, dans son camp, est extrêmement irrité.
Mais sur les enthousiasmes et sur les colères des Italiens,
va tomber une douche glacée.
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20 Pages 191-200

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25
L'effondrement des espérances
Le 27 avril 1848 est arrivé à Rome le comte Rignon,
envoyé par Charles-Albert. Il demande à Pie IX un appui
matériel et moral pour la guerre. Le Pape lui répond que
l'appui matériel il l'a déjà fourni en envoyant Durando et
17 000 soldats sur le fleuve Pô. Quant à l'appui moral, il
faut réfléchir : « Si je pouvais encore signer Mastai: je pren-
drais la plume et en quelques minutes, ce serait fait, puisque
je suis aussi italien. Mais je dois signer Pie IX et le chef de
l'Église doit être ministre de la paix et pas de la guerre. »
Il y réfléchit pendant deux jours. Deux jours qui ont été
passés au microscope par les historiens, sans beaucoup de
résultats. Il semble que durant ces quarante-huit heures des
rapports de l'Autriche et de l'Allemagne aient fait état de
masses de catholiques en révolte contre le Saint-Siège : il y a
danger de schisme.
La fin de l'équivoque
29 avril. Dans un discours aux cardinaux, Pie IX déclare
que ses réformes ont été suscitées non par des motifs « libé-
raux » mais par des sentiments humains et chrétiens. La
solution d'une « guerre contre les Germains » le trouble pro-
fondément. Il demande à Dieu, non la guerre mais la con-
corde et la paix. Il déclare aussi qu'il pourra devenir « le
président d'une certaine nouvelle république à réaliser avec
tous les peuples d'Italie ».
Par ces paroles, le Pape clarifie l'incertitude où l'ont
poussé les clameurs libérales qui l'avaient circonvenu et ses
propres hésitations. Bien qu'elles refusent seulement la prési-
dence d'une « république » et non celle d'une « fédération de
monarchies », ces paroles portent un coup mortel au rêve néo-
guelfe.
Aussitôt après, Pie IX envoie une lettre à l'empereur. Il
demande qu'il soit permis aux régions italiennes de se réunir
pacifiquement en une seule nation. C'est un mouvement con-
forme à sa volonté pacifique, mais c'est une illusion de sa
naïveté.
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Foudroyante avait été la flambée, foudroyant sera le
retournement de situation. De graves désordres ont lieu sur
le théâtre de la guerre et dans les différentes capitales italien-
nes. Léopold de Toscane et Ferdinand de Naples rappellent
leurs troupes. Le roi de Naples va plus loin : par un coup
d'État qui provoque de graves affrontements entre les mani-
festants et la force publique, il dissout le Parlement (15
mai).
Des forces, napolitaines sous le commandement de Pepe et
papales sous celui de Durando, restent avec Charles-Albert
comme troupes volontaires, soutenues par les universitaires
toscans.
Le 30 mai est la dernière journée radieuse pour Turin. On
apprend la bonne nQuvelle de la victoire de Goïto et de la
reddition de Peschiera. Les rues sont décorées, les fenêtres
s'illuminent, on crie : (< Vive Charles-Albert, roi d'Italie ! »
Mais tout de suite arrivent les jours amers. Radetzky
s'empare de Vicenze, occupe Padoue, Treviso et Mestre.
La guerre commence à peser sur la vie à Turin. Les affai-
res languissent, il n'y a pas d'argent en circulation, beau-
coup de commerces sont fermés, les chômeurs sont nom-
breux. Les cordonniers et les tailleurs font grève à cause des
salaires trop bas.
A tout cela s'ajoute le bruit que la capitale va être trans-
férée à Milan. Une ville comme Turin sans la Cour, sans les
emplois administratifs, signifie une ville en demi-chômage.
Déjà les propriétaires d'immeubles qui ont construit en quan-
tité dans les dernières années et sont chargés tous ensemble
d'une hypothèque de 637 millions, tremblent de peur.
Gamelles et« rata» à l'oratoire
Dans ce climat de pauvreté diffuse, on se met la ceinture
aussi à l'oratoire du Valdocco. Quand les petits travailleurs
qui vivent avec don Bosco reviennent à midi, ils se présen-
tent à la cuisine avec leur gamelle pour recevoir leur
« rata ». La marmite qui bout sur le feu contient riz et
pommes de terre, pâtes et haricots, ou un mélange nourris-
sant conseillé en temps de guerre : châtaignes séchées mises à
bouillir avec de la farine de maïs.
Don Bosco distribue la soupe qu'il assaisonne de plaisante-
ries : « Fais honneur au cuisinier », « Qui veut grandir
mange beaucoup», « Je voudrais te donner un morceau de
viande mais je n'en ai pas. Si pourtant nous trouvons un
jour une vache sans propriétaire, nous ferons une grande
fête.»
Le dessert, c'est souvent une pomme. Pas une pomme
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pour chacun, mais une pomme au nombre de « une». Don
Bosco la lance en l'air et qui l'attrape la mange.
Le bar, pour tous, c'est la pompe qui << répand l'eau en
quantité, très fraîche et saine ».
Sur la table, pendant le repas, une poule de maman Mar-
guerite saute en caquetant, pour becqueter sa part de miet-
tes.
Le pain, c'est à la fortune du pauvre. Le soir, don Bosco
donne à chacun 25 centimes pour qu'il se l'achète. Motif : le
goût est une chose, la santé en est une autre. Qui a un bon
estomac et n'est pas difficile achète du biscuit de soldat : ori
lui en donne une bonne ration. D'autres préfèrent le pain nor-
mal : pâte ferme ou pâte molle.
Après le repas de midi et celui du soir qui est une « copie
au carbone » de celui de midi, chacun lave sa gamelle et met
sa cuillère dans sa poche.
Celui qui a un gros appétit peut aller, avant de manger,
dans le jardin de maman Marguerite cueillir un peu de lai-
tue, et avec l'huile et le vinaigre achetés sur ses économies,
se prépare une salade.
Les temps sont durs. Chaque garçon compte au centime
près pour épargner quelque chose. L'art de s'en tirer est très
répandu. Un garçon arrive à vendre sa paillasse pour qua-
rante centimes (sauf si don Bosco l'arrête à temps). Pour
mettre aussi de côté les centimes du perruquier, c'est maman
Marguerite qui coupe les cheveux. « La coupe faite avec les
ciseaux me laissait pas mal d'escaliers, rappelie ie docteur
Federico Cyna. Je m'en plaignis et la sainte femme répon-
dit : « Ces escaliers-là te feront monter en paradis. »
Ne pas avoir de quoi nourrir suffisamment ses propres
enfants (même si on utilise des plaisanteries) c'est une grosse
peine. Et cependant, au cours de ces mois-là, ce ne fut pas
la peine la plus grande de don Bosco.
La fidélité au Pape et ses malheurs
Après le discours de Pie IX « ne devaient pas manquer les
moments de graves tensions entre les prêtres de première
ligne dans les œuvres de jeunesse : don Cocchi et don Ponte
d'une part, don Bosco de l'autre, écrit Pietro Stella. Mais
chez tous devait être très vif le sentiment du moment délicat
traversé par l'Église turinoise. En ce moment spécialement,
les prêtres patriotes sentirent que pour le succès de la reli-
gion, il ne fallait pas négliger de suivre le "peuple" dans ses
aspirations à l'unité ».
Don Bosco, de son côté, jugeait indispensable avant tout
la fidélité au Pape (aux garçons qui jusqu'alors avaient crié :
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« Vive Pie IX ! », il demande de crier : « Vive le Pape ! »).
Et il se renforce dans les doutes sérieux qu'il nourrissait déjà
sur l'action des libéraux.
Aujourd'hui, à plus d'un siècle de distance, nous savons
par les historiens que l'unité de l'Italie fut une grande con-
quête mais qu'elle ne fut certainement pas obtenue par les
meilleurs des moyens. Le Risorgimento fut un phénomène
bourgeois et de classes moyennes. Le peuple y participa seu-
lement dans quelques cités. La grande masse paysanne, qui
représentait soixante-dix pour cent de la population, y resta
étrangère sinon carrément hostile.
Don Bosco était un paysan, il ressentait une aversion ins-
tinctive pour ces « mouvements » pilotés par des avocats
astucieux et des politiciens intrigants, pour lesquels le « vrai
peuple » était seulement appelé à donner son sang sur les
champs de bataille. La guerre, pour lui, était un châtiment
de Dieu et une catastrophe pour le petit peuple, rien d'autre.
Certes, quand on regarde ainsi les choses, don Bosco mon-
tre qu'il a des limites. Mais il prouve aussi qu'il voit loin.
En particulier pour orienter son œuvre naissante, il choisit
une route (fidélité au Pape, aucun lien avec les partis), qui
permit à son modeste_ oratoire de se transformer en une con-
grégation mondiale. Faire de l'histoire avec des « si », c'est
jouer au loto ; mais nous sommes convaincus que si don
Bosco était descendu dans la rue y déployer le drapeau trico-
lore, nous parlerions de lui aujourd'hui comme d'un brave
vicaire de fa. banlieue de Turin.
S'être accroché à la fidélité au Pape provoqua sur le
moment de nombreux déboires pour _don Bosco. DeQX prêtres
qui travaillaient à l'oratoire Saint-Louis, malgré ·son interdic-
tion, conduisirent les jeunes avec drapeaux et cocardes aux
défilés politiques_ et changèrent les sermons en meetings poli-
tiques animés. Don Bosco dut se disputer avec eux.
Au Valdocco ce fut pire. Un auxiliaire de don Bosco fit
un sermon dans lequel « liberté, émancipation, indépen-
dance>> résonnèrent pendànt toute la durée du discours.
« J'étais dans la sacristie, écrit-il, impatient de pouvoir met-
tre fin au désordre. Mai~ le prédicateur, à peine la bénédic"."
tion donnée, invite prêtres et jeunes à s'unir à lui et, enton-
nant à pleine voix les hymnes nationaux, faisant frénétique..;
ment onduler les drapeaux, tous allèrent défiler autour du
Mont-des-Capucins. Là fut faite la promesse formelle de ne
pas revenir à l'oratoire si ce n'est pour y être reçus à titre
national. » Don Lemoyne écrit que l'oratoire du Valdocco
resta presque vide pendant plusieurs semaines ; il était passé
de 500 jeunes à moins d'une centaine.
« Aucun des prêtres n'essaya de revenir. Les enfants au
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contraire, demandèrent pardon, assurèrent avoir été trompés,
et promirent obéissance et discipline. Mais je restai seul,
écrit don Bosco avec amertume. Presque cinq cents jeunes,
sans autre aide que celle, intermittente, du théologien Borel.
Je ne sais pas, avec ce rythme épuisant de travail, comment
j'ai pu tenir. » Don Lemoyne dit que les plus grands ne
revinrent pas et qu'à partir de ce moment, l'âge moyen des
garçons fut plus bas qu'auparavant.
Nouvelles dramatiques
La seconde moitié ùe 1848 vit une succession de nouvelles
dramatiques. En juin furent brisées à coups de canons les
insurrections de Prague et de Paris. Du 23 au 26 juillet, sur
les hauteurs de Custoza eut lieu le choc décisif entre les
Autrichiens et les Piémontais. La défaite de Charles-Albert
fut tellement grave qu'on ne put même pas organiser la
défense de Milan.
La nouvelle, parvenue à Turin le 29 juillet, occasionna des
désordres sérieux. La Garde nationale dut occuper la Piazza
Castello. Le 1er août, on ordonna la mobilisation des 56
bataillons de la Garde nationale. Une commission présidée
par Roberto d'Azeglio assuma la charge de maintenir
l'ordre.
Les troubles continuèrent loin du centre de la cité. Les
maisons des nobles et celles des prêtres étaient spécialement
prises comme point de mire.
Le 6 août, Gioberti court au quartier général du roi, le
conjurer de ne pas signer l'armistice. Mais Charles-Albert,
convaincu que l'armée n'était plus en état de combattre,
donna l'ordre au général Salasco, le 9 août, de le signer.
C'était reconnaître la défaite, la fin des espoirs.
A Turin, les politiciens se déchaînent contre l'incapacité
des chefs, les manigances des prêtres. Ils engagèrent froide-
ment des enquêtes parlementaires, pour la punition des cou-
pables. La capitale était en pleine effervescence. « Il fut
nécessaire, écrit Francesio Cognasso, de prendre des mesures
vigoureuses : changement de gouvernement, interdiction de
vendre des journaux dans les rues, d'afficher des manifestes
politiques, de se réunir pour discuter sur la place. »
Fusillade à la chapelle Pinardi
Au sujet de cette période, don Bosco écrit : <( On jugeait
méritée toute insulte contre le prêtre et contre la religion. Je
fus moi-même plusieurs fois assailli dans la maison et dans
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la rue. Un jour, pendant que je faisais le catéchisme, une
balle d'arquebuse (fusil ancien) entra par une fenêtre, troua
ma soutane entre le bras et le côté et alla faire une large
trace dans le mur. » Il se trouvait dans la chapelle Pinardi,
et les garçons furent terrorisés par ce coup inattendu. Il reve-
nait à don Bosco (assez secoué par le coup de fusil qui
l'avait manqué d'un poil) de les rassurer avec des paroles
drôles.
« C'est une plaisanterie plutôt lourde. Ça m'ennuie pour
la soutane, c'est l'unique que j'ai. Mais la Madone nous
aime. »
Un garçon arracha le projectile fiché dans le mur : c'était
une grossière balle de fer.
« Une autre fois, alors que je me trouvais au milieu d'une
multitude de garçons, un inconnu m'attaqua en plein jour
avec un couteau à la main. Et ce fut par miracle que, cou-
rant à toutes jambes, je pus regagner ma chambre et m'y
enfermer. L'abbé Borel lui-même échappa miraculeusement à
un coup de pistolet. »
Beaucoup de journaux alimentaient la haine contre les
prêtres. De gros titres sortirent aussi contre don Bosco :
« La révolution découverte au Valdocco », « Le prêtre du
Valdocco et les ennemis de la patrie ».
Travailler pour créer des prêtres di//érents
Cet anticléricalisme enragé, non seulement faisait souffrir
don Bosco, mais le faisait réfléchir. « Une mentalité de
délire, écrit-il, se manifestait contre les ordres et les congré-
gations ecclésiastiques et, en général, contre le clergé et tou-
tes les autorités de l'Église. Cette clameur de fureur et de
mépris contre la religion écartait la jeunesse de la moralité,
de la piété et, de ce fait, de la vocation à l'état ecclésiasti-
que. »
Le danger le plus grave, don Bosco le voit particulière-
ment dans le tarissement des vocations sacerdotales. Au lieu
de perdre son temps à se lamenter sur la tristesse des temps,
don Bosco se pose clairement le problème : « Que puis-je
faire pour aider les vocations ? »
Il lui semble que le peuple est contre les prêtres, non
parce qu'ils ne participent pas à la guerre de l'indépendance
italienne, mais parce qu'une grande partie du clergé « n'est
pas du peuple ». Les vocations naissent dans les familles
nobles et seigneuriales aristocratiques, ou au moins qui
vivent dans l'aisance. Par contre, les protagonistes de l'épo-
que nouvelle qui se met en place (bien au-delà du Risorgi-
mento) sont des travailleurs.
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Si c'est la vraie raison, la solution du problème n'est pas
de participer à la bataille dé Novarre (comme essaiera de le
faire don Cocchi).
« A cette époque, écrit-il, Dieu fit connaître de façon
claire le nouveau type de clergé qu'il voulait choisir : non
plus dans les familles aisées. Ceux qui maniaient la pioche et
le marteau devaient être choisis pour prendre place dans la
file de ceux qui se destinaient à l'état ecclésiastique. » Un
clergé prolétarien.
Avec les moyens modestes dont il dispose, don Bosco se
met tout de suite à travailler dans cette ligne.
,
Parmi les centaines de jeunes qui viennent à l'oratoire, il
en choisit treize et les invite à assister à un petit stage
d'exercices spirituels. Les garçons sont hébergés par don
Bosco pendant toute la journée. Seulement, le soir « ne dis-
posant pas de lits pour tous, certains d'entre eux vont dor-
mir dans leur famille ».
Ces jours-là, don Bosco s'emploie à « étudier, connaître,
choisir l'un ou l'autre » qui donne des espoirs de vocation.
« Le calme de ce~ journées, note don Lemoyne, contrastait
avec l'énorme agitation qui régnait dans la ville. »
Parmi ces treize, au cours de l'année qui suivit, il choisira
les quatre meilleurs et poursuivra l'expérience.
« De cette manière, écrit-il,_ notre humble oratoire se con-
solidait alors que se déroulaient les graves événements qui
allaient changer l'aspect de la politique italienne et, sans
doute, celle du monde. »
Nouvelles tragiques de Rome
18 août. A Turin reviennent les premiers régiments vain-
cus. L'atmosphère n'est certainement pas à la fête, mais la
population accueille avec sympathie ces soldats fatigués et
couverts de poussière.
15 septembre. Le roi rentre à Turin. Accueil froid et
triste. Des bruits étranges circulent dans la ville : des troupes
françaises vont arriver, avec leur aide on reprendra la
guerre, le roi va abdiquer, fa révolution va éclater.
11 octobre. Charles-Albert nomme Premier ministre le
général Perrone, ancien condamné de 1821 à la pendaison.
Un autre condamné à mort de 1834, Joseph Garibaldi, tente
une action corsaire contre les Autrichiens sur le lac Majeur~
Les agitations à la Chambre (où la gauche veut la reprise
des hostilités) et en ville continuent. « Les. Gênois de la bri-
gade de Savoie, écrit Cognasso, abandonnent les quartiers le
soir et viennent faire du tumulte place Castello : Vive le
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roi ! Vive la république ! Vive la paix ! Vive la guerre !
Nous sommes mal logés ! Nous sommes mal nourris !. .. »
A la mi-novembre parviennent de mauvaises nouvelles de
Rome. Pellegrino Rossi, le modéré Premier ministre éle Pie
IX, a été assassiné par la foule. La « place » impose au
Pape de convoquer une Assemblée constituante et de partici-
per à la guerre contre l'Autriche.
Une foule d'excités tourne par les rues de Turin -en criant :
« A bas Pie IX ! A bas les ministres rétrogrades ! Vive
l'assassin de Pellegrino Rossi ! La guerre ! La guerre ! »
La peur commence à se répandre ; peur que ne débute la
révolution et que ne se répète la terreur jacobine.
Alors que novembre se termine, arrive de Rome la nou-
velle que Pie IX a fui. Il a fait semblant de céder à la foule
mais, déguisé en simple prêtre, il s'est réfugié à Gaëte, dans
le royaume de Naples.
Charles-Albert, sous la poussée des cercles démocratiques
et des manifestations populaires accepte la démission de Per-
rone et nomme Gioberti Premier ministre. Le 30 décembre il
dissout la Chambre et annonce de nouvelles élections.
L'année 1848, commencée dans l'enthousiasme des espé-
rances, finit en Italie dans les brouillards de l'incertitude.
Dans les autres nations elle s'achève sous le feu et le fer de
la répression. Après Paris et Prague, Vienne aussi est frap-
pée en octobre par les canons d'un général. Le Parlement de
Berlin a été supprimé en décembre.
Deux signes d'espérance au Valdocco
Dans le bas-fond du Valdocco, où la neige s'accumule
avec le début de l'hiver, don Bosco accueille avec modestie
deux signes d'espérance.
Pour la première fois un de ses garçons prend la soutane.
Il s'appelle Ascanio Savio ; ils sont du même pays. Il a fré-
quenté l'oratoire depuis le moment où il se tenait près du
Refuge. Maintenant, il devrait entrer au séminaire, mais celui
de Turin est fermé et celui de Chieri le sera bientôt. La
Curie archiépiscopale lui permet d'accomplir la cérémonie de
la prise de soutane au Cottolengo et de rester ensuite à
l'oratoire pour aider don Bosco.
Il n'y restera pas toujours. Après quatre années il entrera
au séminaire et deviendra prêtre diocésain. Mais il dira de
don Bosco : « Je l'aimais comme s'il avait été mon père. »
Et don Bosco écrira à son sujet : « Je lui confiai immédiate-
ment une partie de la surveillance, des catéchismes et la
direction de différentes classes. De cette manière, je commen-
çai à être un peu soulagé. » Premier agneau devenu pasteur.
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Le second événement a un caractère complètement diffé-
rent.
A l'oratoire on célébrait une fête solennelle. Plusieurs cen-
taines de jeunes étaient préparés à faire la communion. Don
Bosco célèbre la messe convaincu que dans le tabernacle se
trouve le ciboire habituel plein d'hosties consacrées. Malheu-
reusement, il est presque vide. Joseph Buzzetti, chargé de la
sacristie (de quoi ce garçon n'est-il pas chargé ?) a oublié de
préparer un autre ciboire et s'en rend compte après la consé-
cration, donc trop tard.
Don Bosco, lorsque les garçons commencent à se présenter
pour recevoir l'eucharistie, s'aperçoit qu'il va falloir les ren-
voyer tous à leur place. Ne pouvant s'y résigner, il com-
mence à distribuer les quelques hosties qui sont au fond du
ciboire.
Et voilà que, à son étonnement et à celui du pauvre Buz-
zetti qui tient le plateau, les hosties ne diminuent pas. Tout
le monde communie.
C'est Joseph Buzzetti, abasourdi, qui raconte le fait à ses
camarades. Et il le racontait encore en 1864 aux premiers
Sà-lésiens. Don Bosco était alors présent et, le visage grave,
le certifia : « Oui, il. y avait, peu .d'hosties dans le ciboire et
malgré cela j'ai pu communier tous ceux qui s'approchèrent
de la sainte table et ils étaient nombreux. J'étais ému mais
tranquille. Je pensais : le miracle de la consécration est plus
grand que celui de la multiplication. Mais le Seigneur soit
béni pour tout. »
Tandis que l'Italie était ébranlée_ par des événements reten-
tissants, dans un coin perdu de la banlieue de Turin le Sei-
gneur multipliait silencieusement sa présence parmi les gar-
çons d'un pauvre prêtre. Signe mystérieux mais très éclai-
rant.
199

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26
Don Bosco, la politique
et la question sociale
La politique du Notre Père
En 1848, don Bosco a subi son premier choc dramatique
avec la politique, et il a choisi une ligne qu'il laissera en
héritage à ses premiers Salésiens.
Il la résumera de longues années plus tard à monseigneur
Bonomelli, évêque de Crémone : « Je m'aperçus que si je
voulais faire un peu de bien, je devais mettre de côté toute
politique. Je m'en suis toujours gardé et de cette façon j'ai
pu faire quelque chose, sans trouver d'obstacle, j'ai même
trouvé de l'aide là où je n'en attendais pas. »
Après avoir réfléchi longuement sur le comportement de
don Bosco non seulement pendant les affaires de 1848, mais
à d'autres nombreux moments lourds de politique et de
grande politique, il semble qu'on puisse le schématiser de la
manière suivante :
1. Don Bosco est convaincu de la relativité de la politique
des partis et il la considère comme une composante assez
variable de la vie (Perrone devient Premier ministre de ce roi
qui voulait l'envoyer au gibet ; Cavour absolument fidèle à
Charles-Albert est congédié par ce même roi parce qu'il
« n'est plus fidèle »...). Il affirme résolument : « Aucun
parti ne m'aura jamais. » En conséquence, il s'appuie sur
des fondements bien plus solides que la droite ou la gauche :
les âmes à sauver, les jeunes pauvres à nourrir et à éduquer.
C'est ce que lui appelle « la politique du Notre Père ».
2. Un chercheur a fait observer que don Bosco, tout en
affirmant qu'il ne fait pas de politique, en fait quand même
et toujours du côté des conservateurs et des partisans de
l'Autriche. Cette observation nous semble vraie en partie, si
on ne donne pas un sens péjoratif à l'expression « partisan
de l'Autriche » mais que l'on veut seulement affirmer que
don Bosco regarde assez souvent et avec sympathie vers
l'Autriche. Au séminaire, il avait été formé (comme nous
l'avons fait remarquer) dans le conservatisme et à regarder
200

21 Pages 201-210

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21.1 Page 201

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l'Autriche comme protectrice du Pape. Et cela non pas à
travers des manuels de politique, mais à travers les encycli-
ques et les discours du Pape.
Il était donc normal qu'il eût ce comportement. Il ne le
considérait probablement pas comme un comportement politi-
que mais comme une question de foi ou au moins de fidélité
au Pape. Exactement comme, aux alentours de 1948, beau-
coup de catholiques regardaient avec sympathie les États-
Unis : pas parce qu'ils partageaient leur politique ou leur
racisme contre les Noirs, mais parce qu'ils voyaient dans les
U.S.A. la seule défense de la civilisation chrétienne contre
l'Union soviétique de Staline.
En outre, don Bosco connaissait beaucoup de Turinois
libéraux et démocrates, non pas légendaires comme ils le
sont devenus aujourd'hui dans les livres d'histoire, mais
comme ils étaient dans la réalité de l'existence quotidienne,
rusés, intrigants, jouant au double jeu (on pense à un per...;
sonnage comme Brofferio).
3. Parfois, malgré sa volonté de faire « la politique du
Notre Père », il est inévitable qu'une personne comme don
Bosco doive se prononcer, se ranger d'un côté ou de l'autre.
Dans ces cas-là, don Bosco se range du côté du Pape. C'est-
à-dire qu'il adopte l'opinion du Pape.
Dans la chronique de don Bonetti (7 juillet 1862) nous
lisons ce qu'il disait alors : « Aujourd'hui je me suis trouvé
dans une maison où j'étais entouré d'un groupe de démocrates.
Après avoir effleuré diverses choses indifférentes, la conver-
sation est tombée sur les affaires politiques du jour. Ces
bons libéraux voulaient savoir ce que don Bosco pensait au
sujet de la marche des Piémontais sur Rome (nous sommes à
huit années des événements de Porta Pia). Je répondis carré-
ment : Je suis avec le Pape, je suis catholique, j'obéis au
Pape aveuglément. Si le Pape disait aux Piémontais ''Venez -
à Rome", alors moi aussi je dirais "Allez-y". Si le Pape dit
que la marche des Piémontais sur Rome est une fraude, un
acte de mauvaise foi, moi je dirai la même chose. Si nous
voulons être catholiques, nous devons penser, croire comme
pense et croit le Pape. »
Avant même d'en discuter, avant même de faire allusion à
son opinion, don Bosco est avec le Pape. En 1847-1848 don
Bosco sympathise un certain temps avec lés néo-guelfes : pas
parce qu'il est persuadé que ce soit mieux, mais parce qu'il
lui semble que c'est l'attitude du Pape. Après l'allocution du
29 avril 1848, il redevient conservateur, non parce que c'est
sa tournure d'esprit, mais parce que c'est ce que pense le
Pape. Si le Pape change, il change lui aussi, d'un seul coup.
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21.2 Page 202

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« Que le Pape dise aux Piémontais "Venez à Rome", alors
moi aussi je suis d'accord. »
Don Bosco et la question sociale
En 1848, Karl Marx a publié le Manifeste communiste.
C'est le commencement d'une révolution moins bruyante que
les insurrections de la même année, mais qui ira plus loin et
plus profondément. Cette prise de position communiste, radi-
cale et violente, sur la « question sociale » agite encore après -
des dizaines d'années les nations du nord de l'Europe. C'est
une dénonciation catégorique des classes exploitantes et un
appel à la révolution violente pour « renverser le système »,
fondé sur l'injustice.
Quelle fut l'attitude de don Bosco face à la « question
sociale » ? Pietro Stella écrit : « Il ne semble pas qu'il se
posa le problème de la transformation des classes... Il ne
semble pas qu'il saisit la portée immense du paupérisme
comme phénomène ljé aux bouleversements sociaux» (op.
cit., II, pp. 95-96).
Si l'on veut ainsi affirmer que don Bosco n'eut pas une
vision « scientifique » de la situation économico-sociale et
n'en parla pas dans des termes techniques (capital, force de
travail, etc.), d'accord. Par contre, nous ne serions pas
d'accord si l'on voulait dire que don Bosco n'a pas compris
son époque et s'est laissé guider pas les seuls « bons senti-
ments ».
Don Lemoyne, qùi reçut ses confidences pendant de nom-
breuses années, affirme : « Il fut de ceux qui avaient saisi
depuis le commencement, il l'a dit mille fois, que le mouve-
ment révolutionnaire n'étais pas un tourbillon passager, parce
que les promesses faites au peuple n'étaient pas toutes mal-
honnêtes et que beaucoup répondaient aux aspirations univer-
selles et vives des prolétaires. Ceux-ci désiraient obtenir l'éga-
lité pour tous, sans distinction de classes, une plus grande
justice et l'amélioration de leur propre sort. D'autre part, il
reconnaissait que les richesses devenaient le monopole de
capitalistes sans entrailles, et que les patrons, à l'ouvrier seul
et sans défense, imposaient des contrats injustes, que ce soit
pour les salaires ou la dureté du travail » (M.B., 4.80).
Don Bosco se trouve à la frontière de deux âges du
monde et donc aussi de l'Église.
Au cours des siècles qui précédèrent immédiatement la
révolution industrielle, les artisans étaient réunis en « corpo-
rations » : sociétés rigides, de caractère moyenâgeux, mais
qui exerçaient une certaine protection des travailleurs. Les
pauvres étaient nombreux. Et pourtant, jamais leur nombre
202

21.3 Page 203

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ne fut comparable à la masse énorme et malheureuse des
prolétaires, abandonnés à eux-mêmes, créés par les usines
dans le premier siècle de la révolution industrielle. Le modèle
de l'intervention de l'Église en faveur des pauvres gens était
alors la « bienfaisance organisée » de saint Vincent de Paul
(1581-1660).
Dans le nouvel âge industriel, les corporations sont relé-
guées à la ferraille (y compris pour le triomphe des principes
du libéralisme), et les masses des prolétaires ont l'unique
liberté de se faire exploiter par des patrons extrêmement
puissants. Le libéralisme empêche avec soin la formation de
nouvelles organisations qui, çl~ns la ligne des anciennes cor-
porations, défendent les droits des ouvriers.
Dans !'impossibilité de trouver tout faits de beaux plans et
programmes d'action - nous l'avons dit dans les pages pré-
cédentes -, dans les incertitudes qui existent toujours au
début d'une période historique, beaucoup d'hommes d'Église
employèrent toute leur énergie dans l'action immédiate en
faveur du peuple malheureux, dépoussiérant les méthodes de
bienfaisance de saint Vincent (les « conférences » fondées à
Paris pour aider les ouvriers prendront justement ce nom :
Conférences de Saint-Vincent-de-Paul).
On comprit vite, évidemment, que la bienfaisance ne pou-
vait suffire. Même sous la forme nouvelle et socialement
avancée des écoles professionnelles, des ateliers de formation,
elle restait insuffisante. Il fallait se battre pour la justice
sociale, pour des institutions et des lois qui garantissent les
droits des travailleurs. La route fut longue, à cause de
l'incompréhension dans les milieux de la hiérarchie, et des
résistances véhémentes des États libéraux.
Don Bosco (c'était les toutes premières années de la révo-
lution industrielle italienne) se lança dans le nouvel état de
choses, poussé par l'urgence de ce qu'il voyait et par sa
totale disponibilité à travailler pour les garçons pauvres. La
stratégie du subito, de « l'intervention immédiate » (parce
que, nous le répétons, les pauvres ne peuvent pas se permet-
tre le luxe d'attendre les réformes et les plans organisés), est
devenue la marque de don Bosco et de ses premiers Salé-
siens. Catéchisme, pain, instruction professionnelle, métier
protégé par un bon contrat de travail, constituent le pro-
gramme « urgent » que les fils de don Bosco réalisaient pour
eux.
Mais ce choix, nous semble-t-il, ne fut pas uniquement
spontané. Avec le temps, la situation devint de plus en plus
claire et don Bosco prit de plus en plus conscience de l'épo-
que qu'il était appelé à vivre et de sa mission : de sa gran-
deur et de ses limites.
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21.4 Page 204

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Que signifie « mettre de côté toute politique » ?
Revenons un peu sur la déclaration faite (plusieurs années
après 1848) par don Bosco à Mgr Bonomelli : « Je me ren-
dis compte que si je voulais faire un peu de bien, je devais
mettre de côté toute politique. »
Quelle signification prend à ce moment le terme « la poli-
tique » ? Seulement « la coalition des partis » ? Il nous sem-
ble que non.
Le mot politique, à ce moment, enveloppait aussi une atti-
tude à l'égard de la « question sociale » : être pour ou con-
tre la libération des prix, l'intervention de l'Etat dans les
questions de travail, les grèves, les sociétés ouvrières socialis-
tes, les coopératives inspirées par Owen, les syndicats, la
législation sociale demandée en Allemagne par l'évêque Ket-
teler, etc.
_
« Laisser de côté toute politique », c'est aussi ne pas se
laisser entraîner à l'intérieur des disputes sociales (qui à ce
moment constitueront déjà une partie notable du programme
des partis politiques). Quand on a demandé à don Bosco ce
qu'il pense de Mazzini, il ne peut ignorer que ce républicain
peu commode est le chef des « Sociétés ouvrières des travail-
leurs italiens » et fait partie de la Première Internationale
fondée en 1864 par Karl Marx. « La politique », c'est celle
de Solaro della Margarita et de Cavour, mais c'est aussi
celle des révolutionnaires socialistes, du socialiste mazzinien
Pisacane qui débarque dans le Sud (1857) pour « soulever les
peuples opprimés ». Le comportement concret de don Bosco
est de « ne pas se laisser entraîner dans ces débats ». Ce
comportement il l'impose aussi à ses Salésiens.
Il ne nous paraît pas pour autant que don Bosco « ne se
pose pas le problème des classes sociales en transforma-
tion ». Il ne se l'est posé ni tout de suite, ni « scientifique-
ment », mais les paroles dites à Bonomelli et répétées mille
fois aux Salésiens attestent qu'il a compris et résolu le pro-
blème concret. On discutera peut-être tant qu'on voudra sur
la manière dont il s'y est pris, mais il l'a compris et résolu.
Se plonger dans le débat politique signifiait se rallier « à
quelqu'un » et de ce fait « contre un autre ». Se faire clas-
. ser comme « prêtre socialiste » cela voulait dire se couper
immédiatement de tout secours des bourgeois et des gens
aisés. Et lui justement avait besoin de ces secours, tout de
suite, de toutes parts, parce que les jeunes, il ne voulait pas
les laisser au milie1.1 de la rue.
Avec ces secours, il fait du bien, beaucoup, réellement,
aux pauvres.
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21.5 Page 205

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Un schéma simple, élémentaire
Il adopte un schéma simple, élémentaire, pour faire réflé-
chir les riches et les gens à l'aise qui doivent l'aider : « Les
pauvres courent le risque d'être entraînés par la révolution,
parce que la misère est insupportable. Cette situation est
indigne d'un peuple chrétien. Les riches doivent mettre leurs
biens à la disposition des pauvres. S'ils ne le font pas, ils ne
sont pas chrétiens. Les pauvres, poussés par la misère exige-
ront que les riches partagent "en leur mettant le couteau
sur la gorge". Ils déchaîneront donc la "révolution" qui
amènera désordre et violence comme la "terreur" jacobine.
Tout cela sera le résultat de l'insensibilité des riches qui
n'auront pas voulu les aider à sortir de la misère. »
Si nous nous reportons à la parabole évangélique, don
Bosco est le « bon samaritain » qui, découvrant le blessé,
victime des malfaiteurs, le tire du fossé, le porte à l'hôtelle-
rie, le fait soigner à ses frais. Ce n'est pas un politicien qui
court organiser un plan de loi pour la répression du bandi-
tisme.
A mesure que les années passeront, il comprendra que le
subito ne suffit pas, que l'action de la bienfaisance a des
limites précises. Il sait aussi qu'il n'est pas seul dans l'Église
et déclare plusieurs fois aux Salésiens : « Assurément, dans
le monde, il doit y avoir des gens qui s'intéressent aux cho-
ses politiques, pour donner des conseils, pour signaler les
dangers ou pour autre chose ; mais cette tâche n'est pas
pour nous, pauvres ! » (M.B., 16.291). « Dans l'Église, il ne
manque pas de ces gens qui savent traiter comme il faut ces
dures et difficiles questions ; dans une armée il y a ceux qui
sont destinés à combattre et ceux qui sont affectés aux baga-
ges et aux autres offices, nécessaires eux aussi, pour coopé-
rer à la victoire » (M.B., 3.487). Préférer Pintervention
urgente et ne pas se laisser entraîner dans le débat politique
pour pouvoir être aidé de tous les côtés, cela peut être dis-
cuté. Mais, en revanche, les résultats de cette préférence ne
peuvent être discutés : en faveur des jeunes pauvres, ce fut
un véritable miracle, reconnu même par qui avait des idées
différentes, même par qui (sorti de ses maisons « de bienfai-
sance ») se battra pour les pauvres avec des projets diffé-
rents.
Deux exemples seulement. Sandro Pertini, ancien élève de
Varazze, socialiste incroyant, qui deviendra président de la
République italienne, écrivait à son professeur don Borella :
« Aujourd'hui, je comprends que l'amour sans limites que
j'éprouve pour les opprimés, les malheureux, a commencé à
naître en moi quand je vivais à côté de vous. La vie admira-
205

21.6 Page 206

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ble de votre saint m'a initié à cet amour. » L'historien Gia-
como Martina affirme que les Salésiens de la première géné-
ration, quand ils arrivaient dans certaines petites villes de la
Romagne habitées par des « rouges » et des anticléricaux
semblaient devoir sûrement perdre la partie. Mais, au con-
traire, ils attaquaient avec les garçons de l'oratoire et la fan-
fare et en peu de temps ils étaient amis de tout le monde.
On disait : « Ce ne sont pas des prêtres comme les autres. »
Et si son choix avait été différent ?
Une chose paraît sûre : si le choix de don Bosco avait été
de se lancer dans le débat social, il aurait ouvert peu d'éco-
les et d'ateliers. Et peut-être qu'aujourd'hui son choix serait
plus discutable encore. Il l'affirmait lui-même le 24 juin
1883 : « A quoi servirait de nous lancer dans la politique ?
Avec toutes nos forces que pourrions-nous obtenir ? Rien
d'autre que de nous rendre probablement incapables de pour-
suivre notre œuvre de charité » (M.B., 16.291).
En schématisant au maximum la situation, nous pourrions
dire que « en théorie » se dessine devant don Bosco un
dilemme:
- ou se battre contre les effets des injustices sociales
(aider les garçons pauvres en sollicitant et acceptant l'aide de
qui que ce soit pour fonder écoles et ateliers) ;
- ou se battre contre la cause des injustices sociales
(inventer des formes de dénonciation publique, d'associations
pour les jeunes travailleurs, refuser la collaboration et la
bienfaisance des personnes enfermées dans un système
politico-économique basé sur l'exploitation), avec la perspec-
tive évidente d'assécher les sources de la bienfaisance et
d'abandonner les garçons pauvres à leur propre destin.
Dans le premier cas, on arrache la jeunesse aux dangers
immédiats, mais on risque d'être « manipulé » par le système
en place, c'est-à-dire, d'élever des travailleurs obéissants et
dociles qui, en fin de compte, n'auront pas dérangé les puis-
sants.
Dans le second cas, on sollicite un changement de
« système » mais on risque de ne plus pouvoir aller à la ren-
contre des difficultés immédiates qui écrasent les pauvres.
Pas seulement pour don Bosco, mais aussi pour beaucoup
d'hommes d'Église de cette époque, le choix est dramatique ;
quelle que soit la solution adoptée on ne fait pas tout ce
qu'il y a à faire.
Don Bosco adopte, dans l'urgence du moment, la première
voie. Quand il en reconnaît les limites, il se sent soutenu par
toute l'action de l'Église : « Laissons à d'autres ordres reli-
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21.7 Page 207

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gieux plus ferrés que nous les prises de position et l'action
politique. Nous, allons droit aux pauvres. »
Pour conclure, il semble qu'on puisse affirmer que si,
dans l'Église, les charismes sont nombreux, c'est-à-dire les
dons que certains reçoivent pour le bien de la communauté,
don Bosco reçut celui de l'intervention urgente en faveur des
garçons pauvres. Charisme différent mais pas en contradic-
tion avec ceux plus éloquemment exprimés de Mgr Ketteler
(1811-1877), de Toniolo (1845-1918), de don Sturzo (1871-
1959). Le prêtre piémontais peut donc très bien se ranger
auprès d'eux. Quatre charismes différents dans le domaine
de l'Église, vécus avec honnêteté et clarté et, à cause de cela,
riches de fruits authentiques pour le peuple de Dieu.
207

21.8 Page 208

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27
1849, année épineuse et stérile
« L'année 1849 fut épineuse, stérile, écrit don Bosco ; elle
nous a coûté de dures fatigues et d'énormes sacrifices. »
Cela commence pour lui par une triste nouvelle familiale.
Le 18 janvier, son frère Antoine meurt presque subitement,
âgé seulement de 41 ans. Dans les derniers temps, il venait
souvent à l'oratoire retrouver sa mère Marguerite et son
frère. On parlait des maigres récoltes, des lour.ds impôts sous
lesquels le gouvernement écrasait les paysans pour financer la
guerre. Il donnait des nouvelles des sept enfants que Dieu lui
avait donnés. L'avant-dernier, Nicolas, était allé au ciel quel-
ques heures après sa naissance, mais les autres grandissaient
normalement.
Les années, la vie, avaient rapproché les deux frères. Le
temps où il y avait eu de la glace entre eux semblait bien
lointain.
Le 1er février, Charles-Albert préside l'ouverture de la
Chambre issue des dernières élections. La forte majorité de
la gauche l'accueille dans un silence hostile. Sur les gradins
on crie : « Vive la guerre ! A bas les prêtres ! Vive la Répu-
blique ! » Dans les journaux, caricatures obscènes de Pie IX
« traître à l'Italie ». Dans le journal Il Fischietto (Le petit
sifflement), don Bosco est attaqué avec un humour pesant.
On l'appelle « le saint », le « thaumaturge du Valdocco ».
Les bandes de vauriens reprennent leurs agressions à coups
de cailloux contre la maison Pinardi (que don Bosco a louée
en totalité).
Pour sortir, don Bosco se fait accompagner par Brosio, le
bersagliere (le gendarme) qui raconte : « Quand nous pas-
sions sur l'avenue qui s'appelle aujourd'hui Corso Regina
Margherita, une troupe de petits voyous insultait régulière-
ment don Bosco, criait des injures grossières ou chantait des
rengaines ordurières. Un jour, j'aurais voulu les gifler. Mais
don Bosco s'est arrêté, a réussi à en approcher quelques-uns,
a acheté des fruits à une marchande dont l'étalage n'était
pas loin et les a offerts à ses "amis", comme il les appe-
lait. »
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21.9 Page 209

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« L 'ami de la jeunesse », un échec
Don Bosco est aussi préoccupé par le mal que font aux
jeunes les journaux antireligieux. On les vend dans la rue,
on les affiche sur les murs. Les journaux catholiques ne sont
pas nombreux et ils manquent de ce ton qui séduit les gens.
Il a déjà tant de soucis, don Bosco, et pourtant au mois
de février, il y ajoute celui de fonder, diffuser et diriger un
journal. Il l'appelle L 'amico della Gioventù (L'ami de la jeu-
nesse). Trois numéros par semaine. Il le prépare avec l'aide
de don Carpano et de don Chiaves. Il l'imprime chez
Speirani-Ferrero.
Ce fut une petite faillite. Abonnés pour le premier trimes-
tre : 137 ; pour le deuxième trimestre : 116. En tout, 61
numéros furent publiés.
Don Bosco dut payer à l'imprimeur 272 lires de dettes.
Mais il ne le regrettera jamais. Il avait essayé de faire le
bien. Il s'était heurté, pour la première fois, à la « tranquille
inconscience » des bons. La presse catholique, en Italie, il va
la traîner derrière lui comme une lourde chaîne pendant plus
de cent ans.
Encore la guerre
Pendant ce temps, Turin respire de nouveau l'air de la
guerre.
20 février 1849. Gioberti donne sa démission. Le ministre
de la Guerre Chiodo le remplace à la tête du gouvernement.
La gauche démocratique, maîtresse de la situation, pousse à
la reprise de la guerre. Le 2 mars, la Chambre présente une
pétition au roi : « Les députés du peuple vous exhortent à
passer à l'action et à déclarer la guerre. Nous comptons sur
notre armée. »
12 mars. L'armistice est rompu. La guerre reprendra au
bout de huit jours. 75 000 hommes rejoignent la frontière.
Le roi part pour Alessandria. Mais cette fois-ci, parmi les
soldats l'enthousiasme fait défaut. Le régiment Savoie refuse
de marcher. Il y a des déserteurs ; certains sont fusillés.
En Lombardie, Radetzky lance à ses soldats le nouveau
mot d'ordre : « A Turin ! »
23 mars. La bataille de Novarre fait rage sur un front de
quatre kilomètres. La Bicocca, centre de violents corps à
corps, est perdue et reprise plusieurs fois. Épisodes
d'héroïsme authentique. Le général Passalacqua meurt au
cours d'une contre-attaque à la baïonnette. Le général Per-
rone, ex-Premier ministre, frappé mortellement, se fait trans-
porter à bras devant le roi pour le saluer. Le soir, tout est
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21.10 Page 210

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terminé. Les canons de Radetzky, plus puissants, ont réglé
les comptes. Le général Durando racontera qu'il a dû pren-
dre Charles-Albert plusieurs fois par un bras pour le tirer
hors de la mêlée.
La bataille et la guerre sont perdues. Dans la nuit, c'est le
chaos. De Novarre à Oleggio, à Momo s'entassent les four-
gons d'équipages abandonnés. Les soldats à la débandade
marchent sur les routes, sans armes; sans commandement. Ils
crient: « A la maison ! Que Pie IX paie, que les riches
paient, que ceux qui veulent la guerre paient, nous rentrons
chez nous. »
A une heure du matin, Charles-Albert abdique. Avec un
manteau de voyage jeté sur les épaules, il sort de Novarre
dans une calèche et part pour l'exil à travers le chaos.
Pendant quatre heures on cherche à travers les campe-
ments des troupes le nouveau roi. Radetzky, à l'annonce de
l'abdication, a concédé six heures de trêve.
Le jeune Victor-Emmanuel, anéanti, la barbe ébouriffée,
les yeux cernés par la fatigue, rencontre le maréchal autri-
chien dans la cour d'une ferme. Il demande qu'on ne lui
impose pas des conditions impossibles, sinon il devra s'en
aller lui aussi et laisser le Piémont aux mains des révolution-
naires. Quand il s'en va, le vieux soldat autrichien (quatre-
vingt-deux ans) murmure au général Hess : « Pauvre gar-
çon ! »
Dernier reste de liberté
Mais le plus pauvre de tous, dans ces circonstances, c'est
le pays. A Turin, la situation est tendue. Quand on apprend
que les Autrichiens exigent 200 millions de dommages de
guerre et occupent Alessandria, l'oppositiion « démocrati-
que » se déchaîne. On parle ouvertement de république. On
demande la reprise de la guerre à outrance. Gênes s'insurge.
Du grand incendie de 1848, il reste peu de braises. Les
militants qui s'étaient trouvés côte à côte sur les barricades
du printemps, ont été presque tous vaincus. Les patriotes qui
exigeaient l'indépendance ont été réduits au silence par
l'artillerie autrichienne. Les ouvriers ont repris la pénible
journée de douze heures. Les constitutions libérales ont été
abrogées presque partout. Au Piémont seulement le Statut
est maintenu.
Et pourtant, ce reste de liberté se révèlera extrêmement
important : autour du Piémont se rassemblera l'Italie. Même
les autres semences de liberté et d'égalité qui semblent dis-
persées dans les alluvions de la répression germeront avec le
lent écoulement des années.
210

22 Pages 211-220

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22.1 Page 211

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Naufrage des « prêtres patriotes »
A Novarre, les « prêtres piémontais » ont aussi fait nau-
frage. Persuadé qu'il faut « suivre le peuple », don Cocchi a
conduit un gros commando de garçons de l'oratoire de Van-
chiglia pour prendre part à la bataille de Novarre. Arrivés à
Vercelli, les deux cents jeunes gens ne sont pas reconnus
comme soldats par le chef de division. Ils ne savent pas où
trouver à manger et passer la nuit. Ayant rencontré des Pié-
montais en déroute, ils retournent à Turin, rentrent de nuit
dans la ville, à demi-morts de fatigue. C'est une défaite pour
l'entreprenant prêtre de Druent.
L'oratoire de Vanchiglia resta fermé pendant quelques
mois. Don Cocchi vécut caché. Il reviendra sur le devant de
la scène en octobre pour lancer avec deux autres prêtres le
projet d'un hospice de bienfaisance pour les jeunes apprentis.
C'est de là que sortira le grand Institut des jeunes apprentis.
Indirectement, il était amené à reconnaître que la ligne « non
politique » de don Bosco était la bonne.
33 lires pour le Pape
Des dizaines de milliers de réfugiés, au cours de ces mois,
viennent grossir la population de Turin. La vie est difficile.
Les prix des loyers sont très élevés, les salaires plutôt bas.
Un réfugié français socialiste, Cœurderoy, parle de l'extrême
misère des quartiers populaires. Il manque une industrie
active. L'argent en circulation est frappé de très lourdes
taxes. La main-d'œuvre continue à être abondante sur le
marché bien que l'on construise de nouvelles maisons de
façon ininterrompue et qu'e-lles soient louées avant même
d'être terminées.
Pie IX est toujours en exil à Gaëte. Le marquis Gustave
Cavour et le chanoine Valinetti lancent à Turin une quête
sous le nom du « denier de Saint-Pierre ». Les garçons de
l'oratoire y participent. Mettant en commun leurs centimes,
à la fin de mars ils remettent 33 lires au Comité, avec une
lettre de bons vœux au Pape.
Le 2 mai arrive à don Bosco une lettre du nonce apostoli-
que : « Le Saint-Père a ressenti une· douce émotion en rece-
vant l'affectueuse et candide offrande de vos pauvres jeunes
apprentis et les paroles d'attachement dont ils ont voulu
l'accompagner. Veuillez leur faire connaître combien cette
offrande a été agréable, très appréciée puisqu'elle vient du
pauvre. »
Le Pape remercie à son tour en envoyant un paquet de
211

22.2 Page 212

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720 chapelets qui arrivèrent à Turin seulement le 21 avril
1850.
Deux petits cœurs « pour une grâce reçue»
24 juin, fête de saint Jean Basptiste. C'est la fête de don
Bosco. Carlo Gastini et Felice Reviglio, malgré les temps dif-
ficiles, décident de faire un petit cadeau à don Bosco.
Depuis des mois, ils se sont mis d'accord en secret. Ils ont
épargné sur le pain et conservé jalousement les petites écono-
mies, les petits pourboires. Mais quoi acheter à ces prix éle-
vés qu'on lit dans les vitrines des marchands ? Ils décident
finalement : deux petits cœurs d'argent, comme ceux que les
gens achètent pour les offrir à la Madone « pour une grâce
reçue ». Un choix étrange, mais charmant et combien tou-
chant.
La veille de la fête, quand tous sont allés dormir, ils vont
frapper à la porte de don Bosco et les lui offrent, en rougis-
sant jusqu'au bout des oreilles.
« Le lendemain, le cadeau est connu par tous les compa-
gnons, écrit don Lemoyne, et pas sans un brin de jalousie. »
Quatre garçons et un mouchoir bl(lnc
Gastini et Reviglio sont deux garçons que don Bosco
observe. En 1848, ils ont suivi les exercices spirituels avec les
onze autres. Cette année, il les suivent de nouveau avec
soixante-neuf camarades, divisés en deux équipes.
L'idée fixe de don Bosco est toujours celle « d'étudier,
connaître, choisir quelques sujets » qui donnent des espéran-
ces de vocations sacerdotales.
A la fin des exercices, il appelle Giuseppe Buzetti, Gia-
como Bellia, Carlo Gastini et Felice Reviglio. Il leur dit :
« Il faudrait qu'on me donne un coup de main à l'ora-
toire.
- Un coup de main, comment ?
- Avant tout, reprendre les études. Des cours accélérés
qui comprennent aussi le latin. Ensuite, si Dieu le veut, vous
pourriez devenir prêtres. »
Les quatre se regardent dans les yeux. Ils sont d'accord.
Don Bosco y met une seule condition. Il sort un mouchoir
blanc et le chiffonne dans ses mains.
« Je vous demande d'être entre mes mains comme ce mou-
choir : obéissants en tout. »
Parmi ces quatre, seul Biella a fréquenté toutes les classes
élémentaires. Don Bosco, en août, le met entre les mains du
212

22.3 Page 213

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théologien Chiaves pour une énergique cure de latin. En sep-
tembre, il l'emmène avec lui aux Becchi, chez Joseph, et il
attaque les leçons de latin.
Ils reviennent à Turin en octobre, à temps pour participer
aux grandes funérailles que la cité entière fait à Charles-
Albert, mort à Porto.
Le bataillon de Borgo Vanchiglia
Ce même mois d'octobre, d'accord avec don Cocchi et
avec l'approbation de l'archevêque, don Bosco ouvre de nou-
veau l'oratoire de l'Ange-Gardien à Borgo Vanchîglia. Deux
remises, deux chambres, une chambre plus grande adaptée en
chapelle : 900 lires de location par an. C'est don Carpano
qui va le diriger et qui laisse à don Ponte l'oratoire Saint-
Louis.
A Borgo Vanchiglia continuent les féroces batailles des
« bandes ». Don Bosco envoie à don Carpano pour l'aider le
gendarme Brosio qui, là aussi, met sur pied un belliqueux
« bataillon », prompt à jouer, mais aussi à cogner à bon
escient.
« Un dimanche, raconte Brosio, se présentèrent quarante
vauriens, armés de pierres, bâtons et couteaux pour pénétrer
dans l'oratoire. Le directeur avait si peur qu'il tremblait
comme une feuille. Moi, voyant qu'ils étaient vraiment déci-
dés à attaquer, je ferme la porte, je rassemble les plus
grands et je leur distribue les fusils de bois. Je divise les jeu-
nes en escouades, avec la consigne que s'ils étaient attaqués,
à mon signal ils contre-attaquent partout et en même temps,
et qu'ils cognent sans pitié. Ayant réuni les plus petits qui
pleuraient de peur, je les cache dans l'église et je me mets
de garde à la porte d'entrée que les assaillants essayent de
renverser en tapant dedans de toutes leurs forces. Pendant ce
temps-là, quelqu'un était allé avertir les militaires de la cava-
lerie qui arrivèrent avec les sabres dégaînés. »
Ça se termina bien cette fois-là.
Le 8 novembre, chez don Bosco vient habiter don Giaco-
melli, son ancien camarade du séminaire de Chieri. Il restera
au Valdocco deux années. Avec son aide et celle du sémina-
riste Ascanio Savio, don Bosco peut augmenter le nombre
des garçons hébergés, les « internes »,·qui s'élève à 30.
Ils seront 36 en 1852, 76 en 1853, 115 en 1854. En 1860,
ils seront 470 et 600 en 1861. Le niveau le plus haut attein-
dra les 800.
La vie de ces garçons continue à être extrêmement pauvre.
L'hiver, on gèle à l'église et ailleurs, sauf à la cuisine et
dans une chambre où est allumé un poêle à bois. Le matelas
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22.4 Page 214

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de laine ou de crin est un luxe pour quelques-uns. Le plus
grand nombre dort sur les sacs de feuilles sèches ou de
paille. Les quelques sous de la communauté, don Bosco les a
confiés à Giuseppe Buzzetti, qui a dix-sept ans en 1849 et
s'étonne d'une telle confiance.
Le dimanche, ces garçons « internes » participent intégrale-
ment à la vie des cinq cents garçons qui envahissent l'ora-
toire, aux jeux, aux promenades.
20 novembre. Victor-Emmanuel, dans la proclamation de
Moncalieri, dissout de nouveau les Chambres et appelle les
90 000 électeurs à de nouvelles élections. Avec des paroles
sévères, il reproche à la « gauche démocratique » d'avoir
ruiné la nation, et il invite les électeurs à envoyer à la
Chambre des personnes plus modérées.
Les élections se déroulent le 9 décembre, au commence-
ment d'un hiver qui s'annonce froid et désolé. Les nouveaux
députés approuvent en silence le traité de paix. « Ce n'était
pas une paix, écrit Cognasso, c'était un armistice de dix
années. Dix années à passer en travaillant silencieusement. »
Quatre sous de polenta
Dans la dernière période de 1849, pendant que - disent
les chroniques - beaucoup de gens, autour de Turin souf-
frent de la faim, l'histoire de don Bosco enregistre certains
mystérieux événements. Nous pourrions les appeler (si
l'expression n'est pas excessive) « les humbles miracles qu'un
prêtre obtient pour les humbles ».
Giuseppe Brosio, le bersagliere, raconte le premier dans
une lettre à don Bonetti :
« Un jour, alors que j'étais chez don Bosco, se présenta
un homme qui venait demander l'aumône. Il raconta qu'il
avait cinq enfants, qui n'avaient pas mangé depuis un jour
entier. Don Bosco fouille ses poches. Il y trouve seulement
quatre sous (vingt centimes) et les lui donne avec sa bénédic-
tion. »
Quand nous fûmes seuls, don Bosco me dit qu'il regrettait
de ne pas avoir eu plus d'argent : s'il avait eu cent lires, il
les lui aurait données.
Je lui dis :
« Comment pouvez-vous savoir qu'il a dit la vérité ? Si
c'était un escroc ?
- Non, il est sincère et loyal. J'ajoute même : il est tra-
vailleur et très attaché à sa famille.
- Comment le savez vous ? »
214

22.5 Page 215

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Alors, don Bosco me prit par la main, me regarda dans
les yeux et, à mi-voix, me dit :
« Je l'ai lu dans son cœur.
- Ça, alors ! Mais dans ce cas-là vous voyez aussi mes
péchés?
- Oui, j'en sens l'odeur », me répondit-il en riant. Et je
dois dire qu'il me lisait vraiment dans le cœur. Si j'oubliais
quelque chose en confession, il me mettait sous les yeux la
réalité telle qu'elle était. J'habitais pourtant à un kilomètre
de chez lui. J'avais un jour accompli un geste de générosité
qui avait exigé de moi un grand sacrifice, et personne n'en
savait rien. J'allai à l'oratoire ; dès qu'il me vît, don Bosco
me prit la main et me dit : « Quelle belle récompense tu t'es
préparée pour le paradis ! » - « Qu'est-ce que j'ai fait ? »
lui demandai-je. Et lui me rappela point par point ce qui
s'était passé. Quelque temps plus tard, dans Turin, je ren-
contrai l'homme auquel il avait donné les quatre sous. Il me
reconnut, m'arrêta et me dit qu'avec ces sous il était allé
acheter de la farine pour la polenta et que lui et sa famille
en avaient mangé à satiété. Il ajouta :
« Dans la famille nous l'appelons : le prêtre du miracle de
la polenta, parce que, avec quatre sous, on a de la farine à
peine pour deux personnes ; or, nous étions sept à manger. »
« Je l'ai appelé par son nom: Carlo!»
Le second, c'est la marquise Maria Fassati, née de Mais-
tre, qui le racontre, par lettre, en français. Elle écrit : « J'ai
entendu ce récit de la bouche même de don Bosco et j'ai
essayé de l'écrire avec la plus grande fidélité.
Un jour on vint chercher don Bosco pour un jeune
homme qui fréquentait ordinairement l'oratoire et qu'on dit
être gravement malade. Don Bosco était absent et ne revint à
Turin que deux jours après, il ne put se rendre chez le
malade que le lendemain vers 4 heures de l'après-midi ; en
arrivant à la maison où il demeurait, il vit les tapis noirs sur
la porte avec le nom du jeune homme qu'il venait chercher.
Il monte néanmoins pour voir et consoler les pauvres
parents ; il les trouve tout en larmes et ils lui racontent que
leur enfant était mort depuis le matin. Don Bosco demanda
alors s'il pouvait monter à la chambre où était le corps du
défunt pour le revoir encore une fois. Un domestique l'y
conduisit.
''En entrant dans la chambre, dit don Bosco, il me vint
en pensée qu'il n'était pas mort ; je m'approchai du lit et
l'appelai par son nom : Carlo ! Alors il ouvrit les yeux et
me salua d'un air étonné : Oh ! don Bosco, s'écria-t-il, que
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22.6 Page 216

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vous m'avez éveillé d'un rêve affreux !" A ce moment plu-
sieurs personnes qui étaient dans la chambre fuirent tout
épouvantées, et jetant de grands cris renversèrent les lumiè-
res, et don Bosco se hâta de déchirer le linceul dans lequel
était cousu le jeune homme, qui continua à parler ainsi. « Il
me semblait, dit-il, qu'on me poussait dans une longue
caverne sombre, et si étroite que je pouvais à peine respirer ;
au bout je voyais comme un espace plus large et plus éclairé
où beaucoup d'âmes subissaient un jugement et mon
angoisse et ma terreur allaient toujours croissant car j'en
voyais un grand nombre de condamnées, enfin mon tour était
venu et j'allais partager leur sort affreux pour avoir mal fait
ma dernière confession, lorsque vous m'avez réveillé !''
Cependant le père et la mère de Carlo étaient accourus,
apprenant que leur enfant vivait ; le jeune homme les salua
cordialement mais leur dit de ne pas espérer sa guérison.
Après les avoir embrassés, il demanda à être laissé seul avec
don Bosco, à qui il raconta qu'il avait eu le malheur de
tomber dans une faute qu'il avait crue mortelle, que se
voyant très mal, il l'avait envoyé chercher avec la ferme
intention de s'en confesser, mais que ne l'ayant pas trouvé
on lui avait amené un autre prêtre qu'il ne connaissaït pas et
auquel il n'avait jamais osé découvrir ce péché. Dieu venait
de lui montrer qu'il avait mérité l'enfer pour cette confession
sacrilège. Aussitôt il se confessa avec beaucoup de douleur,
et dès qu'il eut reçu la grâce de l'absolution il ferma les
yeux et expira doucement.
Je tiens ce récit de la bouche de don Bosco lui-même et
j'ai tâché de l'écrire aussi fidèlement que possible. »1
Une corbeille de châtaignes qui ne se vide jamais
Le troisième fait, c'est Giuseppe Buzzeti qui le rapporte, et
il est confirmé par Carlo Tomatis, qui fut parmi les premiers
garçons hébergés par don Bosco.
Le jour des morts, don Bosco emmène tous les enfants qui
fréquentent l'oratoire le dimanche et les jours de fête~ visiter
1. Pietro Stella, après avoir passé au crible ce fait en 25 pages de critique historique
serrée, et souligné la probabilité douteuse de certains détails admis dans le « récit of-
ficiel » fait par don Lemoyne dans le volume III des M.B., conclut : « Pour en
revenir au récit de don Bosco et au fait objectif, il serait souhaitable que l'on
adoptât la relation Fassati » (PIETRO STELLA, Don Bosco dans l'histoire de la
religiosité catholique, vol. l, « La vie et les œuvres », Pas-Verlag, Zürich, 1968,
p. 257). C'est ce que nous avons fait.
N.D.T. : Le texte français de la lettre de la marquise Fassati a été recopié dans
l'ouvrage de Pietro Stella cité plus haut. La marquise Fassati n'était pas la marquise
de Sévigné.
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22.7 Page 217

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le cimetière et prier. Il a promis, pour le retour, des châtai-
gnes cuites. Il en a fait acheter trois gros sacs.
Maman Marguerite n'a pas compris ce qu'il veut et en a
fait cuire seulement trois ou quatre kilos.
Joseph Buzzetti, le très jeune « économe », arrive à la
maison avant les autres, voit l'affaire et dit :
« Don Bosco en sera malade. Il faut le prévenir tout de
suite. »
Mais dans la cohue du retour de toute la troupe affamée,
Buzzetti ne réussit pas à s'expliquer. Don Bosco prend le
petit panier et commence à distribuer des châtaignes avec la
vieille louche toute trouée. Dans le tohu-bohu Buzzetti lui
crie:
« Pas tant que ça ! Il n'y en aura pas pour tout le
monde.
- Mais il y en a trois sacs à la cuisine.
- Non, il n'y a que ça ! Que ça ! » essaie de lui répondre
Buzzetti pendant que les garçons hurlent et poussent par
vagues successives. Don Bosco est décontenancé.
« Mais j'en ai promis à tout le monde. Continuons tant
qu'il en restera. »
Il continue à distribuer ·une louche à chacun. Buzzetti
regarde nerveusement les quelques poignées restées au fond
du panier et la file d'attente de plus en plus longue. Un
autre commence à observer lui aussi. Et tout d'un coup, il
se fait comme un silence. Les centaines d'yeux écarquillés ne
perdent plus de vue ce panier qui ne se vide plus...
- Il y en eut pour tout le monde. Et ce fut sans doute la
première fois ce soir-là que les garçons, les mains pleines de
pauvres châtaignes, crièrent : « Don Bosco est un saint ! »
217

22.8 Page 218

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28
Une maison et une église
Dans les derniers mois de 1849, don Bosco fait parvenir
une pétition au ministère de l'Intérieur afin d'obtenir un sub-
side pour son oratoire.
L'après-midi d'un dimanche de janvier 1850, une commis-
sion de trois sénateurs, Sclopis, Pallavicini et Colegno des-
cendent au Valdocco visiter l'œuvre et faire un rapport au
Sénat- et au ministre.
L'.impression est.· très positive.. Ils voient cinq cents garçons
jouer dans les cours et ·les prés, prier entassés .dans la cha-
pelle et autour et ils s'informent minutieusement .sµr le· foyer
où sont hébergés trente internes.
Le comte Sclopis interroge au hasard un garçon, Giuseppe
Vanzino. Il apprend qu'il est de Varese, tailleur de pierres,
orphelin de père. Il réussit encore à savoir, entre deux crises
de larmes du garçon, que sa mère est-en prison.
« Le soir, où vas-tu dormir ? demande le comte un peu
embarrassé.
- Jusqu'à ces derniers jours je dormais dans la maison de
mon employeur, mais maintenant don Bosco m'a accepté
dans sa maison. »
Pallavicini fit le rapport au Sénat. Il est enregistré dans les
Actes officiels du 1er mars. Il dit : « L'institution du distin-
gué et zélé prêtre .Jean Bosco prouve qu'elle est éminemment
religieuse, morale, profitable. Ce- serait- un:.· dommage ·. grave
pour la ville si elle· devait s'arrêter:· ou disparaître ·par ma~-.
que de secours. Notre -commission prie· instamment le minis-_
tère de l'Intérieur de bien vouloir venir efficacement _au
secours d'une œuvre si utilè et avantageuse. »
En lires, ces paroles rapportèrent à don Bosco trois billets
de cent du Sénat et deux billets de mille du· ministre, Urbano
Rattazzi.
Mais les lires (bien reçues et bénies) ne furent pas le béné-
fice principal. En Piémont,. allait éclater une querelle longue
et turbulente entre l'État et l'Église. La visite· et le rapport
des trois sénateurs que don Bosco avait sollicités permettront ·
à l'oratoire de surmonter sans dommage excessif le gros
orage.
218

22.9 Page 219

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L 'archevêque arrêté
En décembre 1849, mille ecclésiastiques et dix mille
citoyens turinois signèrent une pétition, envoyée au Premier
ministre d' Azeglio, dans laquelle on demandait le retour de
l'archevêque Fransoni, encore en exil à Genève.
De longs va-et-vient eurent lieu entre le roi, les mm1stres,
l'archevêque de Gênes, mais en février 1850, Mgr Fransoni
put rentrer à Turin.
C'étaient des jours brûlants. A la Chambre on discutait les
projets de lois présentés par le ministre de la Justice, Sic-
cardi. On voulait abolir quelques anciens privilèges ecclésias-
tiques : le for ecclésiastique (les évêques et les prêtres coupa-
bles de délits communs ne seraient plus jugés par les tribu-
naux ecclésiastiques, mais des tribunaux laïques) ; le droit
d'asile Gusqu'alors la police ne pouvait arrêter des personnes
coupables de délits si elles se réfugiaient dans une église ou
au couvent) ; la possibilité d'augmenter les biens de l'Église.
Le 8 avril, les lois Siccardi furent approuvées par la
Chambre et le Sénat. Le 9, elles furent sanctionnées par le
roi. Dans la ville se déchaînèrent les bandes anticléricales.
Des cortèges se formaient spontanément avec des gens qui
hurlaient : « A bas les prêtres ! Vive Siccardi ! » Le point de
rencontre était l'archevêché. D'abord, il n'y eut que cris et
insultes : « A mort Fransoni ! Dehors le légat pontifical ! »
Puis on y ajouta des pierres. Les carreaux des fenêtres volè-
rent en éclats, en essaya de défoncer le portail d'entrée. Les
escadrons de la cavalerie, sabre au clair, durent intervenir.
Les réactions du clergé furent immédiates. Pie IX, par une
lettre du cardinal Antonelli, protesta vivement. Le nonce
apostolique demanda son passeport et quitta le Piémont. Le
18, l'archevêque expédie à tous les curés une circulaire
secrète : il interdit à tout prêtre de se présenter devant un
tribunal public sans sa permission.
21 avril. La police fait irruption dans l'imprimerie Botta
(où la circulaire a été imprimée), dans les bureaux de poste,
à l'archevêché. La circulaire est séquestrée et jugée « instiga-
tion à la révolte ». Cité devant le tribunal civil et refusant
d'y comparaître, Mgr Fransoni est condamné à 500 lires
d'amende et à un mois de prison. Le 4 mai, à 1 heure de
l'après-midi, il est arrêté et envoyé en forteresse militaire.
Turin vit un moment de graves tensions. L'opposition
catholique est très forte, même si elle est faiblement repré-
sentée au Parlement (pour lequel votent toujours les 2 OJo de
la population). Le commandant, le comte Viallardi, gardien
de la forteresse, reçoit l'archevêque en éclatant en sanglots ;
le commandant général Imperor lui cède son appartement.
219

22.10 Page 220

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De nombreuses délégations demandent au roi de rendre visite
au prisonnier. Don Bosco s'y rend aussi et envoie des délé-
gations de ses jeunes.
A la fin de juillet, la corde entre le gouvernement et
l'archevêque commence ·à se tendre. Pietro Derossi di Santa-
rosa, ministre de l' Agriculture, tombe gravement malade. Il
demande les sacrements. Le curé, de la congrégation des Ser-
vîtes, reçoit de l'archevêque l'ordre d'exiger du malade la
rétractation de l'approbation donnée aux lois Siccardi. Santa-
rosa refuse, il meurt le 5 août sans viatique.
Dans les rues de Turin, les tumultes reprennent. Les Servî-
tes sont expulsés. Le ministre de la Guerre, Alphonse La
Marmora, demande à Fransoni de renoncer à l'archevêché.
Sur son refus, il le fait arrêter par les carabiniers le 7 août
et interner dans le fort de Fenestrelle, près de la froniière
française. De là, l'archevêque sera, le 28 septembre, banni
de l'État.
Des groupes de choc prennent d'assaut les couvents de la
ville. Les Oblats, les Barnabites, les Dominicains doivent se
barricader dans leurs maisons. Le 14 août, un certain Vol-
pato se présente au Valdocco et avertit don Bosco que dans
la soirée l'oratoire sera pris d'assaut lui aussi. Il serait mieux
qu'il s'en aille de suite avec ses garçons.
Don Bosco réfléchit, puis décide de rester. A 4 heures de
l'après-midi, la colonne des manifestations descend vers la
périphérie. Mais parmi les gens (atteste don Lemoyne) il y a
un homme auquel don Bosco a fait du bien. Il arrête les
premiers groupes et dit :
« Ce n'est pas bien d'assaillir l'oratoire. Nous trouverons
seulement des enfants pauvres et un prêtre qui leur donne de
quoi vivre. Don Bosco est du peuple comme nous. Laissons-
le tranquille. »
On discute puis la colonne prend une autre direction.
La nouvelle équipe de quatre
Pendant le grand orage, don Bosco continue de travailler
en silence. Reviglio, Bellia, Buzzetti et Gastini continuent les
« cours accélérés », et ils sont désormais presque au point
pour l'examen de la prise de soutane. Michelino Rua, au
cours de l'été 1850, a terminé ses classes élémentaires chez
les Frères des Écoles chrétiennes et don Bosco ne le perd pas
de vue. Un jour, il l'appelle à l'écart :
« Qu'as-tu l'intention de faire l'année prochaine ?
- Maman a parlé avec le directeur de la Fabrique
d'armes. Ils acceptent que je travaille dans les ateliers ; de
cette manière, je pourrai aider la famille.
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23 Pages 221-230

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23.1 Page 221

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- Moi aussi, j'ai parlé avec quelqu'un. Tes enseignants
m'ont dit que le Bon Dieu t'a donné une belle intelligence et
que ce serait malheureux si tu ne continuais pas tes études.
Tu serais d'accord ?
- Bien sûr. Mais ma mère est pauvre, mon père est mort,
où voulez-vous que j'aille prendre des sous pour les études ?
- C'est moi qui y penserai. Tu demandes seulement à ta
mère qu'elle te laisse commencer les cours de latin. »
Jeanne-Marie, la maman, regarde longuement son garçon
grand et pâle. Elle l'entend parler de don Bosco avec
enthousiasme et répond :
« Je suis contente, Michelino. Mais est-ce que ta santé résis-
tera? Le Seigneur a déjà pris avec lui quatre de tes frères
et tu es encore plus chétif qu'eux. Dis à don Bosco qu'il ne
te tienne pas trop penché sur les livres. »
Comme Michelino habitait à ·peu de distance de l'oratoire
et avait vraiment peu de santé, don Bosco le laissa encore
deux ans chez lui. Mais en novembre 1850, il commença à
l'envoyer à l'école privée du professeur Giuseppe Bonzanino.
Le soir, il lui faisait lui-même des répétitions d'arithmétique
et de système métrique décimal. Aux côtés de Rua se trou-
vaient les jeunes Angelo Savio, Francesia et Anfossi, la
seconde équipe de quatre que don Bosco espérait mener
jusqu'au sacerdoce.
_
Le dimanche, tandis que Buzzetti donnait un coup de
main à don Bosco, Michel Rua et Angelo Savio partaient
pour les oratoires de Vanchiglia et Porta Nuova, où ils
aidaient à la surveillance et au catéchisme.
2 février 1851. Après quatorze mois de « l'école du feu »,
ses premiers quatre garçons ont passé brillamment l'examen
à la curie turinoise. Buzzetti, Gastini, Bellia, Reviglio reçoi-
vent la soutane à l'oratoire. Don Bosco rayonne. Il lui sem-
ble que ses premiers agneaux, en fin de compte, sont en
train de devenir bergers. Il se trompe : de ces quatre jeunes
(qui, le lendemain, commencent les cours de philosophie),
seuls Bellia et Reviglio deviendront prêtres, mais ils ne reste-
ront pas à l'oratoire. Gastini assez vite se découragera et
abandonnera les études. Buzzetti restera avec don Bosco,
mais sans devenir prêtre. Le premier espoir qui trouvera son
plein aboutissement, c'est ce grand garçon pâle qui continue à
vivre avec sa mère, Michelino Rua.
30 000 lires et un peu de vertige
Après la prise de soutane des premiers quatre « petits
clercs », don Bosco pense ·à les loger. On ne peut pas vivre
dans un endroit loué et qui, du jour au lendemain, peut être
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23.2 Page 222

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vendu à d'autres. Un dimanche après-midi, pendant que don
Borel prêchait, il attaque de front Francesco Pinardi :
« Si vous me faites un prix acceptable, j'achète votre mai-
son tout entière.
- Le prix acceptable, je vous le fais. Combien offrez-
vous?
- Je l'ai fait évaluer par un homme sérieux, l'ingénieur
Spezia. Dans l'état actuel, il me dit qu'elle vaut entre 26 et
28 000 lires. Je vous en offre 30 000.
Paiement comptant en une seule fois.
- D'accord.
- Serrez-moi la main. Dans quinze jours nous signons
l'acte notarié. »
Don Bosco lui serre la main : 30 000 lires d'alors corres-
pondent à plus de 50 millions de lires d'aujourd'hui (en
francs français actuels cela fait environ 250 000 F). Où trouver
cet argent en -quinze jours ? Voici ce qu'écrit don Bosco avec
simplicité :
« Alors, commença un beau geste de la Providence. Le soir
même don Cafasso, fait insolite aux jours de fête, vint me
voir et me dit qu'une pieuse personne, la comtesse Casazza-
Riccardi, l'avait chargé de me donner 10 000 lires de la
manière qui me semblerait le mieux servir la gloire de Dieu.
Le jour suivant, arrive un religieux rosminien, qui me con-
sent un prêt de 20 000 lires. » Le prêt était à 4 OJo, mais
jamais l'abbé Rosmini n'insista pour recevoir soit les inté-
rêts, soit le capital. « Les 3 000 lires qui manquaient furent
ajoutées par le chevalier Cotta, dans la banque duquel on
passa l'acte de vente. »
C'était le 19 février 1851. Il est difficile de ne pas voir là
l'intervention de Dieu et il est encore plus difficile, pour don
Bosco, de ne pas aller de l'avant sur la même voie.
La « Portioncule » salésienne1
Un soir de ce même mois, pendant que maman Marguerite
raccommode les vêtements des enfants qui dorment, il mur-
mure comme en lui-même:
« Et maintenant, je veux bâtir une belle église en l'hon-
neur de saint François de Sales. »
Le fil et l'aiguille tombent des mains de Marguerite :
« Une église ! Mais où vas-tu prendre l'argent ? Nous ne
réussissons déjà pas à donner du pain et des habits à ces
1. La « Portioncule » (petit domaine) est la première maison de l'ordre de saint
François d'Assise, devenue par la suite un sanctuaire, près d'Assise.
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23.3 Page 223

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pauvres gosses et tu parles d'une nouvelle égfise. J'espère
que tu y réfléchiras deux fois et que tu te mettras bien
d'accord avec le Bon Dieu avant de t'embarquer dans une
histoire pareille.
- Maman, si vous aviez de l'argent, vous me le donne-
riez?
- C'est sûr, mais je n'ai plus rien.
- Et Dieu qui est meilleur et plus généreux que vous ne
me le donnera pas ? »
Comment voulez-vous « discuter » avec un fils pareil ?
D'autre part, don Bosco avait de bonnes raisons : la cha-
pelle Pinardi avait été agrandie mais les garçons n'y tenaient
pas parce qu'elle était à trois niveaux. De plus, « comme
pour y entrer il fallait descendre deux marches, écrit don
Bosco, l'hiver et· par temps pluvieux nous étions inondés,
tandis que l'été nous étions suffoqués par )a chaleur et· les
odeurs fortes ».
Le dessin, il le fit exécuter par le chevalier Blanchier,
l'entrepreneur fut Federico Bocca.
« Je vous avertis, lui dit en riant don Bosco, que quelque-
fois je n'aurai pas l'argent pour vous payer.
- Alors, on ira plus lentement dans le travail.
- Non, non ! Je veux au contraire que nous allions vite
et que dans un an l'église soit terminée. »
Federico Bocca hausse les épaules :
« Alors, nous- irons vite, mais voùs aussi allez-y vite, avec
les sous. »
Les fondations creusées, rappelle don Bosco, la bénédiction
de la première pierre fut faite le 20 juillet 1851. Le chevalier
Giuseppe . Cotta, - un· des plus . grands bienfaiteurs. de don
Bosco la posa. Michel Rua lut le· compliment de remercie-:-_
ment. Un orateur célèbre, le Père Barrera prononça le <lis-
cours. · En général, on exagère toujours dans ces circonstan-
ces ; on cherche des comparaisons qui fassent de l'effet.
Barrera ·plaça lui aussi sa belle comparaison, mais il ne réussit
pas à exagérer. Il dit : « Cette pierre est le grain de sénevé..
Elle croîtra comme un arbre près duquel beaucoup d'enfants
viendront s'abriter. »
Les .sous furent le grand·· casse:-tête. Don Bosco frappa à
toutes les portes connues et à beaucoup d'autres, m3is il
réussit à réunir un maximum de 35 000 -lires. Il en manquait
30 000.
L'évêque de Biella, Mgr Losana, envoya une circulaire à
tous ses paroissiens. Il rappelait « tous les garçons maçons
de Biella » aidés par l'oratoire. Il demanda une collecte spé-
ciale un dimanche. Don Bosco en espérait beaucoup, mais le
résultat fut maigre : 1 000 lires.
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23.4 Page 224

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Les garçons aussi l'aidaient comme ils pouvaient. Don
Giovanni Turchi se souvenait : « Les murs de la nouvelle
église allaient à la hauteur des vitraux mais moi et mes com-
pagnons nous étions occupés à passer les briques sur les
échafaudages. »
Pour réunir ces bienheureuses 30 000 lires qui manquent,
don Bosco se jette pour la première fois dans l'aventure
d'une loterie publique. Il rappelle : « On recueillit 3 300
dons. Le Pape, le roi, la reine-mère et la reine consorte se
signalèrent par leurs offrandes. » Les lots furent exposés
publiquement dans une vaste salle derrière l'église de Saint-
Dominique. La liste des prix fut illustrée par un volumineux
dépliant.
La vente des billets occasionna beaucoup d'humiliations à
don Bosco. Mais la 'somme reçue fut vraiment importante :
26 000 lires nettes. Depuis cette expérience, quand il se trou-
vera en difficulté, don Bosco pensera à une loterie. Dans les
dernières lettres de sa vie, écrites d'une main devenue trem-
blante, il recommandera encore « d'accepter un carnet de bil-
lets pour ma loterie ».
L'église fut consacrée le 20 juin 1862. Elle est encore là, à
l'extrémité de la maison Pinardi, un peu écrasée par
l'immensité de la basilique de Marie-Auxiliatrice qui arrive à
trois mètres de sa porte. C'est la « Portioncule » salésienne.
Entre ces murs, pendant seize années (de juin 1852 à juin
1868) battit le cœur de l'œuvre de don Bosco.
Le très jeune saint Dominique Savio venait là pour prier.
Devant le petit autel de la Madone, à droite, il s'est consa-
cré à Elle. Dans cette église, servirent Michel Magon, le
gamin de Carmagnola, et François Besucco, le jeune garçon
de l'Argentera qui en i863 réédita la bonté héroïque de
Dominique Savio.
Don Michel Rua a dit ici sa première messe. Pendant qua-
tre ans, plusieurs fois par jour, maman Marguerite, toujours
plus vieille et fatiguée fréquenta cette église. Elle trouvait ici
le courage de recommencer tous les jours à travailler pour
les enfants pauvres.
Le diable, peut-être
« Avec la nouvelle église, note don Bosco, on pouvait
donner la possibilité aux plus jeunes qui le désiraient de par-
ticiper aux offices et aussi aux cours du soir et du jour (la
chapelle Pinardi, l'église et la sacristie nouvelles étaient utili-
sées toute la journée comme salles d'études). Mais comment
faire face à la multitude de pauvres enfants qui, sans cesse,
demandaient à être hébergés ? » Il conclut tranquillement :
224

23.5 Page 225

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« A ce moment d'extrême besoin, la décision fut prise de
bâtir une nouvelle aile de bâtiment. »
L'automne était déjà avancé, mais on y_ alla à toute
vitesse ; rapidement on arriva au toit. Mais alors commença
le mauvais temps : « Ce fut le déluge pendant plusieurs jours
et plusieurs nuits ; l'eau ruisselait et emportait le ciment frais
et détrempé, ne laissant que les briques et les pierres lavées.
Vers le milieu de la nuit du 2 décembre, écrit toujours don
Bosco, on entendit un craquement violent qui devint de plus
en plus fort et effrayant. C'étaient les murs qui s'écroulaient
avec fracas. »
Aux garçons terrifiés, don Bosco dit :
« C'est une blague du diable. Mais avec l'aide de Dieu et
de la Madone nous rebâtirons tout. »
Le diable avait fait sa part, mais l'économe don Giraudi
qui put examiner les restes de ces murs affirme qu'ils étaient
bourrés de pierres et de sable de rivière. La chaux était
insuffisante. Don Bosco voulait économiser sur les dépenses
et l'entrepreneur voulait lui aussi gagner encore quelque
chose ...
La perte de don Bosco fut de 10 000 lires. Les travaux
purent être repris au printemps et l'édifice terminé en octo-
bre 1853. « Nous trouvant dans un extrême besoin de
locaux, écrit don Bosco, nous nous sommes hâtés de l'occu-
per. Classes, réfectoire, dortoir purent s'organiser et se met-
tre en place et le nombre des internes fut porté à 65. »
225

23.6 Page 226

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29
Et Dieu envoya un chien
Le 17 février et le 29 mars 1848, Charles-Albert avait con-
cédé la « parité des droits civils » aux protestants et aux
juifs qui, jusqu'alors, n'avaient été que tolérés.
Les catholiques pensaient que les protestants, ayant obtenu
l'équivalence des droits, allaient rester tranquilles. Au con-
traire, on s'aperçut avec inquiétude que ia secte des Vaudois
s'apprêtait à déchaîner une véritable campagne de prosély-
tisme.
Elle imprime trois journaux : La Bonne Nouvelle, La
Lumière évangélique, Le fanfaron piémontais. Elle édite et
vend à bon marché des livres de propagande et organise des
cycles de conférences.
C'est la première rencontre avec le « pluralisme ». Les
catholiques piémontais s'indignent mais ne savent rien faire
de mieux. « Confiants dans les lois civiles qui, jusqu'alors,
les avaient protégés et défendus, écrit don Bosco, ils possé-
daient seulement quelques journaux, quelques ouvrages cultu-
rels. Aucun périodique, aucun livre à mettre entre les mains
du petit peuple. »
Les évêques piémontais se réunirent en 1849 à Villanovetta
(Saluzzo). « S'indigner ne sert à rien, conclurent-ils. Il faut
réagir, s'engager dans la presse et dans la prédication. »
Les résultats concrets des réunions furent la publication de
la Collection des bons livres (septembre 1849), du journal La
Cloche (mars 1850) et des Lectures catholiques (mars 1853).
Ces dernières (une série de petits livres alertes) furent ima-
ginées par don Bosco et spécialement soutenues par l'évêque
d'Ivréa. Le programme expliquait l'intention des éditeurs :
1° Les livres seront écrits en style simple, d'allure popu-
laire, et contiendront des sujets qui regardent uniquement la
religion catholique.
2° Chaque mois, on publiera un fascicule de 100 à 108
pages. Abonnement annuel : 1,80 lire.
226

23.7 Page 227

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Pas de dialogue mais mur contre mur
Les six premiers numéros furent rédigés par don Bosco. Ils
sortirent entre mars et août 1853 sous le titre général : Le
catholique instruit de sa religion.
Don Bosco rappelle en souriant que pour les premiers six
fascicules il essaya de trouver un évêque qui lui donnât
l'« approbation ecclésiastique ». Le vicaire général de Turin
lui répondit : « Je n'ai pas envie de mettre ma signature en
bas de ce papier. Vous défiez et vous attaquez de front vos
ennemis. » Don Bosco avait écrit avec la fermeté de
quelqu'un qui part en guerre. Il n'avait aucune idée de ce
qu'était le « dialogue ». Son style était celui d'un « mur qui
parle à un mur ». Il fallait sauver les jeunes et les gens pour
l'Église, pour Dieu, pour la vie éternelle et, pour cela, lutter,
se battre, s'opposer par tous les moyens « au torrent qui
essaie d'entraîner dans ses ondes corrompues la société et la
religion ».
Au souvenir de la faillite de L'ami de la jeunesse, don
Bosco éprouvait une certaine appréhension. Les Lectures
catholiques furent au contraire accueillies avec une très large
satisfaction par un nombre extraordinaire de lecteurs. « Mais
ce fut le point de départ des éclats de colère des protes-
tants. »
Les pasteurs vaudois Bert, Meille, et Pugno, de l'Église
évangélique, descendirent au Valdocco. Ils cherchaient à con-
vaincre don Bosco d'interrompre les Lectures ou au moins
d'en modérer le ton. Ils n'obtinrent rien.
« Un dimanche soir du mois de janvier me furent annon-
cés deux messieurs. Ils entrèrent et me complimentèrent :
"Monsieur l'abbé, vous êtes doté d'une grande qualité :
celle de vous faire comprendre et lire par le peuple. Vous
devriez vous consacrer à l'histoire, la géographie, la physi-
que. En revanche, il faudrait laisser de côté les Lectures
catholiques : ce sont des sujets cent fois rabâchés.
- C'est vrai, ils ont déjà été traités dans des ouvrages
culturels, mais personne ne les a mis à la portée du peuple.
- Nous sommes prêts à vous aider financièrement si vous
entreprenez un ouvrage d'histoire (ils me tendirent quatre bil-
lets de mille) et interrompez ce travail inutile.
- Si c'est un travail inutile, à quoi bon dépenser de
l'argent pour me le faire abandonner? Vous voyez, en deve-
nant prêtre, je me suis consacré au bien de l'Église et des
gens pauvres, et je suis décidé à continuer, y compris en
écrivant et imprimant les Lectures catholiques.''
Le ton changea. Les voix se firent menaçantes :
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23.8 Page 228

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"Vous avez tort. Si vous sortez d'ici, êtes-vous sûr d'y
revenir?''
Je me levai. J'ouvris la porte du bureau.
"Buzzetti, dis-je, reconduis ces messieurs jusqu'au por-
tail''. »
Du vin et des châtaignes
En sortant, ces « messieurs » avaient murmuré : « On se
reverra. » Don Bosco, dans le dernier chapitre de ses Souve-
nirs, explique comment « ils se firent revoir », et commente
« Il semblait qu'il y eût un complot contre moi ». Nous rap-
portons son récit, en le résumant là où cela nous semble
nécessaire.
« Un soir, pendant que je faisais la classe, deux hommes
vinrent me chercher d'urgence : à l'auberge du Cœur d'Or
(34, rue Cottolengo) il y avait un moribond. J'y allai mais
je voulus être accompagné de quelques garçons parmi les
plus grands, malgré leurs efforts pour m'empêcher d'y aller.
Arrivés au Cœur d'Or on me conduisit dans une salle du
rez-de-chaussée où de joyeux compères étaient en train de
manger des châtaignes. Ils voulaient que je me serve et que
je mange avec eux. Je refusai.
"Vous boirez bien un verre de notre vin. Une gorgée ne
vous fera pas de mal."
Ils servirent du vin à tout le monde, mais quand ce fut
mon tour, l'un d'entre eux s'en alla maladroitement chercher
une autre bouteille. Je pris le verre, je dis : "A votre santé",
et je le reposai sur la table.
"Ne faites pas ça, ce n'est pas bien.
- C'est une insulte.
- Mais je n'ai pas envie de boire."
Alors ils devinrent menaçants :
"Il n'y a rien à faire ; il faut boire !"
L'un m'empoigne l'épaule gauche, l'autre l'épaule droite :
"Il doit boire, de gré ou de force.
- Si vous voulez absolument que je boive, laissez-moi au
moins les bras libres, dis-je en m'arrachant de leurs mains.
Et comme moi-même je ne veux pas boire ce verre, je vais
le donner à l'un de mes jeunes qui le boira à ma place."
· En disant ces mots, je fis un grand pas vers la porte, que
j'ouvris toute grande en invitant les garçons à entrer. »
A la vue de ces grands garçons, ils changèrent de ton. Ils
s'excusèrent et dirent que le malade se confesserait le lende-
main. « Une personne amie fit enquête et me rapporta que
quelqu'un leur avait payé un dîner à condition qu'ils me fas-
sent boire du vin qu'il avait préparé pour moi. »
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23.9 Page 229

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Ils allaient me faire ma fête
« Les attentats que je raconte ont l'air d'être des inven-
tions et pourtant ils sont réels et eurent de nombreux
témoins.
Un dimanche soir de septembre, je fus appelé d'urgence
dans la maison Sardi, voisine du Refuge, po_ur confesser une
malade en danger de mort. J'invitai quelques-uns des plus
grands à me suivre : je commençais à me méfier de tout le
monde. Quelques garçons restèrent au pied de l'escalier ;
Joseph Buzzetti et Hyacinthe Arnaud montèrent à l'étage
avec moi, près de la porte de la malade.
J'entrai et je vis une- femme haletante comme si elle allait
rendre le dernier soupir. Je priai les quatre personnes pré-
sentes de s'éloigner pour que je la confesse.
''Avant de me confesser, crie la vieille, je veux que ce
bandit me demande pardon.
- Je ne t'ai rien fait.
- Silence ! crie un troisième en sautant sur_ ses pieds.''
Il s'ensuit une bagarre furieuse et avant qUe j'aie compris
de quoi il retourne, quelqu'un éteint la lumière et une pluie
de coups de bâtons s'abat dans ma direction. J'eus tout
juste le temps d'attraper une chaise et de l'élever au-dessus
de ma tête en me précipitant vers la porte. Les coups de
bâtons qui devaient faire ma fête brisèrent la chaise. Un
coup seulement me frappa le pouce de la main gauche,
m'arrachant l'ongle et la moitié de la phalange. Je retournai
à la maison au milieu de mes jeunes. »
« Il semblait, remarque don Bosco, que tout fût arrangé
pour me faire cesser de calomnier les protestants. »
« Le Gris»
« Les mauvais tours fréquents dont j'étais l'objet m'encou-
ragèrent à ne pas aller à Turin ni à en revenir seul (entre
l'oratoire et la ville il fallait alors traverser un long espace
de terrain non cultivé encombré de buissons et d'acacias).
Un soir où je rentrais seul à la maison dans l'obscurité,
non sans une certaine panique, je fus accosté par un gros
chien qui, à première vue, m'épouvanta. Mais en le caressant
comme si j'avais été son maître, nous fûmes rapidement des
amis et il m'accompagna jusqu'à l'oratoire. Cela se reprodui-
sit plusieurs fois. Je peux dire que "le Gris" (don Bosco
l'appela il Grigio : le Gris, 'l Gris en piémontais) m'a rendu
de sérieux services. En voici quelques-uns. -
Vers la fin de novembre 1854, je revenais seul de la ville
par une soirée de nuages et de pluie. Tout à coup, je me
229

23.10 Page 230

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rendis compte que deux hommes marchaient pas très loin
devant moi. Ils accéléraient ou ralentissaient le pas selon que
j'accélérais ou ralentissais moi-même. J'essayai de repartir en
arrière, mais il était trop tard. En deux sauts ils furent sur
moi et, sans un mot, me jetèrent un manteau sur la tête.
Alors apparut le Grigio. En aboyant il lança ses pattes de
devant sur le visage du premier et mordit l'autre ; ils se
mirent à crier :
''Appelez ce chien !
- Je l'appelle si vous me laissez tranquille.
- Appelez-le tout de suite !'' imploraient-Us.
Le Grigio continuait à hurler comme un loup enragé. Ils
s'enfuirent et le Grigio, marchant à côté de moi, m'accom-
pagna jusqu'à la maison.
Tous les soirs où je n'étais pas accompagné, lorsque
j'abordais la zone des taillis, je voyais arriver le Grigio. Les
jeunes de l'oratoire le virent souvent entrer dans la cour. Un
jour, effrayés, deux garçons voulurent l'attaquer avec des
cailloux, mais Joseph Buzzetti intervint :
"Laissez-le tranquille, c'est le chien de don Bosco."
Alors ils commencèrent à le caresser et l'accompagnèrent
au réfectoire où je dînais avec quelques abbés et ma mère.
On le regardait avec effroi ; je dis :
"N'ayez p_as peur, c'est mon Grigio, laissez-le venir."
De fait, accomplisant un large tour de la table il s'appro-
cha de moi tout joyeux. Je lui offris de la soupe, du pain,
de la nourriture, mais il refusa tout. Il appuya la tête sur la
nappe comme pour me dire bonsoir et se laissa conduire vers
la porte par les jeunes. Je me rappelle que, ce soir-là, j'étais
arrivé tard à la maison et un ami m'avait amené dans sa
voiture. »
Carlo Tomatis qui fréqu~ntait l'oratoire ces années-là
raconte : « C'était un chien d'une taille vraiment extraordi-
naire. Souvent, maman Marguerite en le voyant s'exclamait :
"Oh ! la vilaine grosse bête !" Il avait une gueule comme
celle d'un loup, le museau allongé, les oreilles droites, le poil
gris, haut de un mètre. »
Un soir, témoigne Michel Rua qui vit le Grigio deux fois,
don Bosco devait sortir pour des raisons urgentes, mais il
trouva le chien allongé sur le seuil. Il chercha à l'éloigner, à
l'enjamber, mais le Grigio grognait à chaque fois et le
repoussait en arrière. Maman Marguerite, qui maintenant
connaissait la bête, 'dit à son fils :
Se t'veuli nen scouteme mi, scouta a/men '/ can; seurt
nen. « Si tu ne' veux pas m'écouter, écoute au moins le
chien ; ne sors pas. »
230'

24 Pages 231-240

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24.1 Page 231

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Le lendemain, don Bosco apprit qu'un individu mal inten-
tionné, armé d'un pistolet, l'avait attendu à un tournant.
Don Bosco eut plusieurs fois envie de savoir d'où venait
ce chien. Il ne put rien trouver. En 1872 encore, la baronne
Azelia Fassati lui demanda ce qu'il pensait de ce chien, et
don Bosco sourit en répondant :
« Dire que c'était un ange ferait rire. Mais on ne peut pas
dire non plus que c'était un chien ordinaire. »
Dormir chez le cordonnier
Dans la journée, don Bosco travaille pour ses garçons, va
de tous côtés pour chercher de l'argent, confesse et prêche
dans de nombreuses institutions de la ville. La nuit, il prend
plusieurs heures sur son sommeil pour réparer vêtements et
chaussures, pour écrire ses livres. L'envie de dormir s'accu-
mule et le sommeil le prend à l'improviste.
Après le repas de midi, rappelle Jean Cagliero, il s'endor-
mait ·quelquefois tout d'un coup, assis sur sa chaise, la tête
inclinée sur la poitrine. Ceux qui se trouvaient là se reti-
raient doucement sur la pointe des pieds pour ne pas le
réveiller.
Pour lui, c'est l'heure la plus pénible de la journée ; alors,
il sort, va faire ses courses en ville, visite les bienfaiteurs
pour leur demander de l'aide. « Je reste éveillé en mar-
chant », disait-il en souriant. Mais il ne réussissait pas tou-
jours.
Un après-midi, il se trouve sur la place devant l'église de
la .Consolata, saisi par une telle envie de dormir qu'il ne sait
plus ni où il est ni où il va. Tout près, il y a une boutique
de cordonnier, don Bosco entre et demande au cordonnier de
le laisser dormir sur une chaise pendant quelques minutes.
« Entrez, entrez, Révérend. Cela m'ennuie, mais je vais
vous déranger avec mes coups de marteau.
- Non, vous ne me dérangerez pas. »
Il s'assied près d'un petit établi et dort de 14 h 30 à 17
heures. En se réveillant, il regarde autour de lui, voit
l'heure.
« Oh ! pauvre de moi ! Pourquoi ne m'avez-vous pas
réveillé ?
- Mon cher, répond le brave homme, vous dormiez si
bien que cela aurait été un péché de vous réveiller. Ah !
moi, je voudrais dormir comme ça ! »
231

24.2 Page 232

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30
Une demi-douzaine d'ateliers
Dans les archives de la congrégation salésienne, on con-
serve deux documents précieux : un contrat « d'apprentis-
sage » sur papier libre, daté de novembre 1851, et un autre
contrat, aussi « d'apprentissage », sur papier timbré à 40
centimes, à la date du 8 février 1852. L'un et l'autre sont
signés par un employeur, un apprenti et don Bosco.
Voici les éléments essentiels du premier :
« En fonction du présent acte privé établi dans la maison
de l'oratoire de Saint-François-de-Sales, il est convenu que :
1. Monsieur Carlo Aimino accepte comme apprenti dans
son métier de verrier le jeune Giuseppe Bordone natif de
Biella, promet et prend l'engagement de lui apprendre ce
métier dans un délai de trois ans ; de lui donner pendant la
durée de son apprentissage les renseignements nécessaires et
les meilleures méthodes concernant son métier ainsi que les
conseils opportuns relatifs à sa bonne conduite ; de le corri-
ger, en cas de faute, par des paroles et pas autrement ; et
s'engage à le maintenir sans interruption dans les travaux
relatifs à son métier à rexclusion des autres, en prenant soin
de ne pas dépasser ses forces.
2. Ledit maître devra laisser entièrement libres tous les
dimanches et jours de fête de rannée à l'apprenti.
3.Ledit maître s'engage à payer à l'apprenti une lire par
jour la première année, une lire cinquante la deuxième, deux
lires la troisième ; quinze jours de vacances lui seront accor-
dés chaque année.
5. Le jeune Giuseppe Bordone promet, pendant le temps
de son apprentissage, de travailler au service du maître son
patron avec empressement, assiduité, et application ; d'être
docile, respectueux et obéissant.
7. Le directeur de l'oratoire promet de prêter assistance
pour ce qui regarde la bonne conduite de l'apprenti. »
Le doigt sur de nombreuses plaies
Dans ce texte, don Bosco met le doigt sur de nombreuses
plaies. Quelques patrons exploitaient les jeunes apprentis
232

24.3 Page 233

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comme serviteurs ou marmitons ; don Bosco les oblige à les
employer uniquement dans leur métier. Les patrons frap-
paient et don Bosco exige que les corrections soient faites
seulement en paroles. Il se préoccupe de leur santé, du repos
dominical et des congés annuels. Il exige un salaire « pro-
gressif » puisque la troisième année d'apprentissage était pra-
tiquement une année de rendement normal.
Le second contrat, timbré aux armes royales, commence
par ce préambule : « Convention entre monsieur Giuseppe
Bertolino, maître menuisier demeurant à Turin, et le jeune
Giuseppe Odasso, né à Mondovi, en présence du Révérend
Père Giovanni Bosco et avec l'assistance et la caution du
père du jeune, Vincent Odasso, né à Garesio, domicilié dans
cette capitale. »
Le texte est presque la copie du premier, sauf sur un point
important. Don Bosco engage l'employeur à se comporter
non pas comme « un patron » mais comme « un père». On
lit dans l'article premier :
« Monsieur Giuseppe Bertolino, maître menuisier... s'engage
à donner au jeune Giuseppe Odasso pendant la durée de son
apprentissage. .. relativement à sa conduite morale et civile,
les avis salutaires opportuns que donnerait un bon père à son
propre fils ; à le corriger amicalement à l'occasion de ses
fautes, en n'utilisant que les reproches nécessaires pour le
corriger sans jamais exercer sur lui de mauvais traitements. »
Don Bosco ne fut pas l'inventeur des contrats d'apprentis-
sage. L'Œuvre de la mendicité instruite (fondée en 1774) uti-
lisait ces contrats depuis longtemps. Mais les deux contrats
signés par Don Bosco restent parmi les plus anciens conser-
vés à Turin. Il est sans doute permis de penser (au moins
jusqu'à ce que de nouveaux documents le démentent) qu'en
dehors de l'Œuvre de mendicité et don Bosco, presque per-
sonne ne se préoccupait de la défense des apprentis~
Les parents, presque toujours pauvres et ignorants n'y
pensaient pas, pas plus que les autorités civiles qui, alignées
sur les doctrines libérales, admettaient que les jeunes fussent
exploités selon les lois de « la libre concurrence ».
Tout seul et désarmé dans les mains du patron
Au début, la « maison de l'oratoire » (que don Bosco
appelle asile et que nous appellerons foyer pour nous confor-
mer aux termes actuels) accueille spécialement les jeunes tra-
vailleurs. Après le premier garçon du Val Sesia, échoué dans
la cuisine de maman Marguerite un jour de pluie, après Buz-
zetti et Gastini, chaque année il en arrive une douzaine. Les
uns y passent trois ans, les autres deux mois, d'autres toute
233

24.4 Page 234

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la vie. A partir de 1856 seulement, les étudiants constituèrent
la majeure partie des pensionnaires.
La préférence accordée aux jeunes travailleurs est motivée
par leur condition misérable. Les édits royaux de 1844 qui
ont aboli les corporations, ont laissé tomber l'ouvrier, spé-
cialement le jeune ouvrier, tout seul et désarmé dans les
mains du patron. Charles-Albert a concédé avec peine la
création des « sociétés d'assistance » auxquelles les libéraux
aussi sont opposés.
Don Bosco confie ses garçons aux patrons, les protège- par
de bons contrats, va les voir dans les boutiques chaque
semaine comme « responsable devant la famille ». Si le
patron ne respecte pas les accords, ·n retire l'apprenti.
En 1853, quand le nouvel édifice est construit, il décide de
lancer dans sa propre maison les premiers ateliers. Deux rai-
sons l'y poussent : « l'inconduite et l'irréligion » que les gar-
çons rencontrent chez les ouvriers adultes des boutiques et
l'aide que les ateliers intégrés de cordonniers, de tailleurs, de
typographes, pourront apporter à l'oratoire.
Deux établis pour commencer
A l'automne de 1853, don Bosco ouvre l'atelier des cor-
donniers et des tailleurs. Celui des cordonniers est placé dans
le local extrêmement étroit qui sert alors de mini-sacristie de
la chapelle Pinardi, près du clocher : deux établis et quatre
tabourets. Don Bosco est le premier moniteur : il s'assied
devant l'établi et donne des coups de marteau sur une
semelle devant quatre garçons. Ensuite il leur apprend à
manier l'alêne et le ligneul. Quelques jours après, il cède la
place de moniteur à Domenico Goffi, le concierge de 1•ora-
toire.
Les tailleurs sont installés dans la cuisine, tandis que les
marmites et les fourneaux sont transportés dans le nouveau
bâtiment. Les premiers moniteurs des tailleurs sont maman
Marguerite et encore don Bosco qui apprend à coudre et à
tailler comme il l'a appris de Giovanni Roberto, à Castel-
nuovo.
Dans les premiers mois de 1854, presque en s'amusant, il
ouvre le troisième atelier : la reliure des livres. Aucun de ses
garçons ne connaît ce métier. Un jour, entouré de jeunes, il
étale sur une table les feuilles imprimées de sa dernière bro-
chure, Les anges gardiens. Puis, il pointe le doigt vers un
garçon:
« Tu vas faire le relieur !
- Moi ? Mais je ne sais même pas ce que c'est.
- Facile. Viens ici. Tu vois ? Ces grandes feuilles s'appel-
234

24.5 Page 235

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lent des "signatures". Il faut les plier en deux, puis encore
en deux, puis encore en deux et encore une fois en deux.
Vas-y ! Essayons ! »
Avec l'aide des autres garçons qui entourent la table, tou-
tes les feuilles sont pliées. Don Bosco met les signatures les
unes sur les autres.
« Voilà, le livre est fait. Maintenant, il faut le coudre. »
On appelle à l'aide maman Marguerite et, avec une forte
aiguille et quelques piqûres aux doigts, on y arrive. La colle
pour attacher la couverture, c'est un peu de farine blanche
mêlée d'eau.
Il restait à faire une opération : rogner la tranche du livre.
Comment faire ? Autour de la table, les garçons donnent des
avis différents : utiliser des ciseaux, un couteau, une râpe.
Don Bosco va à la cuisine et prend le hachoir d'acier qui
sert à couper menu les oignons et le persil. En quelques
coups secs il tranche le bord des feuilles. Les garçons rient ;
don Bosco aussi ; mais l'atelier est « inauguré » et fut orga-
nisé dans une salle du nouveau bâtiment.
Une année pour obtenir la typographie
Vers la fin de 1856 on inaugure le quatrième atelier : la
menuiserie. Cela devient immédiatement une chose sérieuse.
Un bon groupe de garçons est retiré des usines de la ville et
installé dans une vaste salle pourvue d'établis, d'outils, de
réserve de bois. Monsieur Corio est le premier chef de tra-
vaux.
Le cinquième atelier, le plus attendu, fut celui de la typo-
graphie. Don Bosco dut se battre pendant presque une année
pour obtenir l'autorisation préfectorale, accordée le
31 décembre 1861. Le travail commença sous les ordres du
contremaître Andrea Giardino et avec l'assistance de Joseph
Buzzetti.
Nous ne savons pas exactement quel jour la typographie a
commencé à fonctionner, mais les jeunes ouvriers eux-mêmes
firent part de l'événement à leurs bienfaiteurs par une circu-
laire imprimée.
Le premier livre sorti des presses de la « Typographie de
l'oratoire de Saint-François-de-Sales » fut une brochure du
chanoine C. Schmid : Théophile ou le jeune ermite, récit
divertissant. Il était édité comme un fascicule des Lectures
catholiques de mai 1862. Ensuite, les Lectures catholiques
furent toujours imprimées à la « typographie de l'oratoire »,
sauf quelques exceptions.
Les débuts furent modestes : deux presses que les garçons
faisaient tourner à la force des poignets. Mais, du vivant de
235

24.6 Page 236

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don Bosco, cette imprimerie devint importante et moderne,
rivalisant avec les meilleures de la- ville : quatre presses,
douze rotatives _à moteur, stéréotypie pour les clichés, fonde-
rie de caractère, calcographie.
En 1862, don Bosco ouvre son sixième et dernier atelier,
la forge, aïeule: des ateliers actuels de mécanique.
Quatre routes pour trouver la meilleure
Pour faire ·marcher ses ateliers, don Bosco se heurte à
beaucoup de difficultés et essaie successivement plusieurs for-
mules.
D'abord, il embauche des contremaîtres avec un salaire
normal. Résultat : ils s'occupent des travaux mais pas du
progrès des élèves ni du bon fonctionnement de l'atelier.
Deuxième formule : aux contremaîtres est laissée leur
entière responsabilité y compris le souci de trouver des com-
mandes de travail comme s'ils avaient été des patrons. Résul-
tat : les garçons traités comme des manœuvres sont sous-
traits à l'autorité du directeur.
Troisième essai. Don Bosco assume la responsabilité
entière, morale et administrative des ateliers, laissant unique-
ment aux contremaîtres la formation professionnelle des
apprentis. Encore un résultat négatif : craignant d'être dépas-
sés par les meilleurs élèves, les moniteurs enseignent peu, les
laissent paresser.
La bonne formule, don Bosco la trouve quand il réussit à
former des chefs d'atelier complètement attachés à lui : les
coadjuteurs salésiens, religieux comme les séminaristes et les
prêtres, mais consacrés aux écoles professionnelles.
« Qui n'est pas vraiment pauvre
n'est pas à sa place dans cette maison ~
Le foyer de l'oratoire ne doit pas devenir une « fabrique
d'ouvriers », mais une véritable maison d'éducation. Pour
cela, pendant l'année scolaire 1854-1855, don Bosco imagine
un premier « règlement » qui détermine la physionomie de
l'œuvre pour les jeunes artisans (dans un appendice du règle-
ment, il est question des jeunes étudiants).
Le jeune artisan, pour être admis, doit avoir entre douze
et dix-huit ans, être « orphelin de père et de mère, totale-
ment pauvre et abandonné ». « S'il a des frères ou des
oncles qui peuvent assumer son éducation, sa place n'est pas
à l'oratoire. »
Le règlement présente aux garçons « les personnes auxquel-
236

24.7 Page 237

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les chaque enfant devra être soumis et qui seront considérées
comme les supérieurs de la maison ». Ce sont le directeur
(responsable des devoirs de chacun et de la moralité des
enfants de l'oratoire), le préfet ou économe, le catéchiste ou
directeur spirituel (il a la charge de pourvoir aux besoins spi-
rituels des jeunes), l'assistant (distribue la nourriture, est pré-
sent à table, dans les ateliers, dans les dortoirs).
Il recommande comme vertus fondamentales la piété
envers Dieu, le travail, l'obéissance aux supérieurs, l'amitié
envers les camarades, le respect des bonnes mœurs. Il donne
des règles sur le comportement à la maison et à l'extérieur.
Il cite « trois fautes à éviter impérativement » : le blas-
phème, l'indécence, le vol. Il déclare « choses vigoureusement
interdites » le fait de garder de l'argent, de faire des jeux
dangereux, de fumer, de sortir pour aller manger chez des
parents ou des amis.
L'horaire prévoit un lever matinal, la messe avec les priè-
res et le chapelet, le petit déjeuner et le travail. On se
retrouve pour le repas de midi et la grande récréation du
milieu du jour. Ensuite, on reprend le travail. Dans la soi-
rée, sont prévus les devoirs scolaires. La journée se termine
avec les prières du soir et quelques mots de don Bosco à
toute la famille : le « mot du soir ».
Chaque mois, les jeunes sont invités à une courte reprise
spirituelle (l'exercice de la bonne mort), et chaque année à
une brève période d'exercices spirituels.
Sur le plan religieux, don Bosco fut toujours moins exi-
geant avec les travailleurs qu'avec les jeunes étudiants. Mais
voyant parmi les apprentis des garçons d'une spiritualité
remarquable, il favorise en 1859 la création de la Compa-
gnie de Saint-Joseph : groupement qui devait rassembler les
meilleurs et les former à un approfondissement de leur vie
chrétienne et apostolique.
237

24.8 Page 238

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31
Étudiants en capotes militaires
ter novembre 1851. Don Bosco arrive dans son pays, Castel-
nuovo d'Asti. Il doit assurer le soir, à l'église, le sermon
de l'office des défunts. Parmi les enfants de chœur se trouve
un petit garçon qui l'accompagne vers la chaire et reste à le
regarder bouche bée pendant tout le temps du sermon. Et
don Bosco remarque qu'il continue à l'observer en silence
quand ils sont revenus à la sacristie. Il l'interpelle :
« On dirait que tu as quelque chose à me dire, pas vrai ?
- Si, monsieur. Je veux aller à Turin avec vous pour étu-
dier et devenir prêtre.
- Bien. Alors dis à ta maman de venir après le dîner au
presbytère. »
Ce garçon s'appelle Giovanni Cagliero ; il est orphelin de
père. La maman arrive avec Giovanni après le dîner :
« Donc, plaisante don Bosco, c'est vrai Teresa que vous
voulez me vendre votre· fils ?
- Ah, non ! répond en riant la dame. Ici, chez nous, ce
sont les veaux que nous vendons. Les garçons, on les offre
en cadeau.
- C'est encore mieux. Préparez-lui un peu de linge et
demain je l'emmène avec moi. »
Le lendemain, à l'aube, Giovanni Cagliero est à l'église. Il
sert la messe à don Bosco, prend le petit déjeuner avec lui,
embrasse sa mère et, son petit paquet sous le bras, s'écrie
avec impatience :
« Alors, don Bosco, on y va ? »
« A dormir dans la corbeille à gressins »
Ils firent à pied la longue route. En fait, Giovanni la par-
courut deux fois parce que tout en parlant avec don Bosco,
il courait devant, chassait les papillons dans les prés, enjam-
bait les fossés. Cagliero rappelle :
« Don Bosco, pendant le parcours, me posa mille ques-
tions et moi, je lui fis mille réponses. A partir de ce
moment je n'eus jamais plus de secret pour lui. En écoutant
mes bouffonneries, il me dit en plaisantant que j'allais
238

24.9 Page 239

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devoir m'améliorer. Finalement, nous sommes arrivés à
Turin.
C'était le soir du 2 novembre et nous étions fatigués. Don
Bosco me présenta à maman Marguerite en disant:
-
"Maman, je t'ai amené un petit garçon de Castelnuovo."
Marguerite répondit :
"Eh oui, tu ne fais rien d'autre que d'amener des garçons,
et moi, je ne sais plus où les mettre.
- Celui-ci est tellement petit que nous le mettrons_ à dor-
mir dans la corbeille aux gressins 1• Avec une corde nous la
suspendrons là-haut à la poutre, comme une cage de cana-
ris."
Maman Marguerite se mit à rire et me chercha une place.
Il n'y avait vraiment pas un coin de libre et cette nuit-là je
dus dormir au pied du lit d'un camarade.
Le lendemain je remarquai la pauvreté qui régnait dans
cette maison. Nos dortoirs, au rez-de-chaussée, étaient
étroits, le sol empierré de cailloux de la rue. Dans la cuisine,
il n'y avait que quelques écuelles d'étain avec le même nom-
bre de cuillères. Fourchettes, couteaux, serviettes, nous les
verrons plusieurs années plus tard. Don Bosco nous servait à
manger, nous aidait à tenir le dortoir en ordre,. et nettoyait et
réparait nos vêtements, nous rendant les plus humbles services.
Nous mettions tout en commun. Nous nous sentions bien
plus dans une famille que dans un collège, sous la direction
d'un père qui nous aimait et n'avait d'autre souci que notre
bien spirituel et matériel. »
Giovanni Cagliero fit preuve, dès le début, d'une vive
intelligence et d'un caractère joyeux. Il aimait le jeu d'une
façon débordante.
Michel Rua continuait à vivre chez sa mère, mais le matin
il se mettait à l~ tête du petit groupe des étudiants et,
ensemble, ils allaient en ville chez le professeur Bonzanino.
Don Bosco avait chargé Rua du rôle de surveillant, avec le
soin d'empêcher qui que ce soit de sécher les cours. Michel
réussit rarement à tenir Cagliero en bride. A peine hors de
l'oratoire, Giovanni changeait de direction, allait en courant à
Porta Palazzo et s'arrêtait face aux charlatans et aux bara-
ques foraines. Puis, allez ! toujours en courant, à l'école !
Quand les autres arrivaient, il était déjà devant la porte, en
sueur, mais content. Michel le regardait de travers :
« Pourquoi ne restes-tu pas avec nous ?
1. Les gressins, spécialiste piémontaise, sont des biscottes en bâtons gros comme le
doigt. La corbeille à gressins en contient une douzaine environ (N.D.T.).
239

24.10 Page 240

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- Parce que ça me plaît de prendre un autre chemin, quel
mal y a-t-il à cela ?
- Tu dois être obéissant.
- Je ne le suis pas ? Je dois aller à l'école, j'y vais. Je
dois être à l'heure, j'y suis. Qu'est-ce que ça peut te faire si
ça me plaît d'aller regarder les charlatans... »
Il deviendra le premier évêque cardinal salésien. Aux côtés
de don Rua, il sera l'un des piliers les plus solides de la
congrégation salésienne. Mais pour le tempérament, Rua et
Cagliero resteront toujours très différents ; Michel : appliqué,
persévérant, réfléchi ; Jean : entreprenant, passionné, fou-
gueux. L'un et l'autre prêts à se jeter dans le feu pour don
Bosco.
« Tu traverseras la mer Rouge et le désert»
22 septembre 1852. Michel Rua entre définitivement
comme interne à l'oratoire. Le lendemain, avec don Bosco,
maman Margqerite, soixante-quatre ans, et vingt-six camara-
des, il part à pied aux Becchi. Don Bosco prêchera la neu-
vaine préparatoire à la fête du Rosaire à Castelnuovo et les
garçons seront reçus par son frère Joseph.
Avant de partir, don Bosco a appelé Michel et lui a dit :
« Pour l'année prochaine, j'ai besoin que tu me donnes un
sérieux coup de main pour faire marcher la maison. Le
3 octobre, ce sera la fête de la Madone du Rosaire. Le curé
de Castelnuovo viendra aux Becchi et dans la petite chapelle,
il te fera prendre la soutane des abbés. Au retour à l'ora-
toire, tu seras assistant et enseignant de tes camarades. Es-tu
d'accord?
- D'accord ! »
Le soir de la fête, dans la voiture qui les ramenait à
Turin, don Rua se rappelait que, rompant le silence, don
Bosco lui dit :
« Mon cher Rua, maintenant tu commences une nouvelle
vie. Mais sache qu'avant d'entrer dans la Terre promise, tu
auras à traverser la mer Rouge et le désert. Si tu m'aides,
nous traverserons tranquillement l'un et l'autre, et nous arri-
verons à la Terre promise. »
Michel réfléchit un peu. Il ne comprend pas très bien.
Puis, rompant le silence à son tour il demande :
« Vous rappelez-vous notre première rencontre ? Vous
aviez distribué des médailles mais il n'en restait pas pour
moi. Alors, vous m'avez fait un geste bizarre comme si vous
vouliez me donner la moitié de votre main. Qu'est-ce que ça
voulait dire ?-
- Tu ne J'as pas encore compris ? Je voulais dire que
240

25 Pages 241-250

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25.1 Page 241

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tous les deux nous ferons tout moitié-moitié. Tout ce qui
sera à moi sera aussi à toi : les dettes, les responsabilités, les
embêtements. »
Et don Bosco sourit :
« Mais tu verras il y aura aussi tellement de belles choses.
Et, en fin de compte, la plus belle de toutes : le paradis. »
Cinquante ans de garantie
Mardi de Pâques 1853. Le ciel de Turin est un monceau
de nuées sombres. Jean Francesia et Michel Rua, camarades
de classe et copains à la vie à la mort, révisent ensemble
leur leçon d'italien. Mais Michel est distrait, absent. Il sem-
ble qu'une grande tristesse s'est abattue sur lui. Francesia,
après lui avoir déjà demandé deux fois la même chose,
ferme brusquement son livre et éclate :
« Mais qu'est-ce que tu as, aujourd'hui ? »
Se mordant les lèvres pour ne pas pleurer, Michel mur-
mure:
« Mon frère Jean est mort ... La prochaine fois, ce sera
mon tour... »
C'est le dernier des frères qui vivait à la maison. Désor-
mais la maman, dans son logement de la Fabrique d'armes,
restera toute seule. Don Bosco apprend la nouvelle et, pour
distraire Michel, l'emmène avec lui à travers Turin. Il doit
expédier une affaire près de l'église de la Gran-Madre, sur la
rive du Pô. Ils marchent rapidement, parlent de l'oratoire.
Ces derniers jours Turin a célébré le huitième cinquantenaire
du fameux « miracle du Saint Sacrement », et don Bosco a
publié une brochure qu'on s'est arrachée. Tout à coup, don
Bosco s'arrête et dit lentement :
« Dans cinquante ans, on célèbrera le neuvième cinquante-
naire du miracle et moi je ne serai plus là. Toi tu y seras.
Pense alors à faire imprimer de nouveau mon petit livre. »
Michel essaie d'imaginer cette date fabuleusement loin-
taine : 1903 ! Il hoche la tête :
« Vous allez vite, don Bosco, à dire que je serai encore là.
Moi au contraire j'ai vraiment peur que la mort me joue un
vilain tour ...
- Pas de tour, ni vilain ni bon, coupe don Bosco. Je te
garantis que dans cinquante ans tu seras encore là. Fais réé-
diter ce livret, c'est d'accord ? »
(En 1903, don Rua était encore là, en effet, successeur de
don Bosco à la tête de la congrégation salésienne. Il avait
soixante-six ans ·et il fit de nouveau imprimer la brochure.)
241

25.2 Page 242

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Petits messieurs et gueux
Tout en s'occupant des jeunes ouvriers, don Bosco
n'oublie pas les étudiants. Son but, nous l'avons signalé plu-
sieurs fois, consiste à se préparer des collaborateurs : sémina-
ristes et prêtres qui l'aideront dans ses travaux ; et de prépa-
rer aussi des vocations sacerdotales pour les diocèses1 en
choisissant parmi les garçons « qui grandissaient entre la pio-
che et le marteau », pour remédier au manque de prêtres.
Le premier groupe de quatre qu'il a préparé l'a un peu
déçu, comme nous l'avons dit. Mais Rua, Cagliero, France-
sia ont pleinement répondu à ses espérances. Et à côté
d'eux Angelo Savio, Rocchietti, Turchi, Durando, Cerruti,
progressent bien.
L'internat pour les étudiants naît un peu à la sauvette,
mais se développe vigoureusement : 12 internes en 1850, 35
en 1854, 63 en 1855, 121 en 1857...
Les élèves des trois premières classes de latin se rendent
pour leurs cours chez Bonzanino, puis ils passent dans les
classes de rhétorique et d'humanité de don Matteo Picco,· qui
donnait ses cours dans le quartier de la Consolata.
Ces deux écoles privées sont fréquentées par les fils des
familles aisées de Turin qui paient grassement. Les garçons
de don Bosco, par contre, y sont admis gratuitement.
Les « petits messieurs », au début, se moquent des
« gueux » qui arrivent à l'école habillés de vieilles capotes
militaires qui « donnaient à qui les portait une allure de con-
trebandier ou un air ridicule ». (Ces capotes, ainsi que les
calots de soldats, don Bosco les avait reçus en cadeau du
ministère ; elles ressemblaient plus à des couvertures qu'à des
manteaux, dit don Lemoyne, mais elles protégeaient de la
pluie et de la neige.) Bonzanino ne tolère pas les raille-
ries : « La valeur d'un garçon, dit-il avec sévérité, se mesure
selon les cahiers de devoirs et pas selon la couleur des capo-
tes.-» D'après les points, les « gueux » se révèlent souvent
des fils à papa. Les garçons de don Bosco étudient. L'amour
de don Bosco sait être exigeant, il ne souffre pas les pares-
seux. En 1863, le professeur Prieri, de l'université de Turin
déclarait : « Chez don Bosco on étudie, et on étudie vrai-
ment. »
« Je me trouve bien au milieu des garçons»
Les allées et venues en ville ne sont pas l'idéal pour don
Bosco. D'ailleurs, rapidement, les salles de Bonzanino et de
Picco ne sont plus suffisantes pour contenir tous les élèves
de l'oratoire.
242

25.3 Page 243

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Dès que Jean-Baptiste Francesia, dix-sept ans, a terminé
brillamment ses études de latin, on lui confie la classe de
« troisième de collège ». On est en novembre 1855.
L'année suivante commencent à fonctionner la première et
la seconde, dirigées par un laïc, ami de don Bosco, le pro-
fesseur Bianchi.
En 1861, les élèves des trois classes secondaires dépassent
les deux cents. Les professeurs sont les jeunes abbés France-
sia, Provera, Anfossi, Durando, Cerruti.
Dans l'appendice du règlement consacré aux élèves, il est
prescrit que pour être admis à l'oratoire, un étudiant devra
répondre à trois exigences : « aptitude spéciale aux études »,
« piété exemplaire », « volonté d'embrasser l'état ecclésiasti-
que, avec liberté de choisir sa vocation à la fin du cours de
latin ».
On n'insiste pas catégoriquement sur la condition d'orphe-
lin ou sur la pauvreté totale. La majeure partie des élèves,
cependant, vient des milieux pauvres et l'épisode des capotes
militaires le confirme suffisamment.
L'horaire des apprentis et celui des étudiants coïncident ;
les premiers, bien sûr, passant dans les ateliers les heures
que les étudiants emploient dans la classe et à l'étude.
« Jusqu'à 1858, écrit don Lemoyne, don Bosco gouverna
et dirigea l'oratoire comme un père mène sa propre famille.
Les jeunes ne voyaient pas une grande différence entre l' ora-
toire et leur maison. On n'allait pas en rangs d'un endroit à
l'autre ; pas de surveillants sévères, pas de règlements minu-
tieux. »
Don Bosco se trouve au milieu des garçons à chaque fois
que cela lui est possible. Il dit : « Je ne peux pas vivre sans
mes garçons. » Il faut un motif grave pour l'empêcher d'être
au milieu d'eux à converser et à jouer. Pendant longtemps,
il s'installe carrément avec eux dans la salle d'études ; pas
parce qu'il n'y a pas de surveillant mais parce qu'il s'y
trouve bien. Sur un banc comme ceux des garçons il écrit ou
médite son prochain livre.
A la fin du dîner (et cela jusqu'à 1879), un flot de jeunes
fait irruption dans la salle où il termine son repas. C'est à
qui sera le plus près de lui, pour le voir, lui poser des ques-
tions, l'écouter, rire de ses boutades amusantes. Ils s'asseyent
autour de lui, sur les tables d'en face, assis, debout,
quelques-uns même à genoux. Cette entrevue familière plaît
beaucoup à don Bosco : « Le meilleur morceau de son pau-
vre dîner. »
243

25.4 Page 244

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« Don Bosco ne put pas comprendre »
L'atmosphère religieuse qui entoure les jeunes élèves est
vraiment intense. Ils sont les pousses délicates des futures
vocations sacerdotales ; don Bosco veut qu'ils soient immer-
gés dans un climat d'esprit religieux sacramentel, marial,
ecclésial.
La confession est une habitude hebdomadaire ou semi-
mensuelle pour tout le monde. Chaque jour, don Bosco con-
fesse pendant deux ou trois heures. La veille des fêtes aussi,
pendant tout l'après-midi. La réputation très établie de son
pouvoir de « lire les péchés » encourage une confiance
totale. La communion, peu d'années après l'ouverture de
l'internat devient un sacrement quotidien pour de nombreux
jeunes. Il y en a très peu qui ne reçoivent pas l'Eucharistie
au moins une fois par semaine.
On respire la dévotion à la Madone. Elle a atteint une
merveilleuse intensité dans les années de Dominique Savio et
à l'époque de la construction du grand sanctuaire de Marie-
Auxiliatrice.
L'amour du Pape reste un point fixe dans la mentalité
chrétienne de don Bosco. On le dira « plus papiste que le
Pape », et on n'aura pas complètement tort. Ce n'était pas
seulement une affaire de mots : pour obéir au souhait d'un
Pape, don Bosco brûlera les dernières années de sa vie. Les
garçons assimilaient son état d'esprit.
Don Bosco pouvait aussi se tromper, et selon les psycho-
logues et ecclésiologues il s'est lourdement trompé concernant
les vacances en famille de ses élèves. Il voulait qu'elles soient
réduites au minimum. Il les jugeait « un péril grave » pour
les vocations.
« Don Bosco, homme de son temps - disent aujourd'hui
des experts -, ne put pas comprendre la valeur de la
famille et de la paroisse comme église locale dans l'éveil des
vocations. » Une petite hésitation pourrait peut-être venir des
chiffres devant un jugement aussi catégorique : dans la seule
année de 1861, à l'oratoire, 34 vocations sacerdotales se
manifestent. Sa maison fut appelée par les anticléricaux « la
fabrique de curés ». A la fin de sa vie, les prêtres issus du
Valdocco se comptaient par milliers. Et ce n'était pas une
armée de refoulés.
Don Bosco était convaincu que si la chasteté était deman-
dée au prêtre, il était nécessaire de protéger le jeune petit
séminariste pendant la délicate période de sa puberté. C'est
un point de vue qui, sans négliger les valeurs de la famille et
de l'Église locale, mériterait d'être repensé...
244

25.5 Page 245

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32
1854 · « Nous nous appellerons
Salésiens »
26 janvier 1854. A Turin, il fait un froid polaire, mais
dans la petite chambre de don Bosco il fait une chaleur
exactement comme il faut. Don Bosco parle et quatre jeunes
gens galopent avec une fantaisie confiante derrière ses paroles.
« Vous voyez que don Bosco fait tout ce qu'il peut, mais
il est seul. Si vous me donniez, par contre, un coup · de
main, tous ensemble nous ferions des miracles. Des milliers
d'enfants pauvres nous attendent. Je vous assure que la
Madone nous enverra de grands oratoires spacieux, églises,
maisons, écoles, ateliers, et beaucoup de prêtres décidés à
nous aider. Et cela en Italie, en Europe, et même en Améri-
que. Parmi vous, je vois déjà une mitre d'évêque.
Abasourdis, les quatre gaçons se regardent. Ils croient
rêver. Pourtant, don Bosco ne rêve pas ; il est sérieux et a
l'air de lire l'avenir :
« La Madone veut que nous lancions une société. Il y a
longtemps que je me demande quel nom lui donner. J'ai
décidé que nous nous appellerons Salésiens. »
Parmi ces quatre jeunes se trouvent les pierres de base de
la Congrégation salésienne. Sur son carnet, ce soir-là, Michel
Rua note soigneusement : « Nous nous sommes réunis chez
don Bosco, Rocchietti, Artiglia, Cagliero et Rua. Il nous a
été proposé de faire, avec l'aide du Seigneur et de saint
François de Sales, un essai d'exercice pratique de la charité à
l'égard du prochain. Par la suite, nous ferons une promesse
et puis, si c'est possible, nous ferons un vœu au Seigneur. A
ceux qui font cet essai et qui le feront dans la suite est
donné le nom de Salésiens. »
La pergola et les roses
Les « prévisions futures » que don Bosco communique à
ses jeunes ce soir-là sont les mêmes qui, quelques années
plus tôt, firent croire qu'il était fou et faillirent l'envoyer à
l'asile.
Mais don Bosco les redit avec une sûreté obstinée parce
que (comme l'a_ dit don Borel) « il les voit en songe ». En
1847, il a fait un « songe fondamental », qui lui sert de pro-
245

25.6 Page 246

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gramme, - ce sont ses paroles - dans les affaires courantes.
Il le racontera seulement en 1864, dans son antichambre,
aux premiers Salésiens parmi lesquels se trouvaient don Rua,
don Cagliero, don Durando, don Barberis :
« Un jour de l'année 1847, ayant beaucoup médité sur la
manière de faire du bien à la jeunesse, la Reine du ciel
m'apparut (expression très rare chez don Bosco; en général,
il dit : J'ai vu en songe une femme très belle...) et me con-
duisit dans un jardin enchanteur. Il y avait là de magnifi-
ques arcades avec des plantes grimpantes chargées de feuilles
et de fleurs. Ces arcades donnaient sur une pergola splendide
bordée et couverte de merveilleux rosiers en pleine floraison.
Le sol aussi était tout couvert de roses. La Bienheureuse
Vierge me dit :
"Ôte tes souliers et marche sous cette pergola : c'est la
route que tu dois parcourir.''
Je fus heureux de m'être déchaussé : j'aurais regretté de
piétiner ces roses. Je me mis à marcher mais je m'aperçus
tout de suite que les fleurs cachaient des épines très aiguës.
Je dus m'arrêter. Je dis à celle qui me guidait :
''Maintenant il faut des souliers.
- Certainement, répondit-elle. Il faut de bons souliers."
Je me chaussai et me remis à marcher avec un certain
nombre de compagnons qui venaient d'arriver, demandant de
cheminer avec moi.
Beaucoup de branches descendaient d'en haut comme des
guirlandes. Je ne voyais que des roses à droite et à gauche,
des roses au-dessus de ma tête, des roses devant moi. Mais
mes jambes s'accrochaient dans les rameaux éparpillés sur le
sol et elles s'y blessaient. En écartant une branche qui bar-
rait le passage, je me piquai, mes mains et ma personne
étaient tout ensanglantées. Les roses cachaient une énorme
quantité d'épines.
Tous ceux qui me voyaient avancer disaient : « Don Bosco
marche toujours sur des roses ! Tout va bien pour lui ! » Ils
ne voyaient pas que les épines déchiraient mes pauvres membres.
Beaucoup de séminaristes, de prêtres et de laïcs que j'avais
invités s'étaient mis à me suivre joyeusement, séduits par la
beauté de ces fleurs ; mais ils comprirent qu'on devait avan-
cer au milieu des épinës et ils commencèrent à- criêr :
"Nous avons été trompés !" Beaucoup s'en allaient. Je res-
tai pratiquement seul. Alors, je me mis à pleurer. Je disais :
"Est-ce possible que je doive parcourir toute cette route tout
seul?''
Mais je fus bientôt consolé. Je vis s'avancer vers moi une
foule de prêtres, de séminaristes, de laïcs qui me dirent :
"Nous sommes tout à vous. Nous sommes prêts à vous sui-
246

25.7 Page 247

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vre." Je me remis en route en marchant devant eux. Quelques-
uns seulement se découragèrent et s'arrêtèrent. La plupart
arrivèrent avec moi jusqu'à la moitié du chemin.
Ayant parcouru toute la pergola, je me trouvai dans un
jardin magnifique. Ceux de ma petite suite étaient amaigris,
ébouriffés, ensanglantés.. Alors, une brise légère se leva, et, à
ce souffle, tout le monde se rétablit. Un autre vent se leva
et, comme par enchantement, je me trouvai entouré d'un
nombre immense de jeunes et de séminaristes, de laïcs coad-
juteurs et aussi de prêtres qui se mirent à travailler avec moi
en conduisant la jeunesse. J'en reconnus quelques-uns, beau-
coup d'autres je ne les connaissais pas encore.
Alors, la Sainte Vierge qui m'avait servi de guide me
demanda:
''Tu sais ce que signifie ce que tu vois maintenant et ce
que tu as vu avant ?
-Non.
- La route que tu as parcourue à travers les roses et les
épines représente le souci de la jeunesse dont tu devras te
charger. Tu devras marcher avec les souliers de la mortifica-
tion. Les épines sont les obstacles, les souffrances, les désa-
gréments qui vous frapperont. Mais ne vous découragez pas.
Avec la charité et avec la mortification, vous vaincrez et
arriverez aux roses sans épines.''
Dès que la mère de Dieu eut fini de parler, je revins à
moi et me trouvai dans ma chambre.
Je vous ai raconté cela, conclut-il, pour que chacun de
nous ait la certitude que c'est la Madone qui veut notre con-
grégation et pour que nous soyons de plus en plus décidés à
travailler pour la plus grande gloire de Dieu. »
Guidé par cette paisible sécurité, don Bosco lance le filet
chaque jour parmi ses jeunes pour augmenter le nombre de
ses futurs Salésiens. Il dit, comme par hasard : « Tu aimes
don Bosco ? Ça te plairait de rester avec moi ? » Ou bien :
« Tu ne me donnerais pas un coup de main pour aider les
jeunes ? Tu vois, même si j'avais cent prêtres et cent sémi-
naristes, j'aurais du travail pour tous. Nous pourrions aller
dans le monde entier. »
Ces propos sont familiers parmi les garçons. On parle
tranquillement des « futurs oratoires », des songes de don
Bosco, « de rester ou de ne pas rester » avec lui. Un soir de
1851, d'une fenêtre du premier étage, don Bosco jette une
poignée de bonbons parmi les enfants. Cela les rend très
joyeux ; un garçon, en le voyant sourire à sa fenêtre, lui
crie : « Oh ! don Bosco, si on pouvait voir toutes les parties
du monde avec des oratoires partout ! » Don Bosco lève un
247

25.8 Page 248

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regard paisible vers le ciel et répond : « Qui sait si le jour
ne vient pas où les enfants de l'oratoire seront dispersés
dans le monde entier. »
« Quel salaire me donneras-tu ? »
A Avigliana vit un prêtre de trois ans plus âgé que don
Bosco. Il s'appelle don Victor Alasonatti. Don Bosco l'a ren-
contré plusieurs fois à l'occasion des exercices spirituels de
Saint-Ignace. Ils sont devenus amis. Don Alasonatti, à Avi-
gliana, est maître d'école élémentaire et s'en tire très bien
avec les enfants. Il est un peu sévère, exige une tenue
sérieuse, mais on l'aime bien.
Plusieurs fois don Bosco l'a taquiné pour plaisanter :
« Combien as-tu de gosses ? Trente ? Et tu n'as pas
honte ? Comment oses-tu travailler seulement pour trente
bambins ? Allez, viens me donner un coup de main à Turin.
- Qu'est-ce que tu me donnes comme salaire?
- Du pain, du travail, et le paradis. Des livres, tu ne
pourras pas en entasser beaucoup, mais du sommeil tu pour-
ras en mettre de côté tant que tu voudras. »
De plaisanterie en plaisanterie, don Alasonatti commence à
réfléchir sérieusement. Don Bosco le sait et dans les premiers
mois de 1854 il lui écrit une lettre dans laquelle il lui dit seu-
lement : « Viens m'aider à réciter le bréviaire. »
Le 14 août, ayant réglé tous ses problèmes, don Alasonatti
arrive à l'oratoire avec une petite valise en main et le bré-
viaire sous le bras. Il embrasse don Bosco et lui dit :
« Me voici. Où est-ce que je m'installe pour réciter le bré-
viaire ? »
Don Bosco l'emmène dans le bureau où sont gardés les
registres de la comptabilité.
« Voilà. Ce sera ton royaume. Tu as tellement enseigné
l'arithmétique qu'avec les additions et les soustractions tu
t'en sortiras certainement. »
Don Alasonatti devient sérieux :
« Dès maintenant, commande et je t'obéirai. Et ne m'épar-
gne pas ; car le paradis, je veux me le gagner. »
A partir de ce jour-là, don Alasonatti devient l'ombre
modeste et un peu austère de don Bosco. Il le décharge de
tous les travaux possibles : l'administration générale de la
maison, l'assistance, la tenue des livres d'entrée et de sortie,
les registres, la correspondance la plus pénible et la plus dif-
ficile.
Quand il est fatigué et, plus tard, quand la santé com-
mença à décliner, il lit dans le bréviaire, une petite fiche qu'il
y a mise comme signet : « Vittorio, tu es venu faire quoi ? »
248

25.9 Page 249

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A côté, il a ajouté une phrase que don Bosco répète souvent
aux siens quand il les voit fatigués : « Nous nous reposerons
au paradis. »
·
Le lendemain de son arrivée, don Alasonatti doit commen-
cer sa mission au Valdocco d'une manière plutôt insolite :
on lui demande de venir assister un malade :atteint du cho-
léra. D'une façon extrêmement violente, le choléra venait
d'éclater à Turin.
La mort dans les rues de Borgo Dora
L'horrible nouvelle arrive à Turin en juillet. Le choléra a
pénétré en Ligurie, faisant 3 000 victimes à Gênes. Les pre-
miers cas sont constatés à Turin le 30 et le 31 juillet. Le roi,
la reine et la maison royale sortent de la ville en carrosses
fermés. Ils se réfugient au château de Caselette, à l'entrée
des vallées de Lanzo et de Suse.
L'épicentre de l'épidémie est Borgo Dora à quelques pas
du Valdocco. Là, dans de pauvres maisons et des baraques,
s'entassent les émigrés, une population mal nourrie et sans
possibilité d'hygiène. En un mois, 800 tombent, 500 meu-
rent.
Le maire Notta lance un appel à la cité : il faut que des
gens courageux aillent au secours des malades, les transpor-
tent dans les hôpitaux afin que la contagion ne fasse pas
tache d'huile.
Le 5 août 1854, fête de Notre-Dame-des-Neiges, don Bosco
parle aux garçons. Il commence par une promesse :
« Si vous vous mettez tous en état de grâce avec Dieu et
ne commettez aucune faute grave, je vous assure que per-
sonne ne sera frappé par le choléra. »
Puis il adresse une invitation :
« Vous savez que le maire a lancé un appel. Des infirmiers
et des gardes-malades sont nécessaires pour soigner les cholé-
riques. Beaucoup d'entre vous sont trop petits. Mais si
parmi les plus grands quelques-uns ont envie de venir avec
moi dans les hôpitaux et les maisons particulières, nous
ferons ensemble une bonne œuvre, agréable au Seigneur.
Le soir même, quatorze s'inscrivent sur la liste. Quelques
jours plus tard, trente autres réussissent à arracher la permis-
sion de se joindre aux premiers, bien qu'ils soient très jeunes.
Ce sont des jours de dur labeur, pas du tout attrayant.
Les médecins conseillent de soigner les malades avec des
massages et des frictions aux jambes pour provoquer une
transpiration abondante. Les garçons sont divisés en trois
groupes : les plus âgés en service à temps complet dans les
249

25.10 Page 250

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hôpitaux et les maisons des victimes, un deuxième groupe
tourne dans les rues pour dépister les nouveaux malades, un
troisième (les plus petits) reste à l'oratoire, prêt à répondre à
tout appel.
Don Bosco prend toutes les précautions. Chacun porte une
bouteille de vinaigre et doit se laver les mains après avoir
touché les patients.
« Il arrivait souvent, raconte don Lemoyne, que les mala-
des manquassent de draps, de couvertures, de linge. Les gar-
çons venaient le dire à maman Marguerite. Elle allait à la
lingerie et donnait le peu qu'elle avait. En quelques jours, il
ne resta rien. Un jeune infirmier vint alors lui raconter
qu'un malheureux s'agitait sans drap sur son misérable gra-
bat. « Vous n'avez rien pour le couvrir ? » Marguerite réflé-
chit, puis alla enlevèr la nappe blanche de l'autel et la
donna au garçon : « Porte-la à ton malade. Je ne crois pas
que le Seigneur se plaindra. »
Des géants au visage triste
Jean Cagliero, seize ans, un soir de la fin d'août, en reve-
nant de l'hôpital à la maison, se sent mal. Il a probable-
ment, dans la chaleur étouffante de ces journées, mangé des
fruits avariés. Le médecin, appelé aussitôt par don Bosco,
exprime un diagnostic terrible : « C'est le typhus. »
Pendant tout le mois de septembre, la fièvre le tourmente.
Les derniers jours, il n'a plus que la peau et les os et se
sent partir. Deux médecins, appelés en consultation, déclarent
que le cas est désespéré. Ils conseillent de lui administrer les
derniers sacrements.
Don Bosco est profondément troublé. Il aime de tout son
cœur ce garçon. Il n'a pas la force de lui annoncer la nou-
velle. Il demande à Giuseppe Buzetti de le faire avec une
extrême délicatesse. Pendant ce temps, il descend à l'église
prendre le viatique.
Giuseppe Buzetti a tout juste parlé à Cagliero quand don
Bosco revient avec la custode du Saint Sacrement. Mais il
n'avance pas ; il reste quelques secondes à regarder dans le
vide comme s'il voyait un spectacle que les autres ne peuvent
pas voir. Puis, il avance vers le lit du malade, mais quelque
chose est profondément changé en lui. La tristesse, le trouble
des minutes précédentes ont disparu. Il est joyeux, il sourit.
Jean murmure:
« C'est ma dernière confession ? Je vais vraiment mourir ?
- Non, ce n'est pas encore le jour d'aller au ciel. Il y a
encore beaucoup de choses à faire : tu guériras, tu prendras
la .soutane,.. tu deviendras prêtre... et puis... et puis avec
250

26 Pages 251-260

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26.1 Page 251

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ton bréviaire sous le bras, tu en auras des tours à faire !...
et le bréviaire, tu as à le remettre à d'autres... et tu iras
loin, loin. »
Ces paroles dites, don Bosco reporte le viatique à l'église.
Quelques jours plus tard, la fièvre tombe et Jean peut se
rendre à Castelnuovo pour une longue convalescence.
Pendant un certain temps, Buzzetti et Cagliero se deman-
dèrent ce que don Bosco avait vu en entrant dans la cham-
bre. La réponse, don Bosco la donna lui-même, plus tard :
« Je mettais le pied sur le seuil lorsque, tout à coup, je
vis une grande lumière. Une colombe d'un blanc immaculé,
qui portait un rameau d'olivier, descendait vers le lit du
malade. Elle s'arrêta à quelques centimètres du visage pâli de
Cagliero et lui laissa tomber le rameau sur le front. Aussitôt
après, il me sembla que les parois de la chambre s'ouvraient
et découvraient des horizons éloignés et mystérieux. Autour
du lit apparurent une foule d'étranges silhouettes primitives.
On eût dit des hommes sauvages d'une stature gigantesque.
Beaucoup avaient la peau sombre, tatouée de mystérieux des-
sins rougeâtres. Ces géants au visage fier et triste se pen-
chaient sur le malade et, tremblants, se mirent à chuchoter :
''Si lui meurt, qui viendra à notre secours ?''
La vision dura peu de temps, mais j'acquis la certitude
absolue que Cagliero guérirait. »
Huit minutes pour une page
Avec les premières pluies d'octobre, les attaques du choléra
diminuèrent sensiblement. Bien que quelques cas se soient
manifestés encore au seuil de l'hiver, le 21 novembre on
déclare terminé « l'état d'urgence ». Du 1er août au 21
novembre, on avait enregistré dans la ville 2 500 cas avec
1 400 morts.
Les garçons de don Bosco, dont aucun n'a été touché,
retournent à l'école. Quelques-uns vont chez eux pour un
bref congé.
Comme les autres années, don Bosco monte aux Becchi
pour la fête de la Madone du Rosaire. Pendant qu'il s'y
trouve, il reçoit la visite d'un ancien confrère de séminaire,
don Cugliero, maître d'école élémentaire à Mondonio :
« On m'a dit, commence-t-il après les salutations, qu'avec
tes petits vauriens tu admets aussi dans ton oratoire des gar-
çons convenables qui donnent des espoirs de devenir prêtres.
A Mondonio, j'ai un jeune homme fait pour toi. Il s'appelle
Dominique Savio. Il n'a pas beaucoup de santé mais, pour
être bon, je suis prêt à parier que tu n'as jamais connu un
enfant comme lui. C'est un vrai saint Louis de Gonzague.
251

26.2 Page 252

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- Tu exagères, sourit don Bosco. De toute façon, je peux
voir. Je reste ici quelques jours. Fais-le moi connaître en
même temps que son père. Nous parlerons, et nous verrons
de quelle étoffe il est fait. »
2 octobre 1854. La rencontre a lieu devant la maison de
Joseph. Don Bosco en est tellement frappé qu'il la raconte
dans les plus infimes détails, comme s'il l'avait enregistrée.
La langue est celle des années 1800, mais la scène est
vivante, on croirait y assister :
« Le premier lundi d'octobre, de bon matin, je vis un
enfant accompagné de son père qui s'approchait pour me
parler. Son visage joyeux, son air souriant mais respectueux
attirèrent mes regards.
"Qui es-tu, dis-je. D'où viens-tu ?
- Je suis, répondit-il, Dominique Savio dont vous a parlé
don Cugliero, et nous venons de Mondonio. ''
Je le pris à part, et, après avoir parlé des études faites, de
la vie qu'il avait menée jusqu'alors, une confiance totale
s'établit entre nous deux : lui avec moi, moi avec lui.
Je discernai dans ce garçon une âme vraiment dans l'esprit
du Seigneur et je fus très surpris de voir les résultats que la
grâce divine avait obtenus d'un enfant si jeune.
Après un entretien assez prolongé, avant que je n~appelle
son père, il me dit ces paroles précises :
« Alors, qu'en pensez-vous ? Vous m'emmenez à Turin
pour étudier ?
- Eh, il me semble qu'il y a de la bonne étoffe.
- Et à quoi peut servir cette étoffe ?
- A faire un bel habit à offrir au Seigneur.
- Donc, je suis l'étoffe et vous serez le tailleur ; vous me
prenez avec vous pour faire un bel habit au Seigneur.
- Mais qu'est-ce que tu veux faire lorsque tu auras ter-
miné l'étude du latin ?
- Si le Seigneur m'accorde les grâces nécessaires, je désire
ardemment devenir prêtre.
- Bien : je veux maintenant savoir si tu as des disposi-
tions suffisantes pour les études. Prends ce petit livre (c'était
un fascicule des Lectures catholiques), apprends cette page
aujourd'hui ; demain tu reviendras me la réciter. »
Cela dit, je le laissai libre d'aller jouer et je me mis à
parler à son père. Il ne se passa pas plus de dix minutes et
Dominique revint en riant. Il me dit :
« Si vous voulez, je vous récite la page maintenant. »
Je pris le livre et, à ma grande surprise, je dus reconnaître
qu'il avait non seulement appris les paroles du texte, mais
qu'il comprenait parfaitement le sens des choses qui y étaient
contenues.
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26.3 Page 253

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« Bravo, lui dis-je. Tu as anticipé l'étude de la leçon, et
moi j'anticipe la réponse. Oui, je t'emmène à Turin et à
partir de maintenant tu es compté parmi mes chers enfants ;
commence, toi aussi, à partir de maintenant à prier Dieu
pour qu'il nous aide, toi et moi, à faire sa sainte volonté. »
Ne sachant pas comment mieux me manifester son conten-
tement et sa reconnaissance, il me prit la main, la serra,
l'embrassa plusieurs fois et finalement me dit :
« J'espère faire en sorte que vous n'aurez jamais à vous
plaindre de ma conduite. »
En repensant aux paroles de don Cugliero, don Bosco fut
obligé de conclure qu'il n'avait pas exagéré. Si saint Louis
avait vu le jour parmi les collines de Montferrat et avait été
fils de paysans, il n'aurait pas pu être différent de ce garçon
souriant qui voulait devenir « un bel habit à offrir au Sei-
gneur ».
Une pancarte mystérieuse
Pendant ce temps-là, alors qu'il est en convalescence à
Castelnuovo, Jean Cagliero commet une imprudence. Il
mange du raisin copieusement (c'est le temps des vendanges)
et une fièvre violente le reprend. Don Bosco l'apprend et va
le voir. Il rencontre la maman désespérée :
« Mon Jean est perdu ! Il délire, il parle de prendre la
soutane alors que la fièvre est en train de l'emporter.
- Non, ma bonne Thérèse, votre fils ne délire pas.
Préparez-lui justement cette soutane que je lui ferai revêtir
au mois de novembre. La fièvre ne va pas vous l'emporter ;
il a trop de choses encore à faire ici-bas. »
Et c'est ce qui se passe. Le 22 novembre, fête de sainte
Cécile, Jean Cagliero, parfaitement rétabli, prend la soutane.
Le recteur du séminaire métropolitain, le chanoine Vogliotti
permet à l'abbé Cagliero de fréquenter les cours du sémi-
naire tout en continuant d'habiter chez don Bosco.
Le 19 octobre, de son côté, Dominique Savio entre à
l'oratoire. Il pénètre avec son papa dans le bureau de don
Bosco et remarque aussitôt une grande pancarte sur le mur
avec des paroles mystérieuses : Da mihi animas, coetera
toile.
Quand son père est parti, il surmonte sa première hésita-
tion et demande à don Bosco le sens des paroles accrochées
au mur. Don Bosco l'aide à traduire : « 0 Seigneur, donne-
moi des âmes et prends tout le reste. » C'est la devise que
don Bosco s'est choisie pour son apostolat. Quand il a com-
pris, Dominique - c'est don Bosco qui le raconte - reste
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un instant pensif, puis déclare : « J'ai compris : ici on ne
fait pas de commerce avec de l'argent, mais avec des âmes.
J'espère que la mienne fera partie de ce commerce. »
Ainsi commence pour Dominique la vie de tous les jours.
Il revêt sans doute, lui aussi, la capote militaire et chaque
matin, avec la petite bande conduite par Rua, il se rend à
l'école de Bonzanino. Sa journée sera celle, un peu grise,
d'un petit étudiant : devoirs, leçons, cours, livres, camarades.
Don Bosco qui le suit, jour après jour, écrit à son sujet :
« A partir du jour de son entrée il mit, dans l'accomplisse-
ment de son devoir, une exactitude qu'il est difficile de
dépasser. »
Des loupiotes colorées sur les rives du Pô
A la fin de novembre, l'oratoire entre dans une atmos-
phère particulière. La neuvaine de l'immaculée commence et
c'est l'année 1854. Pie IX, de Rome, a annoncé que le jour
du 8 décembre, il proclamera le dogme de l'immaculée Con-
ception de Marie. Dans tout le monde catholique, l'amour
de la Vierge s'est réveillé, on prépare de grandioses cérémonies.
Don Bosco, qui se sent « guidé par la main » de la Sainte
Vierge, en parle tous les soirs à ses jeunes, et la neuvaine est
vécue avec une grande ferveur. En parlant dans la cour ou
dans son bureau, il demande aux garçons ce qu'ils veulent
« offrir à la Madone » pour sa fête. Dominique Savio lui
répond : « Je veux faire une guerre sans pitié au péché mor-
tel et je veux vraiment prier le Seigneur et la Madone de me
faire plutôt mourir que de me laisser tomber dans le
péché. »
C'est la répétition d'une promesse faite à sa première com-
munion : « La mort plutôt que le péché. » Ce n'est pas une
phrase originale qu'il a inventée, mais les dernières paroles
de l' Acte de contrition qu'à cette époque on récitait après la
confession. Beaucoup d'enfants l'adoptent comme engage-
ment à l'occasion de leur première rencontre avec Jésus-
Eucharistie. C'est assez curieux de le trouver aussi parmi les
promesses suggérées par la reine Adélaïde, épouse de Victor-
Emmanuel Il, au prince héritier Humbert de Savoie (qui
deviendra roi en janvier 1878), presque du même âge que
Dominique Savio (né en 1842, Humberto en 1844). On
éprouve une intense émotion à la pensée que des milliers
d'enfants oublient cet engagement pendant les jeux de leur
enfance. Dominique, par contre, y resta héroïquement fidèle
jusqu'à la mort.
8 décembre. Pie IX devant une foule imposante de cardi-
naux et d'évêques, proclame comme une vérité de la foi que
254

26.5 Page 255

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Marie, dès le premier instant de son existence, a été préser-
vée du « péché originel ».
Dominique Savio, pendant une pause de la journée de fête
de l'oratoire, entre dans l'église de Saint-François-de-Sales,
s'agenouille devant l'autel de la Madone, sort de sa poche
un billet sur lequel il a écrit quelques lignes. C'est sa consé-
cration à la Mère de Dieu, une courte prière qui deviendra
célèbre dans tout le monde salésien :
« Marie, je vous donne mon cœur. Faites qu'il soit tou-
jours vôtre. Jésus et Marie, restez toujours mes amis. Mais
par pitié, faites-moi mourir plutôt que m'arrive le malheur
de commettre même un seul péché. »
Le soir, la ville entière de Turin flamboie d'une magnifi-
que illumination. Des milliers de loupiotes de couleur brillent
aux fenêtres, sur les terrasses, sur les rives du Pô. La foule
descend dans les rues, et une procession grandiose s'ache-
mine vers le sanctuaire de la Madone « Consolata ». Les
jeunes du Valdocco, autour de don Bosco, défilent aussi en
chantant dans les rues de la cité.
Le petit orphelin de Saint-Dominique
1854, cette année chargée dans la vie de don Bosco se ter-
mine par un détail triste. Près de l'église de Saint-
Dominique, la municipalité a dû ouvrir d'urgence un orpheli-
nat provisoire pour y recueillir une centaine de petits garçons
dont le choléra a enievé le papa et la maman. A l'arrivée
des premiers froids, le maire Notta s'adresse aux instituts
catholiques pour qu'ils en adoptent quelques-uns. Don Bosco
en accepte vingt. L'un de ces petits s'appelle Pietro Enria et
il rappelle ainsi l'événement :
« Un jour, don Bosco arriva. Je ne l'avais jamais vu. Il me
demanda mon nom et mon prénom, puis il me dit :
"Veux-tu venir avec moi ? Nous serons toujours de bons
amis."
Je répondis :
''Oui, monsieur.
- Et celui qui est à côté de toi, c'est ton frère ?
- Oui, monsieur.
- Dis-lui de venir lui aussi."
Quelques jours après, nous fûmes conduits à l'oratoire
avec quelques autres. Ma mère était morte du choléra et
mon père, à ce moment-là, était atteint de la même mala-
die. Je me rappelle que la mère de don Bosco lui criait :
''Tu acceptes toujours de nouveaux enfants, mais comment
va-t-on les nourrir et les habiller ?"
255

26.6 Page 256

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Moi-même, de fait, à peine entré, je dus dormir pendant
plusieurs nuits sur un tas de feuilles n'ayant pour me couvrir
rien d'autre qu'une petite couverture. Don Bosco et sa mère,
le soir, raccommodaient nos pantalons et nos vestes déchi-
rées, parce que nous en avions une seule. »
Pour les orphelins, don Bosco aménagea un endroit spécial
dans le nouveau bâtiment. Pendant plus d'un an, il leur fit
l'école, d'abord tout seul, puis avec l'aide des abbés et des
amis. Les autres de l'oratoire les appelaient « la classe bassi-
gnana », parce que les orphelins étaient tout petits.
Pietro Enria resta toute sa vie avec don Bosco : ce fut lui
qui l'assista comme un fils pendant sa dernière maladie et
qui lui ferma les yeux.
Le choléra, parmi tant de maux occasionnés dans la ville,
avait au moins apporté quelque chose de bien à l'oratoire,
au moins par contrecoup : l'aide généreusement accordée par
les jeunes aux cholériques les fit connaître et estimer des
citadins. Un éloge officiel du maire leur gagna la confiance
des autorités. Le fait presque incroyable aussi qu'aucun de
ces jeunes (plongés pour ainsi dire dans la contagion) ne fut
frappé par l'épidémie, convainquit beaucoup de gens qu'il
fallait prendre plus au sérieux les paroles « folles » de don
Bosco.
256

26.7 Page 257

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33
1855 · les petits « délinquants »
de la Générale
L'année 1855 voit un nouvel affrontement extrêmement
dur entre l'État et l'Église.
En octobre 1852, à la place de Massimo d'Azeglio,
Camillo Cavour est devenu Premier ministre. Cet inquiet et
richissime descendant d'une famille aristocratique donne un
coup de fouet au somnolent Piémont. Les petits avocats de
province, habitués à déclamer sur les bancs du Parlement des
vers de Dante et de Mameli, sont invités à parler de déficit
et de bilans, de dédouanement et d'investissements de capi-
taux. Les chemins de fer atteignent la longueur de 850 kilo-
mètres, autant que tous ceux du reste de l'Italie. En Ligurie,
naissent le complexe industriel Ansaldo (le plus important
d'Italie), les chantiers Odero et Orlando. On donne de
l'impulsion aux canaux de la région de Vercelli. L'agriculture
est favorisée par l'abolition de la taxe sur les grains.
Vers la fin de 1854, proposé comme réforme économique,
un projet de loi est présenté à la Chambre par le ministre
Urbain Rattazzi : « Un objectif précis, écrit l'historien Fran-
cesco Traniello, tendant à réduire l'influence de l'Église. » Il
propose la dissolution des ordres religieux contemplatifs,
c'est-à-dire qui ne s'adonnent ni à l'enseignement, ni à la
prédication, ni à l'aide aux malades, et la confiscation de
tous leurs biens par l'État qui pourrait ainsi pourvoir aux
besoins des paroisses les plus pauvres.
C'est une intrusion de l'État dans la vie de l'Église, écrit
Traniello, particulièrement grave puisque l'État s'arroge le
droit de décider quels ordres religieux peuvent, selon un cri-
tère productiviste, être encore utiles à la société. Et même
Cavour en rajoute en affirmant que les ordres dissous ne
sont même plus utiles à l'Église. Les forces catholiques, évê-
ques en tête, soutiennent de leur côté que ladite « loi sur les
frères » viole les principes de la séparation de l'Église et de
l'État que Cavour a plusieurs fois proclamés être à la base
de sa politique.
On prévoit que, malgré la forte opposition catholique, la
loi passera à la Chambre et de justesse aussi au Sénat. Le
roi seulement peut la bloquer.
257

26.8 Page 258

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« Grands ente"ements à la Cour ! »
Au cours d'un après-midi glacial de décembre 1854 (les
témoins disent que don Bosco portait des vieux gants déchi-
rés et tenait dans ses mains un paquet de lettres), don Bosco
raconte à don Alasonatti, Rua, Cagliero, Francesia, Buzzetti
et Anfossi qu'il a fait un rêve étrange : il était au milieu du
terrain de récréation et, tout à coup, avait vu arriver un
valet de la cour royale, habillé de rouge, qui criait : « Grand
enterrement à la Cour ! Grand enterrement à la Cour ! » Il
dit à ses abbés que, dès son réveil, il avait écrit au roi pour
lui raconter son rêve.
Cinq jours plus tard, le rêve se répète. Le valet rouge
revient à cheval et crie : « Annonce : non pas grand enterre-
ment à la Cour mais grands enterrements à la Cour ! » A
l'aube, don Bosco écrit une nouvelle lettre au roi, lui con-
seillant « de penser à faire en sorte d'écarter les menaces de
châtiments et le priant à cette occasion de s'opposer de tou-
tes ses forces à la loi en question ».
5 janvier 1855. La reine mère Marie-Thérèse tombe grave-
ment malade. Après une rapide aggravation, elle meurt le 12
janvier. Elle a ·cinquante-quatre ans. Ses restes sont transfé-
rés dans la crypte de la famille de Savoie à la basilique de
Superga le 16, au cours d'une journée extrêmement froide.
20 janvier. On donne le sacrement des malades à la reine
Marie-Adélaïde, épouse du roi Victor-Emmanuel II. Douze
jours plus tôt, elle a donné naissance à un enfant et ne s'est
· pas remise. Elle meurt le jour même. Elle n'a que trente-trois
ans.
11 février. Après vingt jours de maladie grave, meurt le
prince Ferdinand de Savoie, duc de Gênes, frère du roi. Il a
trente-trois ans.
Les abbés de l'oratoire (qui sont seuls à connaître les son-
ges et les lettres de don Bosco au roi) sont « terrifiés de voir
réalisées d'un manière aussi foudroyante les prophéties de
don Bosco », écrit don Lemoyne. « Même en période d'épi-
démie on n'avait jamais ouvert trois tombes royales en
l'espace d'un mois. »
Don Francesia affirme que le roi Victor-Emmanuel II était
descendu deux fois au Valdocco pour rencontrer don Bosco
et qu'il était furieux contre lui.
De toute façon, la loi de suppression passe à la Chambre
(94 voix contre 23) et au Sénat (53 voix contre 42). Le roi
signe le 29 mai. Sont ainsi supprimées, selon les chiffres
avancés par don Lemoyne, 334 maisons religieuses où habi-
taient 5 456 personnes. De Rome est annoncée « l'excom-
munication majeure » (dont l'absolution est réservée au
258

26.9 Page 259

▲back to top
Pape) contre « les auteurs, les fauteurs et les exécuteurs de
la loi ».
Entre-temps, le 17 mai, meurt le fils dernier-né du roi,
Vittorio Emanuele Leopold, à peine âgé de quatre mois.
Saint ou porte-malheur (tout dépend du côté d'où l'on
regarde), don Bosco avait hélas ! exactement tout prévu.
Le premier Salésien
Chaque semaine, don Bosco continue à réunir sans bruit
ses abbés. Il parle de la pauvreté, de la chasteté et de
l'obéissance, les trois vertus que l'Église a toujours considé-
rées comme « la route pour arriver à Dieu ». Il leur expli-
que que quiconque devient religieux « fait vœu » d'observer
ces vertus, c'est-à-dire promet solennellement à Dieu de les
pratiquer toute sa vie.
A la fin de la première année, il lui semble que Michel
Rua est le mieux préparé. Il lui demande : « Est-ce que cela
te plairait de faire les vœux de pauvreté, de chasteté et
d'obéissance pour trois ans ? » Michel, il le dira plus tard,
croit qu'il s'agit seulement de « se lier plus étroitement à
don Bosco » ; il accepte.
25 mars 1855, fête de l'Annonciation. Dans la pauvre
petite chambre de don Bosco se déroule une cérémonie sans
solennité. Don Bosco, debout, écoute. Michel Rua, à genoux
devant le crucifix, murmure une formule : « Je fais vœu à
Dieu d'être pauvre, chaste, obéissant, et je me mets dans ses
mains, don Bosco... » Il n'y a aucun témoin. Cependant, à
cet instant, naît une congrégation religieuse. Don Bosco est
le fondateur, Michel Rua le premier Salésien.
A partir de ce moment, pour lui comme pour Cagliero et
Francesia, ce qui devient le plus difficile, c'est de dormir.
Non parce qu'il ne le veulent pas : il .leur arrive de dormir
debout ; mais ils n'en trouvent plus le' temps.
Ils doivent poursuivre leurs études et passer tous les exa-
mens qui, à cette époque, sont fréquents et très difficiles. En
même temps, don Bosco leur confie le cours de religion, la
surveillance du réfectoire et des ateliers, l'école des orphelins.
Le dimanche, il les envoie dans les oratoires. Celui de
1'Ange-Gardien, en 1855, se trouve brusquement sans direc-
teur. Don Bosco y nomme Michel Rua, dix-sept ans .. Ce sont
spécialement des petits ramoneurs qui le fréquentent, des
garçons qui descendent en_ automne de la vallée d'Aoste,
avec la corde et le hérisson- sur les épaules. Ils tournent par
-les rues en poussant un cri caractéristique et ils attendent
. qu'une famille les invite à ramoner l'intérieur de la cheminée
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26.10 Page 260

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avant l'hiver, afin que les foyers « tirent bien » pour
réchauffer les appartements.
Ces garçons sont très jeunes parce que les conduites le
long desquelles ils doivent se glisser sont très étroites. Ils ont
le visage et les mains couverts de suie.
Pendant longtemps, Michel arrive le matin, balaie les peti-
tes salles, met l'église en ordre. Lorsque les premiers garçons
arrivent, il les aide à se confesser au prêtre qui vient pour'
célébrer la messe. A neuf heures, une centaine de jeunes sont
là, et Michel « remplace don Bosco » pendant toutes la jour-
née. Il met les jeux en route, converse avec les garçons,
s'informe de leurs soucis, fait la leçon de catéchisme.
Le soir, alors qu'on allume les becs de gaz, les garçons
s'en vont. Certains l'accompagnent vers le Valdocco : « On
se reverra dimanche, Michel ! »
Rua revient épuisé. Il prend un peu de nourriture laissée
au chaud pour lui, pour Cagliero, Francesia, Anfossi, qui
reviennent épuisés comme lui des autres oratoires. Puis ils
grimpent tous sous les lucarnes des mansardes où sont leurs
lits. Michel s'endort immédiatement, comme foudroyé. Un
lundi matin, Cagliero se réveille assis sur une chaise, avec
ses chaussettes dans la main. Il n'avait pas pu aller jusqu'à
son lit et s'était endormi sur place.
Le réveil, le matin, sonne tôt, terriblement tôt : à quatre
heures. Jean Cagliero rappelle : « L'hiver à Turin n'est pas
une plaisanterie. Dans notre mansarde sous les toits, nous
n'avions ni chauffage, ni eau courante. Pour nous laver,
nous remplissions des cuvettes d'eau, le soir. Mais le matin
le froid avait transformé l'eau en glace. Pour nous laver,
nous devions ouvrir la lucarne, prendre de la neige sur le
toit et nous frictionner énergiquement les mains, le visage, le
cou. Après quelques minutes, la peau fumait !... Nous nous
enveloppions dans · une couverture et le temps de l'étude
commençait : Rua faisait de l'hébreu, Francesia ciselait des
vers latins et moi je composais des devoirs de musique. »
En novembre 1855, on inaugure le collège interne. A tou-
tes ses autres occupations, Francesia ajoute celle de profes-
seur de littérature, Rua de mathématiques, Cagliero de musi-
que.
Il peut arriver que l'on pense : mais don Bosco était fou
de laisser ses jeunes auxiliaires se tuer de cette façon entre
l'étude et le travail !.. Et ensuite, on réfléchit à la façon
dont les choses se sont terminées : Jean Cagliero, cardinal,
est mort à quatre-vingt-huit ans ; Michel Rua, responsable de
la congrégation salésienne, vécut jusqu'à soixante-treize ans ;
Jean Francesia, latiniste de renommée européenne, jusqu'à·
quatre-vingt-douze ans. Don Bosco « savait » que le travail,
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27 Pages 261-270

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27.1 Page 261

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même extrêmement pénible, n'allait pas les tuer si rapide-
ment.
Tête-à-tête avec le ministre
Les caricaturistes politiques de cette époque, quand ils
représentent le gouvernement, dessinent Camillo Cavour avec
un corps de chat et de longues moustaches, et Urbano
Rattazzi (ministre de l'Intérieur) comme un gros rat. « Gatass
et Ratass » étaient leurs surnoms à Turin.
Chez Rattazzi (malgré des positions nettement contraires
sur à peu près toutes les idées politiques), don Bosco a porte
ouverte. Le ministre de l'Intérieur l'estime parce qu'il tra-
vaille « pour le bien du peuple » et, en recueillant les gar-
çons pauvres, délivre le gouvernement d'une montagne de
préoccupations.
En 1845, sur la route qui va à Stupinigi, une nouvelle pri-
son est ouverte à Turin : la Générale. C'est le centre de
« redressement » pour les jeunes ; il peut en contenir trois
cents. Don Bosco le fréquente régulièrement et il cherche à
se faire des amis de ces garçons, condamnés généralement
pour vol ou pour vagabondage.
Les jeunes sont divisés en trois catégories : les « surveillés
spéciaux » qu'on enferme la nuit dans leur cellule ; les
« surveillés simples » que l'on fait marcher droit avec les
moyens habituellement utilisés dans une prison ; et les
« défaillants » qui se trouvent là parce que quelqu'un, fati-
gué d'eux, s'en est séparé en les confiant à la police. Ils pas-
sent leur temps en travaux agricoles et en ateliers internes.
Pendant le carême de 1855, don Bosco fait à tout le
monde un sérieux cours de catéchisme, puis, carrément, trois
jours d'exercices spirituels qui se terminent par une confes-
sion vraiment générale.
Don Bosco est tellement frappé par leur bonne volonté
qu'il promet « quelque chose d'exceptionnel ». Il se rend
chez le directeur et lui propose d'organiser pour les garçons
(avilis par la clôture) une belle promenade jusqu'à Stupi-
nigi.
« Est-ce que vous parlez sérieusement ? fait l'homme,
surpris.
- Le plus sérieusement du monde.
- Savez-vous que je serai responsable de tous ceux qui
fuiront?
- Personne ne fuira. Je vous en donne ma parole.
- Écoutez, il est inutile de discuter. Si vous voulez une
autorisation comme celle-là, adressez-vous au ministre. »
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27.2 Page 262

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Don Bosco part chez Rattazzi et lui expose avec calme son
projet.
« D'accord, dit le ministre. Une promenade fera certaine-
ment du bien aux jeunes prisonniers. Je donnerai les ordres
nécessaires pour que sur le parcours se trouvent des carabi-
niers en civil en nombre suffisant.
- Ah ! non ! intervient don Bosco avec force. La seule
condition que je mets, c'est qu'aucun garde ne nous protège.
Et vous devez me donner votre parole d'honneur. Le risque,
c'est moi qui le prend : si quelqu'un s'échappe, c'est moi
que vous mettrez en prison. »
Ils rient ensemble. Puis Rattazzi devient sérieux :
« Don Bosco, soyez raisonnable. Sans les carabiniers, vous
n'en ramènerez pas un seul à la maison.
- Et moi je vous dis au contraire que je les ramènerai
tous. Parions. »
Rattazzi réfléchit quelques secondes, puis :
« Ça va, j'accepte. Je vous fais confiance et je fais aussi
confiance aux gendarmes qui, en cas de fugue, ne mettront
pas longtemps à récupérer quatre gamins. »
Une journée de liberté
Don Bosco retourne à la Générale et annonce la prome-
nade. Les jeunes prisonniers hurlent de joie. Au premier
moment de silence, il continue :
« J'ai donné ma parole que du premier au dernier vous
vous comporterez bien et que vous ne chercherez pas à vous
évader. Le ministre m'a donné sa parole qu'il n'enverrait
aucun garde, ni en tenue, ni en civil. Mais maintenant vous
devez, vous aussi, me donner votre parole : si un seul
s'évade, je suis déshonoré. On ne me permettra certainement
plus de remettre les pieds ici. Est-ce que je peux vous faire
confiance ? »
Ils se concertent un peu. Puis les plus grands déclarent :
« Nous vous donnons notre parole. Nous reviendrons tous
et nous nous comporterons correctement. »
Le lendemain, il fait doux ; une journée de printemps. Ils
partent pour Stupinigi le long des sentiers de la campagne.
Ils sautent, courent, crient... Don Bosco, au milieu de la
petite bande, plaisante et raconte des histoires. En avant,
trotte l'âne chargé des provisions.
A Stupinigi, don Bosco célèbre la Messe. On mange sur
l'herbe et on se déchaîne en compétitions et en jeux Je long
du fleuve Sangone. On visite le parc et le château royal.
Goûter, puis retour au coucher du soleil. L'âne ne porte plus
rien et don Bosco est un peu fatigué. Les garçons le font
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monter en croupe et, tirant sur la bride, ils arrivent à la pri-
son en chantant. Le directeur se hâte de les compter : ils
sont tous là.
L'adieu est triste devant le portail de la Générale. Don
Bosco les salue un par un et retourne à la maison, le cœur
serré de n'avoir pu les libérer qu'un seul jour.
Le ministre, en revanche, lorsqu'on lui fait le rapport, est
transporté de joie comme après un triomphe.
« Pourquoi réussissez-vous à faire des choses pareilles et
pas nous ? demande-t-il un jour à don Bosco.
- Parce que l'État .commande et punit. Il ne peut rien
faire de plus. Tandis que moi, j'aime ces jeunes. Et comme
prêtre j'ai une force morale que vous ne pouvez pas com-
prendre. »
Neuf pages pour expliquer sa méthode
On a souvent demandé à don Bosco d'expliquer dans un
livre son système éducatif. Le manque de temps, l'impossibi-
lité de s'arrêter pour réfléchir méthodiquement sur les lignes
de force de son action l'empêchèrent de nous laisser une
œuvre « scientifique ».
En 1876, il prend son courage à deux mains et trace une
« esquisse » du système éducatif « en usage dans les maison
salésiennes ». Cela constitue neuf pages que les Salésiens
trouvent en complément de leur Règle et auxquelles ils sont
invités à se reporter souvent.
Nous les résumons en répétant qu'il ne s;agit pas d'un
ouvrage « scientifique » mais d'un condensé qui se ressent de
la hâte, des urgences et des graves problèmes de cette année-
là. On y découvre tout de même quelque chose de vivant,
cette « charge » que don Bosco y a déposée et que probable-
ment aucun texte ne pourra jamais exprimer de manière adé-
quate.
Don Bosco commence en classant (assez grossièrement, on
peut dire) les façons d'éduquer en deux groupes :
- le système répressif (en usage dans l'État, dans
l'Armée ... )
« Il consiste à faire connaître la loi aux intéressés et
ensuite à surveiller pour connaître et punir les transgresseurs.
Dans ce système, les ordres doivent être sévères ; le supérieur
doit éviter toute familiarité avec les subalternes et se trouver
rarement parmi ses subordonnés » ;
- le système préventif (qu'il veut mettre en usage dans ses
maisons).
263

27.4 Page 264

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Dans ses œuvres, don Bosco explique le « système préven-
tif » comme lui le comprend et comme il l'a toujours prati-
qué à l'oratoire.
« Ce système s'appuie entièrement sur la. raison1 la reli-
gion, et sur l'affection. Il exclut tout châtiment brutal et
cherche à éviter même les punitions légères.
Le directeur et les assistants sont comme des pères affec-
tueux : ils parlent, guident, conseillent, et corrigent avec dou-
ceur. L'élève n'est jamais humilié, devient un ami, trouve
dans l'assistant un bienfaiteur qui veut le rendre bon, lui
éviter des déboires, des pu11itions et 4es humiliations.
L'éducateur ayant gagné le cœur de son protégé, pourra le
suivre quand il sera adulte, le conseiller et même le redres-
ser.
La pratique de ce système est entièrement fondée sur ces
paroles de saint Paul : "La charité est douce et patiente ;
elle endure tout mais espère tout ; elle supporte n'importe
quel dérangement." C'est pourquoi seul un chrétien peut
appliquer avec succès le système préventif. Raison et religion
sont les moyens dont l'éducateur doit faire continuellement
usage.
Le directeur doit, de plus, être entièrement consacré à ceux
dont il a la charge et se trouver toujours avec eux pendant
leur temps libre. »
A partir de là, don Bosco met spécialement en valeur les
collèges qui monopolisaient la plus grande partie des forces
salésiennes en 1876. Le « don Bosco des oratoires » n ,appa-
raît pas toujours.
« Les professeurs, les chefs d'atelier, les assistants, doivent
être de moralité avérée. Ils auront soin de fuir comme la
peste toute espèce d'affection ou d'amitié particulière avec
les élèves. Dans la mesure du possible les assistants précéde-
ront les élèves là où ils doivent se rassembler et ne les laisse-
ront jamais inoccupés.
Que l'on donne la plus grande liberté de sauter, de courir,
de faire du bruit à volonté. La gymnastique, la musique, la
déclamation, le petit théâtre, les promenades, sont les
moyens les plus efficaces pour obtenir la discipline, favoriser
la morale et la santé. "Faites ce que vous voulez, disait
saint Philippe de Néri, du moment que vous ne commettez
pas de péchés.''
La confession fréquente, la communion fréquente, la
messe quotidienne sont les colonnes qui doivent soutenir une
entreprise éducative. Ne jamais obliger les enfants à fréquen-
ter les sacrements mais les y encourager et leur favoriser la
possibilité de s'en approcher.
L'éducateur est une personne consacrée au bien de ses élè-
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27.5 Page 265

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ves, pour cela il doit être prêt à subir n'importe quel déran-
gement, n'importe quelle fatigue pour parvenir à son but qui
est l'éducation civile, morale, scientifique de ses élèves.
L'éducateur cherche à se faire aimer s'il veut se faire
craindre (d,autres fois don Bosco écrit : 'plutôt qu,à se
faire craindre,,, "avant de se faire craindre,,).
Retirer son amitié est une punition, mais une punition qui
pousse à se surpasser, donne du courage et n'humilie jamais.
Féliciter quand une chose est bien faite, blâmer pour une
négligence, c'est déjà une récompense ou un châtiment.
Sauf en de rares occasions, les reproches ne se font jamais
en public, mais en privé, loin des camarades, en usant de la
plus grande prudence et patience pour que, par la raison et
la religion, l'élève comprenne son tort.
Frapper de· quelque manière que· ce soit doit être évité
absolument, car cela irrite beaucoup les jeunes et rabaisse
l'éducateur. »
Le rêve du premier oratoire
Si don Bosco rédige des traités avec difficulté, en revanche
c'est un magicien s'il s'agit de relater, de faire partager les
faits vécus. A cause de cela, beaucoup d'experts ont affirmé
que si le Petit Traité sur le système préventif est plutôt mai-
gre, le « rêve » que don Bosco raconte dans une lettre de
1884 est l'expression la plus authentique et la plus séduisante
de sa sensibilité éducative.
Don Bosco se trouvait donc à Rome en mai de cette année
pour traiter d'affaires importantes pour sa congrégation. Une
nuit il « rêve » du premier oratoire (celui où vivaient Dome-
nico Savio, Michelino Rua, Giovanni Cagliero) et le compare
avec celui qui existe alors au Valdocco. Il dicte ensuite une
lettre datée du 10 mai 1884. « Elle peut être considérée
comme un des plus efficaces et des plus riches documents
pédagogiques de don Bosco », affirme Pietro Stella.
Nous la résumons.
« Je croyais me trouver dans le premier oratoire à l'heure
de la récréation. C'était un tableau plein de vie, plein de
mouvement, plein de joie. Les uns couraient, les autres sau-
taient, d'autres faisaient sauter. Ici, on jouait à la grenouille,
là aux barres et au ballon. Ailleurs, un groupe de jeunes
était suspendu aux lèvres d'un prêtre qui racontait une anec-
dote. Dans un autre endroit, au milieu d'autres jeunes, un
abbé jouait à pigeon-vole et aux métiers. On chantait, on
riait de tous les côtés· et partout des abbés et des prêtres
avec des jeunes autour· d'eux qui donnaient de la ·voix joyeu-
sement. On voyait qu'entre les jeunes et les supérieurs
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27.6 Page 266

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régnaient la confiance et la cordialité la plus grande. J'étais
enchanté de ce spectacle, et celui qui m'accompagnait me
dit :
"Tu vois, la gentillesse amène l'affection, et l'affection
produit la confiance. Et c'est cela qui ouvre les cœurs. Alors
les jeunes confient tout sans crainte aux maîtres, aux assis-
tants et aux supérieurs. Ils deviennent sincères dans la ·con-
fession et hors de la confession, et sont dociles à tout ce que
veut commander celui dont ils savent être aimés."
A ce moment s'approche de moi un ancien élève, Giuseppe
Buzzetti ; il me dit :
"Voulez-vous voir maintenant les jeunes qui sont actuelle-
ment à l'oratoire ?"
Je vous ai tous vus pendant la récréation. Mais je n'ai
plus entendu les cris de joie et les chants, ni ce mouvement,
cette joie du premier tableau. Sur les visages on lisait
l'ennui, la lassitude, la défiance. Beaucoup de jeunes
jouaient avec insouciance mais d'autres restaient seuls,
appuyés aux colonnes, assis dans les escaliers, certains lan-
çaient autour d'eux des œillades équivoques : saint Louis se
serait trouvé mal à l'aise en leur compagnie.
''Comme ils sont différents de ce que nous étions, nous,
autrefois ! s'exclama Buzzetti.
- Certainement ! Mais comment peut-on ranimer mes
chers jeunes ?
- Avec de l'affection.
- Mes jeunes ne sont donc pas assez aimés ? Tu connais
les privations et les humiliations que j'ai supportées et que je
supporte pour leur assurer du pain, une maison, des maîtres
et spécialement le salut de leur âme. Et les directeurs, les
économes, les professeurs, les assistants sacrifient leurs
années de .jeunesse pour eux.
- Il manque l'essentiel, insistait Buzzetti. Que les jeunes
non seulement soient aimés, mais qu'ils sachent, qu'ils voient
qu'ils sont aimés.
- Ils ne voient donc pas que tout ce que nous faisons
c'est par amour pour eux ?
-Non.
- Qu'est-ce qu'ils veulent donc ?
- Se sentir aimés dans les choses qui leur plaisent ; vous
voir partager leurs préférences de jeunes ; leur apprendre à
trouver de l'amour même dans ce qui naturellement ne leur
plaît pas beaucoup : la discipline, l'étude, ·la maîtrise de soi-
même. Je m'explique : regardez, regardez les garçons en
récréation. Où sont nos Salésiens ?''
J'observai et reconnus que peu de prêtres et d'abbés se
mêlaient aux jeunes et moins encore prenaient part à leurs
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jeux. Les responsables n'étaient plus l'âme de la récréation.
La plupart déambulaient en parlant entre eux, sans s'occuper
des élèves ; les autres surveillaient de loin ; l'un ou l'autre
donnait un avertissement, mais d'un air menaçant. Quelques
Salésiens auraient aimé entrer dans tel ou tel groupe, mais
les jeunes s'arrangeaient pour aller ailleurs.
Alors Buzzetti continua :
"Dans les premiers temps, vous étiez toujours avec nous,
spécialement au moment de la récréation. Vous rappelez-vous
ces belles années ? C'était un coin de paradis, une époque
dont nous nous souvenons avec amour parce que l'affection
était une chose normale. Et nous n'avions pour vous aucun
secret.
- Certainement. Alors tout était joie pour moi. Mainte-
nant, hélas ! tu vois comme les nombreux soucis et ma santé
m'empêchent d'agir comme à cette époque-là.
- Mais si vous ne pouvez pas, pourquoi vos Salésiens ne
prennent-ils pas votre place ? Ils doivent aimer ce qui plaît
aux jeunes et les jeunes aimeront ce qui plaît aux supérieurs.
Actuellement, les supérieurs sont regardés comme des supé-
rieurs et non plus comme des pères, frères et amis ; alors, ils
sont craints et peu aimés. C'est pourquoi, si l'on veut ne
faire qu'un seul cœur et une seule âme, pour l'amour de
Jésus, il faut que soit brisée la barrière de la méfiance pour
la remplacer par celle de la confiance cordiale. L'obéissance
guide l'élève comme une mère guide le petit enfant. Alors
dans l'oratoire régneront la paix et la joie d'autrefois.
- Comment faire pour rompre cette barrière?
- Familiarité avec les jeunes, spécialement en récréation.
Sans familiarité l'affection ne se prouve pas, et, sans cette
preuve, il ne peut pas y avoir de confiance. Qui veut être
aimé doit montrer qu'il aime. Jésus-Christ s'est fait petit
avec les petits et il a pris sur lui nos infirmités. C'est lui le
maître de la familiarité ! Le maître que l'on voit tout seul
assis à son bureau est maître, et rien de plus ; mais s'il va
avec les jeunes en récréation, il devient un frère. Celui qui
sait qu'il est aimé, aime. Et qui est aimé obtient tout, spé-
cialement des jeunes. Cette confiance fait passer un courant
électrique entre les jeunes et les supérieurs. Cet amour fait
supporter aux supérieurs les fatigues, les ennuis, les ingratitu-
des, les dérangements, les fautes, les négligences des jeunes
gens. Jésus-Christ n'a pas cassé le rameau qui allait se rom-
pre, il n'a pas éteint la petite flamme qui tremblait. Voilà
votre modèle ! Alors on ne verra plus qui travaille pour le
prestige, qui punit pour venger son amour-propre blessé, qui
se laisse voler le cœur par une créature et, pour lui faire la
cour, laisse tomber tous les autres garçons ; qui, par timi-
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27.8 Page 268

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dité, a peur de réprimander celui qui doit l'être. Pourquoi
veut-on remplacer la charité par la froideur d'un règle-
ment? »
Don Bosco termina cette longue lettre avec ces paroles
qu'il dicta en pleurant (d'après le témoignage du secrétaire) :
« Il suffit qu'un jeune entre dans une maison salésienne
pour que la Très Sainte Vierge le prenne immédiatement
sous sa protection spéciale. 0 mes chers petits enfants, le
jour arrive où je devrai me séparer de vous et partir pour
mon éternité. Savez-vous ce que désire de vous ce pauvre
vieux qui a usé toute sa vie pour ses chers jeunes ? Rien
d'autre que le retour aux temps heureux de l'oratoire : aux
jours de l'affection et de la confiance entre les jeunes et les
supérieurs, à l'esprit de compréhension et de support mutuel,
par amour de Jésus-Christ, les uns envers les autres ; aux
jours des cœurs ouverts en toute innocence et simplicité
aux jours de la charité et de la joie véritable pour tout. »
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34
Adieu à une mère et à un garçon
Le premier dimanche d'avril 1855, don Bosco fait un ser-
mon à ses garçons pour-parler de la sainteté. Quelques-uns
font la grimace. Domenico Savio, au contraire, écoute avec
attention. A mesure que -don Bosco explique de sa belle voix
chaude et persuasive, il · lui semble que le sermon est fait
spécialement pour lui. Atteindre la sainteté comme le jeune
prince Louis de Gonzague, comme le grand missionnaire
François-Xavier, comme· les martyrs de l'Église...
A partir de ce moment, Dominique commence à rêver, et
son rêve, c'est la sainteté.
Le 24 juin, jour de la fête patronale de don Bosco, est
une grande fête à l'oratoire ; comme tous les ans. En
échange de l'affection et de la bonne volonté qu'on lui
témoigne, il annonce :
« Que chacun écrive sur un billet le cadeau qu'il désire de
moi. Je vous assure que je ferai mon possible pour vous
satisfaire. »
Un billet avec cinq mots
En lisant les billets, don Bosco trouve des demandes
sérieuses et sensées, mais il trouve aussi des requêtes extrava-
gantes qui le font sourire : un garçon voudrait cent kilos de
nougat « pour en avoir toute l'année ». Sur le billet de
Savio, il trouve cinq mots : « Aidez-moi à devenir saint. »
Don Bosco prend cette parole au sérieux. Il appelle Domi-
nique et lui dit « Je veux t'offrir la formule de la sainteté ;
la voici : Primo : la joie. Ce qui te trouble et t'enlève la
paix ne vient pas de Dieu. Secundo : tes devoirs de classe et
de piété. Suis bien en classe. Fidélité dans l'étude, fidélité
dans la prière. Tout cela, ne pas le faire par ambition, mais
par amour du Seigneur. Tertio : faire du bien aux autres.
Aide toujours tes camarades, même si ça te demande des
sacrifices. Toute la sainteté, c'est ça. »
Dominique s'engage sérieusement. Dans la Vie de Dominique
Savio que don Bosco écrivit aussitôt après la mort du
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27.10 Page 270

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garçon, beaucoup de faits simples et émouvants sont racon-
tés. Nous en rappelons un seul.
Un jour, un garçon introduit à l'oratoire un journal illus-
tré avec des dessins peu conformes à la décence. Aussitôt,
cinq ou six camarades l'entourent. Ils regardent, ils ricanent.
Dominique s'approche. Il prend le journal des mains du pro-
priétaire et le met en pièces. Le garçon proteste, mais Domi-
nique proteste aussi, un ton au-dessus :
« Tu en amènes, des belles choses à l'oratoire ! Don Bosco
se fatigue toute la journée à faire de nous de bons citoyens
et de bons chrétiens, et tu lui apportes dans sa maison ces
choses-là ! Ces dessins offensent le Bon Dieu et ne doivent
pas entrer ici. »
Les vacances scolaires arrivèrent et passèrent rapidement. -
Quand les garçons regagnent l'oratoire en octobre, don
Bosco revoit Dominique Savio et en est frappé :
« Tu ne t'es pas reposé pendant les vacances ?
- Si, don Bosco, pourquoi?
- Tu es plus pâle que d'habitude. Pourquoi ça ?
- Peut-être la fatigue du voyage... Et il sourit, tran-
quille. »
Mais ce n'est pas une fatigue occasionnelle. Les yeux
enfoncés dans les orbites, le visage pâle et maigre disent clai-
rement que la santé de Dominique n'est pas bonne. Don
Bosco décide de prendre des précautions.
« Cette année, tu n'iras pas à l'école en ville. Sortir sous
la pluie et la neige pourrait te faire du mal. Tu suivras les
cours de don Francesia ici, à la maison. be cette manière,
tu pourras te reposer un peu plus le matin. Et pas d'excès
dans les études : la santé est un don de Dieu, il ne faut pas
l'endommager. »
Dominique obéit. Mais quelques jours plus tard, comme
s'il prévoyait quelque chose de grave qui va lui arriver, il dit
à don Bosco:
« Aidez-moi à devenir un saint, vite ! »
La « Compagnie de l'immaculée»
Dominique est devenu le grand ami de Michel Rua et de
Jean Cagliero ; ils ont pourtant respectivement cinq et quatre
ans de plus que lui. Ses autres amis sont d'excellents gar-
çons, arrivés à l'oratoire ces dernières années : Bongiovanni,
Durando, Cerruti, Gavio, Massaglia.
Au commencement de 1856, les internes de l'oratoire sont
153 : 63 étudiants et 90 apprentis.
Au printemps, Dominique a une idée. Pourquoi ne pas
s'unir, tous les jeunes de bonne volonté, dans une « société
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28 Pages 271-280

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28.1 Page 271

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secrète », pour former un groupe bien serré de petits apôtres
dans la masse des autres ? Il en parle à quelques-uns. L'idée
plaît. On décide d'appeler la société « Compagnie de
l'immaculée ».
Don Bosco donne sa permission, mais conseille de ne pas
précipiter les choses. Faire un essai, rédiger un petit règle-
ment, puis on en reparlera.
On essaie. A la première réunion, on cherche qui inviter à
s'inscrire. Peu de monde, des garçons de confiance, capables
de garder le secret. On discute à propos de Francesia, le très
jeune professeur de lettres, un garçon d'une innocence fran-
che, ami de tout le monde. On l'écarte parce que c'est un
grand bavard : avec lui le secret ne durerait- pas longtemps.
L'assemblée charge trois inscrits d'ébaucher le règlement :
Michel Rua, dix-neuf ans; Joseph Bongiovanni, dix-huit ans;
Dominique Savio, quatorze ans. Don Bosco affirma que c'est
Dominique qui écrivit le texte. Les autres. le retouchèrent.
Le petit règlement comporte vingt et un articles. Les asso-
ciés s'engagent à devenir meilleurs sous la protection de la
Madone et avec l'aide de Jésus-Eucharistie ; à aider don
Bosco en devenant, avec prudence et délicatesse, de petits
apôtres parmi les camarades ; à propager la joie et la paix
autour de soi.
L'article 21, le dernier, résume l'esprit de la compagnie :
« Une sincère, filiale, illimitée confiance en Marie, une ten-
dresse extraordinaire pour elle, une dévotion durable nous
rendront maîtres de tous les obstacles, tenaces dans les
résolutions, sévères envers nous-mêmes, bienveillants avec le
prochain, et ponctuels en tout. »
La compagnie fut inaugurée le 8 juin 1856 devant l'autel
de la Madone, dans l'église Saint-François-de-Sales. Chacun
promit d'être fidèle à l'engagement.
Ce jour-là, Dominique a réalisé son chef-d'œuvre. Il lui
reste à vivre neuf mois seulement, mais sa Compagnie de
l'immaculée va durer plus de cent ans (exactement jusqu'en
1967). Dans toutes les maisons et les oratoires salésiens elle
aura été la gerbe des garçons engagés et des futures voca-
tions sacerdotales.
Les membres de la compagnie choisissent de « prendre
soin » d'une catégorie de garçops qu'ils appellent des
« clients » dans leur langage conventionnel : les indisciplinés
qui ont la langue trop bien pendue et se bagarrent pour un
rien. Chaque compagnon en prend un en charge et lui sert
« d'ange gardien » pendant tout le temps nécessaire pour le
mettre sur la bonne voie. Les nouveaux arrivés forment une
seconde catégorie de clients. On les aide à passer agréable-
ment les premiers jours, quand ils ne connaissent personne,
271

28.2 Page 272

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ne savent pas jouer, parlent seulement dans le dialecte de
leur pays, et ont le cafard.
Pendant le carême de 1856, Dominique Savio (dont le
visage rappelle si bien à don Bosco celui, pâle et émacié, de
Louis Comollo) tombe dans les excès. Il écoute, dans les lec-
tures du temps liturgique, les invitations à la pénitence et
veut s'y adonner lui aussi. Don Bosco est averti par un sur-
veillant de réfectoire que Dominique Savio jeûne.
Il l'aborde tout de suite. Dans une franche conversation, il
apprend que non seulement Dominique a commencé à
« jeûner au pain et à l'eau au moins le jour du samedi »,
mais qu'il a encore poussé plus loin : il a enlevé la couver-
ture de son lit (alors que la température est encore fraîche)
et il a mis sur son matelas des bouts de brique sous son
drap pour rendre son sommeil inconfortable. Don Bosco
l'arrête énergiquement :
« Je t'interdis absolument toute pénitence. Ou mieux, je
t'en permets une seule : l'obéissance. C'est une pénitence qui
coûte, qui plaît au Seigneur et ne ruine pas la santé. Obéis,
et pour toi, ça suffit. »
Maman Marguerite s'en va
15 novembre 1856. Maman Marguerite tombe malade. La
pneumonie violente se manifeste tout de suite mortelle pour
ses soixante-huit ans usés par tant de travail. Pendant un
moment, la vie de l'oratoire semble s'arrêter. Comment va-t-
on faire pour continuer sans elle ? Autour de son lit, les
abbés de don Bosco et les garçons les plus âgés se succèdent.
Combien de fois sont-ils entrés dans sa cuisine en disant :
« Maman, vous me donnerez une pomme ? >>
« Maman, la soupe est prête ? »
« Maman, je n'ai plus de mouchoir. »
« Maman, j'ai déchiré mon pantalon. »
L'héroïsme de cette grande dame qui va mourir est uni-
quement à base de guenilles à rapiécer, de foin et de blé à
faucher, de lessives et de marmites. Mais dans cette humble
existence, il y a une force qui jamais ne se décourage : la
confiance dans la Providence. Au milieu des pommes de
terre à éplucher, de la polenta à tourner, se· manifestent les
leçons de la foi, le bon sens pratique, la douce bonté de la
maman.
C'est d'elle que don Bosco a reçu son système préventif. Il
est le premier à avoir été élevé avec raison, religion et aff ec-
tion. La congrégation salésienne a été bercée sur les genoux
de maman Marguerite qui, maintenant, va s'éteindre comme
une bougie.
272

28.3 Page 273

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Des Becchi, Joseph arrive avec les neveux les plus âgés.
L'abbé Borel, son confesseur depuis qu'elle est arrivée à
Turin, vient lui apporter le viatique.
Elle rassemble toutes ses forces pour· parler à son Jean :
« Fais attention parce que beaucoup de gens, au lieu de la
gloire de Dieu, cherchent leur succès personnel. .. Près de toi,
il y en a qui aiment la pauvreté chez les autres, mais pas en
eux-mêmes. Ce qu'on demande aux autres, nous devons être
les premiers à le faire. »
Elle ne veut pas que Jean la voie souffrir, elle pense aux
autres jusqu'au dernier moment.
« Ne reste pas là, Jean... Tu souffres trop de me voir
comme ça. Rappelle-toi ·que cette vie est faite pour souffrir.
Les vrais bonheurs sont dans la vie éternelle... Maintenant,
va-t-en, je te le demande, s'il te plaît... Prie pour moi,
Adieu. »
Marguerite Bosco exprime dans ces mots la conception
chrétienne de la vie commune aux gens de la campagne. Une
conviction qui a aidé les hommes et les femmes de la cam-
pagne à se débrouiller, malgré la famine, la mort des
enfants, la fatigue accablante. Et cela pendant des siècles.
Près de la vieille maman qui meurt, restent Joseph et don
Alasonatti. Elle s'éteint à trois heures du matin le 25 novem-
bre 1856. Joseph va dans la chambre de don Bosco et lui
jette les bras autour du cou en pleurant.
Deux heures après, don Bosco appelle Joseph Buzzetti.
C'est l'ami des moments les plus tristes, le seul devant lequel
il n'a pas honte de pleurer. Il va célébrer la messe dans la
chapelle de la crypte du sanctuaire de la Consolata. Ensuite,
ils s'agenouillent devant la Madone et don Bosco murmure :
« Maintenant, mes fils et moi nous n'avons plus de mère sur
la terre. Restez près de nous, servez-nous de mère. »
Quelques jours plus tard, Michel Rua va trouver sa
maman, Jeanne-Marie:
« Depuis que maman Marguerite est morte, lui dit-il, nous
ne savons plus comment faire. Il n'y a personne pour faire
la soupe, pour repriser les chaussettes. Maman, tu ne veux
pas venir, toi ? » A cinquante-six ans, Jeanne-Marie suit
son fils et devient la seconde maman de l'oratoire. Elle le
restera pendant vingt ans.
Un garçon qui parle avec Dieu
Décembre 1856. Les rues de Turin sont déjà saupoudrées
de la première neige. C'est fa nuit, les lampadaires sont allu-
més. Comme tous les soirs, don Bosco est penché à sa table
de travail sur un monceau de lettres qui attendent une
273

28.4 Page 274

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réponse. Il y répondra jusqu'après minuit. Mais on frappe
discrètement à la porte :
« Entrez. Qui est-ce ?
- C'est moi, dit Dominique Savio en entrant rapidement.
Vite, venez avec moi, il y a une œuvre de charité à faire.
- Maintenant, dans la nuit ? Où veux-tu m'emmener ?
- Faites vite, don Bosco, faites vite. »
Don Bosco hésite, mais en regardant Dominique il voit
que son visage, habituellement calme, est très grave. Même
ses paroles sont impératives comme un ordre. Don Bosco se
lève, prend son chapeau et le suit.
Dominique descend à toute vitesse l'escalier, sort de la
cour, enfile sans hésiter les rues de la ville, tourne dans une
première rue, dans une seconde. Il ne parle ni ne s'arrête.
Dans le dédale des rues et des ruelles, il avance, sûr de lui.
Il monte un escalier. Don Bosco le suit : premier étage,
deuxième, troisième. Dominique s'arrête, frappe. Avant
qu'on ne vienne ouvrir, il dit à don Bosco :
« C'est ici que vous devez entrer. »
Et il s'en retourne à la maison. La porte s'ouvre. Une
dame, les cheveux en désordre, se présente. Elle voit don
Bosco et s'exclame :
« C'est le Bon Dieu qui vous envoie. Vite, vite, autrement
il sera trop tard. Mon mari a eu le malheur de perdre la foi
il y a bien des années. Maintenant il va mourir. Il demande
par pitié de pouvoir se confesser. »
Don Bosco s'approche du lit du malade et trouve un pau-
vre homme épouvanté, au bord du désespoir. Il le confesse,
lui donne l'absolution. Quelques minutes après, l'homme
meurt.
Quelques jours passent. Don Bosco reste impressionné par
ce qui lui est arrivé. Comment Dominique a-t-il pu savoir ce
qui concernait ce malade? Il s'approche de lui à un moment
où personne ne les écoute :
« Dominique, l'autre soir quand tu es venu dans mon
bureau pour m'appeler, qui t'avait parlé de ce malade ?
Comment as-tu pu le connaître ? »
Alors, arrive une chose à laquelle don Bosco ne s'attendait
pas. Le garçon le regarde avec un air triste et se met à pleu-
rer. Don Bosco n'ose pas lui poser d'autres questions, mais
il comprend que dans son oratoire il y a un garçon qui parle
avec Dieu.
Du paradis, pourrai-je voir mes camarades ?
En février 1857, l'hiver de Turin devient très rigoureux.
Dominique Savio est de plus en plus pâle. Il est secoué par
274

28.5 Page 275

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une toux profonde et ses forces diminuent rapidement. Sou-
cieux, don Bosco fait venir deux médecins pour l'examiner.
Le professeur Vallauri, après un examen détaillé, déclare :
« Sa constitution fragile et sa continuelle tension d'esprit
sont comme des limes qui rongent sa vie.
- Que puis-je faire pour lui ? » insiste don Bosco.
Vallauri, désolé, hausse les épaules. La médecine, en ces
années-là, n'existait pratiquement pas.
« Renvoyez-le respirer l'air du pays, et faites-lui suspendre
ses études pendant un peu de temps. »
Quand il apprend la décision, Dominique se résigne. Mais
cela le peine beaucoup de laisser ses études, ses amis, et spé-
cialement don Bosco.
« Mais pourquoi ne veux-tu pas aller bénéficier de la pré-
sence de tes parents ?
- Parce que je voudrais finir ma vie ici, à l'oratoire.
- Ne parle pas comme ça. Pour le moment, tu vas à la
maison, tu te guéris et puis tu reviens.
- Ça non ! sourit Dominique en secouant la tête. Je m'en
vais et je ne reviendrai plus. Don Bosco, c'est la dernière
fois que nous pouvons nous parler. Dites-moi : qu'est-ce que
je peux encore faire pour le Seigneur ?
- Offre-lui souvent tes souffrances.
- Et quoi d'autre encore ?
- Offre-lui aussi ta vie.
- Du paradis, pourrai-je voir mes camarades de l'oratoire
et mes parents ?
- Bien sûr, murmure don Bosco en cherchant à maîtriser
son émotion.
- Et je pourrai venir les voir ?
- Si le Seigneur le veut, tu pourras revenir. »
Le dimanche 1er mars, son salut le plus touchant, il le
donne aux amis de « la Compagnie ». Puis arrive la voiture
du papa qui doit le conduire à Mondonio. Au coin de la
rue, il agite encore la main pour saluer l'oratoire, les amis,
« son » don Bosco qui restent encore, avec un chagrin pro-
fond, à regarder la charrette qui s'éloigne. Son meilleur élève
est parti, le petit saint que la Madone a offert pendant trois
ans à son oratoire.
Il meurt presque à l'improviste le 9 mars 1857. Son père
est près de lui. Il eut à peine la force de murmurer :
« Adieu, papa... le curé me disait... mais je ne me le rap-
pelle... Que c'est beau ce que je vois ... »
Pie XII l'a déclaré saint le 12 juin 1954. Le premier saint
de quinze ans.
275

28.6 Page 276

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L'écharpe couleur de sang
Don Bosco le verra encore une fois, dans le grand
« songe » fait à Lanzo dans la nuit du 6 décembre 1876. Il
le raconte en dix pages bien pleines du douzième volume des
Mémoires biographiques. Nous sommes obligés de n'en don-
ner qu'un rapide condensé.
« J'avais l'impression de me trouver sur le bord d'une
immense plaine, bleue comme la mer. Mais il n'y avait pas
d'eau : cela ressemblait à du cristal pur et brillant. Dans
l'air, flottait une musique très douce.
Et voici qu'apparaît une multitude innombrable de jeunes.
J'en connaissais un très grand nombre ; ils avaient été à
l'oratoire et dans nos autres collèges, mais la plupart d'entre
eux m'étaient inconnus. Cette foule énorme s'avançait vers
moi. A leur tête marchait Savio Dominique et aussitôt après
avançaient de très nombreux abbés et prêtres, chacun d'eux
conduisant un cortège de jeunes.
Savio Dominique se détacha seul et s'arrêta si près de moi
que si j'avais tendu la main je l'aurais sûrement touché.
Comme il était beau ! Une tunique éclatante de blancheur lui
descendait jusqu'aux pieds. Une large écharpe rouge lui cei-
gnait les reins. Sa tête était couronnée de roses. Il ressem-
blait à un ange.
Savio Dominique demanda :
"Pourquoi restes-tu muet ? N'es-tu pas cet homme qui,
autrefois, ne s'effrayait de rien, affrontait les calomnies, les
ennemis, les inquiétudes et les périls de toutes sortes ? Pour-
quoi ne parles-tu pas ?"
Je balbutiai :
"Es-tu Savio Dominique?
- C'est moi. Tu ne me reconnais plus? Je suis venu pour
te parler. Si souvent nous nous sommes parlé sur la terre !
Si souvent tu m'as donné des preuves d'amitié ! Est-ce que
je n'ai pas correspondu à une aussi vive affection ? Elle était
grande, ma confiance en toi...
- Mais, où sommes-nous?
- Tu es dans le lieu du bonheur !
- Pourquoi portes-tu cette tunique splendide ? Et pour-
quoi cette écharpe rouge à ta ceinture ?''
Une voix chanta les paroles de la Bible : "Ils sont vierges
et suivent l'Agneau là où il va.'' Alors, je compris que cette
écharpe rouge, couleur du sang, était le signe des grands
sacrifices accomplis, du martyre même souffert pour conser-
ver la vertu de pureté. La blancheur de la tunique était le
signe de l'innocence baptismale conservée.
''Pourquoi marches-tu devant les autres ?
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28.7 Page 277

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- Je suis ambassadeur de Dieu. Quant au passé, je
t'assure que ta congrégation a fait beaucoup de bien. Tu
vois le nombre immense des jeunes ? C'est toi qui les a sau-
vés, ou tes prêtres, ou tes abbés, ou les autres que tu as mis
sur la voie de la vocation. Mais ils seraient beaucoup plus
nombreux si tu avais eu plus de foi et de confiance dans le
Seigneur.
- Et le présent ?"
Dominique me tendit un bouquet de fleurs : des roses, des
violettes, des lys, de la gentiane, des épis de blé. Il expli-
qua:
"Présente-le à tes fils. La rose représente la charité, la
violette l'humilité, la gentiane la pénitence, le lys la chasteté,
les épis l'amour de !'Eucharistie.
- Et pour l'avenir ?
- Sache que Dieu prépare de grandes choses pour ta con-
grégation. Une grande gloire l'attend. Mais veille à ce que
tes Salésiens ne sortent pas de la bonne voie que tu leur as
indiquée. Si les tiens restent dignes de leur haute mission,
l'avenir sera magnifique et sauvera une infinité de gens. A la
condition que tes enfants soient des dévots de la Sainte
Vierge et sachent conserver la vertu de chasteté qui plaît tant
aux yeux de Dieu.
- Quant à moi ?
- Oh ! si tu savais combien de combats tu as encore à
soutenir !"
Alors, je tendis les mains pour saisir ce saint jeune gar-
çon, mais ses mains m'échappèrent, comme si elles avaient
été de vent, et je ne pus l'embrasser. .. »
277

28.8 Page 278

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35
« Frère ou pas Frère,
je reste avec don Bosco »
Un jour de l'été 1857, don Bosco est reçu par le ministre
Rattazzi. La conversation tombe sur « l'œuvre des oratoi-
res », que le ministre apprécie, surtout depuis le service
rendu par les jeunes pendant le choléra et l'histoire de la
Prison générale. D'après le compte rendu de Lemoyne, la
conversation se serait déroulée comme suit :
« Je souhaite, don Bosco, que vous viviez longtemps. Mais
vous mourrez, vous aussi. Que deviendront alors vos gar-
çons?
- Je vous retourne la question, Monsieur le Ministre. Que
pourriez-vous faire pour que mon œuvre survive ?
- A mon avis, vous devriez choisir des laïcs et des ecclé-
siastiques auxquels vous faites confiance et former une
société, les pénétrer de votre esprit, leur inculquer votre
système. Actuellement, ils seraient vos auxiliaires et demain
vos continuateurs. »
Don Bosco sourit.
« Mais, il y a deux ans, vous-même avez fait approuver
une loi pour la suppression d'un grand nombre de commu-
nautés religieuses. Et maintenant c'est vous-même qui propo-
sez une nouvelle création de communauté religieuse. Le gou-
vernement la laissera-t-il vivre ?
- La loi de la suppression, je la connais bien, sourit à son
tour Rattazzi. Vous pouvez fonder une société qu'aucune loi
ne pourra supprimer.
- Comment cela ?
- Un État laïc ne pourra jamais reconnaître une "société
religieuse'' qui dépendrait de l'Église, c'est-à-dire d'une
autorité différente de la sienne. Mais s'il naît une société
dans laquelle chaque membre conserve ses droits civils,
s'assujettit aux lois de l'État, paie les impôts, l'État ne peut
plus rien dire. Face à l'État, cette société n'est rien d'autre
qu'une association de citoyens libres qui s'unissent et vivent
ensemble dans un but de bienfaisance comme d'autres s'unis-
sent dans un but commercial, industriel ou de secours
mutuel. Si, en plus, intérieurement, ces associés acceptent
aussi l'autorité des évêques et du Pape, l'État s'en lave les
278

28.9 Page 279

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mains : toute association de libres citoyens est autorisée, du
moment qu'elle respecte les lois et l'autorité de l'État. »
Don Bosco remercie le ministre, l'assure qu'il réfléchira.
Rattazzi n'a rien fait d'autre que de donner une forme lim-
pide aux idées que don Bosco porte en lui depuis des
années, cherchant à fonder une congrégation de religieux
« aux yeux de l'Église » et de libres citoyens « aux yeux de
l'État ». La difficulté principale est celle-ci : le Saint-Siège
accepterait-il cette nouvelle façon de poser le problème, qui
admet le principe libéral de la séparation de l'État et de
l'Eglise et révolutionne les modèles classiques d'organisation
de la vie religieuse ? Jusqu'alors, les religieux étaient recon-
nus comme tels « aux yeux de l'Église ét aux yeux de
l'État ».
Il est nécessaire de conserver par écrit•..
Pendant qu'il réfléchit à la « formule », don Bosco se
préoccupe des personnes qui formeraient cette congrégation.
Ses collaborateurs adultes, l'un après l'autre, l'ont aban-
donné. La Madone lui a indiqué dans ses rêves la voie qu'il
doit suivre : faire sortir les bergers du troupeau.
Michel Rua, en mars 1855, a émis ses premiers vœux.
C'est le tour de don Alasonatti quelques mois plus tard ; et
de Jean-Baptiste Francesia en 1856, qui compose pour la cir-
constance un poème solennel en latin.
Mais aucun de ces trois-là ne pense faire partie d'une
« congrégation ». Ils croient seulement être unis un peu plus
étroitement à don Bosco pour l'aider.
Et don Bosco continue à rester très prudent : les congréga-
tions et les « frères » (comme on les appelle) n'ont pas la
cote à cette époque-là. « Il évite soigneusement toute mani-
festation d'observances conventuelles : pas de méditations
régulières, pas de longues prières, pas de pratiques austères »
(E. Ceria).
D'ailleurs, jusqu'à 1859, rien n'autorise don Bosco à se
déclarer « supérieur d'une congrégation religieuse ». Il est
entouré d'un bon nombre de clercs qui ont reçu de lui la
soutane. Mais cela a été possible uniquement parce que
l'archevêque en voyait la nécessité pour « l'œuvre des oratoi-
res ». D'autre part, ces clercs ont dû subir d'abord un exa-
men à la curie de la ville ; ils suivent les cours du séminaire ;
quelques-uns d'entre eux n'en sont dispensés que si leur tra-
vail les rend indispensables à l'oratoire. Don Bosco dirige les
oratoires, l'internat du Valdocco, les abbés sont sous l'auto-
rité de l'archevêque de Turin, Mgr Fransoni.
Ce n'est d'ailleurs pas l'aspect extérieur mais la substance
279

28.10 Page 280

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qu'il faut exprimer. Il est nécessaire de conserver par écrit
les tâtonnements de la congrégation naissante et une
« Règle » qui fixe les points essentiels de l'esprit et de la
méthode.
Sans rien dire, don Bosco entreprend ce travail en 1855 ;
il puise dans sa propre expérience, dans les règlements qu'il
a déjà rédigés pour l'oratoire, il demande conseil, il se docu-
mente soigneusement sur les règles des ordres anciens et des
congrégations plus récentes, comme l'Institut de charité de
Rosmini et les oblats de l'abbé Lanteri.
L'entretien avec Rattazzi (dans lequel le ministre lui a seu-
lement répété ce qu'il avait exposé publiquement à la Cham-
bre des députés) est un « jet de lumière » qui lui montre
comment il peut adapter l'essentiel de la vie religieuse aux
nouvelles conditions imposées par les exigences politiques.
Don Bosco défendra plus tard avec fermeté les « droits
civils » de ses religieux.
A la fin de 1857, le premier texte de la Règle salésienne
(appelé indifféremment Règles ou Constitutions) est prêt.
L'épuisant labeur pour obtenir l'approbation des autorités
religieuses va commencer.
De Lyon où il est en exil, Mgr Fransoni se montre très
encourageant à l'égard de l'initiative de don Bosco. Pour
plus de sécurité, il lui conseille d'aller parler de son projet
au Pape Pie IX.
La rencontre avec le Pape
Dans les premiers jours de février 1858, Michel Rua passe
de nombreuses heures de la nuit à copier en écriture élégante
le manuscrit des Règles. Don Bosco Id a recommandé :
« Copie-les bien. Nous les porterons ensemble au Pape. »
Le 18 février, ils partent tous les deux pour Rome. C'est
un voyage long et difficile à l'époque : ils le font en partie
par terre, en partie par mer, avec un passeport régulier. En
partant, don Bosco a cru bon de rédiger son testament.
L'oratoire est confié à don Alasonatti.
Le 9 mars, don Bosco est admis à la première audience de
Pie IX. Le Pape lui manifeste une bienveillance qui ne se
démentira plus jamais, Il ne cache pas son admiration per-
sonnelle pour l'activité exubérante du prêtre turinois. Il
approuve son intention de fonder une congrégation adaptée à
son temps, mais il ajoute quelques recommandations : la plus
importante consiste à lier entre eux les membres, non seule-
ment par des « promesses » (comme l'avait suggéré Rattazzi),
mais par de véritables « vœux religieux ». Il dit à don Bosco
que le Pape aussi a besoin de réfléchir. « Allez, priez, et
280

29 Pages 281-290

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29.1 Page 281

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après quelques jours, revenez, et je vous dirai ce que je
pense. »
Heureux de cet accueil, don Bosco revoit le texte des
Règles et le fait encore recopier par don Rua.
21 mars. Deuxième audience de Pie IX. Le Pape a réfléchi
et précise son sentiment :
« Je suis convaincu que votre projet pourra faire beaucoup
de bien à la jeunesse. Il faut le réaliser. Que les Règles
soient douces et d'observance facile. Que la manière de vous
habiller, les pratiques de piété ne vous fassent pas remar-
quer parmi les gens. Peut-être, à cause de cela, serait-il pré-
férable de parler de société plutôt que de congrégation. En
somme, faites en sorte que chacun des membres soit, aux
yeux de l'Église, un religieux et, aux yeux de la société
civile, un citoyen. »
Don Bosco voit tout de suite que Pie IX et Rattazzi sont
presque d'accord. Il présente au Pape le texte raccourci des
Règles.
« Dans ce règlement, retouché selon vos recommandations,
sont contenus la discipline et l'esprit qui nous guident depuis
vingt années. »
Les Règles n'ont rien de monastique. 11 s'agit d'une
société d'ecclésiastiques et de laïcs unis par des vœux et dési-
reux de se consacrer au bien de la jeunesse pauvre. Pour
l'État, ils sont citoyens : « Chacun, en y entrant, ne perdra
pas ses droits civils, même après avoir émis les vœux,
puisqu'il conserve la propriété de ses biens. » Pour l'Église,
ils sont religieux : « L'usufruit de ses biens, pendant tout le
temps qu'il restera dans la congrégation, doit être mis à la
disposition de la congrégation. »
« Dans une troisième et dernière audience du 6 avril,
raconte don Ceria dans les Annales de la Société salésienne,
Pie IX lui rend le manuscrit en lui disant de le remettre au
cardinal Gaude. »
Ce cardinal piémontais est en excellents rapports avec don
Bosco. Il lit, il retouche encore. Puis il conseille à don
Bosco d'essayer de mettre en pratique les Règles ainsi retou-
chées et de se représenter de nouveau au Pape.
Don Bosco quitte Rome le 14 avril.
Une semaine pour décider de sa vie
9 décembre 1859. Don Bosco pense que le moment est
arrivé de parler ouvertement de congrégation religieuse. Aux
dix-neuf « Salésiens » réunis dans sa chambre, il s'adresse à
peu près dans ces termes :
« Depuis longtemps je pensais fonder une congrégation.
281

29.2 Page 282

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Voici arrivé le moment de passer aux actes. Le Saint-Père
Pie IX a encouragé et loué mon projet. Ce n'est pas aujourd'hui
que cette congrégation voit le jour : elle existait déjà par cet
ensemble de Règles que vous avez toujours pratiquées tradi-
tionnellement... Maintenant, il s'agit d'aller de l'avant, de
constituer formellement la congrégation et d'en accepter les
Règles. Sachez cependant que seront seulement inscrits ceux
qui, après avoir réfléchi sérieusement, voudront faire au
moment voulu les vœux de pauvreté, de chasteté et d'obéis-
sance... Je vous laisse une semaine pour y penser. »
A la fin de la réunion s'établit un silence inhabituel. Bien
vite, quand les langues se délièrent, on put constater que
don Bosco avait eu raison de procéder lentement et avec
prudence. Certains grognaient entre leurs dents que don
Bosco voulait faire d'eux des Frères1Cagliero marchait à
grands pas de long en large dans la cour, en proie à des
sentiments contradictoires.
Mais le désir de « rester avec don Bosco » obtint l'assenti-
ment de la majorité. Cagliero prononça la phrase qui devien-
dra historique : « Frère ou pas Frère, je reste avec don
Bosco. »
A la « conférence d'adhésion » qui eut lieu le soir du
18 décembre, il ne manqua que deux des dix-neuf qui avaient
assisté à la réunion précédente. Voici le condensé du compte
rendu rédigé par don Alasonatti :
« Dans la chambre du prêtre Bosco Jean, à neuf heures
du soir, se sont réunis : don Bosco, le prêtre Alasonatti Vic-
tor, les clercs Savio Ange, diacre, Rua Michel, sous-diacre,
Cagliero Jean, Francesia J .-Baptiste, Provera François, Ghi-
varello Charles, Lazzero Joseph, Bonetti Jean, Anfossi Jean,
Marcellino Louis, Cerruti François, Durando Célestin, Pet-
tiva Second, Rovetto Antoine, Bongiovanni César-Joseph, le
jeune Chianale Louis.
Il a plu à ceux qui s'étaient réunis de se constituer en
société ou congrégation...
A l'unanimité, ils prièrent don Bosco, fondateur et promo-
teur, d'accepter la charge de supérieur majeur, lequel accep-
ta sous réserve de se choisir un préfet : il lui a paru bon
de ne pas changer de cet office celui qui écrit ces lignes...
Comme directeur spirituel fut choisi le sous-diacre Rua
Michel. Économe reconnu, le diacre Ange Savio. Les trois
conseillers, désignés par un vote, furent les clercs Cagliero
Jean, Bonetti Jean et Ghivarello Charles. Ainsi fut définitive-
1. Pour les anticléricaux de l'époque, le nom de « Frère » était devenu une
moquerie (N.D.T.).
282

29.3 Page 283

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ment constitué le corps administratif (appelé depuis Chapitre
supérieur) de notre société. »
« Qu 'est-ce que tu restes à faire à l'oratoire ? »
La congrégation est née. Don Bosco en éprouve une
grande joie. Mais je crois que ce jour-là il lui reste tout de
même un peu de tristesse au fond de l'âme : parmi les dix-
sept qu'il a admis, il n'y a pas son très cher Joseph Buzzetti.
En maniant un pistolet (pour défendre des objets exposés
pour la première loterie), il avait subi un accident grave : on
avait dû l'amputer de l'index de la main gauche. Cela, à
cette époque, était considéré comme un empêchement sérieux
au sacerdoce. Cet incident, « uni à l'humilité », remarque
don Lemoyne, avait déterminé Buzzetti à renoncer à la sou-
tane.
Mais il offrait chaque heure de sa journée à « son » don
Bosco et à l'oratoire. Il était responsable de l'entretien de la
maison - explique don Lemoyne -, surveillait le réfectoire,
préparait les tables, s'occupait du nettoyage, donnait des
cours de catéchisme, administrait et expédiait les Lectures
catholiques. Il dirigeait aussi la classe de chant jusqu'au
moment où il la laissa à Jean Cagliero, en 1860. « Avec son
esprit pénétrant et son zèle empressé, il était l'âme de toutes
les loteries, allait chercher des commandes pour les ateliers,
achetait le pain et réglait les dépenses. »
L'oratoire était pour lui la chair de sa chair. Quand le
bâtiment presque terminé s'était écroulé, il avait épluché avec
minutie les factures. Il avait trouvé des commandes de maté-
riaux de qualité inférieure et avait furieusement pris l'entrepre-
neur à partie. Don Bosco lui-même avait dû le calmer.
« Nous devons avoir de la patience. Le Seigneur nous
aidera.
- Oui, oui, nous aidera ! Mais en attendant vous veillez,
vous travaillez jour et nuit pour avoir quelques centaines de
lires et ceux-ci vous en volent des milliers en un instant. Ils
auraient besoin qu'on leur donne une bonne leçon.
- Laissons courir. S'ils la méritent, le Seigneur la leur
donnera. »
Buzzetti (continue Lemoyne auquel nous avons emprunté
ce dialogue) servait de .gardien à don Bosco, l'accompagnait
quand un danger était à craindre, allait le soir à sa rencon-
tre. Sa silhouette vigoureuse, sa barbe rousse et touffue, ôtè-
rent à plusieurs malfaiteurs l'envie d'attaquer le prêtre du
Valdocco.
Ses frères maçons (Charles Buzzetti devint un excellent
maître maçon) lui demandèrent plusieurs fois :
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« Si tu ne veux pas devenir prêtre, qu'est-ce que tu restes
à faire à l'oratoire ? Si don Bosco mourait, alors que tu
n'as pas de métier, comment ferais-tu?
- Don Bosco m'a assuré que, même après sa mort, il y
aura toujours un morceau de pain à ma disposition. Pour
moi, ça suffit comme ça. »
Et pourtant cet homme jeune (il a vingt-sept ans en 1859),
qui aurait donné sa vie pour don Bosco, ne voulait pas faire
de vœux ni devenir Salésien.
Le premier laïc admis dans la Société salésienne fut Joseph
Rossi. Le « chapitre de la Société salésienne » se réunit pour
décider de son admission le 2 février 1860. Avec Rossi, le
mot « coadjuteur » fit son apparition dans le vocabulaire de
la congrégation ; il veut dire « Salésien laïque ».
La crise de Joseph Buzzetti
Le 14 mai 1862 marque une nouvelle étape dans la fonda-
tion de la Société salésienne. Réunis comme de coutume dans
la petite chambre de don Bosco, les « confrères », répondant
à son invitation, « promirent à Dieu d'observer les Règles en
faisant vœu de pauvreté, de chasteté et d'obéissance pour
trois ans ». Ils étaient vingt-deux, non compris le fondateur.
A la fin, don Bosco conclut : « Pendant que vous me fai-
siez ces vœux, je les faisais, moi aussi, à ce crucifix pour
toute ma vie en m'offrant en sacrifice au Seigneur. »
Dans le groupe des vingt-deux se trouvent encore deux
laïcs, vraiment différents l'un de l'autre. Le premier, Joseph
Gaïa, deviendra pendant de nombreuses années, cuisinier à
l'oratoire. Le second, Frédéric Oreglia de San Stefano,
appartient à l'aristocratie turinoise. Don Bosco l'avait gagné
pendant une session d'exercices spirituels, lui faisant mettre
un terme à une période de « vie aventureuse et galante ».
Pendant neuf ans, il rendra de nombreux services à Pora-
toire, puis il entrera chez les Jésuites.
Une tentation facile dans les années suivantes où l'on vit
d'autres laïcs entrer dans la congrégation, fut celle de consi-
dérer ceux qui n'étaient pas prêtres ou clercs comme les
« domestiques » de la maison, ou au moins comme une
« branche de second rang ».
C'est probablement dans ce contexte que naquit la
« crise » de Joseph Buzzetti. Don Lemoyne la raconte dans
le cinquième volume des Mémoires biographiques, d'où nous
la condensons.
Il sent que l'ancienne vie patriarcale de la famille va être
modifiée par les règlements ; il voit peu à peu passer dans
les mains des clercs la direction de la maison, les charges
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29.5 Page 285

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qui, primitivement, lui avaient été confiées. Tristesse et
découragement le décident à partir. Il trouve une place à
Turin et va prendre congé de don Bosco. Avec sa franchise
habituelle, il lui dit que maintenant il va devenir la cin-
quième roue de la voiture, qu'il doit obéir à ceux qu'il a vus
arriver tout gosses, et auxquels il a appris à se moucher. Il
montre sa grande tristesse de devoir quitter cette maison
qu'il a vue grandir depuis les jours de la remise Pinardi.
Don Bosco ne lui répond pas : « Tu me laisses tout seul.
Comment ferai-je sans toi ? » Il ne se lamente pas sur lui-
même ; il pense à Joseph, à son ami le plus cher : « As-tu
déjà trouvé une place ? Est-ce qu'on te paiera bien ? Tu n'as
pas d'argent et certainement il va t'en falloir pour tes pre-
mières dépenses. » Il ouvre les tiroirs de son bureau : « Tu
connais mieux que moi ces tiroirs. Prends tout ce qu'il te
faut et s'il n'y en a pas assez, dis-moi ce dont tu as besoin
et je te le trouverai. Joseph, je ne veux pas que tu doives te
priver à cause de moi. » Puis il le regarde avec cette affec-
tion qu'il est seul à savoir manifester à ses garçons : « Nous
avons toujours été bien ensemble. J'espère que tu ne
m'oublieras jamais. »
Alors Buzzetti éclate en sanglots. Il pleure longtemps et dit
ensuite : « Non, je ne peux pas quitter don Bosco. Je reste
pour toujours avec lui. »
Le coadjuteur que don Bosco portait dans son cœur
Ce fut sans doute cet incident qui poussa don Bosco à
mieux définir le type du salésien laïque, du coadjuteur dans
la Congrégation salésienne.
31 mars 1876. Dans un « mot du soir » réservé aux
apprentis, il précise en quoi consiste la vocation du salésien
laïque : « Remarquez qu'entre les membres de la congréga-
tion, il n'y a aucune différence ; ils sont tous traités de la
même manière, artisans, clercs, prêtres ; nous nous considé-
rons tous comme des frères. »
En 1877, Joseph Buzzetti se décide à faire sa demande
d'entrée dans la Société salésienne. Don Bosco veut présenter
lui-même cette demande au Chapitre supérieur constitué à
peu près entièrement de ces gosses auxquels Joseph « avait
appris à se moucher ». Il est admis à l'unanimité et je crois
que, pour le cœur de don Bosco, ce fut un de ses plus
beaux jours.
Beaucoup d'autres coadjuteurs font désormais partie de la
Société salésienne avec des fonctions très diverses : Pelazza et
Gambino sont chefs d'ateliers ; Marcel Rossi, concierge ;
Nasi, infirmier ; Joseph Rossi, administrateur ; Enria, facto-
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29.6 Page 286

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tum ; Falco et Ruffato cuisiniers. Mais tous aident le prêtre
avec des responsabilités apostoliques : ils enseignent le caté-
chisme, sont assistants et éducateurs.
La « tentation », dont nous parlons un peu plus haut, se
représentera dans les dernières années de la vie de don
Bosco. Au cours du troisième « Chapitre général » de la
congrégation, en 1883, quelqu'un dit : « Il faut laisser les
coadjuteurs au second rang et créer pour eux une branche
spéciale. » Don Bosco réagit avec vivacité : « Non, non et
non ! Les confrères coadjuteurs sont comme tous les
autres. » La même année, en parlant aux salésiens laïques, il
affirme avec force : « Vous ne devez pas être comme des
manœuvres ou des tâcherons, mais, au contraire, comme des
chefs. Vous devez être comme des patrons au-dessus des
autres ouvriers, pas comme des employés... C'est cela, l'idée
du coadjuteur salésien. J'ai tellement besoin d'en avoir beau-
coup dans ce genre-là qui viennent m'aider. C'est pourquoi
je suis content que vous ayez des lits et des chambres conve-
nables parce que vous ne devez pas être des commis, mais
des maîtres ; pas des subordonnés, mais des supérieurs. »
Pierre Braido, spécialiste du problème, affirme : « La
figure du coadjuteur (dans l'esprit de don Bosco) ne surgit
pas brusquement comme une création toute nouvelle et origi-
nale, mais elle émerge graduellement, à travers les hésitations
et les doutes. »
Nous nous permettons d'affirmer que la « figure idéale »
du coadjuteur que don Bosco porta dans son cœur pendant
tant d'années fut probablement celle de Joseph Buzzetti :
absolument fidèle, humble, toujours présent dans les
moments pénibles et délicats, qui regardait l'oratoire comme
sa famille, chair vive de son existence, qui se sentait s'épa-
nouir parce que « sa famille » s'épanouissait, qui ne compre-
nait pas très bien les choses juridiques, mais, de toute façon
« voulait rester avec don Bosco ».
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36
Sept carabiniers
pour un garçon
Au cours des années qui suivent 1850, don Bosco est très
occupé à faire éclore sa « congrégation salésienne ». Mais ce
serait une erreur vraiment grave de penser que les soucis, les
voyages, les rencontres pour fonder la société le détachent
des jeunes. Don Bosco n'est jamais un « chef d'entreprise »,
mais un « père de famille ». Et dans sa famille, il considè-
rent comme essentielle la présence des jeunes.
A peine rentré de ses voyages, rendez-vous, occupations, il
se remet au confessionnal. Il pense toujours à ses garçons,
dans les antichambres, à Rome, et sous le hall d'une gare en
attendant le train.
Sous le hall de la station de Carmagnola, un brumeux soir
d'automne, il attend le train pour Turin. Les quelques autres
voyageurs, par ce froid humide, se sont mis à l'abri dans la
salle d'attente. Don Bosco, lui, a entendu des cris d'enfants
qui jouent et il les cherche en braquant les yeux à travers la
brume.
« A travers ces cris, écrit-il, j'entendais distinctement une
voix qui dominait toutes les autres. C'était comme celle d'un
capitaine à laquelle tout obéissait comme à un commande-
ment. Un vif désir naquit en moi de connaître celui qui pou-
vait diriger un aussi remarquable tapage. »
Il s'approche. A peine la soutane sort-elle du brouillard
que les gamins se sauvent à toutes jambes. « Un seul resta
sur place, fit face et, mettant les mains sur les hanches,
m'adressa la parole d'un air autoritaire : « Qui êtes-vous ?
Qu'est-ce que vous nous voulez ?
Rater son train ou perdre un garçon
Don Bosco fixe ce gosse aux cheveux en bataille, et au
fond des yeux remplis de fierté, remarque une vitalité impé-
tueuse qui, malheureusement, s'en va à la dérive. Avec un
dialogue de quelques minutes, il désarme la défiance et
apprend son nom : « Michel Magon » ; sa situation : « treize
ans, sans père » ; son projet pour l'avenir : « J'ai choisi le
métier de fainéant. »
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Le train siffle, il risque de le manquer. Mais ce serait un
malheur bien plus grand de perdre ce garçon. Il lui met dans
les mains une médaille de la Madone et lui dit rapidement :
« Va voir don Ariccio, ton vicaire. Dis-lui que le prêtre
qui t'a donné cette médaille voudrait des renseignements sur
toi. »
Quelques jours après, don Bosco reçoit une lettre du
vicaire de Carmagnola. Elle dit : « Le jeune Michel Magon
est un pauvre enfant orphelin de son père ; la maman, obli-
gée de penser à nourrir la famille, ne peut pas s'occuper de
lui ; son inconstance et son étourderie l'ont fait mettre à la
porte plusieurs fois de l'école ; cependant, il a fait une assez
bonne classe de troisième élémentaire.
Quant à la moralité, je crois qu'il a un bon cœur et des
habitudes modestes ; mais il a du mal à se dominer. Pendant
les cours, en classe ou au catéchisme c'est un agitateur com-
plet ; quand il ne bouge pas, tout va bien ; quand il s'en va,
tout le monde est content.
L'âge, la pauvreté, le caractère, l'intelligence le rendent
digne de toute charitable attention. »
Don Bosco répond que si le garçon et sa maman sont
d'accord, il est prêt à le recevoir dans son oratoire.
Don Ariccio appelle Michel, lui parle de ce prêtre qui, à
Turin, a une grande maison où des centaines de gaçons cou-
rent, s'amusent et étudient ou apprennent un métier. Il con-
clut : « Il est prêt à te recevoir toi aussi dans sa maison.
Veux-tu y aller ? ». La réponse lui arrive : « Fichtre oui, que
j'y vais ! »
La maman l'accompagne au train avec un balluchon de
linge et le cœur serré d'émotion. Et Michel Magon débarque
au Valdocco. Don Bosco rapporte le premier dialogue de
cette manière :
« Me voici, dit-il en courant vers moi. Je suis ce Michel
Magon que vous avez rencontré à la station de chemin de
fer de Carmagnola.
- Je sais tout, mon ami, tu es venu avec bonne volonté.
- Oui, oui, la bonne volonté ne me manque pas.
- Alors, je te recommande de ne pas me mettre la mai-
son sens dessus-dessous.
- Oh, soyez sûr que je ne vous donnerai pas d'ennuis.
Dans le passé, je me suis mal conduit, mais désormais je ne
veux plus que ça recommence. Deux de mes copains sont
déjà en prison, et moi. ..
- Sois courageux. Dis-moi si tu préfères étudier ou
apprendre un métier.
- Je suis disposé à faire comme vous le voudrez. Mais si
vous me laissez le choix, alors, je préférerais étudier.
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- Et les études terminées, qu'est-ce que tu aimerais devenir?
- Si un voyou... dit-il, baissant la tête en riant.
- Continue : si un voyou...
- Si un voyou pouvait devenir assez bon pour être prêtre,
alors je serais prêtre volontiers.
- Eh bien, nous allons voir ce que saura faire un voyou.
Je te mettrai aux études. »
A partir de ce moment, chanter, crier, courir, sauter, faire
du tapage deviennent sa vie. Il ne devient certes pas un petit
saint. La Compagnie de l'immaculée met à ses côtés un gar-
çon qui l'aide et le corrige avec bonté. Il a du travail. Gros-
sièretés, expressions triviales, jurons... Mais à chaque fois
que le camarade le reprenait, Michel, toujours aussi turbu-
lent, le remerciait et en tenait compte.
Une chose est cordialement antipathique à Michel : la clo-
che qui sonne la fin de la récréation et appelle à l'étude ou au
cours. Avec ses livres sous le bras, il ressemble à un petit
condamné aux travaux forcés.
La tristesse d'un gamin
Beaucoup plus sympathique est la cloche qui annonce la
fin de la classe. Don Bosco qui le suit avec une affectueuse
attention écrira : « Il avait l'air de sortir de la bouche d'un
canon : courait dans tous les coins, mettait tout .· en mouve-
ment. Dans le jeu, il était capitaine d'une équipe. Depuis
son arrivée, il resta pour ainsi dire invincible. »
Un mois passe.
Un jour, Michel commence à se replier sur lui-même. Seul
dans un coin, il regarde jouer les copains, fuit la compagnie
de ses amis bruyants et parfois, quand on ne le voit pas, il
pleure. Un voile de tristesse semble tendu sur son visage.
Don Bosco raconte :
« J'étais au courant de ce qui lui arrivait puisqu'un jour
je le fis appeler pour lui dire :
"Mon cher Magon, j'aurais besoin que tu me fasses plai-
sir ; mais je ne voudrais pas que tu refuses.
- Dites toujours, répond-il hardiment, je suis prêt à faire
n'importe quoi pour vous.
- Je voudrais que tu me laisses un moment maître de ton
cœur et que tu m'expliques pourquoi tu es aussi triste depuis
quelques jours.
- Oui, c'est vrai... Mais je suis découragé et je ne sais
pas comment faire ... "
Il se met à pleurer. Je le laisse se remettre ; puis je lui
dis, en plaisantant :
"Est-ce bien toi le général Michel Magon, chef de toute la
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29.10 Page 290

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bande de Carmagnola ? Quel général es-tu ? Même pas capa-
ble de dire ce qui te rend triste ?
- Je voudrais bien mais je ne sais pas comment m'expli-
quer.
- Dis-moi un seul mot.
- J'ai la conscience embrouillée.
- Eh bien, voilà ! j'ai tout compris. Tu peux tout régler
aussi facilement. Dis seulement au confesseur que tu as quel-
que chose à revoir dans ta vie passée, puis il reprendra le fil
de tes affaires de manière que tu n'auras pas autre chose à
faire qu'à dire oui ou à dire non". »
Des prêtres venaient confesser au Valdocco mais presque
tous les garçons se confessaient à don Bosco. Le soir même,
Michel alla frapper à sa porte :
« Don Bosco, je vous dérange peut-être... Mais le Seigneur
m'a attendu longtemps et je ne veux plus le faire attendre
même jusqu'à demain. »
Avec l'aide de don Bosco, Mago dépose aux pieds du Cru-
cifix ses petites misères qui lui semblaient énormes et il lui
demande pardon. Don Bosco, témoin de cette résurrection,
remarque : « Michel avait perdu la joie quand il s'était
aperçu que la vraie satisfaction ne provient pas du fait
qu'on sait sauter, mais de l'amitié du Seigneur et de la paix
de sa conscience. Il voyait ses camarades s'approcher de la
communion et devenir toujours meilleurs, et lui, qui ne se
sentait pas la conscience tranquille, était envahi de graves
inquiétudes... A la fin de sa confession, il dit, ému :
"Comme je suis heureux !'' »
Le lendemain, dans la cour de l'oratoire, Michel reprit la
tête de son équipe et la mena à une victoire mémorable. Il
était redevenu le roi de la joie.
Les coups de poings sur la place Castello
Don Bosco, en racontant l'histoire de Michel Magon, nous
a révélé le canevas selon lequel se déroulèrent des centaines
et des centaines de ses rencontres avec des garçons « dans
lesquels le mal avait commencé à travailler ». Il sait, avec
des moyens extrêmement simples, les réconcilier avec Dieu et
les lancer sur le chemin de la sainteté.
« Maintenant, continue don Bosco, la cloche qui appelle à
l'église n'était plus antipathique à Michel : elle l'appelait à
rencontrer Jésus, devenu son ami. »
Avec l'aide de don Bosco,· îl trace un « plan dé bataille »
pour conserver et développer cette amitié : engagement à
conserver une pureté parfaite dans sa vie ; engagement total
pour entretenir la bonté et la joie parmi ses camarades.
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30 Pages 291-300

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30.1 Page 291

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Sur son carnet personnel, Magon écrit sept propositions
qu'il appelle les « sept carabiniers » pour défendre son ami-
tié avec le Seigneur. Les voici :
1. Rencontrer souvent Jésus dans la communion et la con-
fession.
2. Aimer tendrement la Très Sainte Vierge.
3. Prier beaucoup.
4. Invoquer fréquemment Jésus et la Madone.
5. Pas trop de délicatesse pour mon corps.
6. Avoir toujours quelque chose à faire.
7. Passer au large des mauvais camarades.
(Il est facile de reconnaître dans ces sept points la piste
que don Bosco proposait à ses garçons de suivre pour rester
bons.)
Sur le front de la bonté et de la joie, Michel dirige la
bataille dans son style impétueux et désinvolte, bien différent
de celui de Dominique Savio. Dans un petit groupe à l'écart
sous les arcades, un gamin raconte des histoires assez salées.
Autour de lui, les uns ricanent, d'autres voudraient s'en aller
mais n'en ont pas le courage. Michel comprend tout,
s'approche du gamin par-derrière, se met dans la bouche
quatre doigts à la manière des bergers et lui envoie dans les
oreilles un coup de sifflet extrêmement puissant. L'autre
saute de peur et se tourne, rageur :
« Mais tu es fou ?
- Fou ! Moi ou toi qui racontes ces cochonneries? »
Un jour, don Bosco l'emmène pour faire quelques com-
missions. Ils passent sur la place Castello. Deux garçons sont
en train de jouer pour de l'argent et l'un d'eux se met à
blasphémer violemment en insultant le nom du Seigneur.
Michel file droit sur lui et lui flanque deux gifles. Le jeune,
qui ne s'y attendait pas, encaisse un peu décontenancé, puis,
immédiatement, contre-attaque. Ils commencent à se rouer de
coups furieusement au milieu des gens qui s'attroupent pour
regarder. Il faut que don Bosco se jette entre les deux pour
les séparer. Michel siffle :
« Remercie ce prêtre, autrement j'allais t'arranger pour les
fêtes.»
Don Bosco dut le persuader qu'il n'était pas nécessaire de
frapper à coups de poings tous ceux qui blasphèment.
Michel n'est pas seulement capable de se battre. Il devient
de jour en jour serviable, généreux. Il aide les plus petits à
faire leur lit, à nettoyer leur souliers ; il repasse les cours
de classe avec de moins doués.
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30.2 Page 292

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La main ·sur la tête de Michel
Don Bosco est tellement content de sa conduite qu'à
l'automne il l'emmène avec les meilleurs élèves passer quel-
ques jours de vacances aux Becchi.
En octobre 1858, Michel commence sa deuxième année
scolaire au Valdocco.
31 décembre. En donnant « le mot du soir », don Bosco
recommande à tous de bien commencer et de bien poursuivre
l'année nouvelle, dans la grâce de Dieu, parce que peut-être
« pour l'un d'entre vous, dit-il, ce sera la dernière année de
sa vie ». Pendant que don Bosco dit ces mots, sa main est
posée sur la tête de Michel. Celui-ci pense : « Est-ce pour
moi, cet avertissement ? » Il ne s'effraie pas, mais se dit :
« Je me tiendrai prêt. »
Trois jours plus tard, il se plaint de douleurs au ventre :
c'est un mal qu'il a ressenti les années précédentes et qui
revient de temps à autre. Peut-être une appendicite chroni-
que. Il va à l'infirmerie et ça ne paraît pas inquiétant. Don
Bosco, le voyant de sa fenêtre, lui demande ce qu'il a. Il
répond : « Rien, les mêmes douleurs que d'habitude. »
Mais le soir du 19 janvier, le mal s'aggrave subitement.
La maman est appelée d'urgence. Le médecin accourt, écoute
la respiration haletante, laborieuse, et étend ses bras devant
la pénible impuissance où se trouve la médecine en ce temps-
là. Il dit seulement : « Ça va mal. » (Les premières opéra-
tions de l'appendicite seront tentées seulement à la fin du
siècle.)
Le 21 janvier 1859, Michel va mourir. Ses amis, conster-
nés, prient pour lui. On lui apporte le viatique.
Maintenant, minuit approche. La maman est retournée au
pays pour s'occuper des enfants plus petits, mais don Bosco
est là, près du lit de Michel qui dit tout à coup :
« On y est !... Aidez-moi, don Bosco... Dites à ma mère
qu'elle me pardonne toutes les peines que je lui ai faites ...
Dites-lui que je l'aime, qu'elle ait du courage... Je l'attends
au paradis... »
Il est minuit. Michel s'assoupit un instant. Puis, comme
s'il s'éveillait d'un sommeil profond, les traits apaisés, il dit
à don Bosco:
« Dites à mes amis que je les attends en Paradis... Jésus,
Joseph, Marie... »
Son visage reste immobile, dans la paix de la mort.
La grande politique
1859 commence à l'oratoire par cette petite mais doulou-
reuse tragédie et s'achèvera avec la fondation officielle de la
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30.3 Page 293

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Société salésienne (comme nous l'avons raconté au chapitre
35).
1859 apporte à l'Italie des aventures et des bouleverse-
ments.
L'histoire italienne et européenne dans les années qui ont
suivi 1848 a continué à avancer, d'abord en silence et puis
avec des clameurs de plus en plus fortes.
En décembre 1852, Louis-Napoléon, neveu de Bonaparte,
par un coup d'État, s'est proclamé empereur avec le nom de
Napoléon III. Il se présente à l'Europe comme le continua-
teur de la gloire napoléonienne : prêt à appuyer les nations
qui veulent être indépendantes de l'Empire d'Autriche.
En octobre 1852, Gioberti meurt à Paris. En 1853, à
Turin, disparaissent Silvio Pellico et Cesare Balbo. Avec eux
se termine une époque : le Risorgimento romantique et néo-
guelfe. La nouvelle époque est dominée par Cavour, rusé et
cyniquement réaliste. En 1855, il a envoyé un corps expédi-
tionnaire piémontais à la guerre de Crimée, aux côtés des
troupes françaises et anglaises qui font la guerre à la Russie.
Contre le « projet fou », Solaro della Margarita et Brofferio,
c'est-à-dire la droite et la gauche, ont tonné au Parlement.
De Londres, Mazzini a fulminé. Comment peut-on envoyer
des soldats mourir dans une guerre lointaine alors que c'est
la misère dans le Piémont (le pain coûte 80 .centimes le kilo
et la paie d'un ouvrier est de trois, quatre lires par jour), et
que les aspirations italiennes sont encore à réaliser ?
Cavour, cependant, voit loin. Au printemps· de 1856, à la
conférence de paix de Paris, il peut s'asseoir parmi les
« grands de l'Europe ». Les morts de Crimée lui ont servi de
billet d'entrée et lui permettent de « rouvrir la discussion sur
le problème de l'Italie ».
Le 14 janvier 1858, le mazzinien Orsini, à Paris, fait
exploser une bombe sur le passage de Napoléon III se ren-
dant à !'Opéra. Une centaine de personnes sont blessées,
Napoléon indemne. Orsini est exécuté le 13 mars, mais de sa
prison il a écrit deux lettres à l'empereur : il condamne sa
propre « fatale erreur mentale » et l'invite à libérer l'Italie.
Cavour profite de ces moments-là. Il attire l'attention de
l'empereur français sur la dangereuse perplexité de la pénin-
sule italienne. Ou l'on prend une décision, -ou bien c'est une
révolution extrémiste qui peut éclater (il y a tellement
d'« Orsini » !).
En juillet 1858 a lieu l'entrevue secrète (secret de Polichi-
nelle) de Plombières. Napoléon III et Cavour sont d'accord
sur la guerre contre l'Autriche et sur l'ordre futur en Italie :
au nord, un royaume Piémont-Lombardie-Vénétie, sous la
famille royale de Savoie; au centre, un -~oyaume à attribuer
293

30.4 Page 294

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à un prince français ; au sud, un troisième royaume pour un
descendant du général Joachim Murat. L'État pontifical,
réduit au Latium, reste au Pape qui devient président de la
confédération des trois royaumes. La France recevra en
récompense Nice et la Savoie.
« Si c'est nécessaire, des barricades à Turin »
10 janvier 1859. Le roi Victor-Emmanuel II adresse aux
Chambres le fameux discours du « cri de douleur ».
« ... Nous ne sommes pas insensibles au cri de douleur qui
monte vers nous de tant de régions d'Italie. » Napoléon III
est d'accord sur cette phrase ; c'est une déclaration de guerre
à l'Autriche.
23 avril. En réponse au rassemblement des volontaires
dans le Piémont, l'Autriche envoie un ultimatum. Il est
rejeté le 26. C'est le début de la guerre. L'armée piémontaise
de 60 000 hommes gagne la frontière. De France, arrive le
30 avril la division Bataille, avant-garde d'une armée de
120 000 hommes commandés par l'empereur en personne. c
A l'arrivée des Français, c'est du délire à Turin. « Je les
ai vus défiler sur la place Castello - écrit Constance d' Aze-
glio - au milieu des acclamations de la multitude. J'étais au
balcon du ministère avec Farina et Ricasoli. Le comte de
Cavour, reconnu par la foule, a été salué avec enthousiasme.
Je ne reconnais plus la très calme et monotone ville de
Turin : lumières aux fenêtres, chants, cris, applaudisse-.
ments. »
Les Autrichiens, 160 000 hommes, essaient de battre les
Piémontais avant l'arrivée des troupes de Napoléon. A mar-
ches forcées, ils atteignent Novara, Vercelli, Trino, menacent
lvrea, arrivent par leurs avant-gardes à Chivasso 25 km
de Turin). L'inondation de la basse plaine les a retardés,
mais pas arrêtés. Turin est prise de panique. Le général de
Sonnaz est chargé de former une ligne de défense sur la
Doire Baltée. Cavour télégraphie au roi : si c'est nécessaire,
on se battra sur la Stura, on fera des barricades dans les
rues de Turin.
Mais Napoléon arrive. Il transporte rapidement les troupes
par chemin de fer. La première grande bataille entre les
Français et les Autrichiens a lieu à Magenta (4 juin). Après
une journée incertaine, la victoire revient aux Français.
Quatre jours après arrive à Turin la grande nouvelle : 8
juin, l'empereur ei le roi sont entrés à Milan.
Puis, une autre nouvelle : l'empereur d'Autriche, François-
Joseph, a quitté Vienne pour prendre personnellement le
commandement de l'armée. Une bataille terrible se prépare.
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30.5 Page 295

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Pierre Enria, qui avait dix-huit ans à l'époque, rappelle : « En
1859, comme cela était arrivé en 1848-1849, une vive ardeur
guerrière s'était allumée parmi les enfants du peuple de
Turin. Par centaines, ils se répandaient dans les terrains
vagues qui entouraient la ville, se divisaient en deux camps
et jouaient à la guerre. Les batailles devaient être simulées,
mais les esprits finissaient par s'échauffer et de véritables
grêles de pierres se déchaînaient. Cela arrivait tous les
dimanches et jours de fête.
Je me rappelle qu'un dimanche don Bosco entra dans la
chapelle pour la causerie aux garçons de l'oratoire. Il fut
surpris de n'y trouver que les internes. "Où sont les
autres ?" demanda-t-il. Personne ne le savait. Il sort et
s'avance dans les prés : il trouve les garçons de l'oratoire
qui se battaient avec acharnement. Ils étaient plus de trois
cents et de gros cailloux sifflaient en l'air. Don Bosco entre
dans la mêlée. De loin je le regardais. J'avais peur qu'il ne
reçoive des pierres. Mais lui fit une cinquantaine de pas
jusqu'au centre de la bataille. Quand tous le virent, ils
s'arrêtèrent. "Maintenant que vous avez fait la guerre, dit-il
en souriant, allons faire le catéchisme.'' Personne ne chercha
à fuir. Tous entrèrent avec lui dans l'église. »
A dix heures, l'enfer
La terrible bataille entre les Autrichiens et les Franco-
Piémontais se déchaîne le 24 juin, au sud du lac de Garde.
A l'aube, la première division piémontaise, commandée par
le général Durand, a attaqué les Autrichiens à la « Madona
della Scoperta », la troisième et la cinquième, sous les ordres
de Molland et de Cucchiari, ont lancé les vigoureuses pre-
mières attaques contre la butte de San Martino, hérissée de
baïonnettes autrichiennes. Napoléon III, au pied des hauteurs
de Solferino, va envoyer ses divisions contre le centre de
l'armée autrichienne, décidée à percer à tout prix.
Vers les dix heures, l'enfer se déchaîne : le grondement des
canons, le crépitement de la fusillade, l'énorme hurlement de
dizaines de milliers de combattants. Les mêlées sont horri-
bles : les cris des blessés s'ajoutent à ceux des régiments qui
remontent à l'assaut'{ au galop des escadrons de cavalerie qui
chargent avec leurs sabres étincelants, aux sourdes explosions
et aux éclairs aveuglants des grenades qui éclatent sur les
lignes des combattants. Les contre-attaques des casaques
blanches autrichiennes sont terribles. C'est une forêt de
baïonnettes qui s'avance avec la force du désespoir. Les
vagues de fusiliers français qui reculent sont renvoyées dans
la mêlée par les sabres de la cavalerie. Les soldats montent à
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l'assaut pour la dixième, la quinzième fois. Beaucoup, étrei-
gnant leur pesant fusil, pleurent en courant. D'autres hurlent
pour se donner du courage.
Aussitôt après midi, l'offensive française se transforme en
une série de corps à corps sauvages pour la possession du
cimetière, du mont des Cyprès et de la tour de Solferino.
Les zouaves, les troupes africaines de Napoléon III, sont
comme ivres : ils se lancent sur les Autrichiens et en font un
massacre.
A 15 heures, le drapeau français flotte sur Solferino. Mais
sur l'aile gauche, les Piémontais n'arrivent pas à progresser.
Un assaut général est décidé pour 17 heures. Pendant que
l'assaut se déroule, le firmament s'est bouché de nuages bas
couleur de plomb. Les premiers éclairs traversent le ciel.
Pendant que les brigades piémontaises attaquent désespéré-
ment les rangs de soldats du feldmaréchal Benedek, la pluie
et la grêle inondent le champ de bataille. Après l'orage, à
travers les nuages chassés par le vent, brillent les premières
étoiles et, autour du sommet ·de San Martino, on repart à
·l'assaut. A 21 heures, Victor-Emmanuel jette dans la mêlée
les chasseurs à cheval du Montferrat. Le choc final est terri-
ble. Les Autrichiens sont vaincus après quatorze heures de
combat.
A présent, dans les champs de Soiférino et San Martino,
gisent 30 000 hommes. Les cris des blessés et des mourants
s'élèvent ensemble, comme un chœur épouvanté. Henri
Dunant, le jeune homme suisse qui fondera la Croix-Rouge
circule avec une lanterne sur le champ de bataille. « C'était
jeter un regard en enfer, écrira-t-il, au plus profond de
l'enfer : cadavres déchiquetés, mutilés qui pleurent, prient,
blasphèment ; blessés qui se traînent ça et là en quête d'un
secours impossible. » Au lever du soleil de juin, l'atmosphère
deviendra effroyable : puanteur des cadavres, nuages de
mouches, blessures qui se putréfient, cris sauvages.
C'est cela, la guerre, la vraie guerre, pas celle que les
journaux de Turin, ce jour-là, exaltent comme une grande
fête. Dans une brochure qu'il publiera à la fin de 1859,
don Bosco s'élèvera contre tous les enthousiasmes du moment.
Il écrira : « Après la bataille de Solferino, j'ai toujours dit que
la guerre est une chose horrible, et je la crois vraiment con-
traire à la charité. »
Succès de la « real-politik »
Napoléon III se rend compte aussi des dimensions du mas-
sacre. Èt d'autres nouvelles arrivent pour le troubler : la
Toscane, Parme, Modène et les Légations pontificales· se sont
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30.7 Page 297

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insurgées et manifestent leur adhésion au Piémont. Cela éli-
mine le projet adopté à Plombières d'un « royaume central »
italien à confier à un prince français. De plus, les défaites
autrichiennes, par réaction, provoquent une concentration des
troupes prussiennes sur les bords du Rhin.
Sans en aviser ses alliés piémontais, Napoléon signe à Vil-
lafranca un armistice, le 11 juillet. A Victor-Emmanuel ne
reviendra que la Lombardie.
La nouvelle s'abat sur Turin comme une douche froide.
Dans un moment de dépression, Cavour pense au suicide.
Napoléon III retourne en France en passant par Turin ; il y
reçoit un accueil glacial. Le roi accompagne l'empereur
jusqu'à Suze en le remerçiant de tout ce qu'il a fait pour
l'Italie. Mais, à peine a-t-il repris le train qu'il murmure :
« Enfin, il est parti ! »
Dans les mois agités qui suivent, la Toscane (Florence) et
!'Émilie-Romagne (Bologne) s'unissent au Piémont, à la
Ligurie, à la Sardaigne et à la Lombardie. L'année suivante,
1860, Garibaldi, au cours de l'expédition des Mille conquiert
la Sicile et l'Italie du sud. En février de 1861 le nouveau
Parlement proclamera Victor-Emmanuel « roi d'Italie».
La « real-politik » 1 de Cavour a gagné la partie. Grazia
Mancini qui le vit dans les premiers mois de 1861, alors
qu'il se promenait sur la place San Carlo, écrit : « Son
visage débonnaire, expressif, satisfait, disait clairement : Tout
va bien. Ses petits yeux mobiles brillaient derrière les lunet-
tes ; il marchait lentement, balançant son corps massif sur
ses jambes grêles, frottant ses fines mains aristocratiques
sans gants. »
Le 7 juin, une nouvelle à peine croyable court à travers
Turin : le comte de Cavour est mort. C'est un coup très dur
pour le jeune royaume d'Italie.
1. L'expression « real-politik », d'origine allemande, signifie politique réaliste.
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Promenades dans le Montferrat
et vie à l'oratoire
Chaque année, pour la fête de Notre-Dame du Rosaire,
don Bosco emmène aux Becchi ses meilleurs élèves. Dans les
premières années, ils étaient uné vingtaine. Puis le nombre
augmente. En 1858, on atteint la centaine.
« Dans les premiers jours d'octobre, écrit don Lemoyne,
de l'oratoire partaient la foule des chantres, des musiciens et
des autres. Chacun emportait son petit paquet de linge pour
se changer pendant les vacances, quelques petits pains, un
peu de fromage et des fruits. »
Là-bas ils sont reçus par Joseph Bosco, toujours cordial,
toujours prêt à fermer les yeux quand les garçons s'échap-
pent dans les vignes pour alléger le poids des vendanges.
Le premier dimanche d'octobre on célèbre la fête et, le
lendemain, commencent les randonnées qui durent dix, vingt
jours, et plus.
Jusqu'en 1858, le quartier général reste les Becchi : on
partait le matin pour un pays pas trop éloigné, et on reve-
nait le soir. A partir de 1859, les promenades se transfor-
ment en véritables « expéditions » à travers les collînes du
Montferrat.
Don Bosco prépare d'avance l'itinéraire. Les curés de
paroisses et les bienfaiteurs sont prêts à accueillir la troupe
fatiguée et affamée. Le voyage s'effectue à travers les routes
de campagne, les collines et les vignobles. On marche en
groupes, en chantant et en battant le tambour, en excitant
les ânons qui portent en croupe les décors et les accessoires
de théâtre. Tout à fait à l'arrière marche don Bosco, entouré
d'un beau groupe de jeunes, jamais lassés de l'entendre
raconter les histoires des pays qu'ils traversent.
Toute la bande se met en ordre quand un pays est en vue,
et, musique en tête, on y fait une entrée solennelle.
Don Anfossi écrivait : « Je me rappelle toujours ces voya-
ges aventureux. Ils me comblaient d'émerveillement et de
satisfaction. J'ai accompagné don Bosco à travers les collines
du Montferrat de 1854 à 1860. Nous étions une centaine de
garçons et nous voyions la grande réputation de ·sainteté
dont jouissait déjà don Bosco. Ses arrivées dans ces villages
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étaient un triomphe. Les curés des environs se trouvaient sur
son passage et généralement aussi les autorités civiles. Les
habitants se mettaient aux fenêtres ou sortaient sur le pas de
leur porte, les paysans abandonnaient leur travail pour voir
le saint, les mamans s'approchaient de lui en lui présentant
leurs enfants et s'agenouillaient par terre pour lui demander
sa bénédiction. Comme c'était notre habitude de nous rendre
directement à l'église paroissiale pour y adorer le Christ
eucharistique, elle se trouvait rapidement remplie de gens
auxquels don Bosco, monté dans la chaire, adressait immé-
diatement une allocution. Ensuite on chantait le Tantum ergo
avec la musique et on donnait la bénédiction du Saint Sacre-
ment. »
On mange à la fortune du pot, mais abondamment, à la
paysanne. Les gens apportent volontiers à ces garçons des
corbeilles de fruits, du pain de campagne, du fromage et des
pichets de vin.
On dort dans les granges ou de grandes pièces, couchés
sur de grands sacs de feuilles ou dans la paille.
Un bambin de cinq ans: Filippo Rinaldi
Dans les années 1859 et 1860, on a atteint les pays de
Villa San Secondo, Montiglio, Marmorito, Piea, Marcucco,
Albugnano, Montafia, Primeglio, Cortazzone, Pino d'Asti...
En 1861, la joyeuse équipe arrive jusqu'à Casale Montefer-
rato, Mirabello, Lu, San Salvatore et Valenza. On continue
en train jusqu'à Alexandrie et d'Alexandrie à Turin.
En 1862, on suit l'itinéraire Calliano, Grana, Montema-
gno, Vignale, Casorzo, Camagna et Mirabello. Les chemins
de fer de l'État mettent encore cette année-là deux wagons à
la disposition de don Bosco pour le retour d'Alexandrie à
Turin.
En 1863 et 1864, ces facilités sont étendues aussi à l'aller.
En 1863, on va jusqu'à Tortona, en visitant Asti et en pas-
sant par Broni, Torre Garofoli, Villavernia et Mirabello. En
1864, on va jusqu'à Gênes et puis à Serravalle, en faisant à
pied le trajet Serravalle - Acqui, par Gavi, Mornèse, Ovada
et tous les pays intermédiaires.
Après 1864 une série de difficultés fait suspendre les pro-
menades. On continue seulement à faire l'excursion aux Bec-
chi et à Mondonio, le pays de Dominique Savio.
Ces promenades furent pour ses garçons des aventures
inoubliables et pour don Bosco la « carte d'entrée » pour les
pays du Montferrat d'où il réussit à diriger vers l'oratoire de
splendides vocations salésiennes.
Quand il arrive à Lu en 1861, devant la maison des
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Rinaldi, il voit neuf garçons échelonnés comme des tuyaux
d'orgue. Le huitième, un minuscule bambin de cinq ans,
s'appelle Filippo: Il regarde émerveillé ce prêtre qui, d'un
signe, déclenche la musique de la fanfare, et, à la fin du
morceau, lui aussi enchanté, il applaudit. Don Bosco revoit
ce petit une demi-heure plus tard, dans la cour de la ferme
Rinaldi, où monsieur Cristoforo (père de Filippo) lui prête
une carriole pour- rejoindre San Salvatore. Avant de partir, il
fait une caresse à tous ces garçons timides qui l'observent
étonnés, et il regarde longuement· dans les yeux le petit
Filippo. Il deviendra son troisième successeur à la tête de la
congrégation salésienne, don Filippo Rinaldi.
Un garçon aux cheveux roux et la pluie
En 1862, la -bande arrive à Montemagno. Un garçon joue
dans la vallée ; ·il entend les coups de clairons de la fanfare,
lâche ses copains_ et ses chaussures et court vers la place du
pays. Il se faufile entre les gens en jouant du coude et par-
vient au premier rang. Don Bosco voit ce regard curieux,
cette tignasse de cheveux roux et, avant de le laisser partir,
lui demande :
« Qui es-tu ?
~ Lasagna Luigi.
- Veux-tu venir avec moi à Turin ?
- Pour quoi faire·?
- Étudier comme tous ces garçons.
- Pourquoi pas ?
- Alors, dis à ta mère de venir me parler demain à
Vignale, chez le curé. »
Luigi Lasagna a douze ans. Il entre à l'oratoire à la fin
d'octobre. Vif comme la poudre, mais extrêmement sensible,
saisi par le cafard, il se sauve au bout de quelques jours et
retourne chez lui. L'un des supérieurs n'est pas d'avis de le
reprendre, mais don Bosco se porte garant de lui : « Il y a
de la bonne étoffe dans cet enfant, vous verrez. »
Luigi revient, s'attache à don Bosco. Il devint le deuxième
évêque salésien et un très grand missionnaire.
Il ne pleut pas depuis trois mois. Les vignes se dessèchent
sur les côteaux. Don Bosco arrive pour prêcher pendant les
trois jours de préparation à la fête de l'Assomption et il
annonce tout à coup au milieu du premier sermon :
« Si, au cours de ces trois jours, vous vous réconciliez
avec Dieu par une bonne confession et que vous faites tous
la communion le jour de la fête, je vous promets, au nom
de la Madone, que la pluie tombera en abondance. »
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Quand il descend de la chaire, il voit le curé avec un
visage renfrogné qui lui dit :
« Eh bien ! vous, vous ne manquez pas de courage !...
- A quel sujet ?
- De promettre en public la pluie pour le jour de la fête.
- Moi, j'ai dit ça ?
- Tout le monde a entendu. Et ce sont des histoires qui
ne me plaisent pas beaucoup. »
Les gens s'y mettent avec foi. Don Rua et don Cagliero
qui accompagnent don Bosco se rappelleront encore, après
plusieurs années, la fatigue des longues heures au confession-
nal.
La « prophétie » se répand aussi dans les pays voisins.
Beaucoup attendent, intrigués ; beaucoup restent sceptiques.
Le jour de l'Assomption se lève - c'est un jeudi - dans
un ciel parfaitement pur. A midi, pas même une trace de
nuage.
Don Luigi Porta témoigne : « En nous rendant à l'église
pour les vêpres avec le marquis Fassati, nous parlions de la
pluie promise. Bien que du château du marquis à l'église il
n'y eût que dix minutes de chemin, la sueur nous coulait du
front. Arrivés à la sacristie, le marquis dit à don Bosco :
« Cette fois-ci, cher don Bosco, vous faites un fiasco.
Vous avez promis la pluie et ce qu'il y a, c'est tout le con-
traire de la pluie. »
A la fin des vêpres, don Bosco revêt le surplis et l'étole,
et monte dans la chaire. Et pendant qu'il récite l' Ave Maria,
avant le sermon, la lumière du soleil commence alors à
s'assombrir. Il parlait depuis quelques minutes lorsque
commencent les éclairs et le tonnerre. Don Bosco s'arrête de
parler un instant, en proie à la plus vive émotion. Une très
grosse pluie persistante commence à frapper les vitraux de
l'église.
Pensez - continue toujours don Porta dont nous résu-
mons le témoignage - aux paroles éloquentes qui jaillis-
saient du cœur de don Bosco pendant que la pluie faisait
rage. Ce fut un hymne d'action de grâces envers la Vierge
Marie.
Après la bénédiction, le public resta encore dans l'église et
sous le grand porche car la pluie battante continuait.
Les grands orages d'été, dans le Montferrat, sont souvent
accompagnés de grêle. Il en tomba aussi un peu ce jour-là.
Les « durs » se mirent tout de suite à enquêter et expliquè-
rent qu'il « avait grêlé sur les vignes de ceux de Grana », le
village voisin, « avant Montemagno, sur la route qui va de
Calliano à Mirabello ». « Ceux de Grana » pour célébrer la
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fête patronale avaient organisé un bal public sur la place, ce
qui rendait furieux les curés.
Une jeune fille de Mornèse: Maria Mazzarello
Au cours de la promenade d'automne de cette année 1864,
don Bosco arrive avec ses garçons à Mornèse. La nuit est
tombée. Les gens viennent à leur rencontre précédés par le
curé don Valle et l'abbé don Pestarino. La fanfare joue,
beaucoup s'agenouillent sur le passage de don Bosco lui
demandant qu'il les bénisse. Les jeunes et la foule entrent à
l'église où la bénédiction du Saint Sacrement est donnée,
puis on dîne.
Ensuite, encouragés par les applaudissements, les garçons
de don Bosco donnent un bref concert de marches militaires
et de musique légère. Au premier rang, il y a une demoiselle
de vingt-sept ans, Maria Mazzarello. A la fin, don Bosco dit
quelques mots : « Nous sommes tous fatigués et mes garçons
ont envie de faire un bon somme... Demain, nous parlerons
plus longtemps. »
Le lendemain, au cours de la matinée, don Pestarino pré-
sente à don Bosco les « Filles de l'immaculée ». Don Bosco
est impressionné par la bonté et la générosité de ces jeunes
filles. Il leur parle brièvement, les encourageant à rester per-
sévérantes dans la vie qu'elles ont choisie et dans la pratique
du bien.
Maria Mazzarello deviendra la première supérieure de la
congrégation des Filles de Marie-Auxiliatrice (Sœurs salésien-
nes).
Son successeur : Filippo Rimaldi ; un évêque : Louis Lasa-
gna ; la cofondatrice des Filles de Marie-Auxiliatrice ; cela
constitue une assez belle récolte pour ces promenades d' octo-
bre.
Pour parler des promenades dans le Montferrat, nous
avons dû faire quelques pas prématurés dans l'histoire. Nous
nous en excusons et reprenons le fil de notre récit.
La première messe de don Rua
Le 29 juillet 1860 don Rua doit être ordonné prêtre.
Don Bosco l'envoie se préparer par des exercices spirituels
chez les Prêtres de la Mission. Vers la fin, Michel écrit à
don Bosco une lettre en français (c'était la langue utilisée
par les Prêtres de la Mission), lui demandant un souvenir
pour la journée la plus importante de sa vie.
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31.3 Page 303

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Don Bosco est à S. Ignazio, près de Turin, et suit, lui
aussi, des exercices spirituels. Il répond en latin :
« Tu m'as écrit en français et tu as bien fait. Reste fran-
çais uniquement de langue et de parole ; d'âme, de cœûr,
d'action, reste romain intrépide et courageux. »
Don Giovanni-B. Francesia écrit :
« Ce 29 juillet, don Bosco revenait de S. Ignazio. J'étais
aussi avec lui. Comme don Bosco supportait mal de voyager
à l'intérieur de la voiture publique de transports, j'étais avec
lui à l'extérieur, près du cocher. Quelle ne fut pas notre sur-
prise de voir apparaître au loin trois soutanes noires que
finalement nous reconnûmes pour don Rua~ les abbés
Durando et Anfossi. Don Bosco prie le conducteur d'arrêter
la voiture et demande :
"Où allez-vous ?
- A Caselle où se trouve l'évêque, Mgr Balma, chargé de
me conférer l'ordination sacerdotale, dit don Rua.
- Oh, comme je suis heureux ! J'ai prié pour toi, cher
don Rua, et j'espère que le Seigneur t'exaucera. Salue pour
moi Mgr Balma.''
Nous regardâmes avec plaisir ces trois compagnons qui, à
pied, comme des pauvres, allaient à l'ordination sacerdo-
tale. »
La grande fête pour la première messe de don Rua est
célébrée à l'oratoire le dimanche suivant. L'autel est orné
d'un magnifique décor de fleurs blanches apporté par les
petits ramoneurs de l'oratoire Saint-Louis.
Quand il montre dans sa petite chambre, après la journée
de fête, don Rua trouve sur sa table une lettre de don
Bosco. Il lit : « Tu verras mieux que moi l'œuvre salésienne
franchir les frontières de l'Italie et s'établir dans plusieurs
parties du monde. Tu auras beaucoup à travailler et beau-
coup à souffrir ; mais, tu le sais, pour arriver à la Terre
promise, il faut traverser la mer Rouge et le désert. Supporte
avec courage, et même ici-bas les consolations et l'aide du
Seigneur ne te manqueront pas. »
Après la première messe de don Rua, don Bosco jouit
d'une paix d'esprit plus évidente, d'un sentiment de sécurité
qui impressionne. L'oratoire est à présent une immense mai-
son. Les jeunes internes vont bientôt atteindre cinq cents.
Dans quatre ateliers en pleine activité trente « petits appren-
tis » apprennent un métier. Don Bosco doit s'absenter sou-
vent ; remplir tant d'estomacs n'est pas un problème facile.
Mais il part tranquille effectuer ses tournées de bienfaisance :
don Rua est désormais le « second don Bosco » de l'ora-
toire.
Le 23 juin de cette année 1860 cause à don Bosco une
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31.4 Page 304

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vive douleur : la mort de don Cafasso. Il fut averti trop
tard de l'état extrêmement sérieux de son grand ami. Il part
immédiatement accompagné du jeune François Cerruti. Il
arrive alors qu'il vient d'expirer. Il y a peu de personnes
auxquelles il doit autant qu'à don Cafasso qui avait cru en
lui et dans sa mission alors que lui-même en doutait encore.
Il l'a toujours aidé, toujours encouragé. Il a été son « père
spirituel » au sens le plus vrai de cette expression.
Quatre cents pains dans une corbeille vide
22 octobre 1860. François Dalmazzo, quinze ans, entre à
l'oratoire. Il est né à Cavour, il a fait ses premières classes
à Pinerolo.
Là, « ayant lu les fascicules des Lectures catholiques, je
demandai qui était don Bosco. Ayant appris qu'il avait une
maison pour ses jeunes à Turin, je résolus de me joindre à
eux ». François est admis à fréquenter la dernière année de
collège.
Au bout de vingt jours, il est découragé. « Habitué à
vivre à la maison d'une manière confortable, je ne pus
m'adapter à la nourriture vraiment médiocre de la table
commune et aux habitudes de l'établissement. J'écrivis donc
à ma mère qu'elle vienne me chercher parce que je voulais
absolument retourner à la maison. »
11 novembre. La maman arrive pour l'emmener. « Avant
de m'en aller, je désirais tout de même me confesser encore
une fois à don Bosco. J'attendis mon tour pendant la messe.
Ensuite, à la sortie, un petit pain était donné à chaque jeune
pour petit déjeûner.
Pendant que j'attendais mon tour pour me confesser, arri-
vèrent les deux garçons qui devaient distribuer le pain. Ils
dirent à don .Bosco :
"Il n'y a plus de pain.
- Que voulez-vous que j'y fasse? répond don Bosco.
Allez chez Magra, notre boulanger, et qu'il vous en donne.
- Magra a dit qu'il ne nous donnera plus rien parce qu'il
n'a pas été payé.
- Alors, on y pensera. [aissez-moi -confësser. ''
J'entendis ce dialogue fait à mi-voix. Mon tour étant
venu, je commençai à me confesser. La messe était déjà à la
consécration et les deux garçons revinrent.
"Dôn Bosco, il n'y a vraiment rien pour le petit déjeùner.
- Mais laissez-moi confesser ; ensuite~ nous verrons. Allez
chercher dans la réserve, dans les réfeétoires ; il y aura bien
quelque chose !''
,
Pendant qu'ils y allaient, je poursuivis ma confession.
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31.5 Page 305

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J'avais à peine terminé que l'un des garçons revint pour la
troisième fois.
"Nous avons tout ramassé et voilà les quelques petits
pains que nous avons trouvés.
- Mettez-les dans le panier. Je viendrai moi-même les dis-
tribuer. Laissez-moi confesser en paix.''
Il continua de confesser l'enfant qui était devant lui. Pas
loin de la porte qui s'ouvrait après l'autel de la Madone, le
panier de pain était déjà déposé. Me rappelant les faits mira-
culeux qu'on racontait sur don Bosco, et saisi par la curio-
sité, je cherchai à me placer au bon endroit pour voir ce qui
allait arriver.
A la porte, ma mère m'attendait :
''Viens, François, me dit-elle.''
Je lui fis signe de patienter encore quelques minutes.
Quand don Bosco arrive, il prend le premier un petit pain,
regarde dans le panier et voit qu'il en contient une quinzaine
ou une vingtaine. Alors je me plaçai sans me faire remar-
quer tout à fait derrière don Bosco sur la marche, les yeux à
l'affût. Don Bosco commença la distribution. Les jeunes
défilaient devant lui, heureux de recevoir le pain de sa main
qu'ils baisaient, tandis qu'il disait un mot à chacun ou les
gratifiait d'un sourire.
Tous les élèves - environ quatre cents - reçurent leur
pain. La distribution finie, je voulus vraiment examiner le
panier à pain, et à mon grand étonnement je constatai qu'il
s'y trouvait la même quantité de pains qu'avant la distribu-
tion. Je restai abasourdi. Je courus tout droit vers ma mère,
et je lui dis :
"Je ne viens plus, je ne veux plus m'en aller ; je reste ici.
Pardonnez-moi de vous avoir fait venir à Turin.''
Et je lui racontai ce que j'avais vu de mes propres yeux,
en ajoutant :
"Je ne veux pas quitter un saint comme don Bosco."
C'est la seule raison pour laquelle je suis resté à l'oratoire
et que je me suis associé ensuite aux fils de don Bosco. »
François Dalmazzo devint salésien ; il fut pendant huit ans
directeur du collège de Valsalice et pendant sept ans procu-
reur général de la congrégation salésienne auprès du Saint-
Siège.
La charité pour les pauvres et seulement pour eux
Un peu avant le début de l'année scolaire 1860-1861, don
Bosco constate que les demandes d'inscription des étudiants
de l'oratoire sont très nombreuses. Il a peur de « donner les
fruits de la charité » à ceux qui n'en sont pas les destinatai-
305

31.6 Page 306

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res. Dans ce but, il fait réimprimer le programme de l'inter-
nat avec une petite clause nouvelle : les étudiants, pendant
les deux premiers mois, paieront une pension fixe. C'est seu-
lement après avoir montré, par leur bonne conduite, qu'ils
sont dignes de la charité qu'on peut leur faire que la pension
sera diminuée et éventuellement annulée. Don Lemoyne, en
rapportant cette nouvelle, remarque : « Dans sa charité, don
Bosco savait, bien sûr, faire de nombreuses exceptions. »
Voici les conditions d'admission imprimées et distribuées
pour l'année scolaire 1860-1861 :
Pour les apprentis :
- qu'ils soient orphelins de père et de mère ;
- qu'ils aient douze ans accomplis et ne dépassent pas les
dix-huit ;
- pauvres et abandonnés.
Pour les étudiants :
- qù'ïls aient accompli les classes primaires et veuillent
parcourir le cycle du secondaire ;
- que leur intelligence et leur moralité soient reconnues ;
- qu'ils soient gardés deux mois à l'essai à raison de 24
lires mensuelles, ensuite des dispositions seront prises selon
leur mérite.
Parmi les « dispositions générales » qui suivent, celle-ci est
à retenir : « Tous les vêtements sont à la charge des élèves,
sauf s'ils peuvent prouver leur incapacité par pauvreté. »
La « commission secrète » de 1861
En 1861 à l'oratoire a lieu un événement curieux, presque
sans exemple et d'une exceptionnelle importance. Don Alaso-
natti, don Rua, l'abbé Cagliero, l'abbé Francesia et dix
autres Salésiens se réunissent en « commission secrète ». Ils
sont tous convaincus que ce qui se passe autour de don
Bosco a souvent un caractère exceptionnel et même vraiment
surnaturel. Perdre le souvenir de ces événements serait jeter
dehors un trésor. Il revient à chacun d'en « conserver le sou-
venir » fidèlement. Chacun prendra des notes. Dans lés réu-
nions régulières de la commission, les notes seront lues à
tous et corrigées en fonction du témoignage de chacun pour
que ne soient utilisées que des choses exactes.
Don Lemoyne, en rapportant le fait dans le sixième
volume de Memorie Biografiche, note : « Nous pouvons
donc être certains de la vérité de ce que nous transmirent ces
témoins. Au cours des années, d'autres les remplacèrent pour
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31.7 Page 307

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continuer le travail avec une égale affection pour don Bosco
et pour fa vérité. »
Nous sommes très reconnaissants à ces premiers Salésiens
déjà surchargés de travail qui arrachèrent encore des heures
au sommeil pour cette entreprise irremplaçable, si précieuse,
sans laquelle de très nombreuses informations auraient été
perdues ou se seraient envolées dans les brouillards de la
légende.
Cela n'empêche pas que nous puissions et devions faire
quelques remarques à leur sujet et à ceux qui écriront la vie
de don Bosco à partir de leur témoignage. Non pour leur
faire des reproches (ce serait une bêtise), mais pour mieux
comprendre l'histoire de don Bosco.
Primo. Bien souvent, don Bosco parlait d'abondance,
familièrement, et il en avait le droit. Qui parle à des gar-
çons, à ses jeunes élèves, n'est presque jamais dans les dis-
positions d'esprit de quelqu'un qui « dicte pour l'histoire ».
Et il faut en prendre note comme de paroles familières et
non comme de rigoureux documents historiques. Cela est
arrivé à Napoléon dans les récits faits à Sainte-Hélène, à
Luther dans ses propos de table, et à tant d'autres. Les
récits de Napoléon sont pleins d'émotions, d'éclairs, de sou-
venirs, mais malheur à qui les regarde comme des déposi-
tions rigoureuses et détaillées pour l'histoire. Il faudra tou-
jours les confronter avec la documentation, les cartes de
batailles, la correspondance. et les traités. Il est arrivé à don
Bosco en revanche que certaines de ses conversations sans
grande portée ont été prises comme absolument et rigoureu-
sement sérieuses dans les moindres détails.
Secundo. Ces diligents collectionneurs des faits et des
paroles de don Bosco, à cause de leur dur travail à l'ora-
toire, et de leur peu de connaissance de ce qui se faisait en
ville, enregistraient tout ce que faisait don Bosco, mais
n'enregistraient presque rien de ce qui, au même moment, se
passait dans la ville et ses environs. A cause de cela, tout ce
qu'ils disent de don Bosco est absolument exact, mais de
leurs récits, il ressort que don Bosco seul faisait ces choses-là
alors que dans Turin ils étaient Dieu sait combien à tenter
les mêmes expériences apostoliques et à soutenir les mêmes
revendications sociales. Celui qui est seul peut toujours pas-
ser pour le premier de la classe ; don Bosco de même,
d'après ces souvenirs, semble toujours avoir la première
intuition, être le seul à prendre l'initiative. Mais si l'on véri-
fie les faits dans leur ensemble, on se rend compte qu'il fut
307

31.8 Page 308

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très grand, mais qu'à ses côtés, devant et derrière lui, beau-
coup d'autres s'efforçaient de travailler dans la même ligne.
Par exemple, la réalisation du sanctuaire de Marie-
Auxiliatrice (dont nous parlons dans le chapitre suivant) sem-
ble un miracle unique : une telle dépense, de telles offrandes,
rapidité de la construction, foules énormes à l'inauguration.
Et puis, en examinant l'histoire de Turin, on remarque à la
même période quatre autres églises réalisées rapidement et à
un prix notable. (Paroisse de Sainte-Giulia, 1863 : 650 000
lires ; paroisse des Saints-Pierre-et-Paul, 1865 540 000
lires ; paroisse de l' Immaculée-Conception, 1867 : 220 000
lires ; sanctuaire de Marie-Auxiliatrice, 1868 : 890 000 lires ;
paroisse de Sainte-Barbara, 1869 : 336 000 lires ; en 1853
avait été achevée l'~glise paroissiale de Saint-Maxime qui
coûta 1 500 000 lires.)
Cela dit, le sanctuaire de Marie-Auxiliatrice ne perd rien
de son importance. Il est là, miracle de courage, de foi, de
charité. Mais replacé parmi les quatre autres églises, il
reprend sa dimension exacte. Selon les uns, il y a un sapin
dans un lieu désert, selon les autres, ce sapin est dans une
forêt. C'est toujours le même arbre, mais dans le second
cas, cet arbre n'est pas le seul à être « remarquable ».
On peut dire la même chose pour les cours du soir, pour
les ateliers, pour l'envoi des missionnaires, choses étonnantes
mais qui appartiennent à un ensemble de réalisations catholi-
ques encore plus étonnantes. Don Bosco n'apparaît plus
alors comme un « phénomène » mais comme un saint qui,
dans une ambiance de catholicité engagée, met sa· foi à susci-
ter d'authentiques miracles ; avec à ses côtés d'autres prêtres
qui (bien que n'étant pas toujours des saints comme lui) tra-
vaillent avec une foi et un courage identiques.
Tertio. Dieu favorisait don Bosco de grâces mystérieuses.
Il faisait des songes qui lui dévoilaient l'avenir, annonçait
des événements qui se vérifiaient dans le détail. Mais c'était
aussi un homme, un pauvre prêtre qui, très souvent, cher-
chait modestement, comme chacun d'entre nous, à voir un
peu plus loin que le bout de son nez. Il lui arrivait à lui
aussi de donner des avis, de nourrir des espoirs, de faire des
pronostics qui s'avéraient quelquefois justes et quelquefois erro-
nés (comme cela s'est produit dans le cas de don Guanella que
don Bosco a essayé de maintenir à l'oratoire alors que sa
mission était ailleurs). Noter toutes les prévisions, les espé-
rances, et en tirer la certitude qu'elles se réaliseront infailli-
blement, c'est fausser la personnalité de don Bosco. C'est lui
ôter le droit d'être un homme soumis comme tous les autres
aux vicissitudes de l'existence. Ce fut un défaut de
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31.9 Page 309

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« l'esprit » avec lequel furent recueillis les faits et les paroles
de don Bosco. Aujourd'hui spécialement, nous aurions
encore plus de reconnaissance envers ces témoins s'ils avaient
rapporté non seulement les réussites extraordinaires mais
aussi les hésitations, les perplexités et les erreurs de ce
« type » immense et « très humain » que fut don Bosco.
Mais tout cela ne peut être considéré comme un blâme
envers ces premiers Salésiens dont l'œuvre, malgré des imper-
fections caractérisées, garde une valeur incalculable.
309

31.10 Page 310

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38
Le grand sanctuaire
vu en re""ve
En octobre 1844, don Bosco fit deux rêves. Nous en avons
parlé au chapitre 18, mais nous devons les reprendre mainte-
nant en étoffant les citations. La première, nous la tirons
des Mémoires autobiographiques de don Bosco, la deuxième
du récit écrit par don 'Barberis et don Lemoyne.
« La bergère m'invita à regarder au sud. En regardant, je
vis un champ dans lequel avaient été semés du maïs, des
pommes de terre, des choux, des betteraves, des laitues et
beaucoup d'autres légumes. "Regarde encore", me dit-elle et
je regardai à nouveau. Alors, je vis une admirable et grande
église. Un orchestre, une musique instrumentale et vocale
m'invitaient à chanter la messe. Autour de l'église il y avait
une banderole blanche sur laquelle était écrit : Hic domus
mea, inde gloria mea Ici est ma demeure, d'ici sortira ma
gloire ») [Memorie, éd. Ceria, p. 136]. »
Le rêve des trois églises
« Je croyais me trouver dans une grande plaine remplie
d'une immense foule de jeunes. Les uns se battaient,
d'autres blasphémaient. Un nuage de pierres traversait l'air,
lancé par ceux qui se battaient. J'allais m'éloigner lorsque je
vis auprès de moi une Dame qui me dit :
"Va parmi ces jeunes et fais quelque chose."
Je m'avançai, mais que faire ? Il n'y avait aucun local
pour abriter qui que ce soit. Je me tournai vers la Dame qui
me dit:
"Voilà le local ! Et elle me montra un pré.
- Mais il n'y a qu'un pré !"
Elle reprit :
"Mon Fils et les Apôtres n'avaient pas un morceau de
terre large comme la main pour y poser la tête... "
Je commençai à travailler dans ce pré, exhortant, prê-
chant, confessant. Mais tout effort resterait inutile si je ne
trouvais pas un enclos avec un quelconque bâtiment où ras-
sembler les jeunes.
310

32 Pages 311-320

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32.1 Page 311

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Alors, cette Dame me dit :
"Regarde bien."
J'aperçus une petite église basse, un bout de cour et des
jeunes en grand nombre. Je repris le travail. Mais l'église
était devenue trop étroite, je recourus encore à elle, et elle
me fit voir une autre église, beaucoup plus grande, avec une
maison à côté. Puis, me conduisant non loin de là, dans un
espace de terre cultivée, presque en face de la deuxième
église, elle ajouta :
"A cet endroit où les glorieux martyrs de Turin Avventore
et Ottavio souffrirent leur martyre, sur ces mottes de terre
qui furent arrosées et sanctifiées par leur sang, je veux que
Dieu soit honoré d'une manière extraordinaire.''
En disant cela, elle avança un pied et, le posant à l'endroit
où le martyre avait eu lieu, elle me l'indiqua avec précision. Je
voulus y poser une marque pour le retrouver, mais je ne trouvai
rien
autour
de
moi.
Cependant,
je
m'en
souvins
avec
précision
1
Pendant ce temps, je me vis entouré d'un nombre très grand
et toujours croissant de jeunes ; mais en regardant la Dame,
les moyens et les locaux dont je disposais augmentaient aussi ;
et je vis ensuite une immense église précisément à l'endroit
où elle m'avait indiqué qu'était arrivé le martyre des saints
de la légion thébaine, avec beaucoup de constructions alentour
et un beau monum~nt au milieu » (M.B., 2.298).
Don Bosco s'était toujours rappelé « le champ semé de
maïs, de pommes de terre, de choux, de betteraves, de lai-
tues et autres légumes », qu'il avait justement reconnu au-
delà du mur qui entourait son oratoire. Il l'avait rebaptisé
« le champ des songes ». Dès qu'il le put, le 20 juin 1850, il
l'acheta. Mais en 1854 (l'année du choléra, où il recueillit
vingt orphelins en une seule fois), il avait dû le revendre
pour payer des dettes pressantes. Il redevint pourtant sa pro-
priété le 11 février 1863. Mais au cours de ces derniers mois,
il était déjà arrivé quelque chose de nouveau.
« Ce sera l'église-mère de notre congrégation»
Un soir de décembre 1862, Paolino Albera (un garçon de
dix-sept ans qui, cette année-là, avait été accepté dans la
Société salésienne) entend une confidence de don Bosco.
C'est un samedi ; don Bosco a confessé jusqu'à 23 heures, et
seulement à cette heure tardive il peut descendre, accompa-
gné de Paolino, prendre un peu de nourriture. Il est très
préoccupé et tout à coup commence à raconter : « J'ai beau-
I: Ce lieu, indiqué avec précision par don Bosco, se trouve dans l'actuelle
chapelle des reliques de la Basilique de M. Auxiliatrice. li est marqué sur le pavé par
une croix dorée.
311

32.2 Page 312

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coup confessé et vraiment je ne sais plus très bien ce que
j'ai fait ou dit, tellement j'étais absorbé par une idée. Elle
me donnait des distractions et m'obsédait. Je pensais : notre
église est trop petite, elle ne contient pas tous les garçons.
C'est pourquoi nous en construirons une autre, plus belle,
plus grande, qui sera magnifique. Nous l'appelerons : église
de Marie-Auxiliatrice. Je n'ai pas un sou, je ne sais pas où
je prendrai l'argent, mais ça n'a pas d'importance. Si Dieu
la veut, nous la ferons. »
Un peu plus tard, il parle aussi de ce projet à Jean
Cagliero dont voici le témoignage : « En 1862, don Bosco
me dit qu'il envisageait de construire une église grandiose et
digne de la Très Sainte Vierge.
"Jusqu'à présent, dit-il, nous avons célébré avec solennité
la fête de l'immaculée. Mais la Madone veut que nous
l'honorions sous le titre de Marie-Auxiliatrice : notre époque
est si malheureuse que nous avons vraiment besoin que la
Très Sainte Vierge nous aide à garder et à défendre la foi
chrétienne. Et sais-tu encore pourquoi ?
- Je crois, répondis-je, que ce sera l'église-mère de notre
future congrégation et le centre d'où sortiront toutes nos
autres œuvres en faveur de la jeunesse.
- Tu as deviné, me dit-il. Marie-Auxiliatrice est la fonda-
trice et sera le soutien de nos œuvres » (M.B., 7.334).
Une église plus grande qui puisse contenir tous les jeunes,
« l'église mère » de la congrégation ; ce sont les deux raisons
pour lesquelles don Bosco projette le sanctuaire de Marie-
Auxiliatrice. Mais il indique un troisième motif : notre épo-
que est si malheureuse... Nous croyons nécessaire d'expliquer
ces mots pour qu'on ne les classe pas parmi ces « vagues
lamentations » qui, en tout temps, naissent sur les lèvres des
professionnels des regrets du passé.
Les événements de Spoleto et l'Auxiliatrice
L'histoire de l'Église au milieu des années 1800, écrit l'his-
torien Giacomo Martina, « est caractérisée par un choc vio-
lent entre l'ancien et le nouveau, entre les structures d'une
société officiellement chrétienne et l'affirmation de plus en
plus nette de la laïcisation de la vie sociale. Il s'en dégage
l'image d'une période cruciale dans l'histoire de l'Église qui
pose en termes nouveaux l'affrontement du christianisme et
des cultures des diverses époques historiques qu'il rencon-
tre ».
L'un des moments les plus durs de ce « choc violent » est
celui où se pose la question de Romé et de l'État pontifical.
Après la seconde guerre d'indépendance it~lienne, d'après
312

32.3 Page 313

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Pietro Stella, l'État pontifical (ou États de l'Église), jugé par
les catholiques indispensable à l'indépendance du Pape, sem-
blait destiné à être conquis par « le royaume d'Italie ». Les
évêques de l'Ombrie, le 2 février 1860, invitaient les fidèles à
prier Dieu « par l'intercession du Cœur Immaculé de Marie,
Mère de Dieu, Auxiliatrice des chrétiens ».
A Spoleto, une petite cité de l'Ombrie, selon la rumeur
populaire se produisit un très grand miracle. En mars 1862,
par l'intermédiaire d'une image pieuse ancienne, conservée
dans une église en ruines, la Madone parla à un enfant de
cinq ans et guérit un jeune paysan. A cette église commencè-
rent à affluer les pèlerins.
L'archevêque de Spoleto, Mgr Arnaldi, envoya un article
enthousiaste sur les événements au journal catholique de
Turin, rArmonia. Il parlait des pèlerinages importants
venant de Todi, Perugia, Foligno, Nocera, Narni, Norcia.
Le même archevêque, en septembre 1862, lance l'idée d'un
grand temple sur les lieux des miracles, et donne à l'effigie
de la Madona (appelée jusqu'alors « Madone de !'Étoile ») le
nom officiel de « Secours des chrétiens », Auxilium christia-
norum.
Don Bosco, « avec une grande satisfaction » lit à ses jeu-
nes l'article de Mgr Arnaldi. Et à cette même époque, il fait
le songe important des deux colonnes qu'il raconte aux jeu-
nes le 30 mai : le navire de l'Église, conduit par le Pape,
voyage en sécurité à travers les flots déchaînés et les projec-
tiles tirés des bateaux ennemis très nombreux. Il trouve fina-
lement un refuge près de deux colonnes entre lesquelles le
Pape jette l'ancre : la première colonne est surmontée par
!'Eucharistie, la deuxième par une statue de l'immaculée qui
porte l'inscription Auxilium christianorum.
Cette convergence de « l'époque si malheureuse » et des
grandes espérances fut la troisième raison qui poussa don
Bosco à entreprendre la construction du sanctuaire de Marie-
Auxiliatrice.
Un titre qui fait faire la grimace
Don Bosco confie le soin de dresser les plans à l'ingénieur
Antonio Spezia, qui prépare un projet en forme de croix
latine d'une surface de 1 200 mètres carrés. La plus grande
longueur de l'église était de 48 mètres.
Avec le rouleau des plans sous le bras, don Bosco se pré-
sente à la municipalité pour les faire approuver. Sur les des-
sins, on ne fit aucune observation ; au contraire, on donna
la promesse (purement « verbale ») de faire bénéficier cette
église nouvelle du subside extraordinaire de 30 000 lires que
313

32.4 Page 314

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la municipalité accordait pour la construction de chaque
église paroissiale.
Ce qui fit, en revanche, faire la grimace, ce fut le titre :
église de Marie-Auxiliatrice. Les faits de Spoleto, la lettre
des évêques de l'Ombrie, les polémiques avec le journal
rArmonia mettaient en alerte les autorités municipales. Ce
nom sentait la contestation.
« Ne pourrait-on pas changer ce titre bizarre ? Appelez-la
l'église du Rosaire, de la Paix, du Carmel... La Madone a
tellement de titres. »
Don Bosco se mit à rire.
« Approuvez mon projet. Sur le nom, on se mettra tou-
jours d'accord. »
On ne se mit pas ~u tout d'accord : il le laissa tel quel.
Huit sous pour commencer
Ayant obtenu l'autorisation de construire, don Bosco en
confie l'exécution à l'entrepreneur Carlo Buzzetti (frère de
Joseph Buzzetti, ce Carlo rencontré par don Bosco dans
l'église Saint-François-d'Assise était devenu un estimé con-
ducteur de travaux de construction). Puis il appelle l'éco-
nome don Savio et lui donne l'ordre de faire commencer les
terrassements.
« Mais, don Bosco, comment ferons-nous ? Il n'est pas
question d'une chapelle, mais d'une très grande église qui
coûte très cher. Ce matin, nous n'avions même pas à la mai-
son l'argent pour payer les timbres des lettres en ·partance.
- Commence à faire les terrassements, lui répond don
Bosco. Quand avons-nous commencé un travail en ayant
d'avance les sommes nécessaires ? Il faut laisser quelque
chose à faire à la Providence. »
Les travaux furent en partie exécutés à l'automne de 1863,
puis repris en mars 1864.
A la fin d'avril, sur l'invitation de l'entrepreneur, don
Bosco accompagné de ses prêtres et de nombreux élèves, des-
cend dans l'excavation pour y poser la première pierre.
Après la cérémonie, don Bosco se tourne vers Carlo Buzzetti
et lui dit :
« Je veux tout de suite te donner un acompte pour les
grands travaux. »
Il sort son porte-monnaie, l'ouvre, et verse tout ce qu'il
contient dans les mains de l'entrepreneur : huit sous, même
pas une demi-lire. Voyant Buzzetti tout penaud, il ajoute
aussitôt :
« Sois tranquille. La Madone pensera à faire venir l'argent
nécessaire. »
314

32.5 Page 315

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C'est vrai que la Madone y pensera, mais pour le faire
arriver, elle se servira de toutes les fatigues et des sueurs de
don Bosco.
Qui étudie les figures des deux grands saints contempo-
rains de Turin : Cottolengo et don Bosco, est frappé par une
différence. L'un et l'autre furent aidés quotidiennement par
la Providence, ils vécurent de la Providence. Mais tandis que
Cottolengo disait : « La Providence a déjà préparé l'argent
dont nous avons besoin. Attendons qu'il nous parvienne » ;
don Bosco disait : « La Providence a déjà préparé l'argent
dont nous avons besoin. Allons le chercher. »
Don Paolo Albera, deuxième successeur de don Bosco, qui
vécut à côté de lui en ce temps-là, disait : « Seul celui qui
en fut témoin peut se faire une idée exacte du travail et des
sacrifices que notre Père s'imposa pendant ces années pour
achever l'église de Marie-Auxiliatrice, considérée par beau-
coup comme une entreprise téméraire, au-dessus des forces
du modeste prêtre qui s'en était chargé. »
Don Bosco éperonne son imagination pour contraindre la
générosité publique. Il inonde Turin et le Piémont de lettres
et de circulaires ; il lance des souscriptions ; sollicite l'aide
des « grands » de ce monde à Turin, Florence, Rome ; orga-
nise une loterie impressionnante. En mai 1866 don Bosco
écrit au chevalier Oreglia : « Les quarante maçons qui
devaient travailler à l'église ont été réduits à huit, faute de
moyens. C'est un moment désastreux pour nous. »
La Madone fait la quête pour don Bosco
Si le « pauvre don Bosco » réussit à surmonter toutes les
difficultés, il le doit à l'aide de N.-D.-Auxiliatrice qui se met
« à faire les quêtes les plus fructueuses ». Le bruit des
« grâces » petites et grandes que la Madone accorde à ceux
qui aident la construction de l'église se répand rapidement à
Turin et dans de nombreuses régions de l'Italie.
La grâce la plus « retentissante » est probablement celle du
banquier et sénateur Giuseppe Cotta, déjà bienfaiteur de don
Bosco, et très connu dans les milieux politiques et financiers
de Turin.
Le sénateur, quatre-vingt-trois ans, est malade et alité. Les
médecins ne lui laissent. plus aucun espoir. Don Bosco va le
voir. Le malade réussit à lui dire dans un filet de voix :
« Encore quelques minutes et il faudra s'en aller pour
l'éternité.
- Non, Sénateur ! répond joyeusement don Bosco. La
Madone a encore besoin de vous dans ce monde. Vous devez
m'aider à construire l'église.
315

32.6 Page 316

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- Il n'y a plus d'espoir, soupire le vieillard. »
La foi de don Bosco s'ajoute à son aplomb tranquille
comme s'il plaisantait :
« Et qu'est-ce que vous feriez si Marie-Auxiliatrice obte-
nait la grâce de votre guérison ? »
Le sénateur sourit, rassemble ses forces et pointe deux
doigts vers don Bosco :
« Deux mille lires. Si je guéris, je paie deux mille lires
pendant six mois pour l'église du Valdocco. »
Et trois jours après, le sénateur se présente, guéri.
« Me voici, dit-il à don Bosco. La Madone m'a guéri et je
suis venu payer la première tranche de ma dette. »
Nous rapporterons seulement deux autres « grâces », alors
que don Bosco, le 11 février 1868, écrivait au chevalier Ore-
glia : « Chaque jour Marie-Auxiliatrîce fait des choses plus
éclatantes les unes que les autres pour l'église. Cela rempli-
rait des livres... » A l'enquête pour la béatification de don
Bosco, Mgr Bertagna attesta sous serment : « Pendant une
retraite à Saint-Ignace, don Bosco me demanda conseil pour
savoir s'il devait continuer à bénir les malades avec les ima-
ges de Marie-Auxiliaire et du Sauveur, parce que, disait-il,
on faisait beaucoup de bruit à propos des nombreuses guéri-
sons qui se succédaient et ressemblaient à des prodiges. Est-
ce· bien ou mal ? J'ai cru bon de conseiller à don Bosco de
continuer ses bénédictions. »
Une maman, un bébé et de pauvres bijoux
Un jour, don Bosco va en ville. En revenant à l'oratoire,
il aperçoit près de l'entrée une pauvre mère avec un enfant
d'environ un an dans les bras, amaigri, couvert de croûtes,
immobile et muet, comme mort. Il s'arrête et demande à la
mère:
« Depuis quand est-il malade ?
- Il a toujours été comme ça depuis sa naissance.
- L'avez-vous fait voir aux médecins ?
- Oui, mais ils disent qu'il n'y a rien à faire.
- Et vous seriez contente qu'il guérisse ?
- Oui, mais je ne mérite pas une grâce pareille. Si elle
me le guérit, je lui donne tout ce que j'ai de plus cher.
- Alors arrangez-vous, quand vous pourrez, pour aller
vous confesser et faire la communion. Pendant neuf jours,
récitez le Notre Père et le Je vous salue, Marie, et demandez
à votre mari de le réciter avec vous. La Madone vous exau-
cera. »
Et il bénit le petit avec la bénédiction de Marie-
Auxiliatrice.
316

32.7 Page 317

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Quinze jours après, un dimanche, dans la sacnst1e du
sanctuaire, parmi les gens qui cherchaient à parler à don
Bosco se trouvait une femme portant un bébé aux yeux
clairs et bien vivants. Arrivée devant don Bosco, elle
s'exclame, toute rayonnante :
« Voici mon petit enfant.
- Que désirez-vous, madame ? »
Don Bosco ne se souvient plus de la bénédiction qu'il
avait donnée. La dame la lui rappelle et lui raconte que le
troisième ou quatrième jour de la neuvaine, le bambin était
guéri.
« Maintenant, ajouta-t-elle, je suis venue accomplir ma
promesse. »
En disant cela, elle sort une boîte dans laquelle étaient ses
pauvres bijoux : un petit collier d'or, un anneau, et une
paire de boucles d'oreilles. Don Bosco se trouble, sans doute
en pensant à ceux, presque pareils, de sa mère. Mais la
femme poursuit :
« J'ai promis à la Madone de lui donner ce que j'avais de
plus cher et je la prie de bien vouloir l'accepter. »
Don Bosco secoue la tête :
« Ma brave dame, avez-vous de quoi faire face à la vie ?
- Non. Nous vivons au jour le jour avec la paie de mon
mari qui travaille à la fonderie.
- Avez-vous réussi à mettre de côté quelque chose?
- Comment voulez-vous épargner avec trois lires par
jour?
- Et votre mari sait que vous voulez donner ces objets à
la Madone?
- Oui, il le sait, et il est content.
- Mais si vous vous dépouillez de tout, comment ferez-
vous en cas d'accident ou de maladie?
- Le Seigneur voit que nous sommes des pauvres gens, et
il y pensera. Je dois faire ce que j'ai promis. »
Don Bosco est profondément ému :
« Écoutez, nous allons faire comme. ceci. La Madone
n'exige pas de vous un sacrifice aussi grand. Si vous voulez
vraiment lui donner un signe de votre reconnaissance, vous
me donnerez seulement la bague. Le collier et les boucles
d'oreilles, vous les remporterez à la maison.
- Ça, non ! J'ai tout_ promis et je dois tout donner.
- Faites comme je vous dis. La Madone est contente
comme ça.
- Est-ce vrai ? Je ne veux pas lui manquer de parole.
- Vous ne lui manquerez pas de parole. Je vous le garan-
tis de sa part. »
La dame semble encore indécise, puis elle conclut :
317

32.8 Page 318

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« Alors, faites. Mais si vous voulez tout mon or, vous le
prenez. »
Don Bosco lui répète de ne pas s'inquiéter et fait une
caresse à l'enfant. (M.B., 10.94)
Le journalier d'Alba
Un pauvre homme arrive à pied d'Alba après avoir voyagé
jour et nuit. Il se confesse, fait la communion, puis se pré-
sente à don Bosco pour accomplir une promesse. Il lui
raconte qu'il est tombé malade. Les médecins lui ont dit que
c'était fini ; alors il a promis de porter à la Madone tout
l'argent qu'il avait s'il guérissait. Il a été subitement guéri.
Don Bosco regarde cet homme habillé d'une façon vraiment
misérable, qui tire de sa poche un morceau de papier et le
déplie avec prudence. Au milieu du papier, voilà l'argent :
une lire. Il la tend à don Bosco en disant avec gravité :
« C'est tout ce que je possède. Ce sont toutes mes riches-
ses.
- Quel est votre métier ?
- Ouvrier agricole. Je travaille à la journée.
- Comment ferez-vous pour retourner à la maison ?
- Je ferai comme j'ai fait pour venir : à pied.
- Et vous n'êtes pas fatigué ?
- Un peu, parce que le voyage est assez long.
- Vous êtes encore à jeun ?
- Bien sûr, puisque je veux communier. Avant minuit,
j'ai tout de même mangé un morceau de pain que j'avais
dans la poche.
- Et maintenant, pour manger, qu'est-ce que vous avez?
- Rien.
- Alors, nous allons faire comme ça : aujourd'hui, vous
restez ici avec moi. Je vous donnerai le repas de midi et du
soir. Demain, si ça vous convient, vous retournerez chez
vous.
- Ce serait du joli ! Je vous apporte une lire, et vous me
donnez à manger pour deux ou trois lires !
- Écoutez : vous avez fait une offrande à la Madone. Et
maintenant, don Bosco vous fait la sienne : un peu de soupe
et un verre de vin.
- Je vous dis que non. Je sais que don Bosco et la
Madone ont la même bourse. Voilà, je repars à pied. Si j'ai
faim, je demanderai l'aumône. Si je suis fatigué, je m'assoi-
rai sous un arbre. Si j'ai envie de dormir, on me laissera
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32.9 Page 319

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bien m'étendre dans la paille. Ma promesse, je veux la rem-
plir comme il faut. Je vous salue, et priez pour moi. »
Et sans rien de plus, il s'en va. (M.B., 10.97.)
Les songes de don Bosco - note :
Dans ce chapitre, nous avons parlé de trois songes de don Bosco : celui dans
lequel il a vu « une grande église dans le champ de maïs », celui des « trois égli-
ses », et celui des « deux colonnes ».
Permettez-moi une observation personnelle.
Sur les songes de don Bosco, on a beaucoup écrit, généralement de façon sérieuse
et autorisée. Malheureusement aussi d'une façon tellement bizarre qu'on se demande
si celui qui écrit n'a pas rêvé plus que don Bosco.
Pour expliquer ces songes et pour éliminer tout caractère « extraordinaire » de la
vie de don Bosco, certains auteurs ont utilisé toutes les hypothèses de travail : de la
parapsychologie (qui est aujourd'hui sérieusement mise en doute et rejetée par les
plus grands savants), à la « mythisation » où seraient tombés ceux qui rapportent
les faits et les paroles de don Bosco (il est hors de doute que quelques témoins
« mythisent » plusieurs choses), pour en finir par le reproche explicite de faux
témoignage.
Nous r.econnaissons qu'il est licite de faire des hypothèses de travail et de cher-
cher à les vérifier. Il nous semble moins licite de prendre en considération toutes les
hypothèses de travail moins une : l'intervention extraordinaire de Dieu dans la vie
de don Bosco. Si on est honnête, on doit prendre aussi celle-là en considération et
la vérifier sérieusement. Or, un contrôle sérieux, de la part d'un historien, doit tenir
compte avant tout de la sélection des témoignages qui, dans le cas de don Bosco,
ont été pour la plupart « faits sous serment » dans les enquêtes pour la béatifica-
tion. Nier a priori des témoignages faits sous serment pour défendre des théories
douteuses, signifie que le travail historique n'est pas poursuivi avec sérieux mais à
partir de préjugés. C'est tomber dans les dogmes du positivisme (le surnaturel n'est
pas admissible, donc il est inutile de le prendre en considération).
Nous ne sommes pas spécialiste dans ce domaine. Mais nous croyons que pour se
faire une idée exacte sur les songes de don Bosco, il est extrêmement important de
savoir ce qu'en pensait don Bosco lui-même et ceux qui vivaient avec lui. (Cela ne
suffit pas à l'historien, évidemment, mais c'est le point de départ pour toute étude
sérieuse.)
Nous nous permettons donc de rapporter certaines citations de don Bosco et de
ceux qui vécurent à ses côtés pendant tant d'années. Nous ne retouchons pas le
texte, au risque de le laisser obscur pour ceux qui ne sont pas familiers de l'italien
du dix-neuvième siècle.
Songe des neuf ans. Témoignage autographe de don Bosco
« La grand-mère qui savait suffisamment de théologie - elle était complètement
analphabète -, prononça un jugement définitif en disant : "Il ne faut pas s'occuper
des rêves." J'étais de l'avis de ma grand-mère; et pourtant il ne me fut pas possi-
ble de m'ôter ce songe de l'esprit. Les choses que je raconterai par la suite lui don-
neront un sens » (Souvenirs, don E. Ceria, p. 25).
Songe de la. grande église dans le champ de maïs.
Témoignage autographe de don Bosco
« Ce [songe] me prit presque toute la nuit ; beaucoup de détails l'accompagnèrent.
Je n'en compris pas bien le sens à ce moment-là, parce que je n'y croyais pas beau-
coup ; mais je compris ce qu'il voulait dire à mesure qu'il se réalisait. C'est pour-
quoi, plus tard, avec un autre songe, il me servit de programme dans mes déci-
sions » (Mémoires autob., don E. Ceria, p. 136).
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32.10 Page 320

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Témoignage de don Bosco rapporté par don Lemoyne
« Dans les prémières années, j'y allais doucement pour accorder à ces songes tout
le crédit qu'ils méritaient. Plusieurs fois, je les pris pour des tours de mon imagina-
tion. En racontant ces songes, en annonçant des morts imminentes, en prédisant ce
qui allait arriver, je suis resté plusieurs fois dans le doute, me demandant si j'avais
bien compris et craignant de dire des mensonges. Il m'arriva de me confesser à don
Cafasso du risque que j'encourais à parler. Il m'écouta, réfléchit un peu et dit :
"Du moment que ce que vous dites se réalise, vous pouvez être tranquille et conti-
nuer." Pourtant, c'est seulement un an après, quand mourut le jeune Casalegno, et
que je le vis dans le cercueil, exactement comme dans le songe, que je n'hésitai plus
à croire que ces songes étaient des avertissements du Seigneur » (M.B., 5. 376).
Témoignage de don Lemoyne
« Jusqu'à l'année 1880 environ, en racontant ses songes, don Bosco n'avait jamais
prononcé le mot visions. Mais avec moi, dans les dernières années, bien qu'il ne le
prononçât jamais le premier, il me laissait l'utiliser au cours de nos conversations
familières » (M.B., Introduction vol. 17).
Témoignage de don Berto, secrétaire de don Bosco pendant plus de vingt ans
« Il prédit, bien avant qu'elle n'arrive, la mort de presque tous les garçons
défunts de l'oratoire, précisant le moment et les circonstances de leur passage dans
l'autre vie. Une fois ou l'autre, il avertit le jeune de façon explicite. Souvent, il le
faisait surveiller par l'un de ses bons camarades ; parfois, il donnait publiquement
les initiales du nom. Ces prédictions, autant que je me le rappelle, se sont toutes
entièrement réalisées ; je peux le certifier. Il y eut quelques très rares exceptions,
mais telles qu'elles confirment l'esprit prophétique de don Bosco. C'est moi, don
Berto, témoin oculaire et auriculaire, qui écris ces choses » (M.B., 5. 387).
Le sentiment de don Ceria
Ce biographe de don Bosco, qui rédigea les neuf derniers volumes des Mémoires
biographiques et entra dans la congrégation trois ans avant la mort de don Bosco,
dans l'introduction au volume 17, classe les songes de don Bosco en trois groupes :
- Les rêves qui ne sont que des rêves (comme nous en faisons dans les nuits de
mauvaise digestion) : en fait, ils ne devraient pas rester dans la vie de don Bosco.
L'un ou l'autre a été placé dans les Memorie Biografiche pour faire connaître le
plus possible d'éléments de la vie de don Bosco.
- Les songes qui ne sont pas des rêves mais de vraies visions : arrivés en plein
jour, comme la révélation de l'avenir de Giovanni Cagliero.
- Les songes nocturnes, qui révèlent des choses obscures ou futures.
En fait, observe don Ceria, il est difficile de faire une distinction entre ces trois
catégories. Une fois, nous ne savons pas quand, don Bosco rêve qu'il se trouve à
Saint-Pierre de Rome, dans la grande niche ouverte sous la corniche à droite de la
nef centrale, à l'aplomb de la statue de bronze de saint Pierre et du médaillon
en mosaïque de Pie IX. Il n'arrive pas à comprendre comment il est arrivé là-
haut. Il veut descendre. Il appelle, crie, mais personne ne vient. Finalement, vaincu
par la peur, il se réveille. On dirait un rêve de digestion difficile. Mais, qui regarde
cette niche de Saint-Pierre en 1936, continue don Ceria, y voit la grandiose statue
de don Bosco du sculpteur Canonica. Et alors, on comprend que la mauvaise diges-
tion n'y est pour rien...
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33 Pages 321-330

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Don Rua : De Mirabello
à l'inauguration de la basilique
A Mirabello, dans le diocèse de Casale Monferrato, le
curé désire avoir un collège dans le cadre de sa paroisse. Il
invite don Bosco. Après s'être assuré qu'il serait « patron
chez lui » et avoir établi que l'institut doit accueillir de pré-
férence de jeunes aspirants au sacerdoce, don Bosco accepte.
Il est alors engagé jusqu'au cou dans la construction à
peine commencée de l'église de Marie-Auxiliatrice, mais il
prend toutes les mesures pour que l'initiative de Mirabello
réussisse. Mgr Calabiana, évêque de Casale, qui avait très
peu de vocations au sacerdoce donne son entière approba-
tion. La maison s'appellera « petit séminaire ».
A l'automne de 1803, don Bosco appelle don Rua et lui
dit :
« J'ai à te demander un grand sacrifice. On nous propose
d'ouvrir un "petit séminaire" à Mirabello, dans le Montfer-
rat. Je compte t'envoyer le diriger. C'est la première maison
que les Salésiens ouvrent hors de Turin. Des milliers d'yeux
seront braqués sur nous pour voir ''comment nous nous en
tirerons". J'ai une pleine confiance en toi. Je te donnerai
tous les confrères nécessaires pour que cette maison com-
mence bien. »
Rua a vingt-six ans. Don Bosco étudie avec lui la liste des
Salésiens qui vont l'accompagner. Les clercs Provera,
Bonetti, Cerruti, Albera, Dalmazzo et Cuffia sont choisis.
Ils étudient aussi une formule qui donnerait rapidement de
bons résultats : quelques-uns des meilleurs jeunes de l'oratoi-
res de Turin seraient transférés au collège de Mirabello pour
« faire un bon levain » parmi les quatre-vingt-dix garçons
admis pour la première année.
Quatre pages qui ont valeur de testament
Don Rua part à Mirabello après la fête du Rosaire, début
octobre. Il emmène quatre pages de conseils précieux que
don Bosco a écrites pour lui.
Pietro Stella dit de ces quatre petites pages : « Elles ont
valeur de code et de testament. Don Bosco y projette la
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33.2 Page 322

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courbe de ses principales préoccupations de père, d'éduca-
teur, de prêtre qui vise au salut des âmes. »
Don Bosco se rend compte, lui aussi, qu'il a réussi à tra-
cer dans ces lignes un des meilleurs résumés de son système
d'éducation, si bien que par la suite, il transcrira ces pages
(avec quelques variantes et additions) pour tous les directeurs
salésiens, sous le titre : Souvenirs confidentiels pour les
directeurs.
Essayons d'en faire une brève synthèse.
« Je te parle avec la voix d'un tendre père qui ouvre son
cœur à l'un de ses plus chers enfants.
Avec toi-même
N'aie peur de rien.
Évite les mortifications dans la nourriture.
Chaque nuit, ne pas te reposer moins de six heures.
Célèbre la messe et récite le bréviaire avec piété,
dévotion et attention.
Chaque matin un peu de méditation, dans la journée
une visite au Saint Sacrement.
Efforce-toi de te faire aimer avant de te faire crain-
dre ; quand tu commandes ou corriges, fais toujours
comprendre que c'est pour le bien et non par
caprice. N'épargne rien quand il s'agit d'empêcher le
péché.
Réfléchis bien avant de prendre une décision impor-
tante.
Quand on te fait un rapport sur quelqu'un, efforce-
toi de bien clarifier l'affaire avant de juger.
Avec les maîtres
Efforce-toi de parler souvent avec eux. Si tu
apprends qu'il manque quoi que ce soit, fais tout ce
que tu peux afin d'y pourvoir.
Qu'ils évitent les amitiés particulières et la partialité
à l'égard de leurs élèves.
Avec les surveillants
Efforce-toi de t'entretenir avec eux pour connaître
leur avis sur la conduite des jeunes. Qu'ils soient
ponctuels dans leur charge. Qu'ils prennent leur
récréation avec les jeunes.
Avec les jeunes étudiants
Sous aucun prétexte, n'accepte jamais un jeune qui a
été renvoyé d'autres collèges ou qui t'est signalé
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33.3 Page 323

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d'une autre façon pour avoir de mauvaises habitudes.
Fais tout ce que tu peux pour passer tout le temps
de la récréation au milieu des jeunes ; profites-en
pour dire à l'oreille des paroles amicales, que tu con-
nais, lorsque l'occasion se présente ou que tu juges
que c'est nécessaire. Cela en grand secret pour te
rendre maître du cœur des jeunes.
Fais ce qu'il faut pour lancer la Compagnie de
l' Immaculée-Conception.
Avec les externes
La charité et la courtoisie sont les caractéristiques
d'un directeur, aussi bien à l'égard des internes qu'à
l'égard des externes.
Dans les questions matérielles, sois conciliant au
maximum, même au prix de quelque préjudice, du
moment que la charité est sauve.
Dans les choses spirituelles, ou simplement morales,
tout doit se résoudre pour la plus grande gloire de
Dieu et le bien des âmes. Occupations, gloriole,
esprit de revanche, amour-propre, bonnes raisons,
prétentions, et même l'honneur, tout doit céder dans
ce cas-là. »
Et voici les principales additions qu'il ajoutera en reco-
piant ces lignes comme Souvenirs confidentiels pour les
directeurs :
« Veille à ne jamais commander ce qui dépasse les for-
ces ou ce qui est dangereux pour la santé.
Fais toujours une rapide élévation du cœur avant de
prendre une décision.
Essaie de te faire connaître des élèves et de les con-
naître en passant le plus de temps possible avec eux.
Confie à d'autres les interventions répressives et dis-
ciplinaires.
Prends très grand soin de favoriser les inclinations de
chacun, confiant les charges de préférence à ceux
auxquels elles plaisent le plus.
Que l'on soit économe en tout, mais de façon qu'il
ne manque absolument jamais rien aux malades.
La réflexion, le temps, l'expérience m'ont fait tou-
cher du doigt que la gourmandise, la cupidité, la
vanité ont provoqué la ruine de congrégations très
florissantes et d'ordres religieux importants. Les
années te feront connaître des vérités qui, probable~
ment, te semblent incroyables pour le moment. »
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33.4 Page 324

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Les « petits mots à l'oreille» de don Bosco
Don Bosco suggère à don Rua : « Arrange-toi pour dire à
l'oreille des paroles amicales, que tu connais... » Le « petit
mot à l'oreille » de don Bosco, selon le témoignage de ses
élèves, était un des secrets de son éducation. Don Lemoyne a
essayé de recueillir ces « petits mots », en interrogeant ceux
qui ont été des garçons de don Bosco. En voici quelques-
uns, tirés de sa liste :
Comment vas-tu? Et de l'âme, comment vas-tu?
Tu devrais m'aider dans une grande affaire. Tu sais
laquelle ? Dans l'affaire de te rendre bon.
Quand vas-tu commencer à être ma consolation ?
Quand veux-tu que nous rompions les cornes du dia-
ble avec une bonne confession ?
Veux-tu que nous devenions amis dans les affaires de
ton âme?
As-tu peur que le Seigneur soit fâché avec toi ?
Tourne-toi vers la Madone..
Le paradis n'est pas fait pour les paresseux.
Prie, prie bien et tu te sauveras sûrement.
Tu te trouves dans la tempête ? Invoque la Madone,
c'est l'Étoile de la mer.
Pense au jugement de Dieu.
Ne te fie pas trop à tes forces.
Pense à Dieu, tu seras meilleur et plus heureux.
Si tu m'aides, je veux te rendre heureux dans cette
vie et dans l'autre.
Si tu m'aides, je veux faire de toi un saint Louis.
Qui persévérera jusqu'à la fin sera sauvé.
Travaillons, travaillons, nous nous reposerons en
paradis.
Courage ! un petit coin de paradis arrangera tout.
Une maman et beaucoup de travail
Don Bosco désire que la maman de don Rua l'accompagne
à Mirabello. C'est une attention délicate. Elle s'occupera de
la lingerie des garçons mais elle sera surtout un précieux élé-
ment d'équilibre dans les inévitables moments d'abattement
de son jeune fils.
Il y a quelques problèmes au départ, à propos des diplômes
des enseignànts, mais, rapidement, les Salésiens à Mirabello
obtiennent d'excellents résultats, surtout dans l'éveil des
vocations sacerdotales. Une chronique rapporte sur un ton
élogieux que « don Rua à Mirabello se comporte comme don
Bosco à Turin ».
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33.5 Page 325

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Au début de 1865, la Société salésienne compte 80 mem-
bres, dont 11 prêtres. Des clercs envoyés avec don Rua à
Mirabello - don Bonetti et don Provera - sont devenus
prêtres. A Turin aussi, près de don Bosco et de don Alaso-
natti : don Cagliero, don Savio, don Francesia, don Ruffino,
don Ghivarello, don Durando ont été ordonnés.
Cette année-là pourtant la jeune société est mise à dure
épreuve. Dans l'espace de quelques mois, cinq des premiers
Salésiens sont mis hors de combat, les garçons internes
dépassent les cinq cents, le sanctuaire de Marie-Auxiliatrice
engloutit des sommes énormes et porte la fatigue de don
Rua aux limites de l'épuisement.
Le tableau de Marie-Auxiliatrice
Pendant les premiers mois de 1865, la pensée de don
Bosco est accaparée par le grand tableau de Marie-
Auxiliatrice qui devra prendre place dans le sanctuaire. Il en
confie l'exécution au peintre Lorenzone et il essaie de lui
expliquer tout ce qu'il veut voir dans ce tableau :
« En haut, la Sainte Vierge parmi les anges, entourée des
Apôtres, des prophètes, des vierges, des confesseurs. Dans la
partie inférieure, les peuples des différentes parties du monde
qui lui tendent les mains et lui demandent son aide. »
Lorenzone le laisse finir, puis :
« Et ce tableau, où le mettre ?
- Dans la nouvelle église.
- Et vous croyez qu'il y tiendra ? Où trouver une salle
pour le peindre ? Pour trouver un espace adapté à ce que
vous imaginez, il faudrait la place Castello ! »
Don Bosco doit reconnaître que le peintre a raison. On
décide donc qu'autour de la Madone seront peints seulement
les Apôtres et les évangélistes. En bas_- du tableau, l'oratoire
sera représenté.
Lorenzone prend en location un très grand salon du palais
Madame et commence le travail qui durera environ trois ans.
Il réussit à donner au visage de Marie-Auxiliatrice une
expression maternelle d'une très grande douceur. Un prêtre
de l'oratoire racontait :
« Un jour, j'entrai dé;tns son atelier pour voir le tableau.
Lorenzone, grimpé sur l'escabeau, donnait les derniers coups
de pinceau au visage de Marie. Il ne se tourna pas au bruit
que je fis en entrant et continua à travailler. Peu après, il
descendit et se mit à contempler. Tout à coup, il s'aperçut
de ma présence, me prit par le bras et me conduisit à un
certain endroit en plein lumière.
"Regardez comme elle est belle ! me dit-il. Ce n'est pas
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33.6 Page 326

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mon œuvre, non. Ce n'est pas moi qui peins. Il y a une
autre main qui guide la mienne. Dites à don Bosco que le
tableau sera merveilleux.''
Il était enthousiaste au-delà de toute expression. Puis il se
remit au travail. »
Quand le tableau fut transporté dans le sanctuaire et sus-
pendu à sa place, Lorenzone tomba à genoux et se mit à
pleurer comme un enfant.
L'adieu de don Alasonatti et l'arrivée de don Rua
Dans la matinée du 8 octobre 1865, le clerc Cibrario
arriva de Lanzo au Valdocco. Il portait à don Bosco la nou-
velle que don Alasonatti (parti là-bas pour refaire un peu sa
santé) était mort dans la nuit. Il lui remit une de ses lettres.
Il avait passé les onze dernières années de sa vie dans un
travail de sacrifice silencieux. La masse des dossiers, des fac-
tures, des livres de comptes était telle maintenant qu'il avait
passé ses dernières nuits sans dormir. Le Paradis, comme il
l'avait demandé en arrivant, il se l'était assuré sérieusement.
En septembre, un ulcère à la gorge l'avait atrocement fait
souffrir.
Don Bosco rappela son souvenir aux garçons avec l'émo-
tion qu'il aurait manifestée pour un frère. Pour l'oratoire,
c'était une perte extrêmement grave.
A Mirabello, don Rua préparait le programme pour
l'année scolaire qui allait commencer. Don Rovera arrive de
Turin:
« Don Bosco te demande à l'oratoire. Don Bonetti prendra
la direction du collège. Vas-y le plus vite possible. »
Don Rovera se rappelle : « Don Rua était en train d'écrire
à son bureau. Il n'hésite pas un instant : sans poser une
question ni demander d'explication, il se lève, prend son bré-
viaire et dit : ''Allons-y !'' » A Mirabello, il laisse sa mère,
jusqu'à ce qu'on trouve quelqu'un pour la lingerie des gar-
çons.
A Turin, don Bosco lui dit simplement :
« Tu as fait le don Bosco à Mirabello ; maintenant, tu vas
le faire au Valdocco. »
Il lui confie tout : les ateliers des 350 petits apprentis, les
chantiers de la basilique, la publication des Lectures catholi-:
ques (12 000 abonnés) et aussi la charge de lire et de répondre
à la plus grande partie des lettres qui lui étaient adressées.
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33.7 Page 327

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La matinée mangée par les audiences
La matinée de don Bosco est désormais « mangée » par
les audiences.
Don Lemoyne raconte : « Elles commencèrent dès le
début, c'est-à-dire en 1846, et augmentèrent petit à petit. En
1858, don Bosco pouvait encore sortir de la maison vers
10 h 30 ou 11 heures du matin. Mais en 1860, l'affluence
devint telle qu'il fut obligé de rester dans sa chambre toute
la matinée, de 9 heures jusqu'à une heure de l'après-midi et
cela continua jusqu'à sa dernière maladie. A la mort de don
Cafasso, il devint pratiquement l'héritier de son esprit. Tout
ce qu'il y avait à Turin de bon, de distingué, d'éminent dans
les différentes classes sociales de Turin recourait à don
Bosco. »
Don Cagliero ajoute : « J'ai toujours vu beaucoup de
monde monter pour le voir. Ils venaient lui demander de
prier pour eux, recevoir sa bénédiction, lui demander conseil
sur de bonnes œuvres à réaliser, lui apporter des dons pour
ses garçons et aussi seulement pour le voir et parler avec lui.
C'étaient des gens du peuple, mais aussi des autorités et des
ministres, des supérieurs de séminaires et des évêques. »
Un avocat qui fut reçu très souvent par don Bosco rappe-
lait : « Il avait certainement des choses urgentes à faire, mal-
gré cela il ne manifestait aucune impatience pour abréger
l'~ntretien. Il était respectueux, simple, affectueux. J'ai
entendu dire plusieurs fois : Comme don Bosco reçoit
bien ! »
Don Joachim Berto, son secrétaire, l'entendit souvent
encourager les malades, qu'il soutenait quand ils entraient
chez lui. Don Bosco répétait : « Le Seigneur est un bon père
et il ne permettra jamais que nous soyons éprouvés au-delà
de nos forces. » Si les patients lui rappelaient les bonnes
actions qu'ils avaient faites, don Bosco s'écriait : « Dieu
n'oublie rien. Il paiera tout abondamment en paradis. C'est
le meilleur payeur qui existe. »
« Un jour, un très riche négociant, incroyant, était venu le
voir, raconte don Dalmazzo. Il était venu seulement par
curiosité. Je le vis sortir tout bouleversé, s'écriant trois ou
quatre fois : "Quel homme ! Ça, c'est un homme !" Je lui
demandai ce qu'il avait appris de don Bosco. Et lui : "J'ai
appris des choses qu'on n'apprend pas des autres prêtres.
Pendant qu'il me reconduisait, il m'a dit : Faisons en sorte
qu'un jour, vous avec votre argent et moi avec ma pauvreté,
nous puissions nous trouver au paradis''. »
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33.8 Page 328

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De Amicis voit la grande statue sur la coupole
En 1866, les travaux du sanctuaire arrivent à la coupole et
s'arrêtent. Il n'y a plus d'argent. Don Bosco donne l'ordre
de remplacer la coupole par une simple voûte et de finir le
travail de cette façon. L'entrepreneur, Buzetti, et l'économe,
don Savio, restent douloureusement surpris : l'église, de cette ·~
façon, perd une grande partie de sa beauté. Ils décident de
temporiser un mois et de faire avancer pendant ce temps-là
d'autres travaux, au cas où don Bosco changerait d'avis. Et
voici que se présente le sénateur Cotta :
« Est-ce vrai que vous voulez supprimer la coupole ?
- Personne ne veut rien supprimer : ce sont les moyens
qui manquent, et il faut maintenant fermer le toit avant
l'hiver.
- Exécutez le dessin de l'église tel qu'il est. Les moyens
ne manqueront pas. »
Et il ajoute :
« Je donne la preuve, avec des faits, que le Seigneur me
rend dès maintenant au centuple ce que je donne par amour
pour lui. »
La coupole fut élevée. Le dimanche 25 septembre 1866,
don Bosco monte avec un garçon sur l'échafaudage. Ensem-
ble, ils ·placent le mœllon qui ferme le dernier anneau de
pierres.
En 1867, une grande statue de la Madone est placée au
sommet de la co:upole. « Elle est haute d'environ quatre
mètres, écrit don Bosco, et elle est surmontée de douze étoi-
les. Elle· est en cuivre doré. Lumineuse, elle resplendit pour
qui la regarde de loin au moment où elle est éclairée par les
rayons du soleil. On dirait qu'elle parle et veut dire : Je suis
ici pour recevoir les prières de mes enfants, pour combler de
grâces et de bénédictions ceux qui m'aiment. »
Le Valdocco ainsi que Borgo Dora, continue d'être une
périphérie pauvre, quelquefois triste : champs en friches,
maisons et baraques de gens pauvres, la grande case de la
souffrance appelée « le Cottolengo », les œuvres de la
Barolo et de don Bosco.
Conduisant leur voiture vers la campagne, les familles
nobles et riches de la ville descendent souvent dans ce quar-
tier.
Edmondo De Amicis, l'écrivain célèbre et à la mode, y
descendit aussi. Dans son livre La Citta, il note : « A la tris-
tesse de ce quartier étrange, convient la campagne environ-
nante, plate et silencieuse, spécialement l'hiver, à l'heure du
crépuscule, lorsque au-dessus des toits et des champs couverts
de neige - déjà plongés dans l'ombre bleutée du soir -
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33.9 Page 329

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scintille encore, au dernier rayon de soleil, la haute statue
dorée de Marie-Auxiliatrice, droite sur la coupole de son
église solitaire, les bras tendus vers les Alpes. »
Le moment où se réalisent les «folles prophéties »
Le 9 juin 1868, le sanctuaire de Marie-Auxiliatrice est con-
sacré.
A 10 h 30, Mgr Riccardi, archevêque de Turin, monte à
l'autel majeur pour la première messe. Aussitôt après, don
Bosco célèbre la messe, assisté de don Francesia et de don
Lemoyne. Dans l'église, 1 200 jeunes étaient _présents.
Ce fut pour tout le monde un moment d'intense émotion.
Les « folles prophéties » de don Bosco sont une réalité
devant tous les yeux. La « merveilleuse et haute église » s'est
élevée miraculeusement dans « le champ ensemencé de maïs
et de pommes de terre». Autour de la coupole, sur une
bande blanche, on lit, en lettres capitales : HIC DOMUS
MEA, INDE GLORIA MEA. L'autel est « entouré d'un
nombre immense de jeunes ».
Quelqu'un le fit remarquer à haute voix, ce jour-là,
comme pour récompenser don Bosco de toutes les amertumes
dont il avait été abreuvé au cours des dernières années. Avec
modestie, il répondit : « Je ne suis pas l'al.ï.teur de ces gran-
des choses. C'est le Seigneur, c'est Marie-Auxiliatrice, qui
ont daigné se servir d'un pauvre prêtre pour les réaliser.
Chaque pierre de cette église est une grâce de la Madone. »
Deux jours après l' Unita Cattolica, dans une chronique sur
la consécration, écrivit une phrase qui plut infiniment à don
Bosco : « L'église a été élevée par les pauvres et pour les
pauvres. »
Ce jour de grande fête ne fit certainement pas « perdre la
tête » à don Bosco. S'il en avait eu la tentation, les difficul-
tés pressantes qui recommencèrent à l'assaillir le lendemain
l'auraient immédiatement empêché d'y succomber. Il écrit,
au cours de ces journées : « Le prix du pain nous consterne.
Entre Turin, Mirabello et Lanzo {le troisième collège qu'il
avait ouvert à cette époque), chaque mois nous devons payer
douze mille lires uniquement pour le pain. »
Don Rua s'écroule
Celui qui se sacrifie le plus en ce temps-là (et toujours en
silence), c'est don Rua. Pendant plus d'un mois, il ne dort
pas plus de trois ou quatre heures par nuit. L'excès de tra-
vail finit par avoir raison de son organisme.
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33.10 Page 330

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Le 29 juillet 1868, il s'écroule. Il tombe littéralement dans
les bras d'un ami à l'entrée de l'oratoire. Transporté dans sa
chamqre, un médecin l'examine et donne l'alarme : il s'agit
d'une péritonite aiguë.
·
Don Bosco est absent ; on l'envoie chercher immédiate-
ment. Il arrive vers le soir, mais quand il rentre des garçons
emplissent la sacristie, attendant pour se confesser à lui. Don
Bosco est étrangement radieux.
« Venez tout de suite voir don Rua, lui dit don Savio ; il
peut partir d'un moment à l'autre.
- Mais non, don Rua ne partira pas sans ma permission.
Je vais confesser les garçons. »
Il confesse jusqu'à la nuit. Puis, au lieu de monter à
l'infirmerie, il va dîner. Autour de lui s'établit un silence
tendu. On n'arrive pas à comprendre pourquoi, d'habitude si
soucieux à l'égard des malades, il se montre si discourtois
envers son principal collaborateur qui demandait avec insis-
tance à le voir.
Après avoir mangé, don Bosco monte dans sa chambre
pour y déposer sa sacoche et alors seulement il se décide à
se rendre auprès de don Rua. Le malade a le front couvert
de sueurs froides. Il va vraiment mal. Il voit don Bosco et
murmure:
« Si c'est mon heure, dites-le moi... Je n'ai pas peur de
mourir.
- Mourir? s'écrie don Bosco. Cher don Rua, je ne veux
pas ; as-tu compris ? Je ne veux pas que tu meures. Je
serais frais sans toi ! Nous devons encore travailler et tra-
vailler, pas question de mourir ! »
Il aperçoit sur la table l'étui des saintes huiles pour l'onc-
tion des malades et demande :
« Qui est le bonhomme qui veut donner l'extrême onction
à don Rua?
- C'est moi, répond don Savio.
- Vous êtes vraiment des gens de peu de foi. Courage,
don Rua ! Écoute : même si je te jetais par la fenêtre, tu ne
mourrais pas. Et maintenant, allez remettre les saintes huiles
à leur place et laissez-le tranquille. »
Trois semaines plus tard, don Rua est guéri. Après un
mois et demi de convalescence, il revient dans la grande cour
jouer comme l'un des garçons. Il n'est pas encore en état de
courir, mais il joue aux billes avec les plus petits. Accroupi
par terre, il vise les boulettes de terre cuite d'un pouce· ner-
veux.
En août 1876, après le dîner, un salésien demanda à brûle-
pourpoint à don Bosco :
330

34 Pages 331-340

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34.1 Page 331

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« Est-ce vrai que des Salésiens sont morts par excès de
travail ?
- Si c'était vrai, répondit-il, notre congrégation n'en
aurait subi aucun mal, au contraire. Mais ce n'est pas vrai.
Un seul pourrait mériter le titre de victime du travail, c'est
don Rua. Mais, Dieu merci ! le Seigneur nous le garde
solide et vigoureux. »
331

34.2 Page 332

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40
Une « phase nouvelle »
pour les Salésiens
A partir du moment où don Bosco commence à s'occuper
du sanctuaire de Marie-Auxiliatrice, on a l'impression qu'il
est comme bloqué, presque emprisonné par son œuvre.
L'Histoire qui se déroule près de lui n'a plus l'air de tou-
cher sa propre histoire.
Indépendante de « l'autre » Histoire parallèle, il semble
que soit commencée « l'histoire salésienne », avec ses étapes,
ses succès, ses batailles particulières : la fondation des Filles
de Marie-Auxiliatrice, le départ des missionnaires, l'avène-
ment des coopérateurs, les luttes méritoires mais pénibles
avec la hiérarchie turinoise pour l'indépendance de la congré-
gation, les épuisantes manœuvres à Rome pour l'approbation
des Constitutions salésiennes.
L'histoire au-delà du portail
C'est une fausse impression. L'histoire de l'Italie qui pour-
suit sa pénible marche vers l'unification, les chocs rageurs des
autorités politiques contre l'Eglise, l'histoire « non offi-
cielle » des luttes ouvrières, l'émigration massive, l'élan des
masses populaires pour l'amélioration de l'enseignement et de
la culture fusionnent avec l'action de don Bosco comme dans
un réseau de vaisseaux capillaires, l'orientent, lui suggèrent
de nouvelles façons de ressentir les choses.
Pour cette raison, il serait dangereux (et peu sérieux)
d'ignorer les grands événements qui se passent au-delà du
portail de l'oratoire.
Après la mort de Cavour (6 juin 1861), un groupe de per-
sonnes qui sont appelées « la droite historique » vont se suc-
céder pendant quinze années à la tête du gouvernement. Ils
ont grandi aux côtés de Cavour, mais s'ils ont acquis son
métier politique, ils n'ont pas les éclairs de son génie. Ce
sont, pour le Piémont (Turin) Sella, Lanza et Rattazzi ;
pour la Lombardie (Milan) Jacini et Visconti Venosta ; pour
l'Emilie (Bologne) Minghetti et Farini ; pour la Toscane
(Florence) Ricasoli et Peruzzi ; pour le sud Spaventa et Mas-
332

34.3 Page 333

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sari. Ils ont la mentalité (et les intérêts) de la riche bourgeoi-
sie et de l'aristocratie agraire.
Dans le face-à-face avec l'Église, ils sont fermes sur la
ligne cavourienne de la séparation de l'Église et de l'État,
mais n'hésitent pas à frapper durement le clergé et les évê-
ques suspectés d'être les défenseurs des droits pontificaux.
Devant la « droite historique », la gauche siège au Parle-
ment, bien différente de ce que nous entendons aujourd'hui
par « la gauche » Ceux qui la composent viennent eux aussi
de l'aristocratie et de la bourgeoisie (sur 22 millions d'ita-
liens, le droit de vote est reconnu à 400 000 d'entre eux et il
est exercé par 200 000 seulement).
Crispi, Depretis, Bertani, les principaux dirigeants de la
gauche ont comme programme des réformes démocratiques
modérées (extension du droit de vote) et une action anticléri-
cale plus décisive.
L'Italie, avant d'occuper le Latium (États de l'Église) et
les trois Vénéties, atteignait les 22 millions d'habitants.
Quatre-vingts pour cent d'entre eux ne savent ni lire ni
écrire, et les étudiants d'université sont seulement 6 500.
Soixante-dix pour cent des Italiens résident à la campagne et
cultivent la terre. Dix-huit pour cent seulement travaillent
dans l'industrie. Le plus grand complexe industriel est
l'Ansaldo, en Ligurie (côte de Gênes), qui emploie 1 000
ouvriers. Les voies de chemin de fer atteignent les 2 000
kilomètres. La flotte marchande italienne est la troisième du
monde, après celle de l'Angleterre et celle de la France.
La lutte contre les brigands et la grande émigration
En 1861, dans l'Italie du Sud, commence la lutte contre le
brigandage, la page la plus tragique et la plus douloureuse
peut-être de l'histoire nationale italienne.
Les « brigands » étaient des bandes armées restées fidèles
aux Bourbons, en certains cas ; mais, plus généralement, ce
n'était que des bandes de vagabonds qui prenaient le maquis
pour rançonner et piller. « L'explosion du brigandage, écrit
Francesco Traniello, mit en pleine lumière les limites de la
politique suivie par la droite libérale. L'unification nationale
était considérée comme un abus de pouvoir, une véritable
conquête des régions du Sud. »
Les politiciens de la droite éprouvaient un cordial mépris
pour le Sud : « Ce n'est pas l'Italie, écrivait le ministre
Farini en 1861, c'est l'Afrique. Les Bédouins, comparés à
ces rustauds, sont la vertu civile en personne. » Ils combat-
tront donc le brigandage sans s'occuper d'en attaquer les
vraies causes : l'analphabétisme qui touchait quatre-vingt-dix
333

34.4 Page 334

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pour cent de la population, la m1sere sociale, la révolte
désespérée des populations urbaines contre un État qui exi-
geait des impôts excessifs et emmenait les jeunes par des
levées de troupes obligatoires.
La lutte contre le brigandage fut une véritable guerre,
menée avec une armée de 120 000 hommes, avec batailles,
état de siège, tribunaux militaires, exécutions par les armes.
Plus de 5 000 brigands furent tués dans les cinq années de
1860 à 1865. La guerre fut gagnée, mais les problèmes du
Sud restèrent tels quels. Et les méridionaux, écrasés et humi-
liés, amorcèrent ce triste mouvement de fuite qui fut appelé
« émigration ». « Dans les années qui suivirent immédiate-
ment 1861, écrit Michele Marotta, l'émigration italienne prit
un caractère de masse, avec une moyenne annuelle de
123 000 émigrants. Après 1876, elle atteindra le chiffre de
500 000 par an. »
En envoyant ses premiers missionnaires en Argentine, don
Bosco leur dira : « Partez chercher ceux de nos frères que la
misère et l'aventure ont conduits en terre étrangère. »
Guérilla à Turin
En 1862, reprend, brutale, la lutte entre l'État italien et le
saint-siège pour la possession de Rome. Garibaldi, avec le
consentement tacite du premier ministre Rattazzi, quitte
Caprera, débarque à Palerme et prépare une expédition
pour la conquête du Latium (province pontificale) et de la
cité de Rome. Seul en face des violentes réactions de Napo-
léon III et des catholiques italiens, le gouvernement décide
de faire intervenir les troupes régulières pour barrer la route
à Garibaldi déjà débarqué en Calabre.
Le 29 août se produit le choc au pied de l'Aspromonte
(montagne de 1 956 m à la pointe de la Calabre). Les Bersa-
glieri (tirailleurs) du colonel Pallavicini battent et capturent
Garibaldi.
Le 15 septembre 1864, l'Italie signe une convention avec
Napoléon III. L'empereur accepte de retirer les troupes fran-
çaises ralliées à la défense du Pape et le gouvernement ita-
lien promet de respecter la souveraineté pontificale sur
Rome. Comme preuve de bonne volonté, le gouvernement
s'engage à transférer la capitale du royaume de Turin à Flo-
rence.
A peine cette décision est-elle connue à Turin que la ville
prend feu. Six mille personnes, le 20 septembre, se rassem-
blent sur la place Castello et hurlent : « A bas le roi, vive la
république ! »
Le lendemain, une foule menaçante se réunit place San
334

34.5 Page 335

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Carlo pour prendre à partie le journal la Gazzetta del
Popolo. Et tout à coup, des rues latérales, tombent sur la
foule des patrouilles de gardes de la sécurité publique avec
les sabres dégainés. Blessés et morts. La foule se disperse
mais réussit à se regrouper quelques heures après, et prend
d'assaut la préfecture de police. Pendant ce temps-là, sur la
place Castello, se déroule une manifestation pacifique. Mais
les nerfs sont maintenant à fleur de peau. Un escadron de
carabiniers reçoit l'ordre de tirer sur la foule : dix morts res-
tent sur le pavé. Alors, la furie populaire se déchaîne : les
ateliers de la Gazzetta sont détruits sous une violente grêle
de pierres, les boutiques des armuriers prises d'assaut. La
population prend les armes. Le ministre de l'Intérieur, crai-
gnant une guerre civile, fait affluer en ville 28 000 soldats et
cent canons. L'artillerie est placée sur le Mont-des-Capucins,
la bouche des canons tournée vers le centre de la cité.
Le soir de ce 21 septembre, don Bosco groupe tous ses
jeunes sous les arcades du Valdocco et ils prient pour Turin
et ses habitants.
Le 22, le désordre recommence à 9 h 30. Un rang de cara-
biniers qui garde la préfecture de police est assailli avec des
cailloux. Deux gardes sont grièvement blessés. Exaspérés,
leurs camarades déchargent leurs fusils à hauteur d'homme :
26 morts.
_
Le roi, indigné, demande la démission du gouvernement.
Le général la Marmora est nommé nouveau Premier ministre.
Les troubles cessent, mais la capitale est transférée à toute
vitesse à Florence.
Turin se sent trahie.
Crise religieuse : Bible et cours de la Bourse
Et le Pape aussi s'estime trahi. Pie IX se voyant privé de.
la protection militaire de Napoléon III, durcit ses positions·
antilibérales. Par le document appelé Syllabus il condamne
en bloc les « doctrines modernes ». Dans les dernières ligries
du document, le Pape. niait que l'Église « puisse et doive se
réconcilier et pactiser avec le progrès, le libéralisme et la
civilisation moderne ».
Le Pape, avec de très nombreux milieux catholiques, était
effrayé par la grave crise religieuse qui paraissait changer la
face du monde.
« Les nouvelles classes dirigeantes et les chefs d'entreprise,
- nous citons Traniello - préféraient la lecture· des cours
de la Bourse à celle de la Bible. Les nouvelles masses prolé-
tariennes, déracinées· et exploitées, se convertissaient plus
facilement à la lutte des classes qu'aux béatitudes évangéli-
335

34.6 Page 336

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ques. L'exode des campagnes vers les villes, les changements
forcés de métier et d'occupations, les nouvelles conditions.
de vie et en général la dissolution de l'ancien tissu social
provoquaient de profondes mutations dans les modes de pen-
sée, détournaient d'importantes catégories de gens de leurs
curés et de leurs pasteurs. Tout cela prenait l'allure d'un
refus des principes catholiques traditionnels, un abandon ou
une diminution de la pratique chrétienne, et, par-dessus tout,
une résistance aux autorités ecclésiastiques restées trop sou-
vent accrochées à un monde désormais dépassé. »
Cette situation de crise, qui atteindra son point culminant
avec la conquête de Rome par les troupes italiennes en 1870,
pousse les catholiques à se retrancher, à s'organiser comme
« un État dans l'État ». Pour sauver leurs valeurs propres et
former les nouvelles générations dans un climat chrétien, les
catholiques créent (parallèlement aux organismes d'État anti-
cléricaux) des sociétés de ·secours mutuel « catholiques », des
banques populaires « catholiques », des agences d'assurances
« catholiques », des écoles et des collèges « catholiques »
pour l'éducation de leurs enfants.
Don Bosco vit à fond ce moment de l'histoire italienne. Il
met en œuvre une bonne partie de ses forces à ouvrir « col-
lèges et écoles catholiques » au point de faire vivre à sa con-
grégation une « nouvelle phase » : celle des collèges. Nous en
parlons largement dans la deuxième partie de ce chapitre.
L 'histoire non ofJicielle des travailleurs
Tout le long de l'histoire officielle de l'Italie, se déroulent
d'autres événements, souvent mis en cause par les livres qui
racontent la « grande » histoire.
Ces années sont celles de la « grande misère » du peuple
pauvre. · Les ouvriers, dans le Piémont, travaillent en usine
douze -heures par jour avec des salaires de famine, sans
mutualité, sans séc-µrité sociale. Les paysans qui constituent
l'immense majorité de la population comme nous l'avons
déjà indiqué, conduisent encore au mois de mars leurs
enfants de dix-douze ans sur les places de marché, pour qu'ils
soient loués par les propriétaires terriens. Cela se passait
déjà à l'époque du petit Jean Bosco. Cela durera longtemps
(cela arrive encore en 1981 dans certains secteurs de l'Italie
comme la Pouille, l'éperon et le talon de la péninsule). Les
filles soignent la « longue tresse » de leurs cheveux. Elles la
couperont et la vendront quand elles auront dix-huit ans : la
meilleure recette pour préparer leur trousseau de mariage.
Des foules d'émigrants partent aussi du Piémont privé de
lois sur la réglementation du travail et sur la sécurité
336

34.7 Page 337

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sociale ; émigrants saisonniers vers la France et la Suisse,
définitifs vers l'Amérique.
En 1864, à Londres, naît la « Première Internationale des
Travailleurs ». Au début, elle est composée de trois courants
principaux : le syndicalisme anglais qui vise à des réformes
progressives pour améliorer la condition des ouvriers, pour
les faire participer plus directement à l'action politique ; les
disciples du socialiste français Proudhon, qui repoussent
la lutte des classes et le communisme marxiste et cherchent à
organiser des « coopératives ouvrières » pour supprimer len-
tement le capitalisme ; les mazziniens, qui ont mis sur pied
en Italie 450 « sociétés ouvrières » avec 120 000 inscrits.
Petit à petit, tout de même, l'Internationale sera dominée
par Marx qui, par des « épurations » successives, mettra
dehors qui ne pense pas comme lui et imposera ses idées
communistes.
Dans cette même année 1864, Mgr Ketteler, évêque de
Mayence, publie La question ouvrière et le christianisme.
C'est le programme du puissant catholicisme social allemand.
Il demande l'intervention de l'État pour légiférer sur le tra-
vail et la prévoyance sociale. Ces lois devront garantir un
salaire minimum, limiter les heures de travail, garantir le repos
hebdomadaire, interdire le travail des femmes et des enfants,
pourvoir à la sécurité sociale, rendre leur importance aux
« sociétés intermédiaires » entre l'individu et l'État : la famille,
la commune, les institutions locales, les associations libres.
Sous la pression de ces mouvements et des luttes des tra-
vailleurs, ces années voient des conquêtes lentes et pénibles.
En 1864, le gouvernement français de Napoléon III reconnaît
aux ouvriers le droit de grève. En 1866, le gouvernement
allemand de Bismarck accorde à tous le droit de voter. Les
travailleurs peuvent, pour la première fois, envoyer leurs
représentants au Parlement. En 1866, le gouvernement belge
reconnaît les premiers syndicats de travailleurs (sous la forte
pression des associations catholiques). Des reconnaissances de
cet ordre suivront en Autriche (1870), en Angleterre (1876),
en France (1884).
Le 1er mai 1866, commence aussi la campagne internatio-
nale pour réduire la journée de travail à huit heures. On
compte 5 000 chômeurs et de nombreuses manifestations.
Partout la police et l'armée répriment sévèrement. A Chi-
cago, on compte de nombreux morts et les responsables de
la manifestation sont pendus.
Dans les dix dernières années du siècle, presque tous les
États européens réduisent par des lois la journée de travail à
dix heures, interdisent l'embauche à temps plein des garçons
de moins de treize ans, approuvent les règlements sur la pré-
337

34.8 Page 338

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vention des accidents, sur l'hygiène, sur le repos dominical.
Entre 1883 et 1889, sollicité par les catholiques du centre et
par les socialistes de Lasalle, le gouvernement germanique
introduit les assurances obligatoires contre les accidents, la
maladie et la vieillesse. Il sera imité rapidement par l'Autri-
che, la Suisse, le Danemark, la Belgique et l'Italie.
« L'impôt de la faim »
En 1868, la population paysanne italienne, déjà très pau-
vre, fut frappée par une taxe inique : l'impôt « sur la
farine ». La mouture du blé et des céréales était lourdement
taxée et cela frappait ceux qui se nourrissaient de pain et de
polenta, c'est-à-dire les plus pauvres. Ce fut une tempête
d'insurrections vraiment sérieuses dans tout le pays. « Contre
les émeutiers sortis parfois aux cris de Vive le Pape et les
Autrichiens ! écrit Francesco Traniello, on recourut encore à
l'armée. » Il y eut des centaines de morts et de blessés. Le
gouvernement maintient « l'impôt de la faim ».
A l'oratoire aussi, et dans les autres maisons de don
Bosco où ses garçons « engloutissaient des montagnes de
pagnottes » (petits pains italiens), la taxe sur la farine aug-
menta nettement les dépenses : « La cherté du pain nous
accable », écrit-il pendant ces mois-là.
Naissance du « collège salésien »
A partir de 1863, avec l'ouverture du petit semmaire de
Mirabello, don Bosco est sollicité dans plusieurs régions
d'Italie pour fonder, non pas des oratoires, mais des collè-
ges. Don Bosco accepte (ouvrant toujours cependant un ora-
toire à côté de chaque collège).
La Congrégation salésienne se trouve ainsi engagée en
quelques années dans de nombreuses écoles qui dispensent
l'enseignement élémentaire, secondaire et professionnnel.
Comment les Salésiens de don Bosco, nés dans un ora-
toire, sont-ils donc devenus en l'espace de quelques années
« spécialistes du collège pour enfants du peuple » ?
Nous en avons ébauché le motif dans les pages précéden-
tes. Voici une réponse plus complète d'après Pietro Stella :
« La floraison des collèges catholiques et leur multiplication
a lieu dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, lorsque
la politique et la législation italiennes prennent de plus en
plus leur appui sur des bases libérales... Le désaccord pro-
fond entre l'Italie légale, constituée par la classe dirigeante,
et l'Italie réelle, constituée par de larges couches de l'opposi-
338

34.9 Page 339

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tion catholique et des autres forces en progrès (le socia-
lisme...), eut comme résultat, dans les écoles publiques ita-
liennes, une orientation laïque et nettement anticléricale (avec
d'âpres conflits sur l'enseignement de la religion dans les
classes). Par réaction, cela suscita chez les catholiques une
tendance à s'organiser dans tous les secteurs : associations
religieuses, offices de secours mutuel, banques populaires,
sociétés d'assurances, collèges pour l'éducation des enfants,
visant plutôt les classes de la petite bourgeoisie et du peuple
ouvrier et a~ricole, créant presque une société au milieu de
la société d'Etat.
Ainsi s'explique comment, en 1863, on assiste à une multi-
plication des collèges, foyers, écoles pour les apprentis, éco-
les agricoles, séminaires ouverts ou gérés par les Salésiens et
leur préférence pour les internats ... Le collège salésien contri-
bue à alimenter par un apport massif de jeunes générations
les forces catholiques en Italie et dans le monde. »
« Éduquez les jeunes pauvres »
Les institutions pour jeunes apprentis furent appelées
foyers. On y reçoit toujours et exclusivement « les garçons
orphelins et abandonnés ». En revanche, on appela collèges
les maisons pour les étudiants, elles aussi nettement réservées
aux garçons pauvres. Cela fut toujours la volonté explicite
de don Bosco.
Le soir du 7 mars 1869, de retour de Rome, il transmet
aux Salésiens quelques recommandations de Pie IX :
« Tenez-vous en aux enfants pauvres du peuple. Eduquez les
jeunes pauvres, n'ayez jamais de collèges pour les riches et
les nobles. Fixez des prix de pension modérés. Ne les aug-
mentez pas. N'acceptez pas de diriger des maisons riches. Si
vous éduquez les pauvres, si vous restez pauvres, ils vous
laisseront tranquilles et vous ferez du bien (M.B., 9.566).
La réalité correspondit à ces directives, pas seulement dans
les premières années. En 1875, don Bosco pouvait écrire :
« A Alassio, Varazze, Sampierdarena, les finances totalisent
zéro. » En 1898, dix ans après la mort de don Bosco, à
l'institution de Bologne dirigée par son ancien secrétaire, 181
garçons étaient hébergés. Les orphelins, complètement et gra-
tuitement pris en charge, étaient 69. La pension complète de
25 lires par mois était payée par 33 garçons seulement. Tous
les autres - 99 - participaient avec une somme qui attei-
gnait à peine la moitié de la pension. Les rentrées annuelles
étaient de 23 000 lires, les sorties de 46 000. Un « sain »
passif de cent pour cent.
339

34.10 Page 340

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Les cinq premiers collèges
En 1864 fut ouvert le collège de Lanzo. Don Bosco y
envoya comme directeur don Ruffino (vingt-quatre ans) et
sept clercs. La pauvreté et l'abattement furent les compa-
gnons des premiers mois. « Une maison vide avec des cloi-
sons à moitié démolies - écrit le clerc Sala qui allait deve-
nir économe général de la congrégation. Il n'y avait ni siè-
ges, ni tables. Givone préparait le "rata" et nous le man-
gions sur une porte défoncée posée sur deux tréteaux. Les
fenêtres sans carreaux furent bouchées avec des essuie-mains
et des couvertures. Nous dormions dans la paille. »
La première année, il n'y eut que 37 internes, avec une
nuée d'externes indisciplinés. En mars, l'abbé Provera fut
réduit à l'inactivité complète par une maladie (aggravée par
l'épuisement). En juillet, frappé par la tuberculose, meurt le
jeune directeur. Le collège est confié aux sept clercs qui res-
tent. « Qu'est-ce qu'on a travaillé ! rappelle don Sala. Nous
ne voulions pas qu'on dise que le collège n'allait pas parce
qu'il n'y avait que nous, des séminaristes. »
L'année suivante, don Lemoyne prit la direction et les
choses commencèrent à s'améliorer.
En 1870, on ouvre le collège d'Alassio. Le directeur est
don Cerruti, vint-six ans.
En 1871, on ouvre un foyer à Marassi, transféré un an plus
tard à Sampierdarena. Don Albera, le directeur a vingt-six
ans. On commence par trois ateliers pour « garçons orphe-
lins et abandonnés ». A côté des cours professionnels , don
Bosco veut une section pour garçons « qui pensent à la
vocation sacerdotale ».
1871. Vingt salésiens entrent au collège civique de Varazze.
Don Francesia, un des premiers élèves de don Bosco, les
guide. Ces vingt Salésiens ont tenu ouvert pendant trois ans
un collège à Cherasco, mais ils ont dû l'abandonner.
Don Bosco vient parler au collège et s'adresse à une foule
de gens de Varazze qui l'applaudissent. « Pour faire vivre les
jeunes, dit-il en riant, je n'ai pas besoin de gens qui battent
les mains en l'air mais qui battent les mains... dans la
poche ! Si à l'heure du repas je me contentais de battre les
mains, les garçons seraient frais !...
En 1878, don Bosco accepte le collège de Valsalice, pour
jeunes gens de familles aristocratiques.
C'est une période pénible pour la congrégation. Une
société de sept prêtres de Turin a ouvert, sur la colline turi-
noise, un collège pour jeunes nobles, mais cela s'est terminé
par une banqueroute. Le nouvel archevêque de Turin, Mgr
Gastaldi, dont les relations sont déjà tendues avec les Salé-
340

35 Pages 341-350

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35.1 Page 341

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siens, appelle don Bosco et lui impose de prendre, lui, le
collège. Don Bosco ne veut rien savoir. Depuis des années il
a tranché : « Pas ça ! Jamais, tant que je serai vivant ! Ce
serait notre ruine. » Mais l'archevêque est prêt à le lui impo-
ser au nom de l'obéissance.
Don Bosco soumet la question au jeune Chapitre de la
société et tous donnent un avis négatif. Il monte à Lanzo
pour demander conseil à don Lemoyne, et il s'entend répon-
dre : « Refusez. Ne nous avez-vous pas dit et répété
qu'accepter les collèges des nobles signifierait la décadence
de notre congrégation, et que nous devons toujours nous en
tenir aux enfants pauvres du peuple ? »
Finalement, pour éviter l'affrontement avec l'autorité ecclé-
siastique, don Bosco accepte à contrecœur. Pendant cinq ans
ce collège est un poids lourd pour la congrégation. Très peu
d'élèves pour des dépenses énormes. L'oratoire du Valdocco
doit venir en aide avec d'importants secours pécuniaires.
Don Bosco s'écrie avec amertume :
« Ce sont les pauvres qui doivent aider les riches ! »
En fin de compte, en 1887, devenu propriétaire de la mai-
son après avoir déboursé une somme considérable (130 000
lires), don Bosco remplace les nobles par des abbés salésiens
étudiants. Une grande pancarte, à la porte d'entrée, annonce
la nouvelle destination du collège : Séminaire des Missions
étrangères. Le problème de conscience de Valsalice, au bout
de quinze ans, est résolu.
Le tournant qui souligne un principe fondamental
Nous arrêtons ici la liste des nouvelles fondations. A la
mort de don Bosco, les maisons de la congrégation, disper-
sées dans six nations, seront 64. Les Salésiens 768.
Nous nous permettrons, pour conclure, une remarque.
A partir de 1864, auprès des oratoires et des foyers, nais-
sent les collèges.
L'oratoire du dimanche (quotidien quand c'est possible)
reste « la première œuvre de la congrégation ». Les Règles
des Salésiens l'affirment et la réalité de leur action le mani-
feste. A côté des grandes œuvres qui s'ouvrent en Italie et
qui s'ouvriront bientôt dans les quartiers populaires de
l'Argentine, de l'Espagne, du Brésil, renaît le magnifique
charivari de l'oratoire du Valdocco. Les successeurs de don
Bosco insisteront ; pour toute œuvre salésienne : un oratoire.
Mais don Bosco, au commencement de l'année 1864, a
saisi un nouveau besoin des enfants du peuple : des écoles
sérieuses et qualifiées qui dispensent une instruction solide et
chrétienne. C'est un tournant pour sa société : du grouille-
341

35.2 Page 342

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ment des oratoires, un nombre de plus en plus grand de Salé-
siens passe dans les rangs bien ordonnés des collèges.
N'ayant pas hésité à prendre ce tournant, il semble que
don Bosco ait établi un principe fondamental à sa congréga-
tion:
·
L 'élement consiitutif, immuable de la mission salésienne est
la jeunesse pauvre, les en/ants du peuple : pour eux, les
Salésiens devront adapter leur œuvre par une lecture rapide
et courageuse des signes et des exigences du temps. En un
mot, ce n'est pas la jeunesse pauvre qui devra s'adapter aux
Salésiens et à leurs œuvres, mais les Salésiens et leurs œuvres
devront s'adapter aux exigences de la jeunesse populaire.
342

35.3 Page 343

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41
Mornèse comme Valdocco
24 juin 1866. A l'oratoire on célèbre la fête patronale de
don Bosco. Les directeurs des deux premières maisons salé-
siennes, Mirab~llo et Lanzo, sont venus. Don Lemoyne,
directeur de Lanzo raconte :
« Le soleil était couché et une lune magnifique brillait
dans le ciel. Je montai dans la chambre de don Bosco et je
restai seul avec lui environ deux heures. De la cour montait
le bruit des garçons en fête. Sur les fenêtres et les rampes
des balcons étaient allumées des centaines et des centaines de
petites flammes dans des verres colorés. Don Bosco et moi,
nous nous sommes avancés à la fenêtre. Le spectacle était
charmant. Don Bosco souriait. Subitement, je m'écriai :
''Don Bosco, vous vous souvenez des anciens songes ?
Voici les jeunes, voici les prêtres et les abbés que la Madone
vous avait promis. Presque vingt années ont passé et le pain
n'a jamais manqué à personne.
- Comme le Seigneur est bon", répondit don Bosco. Et
nous retombâmes dans un silence plein d'émotion. Puis, je
pris la parole pour la deuxième fois :
"Ne vous semble-t-il pas, don Bosco, qu'il manque quel-
que chose pour que votre œuvre soit complète?
- Quoi donc?
- Pour les filles, ne voulez-vous vraiment rien faire ? Ne
croyez-vous pas que si nous avions aussi un institut des
Sœurs fondé par vous, ce serait le couronnement de
l'œuvre ? Que de travail feraient les Sœurs pour le bien de
nos pauvres élèves. Elles pourraient accomplir pour les filles
ce que nous faisons pour les garçons."
Il resta pensif quelques instants, puis :
"Si, cela aussi sera fait. Nous aurons des Sœurs. Mais pas
tout de suite ; un peu plus tard''. »
Pietro Stella pense que don Bosco a nourri pendant un
certain temps l'espoir de réunir à la congrégation salésienne
les œuvres de Maria-Louisa Clarac, une sœur de la Charité
qui travaillait à peu de distance de l'oratoire Saint-Louis.
Ce projet, même si don Bosco y a travaillé, eut la vie
courte.
343

35.4 Page 344

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En revanche les rencontres avec deux personnes : don Pes-
tarino et Marie-Dominique Mazzarello furent décisives.
Typhus, sorciers et mauvais œil
1860. En plein été, sur les collines de Mornèse éclate le
typhus. La seconde guerre d'indépendance, l'année précé-
dente, a déjà enlevé plusieurs pères de famille: Maintenant le
typhus, sorti de l'un de ces puits où l'eau stagne et pourrit
pendant l'été, répand la terreur dans toute la région alexan-
drine.
Comme toujours quand se propage une maladie conta-
gieuse, on parle de sorciers et de mauvais œil. Microbes,
hygiène, désinfection sont des mots encore inconnus.
Les familles où le typhus se déclare sont abandonnées par
tout le monde. Les gens en bonne santé se barricadent dans
leurs maisons.
Une famille qui porte le nom de Mazzarello est parmi les
premières à être frappée. D'abord le mari, puis sa femme,
puis les enfants. Après quelques jours, le papa et l'enfant le
plus grand sont condamnés.
Don Pestarino, le prêtre qu'on appelle à Mornèse previn
(un peu parce qu'il est petit, un peu parce qu'il est sympa-
thique) va visiter ces gens et se rend compte qu'ils ont abso-
lument besoin d'une personne qui les aide. Il va droit à une
maison où les parents s'appellent eux aussi Mazzarello et il
appelle Maria. C'est une fille solide. Elle a vingt-trois ans.
Elle travaille comme un homme et prie comme un ange.
« A la maison de ton oncle, ils sont deux en train de
mourir. Que dirait-tu d'aller leur donner un coup de
main? »
Une longue pause, Marie a peur, comme tout le monde.
Le curé. la regarde tranquille et il attend, Marie murmure :
« Si mon père accepte, j'y vais. »
Son père est un chrétien sérieux. Marie entre dans la mai-
son malade. L'ordre et la propreté sont vite revenus. Les
remèdes et la nourriture sont prêts aux heures indiquées.
Mais tandis que les malades guéris descendent du lit, le
typhus tombe sur Marie-Dominique. Son beau visage ovale
devient en quelques jours un triangle de peau blême et tirée.
Le médecin arrive, il secoue la tête ; la mort est déjà là. Il
prescrit d'autres remèdes. Maria, épuisée, lui dit :
« Merci, mais s'il vous plaît, ne me faites pas avaler
d'autres médicaments. Je n'ai plus besoin de rien, sauf que
Dieu vienne me chercher. » Mais son heure n'est pas encore
arrivée. Elle devra travailler encore beaucoup sur cette terre
avant que Dieu vienne la prendre.
344

35.5 Page 345

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Confidences à Pétronille
Ainsi, ,sans remèdes, Marie se trouve inopinément guérie.
Sur son visage reviennent les couleurs de la santé. Mais,
dans ses membres, il reste une torpeur, un affaiblissement
insurmontable. La fièvre excessive a brisé quelque chose dans
le robuste organisme.
Et à présent, que faire ? Plus d'un jeune homme désirerait
parler de mariage avec elle. Il ne lui manque rien pour deve-
nir une belle épouse et une bonne mère. Mais elle ne veut
même pas entamer la conversation sur ce sujet. Elle se
demande : « Que ferai-je dans la vie ? »
Maria Mazzarello est inscrite à la Pieuse Union des Filles
de Marie-Immaculée. L'idée du groupe est partie de la jeune
institutrice du pays, Angela Maccagno. Don Pestarino lui a
suggéré d'esquisser un schéma de règlement qui a été envoyé
à un célèbre curé de Gênes, don Frassinetti. En 1855,
d'après ces suggestions, don Frassinetti compose le « Règle-
ment de la Pieuse Union des Filles de Marie-Immaculée »,
qui se répand rapidement avec un succès inattendu dans
toute l'Italie.
Don Pestarino a fondé la première « Pieuse Union » à
Mornèse le 9 décembre 1855 avec cinq jeunes filles. La plus
jeune était Marie Mazzarello, dix-huit ans.
Marie a une amie pour laquelle elle n'a aucun secret :
Pétronille, aussi Fille de l' Immaculée et qui porte le même
nom de famille, Mazzarello. Un jour de 1861, Marie lui dit :
« J'ai décidé d'apprendre le métier de couturière. Quand je
connaîtrai bien le métier, j'ouvrirai un petit atelier et
j'apprendrai à coudre aux filles pauvres. Ça te plairait à toi
aussi de faire la couturière ? Nous resterions ensemble ; nous
vivrions comme dans une famille. »
Une année passe. Marie et Pétronille ont monté un petit
atelier de couture aux confins du pays. Une dizaine de fillettes
viennent apprendre à coudre. Mais voici du nouveau qui
bouleverse tout.
Deux paires d'yeux apeurés
C'est l'hiver de 1863. Les petites sont à peine retournées
chez elles, se protégeant de la neige avec leurs sabots et leurs
parapluies que Marie et Pétronille entendent frapper à la
porte. Elles se trouvent devant un marchand ambulant, resté
veuf avec deux gamines. Il leur demande de les prendre pas
seulement pour la journée, mais aussi pour la nuit, parce
que lui ne peut plus rester chez lui ni s'occuper d'elles. Les
petites orphelines sont là, deux paires d'yeux apeurés. La
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35.6 Page 346

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plus grande a huit ans, la plus petite six. Pétronille prend
l'aînée par la main et Marie la plus petite dans ses bras.
Elles allument un grand feu dans la cfieminée.
Comme cela, sans aucun plan préétabli, le petit atelier se
transforme à partir de ce soir en petitè maison pour fillettes
pauvres. Marie et Pétronille vont frapper à la porte des voi-
sins et réussissent à se faire prêter deux petits lits et un peu -
de farine pour faire la polenta.
A peine apprend-on dans Mornèse que les Mazzarello
« accueillent dans leur maison des petites orphelines » que
beaucoup de gens viennent apporter un fagot de bois, une
paire de couvertures, un demi-sac de -farine. Mais ils amè-
nent aussi d'autres petites qui ont besoin d'une maison. En
peu de temps, elles sont sept.
Avant de commencer le travail dans l'atelier, les fillettes
récitent un Ave Maria. Quand la cloche sonne l'heure, Marie
commente: « Une heure de moins dans ce monde, une heure
plus vite au paradis. » Et elle veut que ses apprenties travail-
lent pour le Seigneur : « Chaque point est un acte d'amour
de Dieu. »
Le dimanche aussi, Marie veut « faire du bien à toutes les
jeunes filles du pays ». Il naît ainsi une sorte d'oratoire. Les
jours de fête, les deux amies rassemblent les enfants, les
accompagnent à l'église et les aident à rester joyeuses grâce
à des jeux et des promenades.
Un curé qui cherche du travail
Don Dominique Pestarino était né à Mornèse ; à vingt-
deux ans il avait été ordonné prêtre au séminaire de Gênes.
Pendant quelques années il était resté à travailler au sémi-
naire puis, à trente ans, il était revenu au pays, appelé par
le vieux curé de la paroisse qui demandait de l'aide. Il se
présenta dans la chaire à ses compatriotes de cette façon :
« Je cherche du travail. Pas dans nos vignes, mais ici, dans
l'église, dans la vigne du Bon Dieu. Différentes places m'ont
été offertes, mais je resterai ici au milieu de vous si vous
m'offrez le travail que je cherche. »
Il rencontra pour la première fois don Bosco à Gênes,
dans la maison de don Frassinetti. Mais la rencontre décisive
eut lieu dans le train, alors qu'ils voyageaient l'un et l'autre
entre Acqui et Alexandrie. Don Bosco lui proposa de lui
faire visiter son oratoire du Valdocco. Quelques mois plus
tard, don Pestarino s'y rendit.
Le spectacle de tant de garçons qui grandissaient joyeuse-
ment dans une école de travail et de foi, enthousiasma le visi-
teur. Il dit à don Bosco : « Prenez-moi avec vous. » Don
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35.7 Page 347

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Bosco fut d'accord qu'il devînt salésien (en fait, l'année sui-
vante, don Pestarino fera la profession religieuse), mais il
voulut qu'il restât à Mornèse où trop de choses importantes
le rendaient indispensable. Les rapports avec don Bosco
devinrent de toute façon des rapports de collaboration et de
dépendance. A partir de ce moment, don Pestarino assista
aux réunions des directeurs salésiens.
A Mornèse, pendant ce temps, il y a du nouveau. Deux
autres Filles de l'immaculée demandent à Marie et à Pétro-
nille de « faire comme elles ». Interrogé, don Pestarino
répond : « Pourquoi pas ? A deux vous avez tellement de
choses à faire que vous n'y arrivez plus. » On forma ainsi
une sorte de communauté : les quatre jeunes filles appren-
nent à coudre aux fillettes et servent de mamans aux sept
petites qui vivent chez elles jour et nuit.
.En 1864, comme nous l'avons signalé au chapitre 37, don
Bosco arrive à Mornèse avec ses garçons pendant les vacan-
ces - promenades d'automne. Il s'y arrête cinq jours. Marie
Mazzarello assiste à la conférence qu'il donne aux Filles de
l' Immaculée. Chaque soir, elle réussit à écouter la « bonne
nuit ! » qu'il adresse à ses garçons. Quelqu'un le lui repro-
che comme une indiscrétion. Elle répond : « Don Bosco est
un saint, je le sens. »
Au cours de l'année suivante, les Filles de Marie-
Immaculée se divisent en deux groupes. Celles qui ont décidé
de mener la vie de communauté avec Marie et Pétronille
sont hébergées par don Pestarino dans une maison où elles
sont mieux logées, non loin de l'église. Elles s'appellent Fil-
les de l'immaculée. Les autres qui, comme Angelina Macca-
gno, préfèrent rester dans leur famille s'appellent les Nouvel-
les Ursulines.
Un petit cahier perdu
Les gens de Mornèse, dans le quartier appelé Borgo Alto,
construisent un collège pour les classes des garçons. Don
Bosco a promis qu'il y enverra ses Salésiens dès que le bâti-
ment sera terminé. Tout le pays participe aux travaux, par
des offrandes ou des prestations volontaires de main-
d 'œuvre.
1867. La chapelle du Collège est achevée. En décembre,
don Bosco vient y célébrer la messe. Il invoque sur le nou-
veau collège et la population de Mornèse les bénédictions de
Dieu. Il s'arrête quatre jours dans le pays et fait une confé-
rence réservée au petit groupe des Filles de l'immaculée.
1869. Don Bosco presse le mouvement pour la fondation
de sa « seconde famille ». Il a désormais les yeux fixés sur
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35.8 Page 348

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les humbles Filles de Mornèse et sans tambour ni trompette
envoie à Marie et à Pétronille un petit cahier « écrit de sa
main, contenant un horaire et un petit règlement, pour
qu'avec leurs fillettes, elles commencent une vie plus régu-
lière » (M.B., 10.591).
Ce petit cahier a été perdu ; sœur Pétronille se rappelle
qu'on « y donnait ces conseils : s'efforcer de vivre habituel-
lement en présence de Dieu ; prier en utilisant de fréquentes
invocations ; avoir un comportement doux, patient, aimable ;
veiller attentivement sur les filles, les maintenir toujours
occupées et les préparer à une vie de piété, simple, franche
et confiante » (M.B., 10.592).
1870. Don Bosco se rend pour trois jours à Mornèse:
pour reprendre un peu son souffle et aussi pour observer de
près la vie de la communauté. Il veut voir quel résultat le
« cahier » a obtenu sur leur vie. Il en est pleinement satis-
fait.
1871. Le 30 janvier, à l'oratoire, se tient la réunion des
directeurs salésiens. Don Pestarino y participe et fait un
exposé sur le développement de Mornèse.
24 avril 1871. Don Bosco réunit le Chapitre de la Congré-
gation. Sont présents don Rua, don Cagliero, don Savio,
don Ghivarello, don Durando, don Albera. Il annonce qu'il
les a rassemblés pour « une affaire de grande importance ».
Voici ses paroles, d'après le procès-verbal :
« Un grand nombre de personnes m'ont exhorté plusieurs
fois à faire pour les filles ce peu de bien que par la grâce de
Dieu nous faisons pour les garçons. Si j'avais obéi à mes
dispositions personnelles, je ne me serais pas astreint à ce
genre d'apostolat. Mais je crains d'aller contre un dessein de
la Providence. Je vous invite donc à réfléchir devant le Sei-
gneur pour pouvoir prendre la décision qui sera pour la plus
grande gloire de Dieu et le plus grand avantage des âmes.
Pendant ce mois-ci nos prières seront orientées pour obtenir
du Seigneur les lumières nécessaires sur cette importante
affaire. »
Lorsque manque la farine pour la polenta
Felicina Mazzarello, sœur de Maria, raconte la vie des
tout premiers temps : « Très souvent, la nourriture nécessaire
manquait à la petite communauté, surtout la farine pour la
polenta ; et, quand on l'avait, le bois manquait pour la faire
cuire.
Alors, Marie et quelques-unes de nos compagnes, sortaient
dans les champs et allaient sous les arbres pour faire des
fagots de bois sec avec lesquels elles revenaient, en les por-
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35.9 Page 349

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tant sur le dos, pour préparer la nourriture. Quand la
polenta était cuite, elles la portaient dans la cour, la dépo-
saient par terre sur un plat et invitaient la communauté à ce
splendide festin. Les assiettes manquaient et les couverts,
mais pas l'appétit ni la gaieté. »
A la fin de mai 1871, don Bosco rassemble de nouveau le
Chapitre et demande à chacun son avis. Tous jugèrent très
opportune l'initiative en faveur de la jeunesse féminine. Don
Bosco tira la conclusion :
« Dans ce cas-là, nous pouvons dire à présent que Dieu
veut certainement que nous nous occupions aussi des jeunes
filles. Et, pour en venir à quelque chose de concret, je pro-
pose que la maison que don Pestarino achève de construire à
Mornèse soit destinée à cette œuvre. »
Vers la mi-juin, don Pestarino est convoqué d'urgence par
don Bosco. Le rapport que le bon prêtre a laissé de cette
rencontre est très paisible, tout-à-fait bureaucratique. Le dia-
logue dut être très différent, animé et rugueux, si l'on en
croit sœur Pétronille qui raconte que « d'habitude, quand il
revenait d'une entrevue avec don Bosco, il était au septième
ciel, cette fois-ci il avait l'air pensif, troublé, affligé ». Voici
ce que dit le rapport de don Pestarino :
« Don Bosco exprima son désir de s'occuper de l'éducation
chrétienne des filles du peuple, et déclara que Mornèse était
l'endroit qu'il reconnaissait le mieux adapté : les Filles de
l'immaculée s'y trouvant pouvaient y répondre aux appels à
la vie commune séparée du monde et commencer l'Institut
des Filles de Marie-Auxiliatrice, pour le bien de tant de jeu-
nes filles du peuple. Don Pestarino, sans aucune hésitation
-(c,est toujours le rapport qui ra/firme), répondit : « Si don
Bosco en accepte la direction et la protection, je me mets
entre ses mains. »
A ce moment, auprès de Marie et de Pétronille, se trou-
vent déjà Teresa Pampuro, Caterina Mazzarello, Felicina
Mazzarello, Giovannina Ferrettino et les petites Rosina Maz-
zarello Baroni, Maria Grosso, Corinna Arrigotti.
Deux difficultés particulières rendent don Pestarino « pen-
sif et troublé ». Ces jeunes filles sont de bonnes chrétiennes
mais aucune d'entre elles n'a encore pensé à devenir reli-
gieuse. Don Bosco veut donner le collège de Borgo Alto
comme résidence aux Filles de Marie-Auxiliatrice ; mais le
pays a travaillé en espérant en faire un collège pour les clas-
ses des garçons. Le changement susciterait une demi-
révolution.
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35.10 Page 350

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L'opinion du Pape et la mauvaise humeur du pays
Don Bosco, en ce mois de juin 1871, va à Rome exposer
son nouveau projet à Pie IX. Après lui avoir demandé quel-
ques jours « pour y penser », le Pape lui dit : « Votre projet
me paraît voulu de Dieu. Je pense que ces sœurs doivent
avoir comme but principal l'instruction et l'éducation des fil-
les, comme les Salésiens font pour les garçons. Quant à leur
dépendance, elles dépendent de vous et de vos successeurs.
En ce sens, pensez à leurs Constitutions et commencez à en
faire l'essai. Le reste viendra ensuite. »
29 janvier 1872. Sur ordre de don Bosco, don Pestarino
réunit les vingt-sept Filles de Marie-Auxiliatrice pour qu'elles
élisent leur première supérieure. Vingt et une voix tombent
sur Marie Mazzarello qui, terrifiée, demande tout de suite à
ses compagnes de la dispenser. Elles persistent dans leur
choix et don Pestarino décide de tout remettre à la décision
de don Bosco. Marie se sent soulagée : don Bosco sait bien
qu'elle est incapable ; il la dispensera sûrement. Au con-
traire, don Bosco sait combien elle est capable et la confirme
dans sa charge à sa grande désolation.
Maintenant, il s'agit de donner aux Filles de Marie-
Auxiliatrice une demeure stable. Mais comment procéder
sans soulever le mécontentement du pays ? Un incident aide
à la solution. La maison du curé menace de s'écrouler. La
municipalité décide de l'abattre et de la reconstruire. En
attendant, elle prie don Pestarino de mettre à la disposition
du curé la maison qu'il possède auprès de l'église.
« Et les Filles qui font l'école de couture et donnent l'hos-
pitalité aux fillettes pauvres, où est-ce que je les envoie ? »
Les conseillers réfléchissent et suggèrent :
« Envoyez-les au Borgo Alto. Là-bas, le rez-de-chaussée est
déjà terminé et personne n'y habite encore. »
Don Pestarino pousse un soupir gros comme ça : on lui
donne l'ordre de faire ce que lui n'osait pas demander. Le
déménagement s'effectue sur des charrettes paysannes sans
oublier les vers à soie : une de leurs bien pauvres sources de
revenus.
Sur le coup, le transfert ne suscite aucun étonnement.
Mais le bruit se répand dans le pays que les Filles de Marie
(dont le nombre augmente rapidement) occuperont désormais
le collège pour y créer un nouvel institut religieux. Aussitôt,
c'est « un grognement et une protestation générale » (M.B.,
10.613). Wirth écrit avec plus de détails : « Les habitants de
Mornèse crièrent à la trahison. Les Filles de Marie.:
Auxiliatrice firent leurs premiers pas dans un climat d'incom-
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36 Pages 351-360

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36.1 Page 351

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préhension, presque d'hostilité. Et cela s'ajoutait à la pau-
vreté et aux privations qui étaient déjà grandes. »
« Dans le pays le bruit courut que tout ça ne durerait pas
longtemps - écrivait sœur Felicina Mazzarello. Humaine-
ment parlant, cela aurait dû arriver puisqu'il manquait tant
de choses. Marie-Dominique, cependant, ne s'effraya pas.
Elle poursuivit son existence de fatigue et de sacrifice. Le
bâtiment n'étant pas encore terminé, elle était occupée toute
la journée à entasser les pierres. Et la lessive ? Le fleuve
Roverno se trouve un peu loin du pays. Le jour de la lessive
arrivé, elle prenait un peu de pain, ou même seulement une
tranche de polenta et elle allait au fleuve avec quelques com-
pagnes. Là, elles faisaient leur travail. Revenue à la maison,
fatiguée et mouillée aussi, elle se préoccupait de faire se
changer les autres et leur préparait quelque chose de chaud.
Elle était comme une mère affectueuse. »
L'odeur d'une poignée de châtaignes
5 août 1872. Les premières quinze Filles de Marie-
Auxiliatrice reçoivent l'habit religieux. Onze d'entre elles font
aussi des vœux pour trois ans. Marie Mazzarello était parmi
~~.
.
Mgr Sciandra, évêque d'Acqui, remet le crucifix aux quinze
sœurs : « Prenez, mes bonnes filles, l'image de votre Jésus
bien-aimé. Il sera votre réconfort dans les difficultés que
vous rencontrerez. »
Don Bosco assista à la prise d'habit et à la profession.
Puis, avec une affectueuse simplicité, il dit :
« Vous avez de la peine, je le vois de mes propres yeux,
parce que tout le monde vous contrarie et se moque de
vous ; même vos parents vous tournent le dos. Vous ne
devez pas vous en étonner. Dans l'office de la Sainte-Vierge,
vous avez lu : "Mon nard a donné un parfum exquis." Est-
ce que vous savez quand le nard (la citronnelle) donne son
parfum ? Quand il est bien écrasé. Que cela ne vous étonne
pas, mes chères filles, d'être maltraitées comme vous l'êtes, à
présent, dans le monde. Soyez courageuses et consolez-vous
car c'est seulement de cette manière que vous deviendrez
capables de réaliser votre mission; Si vous vivez d'une
manière digne de votre condition, vous pourrez faire un
grand bien à vos âmes et à celles de votre prochain. »
La pauvreté continue au bord de la misère. Le plat princi-
pal de la communauté c'est la polenta et les châtaignes
sèches bouillies. Une sœur de ces premiers temps raconte :
« L'odeur de cette poignée de châtaignes commençait à se
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36.2 Page 352

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faire sentir deux heures avant et nous faisait nous éva-
nouir. »
Beaucoup de sœurs utilisaient comme oreiller une bûche de
bois emmaillotée dans des chiffons. Tous les coussins exis-
tant dans la maison étaient pour les petites filles. Marie
Mazzarello ne voulait pas que les jeunes sœurs pratiquent
cette pénitence, mais elle ne pouvait pas non plus expliquer
pourquoi c'était elle qui, la première, l'avait imaginée.
La mort frappe à la porte
29 janvier 1874. La mort entre pour la première fois au
collège. Maria Poggio s'en va, une jeune sœur du tout pre-
mier groupe. Elle était gaie, toujours prête à rendre service,
à être utile, à veiller· aux malades. Elle avait eu si faim et si
froid cet hiver-là ! Elle s'en alla en silence, sans déranger
personne.
Les funérailles de cette jeune sœur de Mornèse rassemblè-
rent tout le pays. « Beaucoup de gens pleuraient », se rappe-
lait don Pestarino. Cela fit la paix entre la population et ces
jeunes filles pâles qui défilaient habillées en sœurs et en réci-
tant le chapelet. A partir de ce jour, la farine de maïs pour
la polenta et la farine de froment pour le pain ne manquè-
rent plus dans la réserve.
Mais la mort vint encore frapper à la porte.
Le 15 mai, don Pestarino lisait aux sœurs une page sur la
brièveté de la vie. Il disait : « Peut-être que la mort me sur-
prendra dans un an, dans un mois, dans une semaine, dans
un jour, dans une heure, et peut-être à la fin de cette lec-
ture ! » A ce moment, le prêtre se mit à pleurer. Les sœurs
en furent bouleversées.
A onze heures, pendant qu'il travaillait, il tomba sur le
sol. Il mourut quelques heures après. Il avait cinquante-sept
ans.
Elles partent à trois, sous la neige
9 février 1876. Sous la neige les trois premières sœurs par-
tent. Elles s'en vont à Vallecrosia, en Ligurie, pour ouvrir
un oratoire et une école pour les filles.
29 mars. Sept autres sœurs partent pour Turin. A cin-
quante mètres de l'oratoire du Valdocco, elles inaugurent un
oratoire et une école de filles. Cette maison deviendra pen-
dant plus de quarante ans la maison centrale des Filles de
Marie-Auxiliatrice.
Pendant l'année 1876, vingt-six autres sœurs partent de
Mornèse : elles vont ouvrir écoles et oratoires à Biella, Alas-
352

36.3 Page 353

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sio, Lu Monferrato, Lanzo Torinese. A sept, ~Iles partent
pour Sestri Levante : elles vont fonder les premiers thermes
marins pour cent garçons et filles scrofuleux. Au milieu de
ces visages repoussants, avec une joie sereine, travaille sœur
Henriette Sorbone, une fillette orpheline arrivée à Mornèse
tenant par la main ses quatre petites sœurs.
1878. Les Filles de Marie-Auxiliatrice sont désormais une
nombreuse famille, dispersée à travers le monde. Le centre
de la congrégation se transporte par ordre de don Bosco, de
Mornèse à Nizza Monferrato. Pour Marie Mazzarello, c'est
un déchirement. Elle dit adieu au papa et à la maman très
âgés, au cimetière où repose don Pestarino et quelques-unes
de ses premières compagnes, à la petite maison où elle apprit
à coudre aux premières petites filles.
Jamais le fait d'être supérieure générale ne fit perdre à
Marie Mazzarello le sens des rapports. Elle continue, au dor-
toir à assister les fillettes les plus petites, avec un regard
affectueux et attentif. Une enfant à laquelle les engelures
avaient collé ensemble pieds, bas et souliers regarde autour
d'elle si personne ne la voit et se glisse dans les draps avec
souliers et le reste. La mère Mazzarello s'aperçoit de la
manœuvre. Elle ne dit rien. Elle descend à la cuisine prendre
une cuvette d'eau tiède, de la gaze et de l'ouate. Elle dépose le
tout près du lit de l'enfant et lui murmure :
« Maintenant, montre-moi tes pieds. N'aie pas peur, je ne
te ferai pas mal. »
La mort arrive avec les fleurs de mai
Janvier 1881. Les sœurs commencent à remarquer que la
santé de mère Mazzarello décline. Quelqu'un lui murmure
qu'elle devrait faire plus attention à sa santé, mais elle
répond en souriant :
« C'est mieux pour tout le monde que je m'en aille.
Comme ça, on choisira une supérieure plus habile que
moi. »
L'aggravation se produit pendant qu'elle accompagne un
groupe de missionnaires en partance pour l'Amérique. Un
contretemps l'oblige à passer une nuit recroquevillée dans un
coin, tout habillée et grelottante de fièvre. Le matin elle
n'arrive pas à se redresser. Elle se fait violence néanmoins
un peu plus tard pour accompagner ses filles jusqu'au port.
Mais au bout de quelques heures, elle n'en peut plus.
« Pleurite aiguë », diagnostique le médecin. Quarante jours
de fièvre, loin de chez elle, torturée par les emplâtres vésica-
toires qui sont l'unique médication connue en ce temps-là et
qui lui mettent le dos à vif.
353

36.4 Page 354

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Puis la fièvre disparaît, mais le médecin est clair jusqu'à
la brutalité : encore quelque mois à vivre.
Revenue à Nizza, elle rencontre don Bosco et lui dit : « Le
médecin a été très clair. Don Bosco, je vous le demande
puis-je encore guérir ? »
Don Bosco ne répond pas directement. Il lui raconte une
histoire : « Un jour, la mort alla frapper à la porte d'un
monastère. A toutes les sœurs qu'elle rencontrait, elle disait :
"Viens avec moi" ; mais toutes s'esquivaient : elles avaient
tant de choses à faire. Alors, elle se présenta à la supérieure
et dit : "C'est à toi de montrer le bon exemple. Viens." La
supérieure dut s'incliner et obéir. »
Mère Mazzarello comprend, elle baisse la tête et essaie de
sourire.
Pâle et épuisée, elle retourne à Nizza. La grande fête
qu'on lui fait pour l'accueillir la touche beaucoup. Elle
remercie sincèrement :
« Dans ce monde, quoi qu'il arrive, nous ne devons pas
trop nous réjouir, nous attrister. Nous sommes dans les
mains de Dieu, qui est notre Père, et nous devons être tou-
jours prêtes à faire ce qu'il veut. »
Le dénouement survint au printemps. Par les carreaux de
sa fenêtre, elle voit la verdure et les fleurs. Elle aime enten-
dre le bruit des petites filles qui courent et jouent sans souci.
Elle veut encore parler à ses sœurs et leur dit :
« Aimez-vous bien. Restez toujours unies. Vous avez aban-
donné le monde ; ne vous en fabriquez pas un autre ici
dedans. Pensez à ce pour quoi vous êtes entrées en congréga-
tion. »
Elle souffre mais jusqu'à la fin ne veut attrister personne.
Elle essaie même de chanter. Dieu vient la chercher à l'aube
du 14 mai. Elle réussit à murmurer : « Au revoir au ciel. »
Elle a quarante-quatre ans.
Caterina Daghero, une très jeune sœur de vingt-cinq ans,
est appelée pour lui succéder à la tête des Filles de Marie-
Auxiliatrice. Elle était entrée à dix-huit ans. Mère Mazzarello
l'avait aidée à surmonter la tristesse et la dureté des premiers
jours. En 1879 elle était devenue directrice de l'œuvre de
Turin. La proximité de don Bosco avait éveillé son initiative
pour fonder un oratoire et une école, mettant en évidence
des qualités profondes : solidité, équilibre, bonté.
Sous son impulsion les F.M.A. (Filles de Marie-
Auxiliatrice) développèrent leurs œuvres en Italie, en France,
en Amérique du Sud. A la mort de don Bosco, elles avaient
parcouru un long chemin : elles étaient à la tête de 50 mai-
sons, les Sœurs étaient 390 et les novices une centaine.
354

36.5 Page 355

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42
La conquête de Rome
et le frisson de la Jin
En 1870 se produisirent deux événements d'une importance
extraordinaire pour l'histoire de l'Église et de l'Italie : le
Concile Vatican I et l'occupation de Rome par l'armée ita-
lienne.
Concile à Rome et anti-concile à Naples
Le Concile s'ouvre officiellement le 8 décembre 1869.
Pie IX fixe deux objectifs principaux : un exposé clair de la
doctrine catholique face aux erreurs modernes et à la défini-
tion de l'infaillibilité du Pape.
Trois cents ans ont passé depuis le dernier Concile, celui
de Trente. Pie IX a adressé un pressant appel aux évêques
des Églises séparées d'Orient pour qu'elles y participent. Les
réponses ont été négatives et peu courtoises.
Les protestants aussi ont été invités mais la formule de
l'invitation parlait de « la bonne occasion de rentrer dans
l'unique troupeau du Christ » et avait sonné très désagréable-
ment à leurs oreilles.
La franc-maçonnerie italienne, en période d'anticléricalisme
virulent, proclame un « anti-concile » à Naples et reçoit les
premières adhésions de Giuseppe Garibaldi et de !'écrivain
français Victor Hugo. Dans plusieurs provinces ont même été
organisées des manifestations populaires pour déclarer « une
guerre implacable au Pape ».
On compta comme évêques ,présents à l'ouverture du Con-
cile : 200 Italiens, 70 Français, 40 Austro-Hongrois, 36 Espa-
gnols, 19 Irlandais, 18 Allemands, 12 Anglais, 50 Orientaux,
40 Américains des U.S.A., 9 Canadiens, 100 évêques
d'autres nationalités et de territoires de missions. Avec les
évêques, les supérieurs des ordres religieux et des congréga-
tions sont aussi présents. Au total, environ 700 Pères conci-
liaires.
Le 20 janvier 1870 don Bosco part pour Rome et y arrive
le 24. Le 8 février, il a deux longs entretiens privés avec le
Pape. Pie IX lui demande de répandre dans le peuple un
petit livre d'histoire ecclésiastique qui mette en lumière
355

36.6 Page 356

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l'infaillibîlité du Pape. Don Bosco obéit à la fin de cette
année-là : il envoie à tous les abonnés aux Lectures catholi-
ques une nouvelle édition de son Histoire ecclésiastique, avec
une dernière partie réservée à Vatican I et à l'infaillibilité
pontificale.
« La voix du ciel au Pasteur des Pasteurs »
Au cours d'une audience (12 février) don Bosco remet au
Pape quelques pages de « prévisions sur l'avenir ». Les pre-
mières lignes disaient : « La veille de l'Épiphanie de l'année
1870 en cours, les objets matériels de ma chambre disparu-
rent et je me trouvai en contemplation de choses surnaturel-
les. Cela dura très peu de temps, mais je vis beaucoup de
choses. » L'exposé (dont on conserve l'autographe de don
Bosco) est écrit dans un style imagé, prophétique, qui
mélange les invectives, les prévisions, les appels, souvent
mystérieux et confus. Le passage qui frappe le plus le Pape
(et qui reste suffisamment clair pour nous aussi) est le sui-
vant:
« Maintenant la voix du ciel est au Pasteur des Pasteurs.
Tu es dans la Grande Conférence avec tes Assesseurs ; mais
l'ennemi du bien ne reste pas un instant en repos. Il étudie
et met en œuvre toutes les ruses contre toi. Il sèmera la dis-
corde parmi tes Assesseurs, te suscitera des ennemis parmi
mes enfants. Les puissances du siècle vomiront du feu et
s'efforceront d'étouffer les paroles dans la bouche des Gar-
diens de ma loi. Cela n'aura pas lieu. Ils feront du mal,
mais du mal à eux-mêmes. Toi, va vite ; si on ne peut pas
dénouer les difficultés, tranche-les. Si tu tombais dans les
angoisses ne t'arrête pas, mais continue jusqu'à ce que soit
tranchée la tête de l'Hydre de la terreur. Ce coup fera trem-
bler la terre et l'enfer ; mais le monde retrouvera la sécurité
et les bons se réjouiront. Appelle donc auprès de toi deux
Assesseurs seulement mais où que tu ailles continue et
achève l'œuvre qui t'a été confiée.
Les jours passent vite, tes années avancent vers le nombre
déterminé. Mais la Grande Reine sera toujours ton aide et,
comme dans le passé, elle sera toujours dans l'avenir
magnum et singulare in Ecclesia praesidium (grande et puis-
sante aide de l'Église). »
Vingt lignes plus bas, don Bosco parle de l'avenir _du
Pape : « Maintenant vous êtes âgé, affaibli, sans défense ;
dépouillé, et pourtant avec une parole enchaînée vous faites
trembler le monde. » (L'occupation de l'État pontifical aura
lieu seulement le 20 septembre.)
356

36.7 Page 357

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Sombres menaces sur la France
La page de ces « prévisions » de février 1870 qui nous
paraît la plus incroyable est celle qui concerne la France. A
cette date, Napoléon III est encore le souverain le plus puis-
sant d'Europe. La désastreuse guerre contre la Prusse (elle
débute le 19 juillet 1870) et les massacres de la Commune de
Paris (mars-mai 1871) sont impensables. Voici les paroles
écrites par don Bosco :
« Les lois de la France ne reconnaissent plus le Créateur,
et le Créateur se fera connaître et la visitera trois fois avec
le bâton de sa colère.
Il abattra son orgueil avec des défaites, le pillage et le
massacre des récoltes, des animaux et des hommes. Tes
ennemis te mettront dans les angoisses, dans la faim, dans la
peur et dans l'abomination des nations. Mais malheur à toi,
si tu ne reconnais pas la main qui te frappe... Tu tomberas
entre des mains étrangères et tes ennemis verront de loin tes
palais en flammes. Tes demeures deviendront un tas de rui-
nes baignées du sang de tes héros disparus. »
Dans les jours suivants il rencontre beaucoup d'évêques et
se sert du prestige dont il jouit pour les encourager à accélé-
rer la définition de l'infaillibilité. Il semble que son interven-
tion la plus pressante, il la fit auprès de Mgr Gastaldi, alors
évêque de Saluzzo et son grand ami.
Don Lemoyne affirme que Pie IX fut tellement satisfait
du zèle de don Bosco qu'il lui dit un jour :
« Ne pourriez-vous pas laisser Turin et venir vous installer
ici à Rome? Votre société y perdrait-elle ?
- Saint-Père, ce serait sa ruine ! » ( Vita di S.G. Bosco,
vol. Il, p. 44).
Don Bosco quitta Rome le 22 février.
Le 24 avril, le Concile approuva à l'u_nanimité le docu-
ment Dei Filius. C'est un exposé dense et clair de la doctrine
catholique sur Dieu, la Révélation et la Foi. Il ·souligne spé-
cialement l'idée que science et foi, si elles sont correctement
comprises ne peuvent être en contradiction, puisque toutes
les deux viennent de Dieu.
Le Pape est-il infaillible?
Le 15 mai, dans la salle des assemblées concilaires com-
mence le débat sur l'infaillibilité du Pape. La discussion
générale continue jusqu'au 4 juin. Le cardinal Bonnechose,
ce jour-là, écrit sur son agenda : « On dirait que nous som-
mes embarqués pour une navigation d~fficile, à bord d'un
357

36.8 Page 358

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navire battu par les flots dans lequel tout le monde a le mal
de mer. »
Deux courants divisent les Pères qui s'affrontent dans de
rudes discussions à l'intérieur et hors du Concile. La majo-
rité est pour l'infaillibilité. La minorité (une soixantaine
d'évêques allemands, français, italiens et américains) voit
dans la définition un obstacle grave pour le rapprochement
avec les Églises protestantes. Pie IX fait sentir plusieurs fois
le poids de son autorité en faveur de la définition.
Le 18 juillet le Concile approuve le texte concernant
l'infaillibilité. Un témoin a raconté : « Ce fut une journée de
pluie battante sur Rome et de continuels orages très violents.
Pendant que monseigneur Valenziani lisait le texte, les fenê-
tres étaient secouées par le tonnerre et, quand les éclairs ces-
saient d'irradier, il régnait une déprimante obscurité. »
La décision du Concile, signée par le Pape, définit comme
dogme de foi la vérité suivante1 :
« Le Pontife romain parle ex cathedra [de sa chaire offi-
cielle] quand, en vertu de son autorité apostolique suprême,
il remplit sa charge de guide et de docteur de tous les chré-
tiens. Lorsque, dans ces conditions, il définit qu'une doctrine
concernant la foi ou les mœurs doit être reçue comme un
article de foi par l'Église universelle, il jouit de l'infaillibi-
lité. Le Divin Rédempteur a en effet voulu, par l'assistance
divine promise à l'apôtre Pierre, doter son Église de cette
infaillibilité. De ce fait, ces définitions [assez exceptionnelles]
du Pontife romain sont irréformables, non pas parce que
l'Église les juge telles, mais parce qu'elles le sont. »
Les travaux consacrés à l'infaillibilité étant achevés, une
pause de quatre semaines est décidée. A la reprise, le Con-
cile devait délibérer sur les évêques. Mais de graves événe-
ments allaient se précipiter ert Europe.
Les bersaglieri à Porta Pia
Le 19 juillet 1870 Napoléon III déclare la guerre à la
Prusse. Ce fut un désastre. Les défaites françaises se succé-
dèrent l'une après l'autre, jusqu'à celle de Sedan (2 septem-
bre) où Napoléon lui-même fut fait prisonnier.
La France ne se rend pas. La république est proclamée, le
gouvernement part à Tours, mais à la fin il faut céder. La
paix, humiliante, est signée à Francfort en mai 1871, après
que Paris eût essayé de se transformer en une république de
1. Le décret condliaire est rédigé en une seule phrase dans l'original. Il est ici
découpé en quatre phrases pour en faciliter la lecture. Les expressions entre crochets
sont surajoutées (N.d.T.).
358

36.9 Page 359

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type jacobin (la « Commune »), férocement écrasée par les
troupes françaises (14 000 morts).
Napoléon vaincu à Sedan, le gouvernement italien se sent
les mains libres pour affronter Rome. Il a obtenu la Vénétie
(Venise) par une malheureuse « troisième guerre d'indépen-
dance » (1866). Maintenant, 60 000 hommes sous le com-
mandement du général Raffaele Cardona reçoivent l'ordre de
prendre position aux frontières du Latium pour conquérir
Rome. L'armée pontificale, aux ordres du général Kanzler,
compte 14 000 hommes. Dans ces circonstances, beaucoup de
gens conseJllent à Pie IX d'abandonner la ville. Un navire
anglais est prêt à le transporter à Malte. D'autres suggèrent
l'Espagne, l'Amérique. Le Pape, qui considère comme une
erreur d'avoir fui à Gaëte en 1848, est bien décidé à rester
sur place. Il fait quand même consulter les personnes de
confiance. Don Bosco, dont il apprécie beaucoup le juge-
ment, consulté sur ce qu'il convient de faire, lui répond :
« Que la sentinelle, l'Ange d'Israël, reste à son poste et
garde le rocher de Dieu et l'Arche Sainte. » La lettre expé-
diée d'urgence à Rome a été copiée de sa plus belle main
par don Cagliero.
Civitavecchia (sur la côte Tyrrhénienne à environ 75 km
au nord-ouest de Rome), assiégée par terre et bloquée par la
flotte surgie au large, se rend à Nino Bixio dans la nuit du
14 au 15 septembre. Pendant ce temps, les troupes de Car-
dona sont entrées dans le Latium et ont encerclé Rome.
A 5 h 30, le 20 septembre, une batterie de la division
Angioletti ouvre le feu contre la Porte Saint-Jean. C'est une
diversion. Le véritable objectif c'est la Porta Pia. Les bersa-
glieri ouvrent la voie en pénétrant dans le parc de la villa
Patrizi d'où ils délogent les fusiliers qui gênent la progres-
sion des artilleurs. Arrivés à Via Nomentana, les artilleurs
italiens ouvrent le feu sur Porta Pia. Avant neuf heures du
matin, une brèche de trente mètres est ouverte dans le mur.
Le 12e et le 34e bersag/ieri la franchissent.
Deux ou trois minutes avant 10 heures, sur le bureau du·
Pape, arrive la nouvelle que le mur a été renversé. Selon ce
qui avait été entendu d'avance, le Pape ordonne què le dra-
peau blanc soit hissé sur le château Saint-Ange et il envoie
au général Kanzler l'ordre de se rendre.
Le bilan des pertes humaines donne des chiffres peu éle-
vés, mais cependant toujours très douloureux : 56 morts et
141 blessés du côté italien ; 20 morts et 49 blessés de l'autre
côté.
Contre les responsables de la conquête de Rome « même
s'ils sont investis de la plus haute dignité », le Pape lance
l'excommunication majeure.
359

36.10 Page 360

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Don Bosco, écrit don Lemoyne, « reçut la nouvelle de la
prise de Rome pendant qu'il était à Lanzo et, au grand
étonnement de ceux qui étaient présents, il la reçut avec
tranquillité, comme s'il entendait parler d'une chose qu'il
connaissait depuis longtemps ».
Le Pape fit parvenir aux Pères conciliaires encore présents
à Rome une communication : « Dans ces tristes conjonctures,
voyant que les Pères du Concile ne pourraient plus avoir la
liberté nécessaire, la sécurité et la paix pour traiter digne-
ment avec Nous des affaires de l'Église... nous suspendons
la célébration du Concile œcuménique du Vatican. »
Le frisson de la fin à Varazze
L'occupation de Rome, la fin de l'État pontifical eut une
résonance énorme, inimaginable pour nous. C'était la fin
d'une époque qui avait duré 1 500 ans. Beaucoup de gens
pensaient que c'était la fin de l'Église.
Un an plus tard, la jeune et frêle congrégation salésienne
sent passer à son tour pendant un moment le frisson de la
mort.
Le 6 décembre 1871, pendant qu'il se trouve à Varazze (sur
la Riviera italienne, à une quarantaine de kilomètres à
l'ouest de Gênes), don Bosco tombe par terre évanoui. Les
témoins craignent une congestion cérébrale. Ils le relèvent et
le transportent à la maison salésienne où il faut le mettre au
lit comme un enfant.
.
La maladie, après quelques jours d'incertitude se révèle
extrêmement grave. Par intervalles, le corps de don Bosco se
couvre de cloques, petites et dures. Les douleurs sont intolé-
rables et la température s'élève de façon inquiétante. On
administre le viatique au malade au bord de la tombe.
A Turin, c'est la consternation. Si don Bosco meurt, que
sauvera-t-on de son œuvre? Don Rua, son bras droit, a seu-
lement trente-quatre ans. Beaucoup de Salésiens offrent leur
vie à la place de celle de don Bosco pendant ces jours-là.
Plus tard il aurait dit : « Je devais mourir à Varazze. Les
années qui sont venues ensuite sont un don que Dieu a fait
à chacun de mes enfants. »
La maladie dura deux mois. Au début, les nouvelles sont
tellements alarmantes que, pour éviter de troubler la vie de
l'oratoire, on les transmet seulement par télégramme, en ter-
mes assez généraux.
Mais ce détail devient justement l'occasion d'une des plus
émouvantes preuves de l'affection qui entoure don Bosco.
Entre Varazze (où Pietro Enria, l'orphelin du choléra de
1854, est descendu pour veiller don Bosco) et Giuseppe Buz-
360

37 Pages 361-370

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37.1 Page 361

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zetti (qui tremble à Turin parce qu'il n'a pas de nouvelles
détaillées sur la santé de son don Bosco) commence à fonc-
tionner une espèce de « poste clandestine ». Les lettres de ces
deux « ex-gosses » de don Bosco sont pauvres, pleines de
lieux communs, mais elles contiennent un sentiment extrême-
ment tendre, absolument sincère, original.
Les lettres de tendresse
Nous en reproduisons quelques extraits :
23 décembre 1871. Enria à Buzzetti :
« Avec une immense peine, je dois donner des nouvelles
pas tellement bonnes de notre pauvre père. Aujourd'hui la
fièvre ne l'a pas quitté un seul instant. Toute la journée il
fut en eau, tellement il avait sué. Il m'a bien souvent effrayé
parce qu'il gémissait beaucoup en rêvant. Je m'approchais
du lit et lui me disait que ce n'était rien.
Ah ! cher Buzzetti, j'ai tellement de peine que je n'ai plus
la force d'écrire. Je vous en supplie dites que l'on prie, mais
de tout cœur, et l'Enfant-Jésus aura pitié de nous. Il est 2
heures du matin, on dirait à présent qu'il s'est un peu
endormi. Je souhaite une bonne fête à tous. Je la passerai
avec le cœur brisé auprès du lit de mon père et votre très
cher père. »
Buzzetti répond :
« Je n'ai pas pu terminer la lecture de ta lettre du 23 à
cause de la grande peine, de la contrariété et parce que je ne
pouvais retenir mes larmes en apprenant que le cher don
Bosco souffre chaque jour un peu plus.
J'ai prié et je demande à tout le monde de prier ; j'ai
même demandé à l'Enfant-Jésus qu'il me fasse souffrir à
moi tous les maux que souffre don Bosco et la mort s'il le
faut, pour qu'il se rétablisse rapidement et vive pendant de
longues années.
Continue d'écrire, n'aie pas peur de me contrarier car tu
me contrarierais au contraire si tu laissais passer un seul
jour sans nous tenir au courant de la santé de notre cher
père. Embrasse sa main sacrée de ma part et dis-lui qu'il me
bénisse. »
« 3 janvier 1872. Cher Buzzetti, la santé de notre père affec_.
tionné s'améliore toujours, mais lentement. De petits furon-
cles continuent de lui venir qui le tourmentent un peu et lui
occasionnent un peu de fièvre. »
Buzzetti répond : « Cher Pietro, nous attendons de bonnes
nouvelles. Hier, j'ai terminé la neuvaine, c'est pourquoi si
Marie-Auxiliatrice nous trouve dignes de son amour, elle
361

37.2 Page 362

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nous rendra en bonne santé notre cher don Bosco ; sinon,
nous continuerons à l'ennuyer aussi longtemps qu'il faudra.
Tu dois savoir qu'il fait un froid du diable, tous les jours
on trouve une quantité de cruches éclatées par le gel et celle
que tu avais dans ta mansarde a subi le même sort. »
Quand don Bosco commence à aller vraiment mieux, Enria
envoie un télégramme à Buzzetti : « Hier fête. Papa levé. Ta
visite réjouirait. Aujourd'hui bien. » Les mots « Papa levé »
se répandirent immédiatement dans l'oratoire, provoquant
une grande joie.
Comme l'amélioration se poursuit, Enria reste deux ou
trois jours sans envoyer de nouvelles et Buzzetti lui écrit :
« Cher Pierre, es-tu encore vivant ? Si tu l'es, comme je
l'espère, pourquoi ne respectes-tu pas ta promesse de- ne pas
laisser passer un jour sans me donner des nouvelles du cher
don Bosco ? Donc, ne me fais pas de blagues. »
Enria répond immédiatement : « La santé de don Bosco
s'améliore toujours. Plusieurs fois, il s'est écrié : "Ah ! le
jour où nous rentrerons à l'oratoire !. .. " Et il reste troublé et
absorbé en pensant à ce que ce sera quand il rentrera dans
notre maison bénie. »
Le 15 février, don Bosco put retourner à Turin. Il entra
dans le sanctuaire de Marie-Auxiliatrice par le grand portail.
Dans l'église l'attendaient les garçons du Valdocco et beau-
coup d'amis. Dès qu'il arriva dans le chœur devant l'autel,
Buzzetti entonna le psaume Laudate, pueri, Dominum
« Enfants, louez le Seigneur ». Agenouillé au pied du taber-
nacle et de la Vierge-Auxiliatrice, don Bosco pria longue-
ment. Puis, il remercia les garçons et les invita à remercier
la Madone.
« Enria était resté agenouillé dans le chœur, rappelle don
Amadei ; Buzzetti le prit par le bras et l'accompagna
dehors. » Ils s'embrassèrent en pleurant.
362

37.3 Page 363

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43
Les coopérateurs :
des Salésiens dans le monde
Au cours des années 1870 se concrétisa le projet des coo-
pérateurs salésiens. Comme toutes les idées de don Bosco
cela ne fut pas improvisé : les racines étaient anciennes. Lui-
même écrit:
« A peine l'œuvre des oratoires commença-t-elle, en 1841,
que plusieurs pieux et dévoués prêtres et laïcs vinrent aider à
cultiver la moisson qui déjà paraissait abondante dans le sec-
teur des jeunes en péril. Ces collaborateurs ou coopérateurs
furent en toute occasion le soutien des œuvres que la divine
Providence nous confiait. »
Adieu à don Borel
Don Bosco rappelle d'abord les prêtres. Nous les avons
nous aussi rencontrés au fil de son histoire. D'abord dans
son oratoire migrant, puis au Valdocco. Il y eut des diver-
gences sur ses idées « folles » puis sur son attitude « politi-
que ». Mais l'amour concret pour la jeunesse surmonta les
obstacles et les barrières. Pietro Meria, Luigi Nasi, Leonardo
Murialdo, Ignazio et Giuseppe Vola, Giacinto Carpano et
spécialement don Cafasso, et le « petit père » don Borel
seront liés pour toujours à l'œuvre de don Bosco.
Le « petit père » ferma les yeux sur cette terre le 9 sep-
tembre 1873. Don Bosco pleura près de celui qui s'éteignait.
Il dit : « Il avait l'air d'un prêtre de rien du tout et, au con-
traire, dix bons prêtres n'auraient pas fait tout le bien que
fit ce grand ouvrier de Dieu. »
En mourant, il ne laissa même pas le nécessaire pour sa
sépulture. Mais don Bosco savait combien de fois il avait
vidé son porte-monnaie dans ses mains sans s'occuper de
savoir si c'était de la petite monnaie ou des napoléons en or.
Les directeurs salésiens, appelés par don Bosco pour les
funérailles, portèrent son cercueil sur leurs épaules. Les
abbés, les jeunes, la fanfare de l'oratoire l'accompagnèrent
au cimetière. C'étaient ces prêtres, ces abbés, ces jeunes à
propos desquels don Bosco disait en 1844 : « Et pourtant ils
existent puisque je les vois. »
363

37.4 Page 364

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Hommes et femmés de bonne volonté
Auprès des prêtres, les laïcs. Certains appartenaient à des
familles aristocratiques : le comte Cays (qui deviendra salé-
sien et prêtre à un âge avancé), le marquis Fassati de Mon-
temagno, le comte Callori di Vignale, le comte Scarampi di
Pruney. D'autres étaient de simples ouvriers ou commer-
çants. Don Bosco _rappelait avec beaucoup de reconnaissance
un quincaillier, Giuseppe Gagliardi, qui consacrait aux jeunes
de l'oratoire son temps libre et ses économies.
La coopération de ces laïcs était variée. Don Bosco leur
demandait surtout d'être disponibles pour « faire le caté-
chisme », le dimanche et les jours fériés du carême. Certains
l'aidaient aussi pqur les cours du soir et la surveillance des
jeunes. ff'autres c!ierchaient un bon travail pour ses garçons
et particulièrement pour ceux sortis de prison.
Il n'y avait pa~ que les hommes. Nous avons déjà fait
allusion aux « mamans » qui travaillaient à l'oratoire :
maman Marguerite, la maman de don Rua, celle de Michel
Magon, la sœurAde maman Marguerite, la mère du chanoine
Gastaldi.
Cette dernière s'était elle-même chargée de faire laver le
linge des garçons et de le distribuer chaque samedi. « C'était
vraiment nécessaire, disait don Bosco. Parmi ces pauvres
gosses, il y en avait qui ne pouvaient jamais changer cette
saleté de chemise qu'ils avaient sur le dos et ils étaient telle-
ment sales qu'aucun patron ne voulait les accueillir dans son
atelier. »
Le dimanche « madame » Gastaldi réunissait les enfants
et, « comme un général d'armée », inspectait minutieusement
les habits et la propreté de chacun, y compris les lits, qui
souvent devenaient de petites et odorantes tanières.
Beaucoup ne coopéraient pas avec de l'action, mais avec
de l'argent. Un prêtre donnait pour les garçons les plus pau-
vres toutes les sommes qu'il recevait de parents fortunés.
Un banquier versait régulièrement une pension, comme s'il
avait été un « récupéré » de don Bosco. Un artisan apportait
régulièrement ce qu'il mettait de côté.
Les Salésiens externes : recalés
Don Bosco est de plus en plus persuadé qu'il aurait été
opportun de rassembler ces collaborateurs en une association.
Il fait une première tentative en 1850, réunissant sept
hommes de confiance « tous catholiques et laïcs ». Ce fut
sans succès.
En 1864, nouvelle tentative. En présentant les Règles de sa
364

37.5 Page 365

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société à Rome, il y avait introduit un « chapitre » qui fit
grimacer plusieurs monseigneurs. Il parlait de « Salésiens
externes ». N'importe qui, même vivant dans sa famille,
aurait pu devenir Salésien. Pas de vœux à émettre, mais col-
laboration au travail des Salésiens pour les garçons pauvres.
A l'article 5, il prévoyait carrément que tout Salésien sorti de
la congrégation « pour motif valable», en serait devenu
« un membre externe ».
Le chapitre fut refusé à l'examen. Avec son entêtement de
Piémontais, don Bosco le représenta, d'abord modifié, puis
en appendice. Il n'y eut pas moyen. Pour obtenir l'approba-
tion des Règles (il l'aura en 1874)~ il dut se résigner à le
retirer. Aujourd'hui, il serait peut-être considéré comme
« une intuition géniale ».
Le projet des « Salésiens externes » étant reppoussé, don
Bosco se met immédiatement à travailler à quelque chose de
similaire. En 1874, il trace les grandes lignes d'une Union de
Saint-François-de-Sales. Les directeurs qu'il consulte manifes-
tent peu d'enthousiasme. Cela ressemblait à l'une de ces con-
fréries comme il y en a tant. Don Bosco secoue la tête :
« Vous ne me comprenez pas. Mais vous verrez que cette
union sera le soutien de notre société. Pensez-y. »
Don Bosco assignait trois buts principaux à l'union :
- faire du bien à soi-même en exerçant la charité envers
le prochain, spécialement à l'égard des enfants pauvres et
abandonnés ;
- participer aux œuvres de piété et de religion qu'accom-
plissent les Salésiens ;
- recueillir les enfants pauvres, les instruire dans sa pro-
pre maison, les défendre contre les dangers.
Les coopérateurs salésiens
En 1876, il trouve la formule définitive. Il nomme la
pieuse union de ses collaborateurs « coopérateurs salésiens ».
Il écrit et imprime rapidement leur règlement et l'envoie au
Pape pour l'approbation. Elle revient avec un « bref» (lettre
pastorale) de Pie IX le 9 mai 1876.
Les buts sont identiques à ceux de la liste dressée deux
ans plus tôt : faire du bien à soi-même par une vie chré-
tienne engagée, aider les Salésiens dans leur entreprise, écar-
ter les dangers qui menacent la jeunesse.
Les moyens sont les mêmes que ceux des Salésiens : caté-
chismes, exercices spirituels, souci des vocations sacerdotales,
diffusion de la bonne presse, prières et aumône.
Ce dernier mot a causé beaucoup d'équivoques. Certains
Salésiens réduisirent en fait l'activité des coopérateurs à l'aide
365

37.6 Page 366

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financière à leurs œuvres. Don Bosco protesta énergiquement
contre cette dépréciation du coopérateur.
« Il faut bien comprendre le but de la pieuse union, dit-il
à Toulon en 1882. Les coopérateurs salésiens ne doivent pas
uniquement recueillir des dons pour nos œuvres, mais aussi
s'efforcer par tous les moyens de coopérer au salut de leurs
frères et spécialement des jeunes. »
Dans ses voyages en Italie et à l'extérieur, don Bosco se
donna beaucoup de mal pour augmenter l'effectif de ses coo-
pérateurs. « Gênes ét la Ligurie lui fournirent de gros contin-
gents - écrit Morand Wirth. En France, Nice devint un
centre important à cause du caractère cosmopolite de la ville.
A Marseille, les coopérateurs étaient si fervents que don
Bosco avait avec eux l'impression de se trouver en famille. »
En Espagne, vécut une des plus originales figures de coo-
pératrice : madame Dorotea de Chopitea. Elle devint la
« mère des œuvres salésiennes » ; sa cause de béatification a
été introduite.
Le Bulletin salésien arrive même à Sotto il Monte
Don Bosco voulut donner aux coopérateurs un instrument
qui servît à les garder unis entre eux et avec le centre des
œuvres salésiennes. Ce fut le Bulletin salésien, périodique
mensuel. Le premier numéro parut en août 1877.
Don Bosco tenait tant au Bulletin qu'il en prépara person-
nellement les premiers numéros. Quand cela lui fut impossi-
ble, il priva ses collègues d'un excellent directeur pour le lui
confier : don Giovanni Bonetti (qui fit partie du Chapitre
supérieur). Quand on lui demandait à qui l'envoyer, don
Bosco répondait : « A qui le veut et à qui ne le veut pas. »
Dans le Bulletin salésien furent publiées les premières let-
tres des missionnaires salésiens, passionnément lues par les
jeunes et les adultes. ·
·
La première Histoire de l'oratoire de don Bosco y fut
publiée en plusieurs livraisons et attendue, elle aussi, avec
une très vive curiosité. On y lit régulièrement les nouvelles
des œuvres salésiennes à travers le monde, les grâces les plus
importantes de Marie-Auxiliatrice.
Cette modeste revue mensuelle pénètre partout, gagnant
beaucoup d'amis à don Bosco et à ses œuvres. Le Pape Jean
XXIII, né à Sotto il Monte, rappelait : « Mes premières
années furent égayées et protégées par la chère image de
l'Auxiliatrice. Oh ! une reproduction bien simple : un décou-
page dans le Bolletino salesiano que le grand oncle Zaverio
recevait et nous lisait à tous avec une ardeur impétueuse. La
pieuse image se trouvait à la tête du lit. Que de prières et
366

37.7 Page 367

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quelle confiance devant cette humble image ! Et Marie-
Auxiliatrice m'a toujours aidé. »
En 1884, en parlant avec don Lemoyne, don Bosco lui
révéla une idée qui, petit à petit, était devenue de plus en
plus claire pour lui : « Le vrai but des coopérateurs n'est
pas d'aider les Salésiens, mais de prêter assistance à l'Église,
aux évêques, aux curés, sous la haute direction des Salésiens. »
« A la mort de don Bosco en 1888, écrit Morand Wirth,
une chose était évidente : la force apostolique de la modeste
congrégation salésienne avait été décuplée grâce à l'aide fra-
ternelle de ses coopérateurs. Beaucoup d'entre eux méritent
d'être considérés de fait, sinon juridiquement, comme de
vrais Salésiens dans le monde. »
367

37.8 Page 368

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44
Francesco, Eusebio, Filippo,
Michele et beaucoup d'amis
En 1870, don Bosco a cinquante-cinq ans accomplis. Sa
vie, qui a été nerveuse et vivace comme un torrent de mon-
tagne dans les premières décennies, s'élargit et devient un
fleuve majestueux. Les dix-huit dernières années de son exis-
tence, enregistrées minutieusement dans les quintaux de docu-
ments et de témoignages, ont été condensées en neuf volumes
de Memorie Biografiche (Mémoires pour une biographie) ;
neuf volumes dont deux ont plus de 1 000 pages.
Il est clair que chaque biographe de don Bosco doit utili-
ser impérativement le verbe << éliminer ». Les faits, les ren-
contres, les allocutions aux garçons, les songes sont tou-
chants et très humains ; on regrette d'en laisser de côté des
dizaines et des dizaines. Et malgré cela, le compte des pages
disponibles étant établi, nous devons encore nous résigner à
tailler et à élaguer vigoureusement.
Mais dans ce chapitre, nous prenons une petite revanche.
Nous racontons « en roue libre » certains des faits, certaine:;
des rencontres de ces années qui nous ont le plus frappé, en
nous excusant si nous n'arrivons pas à les relier par un fil
« logique ». La vie, d'ailleurs, n'utilise pas toujours la logi-
que comme sa route principale.
« J'ai volé deux pains »
Août 1872. La cloche sonne et une troupe énorme de jeu-
nes sort à toute vitesse des classes et des ateliers en criant :
« La croûte ! La croûte ! »
Deux boulangers, au fond de la cour, ont placé quatre
énormes paniers d'osier, remplis de petits pains frais et qui
sentent bon. On crie : « Un par personne ! pas plus ! »
Francesco Piccollo, un garçon de onze ans, arrivé depuis
peu de temps de Pecetto Torinese, regarde toute cette cohue
et attend son tour. Il a mangé pas mal de minestra (soupe)
à midi mais, au fil des heures, l'appétit s'est réveillé. Il
pense donc qu'une seule pagnotte (petit pain) ce n'est pas
beaucoup pour sa faim. Il faudrait au moins doubler la
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37.9 Page 369

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ration. Mais l'oratoire est pauvre et, de plus, le pain est
rationné cette année-là (1872).
Pendant qu'il réfléchit à tout ça, il remarque certains
camarades qui, après avoir empoché une première pagnotte,
se remettent tranquillement dans la file et en reprennent une
deuxième, puis une troisième sans que personne s'en aper-
çoive.
« Moi aussi, raconta plus tard François, je me laissai alors
vaincre par l'appétit : je volai deux pagnottes et je fuis der-
rière les arcades pour les manger avec avidité. Puis, le
remords m'envahit.
J'ai volé, pensai-je. Comment oserai-je demain faire la
communion ? Je dois me confesser !
Mais mon confesseur était don Bosco et je devinais com-
ment il allait souffrir d'apprendre que j'avais volé. Comment
faire ? Pas tellement pour la honte que pour ne pas déplaire
à don Bosco, je me sauvai par la porte de l'église et je filai
tout droit vers le sanctuaire de la Consolata qui n'est pas
loin.
J'entrai dans l'église plutôt sombre, je choisis le confes-
sionnal le mieux caché et je commençai ma confession :
"Je viens me confesser ici parce que j'ai honte de me
confesser à don Bosco !" (Je n'étais pas obligé de dire cela,
mais j'étais tellement habitué à la sincérité que cela me parut
important). Une voix me répondit :
"Parle. Don Bosco n'en saura jamais rien."
C'était la voix de don Bosco ! Miséricorde ! J'avais des
sueurs froides. Si don Bosco est à l'oratoire, comment peut-
il être ici ? Est-ce un miracle ? Non, pas de miracle. Don
Bosco avait été invité, comme d'habitude, à confesser à la
Consolata et j'étais justement tombé sur celui que je voulais
fuir.
"Parle, mon cher petit bonhomme. Qu'est-ce qui t'est
arrivé ?"
Je tremblais comme une feuille.
"J'ai volé deux pains.
- Et ils t'ont fait du mal ?
-Non.
- Alors, ne te tourmente pas. Tu avais faim ?
- Oui.
- Faim de pain et soif d'eau, c'est une bonne faim et une
bonne soif : quand tu auras besoin de quelque chose,
demande-le à don Bosco. Il te donnera tout le pain que tu
voudras. Mais rappelle-toi : don Bosco préfère que tu aies
confiance en lui, plutôt que de lui faire croire que tu es
innocent. Si tu lui fais confiance, il pourra t'aider, mais
avec ton semblant d'innocence tu pourras glisser et tomber et
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37.10 Page 370

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personne ne te tendra la main. La richesse de don Bosco,
c'est la confiance de ses enfants ; ne l'oublie jamais, Fran-
cesco.''
L'année suivante, je me trouvais en cinquième et un jour,
pendant le repas, on me dit que ma mère m'attend au par-
loir. Je la trouve en pleurs :
"Maman, qu'est-ce qui farrive ?
- Rien, Cecchino, rien. Mais tu vois, nous sommes pauvres
et l'économe m'a dit que si nous continuons à ne pas payer
la pension, il sera obligé de te renvoyer.''
Elle pleurait sous cette menace et je la quittai en larmes
car je devais aller en classe. Mais à la récréation de l'après-
midi, je la revis qui m'attendait à la conciergerie, cette fois
heureuse et souriante. Elle me dit :
''Tu vois, Cecchino, maintenant je ne pleure plus. Je suis
allée voir don Bosco et il m'a dit : « Ma bonne dame, dites
à votre garçon, si l'économe le met à la porte, qu'il rentre
par l'église et vienne me voir. Don Bosco ne le renverra
jamais.''
Puis maman m'embrassa et partit. Le soir même l'éco-
nome me fit appeler et moi, épouvanté, avant de me présen-
ter à lui je filai chez don Bosco. Je frappai à sa porte : -
"Qui est là ?
- C'est moi, Piccollo Francesco.
- Entre, entre donc. Alors, François ?"
Il prit une feuille de papier :
''Ta maman doit combien de mois de pension ?''
Je lui dis le nombre et don Bosco avec délicatesse écrivit
un reçu pour la pension de toute l'année et il signa. Per-
sonne ne s'aperçut de sa générosité, même pas l'économe
auquel je portai le reçu. Je restai confondu beaucoup plus
par la façon délicate dont il m'avait aidé que par le geste
lui-même.
Trois années passèrent. J'étais alors en seconde. Un jour
que nous, les plus grands, nous entourions don Bosco et
marchions avec lui sous les portiques, je voulus lui parler à
lui tout seul, mais je n'osai pas le lui demander. Comme
d'habitude il s'en rendit compte, me prit à part sans explica-
tion et me dit :
"Tu voudrais me dire quelque chose, je crois ?
- Vous avez deviné. Mais je ne voudrais pas que les autres
entendent.''
Et je lui murmure à l'oreille :
"Je veux vous faire un cadeau. Je crois qu'il vous plaira.
- Et quel cadeau veux-tu me faire?
Recevez-moi parmi vos Salésiens !''
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38 Pages 371-380

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38.1 Page 371

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Don Bosco sourit :
"Et qu'est-ce que tu veux que je fasse d'un drôle de type
comme toi ?''
Puis subitement il devient sérieux et me dit :
"Merci, Francesco. Tu ne pouvais pas me faire un cadeau
plus agréable. Je l'accepte, pas pour moi, mais pour t'offrir
et te consacrer tout entier au Seigneur et à Marie-
Auxiliatrice''. »
Francesco Piccollo devint Salésien et prêtre, travailla pl us
de trente ans en Sicile, comme enseignant, directeur, puis
responsable des œuvres salésiennes de sa province religieuse.
Il vécut jusqu'en 1930.
Eusebio Calvi, de Palestro
Dans cette même année 1872, un autre brave garçon,
Eusebio Calvi, de Palestro, était préoccupé car ses parents
ne pouvaient payer la pension. Don Bosco le voit triste et lui
demande:
« Qu'est-ce que tu as, Eusebio ?
- Ah ! don Bosco, mes parents ne peuvent plus payer la
pension et je suis obligé d'interrompre les études.
- Mais, est-ce que tu n'es pas l'ami de don Bosco ?
- Oh si!
- Alors, l'affaire s'arrange facilement. Écris à ton papa
qu'il ne s'occupe plus du passé et, pour l'avenir, qu'il paie
ce qu'il peut.
- Mon père voudra connaître un chiffre précis, parce
qu'il veut s'engager à donner tout ce qu'il peut.
- Jusqu'à aujourd'hui, la pension était de combien ?
- Douze lires par mois.
- Écris-lui que nous la fixons à cinq. Et qu'il paiera s'il
peut. Viens dans mon bureau que je te fasse un billet pour
l'économe. »
Eusebio Calvi devint aussi Salésien et prêtre, travailla en
Calabre et en Sicile et vécut jusqu'en 1923. « Combien de
milliers de garçons, écrit don Amadei, reçurent ces marques
d'affection de don Bosco ! »
Don Bosco désagréablement surpris
Quand don Bosco arriva à Lu au cours des randonnées
d'automne (nous l'avons raconté au chapitre 37), dans la
cour de la famille Rinaldi, il fit une caresse à un petit bon-
homme de cinq ans : Filippo.
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Lorsqu'il a dix àns, le nom de don Bosco revient ricocher
sur sa vie. Au pays de Mirabello, à une portée de fusil de
Lu, don Bosco a ouvert le « petit séminaire ».
Le garçon, robuste et gentil, prend son paquet sous son
bras, embrasse sa maman et s'en va au collège dans la car-
riole du père. Il a le cœur un peu serré comme tous les
enfants qui, pour la première fois, quittent la maison. Mais
il est sérieux et réfléchi et comprend que ce sacrifice peut
ouvrir à son existence d'autres horizons que les champs et
les vignes du papa.
Il a comme enseignant l'abbé Paolino Albera. Il écrira :
« Pour moi, don Albera fut un ange gardien. C'est lui qui
fut chargé de veiller sur moi et il le fit avec tant de charité
que je m'en étonne à chaque fois que j'y pense. » Malheu-
reusement, il n'y a pas que don Albera. Un autre surveillant
a des manières plutôt rudes qui font de la peine.
Don Bosco vient deux fois de Turin pour visiter le petit
séminaire ; il parle longuement avec Filippo. Ils deviennent
amis.
Au printemps, hélas ! c'est le drame. Filippo est fatigué
par les études intenses des mois d'hiver. Un jour où il est
particulièrement tendu, le surveillant aux manières brutales le
contrarie d'une façon maladroite. Filippo ne s'emporte pas.
Il va droit chez le recteur lui annoncer qu'il veut retourner à
la maison. On prend cela pour un coup de tête, mais c'est
sérieux. Filippo a pris sa décision et personne n'est capable
de le faire changer d'avis.
Quand don Bosco rèvient à Mirabello pour la troisième
fois cette année-là, il apprend que Filippo Rinaldi est rentré
dans sa famille. Il est désagréablement surpris. Il lui écrit
une lettre à Lu, dans laquelle il le prie de revenir sur sa
décision.
Pendant les années suivantes, Filippo recevra de don
Bosco des lettres de ce genre : « Rappelle-toi, Filippo, que
les maisons de don Bosco sont toujours ouvertes pour toi. »
Rarement don Bosco a autant insisté. C'est comme s'il
voyait quelque chose de précis dans l'avenir de ce jeune
homme qui, tout en restant son ami, ne veut rien entendre.
1874. Filippo à dix-huit ans et don Bosco vient le trouver
à Lu. Au même moment à la maison se présente une pauvre
femme. Elle marche avec des béquilles et elle a un bras
malade. Elle est venue pour supplier don Bosco de la guérir.
Le saint lui donne la bénédiction de Marie-Auxiliatrice et
cette femme, sous les yeux de Filippo, jette ses béquilles et
retourne chez elle, guérie. Il est très impressionné, mais à
une ennième invitation de don Bosco, il répond non. Ce
« non » il le regrettera toute sa vie : « Que le Seigneur et la
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38.3 Page 373

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Madone fassent qu'après avoir tant résisté à la grâce dans le
passé, dira-t-il un jour avec humilité, je n'aie plus à en abu-
ser à l'avenir. »
Ce « non » répondu à don Bosco deviendra pour Filippo
le premier d'une série. Il commence à dire non à la prière ;
non à sa mère qui lui reproche de nouer des amitiés dange-
reuses, au curé qui l'invite à fréquenter l'église un peu plus
souvent. Une vraie « crise religieuse » qu'il surmontera grâce
aux prières de sa mère.
Quand don Bosco livre bataille
1876. Filippo Rinaldi a vingt ans. Les parents d'une jeune
fille viennent chez le papa Cristoforo pour présenter une
demande en mariage. Mais de Turin don Bosco arrive aussi,
décidé à livrer bataille pour emmener Filippo avec lui.
L'entrevue est longue et décisive. Avec la ténacité naturelle
des paysans, Filippo expose toutes ses objections. Mais don
Bosc aussi est un paysan et, avec calme, il les réfute l'une
après l'autre. Il a découvert dans son interlocuteur l'étoffe
d'un grand Salésien et il ne veut pas le laisser échapper. « Il
me gagnait petit à petit, écrira Filippo. Mes parents me lais-
sèrent libre et mon choix tomba sur don Bosco. »
Novembre 1877. Filippo Rinaldi part à Sampierdarena
(près de Gênes), où don Bosco a ouvert une maison pour les
« vocations tardives ». A vingt et un ans, le paysan de Lu
réapprend la grammaire italienne et la grammaire latine. Les
premiers temps sont très durs. Sur le premier devoir, en
même temps qu'un cimetière de croix rouges et bleues, il y a
une note humiliante. Malgré cela, avec la même ténacité
qu'il a mise à résister si longtemps à don Bosco, il va jour
après jour gravir la route pénible des études.
Le directeur à Sampierdarena est ce don Paolino Albera
dont il était enchanté à Mirabello. Dans les moments ingrats
il trouvera du réconfort auprès de lui. « Un jour, je lui dis
que je craignais de faire une bêtise en m'enfuyant. Il me
répondit : Et moi j'irai te chercher. »
13 août 1880. Agenouillé aux pieds de don Bosco, Filippo
prononce les vœux de pauvreté, chasteté et obéissance. Il est
salésien. Il a vingt-quatre ans.
En automne commence sa montée au sacerdoce. Il reçoit
les ordres mineurs, le sous-diaconat, le diaconat. Un détail
surprend : Filippo n'avance pas parce qu'il le veut, mais
parce que don Bosco, dans lequel il a une confiance absolue,
le lui commande. Il racontera : « Don Bosco me disait : tel
jour tu passeras tel examen, tu recevras tel ordre. J'obéissais
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38.4 Page 374

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au fur et à mesure. » Jamais don Bosco n'avait agi de cette
manière avec une autre personne : il recommandait, il invi-
tait, mais il faisait en sorte que ce soit la personne qui
décide. Il devait lire très clairement dans le futur de ce jeune
homme.
La veille de Noël 1882, don Filippo Rinaldi célèbre sa pre-
mière messe. Don Bosco lui demande en l'embrassant : « Et
maintenant, tu es content ? » La réponse est à vous faire
tomber les bras : « Si vous me gardez avec vous, oui. Sinon,
je ne saurais pas quoi faire. »
Mais quelques mois plus tard, don Costamagna revient des
missions d'Amérique du Sud et don Filippo, transporté
d'enthousiasme pour la première fois, demande à don Bosco
de partir dans les missions. Cette fois-ci, c'est au tour de
don Bosco de dire no'n :
« Tu resteras ici. En mission, tu enverras les autres. »
Le premier successeur de don Bosco à la tête de la con-
grégation salésienne sera don Rua ; le second don Paolino
Albera ; le troisième sera don Filippo Rinaldi. Le vieux don
Francesia dira de lui : « De don Bosco il lui manque seule-
ment la voix. Tout le reste il l'a. »
Le chanoine qui se reposait
En 1872, don Bosco se rend à Gênes pour une visite
rapide. Don Amadei raconte :
« Entre autres visiteurs, le chanoine Ampignani qui· habi-
tait à Marassi et l'avait aidé à acheter le collège d' Alassio,
vint le voir. Don Bosco lui demande :
''Et maintenant, qu'est-ce que vous faites ?
- Moi ? Rien, je me repose.
- Comment, vous vous reposez ? Vous êtes en bonne
santé et encore jeune.
- J'ai travaillé pendant de nombreuses années en Améri-
que et maintenant je me repose.''
Don Bosco devint très sérieux :
"Et vous ne savez pas que le repos du prêtre se prend au
paradis ? Et que nous rendrons à Dieu un compte extrême-
ment strict du temps perdu ?''
Le chanoine accusa tellement le coup qu'il ne savait plus
de quel côté trouver la sortie. Le lendemain, il revint à la
maison salésienne et demanda au directeur qu'il le fasse
jouer de la musique, faire la classe de chant, prêcher :
"Don Bosco, s'écria-t-il, m'a dit des paroles terribles !"
Il rencontra aussi le supérieur général des Minimes (Petits
Frères) de Saint-François-de-Paule, un homme très savant qui
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38.5 Page 375

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faisait office de curé de paroisse. L'ayant salué respectueuse-
ment, don Bosco lui dit :
''Quel travail vous devez avoir comme supérieur général
de votre ordre !
- En vérité bien peu et même rien. Nous sommes peu
nombreux vous savez !
- Combien de novices avez-vous ?
-Aucun.
- Et combien d'étudiants ?
- Personne.
- Comment ? - le visage de don Bosco devint grave ; sa
voix vibrait. Et vous ne faites rien pour empêcher que meure
un ordre qui a si bien mérité de l'Eglise, qui n'a pas encore
pu atteindre le but pour lequel son fondateur l'a créé et qui
possède encore tant de prophéties glorieuses qui doivent se
réaliser ?
- Mais nous n'avons pas de vocations !
- Mais vous, si vous ne trouvez pas de vocations en Ita-
lie, allez en France, en Espagne, en Amérique, en Océanie.
Vous avez une responsabilité extrêmement grave, un compte
sévère à rendre à Dieu. Que de fatigues, que de souffrances
saint François de Paule n'a-t-il pas dû supporter pour fonder
son ordre? Et vous accepteriez que soient perdues tant de
prières, tant de fatigues, tant d'espérances ?"
Le bon Père général était comme anéanti. Il promit de
faire de son mieux pour trouver de nouvelles vocations. »
Petits maçons de l'oratoire du dimanche
Celui qui regarde la vie de don Bosco à cette époque peut
avoir l'impression que l'oratoire des dimanches, qui a vécu
avec lui des années glorieuses, a disparu de l'horizon. Il n'en
est rien. Bien sûr, don Bosco est accaparé à 90 OJo par la
grande maison des étudiants et artisans qui abrite 800 gar-
çons et par les autres œuvres salésiennes qui se sont multi-
pliées. Mais il n'oublie pas « son » oratoire. Les témoignages
ne sont pas nombreux, mais ils sont suffisants pour illustrer
aussi ce secteur.
« Je suis arrivé à l'oratoire pendant le carême de 1871,
raconte Enrico Angelo Berna. Je venais de Magnano Biellese
et je me consumais à travailler comme maçon. A l'occasion
de la première fête, je me rendis à l'oratoire de don Bosco,
comme mon curé nous l'avait recommandé, à moi et aux
autres garçons quittant le pays. Cela me pl ut. Chaque année,
e~ retournant à Turin, de mars à novembre, je continuai à
fréquenter l'oratoire, jusqu'à ce que je parte soldat.
L'entrée de l'oratoire à cette époque était à gauche du
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38.6 Page 376

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sanctuaire de Marie-Auxiliatrice. L'entrée était un grossier
portail de planches. Trois ou quatre prêtres -et quelques
abbés étaient avec nous. Don Bosco venait ordinairement le
matin à la messe, l'après-midi pour le catéchisme.
La deuxième année que je vins à Turin, je fis ma première
communion à l'oratoire. Tous avaient un vêtement propre.
Ceux qui ne pouvaient pas l'obtenir de leur famille le rece-
vaient de don Bosco. C'est lui qui célébra la messe dans
l'église Saint-François et nous donna la communion. En-
suite, à la sortie de l'église, une table était préparée pour
nous : pain, fromage, saucisson. Don Bosco passa nous
offrir un petit coup de vin qu'il versa dans le verre de cha-
cun. Il distribua aussi des gâteaux.
Quand un jeune avait sa veste, son pantalon, ses chaussu-
res abîmés, don Bosco distribuait vêtements ou chaussures,
éventuellement racommodés, mais convenables. Ce qui nous
attirait à l'oratoire c'était le carrousel, le pas-de-géant, les
cadeaux que nous recevions. Et la musique de la fanfare
nous attirait bien aussi. »
Cette même année 1871, Francesco Alemanno, un jeune
ouvrier de Villa Miroglio venu à Turin avec toute sa famille,
commença à fréquenter l'oratoire du dimanche. Le premier
jour où il y alla, il rencontra don Bosco. Après les offices,
une petite loterie eut lieu et Alemanno gagna une cravate.
Don Bosco la lui mit autour du cou et lui demanda :
<< Comment t'appelles-tu ?
- Francesco Alemanno.
- Il y a longtemps que tu viens à l'oratoire ?
- C'est la première fois.
- Et tu connais don Bosco ? »
Le garçon parut embarrassé, puis il leva timidement les
yeux:
« Don Bosco, c'est vous.
- Tu connaîtras bien don Bosco si tu le laisses faire du
bien à ton âme.
- C'est justement ce que je cherche, un ami qui prenne
soin de moi.
- Quelle merveille ! Ce soir, tu as gagné une cravate et
moi, avec cette cravate, je vais si bien t'attacher à l'oratoire
que tu ne pourras plus t'en éloigner. »
Francesco devint effectivement un ami de don Bosco. De
l'oratoire, il passa à la congrégation salésienne.
Petits maçons, distributions de vête-ments aux plus pauvres,
conversation à tu et à toi avec les garçons : c'est toujours
376

38.7 Page 377

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l'oratoire de don Bosco qui continue à vivre et à prospérer à
l'ombre du sanctuaire.
Don Bosco en confie la direction pendant quelques années
à don Barberis. Puis, pendant de longues années à don
Pavia, aidé par le légendaire coadjuteur Giovanni Garbel-
lone. Cet homme, avec un tempérament un peu excentrique et
bizarre, fut une preuve vivante de l'extraordinaire pouvoir
éducatif de don Bosco qui sut mettre en valeur les dons
naturels même des tempéraments les plus démunis.
Pendant cinquante ans, Garbellone fut l'âme de l'oratoire
du dimanche. Dans un carnet, il gardait les six mille noms
des petits garçons qu'il avait préparés à la première commu-
nion. A partir de 1884, il devint maître de la fanfare qu'i1
dirigea d'une manière superbe jusqu'à 1928, l'année de sa
mort.
Don Bosco gagna son amitié par un geste d'une grande
confiance. Il lui mit dans la main trente mille lires pour
qu'il aille payer une dette ; quelque chose comme deux cent
cinquante mille francs. Garbello avait vingt-huit ans et c'était
un pauvre miséreux. Ce geste le toucha tellement qu'à partir
de ce jour il se serait jeté dans le feu pour don Bosco.
Michel Unia, paysan
Le 19 mars 1877, arrive à l'oratoire un paysan de vingt-
sept ans. Il s'appelle Michel Unia. Il dit à don Bosco qu'il
voudrait étudier pour devenir prêtre, mais pas salésien.
« Je voudrais retourner à Roccaforte di Mondovi, mon
pays.
- Mais si le Seigneur te voulait pour une plus grande
mission ?
- Si le Seigneur me fait comprendre que telle est sa
volonté ...
- Si Dieu me révélait ce que tu es seul à savoir de toi-
même, et que je te le disais ici, à toi, est-ce que cela te sem-
blerait un signe suffisant qu'il veut que tu sois prêtre salé-
sien ? »
Michel Unia ne savait pas s'il devait prendre la chose au
sérieux ou comme une plaisanterie. Il réfléchit, puis :
« Eh bien, dites-moi quelque chose que vous voyez dans
ma conscience ! »
Don Bosco lui dit tout. Il lui dressa la liste de ses bonnes
actions et de ses péchés, jusque dans les plus petits détails.
Unia croyait rêver :
« Et j'en connais encore plus que tu 'le crois. Tu avais
onze ans et, un dimanche, tu étais dans le chœur de ton
église, aux vêpres. Un de tes camarades, auprès de toi, dor-
377

38.8 Page 378

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mait avec la tête levée et la bouche ouverte. Tu avais des
prunes dans ta poche. Tu as cherché la plus grosse et tu l'as
laissée tomber dans la bouche ouverte de ce pauvre petit.
Sentant qu'il allait étouffer, il se leva et se mit à courir dans
tous les sens comme un fou. Il fallut interrompre les vêpres.
Tu riais à gorge déployée mais le prêtre te flanqua une
demi-douzaine de gifles. »
Michel Unia resta avec don Bosco. Ce fut le premier mis-
sionnaire salésien à se rendre parmi les lépreux de la Colom-
bie, dans un endroit perdu appelée Agua de Dios. Il vécut
au milieu de 730 malades frappés du terrible fléau. Par un
travail exténuant qui finalement eut raison de lui, il rendit
un visage à leur dignité d'hommes et de fils de Dieu.
378

38.9 Page 379

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Aller au loin
Entre 1871 et 1872, don Bosco fit un rêve dramatique. Il
l'a raconté, semble-t-il, d'abord à Pie IX, puis à quelques-
uns de ses Salésiens. Deux d'entre eux, don Barberis et don
Lemoyne en prirent note avec beaucoup de soin.
« Je crus me trouver dans une région sauvage et totale-
ment inconnue. C'était une immense plaine sans culture où
ne s'élevaient ni monts, ni collines. Sur l'horizon très loin-
tain, cependant, se dessinait le profil découpé de montagnes.
Je vis des hommes parcourir cette plaine. Ils étaient presque
nus, d'une taille extraordinaire et d'aspect féroce. Ils avaient
des cheveux longs et raides, couleur bronzée et noirâtre. Ils
étaient vêtus seulement de larges manteaux de fourrures
d'animaux qui leur descendaient des épaules. Comme armes,
ils se servaient d'une longue lance et d'une fronde.
Ces tribus d'hommes dispersés offraient au regard des scè-
nes différentes : certains couraient en chassant des fauves ;
d'autres passaient, portant des pièces de viande sanguinolente
piquées au bout de leurs lances. Les uns combattaient entre
eux ; d'autres luttaient contre des soldats habillés à l'euro-
péenne et le terrain était couvert de cadavres. A ce spectacle,
je frémis.
Et voilà qu'à l'horizon apparut beaucoup de monde :
d'après leur costume et leur façon d'agir, je compris qu'il
s'agissait de missionnaires de différents ordres. Ils s'avan-
çaient pour prêcher à ces barbares la religion de Jésus-
Christ. Je les observais bien, mais je n'en reconnus aucun.
Ils allèrent au milieu des sauvages. Les barbares, dès qu'ils
les virent se jetèrent sur eux pour les tuer. Sur la pointe de
leurs longues piques, ils accrochaient des trophées maca-
bres. »
D'autres volontaires prêts à courir le risque
« Après avoir vu ces scènes terribles, je me dis : "Com-
ment faire pour convertir des hommes aussi violents ?''
Et je vis à ce moment-là, dans le lointain, un groupe
d'autres missionnaires qui, précédés d'une bande de jeunes
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38.10 Page 380

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gens, abordaient les sauvages avec un visage joyeux. Je trem-
blais en pensant : « Ils vont se faire tuer. » Je m'approchai
d'eux, c'était des abbés et des prêtres. Je les fixai avec
attention et les reconnus pour nos Salésiens. Les premiers
m'étaient connus et bien que je n'aie pas pu reconnaître per-
sonnellement beaucoup d'autres qui les suivaient, j'eus le
sentiment qu'ils étaient aussi des missionnaires salésiens,
vraiment des nôtres.
« Comment cela se fait-il ? » me dis-je à moi-même. Je
n'aurais pas voulu les laisser avancer et j'étais là pour les en
empêcher. Je m'attendais à ce que, d'un moment à l'autre,
ils subissent le même sort que celui des premiers missionnai-
res quand je vis que leur arrivée faisait plaisir à toutes ces
tribus de barbares. Ils baissèrent leurs armes, abandonnèrent
leur air féroce et accueillirent les nôtres avec des marques de
politesse. Émerveillé, je me dis : « Voyons un peu comment
cela va finir ! » Et je vis que nos missionnaires s'avançaient
vers ces sauvages, les instruisaient et eux les écoutaient
volontiers. Il enseignaient et eux apprenaient avec attention.
Ils exhortaient et eux acceptaient et mettaient en pratique
leurs admonitions.
Je restai en observation : les missionnaires récitaient le
rosaire et les sauvages répondaient à leur prière. Un peu plus
tard, les Salésiens allèrent s'installer au milieu de cette foule
qui les entourait. Ils s'agenouillèrent. Les sauvages, leurs
armes déposées, plièrent eux aussi les genoux. Et voici qu'un
des Salésiens entonne : Louez Marie, ô voix fidèles. Ces fou-
les, d'un seul cœur continuèrent le chant avec une telle force
que moi, d'effroi, je m'éveillai. »
Ce rêve eut un grand poids dans la vie de don Bosco.
Lui-même affirmait : « Après ce rêve, je sentis renaître dans
mon cœur mon ancien désir d'apostolat missionnaire. »
Don Bosco avait commencé à penser aux missions quand
il était jeune étudiant, à Chieri. « Alors, dans le Piémont,
raconte don Lemoyne, l'Œuvre de la Propagation de la Foi
prenait des proportions gigantesques. Les écrits qui décri-
vaient les fatigues et les martyres des missionnaires étaient
lus avec avidité. Et Jean Bosco éprouvait un intense désir de
se consacrer aux missions étrangères. »
Le Concile Vatican 1 (1869-1870) contribua sérieusement
au développement des missions. Mettant à profit leur voyage
en Italie (où le clergé était très nombreux en comparaison de
celui de leurs missions), les évêques des deux Amériques,
d'Afrique et d'Asie cherchèrent à enrôler des prêtres et des
sœurs pour leurs territoires.
Au Valdocco arrivèrent aussi des demandes concrètes. Mgr
380

39 Pages 381-390

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39.1 Page 381

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Barbero demanda à don Bosco des sœurs pour Hyderabad,
en Inde. Mgr Alemany, évêque de San Francisco en Califor-
nie, lui demanda d'ouvrir là-bas une école professionnelle.
Don Bosco répond par des offrandes, il ne pense pas encore
« concrètement » aux missions.
Un an après, don Bosco fait le songe de « l'immense
plaine et des hommes à l'aspect féroce », et il sent renaître
« l'ancien désir ». A partir de cet instant, il cherche quelle
est la région missionnaire destinée par la Providence à ses
Salésiens. Les demandes de fondations outre-mer continuent
d'arriver sur son bureau et il les examine avec une attention
bien différente.
Il cherchait un détail : deux fleuves et un désert
Il raconte : « Les hommes noirâtres du songe, je croyais
tout d'abord qu'il s'agissait d'Africains de l'Éthiopie. Mais
après avoir interrogé des personnes qui connaissaient ces
régions, et. lu des livres de géographie~ j'abandonnai cette
idée. Puis je m'arrêtai sur Hong-Kong, une île de la Chine.
Je m'informai encore sur l'Australie. De monseigneur Quinn,
je reçus des explications sur l'état de ces indigènes, mais sa
description ne correspondait pas avec ce que j'avais vu. Puis
j'orientai mon esprit sur Mangalore, sur Malabar.
En fin de compte, en 1874, le consul d'Argentine à
Savone, Gazzolo, dit un mot des Salésiens à l'archevêque de·
Buenos Aires. Il exprima le désir que les Salésiens se trans-
plantent en Argentine. Je me procurai alors des livres de
géographie sur l'Amérique du Sud et je les lus attentivement.
Chose étonnante, d'après ces livres et autres estampes dont
ils étaient illustrés, je reconnus parfaitement les sauvages et
la région vus en songe : la Patagonie, région immense au
sud de l'Argentine. »
Il y avait un détail que don Bosco cherchait obstinément
sur les carte3 de géographie, pour découvrir le « lieu désigné
par Dieu ». Don Amadei, un des biographes les plus atten-
tifs de don Bosco le rappelle : « Dans le champ d'apostolat
vu en songe, il avait noté deux fleuves à rentrée d,un très
vaste désert, qu'il ne réussissait pas à retrouver sur les cartes
qu'il examinait patiemment. Il s'agissait du Rio Colorado et
du Rio Negro en Patagonie ; il l'apprit seulement au cours
de son premier entretien à Turin avec le commandant Gaz-
zolo, consul d'Argentine à Savone. Je me rappelle avoir vu
moi-même un des vieux atlas examinés par don Bosco dans
lequel on lisait, au bas de l'Amérique du Sud, les mots :
Région des Patagons, où les habitants sont géants » (M.B.,
10.1273).
381

39.2 Page 382

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Réfléchissant sur ces événements, Pietro Stella commente :
« L'orientation de don Bosco est manifestement à la recher-
che d'un débouché pour l'expansion de ses œuvres hors
d'Europe. Il pense et rêve à la mission dans le sens le plus
strict, in partibus infidelium (dans les pays des infidèles : des
non-chrétiens) et dans le sens le plus romantique de l'épo-
que : chez les peuples cruels et sauvages... En Argentine, il y
avait des sauvages : mieux encore, "ses" sauvages... "Les
sauvages", parole magique qui provoquait l'intérêt et la curio-
sité... Une atmosphère de légende entourait les sauvages de
la Patagonie, décrits comme des géants par les plus anciens
explorateurs ; représentés encore au x1xe siècle, selon la fan-
taisie des illustrateurs de livres de voyages, comme des colosses
auxquels les Européens, avec leurs tricornes, arrivaient à
peine au-dessus de la ceinture, à peu près à la hauteur des
nouveau-nés indigènes. Sauvages qui, en 1864 encore, étaient
présentés dans le Dictionnaire des connaissances utiles, édité
à Turin, avec ''larges épaules, têtes énormes, cheveux noirs
et en broussaille, peu de barbe, physionomie sans expression
et d'une stature d'environ 6 pieds (près de deux mètres) qui
en fait probablement les hommes les plus grands du globe''.
Leur férocité était à l'image de leur territoire inculte, sans
arbre, inhospitalier, où soufflent des vents très violents, où ils
circulent sur des chevaux très rapides, armés du lasso, du bolo
et de lances qu'ils brandissent avec adresse. »
Une circulaire pour enrôler les volontaires
Une demande concrète arrive à l'archevêque de Buenos
Aires à la fin de 1874. « Les premières lettres, dit don
Bosco, je les lus au Chapitre de la congrégation le soir du
22 décembre. »
La proposition est double : prendre en charge à Buenos
Aires une paroisse habitée par des immigrés italiens, dédiée à
la Mère de la Miséricorde ; faire marcher à Saint-Nicolas un
collège de garçons terminé depuis peu. Saint-Nicolas était un
centre très important de l'archidiocèse de Buenos Aires.
Don Bosco répond en Argentine en exposant les trois
points de son programme :
- 11 enverra quelques prêtres à Buenos Aires pour y cons-
truire le poste de départ des Salésiens en Amérique. Ils
seront chargés « spécialement· de la jeunesse pauvre et aban-
donnée, des catéchismes, des écoles, des prédications, des
oratoires du dimanche » ;
- dans un second temps, les Salésiens prendront aussi en
charge l'œuvre de Saint-Nicolas ;
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39.3 Page 383

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- de ces deux premières bases, les Salésiens pourront
ensuite « être invités ailleurs ».
Dans ce troisième point, don Bosco enferme et en quelque
sorte cache son dessein de « rejoindre au plus vite les popu-
lations sauvages ».
De cette façon est définie en termes pratiques et concrets
une méthode particulière d'évangélisation missionnaire. Les
religieux de don Bosco ne se lanceront pas tout de suite au
milieu des tribus lointaines, mais ils créeront des bases en
territoire sûr, travaillant parmi les émigrés italiens extrême-
ment nombreux en Argentine et vraiment privés d'assistance
religieuse et morale. De là, ils partiront pour entreprendre
leurs tentatives apostoliques « de première ligne ».
Le 27 janvier 1875, le consul avertit don Bosco que ses
conditions ont été acceptées.
Don Ceria raconte : « Alors, le saint, sans laisser transpi-
rer quoi que ce soit dans la maison, prépara un beau coup
de théâtre. Le soir du 29 janvier, fête de saint François de
Sales, il fait rassembler les apprentis, les étudiants et les con-
frères dans la salle d'étude où est dressée une estrade. Don
Bosco y monte avec le consul dans son pittoresque uniforme,
les membres du Chapitre supérieur et les directeurs des mai-
sons salésiennes. »
A l'assemblée très attentive, don Bosco annonce qu'avec
l'approbation du Pape, les premiers Salésiens vont bientôt
partir pour les missions d'Amérique du Sud. Ces paroles ne
sus~itèrent pas de crainte pour les risques encourus et pour
une entreprise qui aurait pu paraître téméraire, mais un
enthousiasme indescriptible parmi les jeunes et les Salésiens.
« Un nouveau ferment avait été jeté parmi les élèves et les
jeunes Salésiens. Les vocations à la prêtrise vont se multi-
plier et les demandes d'inscription à la congrégation augmen-
ter sensiblement. L'ardeur missionnaire s'empare de tout le
monde. » Eugenio Ceria qui écrit ces paroles dans les Anna-
les de la congrégation commente : « Pour juger de l'impres-
sion produite, il faut nous reporter à cette période où la
congrégation avait encore l'air d'une famille étroitement ser-
rée autour de son chef. L'élan donné tout à coup ce jour-là
à l'imagination la porte à dépasser des horizons limités et
magnifie d'un seul coup la belle idée que l'on avait déjà de
don Bosco et de son œuvre. Une nouvelle histoire commen-
çait vraiment pour l'oratoire et la Société salésienne. »
Le 5 février, don Bosco annonce la première expédition
missionnaire à tous les Salésiens qui résident hors du Val-
docco. Sa circulaire prie les volontaires de présenter une
demande écrite. La date est fixée en principe pour le mois
d'octobre.
383

39.4 Page 384

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L'enthousiasme augmente partout. Presque tous posent
leur candidature pour les missions. Les mots « une nouvelle
histoire commençait » ne semblent pas excessifs.
Chef de l'expédition : le garçon des géants
Don Bosco organisera lui-même onze expéditio11s m1ss1on-
naires au cours de sa vie ; mais aucune ne dépassera
l'enthousiasme et la fièvre de la première.
Elle fut préparée dans les plus petits détails. Pour que ses
fils soient accueillis comme « des amis chez des amis », don
Bosco se met en contact avec des personnalités de Buenos
Aires. Pour qu'ils aient tout le nécessaire, il se tourne vers
les coopérateurs et il 'est lui-même surpris de leur générosité.
Les missionnaires qui partent devront faire connaître ce
que la jeune et petite congrégation a de meilleur. Parmi ceux
qui ont répondu à son appel (une foule nombreuse) don
Bosco choisit six prêtres et quatre coadjuteurs. Certains tour-
neront mal : don Bosco ne mettait pas toujours dans le
mille, pas plus qu'il ne captait toujours les lumières d'en-
haut.
Jean Cagliero sera le chef de l'expédition, ce garçon sur
lequel dans le passé il a vu un jour se pencher deux gigan-
tesques Indiens couleur de cuivre. A trente-sept ans, devenu
un prêtre robuste, jovial, intelligent et d'une activité exubé-
rante, don Cagliero se prépare à devenir, en Amérique,
l'homme de la situation. Il est difficile d'imaginer l'oratoire
sans lui : diplômé en théologie, il est professeur des jeunes
abbés, inimitable maître et compositeur de musique. 11 a la
responsabilité d'activités fort délicates, et dirige spirituelle-
ment plusieurs instituts religieux de la ville. Son départ cons-
tituera une absence très pénible.
Don Bosco l'a enrôlé pour l'expédition d'une manière
curieuse. Don Ceria raconte :
« Après être resté très pensif et silencieux, un jour de
mars, don Bosco dit à don Cagliero debout à côté de lui :
''Je voudrais envoyer un de nos plus anciens prêtres pour
accompagner les missionnaires en Amérique ; qui reste avec
eux là-bas pendant trois mois, jusqu'à ce qu'ils soient bien
installés. Les abandonner tout de suite sans un support, un
conseiller avec lequel ils soient en confiance, me semble une
chose un peu pénible.''
Don Cagliero répond :
"Si don Bosco ne trouvait personne d'autre et pensait à
moi pour cet office, je suis prêt.
- Ça va !'' conclut don Bosco.
384

39.5 Page 385

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Les mois passèrent sans qu'il fut fait allusion à cette con-
versation. Mais à l'approche de la date de départ, un jour
don Bosco lui dit à l'improviste :
"Pour le départ de l'Amérique, tu es toujours dans les
mêmes dispositions ? Peut-être l'as-tu dit en plaisantant?
- Vous savez bien qu'avec don Bosco je ne plaisante
jamais.
- Bon, dans ce cas-là, prépare-toi, c'est le moment."
Don Cagliero s'active pour commencer les préparatifs. En
quelques 'jours, en travaillant fébrilement, il met tout au
point. »
C'est ainsi qu'avec son habituelle et complaisante simpli-
cité, le premier et plus grand missionnaire salésien commence
sa mission. Les trois mois préparatoires dureront trente ans
au total.
Un autre prêtre de valeur qui part est don Fagnano, âme
de pionnier, ancien soldat de Garibaldi. Les quatre autres
prêtres sont Cassinis, Tomatis, Baccino et Allavena. Les qua-
tre coadjuteurs sont Scavini, maître menuisier, Gioia, cuisi-
nier et maître cordonnier, Molinari, maître de musique, et
Belmonte, administrateur.
Vingt souvenirs écrits au crayon
L'été fut consacré par les partants à l'étude de la langue
espagnole.
En octobre, don Cagliero les conduit à Rome pour rece-
voir la bénédiction du Pape. Pie IX, à peine entré dans la
salle, dit : « Pauvre vieux que je suis. Où sont mes petits
missionnaires ? Donc, vous êtes des fils de don Bosco et
vous allez prêcher l'Évangile en Argentine. Vous aurez un
grand espace pour faire du bien. Donnez l'exemple de vos
vertus au milieu de ces peuples. Je désire que vous deveniez
nombreux parce que le travail est immense et la moisson
surabondante parmi les tribus sauvages. »
Ils revinrent à Turin. Eugenio Ceria raconte : « Une expé-
dition de missionnaires au fond de l'Amérique, en 1875,
avait quelque chose d'épique aux yeux de ceux qui vivaient
dans ce petit coin perdu de Turin appelé Valdocco. On
regardait les partants comme de généreux champions qui
s'élançaient hardiment à la rencontre du mystère. En les
voyant tourner dans leur habit exotique on cherchait à les
approcher pour échanger quelques mots avec eux. »
Le 11 novembre 1875, dans le sanctuaire de Marie-
Auxiliatrice, don Bosco leur dit adieu. A 16 heures, l'église
est pleine à craquer. A la fin des vêpres, don Bosco monte
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39.6 Page 386

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dans la chaire et trace aux partants le programme de leur
action. En premier lieu, ils s'occuperont des Italiens émigrés
en Argentine :
« Je vous recommande avec une insistance particulière la
situation douloureuse de beaucoup de familles italiennes.
Vous trouverez un très grand nombre d'enfants et aussi
d'adultes qui vivent dans la plus déplorable ignorance de la
lecture, de l'écriture et de tout principe religieux. Allez, cher-
chez nos frères que la misère et l'infortune ont conduits sur
une terre étrangère... »
Puis, ils commenceront à évangéliser la Patagonie :
« Nous entreprenons une grande œuvre, non pas parce que
nous croyons convertir l'univers entier en quelques jours,
non. Mais qui sait ce que sera ce départ et si cette petite
graine ne donnera pas un grand arbre ? Qui sait si ce ne
sera pas comme un petit grain de mil ou de moutarde qui
va grandir et produire un grand bien ? »
A la fin, don Bosco embrasse fraternellement les partants.
L'émotion est grande, quand les dix missionnaires traversent
l'église en passant au milieu des jeunes et des amis. On se
serrait autour d'eux. Don Bosco arrive le dernier sur le seuil
de l'entrée. Le spectacle est grandiose : la place est envahie
par la foule ; de longues files de voitures attendent les mis-
sionnaires, les lumières des lanternes illuminent la nuit. Don
Lemoyne, auprès de don Bosco, lui dit :
« Don Bosco, c'est le commencement de l'Inde exibit glo-
ria mea. D'ici sortira ma gloire » ; voir chap. 38.)
- C'est vrai», répond don Bosco profondément troublé.
Ce sont des moments où l'on peut perdre le sens du réel.
Mais don Bosco a les pieds bien à plat sur la terre. Quel-
ques mois seulement plus tôt il avait déclaré : « Qu'est notre
oratoire du Valdocco dans le monde? Un atome. Et pour-
tant il y a tant à faire et, de ce petit recoin, voilà que nous
pensons à envoyer des gens ici et là. Oh ! bonté de Dieu ! »
Chaque partant a reçu un feuillet avec « vingt souvenirs
spéciaux » écrits par don Bosco. Il les avait rédigés au
crayon sur son carnet au cours d'un voyage en train et les
avait fait recopier par tous. C'est la quintessence de sa
façon de concevoir le missionnaire salésien. Voici les cinq
articles les plus significatifs :
1. Cherchez les âmes, mais pas l'argent, ni les honneurs,
ni les dignités.
2. Prenez un soin spécial des malades, des enfants, des
personnes âgées et des pauvres et vous gagnerez la bénédic-
tion de Dieu et la bienveillance des hommes.
12. Faites que le monde voie que vous êtes pauvres dans
votre vêtement, dans votre nourriture, dans vos maisons et
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39.7 Page 387

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vous serez riches devant Dieu et vous deviendrez maîtres du
cœur des hommes.
13. Entre, vous aimez-vous, conseillez-vous, corrigez-vous
mais n'ayez ni jalousie, ni ressentiment ; au contraire, que le
bien de l'un soit le bien de tous ; que les peines et les souf-
frances de l'un soient considérées comme les peines et les
souffrances de tous et que chacun s'efforce de les- guérir ou
au moins de les adoucir.
20. Dans les fatigues et dans les épreuves, n'oublions pas
que nous avons une grande récompense préparée dans le ciel.
Amen.
Ce même 11 novembre, don Bosco accompagne les mis-
sionnaires juqu'à Gênes où ils s'embarquent le 14 sur le
bateau à vapeur français Savoie. Un témoin se souvient qu'il
était tout rouge par l'effort qu'il s'imposait pour contenir
son émotion
L'avenir qui se profilait à l'horizon n'était pas de tout
repos, mais don Cagliero portait sur lui un billet sur lequel
don Bosco lui avait écrit : « Faites ce que vous pouvez :
Dieu fera ce que nous, nous ne pouvons pas faire. Ayez
confiance en Jésus-Eucharistie et en Marie-Auxiliatrice et
vous verrez ce que sont les miracles. »
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39.8 Page 388

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46
Patagonie, Terre promise
Ils accostèrent à Buenos Aires le 14 décembre 1875 et se
trouvèrent entourés d'amis. Avec l'archevêque .de la ville et
les prêtres se trouvaient deux cents émigrés italiens qui
criaient bruyamment leur bienvenue. Ils trouvèrent même un
groupe d'anciens élèves de l'oratoire du Valdocco.
Mais ils furent atterrés « par le spectacle d'une population
de bon caractère et de bonnes traditions, respectant les prê-
très, généreuse à leur égard, mais extrêmement ignorante
et ayant plus spécialement besoin d'assistance religieuse.
D'après leurs premières lettres, environ 30 000 Italiens à Bue-
nos Aires et presque 300 000 dans toute l'Argentine, à
cause de la pénurie de prêtres de leur nationalité, étaient
pratiquement abandonnés à eux-mêmes. Don Cagliero et ses
enfants se sentirent attendus comme la pluie sur une terre
desséchée » (P. Stella).
Après quelques jours, les Salésiens se divisent en deux
groupes comme il avait été décidé au départ de Turin : don
Cagliero avec deux confrères établissent leur résidence près
de l'église dédiée à la Mère de la Miséricorde, pour faire
marcher la paroisse peuplée d'immigrés italiens ; don
Fagnano conduit les six autres à Saint-Nicolas pour animer
le collège de garçons.
A Buenos Aires, ce qui se révéla vraiment providentiel, ce
fut l'oratoire des dimanches, immédiatement ouvert. L'assis-
tance aux garçons manquait totalement dans la grande cité.
« Don Cagliero et ses collaboratèurs restèrent bouche bée de
se trouver entourés spontanément par des jeunes. Italiens
pour la plupart, priés de faire le signe de la croix, ils regar-
daient étonnés, ne comprenant" pas ce qu'on voulait leur
dire. Interrogés pour savoir s'ils allaient à la messe le
dimanche, ils répondaient qu'ils ne s'en souvenaient pas,
puisqu'ils ne savaient pas quand c'était dimanche et quand
ça ne l'était pas » (P. Stella).
Les écoles surtout manquaient et dans l'espace de quelques
semaines don Cagliero fut assailli de demandes, non seule-
ment de l'Argentine, mais encore de l'Uruguay voisin. ·Le
délégué apostolique de Montevideo, en l'exhortant à y
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39.9 Page 389

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envoyer les Salésiens, lui faisait part de chiffres douloureux :
dans tout l'Uruguay, grand comme la moitié de l'Italie,
n'existait pas de séminaire, ni petit ni grand. Pas un seul
séminariste. Dans la capitale, il n'y avait pas une seule école
catholique.
Et les sauvages ?
La pensée des sauvages, qui avait vraiment décidé beau-
coup d'entre eux à traverser l'océan, pour le moment était
mise de côté.
Don Cagliero arrête son attention sur trois œuvres qu'il
lui semble nécessaire d'ouvrir d'urgence. Avant tout, une
école professionnelle, « une maison des arts et métiers aurait
fait époque, aurait été un événement à retenir dans l'histoire
de la patrie, aurait rempli d'admiration toute la république,
aurait fait un bien immense » (lettre à don Bosco, 5 février
1876). Puis un collège à Montevideo : le premier collège
chrétien dans la capitale de l'Uruguay. Et pour finir une
œuvre pour les garçons dans le secteur le plus pauvre de
Buenos Aires : « La Boca », peuplé d'italiens et dominé par
la franc-maçonnerie.
Personne n'osait passer par les rues de ce quartier. Don
Cagliero s'y rendit tout de suite, rassembla un groupe de
garçons en distribuant des médailles de la Madone, réussit à
parler avec quelques familles. L'archevêque qui vint à le
savoir lui dit :
« Vous avez commis une grosse imprudence. Je n'y suis
jamais allé et je ne permets à aucun de mes prêtres d'y
aller. On s'y expose à de graves dangers.
- Et pourtant je suis vraiment tenté d'y retourner. »
Deux ou trois jours plus tard, en effet, il y retourna. Les
garçons coururent vers lui en criant en gênois : « Le prêtre
des médailles ! » Alors, se renouvèlent les anciennes scènes
de la périphérie de Turin : « Je la donne à qui est le meil-
leur... A qui est le plus mauvais... Savez-vous faire le signe
de la croix ? Et l' Ave Maria? !. .. »
Les hommes et les femmes sortaient sur le seuil pour voir
ce prêtre qui osait rester au milieu de leurs petits voyous et
qui promettait un terrain avec des jeux, des chants, de la
musique et de la joie.
Du Valdocco, cependant, on demandait avec insistance des
nouvelles des sauvages. « Patagonie, écrivait Eugenio Ceria
témoin direct, était un mot qui enflammait les imaginations
juvéniles. Combien rêvaient à des aventures parmi les Indiens
parcourant ces immensités inhabitées. » Don Bosco devait
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39.10 Page 390

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nourrir ces fantaisies de la jeunesse et ne pas laisser tomber
l'enthousiasme.
Et les missionnaires envoyaient dans leurs lettres des nou-
velles qu'ils recueillaient çà et là. Plutôt inexactes au début,
ces nouvelles devinrent plus précises avec le temps. Une lettre
du 10 mars 1876 disait :
« Les conditions matérielles et spirituelles des Indiens
c'est-à-dire des tribus des Pampas et des Patagons, nous
emplissent l'âme d'une profonde amertume. Les caciques
(chefs) de ces tribus sont en lutte contre le gouvernement. Ils
se plaignent des humiliations et des vexations, évitent les
troupes cantonnées pour les contenir, circulent à travers la
campagne, volent, et armés de carabines Remington font pri-
sonniers hommes, femmes et enfants, chevaux et moutons.
Les soldats du gouvernement, de leur côté, leur font une
guerre à mort si bien que les esprits, au lieu de s'entendre
ne font que s'exaspérer de plus en plus et s'exciter à la ven-
geance. Ce serait probablement bien dïfférent si, au lieu de
soldats, on envoyait une troupe de Capucins ou d'autres mis-
sionnaires : ils sauveraient beaucoup d'âmes et la prospérité,
le bien-être social s'instaureraient parmi ces sauvages. Dans
l'état de conflit et d'exaspération dans lequel se trouvent les
Indiens contre le gouvernement, les missionnaires ne peuvent
rien faire ou peu de chose... »
Des garçons ·arrivent de Turin
Don Bosco, du Valdocco, comprend la situation : Buenos
Aires, saturée d'émigrés, lui rappelle la ville de Turin avec
les garçon_s qui descendaient des hautes vallées, quand il était
jeune prêtre.
Il prépare une seconde expédition. Le 7 novembre 1876, il
envoie en Amérique 23 Salésiens pour que:· là-bas don
Cagliero puisse fonder les œuvres qui paraissent les plus
urgentes. _Parmi eux se trouvent don Brodato et don Luigi
Lasagna (le « garçon aux cheveux roux »), qui donneront
une impulsion très importante à l'œuvre salésienne. C'est un
effort qui saigne la jeune et encore fragile congrégation. Il
écrit à don Cagliero : « Cette expédition nous a enterrés
jusqu'au cou, mais Dieu nous aide et nous nous en sorti-
rons. »
Don Bosco, toutefois, ne veut pas que l'on abandonne
trop vite le projet initial : l'évangélisation des Indiens.
Il propose un plan qui de loin semble devoir fonctionner :
ouvrir des collèges dans les villes proches des territoires des
Indiens, · recevoir les fils des sauvages et par leur intermé-
diaire approcher les adultes, « tout en cultivant les vocations
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40 Pages 391-400

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40.1 Page 391

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ecclésiastiques qui par hasard se manifestent parmi les élè-
ves. De cette manière on espère préparer des missionnaires
pour les Pampas et les Patagons. Les sauvages deviendront
ainsi les évangélisateurs des sauvages ».
Mais sur place le plan ne fonctionne pas. Don Costama-
gna, don Fagnano, don Lasagna font des incursions mission-
naires au milieu des tribus perdues dans les campagnes
immenses, très loin des centres de la vie nationale, mais ils
ne rencontrent jamais le visage d'un sauvage. Les « villes
proches des territoires des Indiens » n'existent pas. Pour
atteindre les terres des Indiens, il faut se joindre aux aventu-
riers et aux marchands qui voyagent vers le sud en caravanes
ou sur des bateaux à voile, en parcourant un millier de kilo-
mètres. Là-bas existent des agglomérations de quelques mai-
sons et de beaucoup de baraquements qui deviendront les vil-
les de demain.
En novembre 1877, don Bosco envoie en Argentine un
troisième groupe de Salésiens : 18. On l'a appelé « la croi-
sade des enfants », parce qu'il inclut huit très jeunes abbés.
Mais les résultats lui donneront raison.
Avec les Salésiens partent pour la première fois les Filles
de Marie-Auxiliatrice : un petit groupe, une de ces habituel-
les « choses de rien » avec lesquelles don Bosco a toujours
commencé des entreprises gigantesques. Derrière ces premiè-
res F.M.A. (Filles de Marie-Auxiliatrice), que la Mère Maz-
zarello a ·accompagnées au bateau, des milliers de missionnai-
res traverseront l'Océan.
L'archevêque de Buenos Aires comprend que don Bosco
fait pour son diocèse des choses « qui dépassent les limites
du possib~e ». Il veut prouver sa reconnaissance. Pour entrer
dans ses vues, il envoie son vicaire, Mgr Espinosa, et deux
Salésiens en expédition jusqu'à la Patagonie, aux terres des
Indiens. De cette façon don Bosco pourra enfin recevoir les
nouvelles désirées « sur les sauvages ».
Le 7 mars 1878, sur la rive du fleuve Paranà, don Costa-
magna, don Rabagliati et le vicaire s'embarquent, sur un
vapeur en partance vers le sud. Ils débarqueront à Bahia
Blanca, mille kilomètres plus bas par la mer. De là, ils pour-
suivront « d'une certaine façon » pendant 250 autres kilomè-
tres, jusqu'à Patagèmes sur le Rio Negro qui sépare la
Pampa de la Patagonie.
La tentative non seulement échoua mais faillit tourner à la
tragédie. Une tempête se déchaîna. Le vent pampéro secoua
et ballotta, pendant trois jours et deux nuits, le vapeur qui,
à la fin, très endommagé, dut retourner au port de Buenos
Aires.
La lettre très pittoresque dans laquelle don Costamagna
391

40.2 Page 392

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décrit la tempête à don Bosco, eut un succès fabuleux parmi
les jeunes du Valdocco et les lecteurs du Bulletin salésien.
« La croix marche derrière l'épée. Patience!»
La seconde expédition vers la terre des Indiens commence
le 16 avrîl 1879. Julio Roca, général et ministre de la Guerre
part vers le sud avec 8 000 soldats. C'est une vaste opération
de « nettoyage » contre les tribus indigènes qui provoquent
sans arrêt des émeutes et des guérillas.
Dans les précédents engagements beaucoup d'indiens ont
été massacrés, d'autres conduits à Buenos Aires et répartis
comme esclaves dans les familles. Une haine profonde envers
les Blancs règne dans les tribus qui ont survécu. Il est facile
de prévoir qu'au lieu de se rendre ils préféreront être exter-
minés. Il est facile aussi de prévoir que les soldats se laisse-
ront aller aux massacres habituels.
Le ministre de la Guerre veut quand même essayer
d'employer des « moyens moraux ». Il demande à l'archevê-
que des prêtres qui opéreront comme aumoniers militaires au
milieu des troupes et comme missionnaires parmi les tribus
d'indigènes. L'archevêque lui envoie son vicaire et deux Salé-
siens : don Costamagna et don Botta.
Cette affaire ne plaît pas beaucoup à don Costamagna,
écrit don Bodrato à don Bosco à ce moment-là. « Il a peur
que le prêtre, mêlé aux soldats, ne détourne les gens de
l'Évangile. De toute façon, il est plus que jamais nécessaire
de prier pour eux. »
Buenos Aires, Azul, Carhué, Choele-Choel, Patagè>nes.
Environ 1 300 kilomètres parcourus à cheval ou dans les
chariots branlants du Far West. C'est le premier « voyage
missionnaire » accompli par deux Salésiens, raconté avec une
vivacité populaire dans les lettres que don Costamagna
envoie à don Bosco pendant le trajet. Elles sont lues avec
une grande émotion au Valdocco, publiées dans le Bulletin
salésien et les journaux catholiques, provoquant un enthou-
siasme sans bornes.
En voici quelques extraits :
« Avec le ministre de la Guerre et beaucoup de militaires,
nous sommes partis d' Azul, dernier pays d'Argentine, après
lequel commence le grand désert de la Pampa.
La croix marche derrière l'épée. Patience ! L'archevêque a
accepté et nous avons courbé la tête. Un cheval nous fut
attribué et une voiture pour tous : on y a chargé l'autel,
l'harmonium et nos valises.
Le premier jour nous voyons de temps en temps des tol-
dos (tentes) ou cabanes faites avec des peaux de bêtes. Ce
392

40.3 Page 393

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sont les Indiens Pampas, déjà presque civilisés. Ils sont de
couleur très foncée, la face large et aplatie. En passant près
d'eux nous les saluons par quelques paroles dans leur langue
et nous continuons la route à travers le désert. ..
Carhué est une station au cœur du désert Pampa, ligne
frontière entre l'Argentine et les tribus des Indiens. La sta-
tion se compose d'une forteresse de terre, d'une quarantaine
de maison et de toldos de deux tribus indiennes, les Eripayla
et les Manuel Grande. Je me fais prêter un cheval et je
rejoins ces tribus.
En m'approchant des tentes, je ne manque pas de sentir
battre mon cœur : comment faire ?... Voici le fils du cacique
Eripaylâ qui vient à ma rencontre ; par bonheur, il parle
espagnol. Il m'accueille cordialement, me conduit à son père
et me sert d'interprète. Le cacique me reçoit avec une grande
bonté et me dit qu'il désire vivement que tous soient instruits
dans la religion catholique et reçoivent le baptême. Tout
bonnement je réunis alors les garçons et je commence le
catéchisme. Avec un peu de difficulté je leur apprends le
signe de la croix...
A Carhué, nous avons administré une cinquantaine de
baptêmes aux garçons indiens et une vingtaine aux enfants
des chrétiens et si Dîeu l'avait voulu nous aurions aimé res-
ter là au moins un mois ! Mais le ministre nous pria de le
suivre. Nous partons à contrecœur avec le désir très vif de
revenir là le plus vite possible...
Nous suivons la route du désert, non seulement en compa-
gnie de l'armée mais aussi d'éléments de tribus indiennes
qui, par ordre du ministre devaient transporter leurs toldos à
Choele-Choel, pour former une nouvelle population sur ces
nouvelles frontières. Désert et toujours désert pendant tout
un mois...
Le 11 mai, après être passés par monts et par vaux, lagu;,.
nes et torrents, nous arrivons finalement au Rio Colorado,
un fleuve qui est à peu près aussi large que le Pô à Turin.
Sur la rive nous célébrons la ·messe.
Je demande et j'obtiens d'accompagner l'avant-garde qui,
devançant le convoi des chariots, arrivera la première au Rio
Negro. J'avance à cheval pendant trois jours parmi les four-
rés d'épines, faisant l'impossible pour ne pas laisser mes
vêtements partir en lambeaux. Le matin du 24 mai, levé à
l'aube et ayant secoué la gelée blanche sur ce que je devais
appeler mon lit, je me réchauffe à un bon feu et je pars à
cheval en trottant ou en galopant jusqu'à Choele-Choel. A
16 h 34, au moment où le soleil disparaît derrière la Cordil-
lère, je met pied à· terre sur la rive du Rio Negro, c'est-à-
dire sur le bord de la Patagonie puisque ce fleuve la sépare
393

40.4 Page 394

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de la Pampa. Et j'entonne du fond du cœur un hymne de
remerciement à notre chère mère Marie-Auxiliatrice, en ce
jour de sa fête ... »
La chasse à l'homme
« Le lendemain, sans attendre, je cherchai à Choele-Choel
les Indiens prisonniers de guerre pour leur faire le caté-
chisme. La misère dans laquelle je les trouvai est bien péni-
ble. Certains étaient à moitié nus ; ils n'avaient pas de ten-
tes, ils dormaient à ciel ouvert, sans abri. Les pauvres ! En
me voyant arriver, ils m'entourèrent, hommes et femmes,
garçons et filles ... »
Les missionnaires rejoignirent Patagè>nes, un centre de
4 000 habitants sur le Rio Negro et de là ils rentrèrent à
Buenos Aires à la fin de juillet.
Mais la campagne militaire sur le Rio Negro continua pen-
dant presque deux ans, jusqu'en avril 1881. En proie à la
peur et au désespoir, les Indiens s'enfuirent à travers la Cor-
dillère vers le Chili où ils se fixèrent. Le fier cacique Manuel
Namuncurâ., avec une petite unité d'indiens guerriers, fuit
vers la Cordillère et se réfugia dans une haute vallée.
A partir de ce moment, les Indiens cessèrent d'être un
corps militaire. Les regroupements qui avaient survécu,
réduits à la peur et à la pauvreté, seront dans les années sui-
vantes l'objet d'une chasse silencieuse et impitoyable qui
cherchera à en faire des esclaves pour les fermes ou simple-
ment les éliminera.
Le 5 août 1879, l'archevêque de Buenos Aires offrit la
mission de Patagè>nes à don Bosco. Celui-ci chargea don
Costamagna de traiter sérieusement avec l'archevêque de
« l'ouverture d'une maison centrale de Sœurs et de Salé-
siens ; Je m'occuperai du personnel et en même temps des
moyens matériels. »
D·ans la lettre de vœux du nouvel an aux coopérateurs,
datée du 1er janvier 1880, il annonçait le commencement de
la mission à Patagèmes. « J'ai accepté, plein de confiance en
Dieu et en votre charité. »
A l'embouchure du Rio Negro, sur chaque rive, avaient
grandi deux groupements d'habitations : Patagè>nes et
Viedma. Le 15 décembre 1879 deux petits groupes de Salé-
siens partirent de Buenos Aires. Les missions de Patagè>nes
et Viedma leur avaient été confiées. Don Fagnano, curé de
Patagèmes, avec deux prêtres, deux coadjuteurs et quatre
sœurs, devra s'occuper de toutes les colonies et les tribus
entre le Rio Negro et le Rio Colorado : un territoire appelé
« la Pampa » et vaste comme l'Italie continentale, du Pié-
394

40.5 Page 395

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mont à la Vénétie. Don Milanesio, curé de Viedma, devra
s'occuper de tous les habitants au sud du Rio Negro, dans la
zone appelée Patagonie : un territoire grand comme l'Italie I
péninsulaire du Pô à la Calabre.
Don Fagnano adopta comme tactique celle de «faire venir
le plus de gens possible à notre maison ». Dans l'espace de
10 mois, il mit sur pied deux écoles pour garçons et filles.
La première fournée fut de 88 jeunes, parmi lesquels des
enfants d'indiens.
Don Milanesio adopta une tactique complètement diffé-
rente, « aller trouver les gens chez eux». Il monta à cheval
et partit à la recherche des Indiens. En peu de temps, il
apprit leur langue, atteignit et devint ami de nombreuses tri-
bus, sauva des groupes et des familles isolés des vexations
des Blancs. Avec sa barbe au vent, il devint le portrait type
du missionnaire pionnier. Les Indiens lui manifestaient de la
confiance et du respect. Ils en arrivèrent à invoquer son nom
comme un mot magique lorsque les Blancs soi-disant « civi-
lisés » les maltraitaient.
Les tactiques de deux grands missionnaires se complétaient
parfaitement. Viedma et Patagèmes devinrent des localités
d'écoles influentes et de collèges où se préparait une nouvelle
génération de citoyens : honnêtes, chrétiens, respectueux des
Indiens. Elles devinrent les points stratégiques d'où les mis-
sionnaires itinérants, en suivant le cours des fleuves, avan-
çaient par vallées, collines et montagnes, pour visiter les tol-
dos des Indiens et les fazendas des colons blancs.
Manuel Namuncura, le dernier grand cacique Araucan,
lorsqu'il se décida à traiter sa reddition avec le gouverne-
ment argentin, choisit don Milanesio comme médiateur. Sous
sa protection, le cacique déposa les armes au fort Roca le 15
mai 1883. En échange, il reçut le titre, l'uniforme et le trai-
tement de colonel de l'armée.
« Je voyais dans les entrailles des montagnes»
En cette même année 1883, à des milliers de kilomètres de
distance, don Bosco voit dans un nouveau songe l'avenir de
l'Amérique du Sud et de ses missionnaires.
« ... Je regardais par la fenêtre du wagon et je voyais
s'échapper devant moi des paysages variés et étonnants.
Bois, montagnes, plaines, fleuves très longs et majestueux.
Pendant des milliers de lieues nous avons côtoyé le bord
d'une forêt vierge, encore inexplorée aujourd'hui. ..
Je voyais dans les entrailles des montagnes et dans les pro-
fondeurs des plaines. J'avais sous les yeux les richesses
incomparables de ces pays qui, un jour, seront découvertes.
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40.6 Page 396

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Je voyais de nombreuses mines de métaux prec1eux, des
houillères inépuisables, des réserves de pétrole si abondantes
qu'on n'en trouvera jamais de pareilles ailleurs...
Le train reprit sa course à travers la Pampa et la Patago-
nie... Nous arrivâmes au détroit de Magellan. Nous descendî-
mes. Nous avions devant nous Punta Arenas. Le sol sur plu-
sieurs lieues était encombré de charbon fossile, de planches,
de poutres, de bois, de tas immenses de métal, en partie
brut, en partie travaillé. Mon ami désigna tout cela et dit :
"Ce qui est maintenant en projet sera un jour une réalité."
Je conclus : "J'en ai vu assez. Conduis-moi maintenant
chez mes Salésiens en Patagonie.''
Nous retournâmes à la gare et nous avons repris le train.
Après avoir parcouru un très long trajet, la locomotive
s'arrêta près d'un bourg important. Je descendis du train et
je trouvai tout de suite les Salésiens...
J'allai au milieu d'eux. Ils étaient nombreux, mais je ne
les connaissais pas et parmi eux il n'y avait aucun de mes
anciens enfants. Tous me regardaient étonnés comme si
j'étais un inconnu. Je leur dis :
''Vous ne me connaissez pas? Vous ne connaissez pas
don Bosco?
- Oh ! don Bosco, nous le connaissons de réputation,
mais nous l'avons seulement vu en portrait. En personne cer-
tainement pas.
- Et don Fagnano, don Costamagna, don Lasagna, don
Milanesio, où sont-ils ?
- Nous ne les avons pas connus. Ce sont ceux qui vinrent
ici autrefois, les premiers Salésiens qui arrivèrent d'Europe.
Mais maintenant, il y a de nombreuses années qu'ils sont
morts.''
A cette réponse, je pensai surpris :
"Mais est-ce un songe ou la réalité ?"
Nous remontons dans le train, il siffle et en route vers le
nord... Pendant de longues heures, nous avançons sur les
rives d'un fleuve extrêmement long. Tantôt le train roulait
sur la rive droite, tantôt sur la rive gauche. Et sur ces rives
apparaissaient de nombreuses tribus sauvages. Et mon com-
pagnon répétait :
"Voici la moisson des Salésiens ! Voici la moisson des
Salésiens !'' . »
Pendant ce songe long et fantastique, le mystérieux guide
de don Bosco lui prédit le temps nécessaire à la « rédemp-
tion » complète des populations sauvages de l'Amérique du
Sud:
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40.7 Page 397

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« Ce sera accompli avant que se termine la seconde géné-
ration. Chaque génération compte 60 ans. »
Il indiqua aussi la méthode grâce à laquelle les missionnai-
res l'obtiendraient :
« Avec la sueur et avec le sang. »
Le dernier songe missionnaire de don Bosco
Dans la nuit du 9 au 10 avril 1886, don Bosco fera son
dernier songe missionnaire. Il le raconta avec une voix alors
cassée par la fatigue et l'émotion à don Rua et à son secré-
taire Viglietti. C'est une vision grandiose et sereine de l'ave-
nir.
Des notes prises par les auditeurs nous relevons les passa-
ges qui nous paraissent essentiels :
« ... D'un sommet, il plongea le regard au fond de l'hori-
zon. Il vit une très grande quantité de jeunes gens qui, cou-
rant autour de lui, l'accompagnaient en disant :
"Nous t'avons attendu, nous t'avons tellement attendu :
mais maintenant tu es là et tu ne nous échapperas plus !...''
Une bergère qui menait un immense troupeau d'agneaux
lui dit :
"Regarde bien. Regardez bien, vous tous. Qu'est-ce que
vous voyez?
- Je vois des montagnes, puis la mer, puis des collines et,
de nouveau, des montagnes et des mers.
- Je lis, disait un garçon, Valparaiso.
- Moi~ disait un autre, Santiago.
- Eh bien, continua-t-elle, pars de ce point et tu verras
tout ce que devront faire les Salésiens dans l'avenir ! Tire
une ligne et regarde.''
Les jeunes, braquant leurs yeux, s'écrièrent en chœur :
"Nous lisons Pékin.
- Maintenant, dit la bergère, tire une seule ligne d'un
point à l'autre, de Pékin à Santiago, trace un centre au
milieu de l'Afrique et tu auras une idée exacte de tout ce
que doivent faire les Salésiens.
- Mais comment faire tout ça? s'écria don Bosco.
Les distances sont très grandes, les régions difficiles et les
Salésiens peu nombreux.
- Ne te trouble pas. Tes fils y arriveront ; les fils de tes
fils et leurs fils ...Trace une ligne de Santiago au centre de
l'Afrique. Qu'est-ce que tu vois ?
- Dix centres de stations.
- Eh bien, ces centres que tu vois seront des centres
d'étude et des noviciats et donneront des multitudes de mis-
sionnaires pour subvenir aux besoins de ces régions. Et main-
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40.8 Page 398

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tenant tourne-toi vers l'autre côté. Là tu vois dix autres cen-
tres du milieu de l'Afrique jusqu'à Pékin. Et ces centres
aussi fourniront des missionnaires à toutes ces régions. Là, il
y a Hong-Kong, là Calcutta, plus par là Madagascar. Eux et
plusieurs autres auront maisons, centres d'études et novi-
ciats". »
Quand Don Bosco arriva au terme de sa vie terrestre, 150
Salésiens et 50 filles de Marie-Auxiliatrice travaillaient en
Amérique latine. Ils s'étaient établis fermement dans cinq
nations : Argentine, Uruguay, Brésil, Chili, Équateur. En
treize années, un grand travail avait été réalisé.
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40.9 Page 399

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47
Don Bosco et l'archevêque Gastaldi
En 1882, conversant avec le chanoine Colomiatti, don
Bosco dit de l'archevêque de Turin Lorenzo Gastaldi :
« Il s'en faut de peu désormais qu'il me plante un couteau
dans le cœur. »
Une affirmation extrêmement grave, capable de bloquer la
« cause de béatification » de quiconque l'aurait prononcée.
Et pourtant, les experts du Saint-Siège, après l'avoir examinée
au microscope pendant longtemps, déclarent aussi que les
vertus de don Bosco étaient héroïques : toutes les vertus, y
compris là patience. Dans ces paroles, ils ne trouvèrent pas
une insulte à son· archevêque, pas plus qu'un acte de colère
ou d'impatience. Seulement le cri très humain d'un pauvre
prêtre arrivé aux limites (pas au-delà des limites) de l'endu-
rance.
Dans ce chapitre, nous racontons des événements jugés
« scabreux » dans le passé et, pour cette raison, passés sous
silence ou survolés par les biographes de don Bosco.
Nous croyons qu'aujourd'hui les chrétiens ont grandi,
qu'ils sont devenus adultes. Nous croyons que ce n'est pas
une cause de scandale, mais plutôt constructif de connaître
comment se sont aussi trompés les plus grands « hommes de
Dieu». Comment au nom de Dieu, ils ont pu non seulement
souffrir, mais aussi faire souffrir. Parce que sur la surface
de la terre, nous sommes tous de pauvres hommes, quel que
soit l'uniforme qui nous couvre ou les galons que nous por-
tons sur les manches.
La froideur de Mgr Riccardi
Le conflit avec son archevêque, long, humiliant, doulou-
reux comme une couronne d'épines, don Bosco le subit pen-
dant les années de ses réalisations les plus éclatantes.
Mgr Fransoni mourut en èxil, à Lyon, en 1862. Il avait
ordonné prêtre don Bosco ; il avait vu naître et grandir son
œuvre ; il l'avait toujours soutenu. Il avait surnommé l'ora-
toire « la paroisse des garçons qui n'ont pas de paroisse ».
A cause de querelles politiques, Turin n'eut un nouvel
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40.10 Page 400

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archevêque qu'en 1867 : Mgr Riccardi, des comtes de Netro.
Il avait sept ans de plus que don Bosco dont il était le
grand ami. Il reçut sa nomination pour Turin étant évêque
de Savone. Don Bosco alla lui rendre visite et il lui jeta les
bras autour du cou. Il lui dit qu'il connaissait sa capacité
reconnue de travailler parmi les jeunes et le bien qu 1il faisait
avec ses prêtres au petit séminaire de Mirabello. Il venait à
Turin avec un plan précis : lui confier la régénération des
petits séminaires de Giaveno et de Bra et la réorganisation
du séminaire de Chieri.
Dès la première rencontre qu'ils eurent à Turin, cependant,
quelque chose se brisa. Don Bosco lui annonça qu'il avait
fondé une congrégation religieuse depuis 1859 et que le Saint-
Siège lui avait donné une première approbation avec le
« décret de louange » en 1864. Mgr Riccardi tomba des
nues. Il dit, un peu nerveux :
« Je croyais que votre institution était diocésaine et, de ce
fait, dépendant seulement de moi. Je pensais que votre tra-
vail serait entièrement consacré à mon diocèse... »
La stupeur et l'amertume de Mgr Riccardi sont très com-
préhensibles : dans un moment où, au sortir de tant d'adver-
sités, on cherchait à rassembler les forces du diocèse, à faire
l'unité et à serrer les rangs autour de l'archevêque, don
Bosco semblait fuir. Il aspirait à une mission plus vaste et
regardait maintenant plutôt vers l'Église que vers le diocèse
de Turin.
La froideur de Mgr Riccardi envers don Bosco et son
œuvre augmenta au cours des trois années suivantes.
Lorsque le grand séminaire avait été fermé, beaucoup de
séminaristes s'étaient réfugiés au Valdocco, d'autres au Cot-
tolengo. Cela avait attiré beaucoup de sympathies à don
Bosco, faisant apparaître l'oratoire comme une citadelle pro-
videntielle, un refuge pour les jeunes espoirs du clergé de
Turin.
· Maintenant, la situation changeait radicalement. Le 11 sep-
tembre 1867, l'archevêque écrit à don Bosco :
« En ce qui concerne mes clercs diocésains, je ne permets
plus qu'ils fassent l'école et donnent des cours ou surveillent
les dortoirs et les classes. Cela pour favoriser les clercs dans
leurs études. J'ai bien décidé de ne donner les Ordres sacrés
qu'à ceux qui sont au séminaire. »
Pour don Bosco commencèrent les temps sombres : beau-
coup de séminaristes qui n'avaient pas l'intention de rester
toujours avec don Bosco, abandonnèrent l'oratoire et passè-
rent au séminaire. Ceux qui étaient déjà liés à lui par des
vœux, se demandaient avec appréhension si jamais ils pour-
raient devenir prêtres.
400

41 Pages 401-410

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41.1 Page 401

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Don Bosco alla ei:i parler à Mgr Riccardi et il s'exprima
avec une certaine vivacité :
« Selon vos ordres, les jeunes prêtres doivent aller au
Foyer ecclésiastique et les séminaristes au séminaire. Don
Bosco devra-t-il rester tout seul au milieu de tous ses gar-
çons ? »
L'archevêque resta ferme sur ses positions. Heureusement,
la corde ne resta pas tendue trop longtemps. Le l er mars
1869 un décret du saint-siège (vivement sollicité par don
Bosco) approuva officielJement la Société salésienne. Un
autre décret donna pour dix ans à don Bosco la possibilité
de donner des « lettres dimissoires » aux clercs entrés dans
l'oratoire avant l'âge de quatorze ans. Cela signifiait que
celui qui avait grandi à l'oratoire depuis son enfance pou-
vait être présenté par don Bosco aux ordinations avec l'attes-
tation de sa garantie (lettres dimissoires), même s'il n'avait
pas fréquenté le séminaire.
Mgr Riccardi mourut en octobre 1870.
« Vous le voulez, moi je vous le donne »
Pie IX appréciait beaucoup don Bosco et le consulta pour
le choix du nouvel archevêque de Turin. Don Bosco proposa
Mgr Lorenzo Gastaldi, évêque de Saluzzo. C'était son ami et
sa congrégation avait reçu beaucoup de secours de lui. Pie IX,
qui connaissait le caractère vif de Gastaldi, n'était pas de
son avis. Mais don Bosco insista et le Pape (selon le témoi-
gnage de don Amadei) accepta la proposition en disant :
« Vous le voulez, alors moi je vous le donne. Je vous
laisse le soin de faire savoir à monseigneur Gastaldi que je
le fais actuellement archevêque de Turin et, dans deux ans,
je le ferai quelque chose de plus. » C'était une allusion assez
explicite à la dignité de cardinal.
, Don Bosco télégraphie immédiatement à Mgr Gastaldi :
« Excellence, j'ai l'honneur de vous annoncer le premier
que vous serez nommé archevêque de Turin. »
A peine don Bosco est-il de retour de Rome, que Mgr
Gastaldi vole à Turin. « Ayant rencontré don Lemoyne, il
l'embrasse et monte avec lui. Il ne pouvait pas rester en
place, il était en proie à une impatience très vive. Et voilà
qu'apparaît don Bosco. L'évêque le prend par la main,
l'accompagne et reste en conversation avec lui pendant un
long moment» (M.B., 10.446). Un peu imprudemment, à la
fin de l'entretien, don Bosco lui laisse entendre qu'il a con-
tribué lui aussi à la nomination. Il lui communique les paro-
les précises du Pap·e : « Maintenant archevêque et d'ici deux
ans quelque chose de plus » ; Monseigneur coupe : « Lais-
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41.2 Page 402

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sons faire la divine Providence. » C'était un acte d'humilité
mais aussi, déjà, un voile de susceptibilité.
On pouvait dire que vraiment l'amitié de don Bosco et de
Gastaldi était à l'épreuve des bombes. La maman de l'évê-
que avait pendant de longues années travaillé à l'oratoire et
elle considérait don Bosco comme son fils (don Bosco et
Mgr Gastaldi avaient le même âge).
Quand don Bosco chercha à obtenir d'un évêque une lettre
de recommandation pour que Rome approuve sa congréga-
tion, Mgr Gastaldi en écrivit une magnifique :
« Je témoigne que l'archevêque Fransoni, pendant qu'il
était dans son triste exil de Lyon, affirmait qu'il considérait
cette congrégation comme une bénédiction spéciale du Ciel,
étant donné que beaucoup de jeunes purent s'y préparer au
sacerdoce, pendant que les séminaires diocésains étaient fer-
més » (11 juillet 1867).
Dix mois plus tard, il écrivait encore :
« Le Dieu miséricordieux répand ici ses bénédictions d'une
manière surabondante : une mission particulière pour la jeu-
nesse est visible ici... Le soussigné a vu, comme par mira-
cle, surgir au sein de la congrégation, une église colossale (le
sanctuaire de Marie-Auxiliatrice), qui constitue une merveille
pour qui l'examine et qui, par la dépense de plus d'un demi-
million de lires à la charge de pauvres prêtres démunis de
tout, est comme un prodige prouvant que Dieu bénit cette
société. »
Dans son livre Souvenirs historiques, il avait écrit à pro-
pos du quartier du Valdocco : « Ce territoire est visiblement
béni de Dieu par les différents instituts de charité et de piété
qui y sont nés. Il suffit de dire qu'on y admire la petite
maison de la Providence (Cottolengo) et l'oratoire de Saint-
François-de-Sales (don Bosco). »
Don Bosco s'adresse toujours à lui comme à un ami fra-
ternel. Il lui fit envoyer le plan du sanctuaire de Marie-
Auxiliatrice pour qu'il l'examine et il accepta quelques modi-
fications qu'il avait suggérées.
Ce fut un grand archevêque
A Turin, Mgr Gastaldi fut un grand archevêque.
Mgr Duc, évêque d'Aoste, a tracé de lui ce portrait : « Il
était né pour être évêque. L'ascendant de son caractère, la
vigueur de ses plans et de ses décisions, l'étendue de ses con-
naissances, sa facilité de parole, sa piété fervente, son atta-
chement à la doctrine pontificale, son amour passionné pour
les âmes et pour la sainte Église, tout laissait prévoir en lui
un chef de peuple. >>
402

41.3 Page 403

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Pour compléter ce tableau, il faut y ajouter les paroles de
Mgr Ré, évêque d'Alba, qui déposa sous la foi du serment :
« L'archevêque, avec beaucoup de bonnes qualités, avait
aussi une idée un peu exagérée de son autorité et de son
savoir, en outre un caractère expéditif qui le faisait prendre
des décisions précipitées sur lesquelles il n'aimait pas revenir
en arrière de peur de diminuer le prestige de son autorité. »
Le temps des enthousiasmes chaotiques du « Risorgi-
mento » était passé. Le Concile Vatican I avait donné un
fort coup de barre vers la « centralisation » de l'Église. Cha-
que diocèse se réorganisait de façon déterminée autour de son
évêque qui dépendait directement du Pape.
Mgr Gastaldi fut un grand réformateur de l'archidiocèse
de Turin. Il rendit la vie et la discipline au séminaire. Il
rassembla dans ses mains toutes les forces ecclésiastiques de
la cité. Dans les lettres pastorales, il fit comprendre les pro-
blèmes concrets de l'Église aux fidèles et les appela à une plus
grande solidité dans leur vie de foi. En voici deux exemples :
De la lettre pastorale de 1873 : « Au cours de l'année der-
nière, quarante prêtres diocésains sont décédés et nous n'en
avons ordonné que quatorze nouveaux ! Qu'en dites-vous,
très chers frères et fidèles ? Que restera-t-il du clergé d'ici
quelques années, si vous ne nous venez pas en aide et si
vous ne nous fournissez pas les moyens de pourvoir cet
archidiocèse qui compte un demi-million d'âmes et auquel
tant de prêtres (des prêtres dignes de ce nom, bien sûr) sont
nécessaires ? »
De la lettre pastorale de 1877 sur l'éducation des filles :
« L'éducation qui se limite à cultiver la sensibilité religieuse
des filles, à leur rendre agréable tout ce qu'il y a de senti-
mental dans les pratiques de la foi, qui se contente d'ima-
ges de la Vierge Marie bien placées dans les chapelles, lumi-
naires, ornements d'~utel, splendeurs des offices, mélodies,
parfum de l'encens, prédications pour éveiller les sentiments
du cœur ; mais qui ne va jamais à l'acte de sacrifice, à
l'abnégation, à l'humilité, au pardon par amour de Jésus,
cette éducation ne pourra jamais se dire chrétienne si ce
n'est dans un sens très imparfait ; elle ne fera jamais des
jeunes filles réellement chrétiennes, réellement imitatrices de
Jésus-Christ. »
Il eut une solide et virile dévotion à la Madone. La veille
de sa mort il voulut se rendre au sanctuaire de la Conso-
lata ; il disait : « Allons trouver notre chère Mère, allons
nous mettre sous son manteau. Sous le manteau de Marie, il
est consolant de vivre et de mourir. »
Lorsque la nouvelle de sa mort (25 mars 1883) arriva au
Vatican, le cardinal Nina, protecteur officiel de la congréga-
403

41.4 Page 404

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tion salésienne fut pris d'une grande tristesse. « Je pensais,
écrira-t-il ensuite, que les derniers actes de son activité pasto-
rale, commis au détriment de mes pauvres Salésiens, met-
traient obstacle à sa canonisation. » On ne pense pas à la
canonisation d'un homme médiocre.
L'erreur fondamentale de don Bosco
Alors, pourquoi une aussi pénible tempête se déchaîna-t-
elle entre don Bosco et Gastaldi ? Pourquoi la tension
devint-elle si grave, qu'il fallut, au Vatican, intenter un pro-
cès et que le Pape s'en mêlât? Don Bosco commit une
erreur fondamentale et la paya très cher. Dans une fort lon-
gue lettre envoyée de Borgo San Martino à l'archevêque, le
14 mai 1873, il touch·a toutes les cordes pour le persuader de
redevenir son cher ami d'autrefois. Mais vers la fin de la let-
tre, il écrivit ces malheureuses lignes : « Je désire que vous
soyez informé que certaines notes conservées dans le cabinet
du gouvernement par 1'1ntermédiaire de quelqu'un circulent
à travers Turin. De ces notes, il ressort que si le chanoine
Gastaldi fut évêque de Saluzzo, il le fut sur la proposition
de don Bosco. Si cet évêque devint archevêque de Turin,
c'est aussi sur la proposition de don Bosco. »
L'erreur fondamentale fut de croire que des paroles et un
comportement de ce genre susciteraient de la gratitude, alors
que Mgr Gastaldi ne pouvait en concevoir qu'un dépit
extrême.
A l'époque de la lettre citée, les réactions de l'archevêque
avaient déjà atteint une acuité douloureuse. Mais don Bosco
se trompait lui aussi en écrivant les phrases citées plus haut ;
l'irritation de Mgr Gastaldi ne pouvait qu'empirer. Don
Bosco aurait dû le comprendre dès les premiers jours quand
il avait commis, quoique de façon plus retenue, des erreurs
identiques. Aussitôt après la nomination du prélat, il l'avait,
non pas prié, mais persuadé de nommer le théologien Berta-
gna provicaire. Au moment de l'entrée de l'archevêque dans
la ville, il était à ses côtés ; or, il l'avait assuré avoir obtenu
des autorités anticléricales de Turin une entrée en grande
pompe (ce qui n'eut pas lieu). Pour une personne peu sus-
ceptible, ces façons de faire restent celles d'un ami ; mais
pour quelqu'un dont la susceptibilité dépasse la normale
(selon le témoignage de Mgr Ré) ce sont des procédés de
« protecteur ».
A peine arrivé à la cathédrale et monté dans la chaire,
Mgr Gastaldi affirme avec force que son élection était un
geste inattendu de la divine Providence, auquel n'avait con-
tribué aucune faveur humaine. C'était l'Esprit Saint et seule-
404

41.5 Page 405

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ment Lui qui l'avait placé à la tête de }'archidiocèse turinois.
Il répéta ces mots plusieurs fois dans le même discours et
avec une vigueur inhabituelle. C'était le signe évident qu'il
voulait faire tomber de ses épaules « toute protection ».
C'était aussi le signe qu'il n'acceptait pas la rumeur selon
laquelle don Bosco avait obtenu sa nomination ; rumeur qui
circulait à travers la ville. Le chanoine Sorasio, présent au
discours, murmura :
« Ça va mal pour don Bosco! Ça va mal ! » (M.B.,
10.230).
Don Amadei écrit que ce fut « le premier éclair » du terri-
ble « orage inattendu ».
Mais la lettre du 14 mai 1873 déchaîne une tempête totale.
Mgr Gastaldi ne digéra jamais ces cinq lignes. Même à un
ami, il est difficile de faire admettre la réplique : « Je t'ai
fait, moi, obtenir la croix de Chevalier. » A un archevêque
comme Gastaldi « qui avait une idée un peu exagérée de son
autorité », ces paroles devaient être du fiel.
Même après quatre ans, au théologien Tresso, ancien élève
estimé de don Bosco qui cherchait à ramener la paix, il dit
avec amertume :
« Il se vante de m'avoir fait nommer évêque ; il m'a
même écrit une lettre pour me le reprocher ; mais je l'ai
expédiée à Rome pour qu'ils voient le fameux saint auquel
ils accordent tant de confiance. »
La responsabilité des journaux
Les journaux anticléricaux flairèrent la possibilité de dres-
ser Mgr Gastaldi contre don Bosco et ils ne manquèrent pas
une occasion de le faire. Le Fanfulla du 16 octobre 1871
écrivait : « Pour la nomination des évêques dans les diocèses
italiens, on a recouru aux propositions de don Bosco de
Turin, appelé spécialement à Rome. » A Milan, un journal
appelle don Bosco : « Le petit Pape du Piémont » (et un
archevêque, on le sait, doit dépendre du Pape). La Gazzetta
di Torino, le 8 janvier 1878, écrit : « Le célèbre don Bosco
se trouve à Rome. Il jouit de ses grandes entrées au Vatican
où le Pape le voit d'un bon œil. Même auprès du gouverne-
ment les portes lui sont ouvertes.» Dans le numéro des 6-7
mai 1876, la Lanterna del Ficcanaso va jusqu'à écrire que
l'archevêque avait interdit à don Bosco de dire la messe
parce qu'il avait trop d'attaches à Rome, se soustrayait à
son autorité et extorquait les héritages aux moribonds. Et il
concluait : « Nous verrons qui sera le plus fort, si c'est don
Bosco ou monseigneur Gastaldi. »
Ces allusions de la presse (et de tous les autres dont nous
405

41.6 Page 406

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ne pouvons dresser la liste) versèrent beaucoup de vinaigre
sur les plaies.
Expliqué seulement dans ces termes, le désaccord entre don
Bosco et Gastaldi serait travesti. Y jouent aussi un rôle la
grande popularité de don Bosco et l'excès de susceptibilité de
Gastaldi « qui ne voulait pas à Turin faire le vicaire de don
Bosco » (paroles dites au théologien Belasio en 1876). Mais
un rôle bien plus important fut joué par différents autres
éléments que nous chercherons (avec la plus grande brièveté)
à démêler de l'écheveau qui en treize ans s'embrouilla de
plus en plus.
Le temps de la puissance et de la toute-puissance
L'archevêque fit de grandes choses pour la réorganisation
du diocèse. Mais le prix humain qu'il fit payer ces réalisa-
tions fut assez élevé : sanctions ecclésiastiques, inflexibilité,
décisions discutables, procédés odieux.
Avec les années, son « fort tempérament » s'aggrava de
plus en plus. Le chanoine Sorasio, secrétaire de Curie (admi-
nistration épiscopale) qui devait à l'époque approuver certai-
nes interventions pesantes, écrira en 1917 au Cardinal préfet
de la Congrégation des Rites : « Dieu me pardonne. C'était
le temps de la puissance et de la toute-puissance pour ne pas
dire plus. »
Il interdisait avec une certaine facilité à ses prêtres de célé-
_brer la messe et de confesser (sanctions extrêmement graves
dans le milieu ecclésiastique). Beaucoup intentèrent un procès
à Rome contre lui. En février 1878, près du Saint-Siège, il y
avait une trentaine de procédures entre monseigneur Gastaldi
et les prêtres du diocèse de Turin.
Dans les premiers temps (quand la corde n'était pas encore
trop tendue) don Bosco intercéda en faveur d'un chanoine de
Chieri, un peu têtu, mais très brave homme. L'archevêque
lui interdit de célébrer la messe et de confesser. A Chieri ce
fut un scandale et le pauvre prêtre, de honte, dut quitter la
ville.
Le cas le plus retentissant fut probablement celui du théo-
logien Bertagna, que don Bosco avait suggéré comme provi-
caire. Alors qu'il enseignait la théologie morale au Foyer
ecclésiastique depuis vingt-deux ans, il fut suspendu de ses
fonctions à l'improviste en septembre 1876. Il supporta le
coup silencieusement et se réfugia dans son pays de Castel-
nuovo pendant que le Foyer était fermé d'autorité. Sous le
coup de cette humiliation, don Bertagna tomba gravement
malade. Par la suite, en 1879, l'évêque d'Asti, monseigneur
Savio, fit appel à lui et le nomma son vicaire général. Il
406

41.7 Page 407

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était avec raison considéré comme l'un des moralistes les
plus autorisés de son temps. En 1884, le cardinal Alimonda
(successeur de Gastaldi) le consacra évêque auxiliaire de son
diocèse et le créa recteur du séminaire archiépiscopal.
Le père Luigi Testa, Jésuiste très écouté à Rome, écrivait
alors : « J'ai arrangé beaucoup de divergences entre monsei-
gneur Gastaldi et différentes personnes importantes... A
Rome, on est fatigué et on en a par-dessus la tête de ces
histoires de l'archidiocèse. »
Il serait cependant superficiel de penser que Mgr Gastaldi
était un cracheur de feu. De son naturel, il était humble,
généreux, aimable. Il avait, comme on dit, un « cœur
d'or ». Mais, pour les affaires qu'il avait à traiter, à peine
se sentait-il investi de son autorité d'archevêque, qu'il lui
arrivait ce qui, dans l'histoire de l'Église (je crois qu'on peut
le dire), est arrivé à bon nombre de gens : il devenait autori-
taire, inflexible. Ces personnes se montrent « impitoyables au
nom de Dieu ». On sent plus en eux le représentant du
Tout-Puissant que celui du Charpentier-Fils de Dieu qui s'est
fait serviteur des serviteurs, qui a lavé les pieds des autres
serviteurs et s'est laissé mettre en croix.
Premier élément, l'indiscipline
L'inflexibilité, rendue plus rigoureuse par la crainte
d'apparaître comme « une créature de don Bosco » aux yeux
de ses diocésains, il en use contre la jeune Congrégation
salésienne encore en herbe.
Le premier élément auquel il s'attaqua, ce fut « l'indisci-
pline » de l'oratoire. Il était, écrit Pietro Stella, « indisposé
par la ferveur volcanique de l'oratoire et de la Société salé-
sienne, qui était fermement maîtrisée par la poigne de don
Bosco, mais qui pouvait paraître aux étrangers un tas
bruyant et chaotique de forces incohérentes qui, dans un
avenir peut-être imminent, exigeraient, de la part de l'auto-
rité légitime, des interventions douloureuses ».
A Turin, d'autres personnes avaient gardé une impression
négative à l'égard de ce climat de familiarité sereine qu'ins-
taurait. la joie de don Bosco. Mgr Gaetano Tortone, chargé
d'affaires du Saint-Siège près du gouvernement de Turin avait
écrit, en 1848, dans un long compte rendu : « J'éprouvai une
impression bien pénible à voir dans les heures de récréation
ces abbés mêlés aux autres jeunes qui apprennent le métier
de tailleur, menuisier, cordonnier, etc., courir, jouer, sauter
avec peu de dignité... Le bon don Bosco, satisfait que les
clercs soient recueillis à l'Église, ne se préoccupe pas de leur
inculquer ces sentiments de dignité conformes à l'état qu'ils
407

41.8 Page 408

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veulent embrasser. » Selon Mgr Tortone, don Bosco aurait
dû apprendre aux abbés à tenir « leurs distances » à l'égard
des vulgaires tailleurs et cordonniers. Rien n'était plus éloi-
gné de la sensibilité de don Bosco.
Un autre motif de tension
A cette « indiscipline », il semble que Mgr Gastaïdi ait
pensé à remédier personnellement. Et nous rapportons ici
deux épisodes un peu mystérieux que nous n'avons pas réussi
à expliquer complètement et qui cachent peut-être un autre
motif de tension.
Aussitôt après l'arrivée du nouvel archevêque à Turin, don
Bosco tomba gravement malade à Varazze, comme nous
l'avons déjà expliqué. Mgr Gastaldi apprit la nouvelle et
connaissant la gravité de la maladie demanda à don
Cagliero:
« Combien êtes-vous de solides et résolus dans votre voca-
tion?
- Plus de cent cinquante.
un - Et si papa don Bosco venait à mourir ?
- Nous chercherions oncle qui lui succède.
- Bien sûr, bien sûr, mais souhaitons que Dieu le con-
serve. »
« Il parut à don Cagliero, commente don Amadei, que si
don Bosco était mort à ce moment-là, monseigneur pensait
que les Salésiens se seraient adressés à lui pour les diriger. »
Ce fut aussi l'impression du chanoine Marengo, auquel don
Cagliero raconta l'entrevue et qui déclara : « C'est un moin-
dre mal que vous n'en ayez pas dit plus. Une proposition
aurait été dommageable à la congrégation. »
Lorsque don Bosco revint guéri de Varazze, l'archevêque
alla le saluer. Le chanoine Anfossi, présent au Valdocco,
raconte que pendant que les garçons cherchaient à improviser
un petit mot d'acueil en l'honneur de monseigneur Gastaldi,
« je vis Parchevêque descendre l'escalier d'un pas si pressé
que don Bosco ne pouvait pas le suivre. Il ne s'intéressa pas
aux vivats des garçons. Je dis à don Bosco : "La fête a mal
fini. Il y a eu quelque chose ?" Et lui répondit : "Qu'est-ce
que tu veux ! L'archevêque voudrait être à la tête de la con-
grégation et ça ne se peut pas ; on ne verra jamais ça... " »
(M.B., 10.311).
Qu'est-ce que Mgr Gastaldi proposait de concret ? Que
don Bosco revienne en arrière et se contente de faire des
Salésiens une congrégation diocésaine ? C'est l'opinion la
plus probable. Mais serait-ce hasardeux de penser qu'il cares-
sait le projet de devenir le chef effectif de la congrégation
408

41.9 Page 409

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salésienne ? En 1874, il écrira au cardinal Bizzarri : « Don
Bosco a un talent spécial pour élever les jeunes écoliers,
mais il ne semble pas qu'il possède vraiment ce talent pour
éduquer les jeunes ecclésiastiques. » Lui pensait qu'il possé-
dait ce talent de pouvoir prendre en mains fermement les
rênes de la congrégation et de « mettre les choses à leur
place ». Don Bosco, désormais épuisé, aurait continué à être
le bon « papa » de l'oratoire. Cette possibilité étant de toute
façon évanouie, il se mit à exiger des Salésiens une discipline
de fer qui tourna net à la persécution. Tout défaut, tout
retard était taxé par lui de « désobéissance », « rébellion »,
« indiscipline ».
Donner plus de détails serait de mauvais goût : le gâchis
n'est jamais que du gâchis.
L 'approbation définitive des Règles
Le 30 décembre 1873, don Bosco partit pour Rome. On
débattait près du Saint-Siège, après les épuisants renvois et les
remises en question, la question vitale pour la congrégation
salésienne : l'approbation définitive des Règles.
Le Pape nomma une commission de quatre cardinaux.
Les discussions et les corrections successives du texte se
prolongèrent jusqu'au mois d'avril. Mgr Gastaldi intervint
contre l'approbation en écrivant au cardinal Bizzarri son opi-
nion que nous avons déjà rapportée : don Bosco était capa-
ble d'éduquer des jeunes mais pas des clercs et des prêtres.
Au début d'avril eut lieu le vote final de la commission
des cardinaux : trois voix pour, une contre. Pie IX, informé
qu'il manquait une voix pour résoudre le débat, déclara :
« Cette voix, ce sera la mienne. »
C'était le 3 avril. Dix jours plus tard était publié le décret
pour l'approbation définitive des Règles salésiennes. La Con-
grégation était résolument sous la dépendance du Pape qui
accordait à don Bosco pour dix ans la faculté de présenter
n'importe quel Salésien aux Ordres (lettres dimissoires).
Mais à Turin les choses ne changèrent pas.
Les listes des << mesures punitives »
Le 16 décembre 1876, don Bosco dut exposer dans une let-
tre au cardinal Ferrieri les principaux « points de friction ».
En voici la liste :
- En septembre 1875, don Bosco est suspendu de la
faculté de confesser (le vicaire, chanoine Zappato, commenta
dans un mouvement de colère : « Mais ce sont des choses
409

41.10 Page 410

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qui se font pour des ivrognes ! »). Don Bosco dut quitter
Turin puisque les jeunes avaient l'habitude de se confesser à
lui. Jamais l'archevêque ne donna les raisons de cette
mesure;
- interdiction dans les maisons salésiennes de prêcher des
exercices spirituels à des maîtres externes ;
- retrait de la permission de prêcher à certains prêtres
salésiens ;
- refus de l'archevêque de participer aux célébrations plus
solennelles de l'oratoire et défense d'inviter d'autres prélats
(même l'envoi des premiers missionnaires avait été célébré
sans la présence d'un évêque) ;
- refus d'administrer la Confirmation aux garçons de
l'oratoire et interdicti~n que d'autres évêques l'administrent.
« Ces mesures supposent des raisons graves, commenta
don Bosco dans la lettre, et nous ne les connaissons pas.
Cela provoque le scandale dans la ville. »
Le 25 mars 1878, don Bosco fait connaître une nouvelle
liste de « sanctions punitives » au cardinal Oreglia :
- Don Bosco est menacé de suspension immédiate des
confessions s'il écrit quoi que ce soit de défavorable à
l'archevêque, sauf dans les lettres au Pape, au cardinal secré-
taire d'État, au cardinal chargé des religieux ;
- quelques salésiens ont été « suspendus » et le sont
encore après huit mois ;
- l'ordination est refusée aux séminaristes salésiens qui lui
sont présentés, ce qui cause un grave dommage pour les
maisons et les missions salésiennes.
Mais Monseigneur envoyait aussi à Rome ses « listes ».
« La continuité sans trêve des dénonciations pour n'importe
quelle raison que Monseigneur jugeait peu honorable pour
don Bosco et sa congrégation finissait par insinuer le discré-
dit parmi les cardinaux qui n'avaient pas une connaissance
exacte des faits », écrit don Ceria.
Pendant toute sa vie, par exemple, le cardinal Ferrieri
s'opposa aux Salésiens, persuadé que c'était « un ramassis
artificiel et provisoire de gens ».
Mais ce qui fit le plus souffrir don Bosco, ce fut le fait
que Pie IX lui-même, après avoir toujours été son ami et
son protecteur, se refroidissait à son égard. Don Céria écrit :
« La présentation continuelle de don Bosco comme un
homme entêté et rebelle agit aussi sur le sentiment du
Pape. »
Pie IX mourut le 7 février 1878. Don Bosco, qui se trou-
vait à Rome et frappait à toutes les portes pour avoir une
audience, ne put le revoir.
410

42 Pages 411-420

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42.1 Page 411

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Le nouveau Pape met don Bosco à l'épreuve
Le nouveau Pape, élu le 20 février, fut Léon XIII.
Il reçut don Bosco pour la première audience le 16 mars.
Le compte rendu que celui-ci écrit aussitôt après est triom-
phal : le Pape accepte d'être inscrit parmi les coopérateurs,
reconnaît le « doigt de Dieu » dans les œuvres salésiennes,
envoie des bénédictions chaleureuses aux missionnaires. Sur
un point seulement le compte rendu est expéditif : à propos
de « nos différends avec l'archevêque de Turin, il a dit qu'il
attendait une relation officielle de la Congrégation des reli-
gieux ».
Dans le rapport privé qu'il fit à quelques Salésiens, don
Bosco parla moins glorieusement : « Il fit comprendre claire-
ment combien il avait souffert : audiences empêchées, lettres
interceptées, oppositions ouvertes ou secrètes de plusieurs
côtés, paroles dures et humiliantes. »
Le Pape Léon était évidemment au courant des graves
controverses en suspens sur la tête de ce prêtre de Turin et,
s'il le traitait officiellement avec des gants, il était soucieux
d'y voir clair. Autour de lui, les adversaires de don Bosco
étaient nombreux et aguerris.
Un des plus fidèles amis de don Bosco, à ce moment-là,
était le cardinal Alimonda, qui cherchait un moyen de
« prouver » à Léon XIII la sainteté de don Bosco ; une
preuve sérieuse dans laquelle éclaterait toute la valeur de ce
pauvre prêtre.
Or, à l'époque, on essayait de construire à Rome un sanc-
tuaire au Sacré-Cœur de Jésus. Malgré toute la part person-
nelle que le Pape y avait prise, l'appel aux évêques du
monde entier, les collectes faites dans beaucoup de nations,
les travaux s'étaient arrêtés au ras du sol.
Le Pape en était découragé. Ce fut dans ces circonstances
qu'intervint le cardinal Alimonda :
« Saint-Père, je vous proposerais un moyen sûr pour que
l'entreprise réussisse.
- Lequel?
- La confier à don Bosco.
- Mais don Bosco acceptera-t-il ?
- Très Saint-Père, je connais don Bosco et sa parfaite et
absolue dévotion au Pape. Si votre Sainteté le lui propose, je
suis absolument certain qu'il acceptera. »
Don Bosco est alors étouffé par les charges. ll construit
deux églises : Saint-Jean-l'Évangéliste à Turin et Marie-
Auxiliatrice à Vallecrosia ; et il est engagé dans la construc-
tion de trois maisons : Marseille, Nice, La Spezia. Il a
soixante-cinq ans.
411

42.2 Page 412

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Le 5 avril 1880, Léon XIII le fait appeler. Il lui fait la
proposition et ajoute que s'il accepte il fera une chose sainte
et « extrêo:iement agréable » au Pape. Don Bosco répond :
« Le désir du Pape est pour moi un ordre. J'accepte la
charge que Votre Sainteté a la bonté de me confier.
- Mais je ne pourrai pas vous donner d'argent.
- Et je n'en demande pas. Je demande seulement votre
bénédiction. Et si le Pape me le permet, auprès de l'église
nous bâtirons un oratoire avec un grand foyer d'où pourront
être envoyés tant de pauvres jeunes aux écoles et aux arts et
métiers, spécialement ceux de ce quartier abandonné.
- Très bien. Je vous bénis et avec vous tous ceux qui
concourront à cette œuvre sainte. »
Procès au Vatican
Les relations avec l'archevêque, au cours de ces mois,
empirèrent encore. Don Bosco, pour défendre sa congréga-
tion, dut porter la cause au Vatican, où l'on introduirait un
procès régulier.
La nièce de l'archevêque, Lorenzina Mazé de la Roche,
lorsqu'il fut question de la béatification de don Bosco,
déclara sous la foi du serment :
« A partir de l'année 1873, s'élevèrent des querelles entre
don Bosco et monseigneur Gastaldi, mon oncle vénéré... Je
connus ces divergences par la rumeur publique et par des
confidences de don Bosco à moi-même et à ma mère nous
exhortant à trouver le moyen d'informer directement monsei-
gneur l' Archevêque des racontars qui se propageaient spécia-
lement dans le clergé et aussi par l'intermédiaire de la
presse, au détriment des deux parties. Ces conflits furent une
épine permanente dans mon cœur et celui de ma mère...
Dans tous les propos tenus avec ma mère et avec moi-
même sur ce sujet, on voyait à quel point don Bosco souf-
frait intensément de toutes ces épreuves ... ·Mais il nous par-
lait toujours de l'archevêque avec un tel respect et une telle
charité que nous étions édifiées.
Sur mon journal de ces années là, je trouve relevées mes
propres paroles : "Pourquoi Monseigneur notre oncle a-t-il
ainsi changé ? Ah ! celui qui a joué le triste rôle de susciter
une telle discorde en éprouvera certainement un grand
remords.''
Il me semble que l'un des principaux responsables de ces
dissensions était le secrétaire de mon oncle l'archevêque,
c'est-à-dire le théologien Tommaso Chiuso, mort depuis plu-
sieurs années, c'est à lui que je pense dans les paroles 'ci-
dessus. Bien souvent invitée à la table de mon oncle l'arche-
412

42.3 Page 413

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vêque, j'entendais les moqueries et les sarcasmes concernant
ceux du Valdocco, ou plutôt : ceux de là-bas...
J'ai noté dans mon journal ces paroles de don Bosco :
"On a beau vouloir être fort et garder courage, mais à
force d'accumuler dégoûts sur dégoûts, le pauvre cœur s'en
ressent et se brise." Jamais je n'ai vu de toute ma vie don
Bosco changer de physionomie, mais cette fois-là, pendant
qu'il parlait, tantôt il pâlissait,' tantôt son visage s'empour-
prait. ..
D'autre part, je puis et je dois attester que mon oncle
vénéré en parlant avec moi se montrait affligé, non seule-
ment par des paroles, mais avec une expression de chagrin,
que ses rapports actuels avec don Bosco n'étaient plus
pareils à ceux du début de l'oratoire. »
Le procès entre don Bosco et l'archevêque fut débattu le
17 décembre 1881. Huit cardinaux y participaieni. Deux
votèrent pour l'archevêque, quatre pour don Bosco. Le Pape,
après le compte rendu, arrêta le débat. « Il faut sauver
l'autorité, dit-il au cardinal Nina, protecteur officiel des Salé-
siens. Don Bosco est vertueux au point de s'adapter à
tout. » C'était une seconde carte que le Pape entendait jouer
pour mesurer la sainteté de don Bosco.
Calice amer pour don Bosco
C'est lui qui fixa les conditions pour la « concorde », avec
un calibrage des mots qui se rencontre seulement dans les
documents de diplomatie chevronnée. L'essentiel cependant
était très clair et ne laissait place à aucune échappatoire :
don Bosco devait écrire une lettre demandant pardon à
l'archevêque et l'archevêque répondre qu'il était heureux de
mettre une pierre sur le passé.
Don Bosco trouva la potion amère. Il réunit le Chapitre
de la congrégation et lut le texte de la « concorde ». Tous
étaient consternés. Quelqu'un proposa de demander un délai
pour réfléchir. Ce fut don Cagliero qui trancha la difficulté
avec sa franchise :
« Le Pape a parlé et if faut obéir. Le Pape a pris cette
décision parce qu'il connaît don Bosco et sait qu'il peut
avoir confiance en lui. Il n'y a pas besoin d'attendre quoi
que ce soit : obéir et c'est tout. »
Don Bosco écrivit la lettre. Il reçut la réponse : « De tout
cœur, j'accorde le pardon demandé. »
Aussitôt après, don Bosco écrivit au cardinal Nina une let-
tre d'après laquelle on peut mesurer la « couleuvre » qu'il
avait dû avaler et les conséquences amères qui étaient en
train de se réaliser :
413

42.4 Page 414

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« A la Curie, on se félicite des humiliations qu'on a fait
souffrir à don Bosco. Ces bavardages, mal répandus, mal
interprétés, écrasent les pauvres Salésiens. Déjà, deux maîtres,
directeurs de maisons, demandent à se retirer d'une congré-
gation qui leur semble devenue la risée des autorités.
D'autres parmi nos prêtres et nos séminaristes font la même
demande. Pourtant je veux observer un rigoureux silence,
comme je l'ai écrit à Votre Éminence. »
Sage et anéanti
Léon XIII, un très grand Pape dans l'histoire de l'Église,
eut, à partir de ce moment-là, des geste d'une gentillesse
exquise pour don Bosco. C'est lui qui nommera don Gio-
vanni Cagliero premier évêque salésien et concédera les
« privilèges » qui rendirent la congrégation « exempte » non
pour dix ans, mais pour toujours de l'autorité des évêques
dans la délicate question des ordinations.
Mais quand il avait été élu Pape, il avait trouvé au Vati-
can une ambiance hostile à don Bosco et avec deux épreuves
il en mesura la sainteté.
Pour voir si une pierre contient de l'or on la jette dans le
creuset à la température de fusion. S'il en sort de l'or, c'est
un minerai de valeur, sinon c'est du poussier. Don Bosco a
été éprouvé de cette façon. De lui est sorti de l'or, de l'or
très pur. Mais son humanité fut consumée, calcinée. « A
partir de 1884 - nous citons Morand Wirth -, don Bosco
n'était plus que l'ombre de lui-même. »
Demander pardon à l'archevêque qui l'avait flagellé pen-
dant dix ans, lui coûta très cher. Il n'étais pas né, nous
l'avons dit, pour présenter l'autre joue. Il se l'imposait, mais
par un effort violent. La construction de l'église du Sacré-
Cœur, qui engloutira un million et demi de lires, le contrai-
gnit dans les années de déclin physique à des fatigues inhu-
maines.
Don Bosco accepta, par sa foi dans le Vicaire du Christ et
par amour de sa congrégation qui avait un besoin absolu de
l'estime du Pape.
Des épreuves, don Bosco sortit sage et anéanti. A cause de
cela sa congrégation fleurit magnifiquement : elle était née
d'un prêtre crucifié.
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42.5 Page 415

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48
Les grands voyages ·
France, Espagne
La « croix du Sacré-Cœur » commence pour don Bosco.
En premier lieu, il envoie à Rome don Dalmazzo et puis
don Angelo Savio se rendre compte du travail et « contrôler
les dépenses ». C'était une tradition malheureusement cou-
rante à Rome, que « dans les travaux du Pape, il y a à
manger pour tout le monde ». Don Bosco fera parvenir plu-
sieurs fois à don Dalmazzo des requêtes pressantes en ce
sens : « Il manque un contrôleur des fournitures qui entrent
ou non », « Veiller sur les prix », « Celui qui surveille les
matériaux, qui oblige à le déplacer ? », « On travaille peu.
On vole dans la maison et dehors. On gaspille le matériel,
surtout les tables », « Mettre un expert à surveiller »...
Aussitôt après, il remet en mouvement tout l'engrenage
déjà tant de fois mis à l'épreuve pour récolter les fonds :
circulaires en plusieurs langues, loteries, souscriptions, lettres
personnelles. Cet engrenage n'est pas une baguette magique.
Il comporte· des fatigues, des humiliations, des contrôles, une
surcharge pour de très nombreux confrères. La surcharge la
plus lourde, don Bosco se l'est mise sur les épaules.
« J'ai l'église du Sacré-Cœur sur les épaules»
Don Rua, dans ses dépositions assermentées pour la béati-
fication de don Bosco témoigna : « C'était pénible de le voir
monter et descendre les escaliers pour demander l'aumône,
s'exposant même à de dures humiliations. Il souffrit tant que
quelquefois, dans l'intimité, à ceux des siens qui lui deman--
daient en le voyant courbé, comment une personne pouvait
se plier comme ça, il répondait : "J'ai l'église du Sacré-
Cœur sur les épaules." Une autre fois, en plaisantant aima-
blement, il disait : "On dit que l'Église est persécutée. Moi
au contraire, je peux dire que c'est l'Église qui me persé-
cute !'' On peut vraiment dire que, mal en point déjà depuis
des années sur le plan de la santé, une telle œuvre épuisa
une grande partie de ses forces. »
La fatigue la plus pénible à laquelle il se soumit fut le
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42.6 Page 416

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grand « voyage en France » qu'il fit en mendiant de ville en
ville pendant quatre mois : du 31 janvier au 31 mai 1883.
Au passage, nous nous permettons une observation. Don
Bosco a soixante-huit ans, il lui reste seulement cinq années
à vivre. Sa congrégation s'est largement développée et le
monde traverse une des périodes les plus profondes de
remise en ordre des idées et des structures. Don Bosco aurait
besoin de pouvoir disposer de tout son temps pour tenter
une synthèse de sa pensée, de ses intuitions, qui restent
comme fondement à ses œuvres. Il devrait employer le peu
de temps qui lui reste à repenser ses plans d'action dans un
contexte social qui change rapidement, pour donner une
organisation solide à la congrégation.
Au contraire, dans. les dernières années valides de son exis-
tence, il est obligé de « faire des sous » pour la construction
d'une église. Si, au moins, c'était pour les besoins des jeunes
pauvres, mais c'est pour les murs d'une église de Rome. De
haut en bas c'est une histoire déconcertante.
Mais, en même temps, ces années « brûlées » obligent don
Bosco à deux grands voyages (France et Espagne) qui tour-
nent pour lui au triomphe de « l'homme de Dieu ». Ils lui
donnent l'occasion de rallumer « le sens de Dieu » parmi
d'énormes masses populaires.
Marx avait défini la religion « l'opium du peuple », l'anar-
chiste Bakounine exigeait de ses adeptes une profession
ouverte d'athéisme, la Commune de Paris avait récemment
manifesté des signes évidents d'athéisme militant. « Les Égli-
ses chrétiennes devaient régler leurs comptes, non plus avec
des phénomènes d'incrédulité limités à des secteurs relative-
ment restreints des milieux dirigeants mais, pour de larges
couches sociales, avec un sérieux éloignement de la pratique
religieuse et de l'obédience ecclésiastique » (Francesco Tra-
niello).
La société entière perdait le sens de Dieu et du respect
divin de la vie humaine. Dans les journées de la Commune,
l'impiété des communarJs athées n'avait certainement pas été
pire que celle des bourgeois qui l'avaient étouffée à coups de
canons, massacrant 14 000 travailleurs (et les travailleurs, à
cette époque-là, étaient des hommes, des femmes et des
enfants).
La dernière fatigue de don Bosco, .il ne la supporta pas au
service d'une église ou des jeunes pauvres, mais pour toute
une génération qui courait le risque de perdre le sens de
Dieu et des plus grandes valeurs de la vie. Cette génération,
en France et en Espagne, recouvre grâce à lui le « sens de
Dieu » et du « dévouement pour les autres ».
416

42.7 Page 417

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Paris s'enflamme
Nous suivons le voyage en France d'après la relation
attentive d'Henri Bosco qui l'établit non seulement avec des
documents salésiens, mais aussi avec des journaux français
de l'époque.
Quand il partit, il n'y voyait pratiquement plus, ses jam-
bes le supportaient à peine, il souffrait de varices. Son corps
était complètement épuisé. Il entra en France par Nice qui,
depuis dix-huit ans seulement, n'était plus italienne. Il monta
à Paris par Toulon - Marseille - Avignon - Lyon -
Moulins. Lente montée qui dura deux mois et dix-neuf jours.
Personne, lui moins que les autres, ne prévoyait ]'émotion
extraordinaire, l'enthousiasme, le concours de peuple,
l'embrasement de la foi que la présence d'un « pauvre prêtre
de campagne » devait provoquer.
Des gens prudents lui avaient conseillé : « N'allez pas en
France. A Paris, ils sont en train de construire "leur" basili-
que du Sacré-Cœur à Montmartre. Elle a déjà coûté des mil-
lions et n'est pas achevée. Qui voulez-vous qui vous donne
un sou? »
Don Bosco, une fois de plus, donnera tort aux prudents.
A Avignon, la foule se presse à la gare. En ville, les gens
courent derrière sa voiture. A coups de ciseaux, on taille
dans sa soutane. Il faut aller en vitesse lui en chercher une
autre.
A Lyon, les églises se remplissent. Le fiacre mis à sa dis-
position par ses hôtes, est encerclé, freiné, bloqué. , Un
cocher énervé par l'impétuosité de la foule s'écrie : « Il vau-
drait mieux conduire le diable plutôt qu'un prêtre comme
celui-là. »
A Paris, on craignait un échec complet. L'Italie officielle
venait de passer de l'alliance avec la France à une alliance
avec l'Allemagne et l'Autriche par le traité de la Triple-
Alliance (la « Triplice »). Et don Bosco était italien. Le gou-
vernement, en outre, était étroitement anticlérical.
Paris, malgré sa susceptibilité, accueillit l'apôtre des pau-
vres avec une ferveur passionnée. Il arriva le 19 avril 1883,
et y resta cinq semaines (sauf une brève tournée à Amiens et
à Lille). Il fut accueilli dans une famille parisienne amie, au
34 de l'avenue de Messine (Ville arrondissement). Cependant,
pour recevoir les visiteurs, il allait tous les après-midi rue de
la Ville-l'Évêque, non loin de la Madeleine, chez les Oblats
du Sacré-Cœur, cela pour soulager ses hôtes de la pression
de la foule qui, tout de suite, se précipita.
« C'est un saint » disait-on ; l'affirmation est dangereuse.
Un tas de gens cherchèrent immédiatement à en douter et il
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42.8 Page 418

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suffisait d'un rien pour tourner tout en ridicule. Il se laissait
facilement photographier, seul- ou en groupe. On le lui repro-
cha : c'était de la vanité. Mais il répondait : « C'est un bon
moyen, non pour me faire connaître, mais pour intéresser le
public à mon œuvre. » Il facilita la tâche des biographes,
comme le docteur d'Espiney, qui fut le premier à écrire sa
vie en français. Le livre comportait de graves erreurs, mais il
fut imprimé à cinquante mille exemplaires en quelques mois.
Une photographie à Paris
Il existe une photographie de don Bosco, la plus célèbre
de celles qui furent tirées à- Paris. Le visage de don Bosco
sur ce portrait est vieux, épuisé, écrasé ; vieux d'une vieil-
lesse incroyable, fripé comme du papier chiffonné. Les rides
labourent son front dévasté, la bouche tombe de chaque
côté, une bonne bouche mais déformée par une fatigue
insurmontable. Et les yeux enfoncés derrière des sourcils
broussailleux, ne laissent plus passer qu'un filet de lumière ;
le regard est presque éteint. La personne qui vit derrière ce
visage sait ce qu'est la souffrance, sa souffrance et celle de
tous les autres qu'il a faits siens, qu'il a sauvés pour qu'ils
aient ici-bas moins de peine à vivre et une vision du Ciel au
moment de leur mort. A première vue, ce visage devait plu-
tôt inspirer la pitié que l'enthousiasme.
Mais sur cette photo on voit aussi les mains de don
Bosco ; des mains de travailleur, de travailleur honnête, de
puissant travailleur de la vie. Ces mains se tendirent pour
bénir les malades, caresser les enfants et rendre la santé
comme les eaux de Lourdes. En voyant agir ces mains, les
Parisiens n'éprouvèrent pas de pitié pour don Bosco, mais
lui demandèrent d'avoir pitié. Ils virent en lui l'envoyé de
l'espérance, l'homme de Dieu, le dispensateur providentiel
des guérisons et des grâces.
Dans la capitale, se répétèrent les mêmes scènes qu'en.
province. L'empressement des -gens était plus grand et plus
pressé et don Bosco subit des assauts plus rudes, plus péni-
bles. C'était la seule différence.
Ces jours-là, on lisait dans Le Figaro : « Devant la maison
de la Ville-l'Évêque où' don Bosco est descendu, des files de
voitures stationnent toute la journée depuis une semaine. Les
plus grandes dames le supplient de faire des miracles pour
elles et pour leurs parents, des miracles qu'il accomplit, dit-
on, très facilement. »
Et le Pèlerin : « On racontait, on inventait -même des
miracles... Les dames du grand monde couraient sur- les tra-
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42.9 Page 419

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ces du saint qui ne s'occupe pas des applaudissements du
monde, qui ne prépare pas plus les sermons qu'il prononce à
la Madeleine qu'il ne prépare ce qu'il dit à un mendiant, et
accorde autant de temps à un ouvrier qu'à un prince. »
La journée d'un pauvre prêtre
Il se lève très tôt, à 5 heures. ri va dormir à minuit,
épuisé. A 6 heures commencent les visites. Puis il va célébrer
la messe dans telle ou telle paroisse, toujours guetté à la sor- ·
tie, assailli de demandes, poursuivi de requêtes, enveloppé de
supplications, de prières. On veut lui parler, le toucher, au
moins le voir. On l'arrête partout, dans un escalier, dans un
couloir, à la porte d'une sacristie, dans la rue. Avec regret,
il arrive toujours à tous ses rendez-vous en retard. Son fran-
çais est mauvais, son accent étranger, son éloquence
modeste.
A « l'Archiconfrérie pour la conversion des pécheurs » il
se prépare à célébrer la messe. La foule est énorme.
Quelqu'un veut entrer, ce n'est pas possible ; il s'étonne :
« Qu'est-ce qui arrive ? » Une femme du peuple lui expli-
que : « Nous sommes venus assister à la messe, la messe des
pécheurs. C'est un saint qui va célébrer. »
Quand on lui demande « son » miracle, il répond : « Je
suis un pécheur, priez pour moi. Mais adressons ensemble
notre prière à la Madone Auxiliatrice. C'est elle qui guérit,
qui écoute, qui comprend, qui a pitié. Elle répond du Ciel.
Moi je ne peux que la prier. » Mais lorsque ce « pauvre
pécheur » la prie, la Madone répond toujours. On la croirait
là, près de lui, à sa disposition.
Les plus hautes autorités l'accueilleront avec cordialité. Le
cardinal Lavigerie l'attendit à l'église Saint-Pierre-du-Gros-·
Caillou, dans le vne arrondissement, et parla à l'assis-
tance en le recommandant chaleureusement à leur générosité.
Il l'appela « le saint Vincent de Paul de l'Italie ».
Les appels à la générosité ne furent pas entendus seule-
ment par les familles riches, mais aussi par les gens modes-
tes. Tout le monde donnait. Don Bosco reçut des billets de
banque, de la menue monnaie, des pièces d'or, même des
bijoux. Il arriva un moment où il ne savait plus où les met-
tre.
Il s'absenta de Paris pour aller à Lille et à Amiens ;
même enthousiasme. Devant les terribles ciseaux qui lui
découpaient sa soutane, il s'écria : « Tous les fous ne sont
pas à l'asile ! »
Puis, ce fut le départ. Dans le train qui le ramenait à
Turin, ses deux compagnons, don Rua et don Barruel se tai-
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42.10 Page 420

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saient. Ils repensaien_t à ces journées comme à un rêve qu'ils
n'allaient plus jamais oublier. Tout à coup, don Bosco rom-
pit le silence :
« Te rappelles-tu, don Rua, la route qui conduit de Butti-
gliera à Morialdo ? Là, à droite, il y a une colline et sur la
colline une petite maison. Cette petite maison était ma
demeure et celle de ma mère. Dans ces prés je menais, moi
garçon, paître deux vaches. Si tous ces messieurs avaient su
qu'ils ont presque porté en triomphe un pauvre paysan des
Becchi. .. »
Un cardinal qui apporte la paix
Le 18 novembre de cette année 1883, d'une façon stricte-
ment privée, le cardinal Gaetano Alimonda, nouvel archevê-
que, arriva à Turin. Au cours d'une audience que don Bosco
aura avec le pape Léon XIII en 1884, il s'entendra dire :
« En l'envoyant j'ai pensé à vous. Le cardinal Alimonda
vous aime bien, très bien. »
« La bonté du cardinal, écrit don Ceria, fut un réconfort
providentiel dans les quatre dernières années de sa vie. »
Peu de temps après son arrivée, don Bosco envoya
quelqu'un demander si le cardinal était chez lui et pouvait le
recevoir. Le cardinal prit sa voiture et arriva aussitôt au Val-
docco.
« Pour aller plus vite, je suis venu moi-même. »
Il était dix heures et demie du matin, rappelle le biographe
qui était présent. L'entretien, dans le petit bureau de don
Bosco, dura plus d'une heure. Pendant ce temps-là, les jeu-
nes furent avertis dans les ateliers et dans les classes ; les
musiciens allèrent en vitesse prendre leurs instruments et une
guirlande de drapeaux fut rapidement suspendue le long de
la rampe. Quand le cardinal se présenta au balcon par lequel
on sortait du bureau de don Bosco, la fanfare joua et les
garçons applaudirent. L'archevêque dit en riant : « Je voulais
vous faire une surprise et c'est vous qui me l'avez faite. » Il
agita les mains vers les garçons et leur dit simplement :
« Bien chers enfants, je vous remercie, je vous bénis et je
me recommande à vos prières. »
Il visita les ateliers et resta un long moment en prière
devant le tableau de Notre-Dame-Auxiliatrice.
« Si je ne revenais plus »
L'argent recueilli en France avait été abondant, mais
l'église du Sacré-Cœur de Rome se révélait comme un puits
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43 Pages 421-430

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43.1 Page 421

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sans fond. Au début de 1884, il y avait de fortes dettes à
payer et les caisses étaient à sec. Le 18 février, malgré la
situation désastreuse, don Bosco dit aux siens :
« Je repars pour la France. »
Don Rua et don Cagliero cherchèrent à l'en dissuader. Ils
demandèrent au docteur Albertotti de venir le voir. Le doc-
teur, après un long examen, dit clairement :
« Pour moi, c'est un miracle si vous arrivez vivant à Nice.
- Si je meurs, patience ! murmura don Bosco. Avant de
partir je mettrai tout en ordre. Mais je dois partir. »
A peine sorti de la chambre, Albertotti dit à don Rua :
« Faites bien attention. Je ne serais pas étonné qu'il meure
à l'improviste ; sans même que vous vous en aperceviez. Il
ne faut pas se faire d'illusions. »
Don Bosco appela un notaire et des témoins et dicta son
testament. Puis il fit venir don Rua et don Cagliero et mon-
trant sur la table le document notarial, il dit :
« Voilà mon testament. Je vous ai pris tous les deux
comme mes légataires universels. Si je ne revenais plus, vous
savez déjà comment sont les affaires. »
Le cœur prêt à éclater, don Rua sortit de la pièce. Don
Cagliero resta, il était au bord des larmes :
« Voyons, vous voulez vraiment partir dans cet état ?
- Comment veux-tu que nous fassions autrement ? Tu ne
vois pas que nous n'avons plus les · moyens d'aller de
l'avant ? Si je ne partais pas, où pourrais-je te trouver ce
qu'il faut pour payer les dettes qui viennent à échéance ?
Devons-nous laisser les garçons sans pain ? ·Je peux obtenir
du secours seulement en France. »
Don Cagliero s'était mis à pleurer. Se reprenant avec peine
il dit :
« Nous avons toujours été de l'avant à coups de miracles.
Vous verrez que la Madone nous aidera encore. Partez et
nous, nous prierons.
- Oui, je pars. Mon testament est là. Je te le confie dans
cette boîte. Garde-le comme mon dernier souvenir. »
Le voyage ne fut pas long. Il se rendit seulement dans le
sud de la France, mais il put réunir des fonds importants.
La famille des comtes Colle, à Toulon, lui mit dans les
mains 150 000 lires d'un seul coup.
A Marseille, don Albera, préoccupé de sa santé le fit aus-
culter par le docteur Combal, une célébrité médicale. A la
fin d'une visite minutieuse, Combal donna son avis en lan-
gage imagé:
« Vous êtes un vêtement très usé. Il -a été porté la semaine
et le dimanche. Pour le conserver encore, le seul moyen est
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43.2 Page 422

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de le mettre dans le placard. Vous comprenez que je vous
recommande le repos absolu.
- Je vous remercie, docteur, mais c'est la seule médecine
que je ne peux pas prendre. »
Les difficultés le contraindront encore à un dernier voyage
de quêteur. En 1886, à deux années seulement de sa mort, il
partit pour l'Espagne. A Barcelone, la réception fut une
répétition de celle de Paris. Rues envahies, toits pris
d'assaut, grappes humaines accrochées aux lampadaires. Et
quelle générosité ! ils lui offrirent même une colline, le
« Tibi dabo » qui domine la ville d'un point de vue extraor-
dinaire.
Il revint par le sud de la France : Montpellier, Tarascon,
Valence, Grenoble. Un lent retour vers son Italie, le dernier
retour. Il dit à quelqu'un qui l'accompagnait :
« Tout est l'œuvre de la Madone. Tout vient de cet Ave
Maria récité avec un garçon, il y a quarante-cinq ans, dans
l'église de Saint-François d'Assise. »
Alors que son corps se courbait toujours plus, son âme
transparaissait comme une lumière de plus en plus vive. Don
Belmonte, directeur de Sampierdarena, se confiait un jour à
lui :
« Je suis tellement fatigué que je n'en peux plus. »
Don Bosco se pencha un peu plus en avant, souleva le bas
de sa soutane et découvrit ses jambes toutes gonflées qui
débordaient en bourrelets flasques de ses souliers. Et il
ajouta seulement :
« Mon cher, reprends courage. Nous nous reposerons au
paradis. »
Le soir du 25 juin, les anciens élèves lui offrirent un hom-
mage chaleureux pour sa fête. Ému, don Bosco remercia,
puis, trop fatigué, réussit seulement à dire :
« Je ne suis plus rien d'autre qu'une cigale qui crie et puis
meurt. »
Si quelqu'un, le voyant marcher seul tout courbé, allait
l'aider et lui demandait : « Où allons-nous, don Bosco ? », il
le regardait en souriant doucement et répondait : « Nous
allons au paradis. »
422

43.3 Page 423

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49
Jean Cagliero, évêque
Don Giovanni Cagliero, d'après les plans de don Bosco,
devait rester trois mois en Amérique, consolider la première
mission et puis revenir. Il y resta environ deux ans.
En 1877, don Bosco avait envoyé outre-océan deux nou-
veaux groupes de Salésiens ayant à leur tête deux hommes
qui pouvaient prendre en main la situation : don Luigi Lasagna
et don Giacomo Costamagna.
Don Cagliero revint alors. En 1877, se tenait à Lanzo le
premier Chapitre général de la congrégation et il était nor-
mal qu'il y participât lui aussi, directeur spirituel de la
société et seul expert des problèmes missionnaires.
Au cours des années suivantes, don Bosco lui confia deux
charges délicates : lancer l'œuvre salésienne en Espagne et
diriger la congrégation des Filles de Marie-Auxiliatrice qui
faisait ses premiers pas.
« Qui pourrait prendre ma place ? »
En 1879, don Bosco avait seulement soixante-quatre ans et
pourtant il se sentait déjà épuisé et en· rapide déclin. Il vou-
lait se choisir, parmi les tout premiers qui l'avaient suivi,
quelqu'un qui, petit à petit, pût assumer la responsabilité de
toutes les affaires de la congrégation et, au moment voulu,
pourrait se substituer à lui ; un « vicaire », en somme. Des
noms possibles il y en avait deux : Rua et Cagliero. Très
fidèles et compétents, don Bosco les aimait beaucoup l'un et
l'autre et, dans la même mesure, il était indécis. Choisir l'un
des deux n'allait-il pas porter ombrage à l'autre ?
Voici le délicat procédé que don Bosco utilisa. Un matin
de l'automne 1879, au moment de se rendre à Foglizzo, il
demanda à don Cagliero de l'accompagner. Au cours du
voyage, il lui demanda :
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43.4 Page 424

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« Si je mourais, qui crois-tu qui pourrait prendre ma
place ? »
Don Cagliero ne toucha pas du bois mais écarquilla les
yeux.
« Cher don Bosco, ne croyez-vous pas que c'est un peu
prématuré de parler de ces choses-là ?
- Admettons. Mais supposons quand même : quels noms
m'indiquerais-tu ?
- Des noms, j'en prendrais un seul. Il n'y en a qu'un en
état de prendre votre place.
- Moi, par_ contre, j'en choisirais deux ou trois.
- Dans la suite, il y en aura peut-être deux ou trois. A
présent, je ne crois pas. Dites-moi qui sont vos trois ?
- Dis-moi d'abord quel est ton candidat.
- Don Rua, il n'y a que don Rua.
- Tu as raison ; il a toujours été mon bras droit.
- Le bras, la tête, le cœur, cher don Bosco. C'est le seul
capable de vous remplacer lorsque Dieu voudra vraiment
vous appeler en paradis. »
Don Bosco avait été très délicat et Cagliero, avec la même
délicatesse, s'était écarté.
Pas une ombre n'avait troublé le choix du « second don
Bosco ».
Il ne le lui dit jamais, mais don Bosco fut très reconnais-
sant à don Cagliero pour ces paroles prononcées avec une
franche humilité dans une calèche qui allait vers Foglizzo.
L 'accolade vigoureuse du premier évêque
Le 16 et le 20 novembre 1883, le saint-siège publia deux
importants documents. La Patagonie septentrionale et cen-
trale (territoire du Rio Negro, Chubut et Santa Cruz) était
déclarée « Vicariat apostolique », sous la dépendance de don
Giovanni Cagliero, nommé provicaire apostolique. La Terre
de Feu (territoire de l'extrême sud de la Patagonie) était
déclarée « Préfecture apostolique », et don Fagnano nommé
préfet apostolique.
Don Cagliero aurait dû repartir pour l'Amérique comme
provicaire, non comme évêque : c'est plus tard qu'il aurait
été élevé à la dignité épiscopale. Mais don Bosco n'était pas
d'accord. Il parla avec le cardinal Alimonda, écrivit au pro-
tecteur des Salésiens, le cardinal Nina, pria instamment le
Pape. C'était le cardinal Ferrieri qui ne voulait rien savoir,
mais cette fois Léon XIII exauça la prière de don Bosco.
Le 9 octobre 1884, une lettre partit de Rome pour le Val-
docco : « Le Saint-Père, au cours de l'audience de vendredi
dernier, a accueilli favorablement la prière de don Bosco, et
424

43.5 Page 425

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a consenti à donner le caractère épiscopal à don Cagliero,
nouveau provicaire apostolique en Patagonie. »
La journée de don Bosco fut heureuse. L'ancien rêve de la
colombe et du rameau d'olivier se réalisait. Les paroles dites
à un garçon moribond : « Et le bréviaire, tu as à le faire
porter par tellement d'autres... Et tu iras loin, loin... »,
n'avaient pas été une illusion passagère : elles devenaient réa-
lité.
La consécration eut lieu dans le sanctuaire de Marie-
Auxiliatrice, le 7 décembre 1884. Pour le Valdocco ce fut un
événement inoubliable. L'un des premiers petits garçons de
don Bosco, entré à l'oratoire à treize ans, orphelin de père,
était consacré à quarante-six ans évêque d'une immense
région missionnaire.
Deux détails. A la fin de l'imposante cérémonie, le jeune
évêque se détacha du cortège et se dirigea vers sa mère. La
petite vieille dame, la bonne Thérèse (quatre-vingts ans)
venait à sa rencontre soutenue par un fils et un neveu. Mgr
Cagliero étreignit sur sa poitrine la tête blanche et, au milieu
de l'émotion des témoins, l'accompagna de nouveau avec
tendresse pour qu'elle pût s'asseoir. Du côté de la sacristie,
mêlé à la foule, don Bosco l'attendait avec la barrette à la
main. L'évêque courut et l'étreignit dans une vigoureuse
accolade. Il avait tenu cachée dans les plis de son vêtement
sa main ornée de la bague épiscopale. C'était à « son » don
Bosco que revenait le droit de baiser le premier cet anneau.
Don Rua vicaire et don Bosco
Don Bosco annonça le choix de son « vicaire » seulement
après la nomination de don Cagliero comme évêque de la
Patagonie. Le 24 octobre 1884, au Chapitre supérieur de la
congrégation, il dit : « J'ai besoin de quelqu'un auquel je
puisse confier la congrégation pour la lui poser sur les épau-
les et lui en laisser toute la responsabilité. Le Pape serait
content que don Bosco se retire complètement. Ma pauvre
tête ne tient plus... »
Il écrivit au Pape en proposant le nom de Michel Rua.
L'approbation arriva au début de décembre.
Don Bosco le prit par la main
Mgr Cagliero devait partir de Turin pour l'Amérique du
Sud le 1er février 1885. Il emmenait avec lui 18 Salésiens et
6 filles de Marie-Auxiliatrice. Mais le soir du 1er février,
après avoir accompagné les missionnaires au train, il se sen-
tit fatigué et revint passer la nuit au Valdocco. Il monta
425

43.6 Page 426

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dans la chambre de don Bosco, s'assit auprès de lui et ils
gardèrent le silence. Après une longue pause, don Bosco
demanda:
« Tes compagnons sont partis ?
- Oui.
- Et toi, quand partiras-tu ?
- Je dois être à Sampierdarena demain1•
- Si tu peux, pars plus tard ; repose-toi bien.
- Laissez-moi faire. Et maintenant, donnez-moi votre
bénédiction.
- Pourquoi ce soir ? Viens demain matin, nous parlerons
encore tranquillement.
- Non, don Bosco, demain je dois partir très tôt.
- Mais tu es fa~igué... De toute façon, fais pour le
mieux.
- Alors, bénissez-moi et bénissez mes compagnons. »
L'évêque s'agenouilla. Don Bosco lui prit la main :
« Fais un bon voyage. Si nous ne nous revoyons plus sur
cette terre, nous nous reverrons au paradis.
- Ne parlez pas de ça, nous nous reverrons encore.
- Ce sera comme le Seigneur le veut. C'est lui le maître.
En Argentine et en Patagonie vous aurez beaucoup à faire ;
travaillez beaucoup et la Madone vous aidera. »
Il commença la formule de la bénédiction. Il parlait d'une
voix lente et soudain il ne se rappela plus les paroles. Mgr
Cagliero les lui souffla doucement et don Bosco docile, les
répétait en lui tenant toujours la main. A la fin l'évêque se
releva :
·
« Alors, bonne nuit, mon cher don Bosco. Reposez-vous
maintenant.
- Tu salueras pour moi tes compagnons de voyage, les
confrères qui travaillent en Amérique, les coopérateurs...
J'aurais encore tellement de choses à te dire... Que Dieu te
bénisse. »
La maison de l'évêque était une cabane de troncs d'arbres
Don Bosco suivit avec une affectueuse émotion pendant
ses dernières années les entreprises missionnaires de ce grand
garçon vigoureux et enthousiaste. Il lisait ses lettres et les
passait immédiatement au Bulletin salésien pour la publica-
tion.
En juillet 1886, Mgr Cagliero annonça que la partie la
plus importante et la plus peuplée du nord de la Patagonie
1. Sampierdarena est près du port de Gênes d'où les missionnaires s'embarquaient
pour l'Amérique.
426

43.7 Page 427

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était désormais connue, visitée et catéchisée par les mission-
naires salésiens.
Au cours de ce même mois de juillet, à la résidence de
Patagèmes, se présenta le fiJs du cacique Sayuhueque qui
demanda -à l'évêque de monter dans la vallée de Chichinal
pour évangéliser les adultes des tribus. « Dans l'immense val-
lée de Chichinal, raconte Mgr Cagliero, nous avons baptisé
1 700 indigènes. Tous les jours nous avons fait trois heures
de catéchisme le matin et trois heures l'après-midi. La mai-
son de l'évêque était une cabane de troncs d'arbres et de
boue au toit de branches qui m'abritait du soleil et de la
pluie... quand il ne pleuvait pas. Pas de trace de lit. Nous
dormions sur des fourrures qu'avec une grande affection
nous avaient données ces braves indigènes de bon caractère
et capables d'enthousiasme. »
En 1887, Mgr Cagliero entreprit une nouvelle expédition
missionnaire avec don Milanesio et deux autres Salésiens. Le
voyage d'évangélisation devait s'étendre sur 1 500 kilomè-
tres : vallée du Rio Negro, vallées des Andes, col des Cordil-
lères et descente sur Concepci6n du Chili.
Pendant 1 300 kilomètres parcourus à cheval tout alla
bien. L'évêque put administrer 997 baptêmes, presque tous à
des Indiens adultes, bénir 101 mariages, distribuer un millier
de communions et donner 1 513 confirmations. Il est impos-
sible de compter les heures passées à faire le catéchisme aux
petits et à évangéliser les grands.
Le matin du 3 mars, alors qu'ils venaient à peine de quit-
ter Malbarco sur la rive du Neuquén, se produisit un grave
accident. L'évêque lui-même le raconte dans une lettre :
« Ayant traversé la Cordillère à 2 000 mètres d'altitude,
nous devions en escalader bien d'autres milliers. Le sentier se
déroulait sur le flanc de rugueuses parois de granit, et sur-
plombait l'abîme à pic. Soudain, mon cheval se cabra et
commença à ruer comme un fou. J'invoquai Marie-
Auxiliatrice et je me jetai en bas de la selle. Une pointe de
rocher me rentra dans le corps, brisant deux côtes et trouant
le poumon. Je restai comme mort ; je respirais difficilement
et ne réussis pas à parler. Mes compagnons arrivèrent, et
moi, lorsque je pus balbutier quelques mots, j'essayai de
prendre l'affaire du bon côté pour leur donner du courage.
Je dis que puisque nous avions 24 côtes, nous pouvions bien
en sacrifier quelques-unes. Il fallut retourner en arrière et
traverser deux fleuves et deux cordillères pour trouver un
poste où m'arrêter et me soigner. Mais quels soins ! Il y
avait tout juste un guérisseur qui soignait les maladies avec
des procédés primitifs. Je lui demandai s'il faisait aussi le
forgeron pour me réparer les deux côtes. Je restai là un
427

43.8 Page 428

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,--
mois et "à la va comme je te pousse", je guéris. Encore
convalescent je remontai à cheval et au cours d'un voyage de
quatre jours avec mes missionnaires, je passai de nouveau les
Cordillères à plus de 3 000 mètres et je redescendis par les
douces collines chiliennes vers la côte du Pacifique. Là, j'ai
établi les bases des nouvelles maisons salésiennes de Concep-
ci6n, Talca, Santiago et Valparaiso. Ainsi toujours à cheval,
cette année-là, avec mes trois compagnons, dormant dans le
creux des fossés et sous les arbres j'avais traversé l'Amérique
d'un océan à l'autre. »
Interview avec don Bosco
En avril 1884, don Bosco avait dû aller à Rome. Certains
bienfaiteurs avaient promis de grosses sommes d'argent pour
l'église du Sacré-Cœur, mais ils ne s'étaient plus manifestés.
« Il faut aller sonner les cloches », dit don Bosco avec un
sourire triste.
A cette occasion, pour la première fois de sa vie, don
Bosco se prêta à une interview (cette technique d'information
avait été inventée en 1859 par l'américain Horace Greely).
Nous croyons qu'il y a plus qu'une curiosité à lire com-
ment don Bosco répondit aux questions directes d'un repor-
ter du Journal de Rome. L'interview fut publiée dans le
numéro du 25 avril 1884.
Q. Par quel miracle avez-vous pu fonder tant de
maisons dans des pays du monde si différents ?
R. J'ai pu réaliser plus que je ne l'espérais, mais le
comment je ne le sais pas moi non plus. La
Sainte Vierge, qui connaît les besoins de notre
époque, nous aide.
Q. Mais de quelle façon vous aide-t-elle ?
R. Écoutez. Une fois, pour notre église qui se
construit à Rome, on m'écrivait à Turin qu'il
fallait 20 000 lires dans les huit jours. A ce
moment-là, j'étais sans argent. Je plaçai la lettre
près du bénitier. J'adressai une fervente prière à
la Madone et, remettant l'affaire entre ses
mains, je me mis au lit. Le lendemain matin, je
reçus une lettre d'un inconnu qui, en substance,
me disait : « J'avais fait le vœu à la Madone
que si elle m'accordait une certaine grâce, je
donnerais 20 000 lires pour une œuvre de cha-
rité. J'ai obtenu la grâce et je mets cette somme
à votre disposition. » Une autre fois, me trou-
vant en France, je reçus la mauvaise nouvelle
428

43.9 Page 429

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que l'une de mes maisons avait immédiatement
besoin de 70 000 lires pour éviter un grand
péril. Ne voyant pas, au pied levé, comment y
remédier, je recourus de nouveau à la prière.
Vers les 10 heures du soir, j'allais me coucher
lorsque j'entendis frapper à la porte de ma
chambre. Je vais ouvrir. Un ami entre avec un
gros dossier dans les mains et il me dit : « Cher
don Bosco, dans mon testament, j'avais prévu
une somme pour vos œuvres. Mais aujourd'hui,
il m'est venu à l'esprit que pour faire le bien
c'est mieux de ne pas attendre la mort. Je vous
ai tout de suite apporté cette somme. La voici :
70 000 lires. »
Q. Ce sont des miracles. Permettez une indiscré-
tion : des miracles vous en avez fait d'autres ?
R. Je n'ai jamais pensé qu'à faire mon devoir. J'ai
prié et je me suis confié à la Madone.
Q. Voudriez-vous me dire quel est votre système
éducatif?
R. C'est extrêmement simple : laisser aux jeunes
l'entière liberté de faire ce qui leur est le plus
sympathique. La question c'est de découvrir les
germes de leurs bonnes qualités et de faire ce
qu'il faut pour les développer. Chacun fait avec
plaisir seulement ce qu'il sait pouvoir réussir. Je
me base sur ce principe et mes élèves travaillent
tous, non seulement avec ardeur, mais avec
amour. En quarante-six années, je n'ai jamais
infligé une seule punition. Et j'ose affirmer que
mes élèves m'aiment beaucoup.
Q. - Comment avez-vous fait pour étendre vos
œuvres jusqu'à la Patagonie et à la Terre de
feu?
R. Un peu à la fois.
Q. Que pensez-vous des conditions actuelles de
l'Église en Europe, en Italie, et de son avenir ?
R. Je ne suis pas un prophète. En revanche, vous
l'êtes tous un peu, vous, les journalistes. Voilà
pourquoi c'est à vous qu'il faudrait demander
ce qui arrivera. Personne, sauf Dieu, ne connaît
l'avenir. Cependant, humainement parlant, on
peut croire que Pavenir sera difficile. Mes prévi-
sions sont très tristes, mais je ne crains rien.
Dieu sauvera toujours son Église, et la Madone,
qui protège visiblement le monde contemporain,
saura faire surgir des sauveurs.
429

43.10 Page 430

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50
A chaudes larmes
La spiritualité de don Bosco, dans ses dernières années,
s'affine de plus en plus. La souffrance peut pousser à un
cynisme désespéré ou faire germer la sainteté. Cette germina-
tion se remarquait en don Bosco jour après jour. Son huma-
nité elle-même en était comme transfigurée.
Pietro Stella écrit : « Dans les dix dernières années de sa
vie, spécialement après 1882, don Bosco apparaît comme un
homme qui a désormais assimilé le bénéfice accumulé par
une longue expérience. Il ne semble plus supporter les dissen-
sions qu'il avait dû soutenir avec Antoine, ses premiers col-
laborateurs et monseigneur Gastaldi. Plus que jamais il répu-
gne à la controverse ; il n'aime pas qu'on se combatte ; il
exige que, même pendant les disputes et les affrontements,
on ne hausse pas le ton, qu'on ne s'attaque pas, qu'on ne
suive pas l'exemple des journaux catholiques à la polémique
âpre et corrosive. Il veut qu'on se préoccupe "de passer
sans se mouiller entre les gouttes pendant l'orage". Ses der-
nières années sont encore des années de grands désaccords et
de maigres égards officiels, de vexations fiscales fréquentes
de la part des autorités administratives et politiques, mais lui
semble plus que jamais possédé par un idéal de douceur et
de compréhension. »
Un jeune prêtre sérieux et pensif
En 1883, un jeune prêtre, sérieux, pensif, vint de Lombar-
die pour le voir. Il s'appelait Achille Ratti. Don Bosco parla
avec lui pendant une bonne demi-heure et lui donna tous les
renseignements qu'il désirait. Puis il lui dit :
« Maintenant, considérez-vous comme le patron de la mai-
son. Je ne peux vous accompagner parce que je suis très
occupé, mais allez, venez et voyez tout ce que vous voulez. »
Au même moment, les directeurs des maisons salésiennes,
venus pour des réunions, étaient présents au Valdocco. Après
le repas, pendant que don Bosco restait debout, appuyé à la
430

44 Pages 431-440

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44.1 Page 431

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table, ils venaient lui exposer leurs difficultés. Don Ratti
voulait se retirer, mais don Bosco lui dit bizarrement :
« Non, non, restez-là ! »
Ce jeune prêtre deviendra le Pape Pie XI. Quarante-neuf
ans plus tard, parlant de don Bosco aux séminaristes
romains, il racontera ce fait et dira : « Il y avait des gens qui
venaient de partout ; ceux-ci avec une difficulté, ceux-là avec
une autre. Et lui, comme si c'était une affaire d'un instant,
écoutait tout, saisissait tout, répondait à tout. Cet homme
était attentif à tout ce qui se passait autour de lui et, en
même temps, paraissait ne s'occuper de rien, comme si ses
pensées avaient été ailleurs. Et c'était vraiment ça : il était
ailleurs, il était avec Dieu. Or, chose étonnante, il disait
exactement ce qu'il fallait à chacun. C'était cette vie de sain-
teté, de prière assidue que don Bosco menait au milieu
d'occupations incessantes et implacables. »
Une fleur pour penser à l'éternité
En avril 1885, il fait quelques pas dans le jardin d'une
dame qui l'a invité à déjeuner avec son jeune secrétaire don
Viglietti. En marchant lentement, il s'arrête devant un par-
terre fleuri. Il cueille une pensée et va l'offrir à son hôtesse :
« Vous avez eu l'amabilité de nous inviter à déjeuner,
madame, et je veux vous remercier avec une fleur qui est
une pensée.
- Et quelle pensée, don Bosco?
- La pensée de l'éternité. C'est une pensée qui doit tou-
jours nous accompagner. Tout passe dans ce monde : seule
l'éternité durera toujours. Travaillons pour que notre éternité
soit heureuse. »
Don Boscq pensait à la mort, à la rencontre avec Dieu.
Quelquefois, cette pensée le faisait devenir sérieux, pensif.
Un jour de 1885, en saluant un homme à San Benigno
Canavese, il lui dit :
« Priez pour moi.
- Oh ! don Bosco ! mais vous n'en avez pas besoin. »
Don Piscetta qui était présent témoigna :
« Alors, il devint vraiment très sérieux, les larmes lui mon-
tèrent aux yeux et il répéta avec un accent de profonde sin-
cérité : "J'en ai grand besoin". »
« La Madone est ici I »
En août de la même année, il va à Nizza Monferrato pour
la prise d'habit et la profession des Filles de Marie-
431

44.2 Page 432

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Auxiliatrice. Il est tellement épuisé qu'il peut seulement don-
ner la communion à quelques Sœurs. Il assiste à la prise
d'habit et à la profession assis dans un fauteuil. Mais il veut
parler un peu. Il a la voix faible et don Bonetti, à côté de
lui, « sert de haut-parleur » en répétant à haute voix les
phrases qu'on ne comprend pas.
« Donc, vous voulez que je vous dise quelques mots. Si je
pouvais discourir, que de choses j'aurais à vous dire ! Mais
je suis vieux, un vieillard croulant, comme vous voyez. Je
peux vous dire seulement que la Madone vous aime beau-
coup, beaucoup. Et, vous savez, elle se trouve ici, au milieu
de vous... »
Et don Bonetti interprète à haute voix :
« Don Bosco veut dire que la Madone est votre Mère et
qu'elle vous garde et 'vous protège.
- Non, non, reprend don Bosco. Je veux dire que la
Madone est vraiment ici, dans cette maison et qu'elle est
contente de vous ... »
Don Bonetti continue :
« Don Bosco vous dit que, si vous êtes bonnes, la Madone
sera contente de vous. »
Alors don Bosco rassemble toutes ses forces, ouvre les
bras et dit :
« Mais non, mais non ! Je veux dire que la Madone est
réellement ici, ici au milieu de vous ! La Madone se pro-
mène dans cette maison et la couvre de son manteau. »
Don Bosco et les riches
Pendant ses vingt-cinq dernières années, des sommes énor~
mes, colossales, passèrent par les mains de don Bosco. De
vrais millions (des millions de 1800 !).Don Bosco resta tou-
jours très pauvre, d'accord ! Jamais un centime ne lui resta
dans les mains ; mais on s'est demandé : « Les riches, ceux
qui lui donnaient de grosses sommes, don Bosco ne les
flattait-il pas de manière excessive ? N'a-t-il pas fini par
tranquilliser leur conscience à l'égard de la responsabilité
sociale qui leur incombait ? » La question est légitime.
Après avoir étudié la vie de don Bosco, il nous semble
qu'il a usé d'une grande gentillesse à l'égard de tous ceux
qui lui faisaient du bien : le paysan et l'ouvrier qui lui don-
nait dix centimes et le comte Colle qui, en gros, lui donna
cent cinquante billets de mille.
Plus que des paroles (spécialement en ce qui concerne la
« tranquillisation des consciences »), nous voudrions apporter
des faits.
432

44.3 Page 433

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A Sampierdarena, en 1882, il va visiter un Père capucin,
confesseur d'un noble gênois plusieurs fois millionnaire, déjà
vieux et sans enfants. Don Bosco, ayant achevé l'entrée en
matière, lui demande :
« Pourquoi ce monsieur ne fait-il pas de bien proportion-
nellement à ses richesses ?
- Vous vous trompez, don Bosco. Chaque année, il
donne vingt mille lires aux pauvres (plus de 100 000 francs
actuels).
- Vingt mille seulement ? S'il veut obéir à Jésus-Christ,
c'est-à-dire donner en fonction de ce qu'il possède, cent mille
par an seraient insuffisants.
- Je comprends, mais je ne sais comment le convaincre.
Que feriez-vous à ma place ?
- Je lui dirais que je ne veux pas aller en enfer à cause
de lui et que, si lui veut y aller, il y aille tout seul. Ensuite,
je l'obligerais à faire du bien selon sa situation. S'il ne vou-
lait pas, je lui dirais que je ne peux pas continuer à être res-
ponsable de son âme.
- Eh bien, je le lui dirai », promit le Père.
Il fit comme il avait promis. Ses paroles ne plurent pas à
ce grand seigneur qui le congédia. (M.M., 15.520.)
L'entrepreneur Borgo, lui aussi de Sampierdarena, a rendu
beaucoup de services à la maison salésienne pour les garçons
vraiment très pauvres. Il a avancé de grosses sommes
d'argent sans demander d'intérêts ; il a exécuté des plans et,
pendant deux ans, n'a pas exigé d'honoraires pour sa sur-
veillance des travaux.
Sa femme est morte depuis vingt ans et il conserve chez
lui les joyaux et les magnifiques vêtements de la défunte. Un
jour, comme par hasard, il dit à don Bosco qu'il aurait
aimé faire quelque chose en souvenir de son épouse et à
l'intention du salut de son âme. Don Bosco, avec une cer-
taine brusquerie, lui demande :
« Si vous voulez agir en chrétien, pourquoi gardez-vous à
la maison tant de choses coûteuses et inutiles ?
- Que me conseillez-vous ?
- Apportez-les ici à ces garçons qui n'ont même pas le
nécessaire. »
/ L'entrepreneur s'éloigne, comme offensé. Ce sacrifice, c'est
trop ! En fin de compte, il y réfléchit. Au bout de quelques
jours, il revient. Don Bosco est encore à Sampierdarena. Il
lui remet personnellement tous les précieux souvenirs de sa
compagne.
A beaucoup de Salésiens, le langage dont se servait don
433

44.4 Page 434

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.Bosco envers les riches paraissait trop dur, mais le 4 juin
1877, il expliqua: « Certaines nuits, j'ai vù la Madone en
songe. Elle m'a reproché plusieurs fois de ne pas parler du
_devoir de faire l'aumône. Elle a déploré que les prêtres, à
l'église, ont peur d'expliquer l'obligation de donner le super-
flu aux pauvres ; c'est de leur faute si les riches entassent
leur or dans leurs coffres-forts. »
Le 22 avril 1887, avec don Belmonte et don Viglietti, il se
rend de Sampierdarena à Sestri Ponente pour faire une visite
à madame Luigia Cataldi, sa grande bienfaitrice. A la fin de
l'entrevue, pendant qu'elle l'accompagne vers la sortie, elle
demande:
« Don Bosco, que dois-je faire pour me sauver ?
- Pour vous sauver, il faudra devenir pauvre comme
Job. »
La dame reste toute déconcertée et don Belmonte aussi qui
avait entendu la question et la réponse. Don Bosco ne dit
· pas une parole de plus. Dans la voiture qui les reconduisait
à la maison, avec la franchise coutumière aux premiers Salé-
siens, don Belmonte dit :
« Mais, don Bosco, avec quelle audace avez-vous parlé à
cette pauvre femme ! Des aumônes, elle en distribue déjà
beaucoup .
.- Écoute, répond don Bosco, il n'y a jamais personne qui
ose dire la vérité aux grands. »
Pendant son dernier voyage en France, don Bosco fit un
tour à Hyères. Le président de la Société marseillaise pour le
commerce, monsieur Abeille, passe lui-même dans les rangs à
l'église pour la quête en faveur de don Bosco. A la fin, il se
réjouit avec lui que beaucoup d'assistants avaient vidé leurs
portefeuilles dans le plateau. Don Bosco lui dit :
« Je trouve cela tout naturel. S'ils sont chrétiens, ils doi-
vent donner le superflu aux pauvres. Vous voyez, monsieur
Abeille, quand vous avez mis de côté cent francs par mois
- et cent francs par mois c'est beaucoup ! - le reste, vous
devez le donner à Dieu. »
La mort de l'une de ses bienfaitrices, une marquise de
quatre-vingt-quatre ans, resta toujours douloureusement gra-
vée dans son esprit. Elle l'avait fait appeler, s'était confes-
sée, puis, le regardant d'un œil égaré lui avait dit :
« Alors, je vais réellement mourir ? »
Don Bosco cherchait à lui parler de Dieu, mais elle regar-
dait autour d'elle avec angoisse et continuait de murmurer :
434

44.5 Page 435

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« Mon beau palais, mes chambres, mon salon si intime, je
dois vraiment les quitter ? »
Elle avait voulu que les domestiques placent près du lit un
précieux tapis persan, le caressait et, comme hors d'elle-
même, elle répétait :
« Il est si beau ! Pourquoi dois-je l'abandonner ? »
A don Antonio Sala qui hésitait à aller tendre la main il
dit avec fermeté :
« Vas-y courageusement. Les riches nous rendent service,
mais nous aussi nous leur rendons service en leur donnant
l'occasion d'aider les pauvres. »
En 1876, en traversant Chieri, don Bosco vit Giuseppe
Blanchard, le petit camarade qui avait si souvent vidé la cor-
beille à fruits de la maison pour le nourrir. Il était devenu
un petit vieux lui aussi. Il passait dans la rue tenant une
assiette et une bouteille de vin. Don Bosco, quittant les prê-
tres avec lesquels il conversait, alla vers lui joyeusement :
« Cher Blanchard ! Comme je suis heureux de te revoir.
Comment ça va ?
- Bien, bien, monsieur le Chevalier, répondit Blanchard
embarrassé. »
Le visage de don Bosco devint triste :
« Pourquoi m'appelles-tu Chevalier ? Tu ne me tutoies
plus ? Je suis le pauvre don Bosco, toujours pauvre comme
lorsque tu me donnais à manger. »
Il se tourna vers les prêtres qui s'étaient approchés :
« Messieurs, voici l'un des premiers bienfaiteurs du pauvre
don Bosco. Je désire, vois-tu Blanchard, qu'ils le sachent.
Parce que tu as fait tout ce que tu pouvais pour moi. A
chaque fois que tu viendras à Turin, il faudra absolument
que tu viennes dîner chez moi. » _
Dix années plus tard, en 1886, Blanchard apprit que la
santé de don Bosco était mauvaise. Il se rendit à Turin pour
le voir. Dans l'antichambre, le secrétaire lui dit :
« Don Bosco est malade et se repose. Il ne peut recevoir
personne.
- Dites-lui que c'est Blanchard ; vous verrez qu'il me
recevra.»
Don Bosco de derrière la porte reconnut la voix. Avec
peine, il se leva et vint à sa rencontre. Il le prit par la main,
le fit entrer et s'asseoir. près de lui :
« Brave Blanchard, tu t'es souvenu du pauvre don Bosco.
Comment va ta santé, ta famille ? »
Ils parlèrent longtemps et l'heure du repas arriva :
« Tu vois, je suis vieux et mal en point. Je ne peux pas
435

44.6 Page 436

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descendre dîner avec toi, mes jambes ne supportent plus
l'escalier. Mais je veux que tu descendes manger avec mes
Salésiens. »
Il appela le secrétaire :
« Tu vas conduire mon ami au réfectoire des supérieurs et
l'installer à ma place. Je prierai pour toi, Blanchard, et toi
n'oublie pas ton pauvre don Bosco. »
Confus, le petit vieux de Chieri prit son repas ce jour-là
au milieu du Chapitre supérieur de la congrégation et
raconta son amitié avec Jean à Chieri et leur rencontre des
dizaines d'années plus tôt.
Dix jours pour descendre à Rome
En mai 1887 allait être consacrée l'église du Sacré-Cœur,
pratiquement terminée à Rome. Dans ses pierres, il y avait
sept ans de travail, de peines, de santé ruinée.
Don Bosco n'aurait pas pu supporter un voyage jusqu'à
Rome. On pensa à le lui faire accomplir par petites étapes,
avec beaucoup de haltes. Il partit le matin du 20 avril. « Il
partit de la maison, écrit don Lazzero, alors qu'il ne parais-
sait même pas pouvoir résister jusqu'à Moncalieri » (à la
sortie de Turin). Don Rua et don Viglietti l'accompagnaient.
Pour la première fois de sa vie, don Bosco se laissa installer
dans un compartiment de première classe. Il fit de longues
haltes dans les maisons salésiennes qui se trouvaient sur le
parcours et dans les maisons des bienfaiteurs avertis
d'avance.
A Florence, il rencontra la vieille comtesse Uguccioni. Lui
arriva soutenu par don Viglietti, elle poussée dans un fau-
teuil roulant. Don Bosco plaisanta :
« Heùreux de vous revoir, madame la Comtesse ! Voulez-
vous faire un tour de danse ?
- Oh ! don Bosco ! voyez dans quel état je me trouve...
- Bien, bien, n'ayez pas peur. Le tour de danse nous le
ferons au paradis ! »
A la gare d'Arezzo la rencontre fut inattendue. Dès qu'il
le vit, le chef de gare courut vers lui, l'embrassa et lui dit
en pleurant de joie :
« Don Bosco, vous ne vous souvenez pas de moi? J'étais
un mauvais garnement de Turin, sans papa ni maman. Vous
m'avez recueilli, instruit et vous m'aimiez bien. Maintenant,
si j'ai une belle famille et cette place, c'est à vous que je le
dois. »
Il arriva à Rome dans l'après-midi du 30 avril.
On l'emmena visiter le séminaire lombard. On lui
436

44.7 Page 437

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demanda de dire un mot aux séminaristes. Il réussit à pro-
noncer une seule phrase :
« Pensez toujours à ce que pourra dire de vous le Seigneur
et non à ce que les hommes diront de vous, en bien ou en
mal. »
Il fut reçu par le Pape qui le fit asseoir près de lui et lui
posa sur les genoux une large fourrure d'hermine.
« Je suis vieux, Saint-Père, murmura-t-il, et c'est mon der-
nier voyage et la conclusion de tout pour moi... Il y a tant
à faire, mais je n'ai pas besoin de recommander le travail à
mes fils. Il faudrait plutôt que je leur recommande la modé-
ration - et en disant cela il jetait un coup d'œil vers don
Rua près de lui. Il y en a beaucoup qui ruinent leur santé
en travaillant non seulement de jour mais aussi de nuit.
- Saint-Père, dit alors don Rua, celui qui a été la cause
de ce scandale, c'est don Bosco. »
Le Pape sourit, puis il donna un sage conseil : ·
« J'ai à cœur de vous recommander à vous et à votre
vicaire, de ne pas être plus préoccupés du nombre des Salé-
siens que de leur sainteté. Ce n'est pas la quantité qui aug-
mente la gloire de Dieu, mais la vertu, la sainteté. A cause
de cela, soyez prudents et rigoureux pour les admissions. »
Pendant qu'il descendait le grand escalier, les gardes suis-
ses se mirent au garde-à-vous. Don Bosco leur dit en riant :
« Mettez-vous au repos. Je ne suis pas un roi. Je suis un
pauvre prêtre tout bossu. »
A chaudes larmes
La consécration solennelle de l'église du Sacré-Cœur eu_t
lieu le 14 mai.
Le 15, don Bosco voulut descendre à l'église pour célébrer
la messe à l'autel de Marie-Auxiliatrice. Il avait à peine
commencé lorsque don Viglietti qui l'assistait le vit commen-
cer à pleurer : des larmes interminables, irrésistibles qQi cou-
lèrent pendant presque toute la messe. A la fin, il fallut
pour ainsi dire le porter - jusqu'à la sacristie. Don Viglietti,
inquiet, lui murmura :
« Don Bosco, qu'avez-vous ? Vous ne vous sentez pas
bien ? »
Don Bosco secoua la tête :
« Devant mes yeux, vivante, j'avais la scène de mon pre-
mier songe, à neuf ans. Je voyais vraiment et j'entendais ma
mère et mes frères discuter sur ce que j'avais rêvé. »
Dans ce songe lointain, la Madone lui . avait dit : « Tu
comprendras au moment voulu. » A présent, en regardant
son passé, il lui semblait comprendre vraiment tout. Cela
437

44.8 Page 438

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valait la peine d'avoir accepté tant de sacrifices, tant de
labeurs pour sauver tant de jeunes.
Le 18 mai don Bosco quitta Rome pour la dernière fois.
Luigi Orione : trois carnets de péchés
Même dans ces dernières années, dévorées par des voyages
et des dettes, don Bosco ne se détache jamais de ses gar-
çons. Les voir, les écouter, faire dix pas avec eux, lui rend
la vie même après des journées mortelles.
En octobre 1886 est admis un garçon de quatorze ans de
Pontecurone. Il s'appelle Luigino Orione, c'est le fils d'un
pauvre paveur de rues. Lui aussi s'est agenouillé près du
papa, des heures et des heures avec les genoux dans le sable,
à poser des pavés l'un à côté de l'autre et à les enfoncer
dans la terre à petits coups de marteau. Il a essayé de deve-
nir Frère à Voghera, mais il est tombé malade et a dû
retourner à la maison. Les Salésiens du Valdocco l'ont
accepté.
Louis est fasciné, séduit par don Bosco. Lorsqu'il descend
dans la cour De plus en plus rarement, désormais »,
rappelle-t-il), les jeunes par dizaines, par centaines, se pres-
sent autour de lui, se disputent les places les plus proches,
heureux de recevoir un mot de lui.
Louis se pousse le plus qu'il peut au premier rang. Don
Bosco le dévisage, lui sourit, lui demande si dans son pays
la lune est aussi grosse qu'à Turin et, quand il le voit sou-
rire, il lui dit en plaisantant : T'ses prope' n fa Jiôché (« Tu
es vraiment un "fait neiger", une bonne pâte »). Il éprouve
un grand désir, Luigino Orione : il voudrait se confesser à
don Bosco. Mais comment faire?
Don Bosco est à bout de forces. Il confesse seulement
quelques Salésiens et les élèves de première qui se préparent
à entrer au noviciat. Comment l'expliquer, Luigino obtient
ce rare privilège. Il faut donc qu'il se prépare sérieusement.
Don Orione lui-même raconte : « Pour mon examen de
conscience, je remplis trois carnets. » Pour ne rien oublier, il
consulte les formulaires. Il recopie tout, s'accuse de tout. Il
ne répond négativement qu'à une seule question, à la
demande : Avez-vous tué ? « Pas ça ! » écrit-il. Puis les car-
nets dans la poche, une main sur le cœur, les yeux baissés,
il se place dans le rang pour attendre son tour. Il tremble
d'émotion.
Que va dire don Bosco quand il va lire tous ces péchés ?
De la main il tâte les carnets. Son tour arrive. Il s'age-
nouille. Don Bosco le regarde en souriant.
« Donne-moi tes péchés. »
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44.9 Page 439

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Le garçon tire le premier carnet. Don Bosco le prend,
paraît le soupeser puis il le déchire.
« Donne-moi les autres. »
Les deux autres aussi finissent de la même façon. Le gar-
çon continue à regarder, désorienté.
« Et maintenant la confession est faite, dit don Bosco. Ne
pense plus jamais à tout ce que tu as écrit. »
Et il lui sourit. Luigino n'oubliera jamais ce sourire. A
cette confession, il réussit à en faire succéder plusieurs autres.
Un jour, don Bosco le fixe dans les yeux :
« Rappelle-toi que nous deux nous serons toujours des
amis. »
Luigi Orione n'oubliera jamais sa promesse. Quand il
saura que don Bosco est à la fin de sa vie, il offrira la
sienne en échange. Quand il deviendra Père d'une congréga-
tion avec des oratoires et des maisons pour les garçons les
plus pauvres, il dira en pensant à don Bosco :
« Pour le voir encore une fois et lui dire merci, je mar-
cherais sur des charbons ardents. »
Il appellera les trois années passées au Valdocco « la sai-
son la plus heureuse de ma vie ».
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44.10 Page 440

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51
Adieu à la terre
Vers la fin d'août 1887, se tenaient à Valsalice, sur la col-
line turinoise, des sessions d'exercices spirituels pour des jeu-
nes qui avaient demandé à entrer dans la congrégation salé-
sienne. Don Bosco s'y rendit et se mit à la disposition de
ceux qui voulaient se confesser à lui.
Depuis le 25 mai, il n'avait plus présidé les réunions du
Chapitre supérieur de la congrégation, laissant la tâche à son
vicaire don Rua. Il participa à celle du 12 septembre qui eut
lieu à Valsalice.
Dans la deuxième moitié de septembre, il se sentit mal. La
fièvre et de violents maux de tête l'assaillaient. Certains
jours, il ne pouvait même pas célébrer la messe. Don
Viglietti, son secrétaire, dans le journal de ces jours-là,
note : « Et pourtant, il est toujours joyeux, il travaille, il
écrit, il reçoit les gens. Il aurait besoin d'être réconforté et
c'est toujours lui qui réconforte les autres. »
Un soir, vers la fin de septembre, pendant qu'il essayait
de dîner dans sa chambre, le directeur du Centre agricole de
Mogliano Veneto, don Veronesi, lui tenait compagnie. Don
Bosco lui dit tout à coup :
« Je n'ai plus que peu de temps à vivre. Les supérieurs de
la congrégation n'en sont pas convaincus, ils croient que don
Bosco doit vivre encore longtemps... Cela ne me fait pas de
peine de mourir. Ce qui me fait de la peine ce sont les det-
tes de l'église du Sacré-Cœur et de penser que tant d'argent
a été recueilli. Ce cher don Dalmazzo est brave mais ce n'est
pas un administrateur... Que diront mes fils en trouvant
cette charge sur leurs épaules ?... Prie pour moi. L'année
prochaine, au moment des exercices, je n'y serai plus. »
Il sentait la solitude l'envelopper peu à peu
Don Paolo Albera, inspecteur des maisons salésiennes de
France, doit partir. Il va le saluer. Don Bosco regarde avec
affection son « Paolino » et murmure, les larmes aux yeux :
« Toi aussi tu t'en vas, vous m'abandonnez tous. Je sais
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45 Pages 441-450

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que don Bonetti partira ce soir. Don Rua s'en ira lui aussi.
On me laisse ici tout seul. »
Il se met à pleurer en silence ; c'est un pauvre homme
fatigué qui sent la solitude l'envelopper peu à peu après tant
de travaux. Don Albera se laisse gagner par l'émotion. Don
Bosco se reprend :
« Je ne te reproche rien, tu sais. Tu fais ton devoir. Mais
je suis un pauvre vieux... Je prierai pour toi, que Dieu
t'accompagne. »
Avant de redescendre au Valdocco, don Bosco passe quel-
ques minutes avec don Barberis, directeur de Valsalice. Il
tient les yeux fixés sur le grand escalier et il dit tranquille-
ment:
« A partir de maintenant, je serai sous la protection de
cette maison. .. »
Puis, après quelques instants :
« Fais préparer le dessin. »
Don Barberis croit qu'il fait allusion à la dernière partie
de l'édifice en construction.
« Je le ferai préparer et je vous le présenterai.
- Pas cet hiver mais au prochain printemps. Le dessin, tu
le présenteras à don Rua. »
Et il continue à regarder le grand escalier.
Sur le palier de ce grand escalier, quatre mois plus tard,
on creusera la tombe de don Bosco. Le dessin du petit
monument qui l'ornera, don Barberis le présenta à don Rua
en effet au printemps de 1888. Alors, il se rappela les paro-
les mystérieuses.
Comme une bougie qui s'éteint
Il rentra au Valdocco le 2 octobre. Les garçon l'accueilli-
rent avec leur enthousiasme. Joyeux, ils l'accompagnèrent à
travers toute la cour jusqu'au pied de l'escalier qui montait
à sa chambre. Les plus grands l'aidèrent à monter, marche
par marche. Arrivé en haut, depuis le balcon, don Bosco
salua de la main et les garçons lui répondirent en agitant les
bras et en criant : « Vive don Bosco ! »
C'est une bougie qui s'éteint.
Il célèbre la messe dans la petite chapelle privée, mais tou-
jours assisté d'un prêtre. Il a du mal à parler et à respirer.
Avec les visiteurs, il plaisante :
« Je cherche deux soufflets de rechange. Les miens ne
fonctionnent plus. »
4 décembre. Don Cerruti, chargé de la marche générale de
l'oratoire monte lui parler. Après un examen sérieux des
affaires, don Bosco lui dit :
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« Je te trouve pâle. Comment va ta santé ? Soigne-toi.
Fais pour toi-même ce que tu ferais pour don Bosco. »
Don Cerruti se trouble et lui :
« Courage, cher don Cerruti, au paradis tu verras que
nous serons heureux. »
Les secrétaires lui remettent ouvertes beaucoup de lettres
qui arrivent. Il y écrit quelques mots pour guider la réponse
à faire. Il ne réussit plus à répondre à personne. La dernière
lettre à laquelle .il ajoute personnellement deux lignes est
adressée à madame Broquier : « Donnons beaucoup, si nous
voulons recevoir beaucoup. Dieu vous bénisse et · vous
dirige. »
Pendant la messe, le souffle lui manque. Il célèbre le 4 et
le 6. Le dimanche 11 décembre il voudra encore essayer. Il
arrivera à la fin prostré. Ce sera sa dernière messe.
Mgr Cagliero arrive
Le soir du 7 décembre, Mgr Cagliero arrive d'Amérique,
don Rua lui a télégraphié : « Papa est dans un état alar-
mant ». Il s'est tout de suite mis en route.
Pendant que l'évêque traverse la cour, les garçons lui font
fête. Mais lui lève les yeux, vers les fenêtres derrière
lesquelles don Bosco va mourir. Il entre dans la chambre. Don
Bosco est assis sur un modeste sofa. Mgr Cagliero s'age-
nouille devant lui qui l'embrasse, le serre sur son cœur, lui
appuie la tête sur son épaule. La force et le courage de l'un
de ses premiers garçons lui rendent la vie. Il lui effleure la
poitrine où il s'est brisé deux côtes dans sa violente chute
dans les Andes :
« Tu vas bien maintenant ?
- Oui, don Bosco. Je vais vraiment bien. »
Et pendant qu'il répond, il examine don Bosco : comme il
a vieilli, comme il s'est affaibli en trois ans !
Ils passent la soirée ensemble, assis sur ce sofa. L'évêque
lui raconte tout ce qu'il peut sur les missions, les Salésiens
qui travaillent là-bas, sur les indigènes qu'ils ont enseignés et
baptisés par milliers. Et tout à coup, comme lorsqu'il était
enfant, il lui demande :
« Don Bosco, confessez-moi. »
Les conseils, que don Bosco lui donne ce soir-là, l'évêque
les écrit sur un feuillet qu'il emportera en Amérique. Don
Bosco, notamment, lui a dit :
« Je désire que tu restes jusqu'à ce que tout soit réglé
après ma mort.
Dis à tous les Salésiens qu'ils travaillent avec zèle et
ardeur : travail, travail.
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« Aimez-vous comme des frères : aimez-vous, aidez-vous,
supportez-vous. »
Les jours suivants, don Bosco lui parle encore longuement.
Soudain, comme angoissé, il lui dit :
« Je suis à la fin de ma vie. Maintenant c'est à vous de
travailler au salut de la jeunesse. Mais je dois t'avouer une
crainte. J'ai peur que certains d'entre nous n'interprètent mal
l'affection que don Bosco a eue pour les jeunes, qu'il se soit
laissé entraîner vers eux par trop de sensibilité ; et prennent
ce prétexte pour justifier certaines affections inconsidérées
envers qui que ce soit.
- Soyez tranquille, don Bosco. Personne d'entre nous· n'a
jamais mal interprété votre façon de traiter les jeunes. Quant
à votre crainte que quelqu'un ne s'en serve comme prétexte,
laissez-moi m'en occuper : cette recommandation nous la
répéterons à tous. »
16 décembre. Le médecin ordonne une promenade en voi-
ture : l'air libre lui fera du bien. Don Rua et don Viglietti le
soutiennent dans l'escalier et l'accompagnent. Au retour,
alors que la voiture remonte lentement l'avenue Victor-
Emmanuel, don Viglietti aperçoit le cardinal Alimonda sous
les arcades. Don Bosco lui dit :
« Va le prier de venir un moment. Je désire lui parler,
mais je ne peux marcher jusque là-bas. »
A peine a-t-il entendu Viglietti que le cardinal presse le
pas vers la voiture, ouvre les bras et s'écrie :
« Oh ! don Bosco, don Bosco ! »
Il monte en voiture, l'embrasse, lui donne l'accolade avec
effusion. Don Rua est descendu. Le cardinal et don Bosco
parlent pendant une demi-heure tandis que la voiture roule
tranquillement par la rue Cernaria.
Des pensées à la saveur d'éternité
17 décembre. Les forces commencent à l'abandonner com-
plètement. C'est un samedi. Hors de la chambre, une tren-
taine de garçons attendent pour se confesser à lui. Il dit à
don Viglietti :
« Je ne m'en sens vraiment pas le courage... »
Puis, après quelques instants :
« Et pourtant c'est la dernière fois que je peux les confes-
ser. C'est la dernière fois ... Dis-leur de venir. »
18 décembre. Don Eugène Reffo, de la Congrégation de
Saint-Joseph, vient le voir. Il lui dit doucement :
« Cher ami, j'ai toujours eu de l'affection pour toi et j'en
aurai toujours. Je suis à la fin de mes jours. Prie pour moi,
et moi je prierai pour toi. »
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45.4 Page 444

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19 décembre. Don Viglietti le trouve en si bonne forme
qu'il lui demande d'écrire quelques mots sur les images qu'il
enverra aux coopérateurs salésiens. Don Bosco répond :
« Volontiers ! »
Un peu redressé sur le divan, avec une tablette de bois
devant lui, il écrit au dos de deux images :
« 0 Marie, obtenez-nous de Jésus la santé du corps si cela
est bon pour notre âme, mais assurez-nous la vie éternelle. »
« Faites vite de bonnes œuvres parce que vous pourriez ne
plus en avoir le temps. »
A ce moment, il s'interrompt et dit, étonné, à don
Viglietti :
« Mais sais-tu que je ne sais vraiment plus écrire ? Je suis
trop fatigué. »
Don Viglietti lui suggère de poser la plume mais lui :
« Non, il faut que je continue. C'est la dernière fois que
j'écris. »
Et il continue lentement à tracer des pensées sur les petites
images ; des pensées qui ont toutes une saveur d'éternité.
« Heureux ceux qui se donnent à Dieu pour toujours dans
leur jeunesse. »
« Qui tarde à se donner à Dieu est en grand danger de
perdre son âme. »
« Mes petits enfants, ne perdez pas votre temps et le
temps ne vous perdra pas dans l'éternité. »
« Si nous faisons le bien, nous le retrouverons dès cette
vie et dans l'autre. »
« Qui sème de bonnes œuvres récolte de bons fruits. »
« A la fin de la vie, on récolte le fruit des bonnes
œuvres. »
Don Viglietti qui s'est approché lit cette dernière phrase et
ne peut retenir ses larmes, il dit :
« Mais, don Bosco, écrivez quelque chose de plus
joyeux. »
Et lui, plaisantant :
« Quel enfant tu es, Carluccio !. .. Ne pleure pas. Je te l'ai
déjà dit que ce sont les dernières paroles que j'écris. Mais je
vais quand même essayer de t'obéir. »
Il se remet à écrire :
« Dieu nous bénisse et nous préserve de tout mal. »
« Donnez beaucoup aux pauvres si vous voulez devenir
riches. »
« Donnez et on vous donnera. »
« Que Dieu nous bénisse et que la Sainte Vierge soit notre
guide à travers tous les périls de la vie. »
« Les petits enfants sont les délices de Jésus et de
Marie. »
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45.5 Page 445

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« Dieu bénisse et récompense largement tous nos bienfai-
teurs. »
« 0 Marie, soyez mon salut ! »
A cet instant, sans s'en apercevoir, don Bosco recommence
à écrire des pensées qui sentent l'éternité :
« Qui sauve son âme, sauve tout. Qui perd son âme, perd
tout. »
« Qui protège les pauvres, sera longuement récompensé au
Tribunal divin. »
« Quelle grande récompense aurons-nous pour tout le bien
que nous faisons dans la vie ! »
« Qui fait le bien dans sa vie retrouve ce bien à sa
mort. »
« En paradis, on jouit de tous les biens, pour l'éternité. »
C'est la dernière phrase qu'il écrivit, en griffonnage désor-
mais à peu près illisible.
Le silence dans la grande cour
Ce même matin, il donna ses dernières audiences. Depuis
près de quarante ans, il consacrait toutes les matinées à con-
seiller, bénir, consoler, secourir, encourager ceux qui dési-
raient lui parler. Ce fut une lourde charge toute sa vie. La
longue série de ces visites se clôture par celle de la comtesse
Mocenigo. Il est 12 h 30, le 20 décembre.
Le soir, le médecin ordonne une nouvelle promenade en
voiture. Il a besoin de grand air absolument. Malgré ses pro-
testations, on le descend par l'escalier sur un fauteuil. Pen-
dant, que le véhicule, parcourt lentement l'avenue Regina
Margherita, un inconnu l'arrête. C'est un homme de Pine-
rolo, élève des premiers temps de l'oratoire. Don Bosco le
reconnaît, l'embrasse.
« Mon cher, comment vont les affaires ?
- Comme ci, comme ça. Priez pour moi. On m'a dit à la
porterie que vous alliez passer par ici et j'ai voulu vous
saluer.
- Bravo. Et pour l'âme comment ça va ?
- J'essaie de rester toujours un digne élève de don Bosco.
- Bravo, bravo. Dieu te récompensera. Prie pour moi.
Vis toujours en bon chrétien. »
Le grand air semble lui avoir fait du bien, mais dès son
retour, le médecin Albertotti le trouve beaucoup plus mal. Il
le fait mettre au lit. L'abbé Pesta est présent, il demande à
don Bosco:
« Comment vous sentez-vous ?
- Maintenant, il ne me reste plus qu'à faire une bonne
conclusion. »
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45.6 Page 446

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Entre le 20 et le 31 décembre la fin paraît imminente.
Le coadjuteur Pietro Enria, qui le veille toutes les nuits,
résume ces pénibles journées en deux mots : « Il souffre et il
se tait. »
La température est élevée, la respiration difficile. Le méde-
cin dit :
« Il faut absolument qu'il se nourrisse. »
Près du lit, don Viglietti essaie de lui faire prendre une
légère minestra (soupe). Don Bosco allonge la main pour
prendre le bol, mais Viglietti, lui, désire le tenir. Et don
Bosco, moqueur:
« C'est ça, tu veux me la manger, hein ? »
Dans la grande cour remplie de garçons pèse un silence
inhabituel. Même les plus petits regardent vers cette fenêtre
derrière laquelle leur grand ami va mourir.
« J'ai besoin, à mon tour, qu'on me le dise »
23 décembre. A midi on croit que c'est la fin. Don Bosco
murmure:
« Que quelqu'un se prépare à me donner l'onction des
malades. »
Don Bonetti est près du lit. Don Bosco lui prend tout à
coup la main et la serre :
« Sois toujours le soutien solide de don Rua. »
Quand Mgr Cagliero arrive, il rassemble ses forces et lui
dit:
« Tu diras au Pape que la congrégation et les Salésiens,
où qu'ils se trouvent et où qu'ils travaillent, ont pour objec-
tif spécial de soutenir l'autorité du saint-siège... Vous irez,
protégés par le Pape, en Afrique... Vous la traverserez...
Vous ir~z en Asie et ailleurs ... Ayez la foi. »
Joseph Buzzetti est là, auprès de lui, avec son imposante
barbe rousse. Don Bosco ne peut pas parler mais il essaie de
le dérider en lui faisant le salut militaire. Puis il réussit à
murmurer:
« Oh ! mon ami ! Tu es toujours mon cher ami. »
Dans la soirée, don Cassini, missionnaire revenu d'Améri-
que avec Mgr Cagliero, est assis auprès de lui. Don Bosco
lui murmure à l'oreille :
« Je sais que ta maman est pauvre. Parle-moi simplement
et à moi seul, sans redire à d'autres tes secrets. Je te donne-
rai tout ce que tu penses qui lui soit nécessaire. »
Pietro Enria lui rend les plus humbles services, il lui dit
dans un filet de voix ;
« Pauvre Pietro, sois patient !
- Oh ! don Bosco ! Je donnerais ma vie pour votre guéri-
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45.7 Page 447

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son. Et, vous savez, pas seulement moi, mais beaucoup
d'autres qui vous aiment bien. »
Don Bosco réussit à lui répondre :
« Ce qui me coûtera le plus en mourant, ce sera de me
séparer de vous. »
Il est déjà tard quand arrive le cardinal Alimonda. On l'a
averti que cette nuit peut être la dernière. Il le serre sur son
cœur, l'embrasse. Don Bosco essaie de lui dire quelque
chose:
« Éminence, priez pour que je puisse sauver mon âme.
- Mais vous, don Bosco, vous ne devez pas avoir peur de
mourir. Vous avez si souvent recommandé aux autres de se
tenir prêts !
- Oui... et j'ai besoin, à mon tour, qu'on me le dise. »
Le matin du 24 on lui porte le viatique et Mgr Cagliero
lui administre l'onction des malades.
On assiste à une légère amélioration.
26 décembre. Carlo Tomatis, un ancien élève du temps de
Dominique Savio vient le voir. Il lui amène son garçon pour
qu'il le bénisse, mais il ne pensait pas le trouver dans cet
état anéanti par la maladie. Il s'agenouille au pied du lit et
réussit seulement à dire : « Oh ! don Bosco ! oh ! don
Bosco ! » Quand il sort de la chambre, don Bosco fait signe
à don Rua qui se penche vers lui, et lui chuchote :
« Tu sais qu'il se trouve en difficulté. Paie-leur le voyage
de ma part. »
Dans la même journée, mère Caterina Daghero vint le visi-
ter. Elle lui demande sa bénédiction pour toutes les Filles de
Marie-Auxiliatrice. Don Bosco murmure :
« Oui, oui ; je bénis toutes les maisons des Filles de
Marie-Auxiliatrice, je bénis la Supérieure générale et toutes.
les Sœurs... Faites en sorte de sauver beaucoup d'âmes. »
Le médecin prescrit au malade le silence complet et inter-
dit les visites. Don Bosco passe la journée assoupi, dans un
demi-sommeil continuel.
29 décembre. A la fin de la journée, il fait appeler don
Rua et Mgr Cagliero. Il les prend par la main et dit tran-
quillement :
« Aimez-vous comme des frères. Aimez-vous, aidez-vous et
supportez-vous mutuellement comme des frères. L'aide de
Dieu et de Marie-Auxiliatrice ne vous manquera pas..
Promettez-moi de vous aimer comme des frères. »
Dans la nuit, il demande une gorgée d'eau à Enria. Puis il
ajoute :
« Il faut apprendre à vivre et à mourir. »
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45.8 Page 448

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L'heure à laquelle reviennent « les monstres»
Tout paraissait fini. Et, au contraire, du 1er au 20 janvier
l'amélioration fut incroyable. On eut dit que la santé reve-
nait, que le vieux tronc refleurissait. Ce fut un moment
offert par Dieu, mais aussi un espoir qui s'évanouit rapide-
ment.
21 janvier. Mgr Cagliero entre dans la chambre :
« Cher don Bosco. Il semble que le péril que nous redou-
tions soit conjuré. On m'appelle à Lu pour la fête patronale.
C'est un pays qui nous a donné tant de bons missionnaires
et tant de Sœurs. Ensuite, j'irai faire un tour chez nos gar-
çons de Borgo San Martino.
- Va, je suis content. Mais fais vite. »
Le matin du 22 brise toute espérance. Le mal empire rapi-
dement.
L'après-midi du 24 le malade est au plus mal. Les méde-
cins disent qu'on peut le perdre d'un moment à l'autre. Le
pesant assoupissement le reprend, une somnolence où émerge
le délire.
Pietro Enria, qui est toujours présent, le voit tout à coup
battre les mains et comprend qu'il voudrait crier :
« Accourez, accourez vite sauver ces jeunes !... Marie très
Sainte, aidez-les... Mère, mère ! »
Quelqu'un a dit que dans ces phrases prononcées au cours
du délire, don Bosco exprimait de la peur à l'égard des jeu-
nes et non un sentiment de confiance. Une bonne psycholo-
gie affirme aujourd'hui le contraire : les craintes, les senti-
ments qui ont été refoulés par un grand effort de volonté
pendant la vie, semble renaître à ce moment-là. Ce sont les
« fantasmes », les « monstres » qui reviennent, sortant des
profondeurs de l'inconscient lorsque la volonté (qui les avait
enchaînés) est paralysée, anéantie par le sommeil de la mala-
die.
De ses lointaines années de séminaire, don Bosco gardait
(déposé depuis dans l'inconscient) un schéma d'éducation
condensé dans le binôme crainte-confiance. Mais pendant
toute sa vie, il l'avait retourné en un autre binôme : amitié-
confiance. Il l'avait encore prouvé peu de temps auparavant
par sa singulière façon de confesser un garçon timoré : Luigi
Orione.
Paradoxalement, ce qui en ce moment semble triompher en
lui est ce qu'il a vaincu en lui toute sa vie.
« Dites à m_es en/ants »
26 janvier. Mgr Cagliero est revenu. Il se rend immédiate-
ment au chevet du malade. Il comprend que les choses vont
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45.9 Page 449

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très mal, mais il essaie de « savoir » par don Bosco s'il y a
encore un espoir. Il lui dit :
« On m'appelle à Rome. Puis-je y aller ?
- Tu iras, mais après. »
Sa belle voix n'est plus qu'un souffle. Les douleurs
deviennent parfois intolérables. Don Lemoyne suggère :
« Pensez à Jésus sur la croix. Lui aussi souffrait sans pou-
voir bouger.
- Oui, et c'est ce que je fais continuellement. »
Le 27 et la matinée du 28 se passent dans un délire inin-
terrompu.
L'après-midi du 28, la conscience de don Bosco reparaît
dans un des derniers moments de pleine lucidité. Don
Bonetti est auprès de lui. Don Bosco balbutie :
« Dites à mes garçons que je les attends tous en paradis. »
Dans la journée du 29, les médecins le trouvent dans un
état très grave. Le docteur Fissore lui dit :
« Courage, demain les choses pourraient aller mieux. »
Et lui, le regard désormais perdu :
« Demain ?... Demain ?... Je ferai un long voyage... »
Dans les premières heures de la nuit, il dit à haute voix ;:
« Paolino, Paolino, où es-tu ? Pourquoi ne viens-tu
pas ? »
Don Paolo Albera, inspecteur des œuvres salésiennes en
France, n'est pas encore arrivé.
30 janvier. Dans un moment de lucidité, il murmure à don
Rua:
« Fais-toi aimer. »
Vers une heure de l'après-midi, Giuseppe Buzzetti et don
Viglietti sont à ses côtés. Don Bosco ouvre tout grand les
yeux, essaie de sourire, lève la main gauche et les salue.
Buzzetti éclate en sanglots.
31 janvier. Vers deux heures du matin, don Rua se rend
compte que les choses se précipitent. Il revêt l'étole et com-
mence la prière pour les agonisants. Les autres supérieurs de
la congrégation sont appelés en toute hâte.
Quand Mgr Cagliero arrive, don Rua lui cède l'étole,
passe à la droite de don Bosco, se penche à son oreille et lui
dit :
« Don Bosco, nous, sommes là, vos fils. Nous vous
demandons pardon pour toutes les peines que vous avez dû
souffrir à cause de nous. En signe de pardon et de bonté
paternelle, donnez-nous encore une fois votre bénédiction. Je
dirigerai votre main et prononcerai la formule de la bénédic-
tion. »
Don Rua lève la main droite devenue inerte et prononce
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45.10 Page 450

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les paroles de bénédiction pour les Salésiens présents et ceux
qui sont au loin.
Dans la chambre s'élèvent les râles du mourant. A quatre
heures et demie, ils s'arrêtent brusquement. Le souffle
devient court pendant quelques instants puis s'éteint. Don
Belmonte crie presque :
« Don Bosco meurt. »
Trois halètements pénibles à brefs intervalles... Mgr Cagliero
dit à haute voix la prière qu'il apprise de lui quand il était
gamin:
Jésus, Marie, Joseph, je vous donne mon cœur, mon âme
et ma vie.
Jésus, Marie, Joseph, assistez-moi dans ma dernière ago-
nie,
Jésus, Marie, Joseph, faites que je meure en votre douce
compagnie.
Il retire l'étole de son cou et la met sur les épaules de don
Bosco qui est entré dans la Lumière.
450

46 Pages 451-460

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46.1 Page 451

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Bibliographie
Cette bibliographie n'est pas celle de l'original qui comporte
surtout des livres italiens. (Note du trad.)
Bibliographies
C. D'ESPINEY, Don Bosco, Nice, 1881. Nombreuses réédi-
tions.
A. DU BOYS, Dom Bosco et la Pieuse Société des Salésiens,
Paris, 1884.
J .-M. VILLEFRANCHE, Vie de Don Bosco fondateur de la
Société salésienne, Paris, 1888. Rééditions.
A. AUFFRAY, Un grand éducateur, le bienheureux Don
Bosco, Lyon, 1929. Réédité : 1953.
J. JOERGENSEN, Don Bosco, sa vie, ses amis, son œuvre,
Paris, 1931.
H. GHÉON, Saint Jean Bosco, Paris, 1935.
J. DE LA VARENDE, Don Bosco, le X/Xe saint Jean, Paris,
1951.
H. Bosco, Saint Jean Bosco, Paris, 1959.
H. Bosco et L. VON MATT, Don Bosco Album photographi-
que, Paris, 1964.
Traductions
S. JEAN Bosco (traduction Fr. Desramaut), Saint Dominique
Savio, Le Puy-Lyon, 1965.
DON Bosco (trad. A. Barucq), Souvenirs autobiographiques,
Paris, 1978.
451

46.2 Page 452

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Études sur l'esprit de don Bosco
Fr. DESRAMAUT, Saint Jean Bosco, Textes pédagogiques,
Namur, 1958.
Fr. DESRAMAUT, Don Bosco et la vie spirituelle, Paris,
1967.
Morand WIRTH, Don Bosco et les Salésiens, L.D.C. Turin,
1970.
Joseph AUBRY, Don Bosco. Écrits spirituels (choix et trad.),
Paris, 1979.
Eugène CERIA (trad. J .-B. Halna) Don Bosco avec Dieu,
Paris-Montréal, 1980.
Deux albums (petit et grand format) de bandes dessinées par
Jijé.
452

46.3 Page 453

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Table des matières
Présentation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 7
Ce livre, comment et pourquoi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
1. Émigrant de douze ans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
Un balluchon et la neige . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 12
Un songe qui engage le futur....................... 13
180 pages de souvenirs...... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 15
2. La petite et la grande tragédie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 16
Une saison maléfique.............................. 16
Un événement qui allait changer la face du monde.... 18
Un général de vingt-sept ans : Napoléon............. 20
Le roi retarde l'horloge de quinze années............ 21
3. Les années du foyer............................... 24
Une grande personne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 24
Le jeu et le sang.................................. 25
Une baguette dans le coin. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 27
Le diable dans le grenier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 28
La tache d'huile qui s'élargit . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 30
« Je suis ta maman, pas ta marâtre » . . . . . . . . . . . . . . . 31
4. Le temps de mars . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 32
Les pieds du pauvre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
Les bandits dans le bois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 34
Ma mère m'a appris à prier........................ 35
L'école à la saison morte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 36
Un merle tout petit, tout petit...................... 37
Sa terre.......................................... 38
5. Le petit saltimbanque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 40
Les clairons sur la colline . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 41
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Spectacle sur le pré . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 42
Première communion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
L'hiver le plus sombre de ma vie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 43
6. Trois années à la ferme et une au presbytère . . . . . . . . . 45
Deux grains et quatre épis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 46
L'oncle Michel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 48
Quatre sous pour un sermon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 49
« Avec lui s'éteignait toute espérance »............. . 50
7. La route vers Castelnuovo . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52
Le repas dans la gamelle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 52
« Aux Becchi il n'y a que des ânes » . . . . . . . . . . . . . . . . 54
La soutane qui « met à part » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55
8. « Je dois étudier » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58
Un songe qui revient . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 58
La répugnance à tendre la main . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 60
L'histoire avait fait son chemin..................... 61
« Allez dire au prince... ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 62
« Roi par la grâce de Dieu et de personne d'autre » . . 63
« Long et triste comme un carême » . . . . . . . . . . . . . . . . 64
9. Les vertes années à Chieri. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 66
Un pilier au milieu des petits. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 67
« Lorsqu'un petit incident... » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 68
La Société de la joie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 70
Quatre défis au saltimbanque....................... 71
Pour la première fois : Turin. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
10. La saison de l'amitié . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 75
La massue humaine............................... 76
Une « vague » d'espions. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 77
Jacques Lévi, dit Jonas . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 78
Les pommes de Blanchard. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 79
11. Vingt ans . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81
Les comptes avec la pauvreté. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81
La paysanne au châle noir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82
« Pourquoi ne pas consulter don Cafasso ? » . . . . . . . . 84
La marque de fabrique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 85
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12. Le séminaire et les points noirs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87
Sept résoluti~ns qui bouleversent l'existence. . . . . . . . . . 88
Un horaire de fer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 89
Les points sombres du séminaire.................... 91
La bouffée d'oxygène du jeudi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 92
Parmi les garçons riches . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93
Le charme de Louis Comollo. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 93
Un séminariste égaré . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 94
13. Profession : prêtre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96
Avec la faucille à faucher le grain . . . . . . . . . . . . . . . . . . 96
Les « schémas mentaux » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 97
Estimer son époque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 98
Où sont Cavour, Mazzini, Garibaldi ? . . . . . . . . . . . . . . . 1OO
14. Il est devenu « don Bosco »....................... 102
Un pacte étrange avec l'au-delà..................... 102
Du pain de mil et du vin de Barbera . . . . . . . . . . . . . . . . 104
« Je tremblais à la pensée de m'engager pour toute la
vie >> • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • • 104
« Le prêtre ne va pas seul au paradis » . . . . . . . . . . . . . . 105
Prêtre pour toujours ............................ , , 106
15. Prêtre en rodage . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 108
Première découverte : la misère des faubourgs........ 109
Le marché des jeunes bras . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 110
La révolution industrielle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 110
L'immense progrès offert au monde. . . . . . . . . . . . . . . . . 112
Le prix effroyable que l'homme a payé. . . . . . . . . . . . . . 112
Le massacre des Innocents aussi en Italie . . . . . . . . . . . . 114
Faire les comptes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 115
16. « Je m'appelle Barthélémy Garelli » . . . . . . . . . . . . . . . . 117
Les curés attendent. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 118
L'expérience de don Cocchi........................ 119
Un « Je vous salue, Marie » pour commencer . . . . . . . . 120
Subito : un mot comme estampille.................. 123
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17. L'oratoire des petits maçons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 124
Des petites images, mais aussi des petits pains......... 125
Douze mesures de musique......................... 126
Le petit garçon de Caronno........................ 126
« Si je n'avais plus qu'une bouchée de pain... »...... 127
« La présidence au Pape, l'épée à Charles-Albert» . . . 128
« Vous avez une soutane trop fragile».............. 129
Il parlait tranquillement de Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 130
18. La marquise et le petit père........................ 132
Le cilice sous la robe haute couture . . . . . . . . . . . . . . . . . . 132
Les agneaux se changeaient en bergers . . . . . . . . . . . . . . . 134
« Où est don Bosco ? Où est l'Oratoire? ».......... 135
Les flocons de neige crépitaient dans le brasero . . . . . . 136
Échec à Saint-Pierre-aux-Liens...................... 138
19. L'oratoire mobile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 140
« Les choux, mes chers enfants... »................. 140
« Prends, petit Michel, prends ».................... 142
Des livres arrachés au sommeil . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143
Trois chambres dans la maison Moretta . . . . . . . . . . . . . 143
Un gros point d'interrogation sur l'oratoire.......... 144
Un oratoire différent . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 145
Pendaison à Alexandrie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 146
Les dialogues de don Bosco - note . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 148
20. Agonie sur le pré, résurrection sous le hangar....... 149
Le marquis et les gardes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 150
Don Bosco est-il fou ?. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151
Agonie sur le pré . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 153
La souche obscure d'où tout est sorti . . . . . . . . . . . . . . . 154
Quand sonnèrent les cloches........................ 155
21. Le miracle des petits maçons . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157
Il est prêtre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157
Adieu sur le Rondo . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 158
Don Bosco crache le sang.......................... 159
« Seigneur, ne le laissez pas mourir » . . . . . . . . . . . . . . . 161
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« La bourse ou la vie » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163
Etrangers sans rien................................ 164
22. Une poudrière prête à exploser . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 166
Les salles éclairées pleines de garçons . . . . . . . . . . . . . . . . 166
Le Pape Mastaï-Ferreti prend le nom de« Pie IX ».... 167
Le choc de don Bosco avec les « prêtres patriotes » . . . 169
Une grêle de pierres acharnée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 169
Un prêtre voleur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 170
Les chants et les cris des ivrognes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 172
23. « Je suis orphelin, je viens de la Valsesia » . . . . . . . . . 173
L'arbre et le brouillard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173
Un garçon trempé et transi................ . . . . . . . . . 175
Le petit barbier tremblait comme une feuille . . . . . . . . . 176
Le coup de tête de l'archevêque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 178
Les cocardes tricolores chez l'archevêque . . . . . . . . . . . . 179
Un bon feu dans la sacristie. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 180
24. La fièvre de 1848 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 182
Sur les barricades, le libéral, le patriote, l'ouvrier. . . . . 182
La Constitution s'appellera « Statut »..... . . . . . . . . . . 183
Tête-à-tête de don Bosco avec le marquis............ 185
Les bandes anticléricales se déchaînent . . . . . . . . . . . . . . 185
Milan s'insurge et demande du renfort . . . . . . . . . . . . . . 186
« Guerre à f'Autriche » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 187
Vraies batailles et batailles fausses au Valdocco....... . 188
« Laisse-moi retourner à la maison»................ 189
Guerre italienne en Lombardie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 190
25. L'effondrement des espérances . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191
La fin de l'équivoque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191
Gamelles et « rata » à l'oratoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 192
La fidélité au Pape et ses malheurs. . . . . . . . . . . . . . . . . . 193
Ncuvelles dramatiques . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195
Fusillade à la chapelle Pinardi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 195
Travailler pour créer des prêtres différents . . . . . . . . . . . 196
Nouvelles tragiques de Rome....................... 197
Deux signes d'espérance au Valdocco................ 198
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26. Don Bosco, la politique et la question sociale . . . . . . . 200
La politique du Notre Père . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 200
Don Bosco et la question sociale. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 202
Que signifie « mettre de côté toute politique » ? . . . . . . 204
Un schéma simple, élémentaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205
Et si son choix avait été différent?·................. 206
27. 1849, année épineuse et stérile . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 208
« L'ami de la jeunesse », un échec................... 209
Encore la guerre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209
Dernier reste de liberté... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 210
Naufrage des « prêtres patriotes »................... 211
33 lires pour le Pape............................... 211
Deux petits cœurs « pour une grâce reçue ». . . . . . . . . . 212
Quatre garçons et un mouchoir blanc . . . . . . . . . . . . . . . 212
Le bataillon de Borgo Vanchiglia................... 213
Quatre sous de polenta............................ 214
« Je l'ai appelé par son nom : Carlo ! ». . . . . . . . . . . . . 215
Une corbeille de châtaignes qui ne se vide jamais..... 216
28. Une maison et une église.... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 218
L'archevêque arrêté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 219
La nouvelle équipe de quatre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 220
30 000 lires et un peu de vertige . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 221
La « Portioncule » salésienne. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 222
Le diable, peut-être . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 224
29. Et Dieu envoya un chien. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 226
Pas de dialogue mais mur contre mur . . . . . . . . . . . . . . . 227
Du vin et des châtaignes........................... 228
« Ils allaient me faire ma fête » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229
<< Le Gris » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 229
Dormir chez le coordonnier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 231
30. Une demi-douzaine d'ateliers . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 232
Le doigt sur de nombreuses plaies . . . . . . . . . . . . . . . . . . 232
Tout seul et désarmé dans les mains du patron....... 233
Deux établis pour commencer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 234
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Une année pour obtenir la typographie . . . . . . . . . . . . . . 235
Quatre routes pour trouver la meilleure.............. 236
« Qui n'est pas vraiment pauvre n'est pas à sa place
dans cette maison » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 236
31. Étudiants en capotes militaires. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 238
« A dormir dans la corbeille à gressins » . . . . . . . . . . . . 238
« Tu traverseras la mer Rouge et le désert » . . . . . . . . . 240
Cinquante ans de garantie.......................... 241
Petits messieurs et gueux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 242
« Je me trouve bien au milieu des garçons » . . . . . . . . . . 242
« Don Bosco ne put pas comprendre » . . . . . . . . . . . . . . . 244
32. 1854 : « Nous nous appellerons Salésiens » . . . . . . . . . 245
La pergola et les roses . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 245
« Quel salaire me donneras-tu ? »................... 248
La mort dans les rues de Borgo Dora . . . . . . . . . . . . . . . 249
Des géants au visage triste . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 250
Dix minutes pour une page . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 251
Une pancarte mystérieuse.......................... 253
Des loupiotes colorées sur les rives du Pô. . . . . . . . . . . . 254
Le petit orphelin de Saint-Dominique . . . . . . . . . . . . . . . 255
33. 1855 : les petits « délinquants » de la Générale . . . . . . . 257
« Grands enterrements à la Cour ! » . . . . . . . . . . . . . . . . . 258
Le premier Salésien. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 259
Tête-à-tête avec le ministre .... :.................... 261
Une journée de liberté . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 262
Neuf pages pour expliquer sa méthode . . . . . . . . . . . . . . 263
Le rêve du premier oratoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 265
34. Adieu à une mère et à un garçon.................. 269
Un billet avec cinq m~ts . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 269
La« Compagnie de l'immaculée».................. 270
Maman Marguerite s'en va......................... 272
Un garçon qui parle avec Dieu . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 273
« Du paradis, pourrai-je voir mes camarades ? » . . . . . 274
L'écharpe couleur de sang . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 275
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35. « Frère ou pas Frère, je reste avec don Bosco» . . . . . 278
Il est nécessaire de conserver par écrit... . . . . . . . . . . . . . 279
La rencontre avec le Pape . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 280
Une semaine pour décider de sa vie . . . . . . . . . . . . . . . . . 281
« Qu'est-ce que tu restes à faire à l'oratoire ? » . . . . . . 283
La crise de Joseph Buzzetti . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 284
Le coadjuteur que don Bosco portait dans son cœur . . 285
36. Sept carabiniers pour un garçon . ~ ~· . . . . . . . . . . . . . . . . 287
Rater son train ou perdre un garçon . . . . . . . . . . . . . . . . 287
La tristesse d'un gamin............................ 289
Les coups de poings sur la place Castello . . . . . . . . . . . . 290
La main sur la tête de Michel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 292
La grande politique. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 293
« Si c'est nécessaire, des barricades à Turin » . . . . . . . . . 294
A dix heures, l'enfer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 295
Succès de la « real-politik » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 296
37. Promenades dans le Montferrat et vie à l'oratoire . . . 298
Un bambin de cinq ans : Filippo Rinaldi . . . . . . . . . . . . 299
Un garçon aux cheveux roux et la pluie . . . . . . . . . . . . . 300
Une jeune fille de Mornèse : Maria Mazzarello....... 302
La première messe de don Rua . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 302
400 petits pains dans une corbeille vide . . . . . . . . . . . . . . 304
La charité pour les pauvres et seulement pour eux . . . . 305
La « commission secrète » de 1861.................. 306
38. Le grand sanctuaire vue en rêve . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 310
Le rêve des trois églises . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 310
« Ce sera l'église-mère de notre congrégation ». . . . . . . . 311
Les événements de Spoleto et l'Auxiliatrice . . . . . . . . . . . 312
Un titre qui fait faire la grimace.................... 313
Huit sous pour commencer......................... 314
La Madone fait la quête pour don Bosco . . . . . . . . . . . . 315
Une maman, un bébé et de pauvres bijoux........... 316
Le journalier d'Alba . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 318
Les songes de don Bosco - note. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 319
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39. Don Rua : De Mirabello à l'inauguration de la
basilique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 321
Quatre pages qui ont valeur de testament............ 321
Les « petits mots à l'oreille » de don Bosco. . . . . . . . . . 324
Une maman et beaucoup de travail . . . . . . . . . . . . . . . . . 324
Le tableau de Marie-Auxiliatrice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 325
L'adieu de don Alasonatti et l'arrivée de don Rua. . . . 326
La matinée mangée par les audiences. . . . . . . . . . . . . . . . 327
De Amicis voit la grande statue sur la coupole . . . . . . . 328
Le moment où se réalisent les « folles prophéties » . . . 329
Don Rua s'écroule................................ 329
40. Une « phase nouvelle » pour les Salésiens. . . . . . . . . . . 332
L'histoire au-delà du portail........................ 332
La lutte contre les brigands et la grande émigration. . . 333
Guérilla à Turin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 334
Crise religieuse : Bible et cours de la Bourse . . . . . . . . . 335
L'histoire non officielle des travailleurs.............. 336
« L'impôt » de la faim.... . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 338
Naissance du « collège salésien » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 338
« Éduquez les jeunes pauvres »..................... 339
Les cinq premiers collèges. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 340
Le tournant qui souligne un principe fondamental.... 341
41. Momèse comme Valdocco......................... 343
Typhus, sorciers et mauvais œil. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 344
Confidences à Pétronille . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 345
Deux paires d'yeux apeurés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 345
Un curé qui cherche du travail . .. .. .. . . . .. . .. . . . . .. 346.
Un petit cahier perdu. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 347
Lorsque manque la farine pour la polenta . . . . . . . . . . . 348
L'opinion du Pape et la mauvaise humeur du pays . . . 350
L'odeur d'une poignée de châtaignes................ 351
La mort frappe à la porte.............·. . . . . . . . . . . . . 352
Elles partent à trois, sous la neige . . . . . . . . . . . . . . . . . . 352
La mort arrive avec les fleurs de mai................ 353
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42. La conquête d~ Rome et ie frisson de la fin......... 355
Concile à Rome et anti-concile à Naples............. 355
« La voix du ciel au Pasteur des Pasteurs ».......... 356
Sombres menaces sur la France..................... 357
Le Pape est-il infai!lible?.......................... 357
Les bersaglieri à Porta Pia . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 358
Le frisson de la fin à Varazze...................... 360
Les lettres de tendresse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 361
43. Les coopérateurs : des Salésiens dans le monde. . . . . . 363
Adieu à don Borel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 363
Hommes et femmes de bonne volonté . . . . . . . . . . . . . . . 364
Les Salésiens externes : recalés . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 364
Les coopérateurs salésiens . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 365
Le Bulletin salésien arrive même à Sotto il Monte. . . . . . 366
44. Francesco, Eusebio, Filippo, Michele et beaucoup
d'amis........................................... 368
« J'ai volé deux pains » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 368
Eusebio Calvi, de Palestro . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 371
Don Bosco désagréablement surpris................. 371
Quand don Bosco livre bataille..................... 373
Le chanoine qui se reposait . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 374
Petits maçons de l'oratoire du dimanche . . . . . . . . . . . . . 375
Michel Unia, paysan. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 377
45. Aller au loin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 379
D'autres volontaires prêts à courir le risque. . . . . . . . . . 379
Il cherchait un détail : deux fleuves et un désert...... 381
Une circulaire pour enrôler les volontaires . . . . . . . . . . . ,382
Chef de l'expédition : le garçon des géants........... 384
Vingt souvenirs écrits au crayon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 385
46. Patagonie, Terre promise.......................... 388
Et les sauvages ? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 389
Des garçons arrivent de Turin...................... 390
« La croix marche derrière l'épée. Patience ! » . . . . . . . 392
La chasse à l'homme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 394
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« Je voyais dans les entrailles des montagnes » . . . . . . . 395
Le dernier songe missionnaire de don Bosco . . . . . . . . . 397
47. Don Bosco et l'archevêque Gastaldi . . . . . . . . . . . . . . . . 399
La froideur de Mgr Riccardi . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 399
« Vous le voulez, moi je vous le donne »............ 401
Ce fut un grand archevêque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 402
L'erreur fondamentale de don Bosco................ 404
La responsabilité des journaux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 405
Le temps de la puissance et de la toute-puissance..... 406
Premier élément : l'indiscipline . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 407
Un autre motif de tension . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 408
L'approbation définitive des Règles . . . . . . . . . . . . . . . . . 409
La liste des « mesures punitives » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 409
Le nouveau Pape met don Bosco à l'épreuve......... 411
Procès au Vatican................................. 412
Calice amer pour don Bosco . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 413
Sage et anéanti . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 414
48. Les grands voyages : France, Espagne.............. 415
« J'ai l'église du Sacré-Cœur sur les épaules ».. . . . . . . 415
Paris s'enflamme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 417
Une photographie à Paris.......................... 418
La journée d'un pauvre prêtre...................... 419
Un cardinal qui apporte la paix..................... 420
« Si je ne revenais plus » . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 420
49. Jean Cagliero, évêque . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 423
« Qui pourrait prendre ma place ? » . . . . . . . . . . . . . . . . 423
L'accolade vigoureuse du premier évêque . . . . . . . . . . . . 424
Don Rua vicaire de don Bosco . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 425
Don Bosco le prit par la main. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 425
La maison de l'évêque était une cabane de troncs
d'arbres ........................ ·............ . . . . . . 426
Interview avec don Bosco . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 428
50. A chaudes larmes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 430
Un jeune prêtre sérieux et pensif.................... 430
Une fleur pour penser à l'éternité................... 431
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« La Madone est ici ! ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 431
Don Bosco et les riches . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 432
Dix jours pour descendre à Rome................... 436
A chaudes larmes................................. 437
Luigi Orione : trois carnets de péchés . . . . . . . . . . . . . . . 438
51. Adieu à la terre.................................. 440
Il sentait la solitude l'envelopper peu à peu . . . . . . . . . . 440
Comme une bougie qui s'éteint..................... 441
Mgr Cagliero arrive . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 442
Des pensées à la saveur d'éternité................... 443
Le silence dans la grande cour. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 445
« J'ai besoin, à mon tour, qu'on me le dise »........ 446
L'heure à laquelle reviennent « les monstres »........ 448
« Dites à mes enfants ». . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 448
ACHEVÉ D'IMPRIMER PAR
L'IMPRIMERIE CH. CORLET
14110 CONDÉ-SUR-NOIREAU
d'Éditeur : 7285
d'imprimeur: 6085
Dépôt légal : ter trimestre 1981
Imprimé en France

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