Don Bosco et la vie spirituelle Conclusion DB dans l'histoire de la spiritualité

CONCLUSION :

DON BOSCO DANS L’HISTOIRE DE LA SPIRITUALITE

La vie spirituelle selon Don Bosco


Il est maintenant permis de rassembler les principaux traits de la vie spirituelle selon saint jean Bosco, avant de tenter de situer sa pensée dans l'histoire de la spiritualité catholique.

Don Bosco imaginait cette vie telle une route du bonheur, qui débouche sur la félicité personnelle dans la plus grande sainteté possible. L'homme y est engagé avec toutes ses ressources, naturelles et surnaturelles. Chemin faisant, â condition de ne pas se fourvoyer, il trouve dans sa quête la joie et la paix. Sa marche s'effectue selon l'Église et dans un monde peuplé par Dieu, le Christ, la Vierge Marie im­maculée et auxiliatrice, les anges, les saints, le pape et ses frères dans la foi. Le Christ et les saints sont très particu­lièrement des images de la perfection divine â admirer et â imiter. L'Église visible revêt une extrême importance dans cette spiritualité : Dieu y parle aujourd'hui. Et l'on a quelque tendance à la concentrer dans la personne du sou­verain pontife.

Sur sa route spirituelle, le chrétien est guidé et soutenu par Dieu. La parole du Seigneur dans l'Église lui indique le terme à rechercher, lui propose des vérités essentielles à croire et une morale à pratiquer. Le sacrement de pénitence relevé les défaillants et le sacrement d'eucharistie nourrit le fidèle du corps du Christ. Les sacrements sont des piliers de la vie religieuse. Celle-ci est également étayée par des « exem­ples » et des pratiques pieuses, si passible très simples et accessibles à tous.

Cela ne suffit pas. La démarche chrétienne est vertueuse, son progrès est laborieux. IL faut « souffrir avec le Christ, pour être glorifié avec lui ». Pour l'essentiel, l'ascèse de Don Bosco suppose une soumission intelligente à la vie, parce que Dieu est à son origine et que toute âme doit se référer à lui. IL n'est de sainteté que dans l'accomplissement, souvent onéreux, de son vouloir, confondu fréquemment avec le «devoir». De plus, le chrétien doit se dépouiller. IL ne garde que les biens nécessaires à sa condition, se soumet humblement aux hommes qui lui parlent au nom de Dieu et, avec un soin jaloux, évite toute ombre de faute, surtout dans le domaine de la chasteté, où la « réserve » de notre saint allait fort loin. Enfin, il sert son Dieu et sa gloire. La prière simple et continue à laquelle il s'astreint le maintient au contact du sacré. Toutefois, bien que la piété lui paraisse indispensable au service du Seigneur, notre dévot trouve dans la « charité active », pratiquée « pour la plus grande gloire de Dieu et le salut des âmes », le véritable tremplin de sa perfection.

Ce chemin est ouvert à tous : clercs, religieux et laïcs. La sainteté est « facile », nullement réservée à un petit nombre d'élus. Don Bosco n'en tronçonnait pas la route en étapes : à tort ou à raison, il ignorait les voies purgative, illuminative et unitive, ainsi que les autres partages des spécialistes. Enfin, on ne voit pas que les phénomènes mystiques, dont la présence fut reconnue dans la vie de Dominique Savio et dans la sienne propre, lui aient jamais paru essentiels à une sainteté consommée.


Caractéristiques de la pensée spirituelle de Don Bosco


Toute pensée spirituelle qui se réclame du Christ suppose un certain sens de l'homme, un style d'ascèse et de prière, et quelque préférence pour l'un des deux genres de vie chré­tienne, représentés traditionnellement par Marthe et Marie.

Don Bosco était un optimiste. Rappelons l'une de ses sentences favorites, recopiée sur un signet de son bréviaire : « J'ai reconnu qu'il n'y avait rien de meilleur que d'être joyeux et de faire du bien dans sa vie »1. Par tempérament, par soumission à des maîtres vénérés et par conviction acquise, il admirait l'homme et faisait fond sur ses res­sources. Les traces d'un « augustinisme » excessif sont rares dans sa pensée parvenue à maturité. On a vu pourtant qu'il n'avait pas la naïveté de professer un simple humanisme. Le fomes peccati doit être surveillé, car il risque toujours de s'embraser; au surplus, un homme sans religion est un éternel malheureux.

Son ascese était exigeante, quoiqu'elle ait échappé à plus d'un observateur superficiel. La devise : Travail et tempé­rance, qu'il donnait à son disciple, obligeait celui-ci à une surveillance constante de soi-même. Il répugnait aux péni­tences ouvertes et aux macérations éclatantes. La mortifica­tion spirituelle, qui brise la volonté, et la mortification obli­gatoire, que l'an assume par soumission à Dieu dans le monde, avaient ses préférences. Il prêchait une ascese voilée, dont il trouvait le modèle dans le Christ crucifié. De toute manière, la souffrance et le renoncement lui paraissaient inhérents à la vie chrétienne.

Le style de dévotion auquel il recourait était, nous n'ose­rions dire liturgique, mais sacramentel. Certes, il recomman­dait et propageait les pratiques pieuses en usage dans son mi­lieu. Aucune autre, nous semble-t-il, à l'exception, peut-être, de l'exercice de la bonne mort, et jamais au point d'éclipser la vie sacramentelle. IL a peu parlé de l'oraison métho­dique, il a beaucoup insisté sur la pénitence et l'eucharistie.

Enfin, il a choisi, pour lui et pour ses disciples, la sainteté par l'action, sans pour autant d'ailleurs renoncer à une sorte de contemplation habituelle, entretenue par un « esprit de prière », auquel il était très attaché. IL imitait le Christ dans sa charité active, industrieuse, laborieuse au service des petits. Sa spiritualité était dynamique. Un tempérament pointilleux l'accuserait peut-être de pélagianisme. Ne pre­nant pas une vue assez large de ses positions, il le calomnie­rait; mais, à coup sûr, Don Bosco n'a jamais éprouvé la moindre tentation de quiétisme.

Don Bosco avait donc une haute idée de l'homme, qu'il mortifiait en secret, en qui il voulait faire croître la sainteté par la pratique sacramentelle et la charité active, celle-ci nourrie de prière.


L'insertion de Don Bosco dans une tradition spirituelle


Ces caractéristiques permettent de classer la pensée spiri­tuelle d'un Italien du dix-neuvième siècle, qui admirait saint Philippe Neri et saint François de Sales, probablement plus que tous les autres saints canonisés.

Il est évident que les filiations que nous allons relever n'expliquent pas la pensée de Don Bosco tout entière. Don Bosco fut original, comme tout esprit fidèle à lui-même, qui ne consent pas à être seulement le miroir des modèles qu'il rencontre. On l'a écrit, non parfois sans une emphase un peu inquiétante, et nous allons le dire nous-mêmes. A l'inverse, il est aussi vrai qu'il n'a jamais cherché à briller par sa singularité, bien au contraire. Car il s'est soucié d'exprimer les positions les plus certaines de l'Église de toujours, sans prétendre repenser, à l'aide de la Bible et de quelques Pères, le christianisme et les principes généraux de perfection. La logique de son antiprotestantisme et de son antijansénisme s'y opposait. Il se rattachait à une tradition, prise au monde spirituel qui lui convenait, en gros celui des liguoriens et, de manière générale, des meilleurs auteurs récents dans son pays vers 1850-1860. IL s'insérait donc dans une histoire définie. Le nier, tentation à laquelle on voudrait que personne n'eût jamais succombé, n'aboutit qu'a embrouiller un problème, alors qu'il faudrait l'éclaircir.

Don Bosco et l'école italienne de la Restauration catholique


De fait et d'intention, saint Jean Bosco appartient à la période post-tridentine du catholicisme occidental, où l'on distingue, en l'absence de l'Allemagne et de l'Angleterre saignées par la Réforme, trois ou quatre grands courants spirituels nationaux : ceux de l'école espagnole, de l'école française, de l'école italienne et de l'école flamande, cette dernière vivant d'ailleurs du passé médiéval2. Toute division présente des risques ; celle-ci est au moins simple et en partie fondée, car, toujours présents, les traits nationaux se sont certainement accusés en Europe à partir de la fin du moyen âge.

La pensée de saint jean Bosco n'a pas grand-chose à voir avec l' « école française » de Bérulle, Olier, Condren, Bour­going, etc., si ce n'est peut-être par le canal de M. Vincent. En tout cas, il ne retint pas ses grands principes. On ne trouve pas chez lui les axes de sa spiritualité : dévotion au Verbe incarné, prédilection pour la vertu de religion, con­ception augustinienne de la grâce ... L'école espagnole du seizième siècle lui fut moins étrangère. Ses affinités avec sainte Thérèse et saint Ignace de Loyola sont certaines : il avait la tendre dévotion de la première à la majesté de Dieu, l'énergie du deuxième dans le combat contre le mal ; et son culte de la plus grande glaire de Dieu s'enracinait vraisem­blablement dans la spiritualité ignatienne. Enfin, si plusieurs croient pouvoir classer saint jean Bosco parmi les disciples de saint François de Sales, les ressemblances manifestes entre les deux saints proviennent de la similitude de leurs goûts et de leurs travaux plutôt que d'une dépendance doctrinale qui n'a pas été prouvée. Au fait, ils se rejoignent surtout dans l'exploitation du patrimoine de l'école italienne de la Restauration catholique.

Cette « école » au sens large, peu homogène, mais réelle3, née dans le moyen âge franciscain, marquée par le climat humaniste du quinzième et du début du seizième, avait reçu son visage moderne dans l'atmosphère sacramentaliste et combative de la réforme tridentine. La nuance mystique, si forte en Italie au temps de sainte Catherine de Sienne et de sainte Catherine de Gênes, s'était beaucoup atténuée. La spiritualité dominante, qui commence à être bien étudiée4, était désormais caractérisée dans ce pays par un optimisme humaniste, que la riposte protestante avait plutôt accusé, encore qu'il se soit ensuite affaibli dans le climat rigoriste du dix-huitième siècle ; une piété simple, peu soucieuse de méthodes ; une préférence avouée pour la pratique ; une ascese intérieure, qui se cachait sous des dehors agréables; une recherche consciente de la joie et de la paix de l'âme, éléments d'une vie spirituelle saine ; et, enfin, une opposition habituelle au paganisme et au protestantisme, les grandes tentations du catholicisme de l'époque. A des degrés divers, ces notes ont caractérisé aussi bien les doctrines de saint Philippe Neri et de sainte Catherine de Ricci, que celles du Combat spirituel, du cardinal Bona, de Giovanni Battista Scaramelli et de saint Alphonse de Liguori.

Elles ont aussi reparu, très accusées, chez Giovanni Bosco5. Nous n'insisterons pas à nouveau sur la dernière, qui est trop connue chez le disciple de saint Alphonse et l'ad­versaire des vaudois piémontais. Mais quelques remarques sur les cinq autres vont nous aider à le mieux situer dans son monde.

Après les humanistes - bien que non sans quelques réticences dues au reflux tridentin, à une formation première rigoriste, à une certaine crainte de la chair et à un refus viscéral de tout système religieux clos sur lui-même - Don Bosco pensait qu'il faut sanctifier les gens tels qu'ils sont, traiter les générations telles qu'elles se présentent, croire à la mortification de l'esprit plus qu'a l'excessive macération du corps, se défier de la terreur et de la dureté dans la direction des âmes et voir en Dieu un père à aimer, non un tyran à craindre6. Le « songe », qu'il eut vers neuf ans et qui a joué dans sa vie un rôle considérable, illustrait des principes de ce genre. Sa condescendance pour la nature humaine était grande et il favorisait au mieux cette nature. On lit, parmi les phrases qu'il a recopiées : « Maintiens ce qui est droit, arrange ce qui est laid, entretiens ce qui est beau, protège ce qui est sain, affermis ce qui est faible »7. Il a permis à de jeunes garçons la communion fréquente et, dés qu'autour de lui la résistance faiblit, la communion quotidienne elle-même. Le progrès technique, les jeux, la musique, les spectacles, la joie sensible en un mot, bien loin d'être contrecarrés par lui, trouvaient en sa personne un admirateur et un allié8. Il imitait en cela saint François de Sales, mais, selon nous, saint Philippe Neri plus encore, et se rencontrait avec d'autres illustres membres de l'école italienne, comme saint Gaétan de Thienne, sainte Marie­Madeleine de Pazzi, sainte Angèle Mérici et l'auteur du Combat spirituel9. Il les imitait jusque dans ce qui nous paraît être parfois leurs contradictions, comme la fuite devant les passions charnelles : selon le conseil du Combat spirituel10 , la victoire contre de telles passions est chimé­rique, si ce n'est en fuyant « avec tout le soin possible toute occasion et toute personne qui présente le moindre danger ».

Don Bosco a choisi plus clairement encore la lignée italienne par son genre de piété simple et son refus des méthodes tant soit peu compliquées. Il se distinguait par la des spirituels modernes, flamands, français et espagnols et même de saint François de Sales. S'il a peut-être lu l'Intro­duction à la vie dévote 11, il n'a sûrement rien retenu de ses chapitres sur le mécanisme de la méditation. Ses sermons connus sur la prière n'y font aucune allusion. Et ses écrits ne renferment non plus nulle trace de savants examens de conscience. L'aisance en matière spirituelle lui semblait un grand bien. Il se faisait gloire de la liberté d'allure de ses garçons quand ils se confessaient et se rendaient à la sainte table. La direction spirituelle, qu'il était loin de méconnaître, n'eut pas chez lui la forme achevée qu'elle avait reçue dans l'oeuvre de saint François de Sales et dans la tradition ignatienne. S'il faut lui chercher des maîtres ou des auteurs d'esprit semblable au sien, c'est, ici encore, vers saint Philippe Neri et le Combat spirituel qu'il convient de se tourner. La spiritualité italienne à son apogée rejette les entraves non indispensables : « Le tempérament des renaissants italiens s'accommode mal de ce qui est compliqué, de ce qui com­prime. IL lui faut de l'espace, de l'air. Ce qui gêne ses mouvements lui est insupportable », etc.12

Notre saint optait aussi pour une spiritualité pratique, non pas théorique et scientifique, comme elle l'était devenue en France et en Espagne au début du dix-septième siècle. Son oeuvre ne renferme pas de dissertations nuancées, et la nature du public auquel elle était destinée ne suffit pas à expliquer cette absence. « La spiritualité italienne restera toujours orientée vers l'action ; elle sera moins spéculative [que l'espagnole]. C'est la spiritualité en acte dans les institutions religieuses et dans la vie des saints, - camme en France au seizième siècle - encore plus que la spiritualité en théorie,

dans les livres ... »13 Don Bosco enseignait la spiritualité en actes dans ses sermons, qui fourmillaient d'esempi, dans ses histoires de l'Église ou même d'Italie, dans son Mois de mai et, plus encore si possible, dans ses biographies ou recueils d'anecdotes édifiantes, du Luigi Comollo aux récits de faits contemporains, dont il fut toujours friand. Et puis, comme les spirituels de la réforme catholique, tel, parmi tant d'autres, Battista de Crema (+1534) 14, il croyait à la sainteté par la vertu, c'est-à-dire d'abord par l'action contre les mauvais penchants en soi-même et contre le mal dans la société 15.

On se rappelle enfin que, selon la biographie de Domi­nique Savio, les disciples de Don Bosco faisaient « consister la sainteté à être toujours très joyeux ». Ce principe appar­tenait également à la tradition d'Italie, qui le combinait avec le sens de la mortification cachée et le culte de la passion du Seigneur. D'après un historien de saint Philippe Neri, la mortification spirituelle fut l'un des caractères de la spiritualité de ce saint 16 . Nous avons des preuves que le même Philippe rappelait à Don Bosco la nécessité de la joie dans l'âme. Il n'était pas une exception dans le mande spirituel italien du seizième et dans sa postérité jusqu'au dix-neuvième siècle. Sainte Marie-Madeleine de Pazzi vou­lait que ses religieuses fussent conduites selon le même esprit détendu 17. Sainte Catherine de Ricci prêchait autour d'elle la même allégresse chrétienne 18. Enfin, pour citer une nou­velle fois le Combat spirituel, « si nous conservons au milieu des accidents, même les plus fâcheux, cette tranquillité d'âme et cette paix inaltérable, nous pourrons faire beau­coup de bien ; sinon nos efforts n'auront que peu ou point de succès »19. L'hésychia fait partie de la meilleure tradition spirituelle de la chrétienté, d'Orient et d'Occident ; mais comment ne pas être frappé par la similitude entre les re­commandations de ces sages italiens et la joie paisible de Don Bosco ?

Cette appartenance de notre saint à la lignée maîtresse de l'Italie moderne ne peut nous étonner, quand nous avons appris à reconnaître parmi ses inspirateurs habituels saint Philippe Neri (avec le philippin Sebastiano Valfré), saint Alphonse de Liguori, un groupe de jésuites italiens, entre autres les propagateurs de la dévotion à saint Louis de Gonzague, et enfin Don Giuseppe Cafasso, qui s'était efforcé de réunir dans sa doctrine l'apport des liguoriens et des ignatiens, pour lutter contre les infiltrations étrangères, jansénisantes et autres, qui troublaient les âmes autour de lui. Malgré la multitude d'auteurs que saint Alphonse a fré­quentés, il est difficile d'en faire un spirituel européen. Napolitain, il est resté de la péninsule. D'ailleurs, comme saint François de Sales, il fut souvent un relais entre ses prédécesseurs et Giovanni Bosco. Celui-ci lui dut à quelque degré certaines nuances de sa spiritualité, telles que l'affecti­vité de son amour de Dieu et de Marie, son estime de la sainteté par la virtù, mais non pas son humanisme et sa joyeuse bonhomie. Il choisit dans ses traités les passages qui lui convenaient. On montrera probablement un jour qu'il était alors guidé par son esprit franciscain et philippin, ombré de réalisme septentrional. Pour le moins, sans oublier un climat général italianisant qui régnait au milieu du dix­neuvième siècle jusqu'en Angleterre - comme l'Oratoire de Londres et le succès du Tout pour Jésus du Pere Faber suffiraient à le montrer 20 -, saint François d'Assise 21 et saint Philippe Neri l'ont ramené à la veine proprement ita­lienne, dès qu'il était nécessaire. Ses maîtres immédiats, les pressions de la vie apostolique, en particulier ses contro­verses avec les réformés, et la récente victoire tridentine, qui ne fut vraiment acquise en Piémont que vers 1830, l'ont orienté vers la forme que cette spiritualité avait prise à la fin du seizième siècle.


Don Bosco, spirituel du dix-neuvième siècle


Divers traits de son esprit en font pourtant un spirituel original du dix-neuvième siècle, celui du premier concile du Vatican et de Rerum novarum. Un historien de la spiritualité contemporaine a pu écrire sans trop sacrifier au genre oratoire : « L'attitude de saint jean Bosco (... ) récapitule tous les courants de la spiritualité du temps »22.

Nous pourrions parler de sa pitié pour l'homme et l'enfant, de son estime des valeurs humaines et, jusqu'à un certain point, de la liberté ; de sa passion de l'éducation, de son esprit de fraternité avec les pauvres et de son désir de justice (par des moyens légaux) pour les catégories défavo­risées, en pays industrialisés comme en pays non dévelop­pés 23, tous traits par lesquels il communiait assurément avec son siècle. 11 nous semble que son culte pour le pape dans l'Église et sa volonté de se sanctifier par le travail le plus commun ont plus particulièrement marqué sa spiritualité. Dans la deuxième partie de sa vie active, son sens de l'Église a été coloré par une dévotion au souverain pontife que d'autres saints n'ont pas connue au même degré en des pays et des temps différents. On ne voit pas, par exemple, que saint Bernard et saint Ignace aient, dans leur ferveur pour­tant connue pour le Saint-Siège, enseigné une soumission aimante et presque absolue envers le pape, telle qu'on la trouve alors en saint jean Bosco. Il vivait en cela au rythme d'une époque qui glorifiait de manière quelquefois exclusive le pape dans l'Église. Quant à l'action, dont il faisait une pièce maîtresse de sa méthode spirituelle, il la voyait sur­tout dans le travail, cette gloire du premier siècle industriel. Par le travail, il s'incarnait délibérément dans son monde. Lui qui citait Cassien ne nous semble pas avoir prêché une spiritualité du désert (qu'il respectait certainement d'ailleurs), ce qui, à notre sens, l'éloignait même de son maître le plus cher, Giuseppe Cafasso, dont la vie fut beaucoup plus retirée24.

Et nous arrivons au coeur du problème, essentiel pour un grand nombre, qui est celui de l'originalité de sa pensée en matière de vie spirituelle.

Une donnée paraît incontestable : il y eut, au dix-neuvième siècle, un homme, jean Bosco, qui fit une expérience spiri­tuelle concrète, appuyée certes sur les tendances de sa nation, conduite par des maîtres et à l'intérieur d'une conjoncture historique spéciale, mais aussi tout à fait singulière, non seulement parce qu'il se soumit à des indications providen­tielles25, mais simplement parce qu'elle lui fut personnelle. IL n'a été ni Philippe Neri, ni Antoine-Marie Zaccaria, ni Gaétan de Thienne, ni Alphonse de Liguori, ni Giuseppe Cafasso, malgré l'admiration qu'il éprouvait pour ces saints personnages : il fut Don Bosco.

Regardons-le, écoutons-le au terme de sa vie sous les traits que la postérité recueillera. II avait appris la sainteté dans la lutte avec un tempérament généreux. Sa robustesse était légendaire. Le terme de vertu avait sur ses lèvres un sens fort. Il s'y était exercé parmi des jeunes qui, toujours, simplifiaient ses propres exigences, qui lui rappelaient les bienfaits de la joie pacifiante et l'utilité de l'instruction spirituelle par le témoignage vécu, et qui, parfois, l'émerveil­ laient par les hauteurs auxquelles ils atteignaient. La tion environnante refusait de compliquer les choses il abondait dans son sens. Ayant vu des adolescents parcourir à grands pas le chemin qui mène à Dieu, il croyait de tout son être à la force des sacrements et de la charité active, qui les avaient conduits à lui. Son attachement à la vertu, pour eux centrale, de la pureté s'était affermi par la connaissance de leurs luttes et de leurs victoires. IL avait déploré la veulerie des habitudinaires et apprécié la salu­brité et le dynamisme des âmes chastes, qui ne succombaient jamais. D'autre part, sa vie batailleuse au service de la plus grande gloire de Dieu dans l'Église avait été une réussite. IL avait perçu, palpable selon lui, l'influence de Dieu dans son ceuvre. Toute canonisation de l'échec l'eût pour le moins étonné. Il avait progressé sous « les coups de bâton », c'est vrai26, mais l'existence lui avait appris que le Dieu des combats n'abandonne pas ses serviteurs. Quoi qu'on en puisse penser, ses « songes » l'avaient maintenu dans son orbite et dans celui de la Vierge auxiliatrice. Sa foi et son espérance étaient gonflées par un enthousiasme joyeux et souple, presque facile. Ce réaliste alliait au bon sens ancestral un « mysticisme » hardi. La démarche spirituelle de saint Jean Bosco, humaniste de goût et positif comme doit l'être un Piémontais, y a gagné un style propre. Sa prudence fut allègre, sa sagesse désinvolte, sa bonté lucide, son « huma­nisme » très religieux.

On retrouve ces traits, quoique parfois un peu voilés, dans ses écrits didactiques, et ils se dégagent sans grand-peine de ses biographies spirituelles (Dominique Savio, Michele Ma­gone ... ) et des observations de ses familiers.

Sa spontanéité explique la répugnance de certains à le classer dans une série de personnages étiquetés par l'histoire. Qui a vécu en sa compagnie, fût-ce par l'intermédiaire de témoins directs encore vivants ou, faute de mieux, de lettres et de simples livres, les comprend, dés qu'il réfléchit un peu. On a dû éprouver de semblables hésitations en face de saint François d'Assise, de saint Philippe Neri et de saint François de Sales. Leurs personnalités - si naturelles - en impo­saient trop à leurs admirateurs. Cela ne nous empêche pour­tant pas de situer utilement le premier dans le mouvement évangélique des douzième et treizième siècles, le deuxième dans l'humanisme de la première réforme catholique et le troisième dans un humanisme coloré par la réforme post­tridentine. Ainsi de saint jean Bosco, qui, tout original qu'il ait assurément été, s'enracina dans un siècle - le dix-neu­vième - où le concile de Trente portait ses fruits et où la spiritualité retrouvait naturellement, par delà les austérités et les étroitesses contraires à son génie, les grandes leçons de l'Italie moderne.

Nous en resterons la, laissant à d'autres le soin de faire la théologie de cette pensée, et de dire, à leurs risques et périls, ce qu'elle peut apporter à la chrétienté en des périodes très différentes de la sienne, comme celle qui suit le deuxième concile du Vatican. IL semble toutefois que, à côté de ses idées pédagogiques, la pensée spirituelle de saint jean Bosco demeurera utile. En vérité, comme d'autres points de con­vergence : saint François de Sales au dix-septième siècle, saint Alphonse de Liguori au dix-huitième, ce saint du dix­neuvième demeure pour beaucoup un maître écouté. L'ex­pansion continue des sociétés qu'il a fondées en témoigne ; et aussi d'autres faits, tels que le succès rencontré dans le monde entier par l'histoire de saint Dominique Savio. Sa richesse d'âme et de coeur, avec le goût de l'action et quel­ques autres traits hérités du meilleur humanisme du seizième siècle, rapprochent l'esprit de saint jean Bosco de celui qui, pour son plus grand bien d'après les optimistes - au rang desquels l'historien éprouve peut-être quelque peine à se ranger - conquiert le monde chrétien occidental de la deuxième partie du vingtième : souci de l'hygiène du corps et de l'esprit, joie de vivre, « démystification » de la prière au bénéfice de l'action, acceptation du plaisir, humilité sans masochisme27 ; ajoutons l'amour du coude-à-coude. Mais ne contiendrait-il pas aussi quelques antidotes à ses inévi­tables déviations ? Hier, les panégyristes de saint jean Bosco le trouvaient en parfait accord avec son temps. Ils montre­ront peut-être demain que le sens très religieux de sa spiri­tualité, un vrai et complet renoncement, un certain « escha­tologisme » qui, merveille ! s'harmonisait en lui sans histoire avec l' « incarnation » dans l'actuel, une sensibilité très catholique à la présence vivante et sacramentelle de Dieu dans le monde et d'autres précieuses valeurs corrigent 'ou achèvent des tendances contemporaines, qui ne peuvent toutes se prévaloir des promesses de la vie éternelle. Car, en quelque siècle qu'il vive, le chrétien ne trouvera de vraie sainteté que dans le Christ mort et ressuscité.


1 Ecclesiaste, 3, 12 (voir, ci-dessous, document 5, sentence 5).


2 M. Pourrat, à qui nous empruntons ce classement, situait saint François de Sales à part (P. POURRAT, La spiritualité chrétienne, t. III, Paris, 1925, p. VI-VII, et passim).

3 Voir, par exemple, P. POURRAT, La spiritualité chrétienne. t. III, p. 344 et sv. ; L. COGNET, De la dévotion moderne à la spiritualité française, Paris, 1958, p. 44-47.

4 Nous attendons toutefois avec intérêt l'article qui lui seta consacré dans le Dictionnaire de Spiritualité et ce qu'en dira le dernier volume de l'Histoire de la spiritualité chrétienne (Paris, 1960 et sv.).

5 Son appartenance à la lignée humaniste italienne a été relevée par P. SCOTTI, La dottrina spirituale di Don Bosco, Turin, 1939, p. 76-77.


6 Énumération inspirée de F. BONAL, Le chrétien du temps. . , Lyon, 1672 ; cité par H. BREMOND, Histoire littéraire du sentiment religieux_ . , t. I, Paris, 1916, p. 406-408.

7 Sur un signet de bréviaire (voit, ci-dessous, document 5).

8 Voir E. VALENTINI, Spiritualità e umanesimo nella pedagogia di Don Bosco, Turin, 1958.

9 Voir P. POURRAT, La spiritualité chrétienne, t. III. p. 390-394

10 Chap. 19 : Comment il faut combattre le vice de l'impureté.

11 Le problème est actuellement insoluble.

12 P. POURRAT, op. cit., p. 392.

13 P POURRAT, op. cit., p. 344­


14 r4. Voir I. COLOSIO, Carioni, Jean-Baptiste, dans le Dictionnaire de Spiritualité, t. II, col. 153-156.

15 Voir le règlement Cooperatori salesiani.., S. Pier d'Arena, 1877, 1

16 A. CAPECELATRO, Vie de saint Philippe de Néri, trad. Bezin, t. I, Paris, 1889, chap. 11 Voir aussi L. PONNELLE et L. BORDET, Saint Philippe Néri e; la société romaine de son temps (1515-1595), Paris,

1928, p. 535

17 S. MARIE-MADELEINE DE PAZZI, Œuvres, trad. A. Bruniaux, Paris, 1873, deuxième partie, chap. 7, p. 387-389, où les mots « joyeuse » et « tranquille » reviennent de façon significative.

18 Voir P. POURRAT, op. cit., p. 374.

19 Combat spirituel, chap. 25.

20 Voir, par exemple, L. COGNET, Faber, Frédéric-William, dans le Dictionnaire de Spiritualité, t. V, col. 5, 9.

21 Rappelons une fois encore que Don Bosco se crut un temps une vocation de franciscain. Il fut même agrégé au tiers-ordre de saint François E. CERIA, Memorie biografiche, t. XVIII, p. 154-155).


22 F. WEYERGANS, Mystiques parmi nous (coll. Je- sais, je crois), Paris, 1959, p. 89.

23 Voir M. NEDONCELLE, Les leçons spirituelles du XIX" siècle, Paris, 1937.

24 Voir G. CAFASSO, Manoscritti vari, cités pat F. ACCORNERO, La dottrina spirituale.., op. cit., p. 62, 79-93.

25 Les familiers de Don Bosco évoquent ici ses principaux songes.


26 Nous nous inspirons de la phrase suivante : a Il dit en 1872 : a L'Oratoire est né de coups de bâton, il a grandi sous les coups de c bâton et, parmi les coups de bâton, il continue à vivre» (E. CERIA, San Giovanni Bosco nella vita e nelle opere, éd. cit., p. 173).

27 D'après J. LACROIX, Le sens de l'athéisme moderne, Paris, 1958, p. 86-89. Perspectives analogues dans A.-M. BESNARD, 0. p., Visage spirituel des temps nouveaux, Paris, 1964.