02 - Desramaut


02 - Desramaut

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LES SALESIENS FRANÇAIS AU TEMPS DU SILENCE (1901-1925)
Francis Desramaut*
Entre 1902 et 1927, les catalogues généraux de la société de St François de
Sales ignorent les centres salésiens sur tout le territoire français. Selon la loi, la
congrégation salésienne n’existe plus en France. Officiellement, il n’y a plus de
religieux salésiens dans le pays. Cependant, des oeuvres salésiennes françaises
subsistent et sont bien vivantes, soit sur le territoire, soit, dans deux ou trois cas,
au-delà de ses frontières. La situation diffère entre le Nord, avec Paris et Lille,
où les ceuvres, même celles fondées par don Bosco, ont disparu; et le Midi, où
les plus importantes, Nice et Marseille, survivent sous le couvert de la «séculari-
sation» des «ex-salésiens». Les salésiens français ne retrouveront leur pleine liber-
té qu’à la suite de la première guerre mondiale.
Tout avait commencé avec une loi sur les associations - en soi excellente - vo-
tée par le Parlement en juillet 1901, dont un titre était entièrement consacré
aux congrégations religieuses. Ne pouvaient continuer d’exister que les associa-
tions religieuses dûment autorisées par le pouvoir législatif. Dans un premier
temps, à Turin, durant cet été 1901, les représentants des salésiens de France,
avec leurs inspecteurs de Marseille (Pietro Perrot), et de Paris (Giuseppe Bolo-
gna, francisé en Joseph Bologne), s’étaient entendus pour ne pas demander cette
autorisation, dont on leur prédisait les risques. Ils avaient obtenu de Rome la
possibilité pour les prêtres de passer officiellement dans le clergé séculier, donc
sous juridiction épiscopale, les coadjuteurs devenant de simples laïcs. De leur
côté, les salésiennes pensaient à se séculariser elles aussi, simplement en quittant
l’habit religieux. On appelait l’ensemble de ces mesures la sécularisation. Don
Rua était pleinement d’accord avec cette transformation du statut de ses reli-
gieux et de ses religieuses1.
Puis, dans un deuxième temps, sur le conseil de l’archevêque de Paris, le car-
dinal Richard, le provincial du Nord Joseph Bologne s’était ravisé: il demande-
rait l’autorisation. La différence entre le Nord et le Midi durant une vingtaines
d’années naquit avec cette option. Après avoir vainement tenté de rallier à son
* Salesiano, docente emerito all’Università di Lione, studioso di don Bosco e collaboratore
dell’Istituto Storico Salesiano.
1 Bonne présentation de ces tractations dans E. CERIA, Annali della Società salesiana, III,
Torino, SEI, 1946, pp. 124-138.

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2 Francis Desramaut
projet le provincial du Midi, Pietro Perrot, don Bologne posa donc sa demande
d’autorisation d’une association salésienne comprenant les seules maisons de sa
province, Paris, Lille, Dinan et quelques autres. Mal lui en prit. Avec quatre
autres sociétés religieuses, l’affaire de l’autorisation des salésiens fut déférée au
Sénat. Le 2 décembre 1902, le rapport de présentation du ministre Emile
Combes assortit malheureusement cette demande d’une série de considérations
calomnieuses sur les écoles professionnelles des salésiens. Tous les salésiens fran-
çais se sentirent concernés. Le directeur de Nice, Louis Cartier répliqua dans un
factum dès le 20 décembre: Les Salésiens de Don Bosco au Sénat. Réponse au
Rapport de M. Combes par un Ami des Salésiens2. Peu après sortait la mise au
point de don Bologne: Les Salésiens français de Dom Bosco. Mémoire3. D’anciens
élèves se mobilisèrent. Le Sénat débattit sur l’autorisation demandée par les salé-
siens les 3 et 4 juillet 1903 au long de deux séances, marquées par les discours
de trois sénateurs de droite en faveur des salésiens et les interventions hostiles de
sénateurs de gauche. Le scrutin fut sans appel: le 4 juillet, quatre-vingt-dix-huit
sénateurs se déclarèrent favorables à la loi, par conséquent à l’autorisation de-
mandée; mais cent cinquante-huit votèrent contre. «Le Sénat n’a pas adopté»,
conclut laconiquement le Journal Officiel. Les salésiens de la province du Nord
de la France étaient battus. Leurs maisons et leurs biens étaient d’office confis-
qués. Les religieux devraient disparaître. Les oeuvres de Paris et de Lille seront
peu à peu morcelées et vendues à bas prix.
1. La province du Nord
Cependant, toutes les oeuvres du Nord ne connurent pas le même triste sort
grâce à la ténacité et à l’ingéniosité de quelques salésiens intrépides. Nous nous
arrêterons sur quatre oeuvres: l’oratoire de Dinan, l’orphelinat de Saint Denis,
le patronage Saint Pierre de Paris et un dérivé de Saint Gabriel de Lille, la mai-
son de Melles-lez-Tournai en Belgique.
Dinan, en Bretagne, constitue le cas le plus remarquable. Fondé au début de
1891, l’oratoire Jésus-Ouvrier de Dinan abritait des écoliers (dits étudiants) et
des apprentis, ceux-ci répartis en trois ateliers: menuisiers, tailleurs et cordon-
niers, en tout une centaine de jeunes4. C’était un vivier de vocations. Depuis le
mois d’octobre 1899, un jeune prêtre entreprenant, Yves-Marie Pourveer (1871-
1911) en assumait la direction. Il avait vu venir l’orage. Dès le printemps de
l’année fatale 1903, il s’était mis en relations avec Mgr Cahill, évêque de Ports-
mouth, en Angleterre, et lui avait demandé l’autorisation de s’installer dans l’île
anglo-normande de Guernesey, qui faisait partie de son diocèse. Guernesey est
2 Nice, Imprimerie de la Société Industrielle, 1902, 24 p.
3 Paris, Typographie de l’Ecole professionnelle, 1903, 24 p.
4 Voir Y. LE CARRÉRÈS, Les Salésiens de don Bosco à Dinan (1891-1903). Une oeuvre
naissante brisée par le Sénat. (= Istituto Storico Salesiano – Studi, 6). Rome, LAS, 1990, en
particulier pp. 141-143, sur « le départ en exil».

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Les Salesiens français au temps du silence (1901-1925) 3
proche du territoire français. L’évêque accepta avec enthousiasme, remerciant
Dieu de lui envoyer des fils de don Bosco dans cette île remplie de Bretons, qui
étaient là un peu comme des brebis sans pasteur. Par l’entremise du curé doyen
de Guernesey, le P. Pourveer eut la possibilité de louer au centre de l’île un im-
meuble assez important sur un beau terrain. La propriété appartenait à la pa-
roisse du Câtel et portait le nom accueillant de «la Chaumière». C’était un asile
inespéré. Le P. Pourveer pourrait y accueillir tout son monde.
Par courrier daté du 21 août, la décision du gouvernement fut notifiée au di-
recteur de la maison de Dinan. Il fallait sans tarder se préoccuper du déménage-
ment, puisque, dès le 1er octobre, les locaux seraient mis sous séquestre. Le
transbordement commença. Il fallait transférer à Guernesey via le port de Saint-
Malo le mobilier de l’école et du pensionnat, avec classes, ateliers, dortoirs, ré-
fectoire, cuisine, lingerie. Le P. Pourveer tint son pari. «Au début du mois d’oc-
tobre 1903, prêtres, professeurs, enfants, religieuses [les soeurs de la Présenta-
tion de Broons, qui, depuis décembre 1900, assuraient la cuisine et la lingerie],
tout le monde était à son poste et l’on commençait vaillamment l’année scolai-
re,» lisons-nous dans l’Histoire des fondations salésiennes de France de J.-M. Bes-
lay5. La cité de «la Chaumière», dénommée Oratoire Sainte Marie, avec sa
soixantaine de personnes, retentissait de cris de joie. Tout n’était certainement
pas au point. La pauvreté était évidente. D’une remise on avait fait une chapel-
le, d’un hangar bien clos un dortoir, d’une écurie une étude ... Les transforma-
tions vinrent vite. Des bâtiments de bois, élégants et spacieux, s’élèveront bien-
tôt sur une longueur de quelque cinquante mètres et serviront à la fois de
classes, de réfectoire et de salle de théâtre. On agrandit la chapelle. A la mi-fé-
vrier 1906, don Rua, qui venait de traverser la France et allait continuer son
voyage en Angleterre, put admirer le travail accompli à Guernesey6. Des ateliers
furent aménagés. En 1909 la maison pourra abriter une centaine d’élèves, des
Bretons pour la plupart, dont une soixantaine pour les cours classiques de la
septième à la seconde. Pour l’année scolaire qui suivit, on ouvrit une classe de
première, dite aussi de rhétorique. Selon le P. Pourveer en 1909,
«ils mûrissent leur vocation dans l’étude et la prière et se préparent à devenir de
dignes et saints prêtres ... Ces enfants, pour la plupart, nous ont été confiés par
leurs prêtres comme offrant par leur piété et leur intelligence, les plus sérieuses ga-
ranties de vocations à l’état ecclésiastique»7.
Les apprentis étaient cordonniers, tailleurs ou jardiniers. L’oeuvre salésienne
française rayonnait sur un peu toute l’île, où les prêtres participaient au service
des chrétiens. Quand, en 1912, don Paolo Albera, devenu supérieur général,
5 T. II, p. 22. L’histoire du transfert dans les pages précédentes.
6 Relation d’Y. Pourveer sur son passage dans le “Bulletin salésien”, mai 1906, p. 127.
7 Yves-Marie POURVEER, Oratoire Ste Marie, “Bulletin salésien”, avril 1909, pp.
107-109.

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4 Francis Desramaut
rendit visite à Guernesey, ils desservaient cinq chapellenies et avaient la direc-
tion de trois paroisses8. La guerre de 1914-1918 réduisit notablement le nombre
des salésiens et de leurs élèves à Guernesey. Puis la vie reprendra. On comptait
une soixantaine de jeunes à la Chaumière en 1921: trois ans plus tard, ils seront
quatre-vingts, latinistes et apprentis. De fait, pendant une quarantaine d’années,
donc jusqu’à la deuxième guerre mondiale, la maison de Guernesey, qui sera
transférée à l’Institut Lemonnier de Caen en 1926, quand la bourrasque eut
passé, sera le vivier privilégié des vocations salésiennes de la province de Paris9.
Le sort de l’orphelinat Saint Gabriel de Saint-Denis, près de Paris, émigré en
Suisse, est moins documenté et moins bruyant. Son exil fut toutefois à l’origine de
l’implantation salésienne en Suisse de langue française. L’orphelinat était confié
aux salésiennes avec des aumôniers salésiens10. A Saint-Denis, le site pouvait
contenir une centaine de petits enfants. Entre 1901 et 1903, les soeurs, ayant
quitté l’habit religieux, se crurent à l’abri. Mais, en juillet 1903, l’orphelinat, qui
avait été englobé dans la liste des oeuvres salésiennes du Nord, dut disparaître. La
fondatrice, une demoiselle Meissonnier, ne se résigna pas à abandonner dix-sept
petits garçons sans famille. Elle les prit chez elle, puis partit leur chercher un refu-
ge en Suisse. En vain dans un premier temps. Ils firent donc escale dans une dé-
pendance d’orphelinat en Haute-Savoie (août 1903 janvier 1904).
De là, ils purent trouver un logement au moins provisoire en Suisse dans une
villa louée à Charlemon, près de Nyon, dans le canton de Vaud. C’était une mai-
son de campagne. Il fallut s’ingénier pour loger la communauté (deux ou trois
salésiens) et les enfants. Le dortoir fut installé sous les combles, le réfectoire et la
cuisine à l’entresol, la classe et la chapelle au rez-de-chaussée, les soeurs à l’étage.
L’installation était donc précaire. On finira pourtant, selon le P. Beslay, par y re-
cevoir trente-cinq enfants. Ils recevaient un enseignement élémentaire. Toujours
est-il qu’en 1907, le contrat de location expirait et qu’il fallait chercher ailleurs.
Le P. Michel Blain (1875-1947), qui en avait la responsabilité, découvrit
alors, à Gland-sur-Nyon, donc toujours en Suisse, une ancienne fabrique de
chaussures avec ses magasins et sa haute cheminée. La place ne manquait pas, il
y en avait même trop. On s’y installa en janvier 1907. Sous les toits de la vieille
maison rajeunie, le travail prit bientôt une allure normale. On pourra rapide-
ment y abriter une cinquantaine d’enfants. L’oeuvre salésienne s’implantait dou-
cement dans la région. Mais ce n’était pas l’idéal. Le Père Pierre Gimbert, qui
avait été enseignant à Charlemon, puis à Gland, se vit nommer directeur de la
maison en septembre 1911. Il comprenait qu’il fallait de toute urgence trouver
un endroit pour permettre à l’ oeuvre de s’épanouir.
8 Relation sur cette visite dans le “Bulletin salésien”, juillet 1912, pp. 128-129.
9 De façon générale, voir J. M. BESLAY, “La Chaumière. Guernesey”, dans Histoire des
fondations salésiennes de France, t. II, s. 1. s. d, pp. 23-28.
10 Je me sers ici de deux notices sur cet orphelinat, l’une de J.-M. BESLAY, Histoire des
fondations salésiennes en France, t. II, p. 124-128 ; l’autre de P. Gimbert, Les origines de la
présence salésienne en Suisse romande, in “Cahiers salésiens”, 1, octobre 1979, pp. 65-80.

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Les Salesiens français au temps du silence (1901-1925) 5
Encouragé par le P. Virion (1859-1931), provincial de France, il finit par fai-
re l’acquisition d’une belle propriété, dite la Longeraie, près de Morges, toujours
dans le canton suisse de Vaud. Les salésiens en prirent légalement possession le
15 mars 1912. La Longeraie, bientôt dotée d’une superbe chapelle, sera pendant
un demi-siècle et un peu plus une belle maison salésienne française en Suisse ro-
mande.
A Paris, la présence éducative salésienne ne sera maintenue que par la ténaci-
té d’un vaillant, le P. Julien Dhuit (1872-1948)11. L’oeuvre salésienne de Paris
dans le quartier de Ménilmontant dite oratoire Saint Pierre et Saint Paul com-
prenait un internat avec une école et surtout un « patronage », qui, d’ailleurs,
était le berceau de l’ensemble où les salésiens avaient été accueillis en 1884. En
1900, Julien Dhuit, prêtre depuis quatre ans, avait reçu la charge de ce patrona-
ge. Il s’y dépensa aussitôt. Durant l’été de 1903, tous les locaux de l’établisse-
ment, frappés par le décret, furent mis sous séquestre, le P. Dhuit et son patro-
nage se trouvèrent de ce fait privés de logis. Notre directeur s’arrangea provisoi-
rement avec le patronage voisin, dit des Lilas, qui lui prêta, au moins le di-
manche, la moitié de sa cour et quelques salles. Le jeudi, les garçons se rassem-
blaient sous un réverbère, le P. Dhuit faisait l’appel et on partait jouer dans les
terrains vagues des fortifications parisiennes. Les jours de pluie ou de froid trop
rude, on se rabattait sur l’oeuvre des Lilas. La journée se terminait toujours par
le salut du saint sacrement. Cette vie nomade dura cinq mois.
En 1904, par l’entremise d’un bienfaiteur influent, on réussit à obtenir du li-
quidateur des biens salésiens la location verbale des cours, du préau et de
quelques salles de l’oeuvre supprimée. L’arrangement fut conclu en février 1904
et, avec la joie qu’on devine, le patronage rentra dans ses anciens locaux. Il re-
prit son programme d’autrefois. Le bulletin du patronage reparut et se mit à dé-
tailler pour les années 1904-1907 les réunions, les catéchismes, les cercles
d’études, les promenades, tout ce qui faisait la vie du patronage du P. Dhuit.
Mais l’épée de Damoclès du liquidateur finit par tomber. En décembre 1907,
les biens des salésiens, constructions et terrains, furent cédés pour une somme
ridicule à un fabricant de carton, qui donna trois jours au patronage pour vider
les lieux. Avisé le 16 janvier 1908, il devait avoir déménagé le 19. Fort heureuse-
ment, les Filles de la Charité disposaient dans le quartier d’un terrain avec bâtis-
se abandonnée. Un contrat de location fut aussitôt préparé pour une signature
immédiate. Le patronage Saint Pierre n’était pas une deuxième fois à la rue.
Mais tout était à réaménager sur le nouveau site, terrain vague classique avec
mauvaises herbes, décombres et gravats. Tout était à faire la cour, la chapelle, le
théâtre, le préau, les salles pour les réunions. Les amis de l’oeuvre ouvrirent leurs
bourses, la Société de Saint Vincent de Paul fit une généreuse offrande, les
hommes et les jeunes se mirent au travail dans leurs temps libres. Ainsi, après
11 Sur son oeuvre à cette époque, voir A. AUFFRAY, Une page de vie cachée du Paris catholique,
Paris, 1921, 96 p.; du même, Un passeur d’âmes, Paris-Lyon, Vitte, 1953, surtout p. 37-45, et le
résumé de J.-M. BESLAY, Histoire des fondations salésiennes en France, t. III, p. 68-73.

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6 Francis Desramaut
cinq mois, le miracle était accompli et la transformation complète. La cour était
nivelée, la maison rafraîchie, le théâtre et la chapelle, qui ne constituaient qu’un
bâtiment, étaient sortis du sol. Si bien que, le 28 juin 1908, le vicaire général de
Paris, Mgr Fages, pouvait venir bénir le nouveau local et, avec les salésiens pré-
sents, remercier la Providence d’avoir sauvé une fois encore l’oeuvre menacée.
Pendant plus de vingt ans, donc durant toute la période d’enfouissement salé-
sien en France, sous la direction du P. Dhuit, le patronage Saint-Pierre, émi-
nemment salésien de coeur et d’âme, poursuivra là sa magnifique carrière. On
sentit alors au sein d’une population ouvrière jadis hostile se former peu à peu,
autour d’un noyau de pratiquants, une réelle atmosphère de sympathie pour la
religion et pour le prêtre qui la représente.
On peut considérer la maison salésienne française fondée en 1908, près de la
frontière à Melles-lez-Tournai, en Belgique, comme une suite de la maison de
Lille disparue en 1903. Le Père Henri Crespel (1872-1938), lillois de naissance,
y installa une section de vocations tardives et une section d’écoliers, appelées
l’une et l’autre à prendre un certain développement. En 1910, l’institut Saint-
Paul de Melles abritait une trentaine de jeunes gens, dits «vocations tardives», et
cinquante jeunes garçons de 7 à 13 ans12.
2. La province du Midi
Dans le Midi, les salésiens, en principe disparus en 1901, vécurent jusqu’à la
guerre de 1914 dans la clandestinité et à la merci de perquisitions, d’assigna-
tions devant les tribunaux, de condamnations et d’amendes. Ils se défendirent
pour le mieux, se gardant dans leurs courriers de se faire reconnaître comme sa-
lésiens, déléguant la direction de leurs maisons à de non-salésiens, prêtres ou
laïcs. Ils survécurent de la sorte assez bien sous la direction générale du Père
Paul Virion, provincial de toute la France de fait à partir de 1904, qui, «domini-
cain camouflé» selon une formule des anticléricaux marseillais, résidait dans un
petit appartement, rue Estelle, à Marseille.
Essayons de synthétiser leur action en faveur de la jeunesse durant cette pé-
riode dans les maisons de Nice, Marseille, La Navarre et Montpellier.
2.1. Le Patronage Saint-Pierre à Nice
Le Patronage Saint-Pierre de Nice, première maison salésienne fondée sur le
territoire français, était alors entre les mains du P. Louis Cartier (1860-1945),
savoyard énergique et intelligent. En 1901, les salésiens de cette maison jouè-
rent comme toutes celles du Midi la carte de la sécularisation. Une lettre de
l’évêque de Nice, Mgr Chapon, déclara Louis Cartier supérieur du Patronage
Saint Pierre à la suite du départ des salésiens, avec tous les pouvoirs ecclésias-
12 “Bulletin salésien”, février 1911, pp. 50-5 1.

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Les Salesiens français au temps du silence (1901-1925) 7
tiques attachés à cette fonction. Mais les tribunaux ne furent pas dupes. On ne
le crut pas. Quand en juillet 1903 le Sénat se fut prononcé sur la disparition to-
tale des salésiens, Nice trouva la parade avec l’aide d’un parfait coopérateur, ami
de don Bosco et de don Rua, Vincent Levrot, qui, le 29 août 1903, déclarait à
la préfecture une nouvelle association créée selon la loi de 1901 et dénommée
«Association du Patronage Saint-Pierre». M. Levrot présidait cette société désor-
mais seule administratrice de l’oeuvre. On plaça sous son égide une «Maison de
famille des apprentis», qui était en fait le nouveau nom du Patronage, avec
Louis Cartier (du clergé séculier) comme aumônier.
L’oeuvre légalement fermée le 13 octobre 1903 à la suite du départ et de la
dispersion des salésiens, rouvrit légalement le 15. La section des étudiants lati-
nistes avait disparu. Seule subsistait la section des apprentis, ce qui justifiait
l’appellation de «Maison de famille des apprentis». En 1901, on comptait sept
ateliers au Patronage Saint Pierre de Nice: la typographie, l’imprimerie, la reliu-
re, la menuiserie, la serrurerie, la cordonnerie et l’atelier des tailleurs. On le voit,
l’industrie du livre avait la part belle avec ses trois ateliers. D’après mes informa-
tions, il y avait dans la maison en 1900, vingt apprentis tailleurs, vingt apprentis
serruriers qui étaient aussi forgerons, et vingt-quatre apprentis menuisiers. En
1903, le chiffre des apprentis chuta. Lors de la création de la Maison de famille,
le Patronage Saint-Pierre comptait peut-être une cinquantaine d’apprentis.
L’encadrement salésien, en principe inexistant, subsistait. En 1903/1904,
outre le P. Cartier, installé dans une maison accolée au Patronage, il comprenait
deux autres prêtres, Pierre Bonfante et Joseph Josserand, qui habitaient la mai-
son ou à proximité, et neuf coadjuteurs ou clercs, dont je m’impose de donner
la liste alphabétique pour personnaliser un peu le discours pédagogique. C’était:
Emile Cros, coadjuteur, profès temporaire, surveillant; Charles Ferraris, coadju-
teur, profès perpétuel, chef relieur; Victor Nicolaï, coadjuteur, profès perpétuel,
chef cordonnier; Barthélemy Piglione, coadjuteur, profès perpétuel, commis-
sionnaire; Théophile Richeris, clerc, probablement sans voeux, surveillant; Jose-
ph Rossi, clerc, profès temporaire, surveillant; Pierre Rossi, coadjuteur, profès
perpétuel, directeur des ateliers; Achille Tezzelle, coadjuteur, profès temporaire,
chef tailleur; Alphonse Villaudy, clerc, profès temporaire, surveillant. Cinq laïcs
complétaient le personnel religieux: un économe, un comptable, un libraire, un
surveillant et un professeur retraité.
Les années 1904-1907 furent fertiles en événements plus ou moins drama-
tiques pour le Patronage Saint-Pierre et soigneusement relatés dans le bulletin
de l’ oeuvre titré l’Adoption. Ce fut en 1904 l’inculpation du P. Cartier pour re-
constitution de congrégation non autorisée; en 1905, la vente des bâtiments et
du terrain du Patronage; en 1906 surtout, la vente de son mobilier, avec mise
aux enchères du matériel les 18, 19, 20 et 21 juillet. Lits, matelas, matériel
d’imprimerie, de bureau, de menuiserie, de réfectoire, ustensiles de cuisine ...
furent vendus. Au cours des enchères, l’Association acquérait ce qu’elle pouvait.
La Semaine religieuse de Nice en informa les catholiques du diocèse dans sa rela-
tion de l’événement

1.8 Page 8

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8 Francis Desramaut
« ... Le Patronage compte sept ateliers d’apprentissage: imprimerie, typogra-
phie, reliure, menuiserie, serrurerie, cordonnerie et tailleurs. L’Association a pu
racheter les machines de l’imprimerie, les ateliers de menuiserie et des tailleurs,
elle a dû abandonner la typographie, la reliure, la cordonnerie et la serrurerie.
Elle a également racheté la literie, les tables des réfectoires, la librairie et un lot
de meubles. Elle a dû abandonner le mobilier du personnel, la chapelle, la sa-
cristie, la lingerie, la bibliothèque, la batterie de cuisine, la vaisselle et tout le
mobilier scolaire et les instruments de musique. Le vandalisme a duré quatre
jours et, le soir du dernier jour, les orphelins et leurs maîtres ont dû manger
dans une vaisselle d’emprunt; il fallut traîner la marmite au réfectoire pour ser-
vir la soupe [...] Le lendemain, dimanche 22, les enfants assistèrent aux offices
religieux dans la chapelle dépouillée, sans bancs ni chaises ; l’autel seul était
resté ... »13.
Il fallait reconstituer le patrimoine. Dès que l’acte de vente eut été dressé,
l’Association avait demandé au nouveau propriétaire et obtenu de lui la location
de l’immeuble du Patronage. Les responsables financiers de l’oeuvre aidés par
une souscription à laquelle les jeunes tinrent à participer s’attachèrent à retrou-
ver ou à racheter leur matériel à des acquéreurs parfois honteux de leur geste.
Ainsi le matériel de la chapelle, acheté 525 francs, fut rétrocédé pour 125
francs.
Sur ce, la section secondaire, dite des étudiants, qui, entre 1880 et 1902,
avait fourni un bon recrutement à la France salésienne, fut reconstituée. Elle fut
déclarée rouverte le 22 novembre 1907. M. Vincent Levrot, au titre de prési-
dent de l’association du patronage Saint-Pierre s’était mis en quête d’un direc-
teur des études compétent, qui serait appelé à être aussi le directeur officiel du
patronage. Les salésiens étaient exclus. Après quelques recherches il découvrit à
Nice même un prêtre aveyronnais, Louis-Albert Bessières, 39 ans, licencié ès
lettres, préparé par onze ans de professorat à Rodez et à Marseille et par une
charge de préfet des études au Petit séminaire de la ville de Nice. Avec son exté-
rieur froid, réservé, fermé, son parler lent, circonspect, mesuré, c’était un bon
spécimen du clergé français de ce temps. Son enseignement était net, toujours
d’une parfaite clarté.
Dès qu’il eut été nommé, l’abbé Bessières se consacra tout entier à son
oeuvre. Son activité se renferma derrière les murailles de la maison. Il n’en sor-
tait que pour aller plaider la cause de ses élèves et de ses apprentis auprès de
pouvoirs publics ou pour aller jusqu’au couvent de la Visitation dont l’évêque
de Nice lui avait confié l’aumônerie. Ses rapports annuels sur le patronage com-
posés à l’intention de l’Association furent parfaitement froids, exacts et objec-
tifs. L’Adoption les reprenait.
Jusqu’en 1914, Louis Cartier - toujours présent - s’effaça derrière le prési-
dent de l’association du patronage et l’abbé Bessières, qui en était officielle-
ment le directeur. Pour lui, il n’en était que l’aumônier. Toutefois, aux yeux de
13 Semaine religieuse de Nice, juillet 1906.

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Les Salesiens français au temps du silence (1901-1925) 9
l’administration salésienne et donc du provincial de Marseille Paul Virion, il
en était le directeur religieux. Après la mort inopinée du directeur des ateliers
que nous connaissons, le coadjuteur Pierre Rossi, survenue le 7 décembre
1907, le comité de l’association compléta très heureusement l’équipe dirigean-
te de l’oeuvre en nommant pour lui succéder le coadjuteur salésien Charles
Ferraris. Pendant sept ans l’équipe constituée par M. Levrot, l’abbé Bessières,
le P. Cartier et M. Charles Ferraris constituera la roue maîtresse du patronage
Saint-Pierre.
Et l’oeuvre ressuscita progressivement. Le 24 juillet 1907, Rome déclarait
don Bosco vénérable. Un triduum de fêtes très réussies célébra l’événement à
Nice. Les journées des 29, 30 et 31 janvier 1908 démontrèrent au patronage
Saint Pierre qu’il était toujours estimé, aimé, admiré. Messe chantée, musique,
banquets, séance théâtrale, illuminations visibles depuis la place d’Armes voisine
apportèrent aux fêtes le lustre qu’elles méritaient. L’Adoption de mars-avril 1908
termina sa longue chronique du triduum par un cri de victoire.
«Ces trois journées de fête nous ont consolés de toutes nos pertes, récompensés de
toutes nos fatigues et nous ont fortifiés pour des luttes nouvelles, que nous affron-
terons, s’il le faut, avec courage et confiance, car le passé nous rassure pour l’avenir
! Nos fêtes furent une consolation et un triomphe pour nos amis qui ne se lassèrent
pas de nous encourager, de nous soutenir au temps de l’épreuve. Ces fêtes furent le
triomphe du dévouement contre l’égoïsme, le triomphe de la charité contre la hai-
ne ; elles furent le triomphe du prêtre le plus humble, de l’ami, du protecteur et du
père de l’enfant abandonné, elles furent le triomphe de celui qui s’appelait lui-
même «le pauvre Don Bosco» et que l’Eglise décore du titre de Vénérable !»14.
Les effectifs des élèves apprentis ou étudiants remontaient jusqu’à près de
deux cents en 1910. Lors du congrès du diocèse de Nice de cette année-là, les
jeunes du patronage Saint-Pierre défilèrent dans le cortège des écoles et, nota le
chroniqueur, purent y faire «proportionnellement bonne figure»15.
La vie quotidienne et le système éducatif salésien n’avaient pas varié à Nice
depuis sa fondation en 1875. Les coutumes salésiennes héritées de don Bosco
persistaient sur le modèle de l’Oratoire de Turin. Puis la guerre survint. Le 1er
août 1914, les premiers mobilisés du patronage, salésiens ou anciens élèves, re-
joignirent leurs corps. Et quelques semaines après, le 22 octobre, la première
victime tombait : le coadjuteur Joseph Cleux disparaissait à l’âge de 26 ans. La
vie de la maison se ralentit, les fêtes furent réduites, les professeurs et chefs
d’atelier souvent mobilisés se trouvèrent remplacés par de trop vieilles ou trop
jeunes bonnes volontés. On dénombrera cent huit, puis cent douze victimes du
conflit parmi les maîtres et les anciens élèves16.
14 «Adoption», mars-avril 1908, p. 137.
15 «Adoption», mars 1910, p. 72.
16 Voir éventuellement mon livre Don-Bosco à Nice. La vie d’une école professionnelle
catholique entre 1875 et 1919, Paris, 1980, passim.

1.10 Page 10

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10 Francis Desramaut
2.2. Marseille, La Navarre et Montpellier
Je suis moins renseigné sur les trois autres maisons du Midi qui survécurent
à ce que les salésiens du temps appelaient «la persécution».
L’oratoire Saint-Léon de Marseille était encore en 1901 une maison salésien-
ne florissante avec des ateliers pour les apprentis et des classes pour les lati-
nistes17. Conformément à la décision prise en commun par les autorités salé-
siennes, à la rentrée de septembre, les prêtres s’étaient sécularisés et leurs noms
figureraient désormais sur l’Ordo du diocèse. Les coadjuteurs en civil, comme il
était de règle, n’avaient pas à démontrer qu’ils n’avaient jamais été revêtus de
l’habit religieux. Leurs noms étaient inscrits sur les registres comme contre-
maîtres, professeurs, employés vivant dans la maison et recevant un salaire nor-
mal. Personne n’était à même de prouver qu’ils appartenaient à une quelconque
congrégation. Depuis le 1er septembre 1901, on y avait donc repris les activités
coutumières.
Mais la justice eut vite fait d’accuser les prêtres de l’oratoire Saint Léon de se
réfugier derrière une supposée sécularisation. Ils continuaient trop évidemment
l’oeuvre des salésiens sans l’autorisation du gouvernement. Le 18 juin 1902,
huit prêtres de l’oratoire furent convoqués devant le tribunal correctionnel de
Marseille. Bien défendus par leurs avocats, ils furent acquittés. Mais le procu-
reur fit appel devant le tribunal d’Aix. Ils s’y retrouvèrent le 25 juillet en la com-
pagnie de huit autres prêtres salésiens de la région ; le jugement fut identique.
Mais le procureur s’acharna et porta le jugement au tribunal de Grenoble. Cette
fois, les plaidoiries les plus éloquentes ne convainquirent pas les juges: les préve-
nus furent condamnés chacun à vingt-cinq francs d’amende, à la dispersion et à
la confiscation des biens de leur maison.
Sur le conseil de leurs avocats, les salésiens de Marseille ne s’acharneront
plus. Entre temps, le rejet d’autorisation demandé par la province du Nord était
tombé. Le 1er septembre 1903, les huit salésiens de l’oratoire Saint Léon quit-
taient donc la maison, le coeur angoissé. Le bâtiment principal où se trouvaient
les classes et « la chambre de don Bosco » fut pris en location par la ville de
Marseille qui installa dans ces locaux une école primaire et une école supérieure.
Un mur s’éleva coupant la grande cour de l’oratoire. L’oeuvre gardait deux bâti-
ments, le théâtre, les ateliers, la maison des Soueurs - devenues des Dames -, les
réfectoires, la cuisine, ainsi que la chapelle. La section secondaire disparaissait,
On s’installa le moins mal possible dans ce qui restait. L’atelier du bois était
transformé en dortoir. Le site prenait le nom très laïc d’Ateliers professionnels,
tenus par une équipe de vaillants coadjuteurs. Il n’y avait d’ailleurs qu’une tren-
taine d’apprentis à la rentrée de 1903.
17 Je me sers ici de l’ouvrage du P. Hippolyte FAURE, Don Bosco à Marseille, Marseille,
Imprimerie Don Bosco, 1959, au reste très laconique sur la période, et de J.M. BESLAY,
Histoire des fondations salésiennes en France, t. III, pp. 14-20, dont les formules ont été fré-
quemment reprises telles quelles.

2 Pages 11-20

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2.1 Page 11

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Les Salesiens français au temps du silence (1901-1925) 11
Un grand bienfaiteur de don Bosco, le marquis de Villeneuve-Trans, avait
accepté de prendre en main la direction de l’oeuvre. Comme administrateur sur
place, il avait choisi un militaire en retraite, le commandant Picquant, gérant
responsable, dont le parler brusque et les procédés expéditifs faisaient disparaître
les soupçons de reconstitution de quelque société religieuse. Cependant, il fallait
pourvoir à la vie spirituelle des enfants qui vivaient à l’oratoire. Elle ne sera pas
négligée. De 1903 à 1905, deux prêtres du diocèse viendront tour à tour rem-
plir l’office d’aumôniers. Puis en septembre 1905, un salésien le Père Léon Le-
vrot s’installa discrètement dans la maison au titre d’aumônier lui aussi. On est
prudent et discret. «Monsieur l’Aumônier» s’établit doucement, sans bruit, à
son poste de directeur. C’est un homme silencieux, effacé, d’une totale discré-
tion. Il occupera la charge pendant quatorze ans. Le Père Paul Virion, provincial
en titre, qui habite un petit appartement assez proche de l’oratoire St Léon,
rend volontiers visite aux confrères qui continuent de travailler, de se dévouer,
de maintenir malgré tout une oeuvre tant aimée de don Bosco. Le Père Henri
Cron s’insinue en 1908 pour s’installer à l’économat, le Père Charles Matha, qui
dirige la chorale, sera remplacé par le jeune prêtre Jean Siméon après sa mort
prématurée en 1909. La section secondaire est rétablie avec des clercs salésiens
en civil. Les ateliers fonctionnent avec les coadjuteurs. L’imprimerie ne connaî-
tra pas d’arrêt, grâce à Paul Moullet, qui s’impose par son savoir et sa rare cultu-
re à toute la société marseillaise. Au temps de la sécularisation M. Moullet s’est
transformé en un impeccable directeur des ateliers. L’atelier d’imprimerie est
son champ de travail comme correcteur, conseiller technique et, bien entendu,
directeur. Sans éclat, en bon salésien, il veille à l’ordre, à la piété, à la moralité
de ses jeunes. Il se mêle à eux, apportant à leur service une humeur gaie, que re-
lèvent des pensées surnaturelles. Auprès de Paul Moullet, il faut placer le chef
relieur, Charles Fleuret, artisan talentueux dont la réputation, bien établie à
Marseille, déborde la Provence. Les commandes ne lui manquent pas, émanant
de particuliers ou d’institutions publiques. Il enferme quelques-uns de ses chefs
d’ oeuvre dans une armoire vitrée qu’il n’ouvre qu’aux invités. «Monsieur Fleu-
ret» est un personnage des «Ateliers professionnels», que l’on continue d’appeler
l’oratoire Saint-Léon.
La guerre éclate en août 1914. De nombreux confrères sont mobilisés. Plu-
sieurs disparaîtront. L’activité est en veilleuse. Le canon se tait enfin en no-
vembre 1918. L’année 1919 est marquée par de nombreuses fêtes. En octobre
1919, le Père Antoine Candéla devient directeur. On songe à la restauration de
la maison. Aidé par un coopérateur astucieux, M. Lombard, il prépare les
plans. Les deux écoles laïques déménageront, le grand bâtiment sera libre. Des
clercs, jusque-là en civil se permettent de se montrer en soutane. En 1925, le
Père Candéla est appelé à Turin, où il sera conseiller professionnel général du
chapitre supérieur. Sous son successeur, le Père Vincent Siméoni, le bâtiment
central est enfin libéré, avec sa précieuse relique: la «chambre de don Bosco».
Le mur de la cour est abattu. Tout est reparti, l’oratoire grandit même et se
modernise. Le temps du silence a cessé, l’oeuvre revit comme avant et mieux

2.2 Page 12

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12 Francis Desramaut
qu’avant. En 1928, on pourra célébrer avec éclat les noces d’or de l’oratoire
Saint Léon.
L’histoire de l’institution Saint-Joseph de la Navarre, sur la commune de La
Crau (Var) ressemble d’abord à celle de Marseille18. Dès que fut votée la loi sur
les associations, les prêtres de la maison s’empressèrent de se séculariser.
L’évêque de Fréjus les intégra dans son clergé. Mais là encore, le pouvoir poli-
tique ne les crut pas. Ils passèrent devant un tribunal à Toulon, qui les acquitta.
Le procureur fit appel et ils se retrouvèrent avec leurs confrères de Nice devant
la cour d’appel d’Aix pour en arriver à une sentence identique. On les convoqua
eux aussi à Grenoble, où enfin ils furent condamnés à une amende et à la dis-
persion.
En septembre 1903, les salésiens ont en principe quitté l’institut Saint-Jose-
ph de la Navarre. En effet, le 27 de ce mois un groupe d’une cinquantaine d’or-
phelins et d’enfants abandonnés partaient, sous la conduite du directeur don
Domenico Tomatis, vers la maison salésienne de Sampierdarena, près de Gênes,
en Italie. Et, le 28 septembre, l’abbé Thomas arrivait à la Navarre, chargé par
l’évêque de Fréjus de prendre la direction de l’oeuvre laissée par les salésiens.
N’ayant pas de personnel enseignant à sa disposition, il fit conduire à l’école
voisine de Sauvebonne les jeunes garçons qui lui restaient, au nombre d’une
vingtaine environ. La Navarre demeurait une école agricole. Ses quelques élèves
assuraient les travaux de la campagne et de la ferme sous la direction de coadju-
teurs qui, eux, avaient échappé à l’ordre de dispersion. Les filles de Marie auxi-
liatrice, qui avaient quitté l’habit religieux continuaient de se dépenser à la cuisi-
ne et à la lingerie. La mère du directeur, Madame Thomas, collaborait avec elles
au service des enfants.
Ainsi s’écoula l’année scolaire 1903-1904 dans une relative tranquillité. Mais
l’ombre d’une confiscation planait sur l’oeuvre comme sur toutes celles des
congrégations non autorisées. Le 5 août 1904, les pouvoirs publics donnaient
l’ordre de vider les lieux dans les vingt-quatre heures. On se résignait. Par bon-
heur don Tomatis réapparut et se démena suffisamment pour faire annuler cette
disposition hostile. Au cours de l’année 1904-1905, la Navarre put donc tra-
vailler en paix, les plus jeunes à l’école de Sauvebonne, les aînés à la ferme et
dans la campagne. Et le Père Virion décida de redonner un cadre salésien à l’ins-
titution à la rentrée de 1907. Le Père Laurent Prandi fut nommé directeur, le
Père Casimir Faure économe. Le clerc Auguste Arribat, qui venait de faire sa
profession perpétuelle à Marseille entre les mains du P. Virion, figurait dans le
personnel. Il s’occupera des enfants et fera ses études de philosophie et de théo-
logie sous la direction des pères Laurent Vincent et Jules Delpont. A leur terme,
fin décembre 1912, il sera ordonné prêtre à Marseille. Le coadjuteur Jean Du-
mas s’occupait de la ferme. La maison de la Navarre assurait aussi le service de la
18 Je me sers ici de la notice de J.-M. BESLAY, Histoire des fondations salésiennes de Fran-
ce, t.III, pp. 24-28, souvent recopiée telle quelle.

2.3 Page 13

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Les Salesiens français au temps du silence (1901-1925) 13
paroisse de Sauvebonne. Avec un effectif un peu réduit l’institut Saint-Joseph
continuait donc sa route sans graves difficultés.
Cependant, la Navarre, tout comme Nice et Marseille, n’appartenait plus lé-
galement aux salésiens. Elle demeurait entre les mains du liquidateur des biens
des religieux. Le 22 juillet 1914, elle fut mise en vente par décret du tribunal de
Marseille et estimée 80.000 francs. Un notable de Toulon offrit de l’acheter
dans le but de la restituer aux salésiens. Mais la guerre éclata, et l’affaire s’étei-
gnit. Toutefois, le 10 juin 1922 une nouvelle alerte fut sa mise en vente à Tou-
lon au prix de 20.000 francs. Les enchères firent monter le prix jusqu’à 75.000
francs. Monsieur Justinien Moutte, grand ami de la Navarre, intervint alors.
Grâce à lui, l’oeuvre ne changera pas de mains.
L’esprit salésien demeurait excellent à la Navarre. Les sermons d’Auguste Ar-
ribat, devenu catéchiste de la maison à partir de son ordination sacerdotale de
1912 supposaient un auditoire bienveillant et très réceptif19.
L’histoire contemporaine de l’oratoire Saint-Antoine de Padoue à Montpel-
lier, une maison de 170 élèves, étudiants ou apprentis, ressemble à certains
égards à celle de la Navarre20. Le 10 septembre 1901, les brefs de sécularisation
des prêtres salésiens de la maison arrivaient à l’évêque de Montpellier, Mgr de
Cabrières, qui s’empressait de les remettre aux intéressés. Sur ce, le 18 dé-
cembre, le directeur, le Père Paul Babled, mourut brutalement: il n’avait que 38
ans. Le 2 janvier 1902, arriva de Belgique en la compagnie de l’inspecteur don
Perrot, un nouveau directeur, le Père Paul Virion, destiné à subir les inévitables
vicissitudes causées par la loi de 1901. En effet, en février, les prêtres de la mai-
son furent assignés au tribunal de Montpellier pour reconstitution d’une
congrégation dissoute. Ils arguèrent de leur sécularisation. Le juge n’y comprit
pas grand-chose et prononça l’acquittement. Cités en appel le 12 juin, les salé-
siens de Montpellier furent à nouveau acquittés. Mais ce jugement fut aussitôt
cassé et, finalement, le directeur Paul Virion se trouva condamné à 25 francs
d’amende pour tentative de reconstitution de congrégation non autorisée et
chacun de ses confrères à 16 francs d’amende pour délit de complicité. De son
côté le liquidateur des biens des religieux, un certain M. Savy, n’oubliait pas
l’oratoire salésien de Montpellier. Entre le 5 et le 8 avril 1902, il faisait procéder
à l’inventaire minutieux de ses biens.
Jusqu’aux grandes vacances de 1903, la maison continua de fonctionner ré-
gulièrement. Puis le vote du Sénat en juillet de cette année-là lui fut fatal. Après
la distribution des prix la maison fut officiellement fermée. Les salésiens dispa-
rurent de l’oratoire Saint Antoine de Padoue.
Mais l’oeuvre subsista. Tout d’abord l’évêque nomma deux prêtres, deux
frères, les abbés Bessode, à sa direction : l’un ferait fonction de directeur, l’autre
19 Voir dans «Les sermons du Père Auguste Arribat», Cahiers salésiens, 47, octobre
2006, les sermons aux élèves de la Navarre datés des années 1914, 1919 ou 1920.
20 Voir la notice sur Montpellier dans J.M. BESLAY, Histoire des fondations salésiennes en
France, t. III, p. 31-39.

2.4 Page 14

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14 Francis Desramaut
d’économe. Le Père Hippolyte Faure restait comme confesseur, et deux coadju-
teurs lui tenaient compagnie : tous trois niant officiellement appartenir à la
congrégation salésienne. Surtout, il y avait des dames : Mlle Hortense Vacquier,
qui refusait d’abandonner les 14 orphelins demeurés sur place, ainsi que les
soueurs salésiennes sécularisées.
La maison était fermée, certes, mais elle vivait : les enfants, dont le chiffre
montait progressivement à 20, puis 25, puis 30, allaient à l’école dans le voisinage.
En juin 1905, grosse alerte: l’immeuble et son mobilier furent mis en vente.
Là, comme à Nice, il faudra que la Société civile administratrice rachète son
bien et que des amis se côtisent pour payer une partie du mobilier. La maison y
perdit beaucoup, de longues années s’écouleront avant qu’elle puisse être à nou-
veau convenablement meublée.
Sans bruit, les classes reprenaient à Saint-Antoine, où, en 1908, une école
primaire était légalement ouverte sous la direction du clerc Paul Moitel, salésien
clandestin. Dès l’année scolaire suivante plus de 50 garçons, écoliers ou appren-
tis jardiniers, étaient pensionnaires à l’oratoire, où la vie active et joyeuse repre-
nait comme autrefois. En 1912, ils seront 70 pensionnaires, avec, pour profes-
seurs, des «théologiens», en fait des clercs salésiens se préparant à l’ordination.
Montpellier salésien ressuscitait, comme Nice, Marseille et la Navarre à la même
époque.
Il faudrait, pour être un peu complet sur le sort de la province du Midi au
temps de la «persécution», parler aussi du patronage salésien Saint-Hippolyte de
Romans (Drôme) qui, lui, grâce à la ténacité d’un bienfaiteur laïc, M. Hippoly-
te Chopin, et à l’astuce de son directeur le Père Emile Saby (1862-1914), par-
vint à se faire reconnaître officiellement comme «Association laïque» répondant
parfaitement aux exigences de la loi. Ses statuts furent insérés au Journal officiel
du 31 mai 1904. Et l’oeuvre de Romans, ralentie après 1901, put reprendre
alors toute sa vitalité salésienne21.
A la veille de la guerre de 1914, les salésiens du Midi, quand ils se compa-
raient à ceux du Nord, pouvaient légitimement se féliciter d’avoir opté, malgré
ses aléas, pour la carte de la sécularisation. La province salésienne du Nord offi-
ciellement disparue en 1906, quand le Père Paul Virion eut reçu la responsabili-
té des deux anciennes provinces du Nord et du Midi, ne pourra être reconsti-
tuée qu’en 1925, quand les salésiens seront enfin définitivement sortis du long
silence où la loi de 1901 les avait plongés.
21 Sur Romans, voir J. M. BESLAY, Histoire des fondations salésiennes en France, t. II, p. 102.