Ultima verba

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III


« ULTIMA VERBA »




Des derniers jours de Don Bosco, de ce qu'il a fait, de ce qu'il a dit, de ce qui advint alors autour de lui, nous avons deux relations qui se superposent et se complètent : celle de Don Viglietti reprise par Don Lemoyne (appelée Lemoyne­-Viglietti), et celle plus sommaire et lacuneuse de Don Berto, qui n'eut pas l'occasion d'assister le malade de façon conti­nue. En outre nous possédons des souvenirs écrits par d'au­tres Salésiens présents, par exemple Don Rua et Mons. Ca­gliero, et la déposition au procès ordinaire du coadjuteur Enria son infirmier, qui passa toutes les nuits à son che­vet 1. /505/

A part de brèves pensées écrites au dos de quelque image ou rédigées pour le Bulletin Salésien de janvier 1888, nous ne présentons plus ici d'« écrits » de Don Bosco. Mais les documents indiqués nous donnent toute assurance sur l'au­thenticité des « paroles » que nous rapportons en vue d'achever son portrait spirituel. Nous ne citerons pas toutes ses paroles, mais la majorité d'entre elles, celles plus aptes précisément à révéler ses traits et son esprit.


187. L'aide mutuelle entre père et fils


Don Carlo Viglietti est ce jeune salésien qui eut la fortune d'être le secrétaire et l'infirmier tendrement assidu de Don Bosco, depuis le 20 mai 1884 (jour de ses vingt ans) jusqu'au 30 janvier 1888. Dans l'intervalle il fut ordonné prêtre le 18 décembre 1886. Au jour de sa fête, le 4 novembre 1887, il reçut ce billet de souhaits (Epist. IV, 384).


Cher Don Viglietti,

Aide-moi comme un fils, et moi je t'aiderai toujours comme un père, et je prierai beaucoup pour que tu puisses un jour t'envoler au ciel accompagné des âmes que tu auras sauvées.

Gio. Bosco, prêtre

Jour de ta fête 1887.


Un mois et demi plus tard, le 23 décembre, alors que Don Vi­glietti souffrait de voir souffrir Don Bosco, celui-ci lui dit :


- Dis à ta mère que je la salue, qu'elle ait soin de faire grandir chrétiennement sa famille, qu'elle prie aussi pour toi, que tu sois toujours un bon prêtre et que tu puisses sau­ver beaucoup d'âmes.

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188. Brèves pensées au dos d'images destinées à des Coopérateurs


Au matin du 19 décembre 1887, Don Viglietti, trouvant Don Bosco soulagé, lui demanda d'inscrire quelques pensées sur des images qu'il voulait envoyer à des Coopérateurs. - Volontiers, répondit Don Bosco. Et il écrivit, ajoutant à chaque fois sa signa­ture 2 :

O Marie, obtenez-nous de Jésus la santé du corps, si elle doit profiter à celle de l'âme ; mais assurez-nous le salut éternel.

Empressez-vous de faire de bonnes oeuvres, car le temps peut vous manquer, et vous resteriez déçus.

Bienheureux ceux qui se donnent à Dieu au temps de leur jeunesse !

Celui qui tarde à se donner à Dieu est en grand danger de perdre son âme.

Si nous faisons le bien, nous nous trouverons bien en cette vie et dans l'autre.

A la fin de la vie, on récolte le fruit de ses bonnes oeu­vres 3.

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A ce moment, Don Viglietti l'interrompit :« Mais Don Bosco écrivez quelque chose de plus joyeux ! Ces choses-là font plutôt de la peine », et il se mit à pleurer. Attendri, Don Bosco fixant sur Iui son regard lui dit en souriant.

- Pauvre petit Charles ! Mais quel enfant tu es l... Ne pleure pas... Je te l'ai déjà dit que ce sont les dernières ima­ges sur lesquelles j'écris.


Pour lui faire plaisir, il changea de thème et écrivit :

Les jeunes sont les délices de Jésus et de Marie.

Coeur sacré de mon Jésus, faites que je vous aime tou­jours davantage.

Qui protège les pauvres sera largement récompensé par Dieu à son divin tribunal.

Qui protège les orphelins sera béni de Dieu dans les dan­gers de la vie et protégé par Marie au moment de la mort.


189. Dernières recommandations aux Coopérateurs


Au début de 1888 sortit le numéro de janvier du Bulletin Salé­sien. Il publiait la lettre habituelle aux Coopérateurs, avec le compte rendu des tâches accomplies au cours de l'année écoulée et l'exposé des projets pour la nouvelle année. La lettre était longue, mais nous savons que Don Bosco n'en avait écrit qu'une petite partie : quatre pensées de conclusion qu'il avait dictées, et typo­graphiquement distinctes du reste par l'emploi du caractère itali­que 4.

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1. Si nous voulons faire prospérer nos intérêts spirituels et matériels, préoccupons-nous avant tout de faire prospérer les intérêts de Dieu, et travaillons au bien spirituel et moral de notre prochain par le moyen de l'aumône.

2. Si vous voulez obtenir plus facilement quelque grâce, faites vous-même la grâce, c'est-à-dire l'aumône, aux au­tres, avant que Dieu ou la Vierge ne vous la fassent. Donnez et l'on vous donnera.

3. Au moyen des oeuvres de charité nous fermons les portes de l'enfer et nous ouvrons celles du paradis.

4. Je recommande à votre charité toutes les oeuvres que Dieu a daigné me confier au cours de presque cinquante an­nées. Je vous recommande l'éducation chrétienne de la jeu­nesse, les vocations à l'état ecclésiastique et les missions étrangères. Mais de façon tout à fait particulière je vous re­commande de vous préoccuper des jeunes pauvres et aban­donnés, qui furent toujours la part la plus chère de mon coeur sur la terre et qui, par les mérites de notre Seigneur Jé­sus Christ seront, je l'espère, ma couronne et ma joie dans le ciel.


190. Paroles au cours des premières semaines de décembre


Don Bosco dut s'aliter définitivement le soir du 20 décembre 1887. Les jours précédents, malgré la fatigue et les douleurs, il avait accepté encore de recevoir ses jeunes pour la confession et de donner les dernières audiences. Avec les proches, il manifestait en­core sa vivacité d'esprit, plaisantait volontiers, plus préoccupé en somme des autres que de lui-même. Plaisantant sur ses souffran­ces, il répétait deux versets d'une chanson piémontaise :

Oh schina, povra schina

T'as fini d'porté bascina ! /509/

O mon dos, mon pauvre dos,

Tu as fini de porter des fardeaux !


4 déc. A Don Cerruti, conseiller supérieur pour les études, qui était de santé délicate :

- Soigne-toi bien. C'est moi Don Bosco qui te le dis, plus encore qui te l'ordonne : fais pour toi ce que tu ferais pour Don Bosco.


Et comme Don Cerruti avait peine à retenir ses larmes :


- Courage, cher Don Cerruti ! En paradis je veux que nous soyons heureux ensemble.


9 déc. La veille était arrivé à l'Oratoire l'évêque de Liège (la ville belge où est née la dévotion au saint Sacrement) : il venait de­mander l'ouverture d'une maison salésienne en sa ville. Mais il avait reçu une réponse négative : manque de personnel ! Au matin du 9, Don Bosco dicta à Viglietti en pleurant :


- Paroles littérales que la Vierge immaculée qui m'est apparue cette nuit m'a dites : Il plaît à Dieu et à la bienheu­reuse Vierge Marie que les fils de saint François de Sales ail­lent ouvrir une maison à Liège en l'honneur du très saint Sacrement. Là Jésus a commencé d'être publiquement glori­fié, et là aussi les Salésiens devront travailler à étendre cette glorification dans toutes leurs maisons, et particulièrement parmi la foule de jeunes qui leur seront confiés.


10 déc. A Don Viglietti :


- Jusqu'à présent nous avons toujours marché sur un terrain solide. Nous ne pouvons pas nous fourvoyer : c'est Marie qui nous guide.


19 déc. A d'illustres visiteurs venus du Chili qui lui promet­taient de prier « pour que Dieu le conserve encore longtemps »:

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- Je désire m'en aller au plus vite en paradis : de là je pourrai beaucoup mieux travailler en faveur de notre Pieuse Société et pour mes fils, et bien mieux les protéger. Ici je ne peux plus rien faire pour eux 5.



191. Du 20 au 31 décembre : le mal s'aggrave


Don Bosco fut alité pendant quarante-deux jours continus, mais sa maladie connut trois phases bien distinctes : aggravation (20-31 décembre), reprise imprévue (1-20 janvier), et la fin (21-31 janvier).


23. déc. A Monseigneur Cagliero :


- Tu diras au Saint-Père ce qui jusqu'à présent a été te­nu comme un secret. La Congrégation et les Salésiens ont pour but spécial de soutenir l'autorité du Saint Siège, par­tout où ils se trouvent, partout où ils travaillent... Vous irez, protégés par Marie, jusqu'en Afrique... Vous la traverse­rez... Vous irez en Asie, en Tartarie et ailleurs. Ne craignez rien, le Seigneur vous aidera. Fidem habete, ayez la foi.


Au docteur Vignolo qui, voulant vérifier la force qui restait au malade, lui demandait de lui serrer la main le plus fortement pos­sible, il dit en riant :


- Mais je vous ferai mal, je vous le dis, je vous ferai mal.

- Non. Ce n'est pas possible.


Don Bosco serra la main : le docteur la retira vivement, endo­lorie, stupéfié de la force du malade.

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A!'archevêque de Turin, cardinal Alimonda, venu lui rendre visite :


- Qu'il en soit de moi selon la sainte volonté de Dieu. J'ai toujours fait tout ce que j'ai pu... Je l'ai dit aux autres (d'être prêts à mourir). Maintenant j'ai besoin que d'autres me le disent à moi.


24 déc. Dans la matinée, à Don Viglietti et à Don Bonetti, avant de recevoir le viatique :


- Aidez-moi, aidez-moi vous autres à bien recevoir Jé­sus... Je suis confus. In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum !


Vers midi, à Don Durando :


- Je te charge de remercier en mon nom les médecins pour tous les soins qu'ils m'ont prodigués avec tant de cha­rité.


Tard dans la soirée, à Don Viglietti, après lui avoir demandé de prendre dans le tiroir de sa table le carnet du Testament spirituel :


- Fais-moi aussi le plaisir de regarder dans les poches de mes habits : il y a le portefeuille et le porte-monnaie. Je crois qu'il n'y a plus rien dedans. Mais si jamais il y avait encore de l'argent, remets-le à Don Rua. Je veux mourir de façon que l'on puisse dire : Don Bosco est mort sans un sou en poche.


Vers les onze heures du soir, Mons. Cagliero lui administra le sacrement des malades. Puis Don Bosco lui dit en pleurant :


- Je demande une seule chose au Seigneur : pouvoir sauver ma pauvre âme... Je te recommande de dire à tous les /512/ Salésiens de travailler avec zèle et ardeur. Travail, travail ! Multipliez vos efforts toujours et infatigablement pour sau­ver les âmes.


25 déc. De la chambre on entendait les cris des garçons qui jouaient dans la cour de Valdocco.


- Cher Viglietti, si tu allais faire un peu de récréation ? Je ne voudrais pas que tu deviennes malade à cause de moi... Pauvre Viglietti, je te fais faire un beau métier !


26 déc. Un ancien élève, Carlo Tomatis, qui habitait hors de Turin, vint faire une brève visite, accompagné de son fils. Don Bosco les bénit, puis quand ils furent sortis, il dit à Don Rua :


- Tu sais qu'ils ne sont pas riches. Paie-leur le voyage en mon nom.


A Mère Daghero, supérieure générale des Filles de Marie­-Auxiliatrice, venue de Nizza Monferrato lui rendre visite :


- Je vous bénis, je bénis toutes les soeurs et toutes les maisons. Travaillez à sauver beaucoup d'âmes.


27 déc. A Don Belmonte, tandis que le docteur Albertotti et d'autres discutaient sur la façon de le faire changer de lit avec le moins de fatigue possible :


- Voici comment il faut faire : me mettre une bonne corde autour du cou et me tirer d'un lit à l'autre.


28 déc. Il refusa toujours de demander à Dieu sa guérison. II refusa même de dire, lorsque quelqu'un le lui suggérait : Très sain­te Vierge Marie, faites-moi guérir. Il disait et répétait.


- Qu'il en soit de moi selon la sainte volonté de Dieu... Les médecins peuvent parler clairement sur mon état. Qu'ils sachent que je ne crains rien. Je suis tranquille et prêt.

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29 déc. Dans la soirée, il se sentit très mal, comme s'il fût au seuil de la mort. A Don Rua et à Mons. Cagliero :


- Mettez en ordre vos affaires. Promettez-moi de vous aimer, de vous aider, de vous supporter en frères. L'aide de Dieu et de Marie ne vous manquera pas. Alter alterius onera portate. Exemplum bonorum operum... 6 Je bénis les mai­sons d'Amérique, Don Costamagna, Don Lasagna, Don Fagnano, Don Rabagliati et ceux du Brésil, mons. Aneyros de Buenos Aires et mons. Espinosa, Quito, Londres et Trente...

Recommandez la communion fréquente et la dévotion à Marie Auxiliatrice. Cela peut servir d'étrenne pour la nou­velle année, mais que ce soit valable aussi pour toute la vie.


Dans la nuit avancée, il se rasséréna. A Mons. Cagliero qui lui avait donné la bénédiction papale :

- Propagez la dévotion à la très sainte Vierge Marie dans la Terre de Feu. Si vous saviez combien d'âmes Marie Auxiliatrice veut gagner au ciel par le moyen des Salésiens !


A Don Bonetti, directeur spirituel des Filles de Marie­Auxiliatrice, qui lui demandait un souvenir pour elles :

- Obéissance. La pratiquer et la faire pratiquer.

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Il demanda de l'eau à boire. Mais on dut la lui refuser à cause des vomissements fréquents. Il dit alors :

- Aquam nostram pretio bibimus 7. Il faut apprendre à vivre et à mourir, l'une et l'autre chose.


30 déc. Evoquant l'étrenne de la nouvelle année pour les Salé­siens :

- Je recommande aussi le travail, le travail !...



192. Du le, au 20 janvier 1888 : une reprise imprévue


6 janv. Au jeune docteur Bestenti, ancien élève de l'Oratoire et employé au bureau légal d'hygiène à la Mairie de Turin, qui volon­tiers prenait part aux consultations médicales exercées auprès de Don Bosco :

-- Eh bien, dis-moi, ton travail médical à la mairie te fournit-il de quoi vivre ?

- Oui, assez bien.

- Et mainte­nant quels sont tes projets ?

- Je cherche une compagne.

- Bien. Je prierai pour toi.


7 janv. soir. A Don Viglietti,,, après avoir mangé, après avoir aussi demandé des nouvelles du Pape, de Crispi, de Bismarck, de la maison de Valdocco :

- Viglietti, cherche à te faire raconter par Don Lemoy­ne comment expliquer qu'une personne, après vingt et un jours de lit à peu près sans manger, incapable de penser... d'un seul coup reprenne possession d'elle-même, perçoive /515/ de nouveau toute chose, se sente forte et capable au besoin de se lever, d'écrire, de travailler, en forme comme si elle n'avait jamais été malade. Le reste, je te le dirai, moi. C'est un abîme que moi-même je n'arrive pas à sonder. A celui qui demanderait comment l'expliquer, il n'y aurait qu'à ré­pondre : Quod Deus imperio, tu prece, Virgo, potes 8.


8 janv. A Don Viglietti :

- Prends note de ces paroles que tu transmettras ensuite au rédacteur du Bulletin. Don Bosco a dépensé jusqu'au dernier sou avant sa maladie et maintenant il est sans le sou tandis que ses orphelins continuent toujours à demander du pain. C'est pourquoi, qui veut faire la charité la fasse, car Don Bosco ne pourra plus ni aller ni venir pour tendre la main.


15 janv. A ceux qui l'assistaient, plaisantant sur sa difficulté de respirer:

- Si vous pouviez me trouver un fabricant de soufflets qui vienne réparer les miens, vous me rendriez un fameux service.


Se souvenant tout à coup de la date de ce jour, il dit, évoquant le fils de son docteur Vignolo, qui portait le nom de Marcel et se trouvait, après une maladie, en état de convalescence :

- Demain, c'est la saint Marcel. Faites donc porter à Marcel un panier de ce raisin qu'on nous a offert.

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17 janv. Dans la soirée, Don Sala, économe général, homme robuste et bien musclé, dut le soulever au cours de soins de propre­té. Comme cette opération n'allait jamais sans le faire souffrir à cause des plaies causées par la position couchée prolongée, il dit à Don Bosco :

- Pauvre Don Bosco, comme je vous fais souffrir !

- Non. Dis plutôt : Pauvre Don Sala, qui a dû s'impo­ser une si grosse fatigue ! Mais laisse-moi faire : ce service, je te le rendrai en temps opportun.


18 janv. A Mons. Cagliero :

- Prends à coeur la Congrégation, aide les autres supé­rieurs en tout ce que tu pourras... Ceux qui désirent obtenir des grâces de Marie Auxiliatrice, qu’ils aident nos missions, et ils sont sûrs de les obtenir.



193. Du 21 au 31 janvier : la fin


22 janvier. Les médecins jugèrent opportun de procéder à l'amputation d'une excroissance de chair dans la partie inférieure du dos, qui lui causait de grandes douleurs. Le docteur Vignolo fit l'opération d'un coup et par surprise : elle réussit parfaitement, même si sur le moment elle fit jeter un cri à Don Bosco. A Don Sa­la qui le plaignait :

- Ils m'ont fait une incision de main de maître. Je crois que ce petit bout de chair n'a rien senti.

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24 janv. Mons. Richard, archevêque de Paris, remontant de Rome, s'arrêta à Turin pour rendre visite à Don Bosco. Celui-ci voulut être béni et l'archevêque acquiesca. Mais ensuite il s'age­nouilla pour être béni à son tour :

- Oui, je vous bénis, et je bénis Paris.

- Et moi, je dirai à Paris que j'apporte la bénédiction de Don Bosco 9.

25 janv. Très affaibli par trois jours de souffrances, il parlait avec peine, il avait soif. Un moment assoupi, il se réveilla en sur­saut, et battit des mains en criant :

- Accourez, accourez vite pour sauver ces jeunes... Très sainte Vierge, venez à leur secours ! ... Mère, Mère !...


A Don Sala qui lui demandait ce qu'il voulait dire par là :

- Où sommes-nous en ce- moment ? - Nous sommes à l'Oratoire de Turin. - Et nos garçons, que font-ils ?...



26 janv. A Mons. Cagliero, revenu d'un rapide voyage, il mur­mura péniblement :

- Sauvez beaucoup d'âmes dans les missions.


Un peu plus tard :

- La Congrégation n'a rien à craindre. Elle a des hom­mes formés.


A Don Bonetti qui l'exhortait à se souvenir du Christ qui sur la croix souffrait sans pouvoir bouger :

- Oui, c'est ce que je ne cesse de faire.

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A Don Sala qui lui rappelait le travail fécond de sa vie :

- Oui. Ce que j'ai fait, je l'ai fait pour le Seigneur... J'aurais pu faire davantage. Mais mes fils le feront... Notre Congrégation est conduite par Dieu et protégée par Marie­Auxiliatrice,


28 janv. samedi. Il avait de fréquents moments de délire. On l'entendit répéter souvent :

- Courage ! En avant ! Toujours en avant !


Durant la matinée, une vingtaine de fois :

- Mère ! Mère !...


Dans la soirée, joignant les mains :

- O Marie ! O Marie ! ...


A Don Bonetti :

- Dis à nos jeunes que je les attends tous en paradis... Quand tu parleras ou prêcheras, insiste sur la communion fréquente et sur la dévotion à la très sainte Vierge Marie.


Au docteur Fissore qui lui faisait espérer une amélioration pour le lendemain, il dit en souriant et en le menaçant plaisam­ment de l'index :

- Docteur, vous voulez faire ressusciter les morts ? De­main ?... Demain, je ferai un plus long voyage.


Dans la nuit, il appela Don Paul Albera (son futur successeur), alors provincial des maisons de France, auquel il était spéciale­ment attaché :

- Paolino, Paolino, où es-tu ? Pourquoi ne viens-tu pas ?

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A bout d'une heure, il répéta :

- Ils sont dans un bel embarras !- Soyez tranquille, Don Bosco, dit Mons. Cagliero, nous ferons tout, tout ce que vous désirez.


Levant la tête au prix d'un effort, et d'une voix forte :

- Oui, ils veulent faire, et puis ils ne font pas.


29 janv. Il ne reconnut pas les médecins venus à son chevet. If demanda à Don Durando :

- Qui étaient ces messieurs qui viennent de sortir ?

- Vous ne les avez pas reconnus ? C'étaient les méde­cins.

- Ah oui ! Dis-leur donc de rester aujourd'hui avec nous (à déjeuner).


Durant la journée, fréquemment :

- Mère ! Mère ! ... Demain ! Demain ! ...


Vers les dix-huit heures, il murmura :

- Jésus... Marie... Jésus et Marie, je vous donne mon coeur et mon âme... In manus tuas, Domine, commendo spiritum meum... Mère, Mère... ouvrez-moi les portes du paradis !

Il répétait les textes de l'Ecriture les plus profondément enraci­nés dans sa mémoire et dans son coeur :

- Diligite... Diligite inimicos vestros... Benefacite his qui vos persequuntur... Quaerite regnum Dei... Et a peccato meo... peccato meo... munda... munda me. 10.

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31 janv. Durant la nuit du 29 au 30, il récita l'acte de contri­tion, très lentement. Puis levant les bras au ciel et joignant les mains, plusieurs fois :

- Que votre sainte volonté soit faite !


Tout le jour, les Salésiens de Valdocco et des autres maisons de Turin, les jeunes des classes supérieures et les aînés des apprentis défilèrent devant lui pour lui baiser la main droite, déjà paralysée.


A douze heures trois-quarts, il ouvrit les yeux, regarda longue­ment Don Viglietti, et levant la main gauche, il la lui posa sur la tête. Ce fut le dernier geste conscient perçu parles assistants 11.

Il expira à quatre heures trois-quarts au matin du 31, tandis que la cloche de l'église Marie-Auxiliatrice tintait l'Angelus.


Sur la dernière page de son petit carnet noir, Don Viglietti écri­vit, bouleversé comme un orphelin :


« Pauvre fils, ta chronique est finie ! Qui te consolera ? Pau­vre garçon... tu as tant aimé ce bon père ! Certes, tout ce que j'ai pu faire pour ce père adoré, je l'ai fait. Si quelques fois j'avais pu lui déplaire, j'espère qu'il m'aura pardonné... Il m'aimait tant !

Je n'hésite pas à dire devant tous mes supérieurs : Oui, oui, j'étais son préféré » (p. 41) 12.






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1 Archives 110 Berto (4) ; 110 Lemoyne-Viglietti (diaire, 41 grandes feuilles) ; 110 Viglietti (carnets noirs 7 et 8) ; 110 Cagliero, 4 (copie signée de son nom). Ces documents et d'autres ont été utilisés d'abord pour un long article intitulé Diario della malattia di D. Bosco dans le Bolletino Sale­siano d'avril 1888, pp. 38-49, non signé, traduit dans le Bulletin Salésien français du même mois, sous le titre Journal de la maladie de Don Bosco, pp. 42-57 ; puis par Don Ceria dans le récit des derniers jours de Don Bos­co en MB XVIII, 457-542. Plus d'une fois, pour les mêmes paroles de Don Bosco, on constate une légère différence d'expression entre un chroniqueur et l'autre. Voir les réflexions du P. Stella, Don Bosco nella storia 1, 249­251.


2 MB XVIII, 481-482. Copie de Don Berto aux archives 112, Massi­me 2, reproduite en MB XV 111, 861-864.

3 Au cours de l'audience accordée aux membres du 21e Chapitre géné­ral des Salésiens le 26 janvier 1978, le Pape Paul VI livra ce souvenir : « Nous nous souvenons que dans le studio de papa, il y avait un angle, à côté de la bibliothèque, où était suspendu un petit cadre de Don Bosco, et là étaient écrites, peut-être de sa main ou au moins dites de ses lèvres, ces paroles qui sont restées vivantes dans ma mémoire : « A la mort, on récolte le fruit de ses bonnes œuvres », une maxime de Don Bosco. Et toutes les fois que nous passions par le studio de notre père, nous allions donner un coup d'oeil à ce cadre avec ces paroles écrites au bas, qui nous restèrent tex­tuellement gravées dans le coeur » (Actes du 21e Chapitre, Rome 1978, p. 289).


4 Bollettino Salesiano, janvier 1888. Bulletin Salésien français, An­née X, n. l: Lettre de Don Bosco aux Coopérateurs salésiens, pp. 1-6. Les quatre pensées sont aux pages 5-6 : Conclusion. Quatre souvenirs. Voir MB XVIII, 508-509.


5 Cité dans le Bollettino Salesiano, avril 1888, p. 40 ; dans le Bulletin Salésien, p. 46. Au ciel, Don Bosco veut encore « travailler » pour les siens. Neuf ans plus tard, sur son lit de mort, Thérèse de Lisieux dira la mê­me chose.


6 Citation de Gal 6, 2:« Portez les fardeaux les uns des autres », et début d'une citation de Tite 2, î:« Offre en ta personne un exemple de bonnes oeuvres ». Dans la phrase suivante, Don Bosco évoque les respon­sables de l’œuvre salésienne à l'étranger : après l'Argentine et le Brésil, l'Ecuador vers lequel s'acheminait une équipe de Salésiens, puis l'Angleter­re et l'Autriche (Trente) où les Salésiens travaillaient depuis quelques mois à peine,

7 Citation d'une phrase de la prière de Jérémie en Lam 5, 4 : « Nous buvons notre eau à prix d'argent ». Elle exprime l'extrême souffrance du moment.


8 Invocation de saint Bernard à la Vierge :« Ce que Dieu peut opérer par sa puissance, toi, Vierge, tu le peux par ta prière ».


9 Mons. Richard, encore coadjuteur du card. Guibert, avait lié amitié avec Don Bosco au cours du fameux voyage de celui-ci à Paris en avril 1883, et favorisé ensuite le transfert aux Salésiens du Patronage St Pierre de Ménilmontant (décembre 1884). A la nouvelle de la mort de Don Bosco, il écrivit à Don Rua : « Je veux vous dire toute la part que je prends au deuil de votre famille salésienne. Je regarde comme une grâce de Dieu d'avoir pu, en passant à Turin, voir encore une fois votre vénérable Père, recevoir sa bénédiction et l'entendre me dire qu'il bénissait tout Paris... Le 11, février 1888, François, arch. de Paris » (voir MB XVIII, 529 et 821).


10 « Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent » (Le 6,27). « Cherchez le royaume de Dieu » (Mt 6, 33). « De mon péché.. mon péché.., purifie-moi... purifie-moi »(Ps 51,4). Il est typique que les dernières phrases de Don Bosco soient inspirées par la Bible. Et la toute dernière est une prière évangélique, tirée du Notre Père ou du récit de l'ago­nie de Jésus.

11 La dernière parole de Don Bosco est celle d'un serviteur qui s'en re­met à son Maître. Et son dernier geste est celui d'un père. Père de ses en­fants et de ses disciples, serviteur de Dieu : voilà tout Don Bosco.

12 « Don Bosco aimait tout le monde de telle façon que chacun cro­yait être un de ses privilégiés » (Don Ceria, MB XVIII, 490). « Don Bosco aimait tout le monde et chacun comme s'il eût été l'unique objet de son af­fection »(G.B. Lemoyne, Diario, p. 12, Archives 110, Lemoyne-Viglietti).