Exercises spirituels Meditation 2 Da mihi animas

MYSTIQUE DU CHARISME :

DA MIHI ANIMAS…


Au début de sa Lettre de Convocation pour le CG26, le Recteur majeur écrit : « Il y a longtemps qu’a mûri en moi la conviction que la Congrégation a besoin aujourd’hui de réveiller le cœur de chaque confrère par la passion du “Da mihi animas” » (ACG 394, p. 6). Ce sera le centre de notre réflexion.


1.- “DA MIHI ANIMAS” : MYSTIQUE ET ASCÈSE SALÉSIENNES


Un peu plus loin, dans la même Lettre, le P. Pascual Chávez nous rappelle un texte important de notre Tradition salésienne :


« La devise de Don Bosco est la synthèse de la mystique et de l’ascétique salésiennes, comme elle est exprimée dans le “rêve des dix diamants”. Ici se croisent deux perspectives complémentaires : celle du visage visible du salésien, qui manifeste son audace, son courage, sa foi, son espérance, son don total à la mission, et celle de son cœur caché de consacré, dont la nervure est constituée par les convictions profondes qui le portent à suivre Jésus dans son style de vie marqué de l’obéissance, de la pauvreté et de la chasteté » (ACG 394, p. 7) ; elle montre « la raison de son infatigable activité pour “la gloire de Dieu et le salut des âmes” » (ACG 394, p. 6).


Tout en distinguant les deux parties de la devise, tirée de l’Ecriture Sainte (Gn 14,21 ; nous n’entrons pas ici dans les discussions exégétiques), il convient de ne pas les séparer : la mystique et l’ascèse ne peuvent être envisagées qu’ensemble. Rappelons-nous l’image que présente, à ce sujet, le document de la Congrégation pour les Instituts de Vie Consacrée et les Sociétés de Vie Apostolique sur la vie fraternelle en communauté : “la communauté sans la mystique [communion] n’a pas d’âme, mais sans ascèse [vie commune] elle n’a pas de corps” (n. 23). Nous reprendrons ensuite ce rapport entre mystique et ascèse dans leur union la plus pleine, qui devient aussi leur authentique point de départ : l’amour.


En premier lieu, du point de vue formel, cette devise est une prière. “Justement parce qu’elle est prière, elle fait comprendre que la mission ne coïncide pas avec les initiatives et les activités pastorales. La mission est un don de Dieu, plus qu’une tâche apostolique ; sa réalisation est une prière qui s’accomplit” (ACG 394, p. 7). Rappelons-nous, en outre, les expressions de Jésus, dans le discours sur le Pain de Vie : “Nul ne peut venir à moi, si le Père qui m’a envoyé ne l’attire” [] “Voilà pourquoi je vous ai dit que nul ne peut venir à moi si cela ne lui est pas donné par le Père” (Jn 6,44.65). Dans ce sens, il s’agit d’une prière de demande : nous demandons à Dieu qu’Il remette entre nos mains les jeunes pour les sauver. Nous rendons-nous compte de ce que nous osons demander au Seigneur, de l’énorme responsabilité qu’implique notre devise ? Ce n’est rien de moins que Lui demander qu’Il nous confie “cette part la plus délicate et la plus précieuse de la société humaine” (Const. 1), les jeunes… Sommes-nous à la hauteur de cette demande ?


2.- “…LA GLOIRE DE DIEU ET LE SALUT DES ÂMES…”


Au fond : que demandons-nous à Dieu, lorsque nous disons dans notre prière : Da mihi animas ? Cette demande ne nous conduit-elle pas à une mentalité spiritualiste, qui entraîne rupture et opposition, qui est sans lien avec la réalité intégrale et historique des jeunes ?


Cette objection pourrait avoir quelque chose de légitime, mais à notre époque, surtout à la lumière du travail effectué par la Congrégation dans les différentes parties du monde, elle est démentie dans la pratique, elle devient purement théorique. Demander au Seigneur “les âmes” a été compris de tout temps par la Congrégation comme une expression métonymique pour désigner la personne intégrale : chaque jeune, et tous les jeunes, dans leur réalité de corps et esprit, sont “en puissance” des destinataires de notre Mission. C’est pourquoi, notre travail est essentiellement éducatif et pastoral, en concrétisant la Mission, qui “participe de celle de l’Eglise qui réalise le dessein de salut de Dieu et l’avènement de son Règne, en apportant aux hommes le message de l’Evangile, étroitement lié au développement de l’ordre temporel” (Const. 31).


Personnellement, je considère que le problème continue à se poser autrement. Dit sous forme de synthèse et en reprenant le caractère métonymique de l’expression, la demande sur la spécificité du mot “âme” reste encore sans obtenir de réponse satisfaisante.


Et l’on n’aura jamais une telle réponse, si nous oublions que la promotion intégrale, que Don Bosco a cherchée à tout instant pour ses jeunes, a comme but ultime et définitif leur salut. Si un tel but n’est pas également le nôtre dans le travail éducatif et pastoral, nous n’irons pas plus loin que d’être une organisation plus ou moins efficace pour le développement de la jeunesse, mais dans ce cas nous ne serons plus un mouvement charismatique, dont la mission n’est pas autre que celle d’être “signes et porteurs de l’amour de Dieu pour les jeunes, spécialement les plus pauvres” (Const. 2).


En cherchant à exprimer cela dans un schéma très simplifié, je dirais :



Damnation éternelle





expressions”

de la

damnation


SITUATION

CONCRÈTE

DES

JEUNES


Médiations

du

salut



Salut

éternel



Le centre, comme il apparaît avec évidence, représente la réalité actuelle des jeunes ; les extrémités correspondent à une vision chrétienne “traditionaliste” de la situation humaine devant Dieu, comme si tout se “jouait” seulement dans le salut éternel et la damnation éternelle ; les textes en italique, dans les cases intermédiaires, expriment une vision plus “actuelle” de cette situation, mais, si elle devient exclusive, elle risque de devenir aussi un facteur d’exclusion, et peut présenter le danger d’oublier les “réalités ultimes”, les “novissimi”. L’ensemble correspond à une vision intégrale, la seule qui anime et justifie pleinement notre travail salésien.


C’est seulement quand nous cherchons à “travailler au salut de la jeunesse” (cf. Const. 12) que notre travail devient une expérience de Dieu. “La gloire de Dieu et le salut des âmes furent la passion de Don Bosco. Promouvoir la gloire de Dieu et le salut des âmes équivaut à conformer sa propre volonté à celle de Dieu, qui Se communique lui-même comme Amour, en manifestant de cette façon sa gloire et son immense amour pour les hommes, qui veut que tous soient sauvés. Dans un fragment presque unique de son « histoire de l’âme » (1854), Don Bosco fera connaître son secret au sujet des finalités de son action : « Lorsque je me suis donné à cette part du Ministère Sacré, j’entendis affecter chacune de mes fatigues à la plus grande gloire de Dieu et en faveur des âmes, j’entendis m’employer à faire de bons citoyens sur cette terre, pour qu’ensuite ils fussent un jour de dignes habitants du ciel. Que Dieu m’aide à pouvoir continuer ainsi jusqu’au dernier souffle de ma vie »” (ACG 394, 40).


Il convient de rappeler encore une fois que le “salut” ne signifie pas, pour utiliser une image simple, “arriver, tout juste, au paradis”. Pour Don Bosco, l’idéal de l’éducation salésienne est la sainteté, le “haut degré” que nous présente le Pape Jean-Paul II dans Novo Millennio Ineunte (nn. 30-31) comme le but et le programme de l’action entière de toute l’Eglise.


C’est aussi pour ses garçons, qui en majeure partie ne provenaient pas de milieux “privilégiés” (ni du point de vue socioéconomique, ni du point de vue religieux), que Don Bosco a proposé aux jeunes un programme de spiritualité tel que tous pussent le suivre concrètement dans la vie quotidienne. Il était convaincu que tous nous sommes appelés à la sainteté, même les jeunes, qui peuvent effectuer un chemin spirituel analogue à celui des saints adultes. Ce chemin, orienté par le guide spirituel, conduit à se prendre personnellement en charge de façon oblative et joyeuse dans le quotidien, et trouve dans la prière, dans les Sacrements et dans la dévotion mariale les moments où l’on puise la force nécessaire. Il s’exprime dans l’attention pleine de charité envers le prochain, dans un vécu joyeux et dynamique : “nous faisons consister la sainteté à être toujours joyeux”.


C’est pourquoi il a cherché à rendre plus accessible l’enseignement traditionnel de l’Eglise, en l’adaptant d’une manière concrète et appropriée à l’âge des jeunes. Dominique Savio, Michel Magone, François Besucco sont des témoins de la spiritualité proposée aux jeunes par Don Bosco. Même s’ils ne sont pas tous arrivés à la sainteté portée sur les autels, ils sont tous, sans nul doute, des exemples de vie chrétienne réussie en plénitude. Le récit de leur vie et, surtout, de leur mort exemplaire montre comment Don Bosco considère qu’ils sont entrés dans le Royaume de Dieu, dans le Paradis.


C’est justement ce garçon pour lequel on pouvait le moins imaginer cet idéal de sainteté, Michel Magone, qui constitue un exemple de vie vertueuse et sainte, et Don Bosco écrit : “Nous aurions certainement désiré que ce modèle de vertu demeurât dans le monde jusqu’à la vieillesse la plus avancée, et, que ce fût comme prêtre, état pour lequel il montrait un penchant, ou comme laïc, il aurait fait beaucoup de bien à la patrie et à la religion”. Nous trouvons ici, avec une pleine clarté, l’idéal humain et chrétien du jeune, selon Don Bosco.


3.- LA PASSION DE L’HOMME, DU CHRIST, DE DIEU


Il est très intéressant et significatif, dans la présentation que le Recteur majeur fait de la devise de Don Bosco, de trouver le mot “passion”. Sans aucun doute, c’est un terme qui s’est introduit de façon progressive dans le langage de notre temps : je ne saurais pas dire s’il en est ainsi également dans la pensée. Il y a encore peu d’années, il avait une signification positive en référence à la “passion du Christ” et, dans ce cas, c’était seulement parce qu’on le considérait comme équivalent à sa souffrance et à sa mort en croix (cf., par exemple, le film de Mel Gibson). A la demande : Quand commence la passion du Christ ?, la réponse était unanime et immédiate : “la veille de sa mort”.


A ce sujet, un écrivain russe, D. Merezhkovsky, dit : « Il est très étrange que l’Eglise, qui considère “les passions” comme quelque chose de mauvais, et leur absence comme un signe de sainteté, ait eu le courage d’appeler “passion” son plus grand Mystère » 1.


Nous pouvons aller progressivement plus en profondeur dans l’analyse de la passion en passant par trois étapes : anthropologique, christologique et théo-logique.


1.- Dans le sens anthropologique, la passion (et les passions) était quelque chose considéré comme négatif, lié au péché ou, en tout cas, à l’imperfection de la concupiscence ; bien des fois, le modèle d’homme consistait dans l’absence absolue des passions ou, tout au moins, dans l’équilibre et le contrôle de ces dernières, en cherchant le “juste milieu” (aurea mediocritas), même si le mot qui exprimait, littéralement, cet idéal n’était pas très agréable : l’apathie. Devant cette mentalité, il vaut la peine de rappeler la belle expression, intentionnellement provocante, de S. Kierkegaard : “Il perd moins celui qui se perd dans sa passion que celui qui perd sa passion”.


En particulier, je voudrais me reporter à la thématique liée à l’amour humain et, concrètement, à l’éros. Comme le souligne Josef Pieper dans son livre extraordinaire A propos de l’Amour, l’éros a été l’objet d’une campagne de diffamation et de calomnie, entendu comme synonyme de la sexualité, et parfois même d’une expression morbide de cette dernière. A présent il n’en est peut-être plus ainsi : mais, en tout cas, cette revendication de l’éros est trop liée, de nos jours encore, à la valorisation de la sexualité : en étant, au fond, deux réalités complètement différentes. Il me semble que même l’extraordinaire Encyclique de Benoît XVI, Deus caritas est, et le Message pour le Carême 2007, encore plus “osé”, ont pénétré d’une manière suffisante dans la pensée chrétienne.


Il est indispensable que, comme éducateurs et pasteurs, nous puissions être capables de former des personnes passionnées, des hommes et des femmes qui sachent aimer et être aimés/es. Rappelons-nous qu’une des priorités de notre éducation humaine et chrétienne, dans le discernement effectué lors du 23ème Chapitre Général, en 1990, fut précisément celle-ci : l’éducation à l’amour et dans l’amour. Je pense que cette préoccupation continue à être plus actuelle que jamais. 


2.- Dans la perspective chrétienne, parler aujourd’hui de la “passion” de Jésus Christ, dans le langage théologique et spirituel 2, se rapporte de plus en plus à son Amour, en tant que raison ultime du don total de sa vie pour nous : “Nul n’a d’amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime” (Jn 15,13).


Dans cette direction, nous pouvons dire, sans tomber dans une tautologie, que la passion de Jésus conduit à sa passion. Bien du chemin a été accompli en cherchant d’enlever de Jésus, Fils de Dieu fait Homme, une “apathie” qui pendant de nombreux siècles empêcha une pleine compréhension de son Humanité, et défendit un monophysisme larvé. Comme dit le Recteur majeur, « le programme de Don Bosco évoque [] l’expression “j’ai soif”, que Jésus prononce sur la croix tandis qu’il est en train de remettre sa vie pour réaliser le dessein du Père (Jn 19,28). Celui qui fait sienne cette invocation de Jésus, apprend à partager Sa passion apostolique “jusqu’à la fin” » (ACG 394, p. 7).


Ayant posé tout cela comme prémisse, nous ne pouvons pas, cependant, nous arrêter ici : ce serait rester à mi-route ; car, semblerait-il, la “passion” de Jésus serait seulement une conséquence de l’Incarnation, du fait qu’Il “a aimé avec un cœur d’homme”, comme dit d’une manière très belle le Concile Vatican II (GS 22) : mais, au fond, Il ne nous dirait rien du comment Il est Dieu, en Lui-même. Dans un tel cas, cela n’aboutirait pas à révéler Dieu, mais à le maintenir dans le secret.


3.- Le sens le plus profond de cette passion est le sens théo-logique : comme le dit J. Moltmann sous forme de synthèse, “la passion du Christ nous révèle la passion d’un Dieu passionné”.


Au fond, l’idéal humain de l’apathie était un réflexe de la soif de “devenir Dieu”, d’être le plus possible semblable à Lui. Ce désir n’est pas, dans l’absolu, négatif ou coupable : nous avons été créés à Son image et à Sa ressemblance ! Comme dit, d’une manière extraordinaire, saint Thomas d’Aquin, “prius intelligitur deiformis quam homo” ! (Nous devons considérer l’être humain avant tout non pas en tant qu’homme, mais en tant que réplique de Dieu). L’erreur fondamentale se trouve dans l’image inexacte de Dieu, lorsqu’on croit qu’Il est au-delà des sentiments et des passions ; qu’il s’agit, au bout du compte, d’un “Dieu apathique” et ce serait le sens de sa Toute-puissance : “Dieu là, dans son ciel, en train de goûter une pleine félicité ; je voudrais être semblable à ce Dieu, ici sur la terre”.


A ce sujet, le même Moltmann affirme : “L’homme développe toujours sa propre humanité par rapport à la divinité de son Dieu. Il fait l’expérience de son être par rapport à ce qui lui apparaît comme l’être suprême. Il oriente sa vie vers la Valeur ultime. Il se décide, fondamentalement, pour ce qui le concerne d’une manière absolue [] La théologie et l’anthropologie se trouvent dans une relation d’échange mutuel [] Le Christianisme primitif ne fut absolument pas en mesure de s’opposer au concept d’apátheia que le monde antique proposait comme axiome métaphysique et idéal éthique. En lui se condensaient la vénération pour la divinité de Dieu et l’aspiration vers le salut de l’homme” 3.


Le Recteur majeur fait également allusion à cette racine de notre passion apostolique quand, en parlant de la formation, il indique : « Il faut former des personnes passionnées. Dieu nourrit une grande passion pour son peuple ; la vie consacrée regarde avec attention vers ce Dieu passionné. Elle doit donc former des personnes passionnées pour Dieu et comme Dieu » (ACG 394, p. 29). Dans son Message pour le Carême 2007, Benoît XVI affirme : « Ezéchiel [] n’a pas peur d’utiliser un langage ardent et passionné pour parler du rapport de Dieu avec le peuple d’Israël (cf. 16,1-22). Ces textes bibliques indiquent que l’éros [c’est moi qui souligne] fait partie du cœur même de Dieu : le Tout-puissant attend le “oui” de ses créatures comme un jeune marié celui de sa promise ».



4. LA PASSION APOSTOLIQUE DE DON BOSCO


Nous chercherons à concrétiser, dans la perspective salésienne, cette “nouvelle image de Dieu” : certainement ce sera un enrichissement extraordinaire, même du point de vue théologique ; mais surtout, dans la pratique concrète de notre Mission.


Il est nécessaire de dire qu’évidemment ce n’est pas seulement une question de mots : nous courons le risque de verser un vin nouveau (et excellent !) dans les vieilles outres. Mais, d’autre part, nous devons également dire que les chrétiens authentiques – en premier lieu, les saints et les saintes – ont “eu l’intuition” de ceci, peut-être sans avoir les catégories conceptuelles et linguistiques les plus adaptées pour l’exprimer : l’expérience authentique du Dieu de Jésus Christ ne s’épuise pas dans les idées ou dans les paroles !


Nous pouvons caractériser Don Bosco, à l’aide d’une expression bien trouvée, comme un homme passionné, rempli de la passion de l’Amour : ce qui, au fond, veut dire en langage chrétien = rempli de Dieu. Mais, au-delà de cette belle expression, afin qu’elle ne demeure pas purement rhétorique, nous voulons nous demander : Quels sont les éléments que cette nouvelle vision peut offrir, pour un renouveau, même théologique, de la passion de Don Bosco ?


* En premier lieu, nous pouvons dire que notre Père partage la passion de Dieu pour le salut de l’humanité, concrètement, des jeunes : en particulier de ceux qui sont les plus pauvres, les plus abandonnés, de ceux qui sont en plus grand péril (cf. Const. 26). Ce serait le sens le plus profond de la “compassion avec Dieu”. Ne pas prendre cela au sérieux nous conduit de nouveau vers l’apathie théologique, ou seulement vers une préoccupation limitée à des vues terrestres pour la promotion humaine des jeunes. Comme nous le disions précédemment : demander à Dieu qu’il remette entre nos mains les jeunes, c’est prendre très au sérieux notre volonté de collaborer avec Lui, de sentir avec Lui, de souffrir avec Lui, à cause d’eux


* En deuxième lieu, Don Bosco est particulièrement sensible à la manifestation de l’amour de Dieu : le “aimer ne suffit pas…”, en plus d’être une expression merveilleuse de son immense cœur, et même un élément formidable en éducation, possède une extraordinaire densité théologique. Au fond, tout le plan de salut de Dieu peut être résumé sous forme de synthèse en un seul mot : épiphanie. Il consiste, non seulement dans le fait qu’il nous aime, mais dans le fait qu’à nos yeux soit manifesté dans le Christ son Amour (cf. Rm 8,39). A ce thème nous réserverons une des réflexions suivantes.


* La passion éducative et pastorale de Don Bosco souligne, d’une manière absolue, la gratuité de son amour, comme expression de la Grâce de Dieu, qui n’est pas un “quelque chose”, mais est Dieu lui-même, qui se donne à nous pleinement dans sa Réalité trinitaire, sans aucun mérite de notre part. Cela fera également l’objet de notre approfondissement ultérieur.


* D’autre part, dans la vie et dans le système éducatif de Don Bosco, la réponse du jeune occupe une place fondamentale. Et même, le “aimer ne suffit pas…” porte dans cette direction : “Celui qui se sait aimé aime, et celui qui est aimé obtient n’importe quoi, surtout des jeunes” (Lettre de Rome, citée dans le livre des Constitutions, p. 248). Le “cherche à te faire aimer…” retentit dans notre cœur. Nous pouvons peut-être ici formuler la demande : cette réponse ne menace-t-elle pas la gratuité de notre amour et du don total de nous-mêmes ?


A ce sujet, Benoît XVI lui-même (outre le texte cité précédemment) approfondit ce trait fondamental de l’amour, en parlant de Dieu lui-même : “Pour conquérir à nouveau l’amour de sa créature, Il a accepté de payer un très grand prix : le sang de son Fils Unique. [] Sur la Croix c’est Dieu lui-même qui mendie l’amour de sa créature : Il a soif de l’amour de chacun de nous. [] En vérité, seul l’amour dans lequel s’unissent le don désintéressé de soi et le désir passionné de réciprocité, donne une ivresse qui rend légers les sacrifices les plus lourds” (Message pour le Carême 2007).


A la base de cette manière de penser se trouve l’idée que l’amour est plus “pur” si, à sa totale gratuité, ne se trouve aucune correspondance, car, dans ce cas, il semblerait un amour “intéressé”. Nous chercherons à répondre à cette objection, dans l’analyse plus soignée de l’expérience de l’amour en tant qu’agapè-éros ; pour le moment, je voudrais seulement souligner, en me servant à l’occasion de la très belle phrase de saint Paul : “N’ayez de dettes envers personne, sinon celle de l’amour mutuel” (Rm 13,8), que, dans l’amour authentique et total, la gratuité ne disparaît pas, mais que c’est tout le contraire : nous trouvons, pour ainsi dire, “la rencontre de deux gratuités”.


C’est un thème qui, dans la phénoménologie de l’amour, est vraiment fascinant. D’une part, en reprenant une fine observation d’E. Jüngel, nous devons distinguer entre le « “ut” finale » (j’aime pour être aimé) et le « rayonnant “ut” consecutivum » (où le fait d’être aimé est une conséquence, et non une finalité, de mon amour) 4. Saint Bernard l’avait déjà dit, d’une manière magnifique : “Tout amour vrai est sans calcul et, malgré cela, il a également sa récompense ; et même, il ne peut recevoir sa récompense que s’il est sans calcul. [] Celui qui dans l’amour ne recherche comme récompense que la joie de l’amour, reçoit la joie de l’amour. Au contraire, celui qui recherche dans l’amour quelque chose de différent de l’amour, perd l’amour et, en même temps, la joie de l’amour” 5. Nous pouvons appliquer à l’amour ce que Jésus dit à propos du Royaume de Dieu : “Cherchez d’abord le Royaume et la justice de Dieu, et tout cela vous sera donné par surcroît” (Mt 6,33). Au contraire, celui qui attend d’abord le “tout cela” en cherchant le Royaume, finit sans le Royaume, sans la justice, et aussi sans le “tout cela”… .


En fin de compte, nous devons aller à la Source ultime de la théologie (et aussi de notre vie humaine), à la réflexion théo-logique par excellence, qui n’est absolument pas une “abstraction de troisième degré” : la contemplation du Dieu Trinitaire. La périchorèse nous garantit qu’il est, en Dieu, également “divin” d’aimer et d’être aimé. C’est à ce Dieu que nous sommes semblables, nous avons été créés à son Image. Ce que Dieu a uni, l’homme ne doit pas le séparer… .


Devant tout cela, nous pouvons faire une demande décisive, mais également dangereuse, si elle n’est pas adéquatement entendue : pouvons-nous parler de l’amour érotique de Don Bosco ? Dès à présent nous pouvons anticiper la réponse : Oui, évidemment ; s’agissant d’un amour à l’image de l’amour même de Dieu ; ou mieux : de l’Amour même qui est Dieu. Cela demandera aussi une réflexion plus soignée et approfondie.


* Pour finir : je crois que l’expression traditionnelle Père et Maître des Jeunes, appliquée à Don Bosco, a encore énormément à nous apporter. En particulier, je voudrais souligner la paternité, qui est l’une des expressions les plus profondes du fait d’être homme, et D. Bosco l’a vécu en plénitude. Pour ne pas rester, ici aussi, dans la rhétorique de l’expression, j’indique seulement deux aspects typiques de la paternité (et également de la maternité, évidemment, même si c’est avec des nuances différentes) :


- l’amour paternel (maternel) est l’expression la plus pleine et la plus radicale de l’inconditionnalité de l’amour de Dieu ; tout autre amour humain, en dehors de celui-là, présuppose, en effet, la connaissance de la personne aimée : les parents aiment leur enfant (fils ou fille) encore avant qu’il ait un visage et un nom, voire un genre… .


- l’amour paternel (maternel), n’étant pas dans l’absolu indifférent à la réponse filiale, ne dépend pas de celle-ci : il est ainsi un reflet de l’Amour divin, qui est bon même avec les méchants et les ingrats… (cf. Mt 5,44-45).


Nous concluons par une citation de nos Constitutions aménagée en prière à Marie Immaculée et Auxiliatrice :


Marie, apprends-nous et aide-nous à aimer comme aimait Don Bosco ! (Cf. Const. 84).

1 Citation traduite en français à partir de J. MOLTMANN, Trinidad y Reino de Dios, Salamanque, Ed. Sígueme, 1983, p. 37.

2 Nous pouvons nous rappeler le récent Congrès international de la Vie Consacrée: “Passion pour le Christ, passion pour l’humanité”.

3 Citation traduite en français à partir de J. MOLTMANN, Il Dio Crocifisso, Brescia, Queriniana, 1977, pp. 313-314.

4 Cf. EBERHARD JÜNGEL, Dio Mistero del Mondo, Brescia, Queriniana, p. 420.

5 Citation traduite en français à partir de J. PIEPER, Amor, dans Las Virtudes Fundamentales, p. 514.

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