
MARIE SE MIT EN ROUTE ET PARTIT AVEC EMPRESSEMENT (Lc 1,39)
L'expérience spirituelle, âme de l'action pastorale
ÉCOUTE
À l'écoute de Dieu
À l'écoute du prochain
Les défis de l'écoute
Primat de la Parole sur les mots
Fréquence assidue, systématique, « systémique »
DISPONIBILITÉ ET OUVERTURE DU CŒUR
D'abord vers l'Autre, puis vers l'autre
Contempler, et non seulement analyser
Franchir les frontières
Comme réponse à partir des profondeurs
Les défis de la disponibilité et de l'ouverture
Une vision réduite de la réalité
Autoréférentialité et individualisme
Lecture et interprétation horizontale de la mission
Conditionnement à partir des résultats
GÉNÉROSITÉ ET DON DE SOI
Taille et expression, non pas objectif
Réponse à un appel
Libre et libératrice
Les défis de la générosité
Chercher des fruits plutôt que semer des « graines »
Essayer de s'affirmer comme personnes ayant réussi
L’efficience plutôt que l’efficacité
Rechercher des résultats plutôt que créer des processus
Conclusion
MARIE SE MIT EN ROUTE ET PARTIT EN HÂTE (Lc 1,39)
L'expérience spirituelle, âme de l'action pastorale
Le premier geste accompli par Marie,
après avoir accueilli le message de l'Ange,
a été celui de se rendre « en hâte » chez sa cousine Élisabeth
pour lui proposer ses services (cf. Lc 1,39).
L'initiative de la Vierge fut une initiative
de charité authentique, humble et courageuse,
dictée par la foi en la Parole de Dieu
et par l'élan intérieur de l'Esprit Saint.
Celui qui aime s'oublie lui-même
et se met au service de son prochain.
Voilà l'image et le modèle de l'Église!
Toute communauté ecclésiale, comme la Mère du Christ,
est appelée à accueillir, avec une totale disponibilité,
le mystère de Dieu qui vient habiter en elle
et la pousse sur les chemins de l'amour.
Pape Benoît XVI
(Homélie pour la création de nouveaux Cardinaux)
25 mars 2006
Bien chers confrères,
Je vous salue cordialement en vous proposant cette réflexion qui introduit le Projet du Sexennat 2025-2031, au nom du Conseil Général.
Je voudrais présenter ce Projet à partir d'une phrase de l'Évangile qui constitue un pont entre deux expériences significatives qui sont presque spontanément liées l'une à l'autre : l'annonce de l'Ange à Marie, et la visite de Marie à Élisabeth pour lui offrir ses services : « Marie se mit en route et partit en hâte » (Lc 1,39).
Mon désir de commenter cette phrase trouve son origine dans ce que je vis et ressens au cours de ces premiers mois de mon ministère comme Recteur Majeur. Je vois émerger avec de plus en plus de clarté un parallélisme entre l'expérience de l'Esprit que nous avons vécue lors du CG29 et ces premiers mois du sexennat. Il me semble que je vois dans cette expérience dynamique de Marie une icône vivante et très pertinente pour nous, une icône qui devient lumière et source d'encouragement.
Nous avons vécu des semaines où le protagoniste principal était le Saint-Esprit de Dieu. De nombreux participants ont exprimé la conviction (ou au moins la perception) que sa présence donnait un autre ton aux travaux du CG29. Cette présence n'a pas seulement été invoquée dans la prière, mais elle a été recherchée, ressentie et reconnue à travers les différents moments que nous avons vécus, les dialogues partagés et les décisions que nous avons prises ensemble.
Je voudrais maintenant commenter trois attitudes qui peuvent nous aider à bien vivre, et avec une intelligence pastorale, les choix que nous avons proposés et les chemins que nous voulons emprunter. J'ai confiance qu'ils deviendront des styles de vie pour que notre vie communautaire et nos propositions pastorales puissent devenir un miroir de l'initiative de Dieu en nous, pour nous et à travers nous. Je souhaite que notre réponse soit le fruit mûr de cette écoute continue de la volonté de Dieu qui nous nourrit comme serviteurs des jeunes. C'est dans cette dynamique que notre consécration trouve son identité authentique.
Je vous confie ces réflexions personnelles, des convictions intérieures absolues car elles viennent de mon cœur. Ne vous attendez pas à un traité théologique ou pédagogique, je n'en ai pas l'intention. Prenez-le comme un « mot du soir » un peu plus long [que d’habitude], un partage en famille. Aidons-nous les uns les autres et aidez-moi à rendre ces convictions vraies, pour les vivre ensemble dans le même esprit.
ÉCOUTE – DISPONIBILITÉ – GÉNÉROSITÉ : ce sont les trois attitudes sur lesquelles je vous invite à réfléchir et que je vous encourage à privilégier. Trois attitudes qui doivent être enracinées et cultivées dans un cœur libre afin qu'elles puissent ensuite mûrir dans l'expérience éducative et pastorale salésienne. Ce n'est qu'ainsi que la contribution de chaque Salésien de Don Bosco devient vraiment un don précieux partagé au sein de nos Communautés Éducatives et Pastorales (CEP) en faveur des jeunes, en particulier des plus pauvres.
ÉCOUTE
Dans une culture qui semble aujourd'hui se focaliser et se concentrer uniquement sur le fait de voir, rapidement et de manière fugace, de faire courir notre regard ici et là, nous voulons que l'appel que la Bonne Nouvelle apporte avec elle nous aide à retrouver la dimension de l'écoute. Les anciens disaient que la foi vient de l'écoute. Cela reste absolument vrai et valable pour nous aujourd'hui. Le témoignage que l'Évangile communique ne peut être remplacé par une vidéo, un dessin, une figuration. Si voir, c'est comme se tenir devant une fenêtre ou un écran, et que tout se passe devant nous, il peut sembler qu'aujourd'hui il nous suffit de voir ce que nous avons devant nous, de nous laisser impressionner superficiellement. Et nous nous berçons d'illusions en pensant que nous ne pouvons vraiment « connaître » les choses que parce que nous les avons vues une fois, et peut-être même sans les avoir regardées en profondeur. Seulement voir ne suffit pas : cela ne nous offre que des faits, des données. Il y a un besoin d'écoute, d'attention, de calme et de profondeur. Sans écoute, nous ne pouvons pas « comprendre », interpréter, saisir le sens des faits et le sens de leur appel.
Marie, qui se met en route et part en hâte pour servir, a d'abord fait l'expérience de l'écoute. C'est de cette expérience d'écoute que Marie conserve une vérité profonde et divinement salvatrice. Marie, à l'écoute de la Parole, accueille la Parole.
L'attitude d'écoute demande à Marie de prendre le chemin du discipulat et devient ainsi participante du dessein de Dieu. Son attitude d’écoute est synonyme d'obéissance – ob-audire. Marie se laisse attirer par la Parole, elle accepte de s'impliquer, d'entrer dans le mystère qui lui est révélé. En Marie, la vérité qui lui est transmise et la liberté qui la caractérisait déjà se rencontrent. Vérité et liberté : et voici que naît la foi. La foi comme relation véritable. Une foi marquée par la Parole, comme relation à soi-même, à Dieu et aux autres.
Marie ne demande pas des « preuves » à l'annonce de l'ange ; elle ne demande pas qu'on lui montre le « caractère raisonnable » ou le sens pour qu'elle puisse d'abord voir, comprendre et posséder. Elle suit la voix et se met en mouvement. Elle écoute et obéit, et c'est ainsi qu'advient la vérité qui est le Christ en elle : l'incarnation du Christ. Le miracle se produit qui fait que la mère se déplace vers la cousine parce que l'écoute rend la mère semblable à la forme du fils. L'écoute devient mission, dévouement aux frères et aux sœurs. L'écoute, dès le début, conduit à se donner pour leur bien, à mourir pour eux, à donner sa vie pour la vie des autres.
En contemplant ce premier point, bien chers frères, faisons l'effort de revenir à cette écoute qui est source de vie. L'écoute comme attitude que nous vivons et renouvelons chaque jour pour que la rencontre avec la Parole ait la force de donner naissance à un véritable chemin. Nous reconnaissons que ce chemin, nourri par la Parole, est fatigant parce qu'il nous invite à nous mettre en mouvement, à être disciples, à nous détacher de ce qui nous rend moins libres. Un mouvement qui ne prétend pas voir le résultat tout de suite, qui ne cherche pas la fausse certitude de ce qui doit arriver. Un chemin qui ne nous laisse pas spectateurs passifs.
À l'écoute de Dieu
Donc, tout d'abord, commençons par écouter Dieu. Sa parole est une parole créatrice. Ce n'est pas seulement un ensemble de sons, il n'y a pas de confusion et encore moins de mensonges dans la Parole de Dieu, c'est la pure puissance de ceux qui créent un monde nouveau et s'engagent en appelant au dialogue pour que ceux qui écoutent vraiment puissent participer à la joie de leur Seigneur.
C'est le difficile chemin du discernement, de la place à faire à une voix qui souffle aussi mince qu'un vent très léger et qui est souvent couverte par les multiples voix et les nombreux éblouissements de notre époque. Et c'est une tentation continuelle pour nous, Salésiens. Être pris par tant de préoccupations, justes et généreuses, mais qui risquent de nous éloigner de la voix du Maître.
On ne peut pas écouter la voix du messager de Dieu si l'on ne s'entraîne pas au silence et à la méditation. Nous n'avons pas beaucoup d’informations sur Marie avant l'appel de Gabriel, mais la tradition nous a toujours parlé d'une jeune fille qui, dès son plus jeune âge, a été éduquée à écouter Dieu. Présentée au temple depuis son enfance, elle a conservé la capacité de laisser un espace de silence dans sa journée, qui n'est pas une simple absence de sons, mais le contenant de la Parole de Dieu. De cette façon, l'ange peut se présenter et se faire entendre, dans l'espace créé par la prière.
Même notre père Don Bosco luttait chaque jour pour avoir le silence, même dans les mille tribulations et engagements qui l'occupaient. Avant et après la messe, pendant la méditation, il ne manquait jamais de chercher le silence, car ce n'est qu'ainsi qu'il pouvait écouter la voix de Dieu et de Marie qui le poussaient à accomplir sa mission.
Voilà donc l'importance de la méditation quotidienne pour le Salésien. Ce n'est pas tant une pratique à placer à côté des autres, c'est-à-dire l'une des différentes façons de prier que nous pouvons avoir et que nous pouvons remplacer par d'autres plus adaptées, plus belles ou plus pratiques. La méditation est l'âme de la prière personnelle et communautaire parce qu'elle va au centre de la prière elle-même : elle nous entraîne à écouter. Dieu parle toujours et continuellement, le Verbe ne laisse pas ses disciples dans le silence, mais cherche toujours un espace que seule l'écoute peut donner.
À l'écoute du prochain
Ainsi, l'autre lieu d'écoute est le prochain, dans la conscience que chaque frère et sœur sont l'image du Christ, ses membres bien-aimés, présence du Fils de Dieu sur terre.
Alors Marie court, parce que la parole de l'Ange pousse à continuer, à aller écouter la parole de ceux qui ont le plus besoin d'elle, parce que ce n'est qu'ainsi qu'elle continuera à écouter Dieu. Alors l'Annonciation ne sera pas un événement isolé, vécu de manière intime, mais un chemin qui se poursuit et remplit toute une vie, sa propre vie et celle des personnes rencontrées et servies.
Marie le fera avec Élisabeth, mais aussi à Cana et ensuite avec les disciples au Cénacle. Marie sera toujours avec les plus petits. Même les apparitions de ces deux millénaires le prouvent : Marie est avec les petits, avec ceux qui sont dans le besoin, parce que c'est ainsi qu'elle est avec son Fils et continue ainsi à écouter et à transmettre sa voix.
De cette écoute naît un discernement vrai et authentique qui devient une pratique spirituelle vécue dans la foi, parce que le Christ qui naît dans le cœur continue de nous parler à travers les pauvres, à travers les jeunes les plus nécessiteux et les plus abandonnés. Telle est la réalité qui parle de Dieu et qui nous indique la mission aujourd'hui. Ce qu'il faut donc, c'est une communauté de croyants qui vive l’écoute, une communauté qui marche ensemble en écoutant et en répondant au cri des pauvres – une Église synodale. Dans cette expérience, l'écoute ne devient pas une simple analyse sociologique, mais une mission apostolique et un appel divin.
Il est urgent que nous soyons tous conscients que ce n'est qu'à partir d'une écoute vraie et sincère de Dieu que peut suivre l'écoute de nos frères et sœurs, que peut suivre une réponse éducative et pastorale pleine de compassion, d'espérance et d'avenir.
Les défis de l'écoute
Primat de la Parole sur les mots
Toute l'Écriture est traversée par le commandement de l'écoute car c'est grâce à l'écoute que nous entrons dans la vie de Dieu, et surtout que nous permettons à Dieu d'entrer dans notre vie, ce qui est pour nous la seule façon de vivre vraiment. L'écoute est donc la modalité la plus propre de notre relation avec Dieu, et elle s'exprime dans la prière qui est sa forme naturelle d'expression, et dans laquelle seul se réalise notre moi authentique, la vérité de nous-mêmes et de notre vocation la plus profonde.
Nous n'écouterons le cri des jeunes et n'écouterons le dessein de Dieu sur nous que si nous entrons dans la véritable dynamique de l'écoute qui n'est pas d'abord et avant tout investigation et étude, mais disponibilité et ouverture. L'écoute signifie donc discernement, vigilance, promptitude, action.
L'écoute est toujours le début d'un chemin qui, comme pour Marie, mûrit dans une totale ouverture du cœur. Et c'est précisément pour cette raison qu'elle ne cache pas les remous et les interrogations qu'elle suscite en elle. Et pourtant, ce trouble n'exclut pas sa disponibilité à Dieu qui l'a choisie, en acceptant librement son projet. Le Pape François présente le sens propre de cet appel lorsqu'il dit que « nous avons besoin d’implorer chaque jour, de demander sa grâce pour qu’il ouvre notre cœur froid et qu’il secoue notre vie tiède et superficielle. [...] Il est urgent de retrouver un esprit contemplatif, qui nous permette de redécouvrir chaque jour que nous sommes les dépositaires d’un bien qui humanise, qui aide à mener une vie nouvelle. Il n’y a rien de mieux à transmettre aux autres.» (Evangelii Gaudium, n. 264)
Nous devons apprendre à intérioriser, à « perdre du temps » pour écouter et ne pas essayer immédiatement de passer à l’action. L'action est parfois surfaite. La première étape de l'action est le silence et l'écoute. Ce n'est qu'ainsi que la graine porte ses fruits. Sinon, chaque action ne laisse que frustration et vide intérieur. Il faut donner du temps à l'écoute, il faut persévérer en elle, en luttant contre les tentations de la hâte, tout de suite, là où la Parole est étouffée.
Fréquence assidue, systématique, « systémique »
Les difficultés matérielles et environnementales ne manqueront jamais : le bruit, l'absence de silence, un lieu peu propice à la contemplation. De plus, il y a le danger d'entrer dans un cercle vicieux qui favorise progressivement la surévaluation du faire, ce qui donne le sentiment que le temps de silence et d'écoute est une perte de temps.
Dans cette situation, il manque la vérité qui nous dit que la mission n’est pas seulement de mettre en œuvre des actions, mais avant tout de prendre soin d’une identité spirituelle dynamique qui réponde à la vocation que nous avons reçue. En l'absence d'une telle conviction, différentes inquiétudes, distractions, et finalement la fatigue et le désenchantement, prennent le dessus. Il est nécessaire de bien comprendre les racines et les raisons de la fatigue que beaucoup d'entre nous éprouvent après une certaine période d'activisme frénétique. Il faut revisiter avec sincérité ces choix qui ont sous-estimé, voire rejeté, l'espace du silence et de la prière.
DISPONIBILITÉ ET OUVERTURE DU CŒUR
L'écoute touche donc le cœur. Comme les ondes sonores, elle se dilate et ouvre de nouveaux horizons. Elle appelle un espace de résonance qui, avant de devenir immédiatement action, soit un dépouillement du cœur et une disponibilité à l'obéissance, tout comme un mouchoir dans les mains de Dieu, une image récurrente dans la vie spirituelle
En premier lieu, la disponibilité, c'est donc laisser à Dieu l'initiative d'avoir un espace à posséder dans notre cœur. La disponibilité, c'est le dépouillement, c'est la passivité, c'est le chemin de la kénose de la personne qui doit imiter son Seigneur précisément en laissant toute initiative au Père.
La charité est ainsi semblable à Jésus, non pas parce qu'elle est une action spécifique, mais parce qu'elle est une pure imitation de la disponibilité même du Christ, qui n’a rien considéré de sa personne comme un trésor jaloux. Le Christ s'est entièrement vidé de lui-même pour pouvoir agir en Ressuscité.
Marie doit ainsi apprendre à mettre de côté ses désirs et ses rêves, et aller vers Élisabeth avec une disponibilité totale, c'est-à-dire avec un cœur dépouillé de soi. Remplie du Christ, Marie se déverse ainsi dans la charité du Magnificat. Elle doit aider Élisabeth non pas par une simple initiative de sa part, ni par le devoir de parenté ou par simple bonté, mais parce qu'elle s'oublie elle-même et se laisse dicter ses actions par quelque chose d'autre qu'elle-même, par ce Jésus qu'elle porte déjà en elle.
Face à l'annonce de l'ange, Marie ne négocie pas, ne demande pas de confirmation, ni ne demande quel sera son genre de tâche ni quel sera sa liberté [d’action]. Marie ne s'inquiète pas de son « faire ». Elle donne la totalité de son cœur et de sa personne, sans imposer de conditions. Elle se soumet dans un acte de foi et d'humilité, en offrant sa disponibilité au projet du salut. Marie ouvre son « sein » dans une confiance totale, en accueillant la Parole, devenant ainsi un instrument divin pour les événements futurs de l'histoire du salut.
Avec son consentement, Marie a accepté la dignité et l'honneur de la Maternité Divine, mais aussi les souffrances et les sacrifices qui y sont associés. Elle a accepté que son identité soit entre les mains de son Fils, inconditionnellement. En tant que servante, elle se met dans une attitude de totale disponibilité envers son Seigneur, le plaçant avant toute revendication ou droit pour elle-même.
Marie a compris la grandeur de Dieu et notre « néant » humain. En raison de son humilité, elle a été surprise à juste titre d'entendre les louanges de l'Ange : « Je vous salue, pleine de grâce ». Et avec la même humilité, elle acceptera ce que la vie lui offrira, jusqu'aux événements dramatiques de la croix. Ainsi l'épée qui lui transpercera l’âme n'est rien d'autre que l'aboutissement de sa kénose, du chemin de l'auto-expropriation, à l'imitation de son Fils. Ce n'est pas simplement la souffrance d'une mère qui voit mourir son Fils, mais la « co-souffrance » de la Vierge qui trouve la définition d'elle-même dans le fait d'être entièrement la Mère du Christ crucifié et rien d'autre.
D'abord vers l'Autre, puis vers l'autre
Seul ce chemin d'ouverture totale à Dieu conduit à la véritable charité envers l'autre. Malgré le fait qu'on dise souvent qu'aimer l'autre est comme aimer le Christ, et malgré le fait que l'Évangile l'affirme de manière décisive et péremptoire, ce passage d'identification des pauvres avec le Christ n'est pas du tout facile.
Les grands saints de la charité sont en effet conscients que la charité n'est pas un simple amour pour l'humanité, mais qu'elle est participation à la vie même de Dieu, ou plus encore à l'habitation de Dieu dans notre vie. La vie de sainte Thérèse de Calcutta en est un exemple : la sainte contemporaine la plus célèbre de la charité envers les pauvres soutenait son fort dévouement aux autres grâce à une prière incessante, faite d'une longue adoration quotidienne et d'une union constante avec Dieu.
L'amour même de Don Bosco pour les jeunes n'a pas d'autre raison que celle d'être « consacré » pour ses jeunes. Le rêve des 9 ans est tout un chemin de recentrement de la charité de Giovannino : non seulement le petit Jean passe des coups à la douceur, mais surtout il passe de la charité envers ses compagnons sous forme de protagonisme personnel, à une charité exercée sous forme de disponibilité à la charité du Christ, apprise précisément de la Maîtresse que le Christ lui donne.
Contempler, et non seulement analyser
C'est la consécration qui fonde l'apostolat, parce que c'est notre identité de personnes consacrées qui permet à la charité du Christ de nous saisir et de faire de nous des « signes et porteurs de l'amour de Dieu pour les jeunes, spécialement les plus pauvres. » (C 2)
Ainsi, nos projets ne sont pas tant le fruit d'une stratégie, d'une observation de la réalité, d'élans généreux pour le bien des autres, mais surtout le fruit d'une contemplation, c'est-à-dire de l'adoption du point de vue même de Dieu sur nous-mêmes, sur les autres et sur le monde.
La contemplation naît d'une véritable prière personnelle et communautaire, d'un discernement mûr de la volonté de Dieu pour comprendre ce qu'il nous appelle à être et à faire pour le bien des autres.
C'est ainsi que l'action pastorale pour le bien de l'autre, à l’image même de la visite de Marie à Élisabeth, jaillit d'une prière intime, un « cor ad cor loquitur » – le cœur qui parle au cœur (saint François de Sales). L'action est alors la continuation de la relation fondée et qui découle de la foi et de l'amour. C'est une respiration dans l'Esprit Saint, c'est sortir de nous-mêmes pour accéder à une relation trinitaire dans laquelle Dieu lui-même parle à notre cœur et inspire nos actions envers les autres.
C'est pourquoi, dans sa racine la plus profonde, tout projet pastoral, toute action de charité que nous voulons mettre en pratique serait une action superficielle si elle n'était pas le fruit d'une vocation, d'un appel du Père, qui fait que le Fils se vide [de lui-même] et donne ainsi de l'espace à l'action de l'Esprit en nous et à travers nous. Il est essentiel de favoriser le mouvement véritable qui anime nos propositions et nos processus, un mouvement qui commence par notre amour pour Dieu comme réponse à « l’amour de Dieu répandu dans nos cœurs » (Rm 5,5).
Contemplation et connaissance de Dieu, méditation et projet pastoral signifient donc chercher le visage de Dieu et le chercher dans nos frères, dans ceux que nous rencontrons, dans ceux qui nous appellent à l'aide, en criant leur manque du nécessaire. La contemplation, c'est donc adopter le regard de Dieu, voir comme Dieu voit, et donc avoir les mêmes sentiments que Jésus, le seul qui voit et connaît le Père, et qui fait toujours sa volonté. Le disciple peut-il être plus que le Maître, vivre d'autres manières de faire grandir le Royaume ?
Comme il est fréquent et douloureux de voir le danger d'un engagement pastoral qui ne s'enracine pas dans une vie de prière, d'accueil en nous de l'Esprit de Jésus. Nous savons bien que lorsque cela se produit, c'est-à-dire lorsque nous n'écoutons pas Dieu, nous nous retrouvons dans un labyrinthe d'activisme non-stop.
Franchir les frontières
Cette ouverture dépasse les frontières géographiques, culturelles, psychologiques, religieuses. La vraie disponibilité est toujours un « exode », une sortie de soi-même, de ses propres schémas, de son propre langage spirituel. Cet « exode » n'a pas peur du différent, au contraire il le recherche, il l'accueille parce qu'il reconnaît dans l'autre un frère, une sœur.
Marie doit sortir de sa maison pour « rendre vraie » l'annonce à laquelle elle croyait et à laquelle elle s'est donnée. On pourrait presque dire que non seulement l'annonce qu'elle a reçue provoque en elle le besoin d'aller chez Élisabeth mais, en un certain sens, si elle n'était pas allée chez sa cousine, l'annonce n'aurait pas été tout à fait vraie parce que la grâce reçue n'aurait pas été complètement fructueuse.
La charité nous fait aller au-delà de nous-mêmes et fait ainsi tomber les barrières et les distances. La charité qui nous anime ne « s'adapte » pas à la culture qui est la nôtre, mais la purifie et en crée une nouvelle. S'il est vrai qu'aucun charisme, aucune force de la foi ne peut exister sans s’incarner dans une culture, il est également vrai qu'aucune culture ne peut limiter la puissance de l'appel de Dieu et de sa charité. En effet, c'est la foi elle-même qui purifie notre vision du monde, nos catégories, nos visions et en crée de nouvelles.
C'est pourquoi une Congrégation comme la nôtre trouve son unité dans son charisme et voit dans la diversité, en elle-même et en dehors d’elle-même, l'opportunité d'une plus grande unité, parce que c'est la diversité et l'unité de Dieu qui la rendent telle.
Chaque regard que nous posons sur le monde est limité et restrictif. Chacun de nous possède une limite que nous ne voulons pas dépasser ou au-delà de laquelle nous n'entrevoyons que négativité, hostilité, dangers, incertitudes, inutilité, menaces. Seul l'appel de Dieu à une disponibilité totale, seule la contemplation du monde avec les yeux de l'Esprit, fait de l'inconnu aussi « notre maison ».
Tout « au-delà » vers lequel nous semblons parfois incapables d'aller, n'est rien d'autre qu'une maison dans laquelle nous ne sommes pas encore allés, et chaque étranger qui apparaît à l'horizon n'est rien d'autre qu'un frère vers lequel nous ne sommes pas encore allés. Il n'y a pas de lieu ou de personne dans l'univers où Dieu n'est pas présent, qui ne soit soutenu par Dieu et qui ne nous appelle pas à participer à la même charité que Dieu en tant qu'une seule famille et une seule Église.
Cela est vrai aussi bien dans l'espace, dans les relations fraternelles que dans le temps : il n'y a pas d'avenir qui ne soit entre les mains de Dieu, et tout attachement au passé est une trahison de la disponibilité que nous avons fait vœu de donner à Dieu.
Je ne peux donc pas rester immobile, mais je dois aller jusqu'à la témérité (un terme que nous, Salésiens, connaissons bien parce que c'était le style de notre Fondateur, et aussi de divers confrères qui ont été des pionniers et des prophètes), et faire ce que Dieu me demande. Le cœur ne peut pas s’arrêter s'il a compris que Dieu l'appelle et que Marie a préparé cette grâce par laquelle peut-être elle nous ouvre de nouveaux horizons, comme ce fut le cas pour la Patagonie au début. Ce sont des horizons que nous ne pouvons ignorer.
Les frontières tombent et l’on peut partir pour aller à l'autre bout du monde, car la poussée qui vient de l'intérieur n'a pas de limites et n'a pas de demi-mesures. Il ne suffit pas d'aller seulement aussi loin que nos forces, calculées à l'aune de ce monde, promettent d'arriver, mais en projetant ce qui est incompréhensible à l'aune de l'homme, d'aller aussi loin que l'impulsion de Dieu l'exige.
Voilà pourquoi un fils de paysans du XIXème siècle, comme Don Bosco, garde sur son bureau une carte du monde sur laquelle il mesure l'ampleur de ses projets : parce qu'il doit aller jusqu'où la charité même de Dieu le pousse, il doit aller jusqu’à « mourir », afin de donner sa vie en faveur de tous ceux pour qui le Christ l'a donnée en premier.
Comme réponse à partir des profondeurs
Marie ne peut alors pas rester à la maison. Il y a comme une force intérieure qui nous pousse à l'action, qui naît précisément de la contemplation et de la disponibilité : c'est pourquoi Marie n'a pas de doutes et ne met pas d'obstacles sur son chemin : c'est du plus profond d'elle-même, du lieu où sa conscience rencontre l'appel de Dieu, qu'elle sent que tout nous pousse vers le chemin.
Comme ce fut le cas pour Don Bosco (qui ne pouvait pas rester à la maison après en avoir si laborieusement gagné une), pour nous aussi et en nous, la grâce reçue se met en mouvement exactement sous la forme d'un don divin, certes gratuit, mais non moins obligatoire.
La grâce de Dieu, l'appel vocationnel, la demande de pleine disponibilité, sont formulées par Dieu pour nous lier à lui. Non pas du lien qui empêche la liberté d'être, mais de celui qui garantit le bon fonctionnement de la liberté. Il nous demande d'être disponibles les uns pour les autres, faits pour le don, c'est-à-dire pour une gratuité qui nous lie à Lui, nous libère et ouvre l'espace à la foi qui, seule, peut combler le cœur vidé de ceux qui obéissent à Dieu.
Les défis de la disponibilité et de l'ouverture
Une vision réduite de la réalité
Dans une circulaire de 1885, Don Bosco écrivait que le Salésien doit obéir non pas parce qu'il est commandé, mais pour une raison supérieure, la plus grande gloire de Dieu. Voilà l'esprit qui fonde notre obéissance, notre disponibilité, notre ouverture d’esprit. Il ne s'agit pas d'une question bureaucratique, faite de règles et de prescriptions, et elle ne se résout pas dans leur application précise. C’est pourquoi, elle est encore plus exigeante. Elle requiert une véritable adhésion du cœur au cœur du supérieur et, à travers lui et la Congrégation, au cœur même de Dieu.
Ainsi, le climat familial, loin d'être une simple affection extérieure, est un lien du cœur et de la volonté, dans la disponibilité totale de soi-même, c'est-à-dire dans le renoncement à disposer de son propre moi pour se laisser disposer en vérité et en liberté par Celui qui a pris possession de notre vie, parce que nous avons cru en Lui.
Cependant, la disponibilité est aujourd'hui mise à l'épreuve sur plusieurs fronts. Le « moi » non disponible presse de pouvoir imposer sa propre vision du monde, de lui-même et de la vie, et il le fait à partir de son point d'observation étroit, croyant que c'est le lieu d'où toute la vérité est vue ou révélée. Mais la vérité tout entière, nous rappelle l'Évangile, ne peut être vue si l'on n'est pas rempli de l'Esprit Saint, et on ne peut pas être rempli de l'Esprit si l'on n'est pas vide de soi-même.
C'est ainsi que la personne indisponible a une vision étroite de la réalité, croit connaître la vérité des choses et planifie sa propre vie et son action pastorale en se limitant à sa perspective partielle. Elle ne parvient pas à pressentir qu'il y a beaucoup plus au-delà de son horizon qui réduit tout à ce qui se voit, se mesure, se programme : dans les limites de son expérience personnelle.
Lorsque nous cessons de croire qu'il y a un « au-delà », et que nous cessons de nous laisser conduire hors de nous-mêmes par la charité qui nous anime, nous perdons la ferveur de l'attente du Fils, et notre travail missionnaire ne devient plus qu'un objet à gérer.
On ne va pas en Patagonie si on ne laisse pas Dieu ouvrir, et ouvrir grand, nos yeux. Mais le fait de ne pas y aller et ne pas vouloir voir déforme ce que nous sommes et empêche le sarment de porter du fruit, car il est déconnecté de la vigne qui le nourrit et lui donne la force de grandir plus qu'il ne peut même l'imaginer. Et c'est un projet totalement inaccessible par ses seules forces.
Le projet du sexennat, ainsi que le PEPS de nos maisons et de nos provinces, n'est donc pas un document bureaucratique décrivant ce que nous pourrions faire selon nos idées, mais un outil de partage et de discernement communautaire pour voir au-delà et obéir à la volonté de Dieu.
Autoréférentialité et individualisme
Nous sommes confrontés à des défis qui, s'ils ne sont pas relevés, risquent de consolider une vision déformée de la réalité. Nous nous leurrons souvent en pensant que, dans notre vie spirituelle et dans la mission qui nous est confiée, nous devons d'abord nous regarder nous-mêmes, et ensuite seulement les autres, comme s'ils n'étaient que des clients à qui nous offrons ce qui nous appartiendrait. Si nous sommes habitués à ne nous évaluer qu'à l’aune de ce que nous faisons, pensons ou accomplissons, nous finissons par fixer ou baisser le regard sur nous-mêmes, nous faisant croire que nous nous connaissons mieux et que nous y voyons mieux. Au contraire, nous sommes appelés à lever le regard et à aller vers l'autre.
Maria ne s'arrête pas pour réfléchir, elle ne se donne pas le temps de comprendre ce qui s'est passé, ce qu'elle est devenue, quelles en sont les conséquences. Marie se met en route en toute hâte et recentre toute sa vie sur les besoins d'Élisabeth.
Si nous défendons notre image et donnons priorité à nos convictions avec la ténacité d'un combattant, nous finissons par nous battre pour rien, par ne rapporter aucun fruit à la maison. Nous basons nos sécurités sur la conviction que nous faisons ce que nous « voulons, nous », alors qu'il est beaucoup plus sûr pour nous-mêmes d'essayer de faire ce que l'Autre veut.
La « mission » n'est pas un bien privé que nous partageons entre nous, la mission est par définition communautaire parce qu'elle est trinitaire, c'est-à-dire qu'elle appartient à Dieu, et non pas à nos idées et à nos plans. Nous ne sommes pas ensemble parce que c'est plus facile ou plus pratique, mais nous sommes ensemble parce que je ne peux être moi-même qu'en me donnant à l'autre de manière radicale, en me vidant de moi-même pour la communauté, en étant communion et donc en faisant communion avec tous.
La vraie disponibilité est une consécration, une auto-expropriation qui trouve son origine dans le courage de se remettre en question, de renoncer à soi-même, même lorsque cela apparaît comme une perte. C'est la dynamique de la kénose qui porte ses fruits, celle de partir en toute hâte vers la montagne, même si peut-être moi-même j'aurais besoin de l'aide de quelqu'un pour comprendre qui je suis et ce qu’il adviendra de moi.
Lecture et interprétation horizontale de la mission
Nous ne pouvons pas nous permettre de convertir notre mission en la seule tâche éducative et promotionnelle d'une ONG ou d'une organisation à but non lucratif. La mission qui s'offre à nous comme vocation est la continuation de la mission même du Sauveur envoyé par le Père et a pour horizon le Paradis, comme Don Bosco le rappelait souvent à ses jeunes, et comme le représente de manière emblématique le tableau de l'Auxiliatrice dans la Basilique de Valdocco.
Notre tâche éducative ne peut se limiter à un service social ou à un projet purement humain, aussi méritoire, précieux et essentiel soit-il. Nous sommes des éducateurs et des évangélisateurs, toujours, sinon toujours dans l’action, nous le sommes en intention, dans ce qui nous anime et nous soutient. La source unique et indispensable de toute notre œuvre d'éducation et d'évangélisation découle de la rencontre personnelle avec le Christ. C'est pourquoi, dès le premier instant, tout processus éducatif doit s'inspirer de l'Évangile et l'évangélisation doit s'adapter à la condition évolutive du jeune. Avec une formulation qui nous distingue et qui n'est pas un jeu de mots, nous éduquons en évangélisant et nous évangélisons en éduquant : comprendre et vivre cela est une garantie que nous travaillons dans l'Église.
Nous sommes conscients que nous sommes appelés à éduquer et à évangéliser des mentalités, des langues, des coutumes et des institutions, et cela n'est possible que si nous sommes éclairés par l'Évangile, appelés par la Grâce, poussés par l'Esprit. Ce n'est qu'avec une identité claire sur le plan évangélique et charismatique que nous pouvons rencontrer les jeunes, tous les jeunes, « au point où ils en sont de leur liberté.» (C 38)
Marie ne va pas chez Élisabeth seulement parce qu'elle croit humainement que sa cousine âgée a besoin de son aide, compte tenu de l'état particulier dans lequel elle se trouve ; mais tout cela est réel chez elle et prend forme dans une vision de charité, c'est-à-dire de dévouement à l'autre qui a le Christ comme exemple, l'Esprit comme vision et le Père comme destination ultime. La Visitation n'est pas un geste de bonté mais une décision qui anticipe la manière d'être du Fils qui, dans le sein maternel, agit déjà pour conformer la Mère à lui-même.
Dans le rêve des 9 ans aussi : c'est de Jésus que vient la mission et de Marie que vient la forme. La science et l'obéissance que Giovannino – le petit Jean – doit mettre en pratique ne concernent pas les besoins de l'humanité, mais sont une réponse obéissante à la volonté même de Dieu, c'est-à-dire à sa mission salvifique envers l'humanité.
Conditionnement à partir des résultats
Enfin, il y a une tentation très subtile mais toujours présente : la tentation d’une disponibilité-ouverture conditionnée par les résultats. On s’ouvre tant qu'il y a des réponses, des fruits, de la reconnaissance. Mais la disponibilité du cœur ne peut pas être une performance. Si la racine de la disponibilité est une kénose du disciple, il faut toujours se rappeler que la mesure de la mission et de son succès est celle de la croix et non du triomphe mondain.
La disponibilité est une grâce qui doit être gardée, exercée, invoquée. C'est une forme d'amour qui a compris qu'il est nécessaire de mourir pour sauver sa propre vie et celle des autres. L'Évangile ne peut pas être considéré comme quelque chose de superflu ou de supplémentaire, comme un maquillage spirituelle ou un bel ornement, dont on pourrait finalement se passer. D'autre part, le succès ne peut être lu que dans le filtre du mystère pascal. Le pain doit toujours être rompu avant de devenir une nourriture pour la vie du monde.
Ainsi, notre mission ne peut pas être basée uniquement sur des statistiques, des chiffres, des quantités de toutes sortes. Le Salésien est appelé à donner sa vie, et ce n’est pas une façon de parler. La disponibilité nous vide de nous-mêmes et la mort ne peut être vaincue qu'en participant à la mort même du Christ. Répétons-le, une épée doit frapper le cœur de la Vierge Mère, parce que son identité et sa mission ne peuvent pas être différentes de celles du Fils qu’elle porte en son sein.
La proximité de Don Bosco avec Dieu et son amour intense du prochain qui en découle ne peuvent s'expliquer sans une profonde composante ascétique de sacrifice, de détachement, d'oubli de soi et de patience.
Bien au-delà du triomphalisme facile qui déforme souvent sa figure, le saint montre son vrai visage d'authentique disciple du Crucifié, courbé sous le poids de croix inouïes qui dépouillent le cœur de sa chair. La vie de Don Bosco, dit le P. Ceria, « a été semée d'épines » : incompréhensions, oppositions, persécutions, voire attentats, difficultés économiques. Puis des maux physiques si graves qui ont fait dire à son médecin traitant qu'« après 1880 environ, son organisme était presque réduit à un cabinet médical ambulant. »
Pourtant, Don Bosco « n'a jamais perdu sa sérénité ; il semblait même que c'est précisément dans les moments de tribulation qu'il acquérait plus de courage, puisqu'on le voyait plus gai et plus facétieux que d'habitude. » Il n'a pas non plus demandé à être délivré de ses maux. La raison d'une conduite aussi déconcertante, explique le P. Ceria, est relativement simple : « Les souffrances physiques acceptées avec une si parfaite conformité à la volonté de Dieu sont des actes de grand amour divin et des pénitences volontaires », et « les âmes qui se sentent fortement transportées envers Dieu se livrent à la mortification presque par un irrésistible instinct d'amour » (eugenio ceria, Don Bosco avec Dieu, chapitres I, VIII et XX).
Tout cela est confirmé par les fruits de tant de peines ; c'est confirmé par les saints et les martyrs de notre Famille, et c'est confirmé par les nombreux confrères qui ont vécu une véritable existence de victimes pour le bien de la jeunesse.
GÉNÉROSITÉ ET DON DE SOI
La générosité n'est pas seulement un acte occasionnel ou une réponse impulsive à une situation de besoin, due à la spontanéité d'une belle âme. Il s'agit plutôt d'une disposition intérieure profonde, enracinée dans l'identité d'une personne. Elle ne découle pas d'un calcul, ni d'un devoir moral extérieur, mais d'une compréhension de la place de chacun dans le monde : celle d'être un don et une présence significative pour les autres.
Cela signifie que la générosité, comme don de soi pour l’autre, toto corde – de tout son cœur –, a à sa racine la prise sur soi de la forme même du Christ, de la forme même de Dieu. La disponibilité, qui a rendu notre cœur capable de contenir la forme du Christ, devient maintenant action et responsabilité.
La grâce reçue de l'expérience de la kénose devient ainsi une capacité personnelle de don de soi, une réponse quotidienne et une forme de vie. C'est ce qui se passe à la Pentecôte : la communauté des disciples, ayant abandonné son humanité pécheresse et liée à la Loi, est renouvelée par le don de l'Esprit du Ressuscité. Cette communauté – qui reste la même dans les personnes qui la composent – devient désormais « autre », change de vie et devient annonciatrice de quelque chose qui la transcende : la Parole de salut qui est la racine de toute générosité et de tout don.
Être généreux, la force d’accomplir chaque jour son service quotidien ne se limite pas à être un acte de volonté ou de bonté, mais vient directement de l’union avec Dieu que la consécration a permise. L'amour de Don Bosco pour les jeunes ne vient pas seulement de sa délicatesse d'âme spontanée, mais découle directement du fait d'être prêtre : un prêtre est toujours prêtre, et cela doit se manifester dans chacune de ses paroles. Or, être prêtre, c'est avoir, par obligation (ou plutôt par vocation), continuellement le grand intérêt des âmes ; le grand intérêt de Dieu.
Taille et expression, non pas objectif
Celui qui vit dans la logique du don de soi n'agit pas pour recevoir en retour de la reconnaissance ou de la gratitude, mais pour répondre à une vocation qui l'appelle à la responsabilité. La générosité n'est pas une tâche et un résultat à atteindre, c'est la dimension de soutien de notre identité, la manière dont cette identité s'exprime et se caractérise.
Souvent silencieuse, quotidienne, cachée, et précisément pour cette raison encore plus féconde, la générosité est notre propre nom en ce sens qu'elle fait partie de la définition de notre identité, en tant qu'individus et en tant que communauté. Puisque c'est la mission qui définit notre identité et notre place dans l'Église et dans le monde, la générosité ne vient pas après, elle ne s'ajoute pas de l'extérieur à la vie quotidienne, ce n'est pas « quelque chose à faire ». La mission, c'est notre aptitude à l'action, et elle est radicalement générosité, don de soi, don de sa propre vie pour le salut du monde et en particulier des jeunes.
L'article 21 de nos Constitutions commente de manière très vivante ce « cœur généreux » de Don Bosco : « Le Seigneur nous a donné en Don Bosco un père et un maître. Nous l’étudions et nous l’imitons. En lui nous admirons un splendide accord de la nature et de la grâce. (…) [Ce] projet de vie d’une profonde unité (...), il le réalisa avec une constante fermeté au milieu des obstacles et des fatigues, et avec toute la sensibilité d’un cœur généreux. »
Réponse à un appel
Notre vocation est marquée par un don spécial de Dieu, la prédilection pour les jeunes : « Il suffit que vous soyez jeunes, pour que je vous aime beaucoup. » (C 14) Cet amour, expression de la charité pastorale, donne un sens à toute notre vie.
Cette vocation ne se superpose pas à notre identité en un second temps, elle n'intervient pas par la suite, comme quelque chose qui s'ajouterait à notre vie. Notre vocation est notre vie, est notre identité. Nous sommes radicalement appelés à être nous-mêmes dans l'obéissance et la disponibilité totales. Vivant notre générosité dès le début de notre réponse, nous répondons en toute liberté et avec un protagonisme complet.
Tout appelé par Jésus a la possibilité de devenir fécond par son service dans le Royaume, seulement si toutes les choses contingentes qu'il fait et offre découlent d'une disponibilité illimitée. Marie, dans sa disponibilité totale et immédiate à l'ange et à ses frères et sœurs (sa cousine Élisabeth), nous enseigne que le seul acte par lequel une personne peut correspondre à Dieu est celui d'une disponibilité illimitée. Ce geste est l'unité de la foi, de l'espérance et de l'amour. C'est le oui que Dieu exige du croyant, parce que c'est le oui que Dieu a prononcé à notre égard. Ce n'est que dans ce sens de générosité absolue que Dieu sème la semence de sa Parole et de sa charge missionnaire.
C'est pourquoi les exigences de Jésus, lorsqu'il accueille les disciples qu'il a appelés, concernent l'identité même des apôtres, au point de changer leur nom (Simon devient Pierre). Et ce, parce que le disciple se laisse modifier par le maître afin de s'identifier à lui. Là est la garantie que ce nom même, cette nouvelle identité du don de soi s'écrira dans le Royaume des Cieux.
Il faut insister fortement sur ce point, car aujourd'hui les « oui » limités et conditionnés par des clauses personnelles paralysent souvent les vocations. Ce dont Dieu peut se servir selon les intentions de son Royaume est seulement un don total et inconditionnel.
Libre et libératrice
Une profonde générosité n'est jamais imposée, mais elle est toujours contraignante dans sa vocation originelle. En raison du caractère unificateur et global du plan de Dieu pour chacun de nous, notre réponse est semblable à l'expérience que nous connaissons bien, être ou devenir « un beau vêtement pour le Seigneur ». La générosité dans la réponse à l'appel et l'obéissance qui en découle deviennent un signe clair du désir d'être soi-même.
Pour Marie, être la servante du Seigneur, loin d'être une limitation de ses désirs et de ses objectifs de vie, est au contraire la porte ouverte à la pleine réalisation de sa liberté et de son identité : précisément, « du Seigneur ».
Marie est la femme pleinement réalisée, en toute liberté et autodétermination. Tout ce mouvement est nourri et guidé par le lien avec Dieu, avec son Fils, et avec les frères et sœurs qu'elle trouve à ses côtés (d'Élisabeth, aux époux de Cana, aux disciples eux-mêmes et à nous).
Les défis de la générosité
Chercher des fruits plutôt que semer des « graines »
Le chemin de la générosité n'est pas sans obstacles. L'un des plus insidieux est la recherche de fruits immédiats : vivre avec la prétention de voir immédiatement les résultats de ses actions et de ses processus. Cela conduit au découragement, à la déception, ou même à des formes subtiles d'orgueil blessé. La vraie générosité, en revanche, se mesure dans la capacité de semer même sans voir la récolte, de laisser le temps et la grâce faire le reste du travail.
Dans un monde qui récompense ceux qui montrent des résultats concrets, rapides et visibles, il est difficile d'accepter l'idée que semer est déjà un geste complet et suffisant. Pourtant, c'est précisément ici que se manifestent l'authenticité et la beauté de ceux qui se donnent : dans la capacité de « renoncer » à la volonté de contrôler, dans la capacité de faire confiance à la force de la graine semée, même si elle est longtemps cachée sous terre, dans les hivers silencieux.
Essayer de s'affirmer comme personnes ayant réussi
Un autre obstacle à la générosité est la volonté constante de s'établir comme des personnes qui réussissent. Le message dominant aujourd'hui est clair : « Seul compte ce qui vous fait apparaître, ce qui vous distingue, ce qui vous fait paraître meilleur que les autres : » : le symptôme du like ! Dans ce contexte, le don gratuit de soi risque d'être perçu comme une faiblesse, comme une perte de temps ou comme un renoncement à son propre potentiel.
Pourtant, paradoxalement, c'est précisément dans le don de soi que la personne se réalise pleinement. Il ne s'agit pas de nier ou d'effacer sa propre identité, mais de la mettre en relation, de se construire non pas contre les autres, mais avec les autres. Une vie donnée n'est pas une vie sacrifiée, mais une vie multipliée.
L'efficience plutôt que l'efficacité
Nous vivons dans une société dominée par la logique de l'efficacité : tout doit être mesurable, optimisé, productif. Même dans les relations, parfois, on risque d'évaluer son propre engagement sur la base des « résultats » obtenus, comme si les gens étaient des projets à réaliser. Une mentalité qui rejette ceux qui ne se conforment pas aux règles pré-imposées, qui ne laisse aucune place à la gradualité des chemins différents d'une personne à l'autre. En revanche, la véritable efficacité humaine ne se mesure pas par des chiffres ou des graphiques, mais par la capacité à se transformer intérieurement, à toucher la vie des autres, à construire des relations durables et authentiques.
C'est dans ce défi que réside notre capacité d'« être » avec les jeunes, de « perdre » du temps à écouter, de croire au don d'une compassion qui reconnaît les questions et accepte humblement que nous n'avons pas toujours les réponses. Une présence capable d'entrevoir ces signes invisibles de croissance potentielle en leur donnant le temps nécessaire.
Rechercher des résultats plutôt que créer des processus
Je crois qu'une réflexion du Pape François, faite au début de son pontificat, peut nous aider ici : « Donner la priorité au temps, c’est s’occuper d’initier des processus plutôt que de posséder des espaces. (…) Il s’agit de privilégier les actions qui génèrent les dynamismes nouveaux dans la société et impliquent d’autres personnes et groupes qui les développeront, jusqu’à ce qu’ils fructifient en événements historiques importants. Sans inquiétude, mais avec des convictions claires et de la ténacité. » (Evangelii Gaudium 223)
C'est ici que se trouve le fondement du projet porté par la CEP. Un projet qui reconnaît et promeut un cheminement à travers la diversité des propositions pastorales. L'objectif n'est pas un prérequis à atteindre à tout prix. Il s'agit plutôt de favoriser des processus de croissance où la communauté est toujours protagoniste, vivant et vérifiant le projet lui-même.
« Ceux qui abordent le domaine de la pastorale des jeunes doivent être conscients du chemin à entreprendre, de la situation de départ et du point d’arrivée. Ils doivent acquérir une familiarité avec l’ensemble du processus éducatif qui se met en place concrètement. Projeter est une attitude de l’esprit et du cœur avant d’être une œuvre concrète. Projeter est un processus plus qu’un résultat, c’est un aspect de la pastorale plus qu’un acte passager de celle-ci, projeter est un parcours d’implication et d’unification de toutes les forces. » (La Pastorale Salésienne des Jeunes. Cadre de Référence, 2014, p.136)
CONCLUSION
Je conclus par une réflexion du cardinal Carlo Maria Martini qui résume le défi auquel nous sommes confrontés.
« La foi correspond donc au primat de la Parole. Si la Parole ne trouve pas d'écho dans la foi, elle résonne dans l'air, elle est sans efficacité. En revanche, lorsque la Parole est accueillie en l'homme par l'attitude de la foi, elle exerce son efficacité. L'efficacité qu'exerce la Parole, accueillie dans la foi de l'homme, c'est la charité. La semence, c'est la Parole ; la foi, c'est le sein, la terre de l'homme qui accueille la semence ; la charité, c'est le fruit qui naît de la semence.
De cette structure très simple du processus salvifique, nous pouvons tirer des conséquences très importantes pour notre vie pastorale. De cette structure très simple du processus salvifique, nous pouvons tirer des conséquences très importantes pour notre vie pastorale. Souhaitons-nous grandir dans la charité ? Élargissons les racines de la foi en nous ouvrant à l'écoute de la Parole. Il serait vain d'espérer davantage de charité dans la communauté sans une croissance dans la foi, et il est vain d'espérer davantage de foi sans une écoute profonde de la Parole. Le processus – Parole, foi, charité – constitue la réalité organique de toute pastorale. »1
Parole, foi et charité : un trinôme qui, dans la logique de l'écoute, de la disponibilité et de la générosité, nous pousse à vivre aujourd'hui notre appel à être des personnes qui génèrent de l'espérance pour le bien des jeunes. Avec les nombreux collaborateurs et collaboratrices qui vivent et partagent avec nous la mission salésienne, la centralité de la Parole témoigne de la récupération de l'essentiel : pour nous une personne, Jésus-Christ, le Fils de Dieu né de la Vierge Marie.
Marie est la femme qui a vécu dans toute sa plénitude cette dynamique profonde et radicale. Avec humilité, elle accueille la Parole et avec foi, elle se met en route et part en hâte pour donner aux autres ce qu'elle a reçu. Son « partir en hâte » communique le geste de charité qui reflète un cœur libre et libérateur. C'est notre appel que nous essayons de vivre avec l'aide de « Celle qui a tout fait » !
1 C.M. MARTINI, La scuola della Parola, Bompani – Milan, 2018, p. 470-471.