351-400|fr|366 Un amour sans limites pour dieu et pour les jeunes

« UN AMOUR SANS LIMITES

POUR DIEU ET POUR LES JEUNES »


1. La chasteté pour le Royaume. Ce que nous avons professé.

- Le climat culturel.

- La certitude qui nous inspire : un amour qui annonce le Ressuscité et qui l’attend.


2. Chasteté et charisme salésien. Dans le sillage d’une tradition.

- Au service de l’amour éducatif.

- Signe du don total.

- « Presque un postulat de l’éducation ».

- Complémentarité enrichissante.


3. La route vers la maturité. Une nécessité qui défie et interpelle.

- Un parcours à assumer.

- Discernement de la vocation et formation initiale.

- Le rôle de la communauté.


Conclusion : la force d’une prophétie.

 

Rome, le 8 décembre 1998

Solennité de l’Immaculée Conception de Marie


Chers confrères,

Je vous écris au début de l’année jubilaire consacrée au Père, de qui viennent tous les dons. Parmi les dons les plus grands que nous avons reçus au cours de notre existence figure, après le Baptême et la vie chrétienne, la grâce spéciale de la consécration sur laquelle je vous ai invités à réfléchir dans ma lettre précédente.

Dans cette grâce, « il y a en première place ce don précieux […] fait par le Père à certains (cf. Mt 19, 11 ; 1 Co 7, 7) et qui voue une âme à se consacrer plus facilement et sans partage du cœur à Dieu seul dans la virginité ou le célibat (cf. 1 Co 7, 32-34) » .

Il m’a donc semblé opportun de prolonger la réflexion pour vous proposer quelques suggestions sur cette dimension de notre consécration.

Les Constitutions montrent que ce don tient une place toute spéciale dans notre charisme lorsqu’elles affirment qu’il s’agit d’« un amour sans limites pour Dieu et pour les jeunes » . Il inclut le don total de soi et dispose aussi à affronter avec plus de liberté et de promptitude le risque de la vie sur les frontières de la mission ad gentes, la solidarité avec les pauvres et les situations de conflit.

Tandis que je termine la rédaction de cette lettre, j’ai sous les yeux la liste des missionnaires, hommes et femmes, tués en 1998 dans des contextes de guerre, de fondamentalisme religieux et de conflits ethniques : au total trente et un, qui s’ajoutent à tous ceux qui forment le long martyrologe du xxe siècle.

Sur ce fond marqué par l’histoire de sœurs et de frères qui n’ont pas hésité à donner leur vie, je voudrais situer ma réflexion sur cette « façon intensément évangélique d’aimer Dieu et nos frères » qui se réalise par le vœu de chasteté. Ma réflexion se propose aussi de « faire prendre conscience de la valeur éducative de notre consécration religieuse dans la vie quotidienne » , selon notre projet pour ces six années.


1. LA CHASTETÉ POUR LE ROYAUME

Ce que nous avons professé.

L’exhortation apostolique sur la Vie consacrée ne traite pas à part chaque conseil évangélique. Elle les rassemble dans la grâce unique de suivre le Christ, pour se limiter à expliciter çà et là pour chacun d’eux quelques significations, valences ou exigences particulières. Elle montre ainsi que la profession établit une relation personnelle avec Dieu et que les vœux ont une dimension mystique. Chaque conseil comporte des dispositions et des engagements spécifiques, mais finit par inclure les deux autres. Il est difficile de penser à une chasteté cohérente et lumineuse sans la pauvreté qui consiste à offrir tous ses biens matériels et personnels, ou sans une obéissance du cœur qui se met à tout prix à la disposition de la mission. Et vice versa.

L’exhortation sur la Vie consacrée ne s’étend pas non plus sur les conseils dans leur ensemble, mais elle glisse des réflexions à leur sujet à propos de la consécration, de la mission et de la communauté fraternelle. Les conseils sont des conditions pour réaliser dans la sérénité et la cohérence ces points fondamentaux de notre vie et se reflètent sur chacun d’eux.

La clarté de l’Evangile et les fréquents documents récents de l’Eglise et de la Congrégation sur ce point nous ont aidés à nous faire de la chasteté consacrée un cadre suffisamment sûr : elle est un don du Père auquel nous répondons dans la liberté de l’amour pour nous conformer au genre de vie virginale choisi par Jésus. D’où les devoirs certains qu’elle implique : le célibat comme état de vie avec la pratique de la continence propre à cet état, et la volonté de nous donner sans limites à Dieu et aux jeunes. L’ascèse nécessaire à la pratique de la chasteté possède aussi sa doctrine acquise, qui s’exprime presque toujours dans une série d’indications comportant des moyens humains et surnaturels.

Mais le climat où nous vivons invite à faire sur ce conseil une réflexion personnelle en fonction de notre contexte .

Car nous somme pour ainsi dire submergés d’images, de messages, d’opinions et d’explications à propos de la sexualité, alors que sur la chasteté le silence est quasi total.

Cela conduit à nous interroger sur la pratique actuelle de la chasteté, sur les conditions à exiger et à créer pour qu’elle favorise la maturation et la sérénité, sur sa force de témoignage, sur les parcours pédagogiques et spirituels qui peuvent nous aider à lui donner un visage significatif dans un monde qui semble ne pas la prendre en considération.


Le climat culturel.

Un certain silence sur la chasteté chrétienne, de notre part aussi, peut provenir du changement culturel qui rend plus difficile aujourd’hui qu’hier d’en percevoir la signification humaine, et de parler en termes réalistes et délicats de quelques problèmes qu’elle suscite, comme les expressions légitimes de l’amour, la forme du couple, les pratiques au sujet de la vie, la culpabilité ou non de certains comportements personnels.

La réflexion catholique est soumise à de rudes efforts à cause de la complexité des questions et de la variété des opinions. Elle cherche des réponses aux interpellations en approfondissant le caractère de la personne, le rôle de la conscience, l’influence de la situation et l’orientation existentielle. Si bien que, lorsqu’ils manquent d’analyse et d’approfondissement suffisants, même s’ils sont formellement corrects, les jugements sommaires finissent par ne pas résoudre les questions pressantes que soulève la chasteté.

Parmi les points qui marquent l’évolution actuelle, il y a sans aucun doute la valorisation de la sexualité. Elle est complexe. On lui reconnaît une influence déterminante dans la développement de la personnalité. On y voit une richesse à exploiter plus qu’un instinct à combattre. Elle se relie à des aspects très sentis de la personne, comme la maturité, la réalisation complète, la capacité de relation, la jouissance, l’équilibre intérieur qui sait surmonter les complexes, les sentiments de culpabilité et les insécurités. Cette perspective positive est assumée aussi par l’Eglise comme le montrent l’abondante catéchèse de Jean Paul II et une vaste littérature morale et spirituelle.

D’autre part sont tombées les condamnations sociales et parfois aussi les censures familiales. La tolérance publique règne et défend le droit à des options différentes ; bien plus, la presse, la littérature et les spectacles exaltent la transgression et présentent les déviations comme des options possibles résultant de conditions personnelles. Toute dimension éthique, même simplement humaniste, est laissée de côté, voire ignorée, jusque dans les programmes officiels à large diffusion. La vie sexuelle ne se préoccupe que d’apaiser les désirs à l’abri des risques pour la santé physique ou psychique, et se détache des composantes qui lui donnent un sens transcendant et une dignité humaine.

Le corps est valorisé et pour ainsi dire exalté dans ses différentes possibilités : santé, forme, beauté, expression artistique, plaisir. Il est au centre de beaucoup de soins et d’industries connexes qui satisfont et suscitent de nouveaux intérêts : gymnastique, sport, cosmétologie, danse. La pensée chrétienne souligne que le corps est appelé à s’intégrer toujours mieux au projet de la vocation, que l’homme non seulement a un corps, mais est un corps capable d’exprimer ce que l’esprit sent et veut communiquer : l’amour et la joie, l’angoisse et la rage, l’attention à autrui ou l’intérêt exclusif pour soi.

L’évolution culturelle dans son ensemble et les apports d’un féminisme équilibré ont mis en lumière l’originalité de la femme, les richesses de son génie et sa complémentarité avec l’homme. Les interventions de Jean Paul II sur la question sont aussi le signe d’un changement dans l’Eglise. La conséquence pour nous est une proximité plus grande de la femme, qui s’exprime par sa présence parmi nous dans tous les domaines, dans la collaboration, dans la relation plus libre, qui bien souvent conduit à la confiance, à la familiarité et à l’amitié.

Nos sociétés sont devenues allergiques aux contrôles et aux lois qui prétendent s’immiscer dans la sphère du privé, si bien que les normes morales elles-mêmes suscitent des réactions et ont des difficultés à trouver place dans le domaine civil, pour y exprimer leur profonde valence humaine et religieuse. La sexualité, l’amour et à certains égards la famille sont des terrains privés. Bien des comportements et des options personnelles en la matière ne sont plus évalués à partir de considérations morales communément acceptées, mais à partir des droits de la personne, tantôt considérée dans sa dignité unique, tantôt confondue avec une liberté arbitraire.

La mutation culturelle en cours comporte des développements positifs et de lourds déficits. Parmi les premiers citons la liberté accrue dans la façon de vivre ses options personnelles, la perception de vides qui demandent à être comblés, et qui le sont en fait par la réapparition du désir d’un amour authentique et par la recherche et l’offrande du gratuit, c’est-à-dire de ce qui ne peut s’acquérir, mais se découvre et se vit en dehors des échanges.

Parmi les seconds notons l’importance exagérée donnée à la subjectivité en matière sexuelle ; l’affaiblissement ou la disparition lien matrimonial et la peur de l’assumer, avec pour conséquence le « prolongement de l’adolescence » ; la prolifération d’images et de matériel sexuels de mauvais aloi, pratiquement à la portée de tous, par des canaux et des réseaux autorisés ou clandestins.

Tout cela produit une ambiguïté qui défie non seulement la capacité d’évaluation, mais aussi le contrôle des désirs. D’une part on défend avec force la dignité de la femme, qui est bien plus que son corps, mais en même temps on continue à la présenter comme un objet érotique dans la publicité et le cinéma. On encourage la libre expression de la sexualité, mais on réagit avec dureté lorsque, faute de contrôle, elle dépasse ses limites. On s’appuie sur « l’émotion », en particulier chez les jeunes, par des images et des slogans, et l’on prétend d’eux la constance et la fidélité qui est le fruit d’une capacité de réfléchir et de faire des projets. La conquête des marchés pousse les médias à rechercher l’efficacité de la communication, voire l’astuce technologique, au lieu de présenter une vision vraie et profonde de la réalité.

Ce climat enveloppe les jeunes à qui la première information sur la sexualité et la chasteté parvient dans la confusion et l’ambiguïté. Mais il n’épargne pas les religieux, pas même ceux qui avaient auparavant intériorisé une vision chrétienne. Il peut en résulter, pour nous aussi, une baisse de la sensibilité qui nous rend presque indifférents devant certaines évaluations ou certains comportements, et diminue la valeur spécifique de notre option consacrée. Cela peut affaiblir, chez ceux qui ont choisi de mettre Jésus au centre de leur cœur, la rigueur de la vigilance qui évite de s’exposer à des occasions négatives. Cela peut engendrer, chez les pasteurs et les éducateurs, une incertitude à guider les consciences en communion avec l’Eglise, et à proposer avec conviction, la chasteté comme valeur essentielle dans la construction de l’homme et du chrétien.

Ce risque est plus grand dans les cas où l’éducation que nous avons reçue, avec ses limites à côté d’indiscutables mérites, ne nous a pas suffisamment pourvus de moyens nécessaires d’évaluation, de comportements solides de vie et d’honnêteté intérieure capable de démasquer les rationalisations que revêt souvent le mal.

L’exhortation apostolique sur la Vie consacrée invite à répondre aux provocations de la culture par « la pratique joyeuse de la chasteté parfaite, comme témoignage de la puissance de l’amour de Dieu dans la fragilité de la condition humaine » .

Nous les salésiens, nous sommes conscients de la nécessité d’une mobilisation intérieure, personnelle et communautaire, pour vivre avec plus de joie et de transparence cette vertu, qui, à l’image du Christ leur chef, donne à ses membres sa totale liberté et sa capacité de se donner.

Les yeux fixés sur Lui, nous sommes en mesure de comprendre la signification de la chasteté, en particulier sous la forme prophétique et spéciale qui, dans les communautés religieuses, rayonne dans le don de la virginité professée pour le Royaume des cieux.


La certitude qui nous inspire :

un amour qui annonce le Ressuscité et qui l’attend.

Il n’est pas possible d’aborder une question spécifique sur la chasteté chrétienne sans en rechercherles racines les plus profondes dans la parole de Dieu. Le fondement de la chasteté consacrée et sa signification sont moins à rechercher dans des textes particuliers, qui certes ne manquent pas, que dans la personne même de Jésus, Parole totale et définitive de Dieu. Il est célibataire pour le Royaume, afin de manifester de façon visible l’amour de Dieu pour tous et pour chacun. Il inaugure ainsi une autre manière d’être une personne où la sexualité réalise, avec une liberté totale, la pleine appartenance au Père et la donation jusqu’au bout pour les hommes.

De la Bible je ne prends qu’un point que je crois particulièrement adapté au moment présent. Il vous servira d’invitation à une approche personnelle et calme de la Parole pour situer toute votre réflexion dans son contexte plein de lumière et de grâce.

L’Ancien Testament pressent la future révélation de la virginité pour le Royaume lorsque Jérémie, qui a mis son célibat au service de la mission prophétique , introduit l’image de la vierge d’Israël . Mais l’attente normale de Ancien Testament est la fécondité, bénie de Dieu avec des descendants qui, de génération en génération, confirment les promesses de Yahveh et l’espérance d’obtenir, dans sa propre chair et son propre sang, la venue du Messie.

Le don de la virginité appartient au Nouveau Testament et porte en son cœur, comme nous l’avons dit, la mémoire de Jésus, qui l’a vécue avec simplicité et en a exprimé le contenu par son existence donnée au Père et au service de ses frères.

Il est facile de saisir dans le Nouveau Testament une insistance sur la relation très personnelle qui relie le disciple à Jésus. Elle est particulièrement forte et impliquante dans l’Evangile de Jean. Elle se développe dans le dialogue de Jésus avec Nicodème et avec la Samaritaine, elle se fait familière dans le cas de Lazare, de Marthe et de Marie ; elle se montre fidèle à l’heure de la croix, dans un chassé-croisé de don réciproque et de passion, qui voit comme protagonistes Jésus, la Vierge Mère et le disciple préféré.

C’est précisément l’icône du disciple que Jésus aimait qui nous montre la place centrale de l’amour personnel. La qualité de « disciple » a son origine et son expression dans l’amour croyant et obéissant. Et cela fonde « l’apostolat ». Tel est le sens du dialogue avec Pierre au chapitre 21 de l’Evangile de saint Jean : là, l’amour personnel pour le Maître devient une condition imprescriptible pour qu’il puisse se voir confier le ministère pastoral : « M’aimes-tu plus que ceux-ci ? »

C’est un amour marqué par l’intimité immédiate entre Jésus et le disciple préféré, qui à la dernière cène repose sa tête sur le cœur du Maître. C’est un amour courageux, qui reste à ses côtés dans l’épreuve. Un amour éclairé qui, le jour de la Résurrection, « croit sans voir », et reste aux aguets pour reconnaître le Ressuscité sur la rive du lac, malgré les brumes du matin. Un amour qui dure « jusqu’à ce qu’Il vienne » .

On estime aujourd’hui que le disciple que Jésus aimait est aussi le « type » du chrétien mûr, qui a fait du Christ le centre, la cause et le « premier amour » de sa vie. Et c’est aussi une tradition, antique et toujours vivante, de l’Eglise que de voir dans le disciple préféré le « symbole » de la virginité et du « cœur sans partage », presque une prémonition de la vie consacrée, qui fait du Christ l’amour unique et souverain de son existence personnelle, capable de donner de la vigueur et une norme à tous les autres amours. Sa maison est avec Marie, dans le cœur de l’Eglise. Sa famille est la compagnie de ses frères et de ses sœurs, qui ont reçu le même appel. Son destin est de durer « jusqu’à Son retour », en écrivant d’une plume toujours nouvelle la longue histoire des amis et des disciples de Jésus.

Cette nouveauté ne fut pas facile à comprendre. Le changement introduit par Jésus dans l’usage courant, en hommage au plan originel de Dieu - « au commencement, il n’en était pas ainsi » - était trop radical. C’est pourquoi Jésus lui-même affirme - respectivement à propos de la fidélité matrimoniale et du célibat pour le Royaume - que « ce n’est pas tout le monde qui peut comprendre cette parole, mais ceux à qui Dieu l’a révélée » : « il y a des gens qui ont choisi de ne pas se marier à cause du Royaume des cieux. Celui qui peut comprendre, qu’il comprenne » .

« Qu’est-ce alors que ce règne de Dieu qui habilite à renoncer au mariage ? C’est l’amour paternel, maternel et conjugal de Dieu pour l’homme, dont parle toute l’Ecriture ; la douce seigneurie du Père, à travers le Christ, dans l’Esprit, à qui on décide de répondre avec un amour filial et conjugal. La racine de la virginité chrétienne, c’est la perception de l’irruption du Royaume » .

Si Jésus prêche le Royaume, les apôtres, eux, prêchent le Christ, qui en incarne la plénitude définitive. La virginité fait mémoire de Lui. Il est le Royaume, qui, en esprit et en vérité, réoriente l’humanité vers le destin de grâce préparé par le Père.

L’Apocalypse voit dans la virginité le signe de l’épouse, qui « descend du ciel, d’auprès de Dieu » et qui, de la terre, monte vers Lui. Elle signifie donc la proximité du Christ Seigneur, la joie de l’accompagner dans des communautés en liesse, qui s’expriment par un cantique nouveau plein de beauté et de mystère, tension soutenue de l’espérance d’une rencontre définitive. Par la découverte enthousiasmante du Christ, « l’état religieux […] s’efforce d’imiter de plus près et il représente continuellement dans l’Eglise cette forme de vie que le Fils de Dieu a prise en venant au monde pour faire la volonté du Père et qu’il a proposée aux disciples qui le suivaient » .

Notre vœu est un signe qui indique le Christ : vivant, ressuscité, présent dans son Eglise, capable de susciter l’amour, cet amour que chante l’Eglise depuis des siècles dans son histoire et dans la liturgie.

Par la chasteté, le religieux devient l’image et les prémices de l’Eglise, toute donnée, pour toujours et en exclusivité, à son Seigneur. Son identification avec l’Eglise se fait et s’exprime surtout par le don total de soi. « Il n’y a aucune virginité qui soit féconde et pleine de signification en elle-même […] ; elle n’acquiert son sens et sa fécondité que du don total dans l’Eglise » .

La virginité chrétienne tient ou tombe avec le mystère de la croix, avec l’ouverture de la plaie du côté et la naissance de l’Eglise qui en provient, comme « corps et épouse du Christ ». Cette expressivité de l’Eglise est la raison pour laquelle en chaque vœu se retrouvent aussi les deux autres. « L’obéissance est la pauvreté de l’esprit par amour, et la virginité, qui est une pauvreté du corps par amour, ne devient féconde que là où elle a comme présupposé le sacrifice spirituel » . Sous ce profil aussi la chasteté nous rend semblables au Christ qui « est riche et est devenu pauvre à cause de nous » . À l’exemple du Christ mort nu sur la croix nue, le religieux se trouvera, à la fin de son existence, comme un homme sans famille et sans fortune, qui n’a rien bâti pour son propre compte et dont les yeux sont fixés sur Dieu qui, seul, peut donner une signification à son existence.

La chasteté exprime ainsi une forme mûre de liberté, qui est l’option de se donner sans compter, de réaliser de façon insolite une dimension personnelle, de se livrer totalement à sa mission sans rien rechercher ni garder pour soi. Tel est le témoignage que bien des missionnaires d’hier et d’aujourd’hui - et beaucoup de confrères salésiens parmi eux - ont donné et donnent à l’Eglise lorsque, aux avant-postes de la mission, ils ne cessent de donner tout, jusqu’à leur vie, souvent exposée à des risques mortels, par fidélité au peuple qui leur est confié. On découvre ainsi la présence active du mystère pascal dans le cœur de la Congrégation et de nos meilleurs frères. L’histoire de l’Eglise, en particulier dans les pays de mission, et les chroniques dramatiques de ces dernières années confirment largement que nous ne nous payons pas de mots, mais que nous essayons de lire « des faits d’Evangile ».

Cette totalité inconditionnelle de l’oblation est le cœur de la chasteté de Marie qui, en prononçant Ecce ancilla Domini, « Voici la servante du Seigneur » , unit la chasteté la plus élevée et le don total de soi au projet de Dieu.


2. CHATETÉ ET CHARISME SALÉSIEN

Dans le sillage d’une tradition.

Il n’est pas nécessaire de rappeler l’attention que Don Bosco portait à la vertu de pureté : il y voyait un point essentiel de la croissance chrétienne du jeune, une garantie du climat éducatif de la maison salésienne et un préalable pour que le salésien et le jeune se donnent au Christ et à l’Eglise.

Ses contemporains sont unanimes à témoigner de la fascination que conférait à Don Bosco l’exercice de cette vertu, pour devenir un des traits les plus limpides de sa sainteté. Il n’est donc pas étonnant que notre saint Fondateur rêva les salésiens caractérisés par la chasteté et situa cette vertu au carrefour des exigences de l’éducation, de la marche personnelle à la suite du Christ et des besoins prophétiques au service des jeunes et du peuple de Dieu.

Notre Père a certainement bénéficié d’un don extraordinaire pour aider les jeunes à vivre avec joie la chasteté. Dans une note, le P. Giovanni Bonetti fait à propos de Don Bosco la remarque suivante : « Plusieurs fois je l’ai entendu parler en chaire sur ce sujet. Mais chaque fois j’ai trouvé dans ses paroles une nouvelle force, chaque fois j’ai été plus résolu à faire n’importe quel sacrifice par amour de cet inestimable trésor » .

En relisant la pratique de Don Bosco , on se convainc que la qualité globale du milieu éducatif, la paternité affectueuse de Don Bosco lui-même, éducateur et confesseur, la proposition continuelle des moyens surnaturels (Eucharistie, Pénitence, amour de Marie), l’esprit de mortification et la fuite des occasions, un style de vie plein de joie et proposé de façon positive étaient les pistes que notre Fondateur parcourait de préférence et qu’il indiquait avec conviction aux éducateurs pour former les jeunes à la chasteté.

Ce ne fut pas seulement un trait de sa sainteté personnelle, mais un élément de son charisme. Don Bosco inaugure une tradition. Lors du vingtième anniversaire de sa mort, le bienheureux Michel Rua écrit une de ses lettres les plus senties, intitulée Vigilance. Sa préoccupation était de faire connaître « ce que l’expérience nous enseigne peu à peu ou que les besoins des temps présent nous suggèrent » . La lettre fut publiée au lendemain de cette épreuve difficile connue dans l’histoire de la Congrégation comme l’affaire de Varazze . « Une avalanche de calomnies et d’accusations horribles fondit en un instant comme un brouillard au soleil », écrit don Rua, et il évoque le mot de Don Bosco : Il y a un Dieu en Israël. Que rien ne te trouble. Mais en tirant la leçon de la douloureuse expérience, le bienheureux ajoute avec un sain réalisme : « Nous ne pouvons pas nous faire illusion : nos pensées sont scrutées et nos actes, rassemblés et pesés ». Il est clair qu’il veut rendre courage en ce moment d’épreuve, mais aussi prévenir des faits qui pourraient donner lieu à des critiques et à des accusations sur un terrain aussi délicat que celui des jeunes et de l’éducation.

Sous ce profil il faut dire que, depuis lors jusqu’aujourd’hui, en beaucoup de parties du monde, le climat est devenu encore plus sensible et exigeant.

Le P. Paolo Albera également, en 1916, crut opportun d’écrire sa lettre Sur la chasteté , riche d’éléments dérivant de la tradition salésienne, et attentive à fournir les grands moyens de fidélité : Eucharistie et Pénitence, prière et dévotion à Marie, mortification, humilité et prudence. Cette lettre aussi se situe dans un contexte. On commençait alors à proposer, comme faisant partie de l’éducation des jeunes, une information sur les questions sexuelles plus systématique et fondée. Rien de plus naturel que de rappeler la délicatesse de Don Bosco et de reporter les expressions qu’il utilisait pour la proposer et les routes qu’il indiquait pour la développer.

Le P. Albera insiste sur la chasteté comme offrande, avec une référence à la lettre de saint Paul aux Romains : « Je vous exhorte, mes frères, par la tendresse de Dieu, à lui offrir votre personne et votre vie en sacrifice saint, capable de plaire à Dieu : c’est là pour vous l’adoration véritable » .

Le deuxième successeur de Don Bosco, qui l’aimait beaucoup, a bien saisi le fondement évangélique de la chasteté, que notre Fondateur annonçait davantage par le style de sa vie, totalement donnée aux jeunes, que par les discours : l’offrande eucharistique, qui se prolonge dans la vie et répète avec humilité mais fermement : « Ceci est mon corps livré pour vous » .

Le P. Pietro Ricaldone, le cœur encore plein des célébrations de Pâques 1934 qui avait vu la canonisation de Don Bosco, offrait sa lettre La sainteté est pureté, pour couronner cette année inoubliable. C’était un choix calculé fondé sur la certitude de toucher l’un des points névralgiques de l’esprit salésien. Le P. Ricaldone se disait convaincu de ne pas pouvoir « faire chose plus agréable à notre Père bien-aimé que d’engager tous les salésiens à se dire sans cesse que notre sainteté à nous doit spécialement se manifester par une vie d’une pureté idéale »

En 1977, dans sa lettre Vivre aujourd’hui la chasteté consacrée, le P. Luigi Ricceri proposait une nouvelle fois, « pour obéir à un impératif précis » de sa conscience, « le témoignage typique de la chasteté salésienne ». C’est une lettre intéressante, encore de grande actualité. Je vous invite à la relire pour compléter la mienne. Elle se situe en effet au moment où se dessinait le climat que nous connaissons en plein : nouveau contexte et nouveaux défis lancés par le monde et interpellations de la part de l’Eglise ; contexte marqué au sein de la Congrégation par le douloureux problème des défections souvent touchées, mais pas uniquement, par des vides, des manques de bases, des imprudences ou des négligences sur ce terrain.

C’est peut-être trop à la légère qu’on a attribué les sévères paroles de Don Bosco en matière de chasteté au contexte culturel et ascétique de son époque, qui comportait certes des limites sérieuses. Aujourd’hui, nous comprenons mieux que nous sommes appelés à y lire aussi la sagesse d’un saint, profond connaisseur du cœur humain, qui voyait avec préoccupation les conséquences négatives même lointaines de certaines tendances et attitudes. Elles retrouvent leur actualité - à la lumière de ce qui est bien souvent dénoncé publiquement aujourd’hui -, les réflexions de Don Bosco au cours du troisième Chapitre général de 1883 : « Si l’on manque à la moralité, devant Dieu on perd son âme et devant le monde, son honneur » . « Dieu, observe-t-il en une autre occasion, laisserait tomber la Congrégation si nous manquions à la chasteté »

Les drames éducatifs de notre époque, les abus sur les mineurs au sein et au-dehors des familles, la prostitution infantile organisée et transformée en nouvel esclavage dans le contexte d’un tourisme dépravé, les formes atroces de pédophilie, la « traite des esclaves » renouvelée à l’égard de femmes sans défense, de jeunes hommes et d’adolescents, nous confirment que ce n’est pas un simple problème de religion, mais un besoin éthique ; non une question de vertu privée, mais un besoin de justice publique ; non un problème exclusif de l’Eglise, mais la responsabilité de la société civile préoccupée de son avenir et de sa dignité.


Au service de l’amour éducatif.

Lorsque nous cherchons les motifs profonds de l’insistance qui parcourt notre tradition, nous pensons aux phrases par lesquelles Don Bosco exprime son amour pour les jeunes et que nous avons peut-être des difficultés à répéter aujourd’hui : « Je vous aime, chers jeunes, et je suis disposé à donner ma vie pour vous ! » Ou celles que nous avons lues dans le prologue de la Jeunesse instruite : « Mes chers amis, je vous aime tous de tout mon cœur. […] Vous trouverez de bons livres écrits par des auteurs bien plus vertueux et plus savants que moi, mais je puis vous assurer que vous trouverez difficilement quelqu’un qui vous aime davantage en Jésus-Christ et qui désire davantage votre vrai bonheur » .

« Le célibat […] est un état d’amour » , qui nous rend « signes et porteurs de l’amour de Dieu pour les jeunes » . Pour aimer selon l’Evangile de façon éducative, nous professons les vœux avec le maximun de liberté et d’efficacité. Il est à présent clair que la charité ne peut se séparer de la charité. Saint François de Sales le dit avec sa simplicité et son élégance coutumières : « Nous connoissons que nostre oraison est bonne et que nous avançons en icelle, si, lors que nous en sortons .., nostre face reluit de charité et nostre corps de chasteté » .

On sait que la charité pastorale, qui constitue le cœur de la mission salésienne sur le terrain de l’éducation, s’exprime de façon « sensible » : « Cherche à te faire aimer », « Que les jeunes voient que vous les aimez ». Non seulement donc le savoir-faire et la proximité, mais l’amitié, l’affection paternelle et maternelle qui soulage, adoucit et bien souvent supplée à ce qui a manqué aux jeunes. Et tout cela en vue de leur bien et non de notre satisfaction, sans mécanismes captatifs ni possessifs, sans ambiguïté ni lassitude dans les inévitables épreuves de non-correspondance ou d’incompréhension. Quand on en a fait l’expérience, on comprend la portée des paroles de Don Bosco : « Ceux qui se consacrent au soin de la jeunesse abandonnée doivent certainement s’appliquer à orner leur cœur de toutes les vertus ; mais celle qu’il faut cultiver plus particulièrement et ne jamais perdre de vue, c’est […] la vertu de chasteté » .

Dans ce domaine central de notre ministère éducatif également nous est donnée une « grâce d’unité », par laquelle la charité engendre la pureté, et la délicatesse communique la meilleure des affections.

« La clef de la chasteté salésienne, note le P. Ricceri, c’est la charité salésienne » . Le style de la charité salésienne est profondément marqué par la chasteté. Elle libère et exprime l’amour de l’éducateur pasteur, elle le raffermit et le protège et lui donne un visage original.

Elle le rend avant tout capable d’une profonde gratuité. Sa joie est de voir s’épanouir chaque jeune et c’est pourquoi il « donne sa vie » dans le patient accompagnement quotidien. Il désire que le jeune corresponde, et s’en réjouit, car il voit là un signe que le jeune a accueilli ce que l’éducateur lui propose ; mais devant sa résistance, il est capable aussi d’attendre et de lui offrir de nouvelles occasions de se racheter.

La chasteté inspire encore une affection transparente et nette sur le modèle de Don Bosco, de qui chacun se sentait préféré, sur la base des signes d’un amour qui se rend lisible avec une créativité inépuisable : « un amour sans le moindre mouvement de retour sur soi » , qui ne se souille pas ni ne suggère, même de loin, aucune espèce d’ambiguïté.

Ce type d’amour éducatif est à l’origine de l’esprit de famille, le creuset authentique de la maison et de l’œuvre salésienne . La charité maintient le feu allumé ; mais la chasteté en exalte la lumière et la chaleur. Elle stimule l’accueil aisé des confrères et des jeunes, entretient le goût du service de la maison, ouvre le cœur aux amitiés limpides et profondes et, dans la rencontre de cœurs rassérénés, protège et soutient la persévérance et la joie des salésiens et des jeunes. « Ceux que Dieu amène à se séparer de leurs proches parents par amour de Lui , note J. H. Newman, trouvent des frères en esprit à leurs côtés. Ceux qui restent seuls par amour de Lui ont des enfants en esprit élevés pour eux » .

Don Bosco « nous avertit non seulement que nous devons avoir pour la jeunesse un amour surnaturel, mais encore que nous devons le lui faire sentir par une familiarité de bon aloi et une bienveillance expansive » . Le P. Ricaldone hésite à parler de « charité sensible » et il n’est pas le seul. Mais il comprend que c’est précisément le mot juste pour exprimer l’intention de Don Bosco, qui voulait « non seulement que les enfants soient aimés, mais encore qu’ils se sentent aimés » par leur éducateur.

Cette dimension est tellement centrale que le CG24 la reprend sous le titre Spiritualité de la relation : esprit de famille. Pour libérer la relation éducative de certains retours captatifs ou manipulateurs, « elle doit s’imprégner de charité et devenir ainsi l’expression d’une authentique spiritualité de relation. Son fruit et son signe est la chasteté sereine, si chère à Don Bosco, qui régit l’équilibre affectif et la fidélité oblative » .

Des situations graves qui mettent en danger la vocation salésienne, peuvent avoir leur début dans la difficulté d’unir la charité généreuse et la chasteté prudente, l’audace apostolique et la régularité communautaire. La parabole de certains cheminements commencés avec un désir sincère de servir, mais peu à peu manqués, invite chacun à se sentir responsable de la persévérance joyeuse du confrère, en lui donnant la chaleur de l’amitié, la joie de la famille et l’aide de la correction fraternelle.


Signe du don total.

« Pour vous, je suis disposé à donner ma vie », « celui qui dépense sa vie pour les jeunes … » sont des phrases de Don Bosco pour définir la disposition intérieure qui garantit la pratique du Système préventif.

La virginité de Jésus, de sa Mère et de Joseph son époux est le signe qu’ils se sont remis sans conditions au projet du Père pour le salut des hommes. Ils n’eurent pas un projet à eux ou, s’ils en eurent un, ils l’abandonnèrent au moment même où ils reçurent leur vocation spéciale. Ils firent le dessein de Dieu. Ils n’eurent pas de famille propre, mais seulement la famille de Dieu ; pas de descendance personnelle, mais uniquement celle que contenait la promesse de Dieu.

Marie « toute belle » est radicalement dans les mains de Dieu. « Non seulement elle participe à la forme de vie qui consiste à se donner, mais elle est implantée en elle comme son âme » . Elle en est le modèle, le moteur, la poussée et le point d’attraction.

Le « Totus Tuus » répété par Jean Paul II est la disposition intérieure du Christ qui est venu faire la volonté du Père jusqu’à la mort, et la mort en croix.

Devant ces paramètres nous nous sentons petits et toujours plus conscients de notre pauvreté. C’est pourquoi Jésus nous aime d’un amour de prédilection. L’essentiel est que, en réponse à son éternel amour, nous lui donnions tout, ne fût-ce que deux piécettes, à l’exemple de la veuve de l’Evangile . Pourvu que ce soit tout ce que nous sommes, tout ce que nous avons. Il nous est difficile de comprendre pleinement les vœux religieux sinon dans cette perspective, où se situe notre patient voyage vers le don total de nous-mêmes à Dieu dans la mission.

Les vœux constituent trois signes de la disposition totale et unique par laquelle nous nous abandonnons à la fidélité de Dieu, et qui transfigure selon l’Evangile toutes les valeurs de notre existence.

« Don Bosco a vécu la chasteté comme un amour sans limites pour Dieu et pour les jeunes » . Par la force et le don de l’Esprit, ils devinrent sa famille. Il se consuma pour les rencontrer, les rassembler et les éduquer. Il brûla son temps pour les rejoindre, où qu’ils soient, dans les prisons et dans les rues, par les « Letture Cattoliche » et les séries de livres scolaires. Il bâtit pour eux une maison, pour leur donner le vivre, le vêtement, une famille et une école, malgré l’exiguïté de ses moyens.

Il y a dans la tradition spirituelle de l’Occident une signification de l’expression pureté angélique qui mérite d’être redécouverte . D’un côté, elle se réfère à la profondeur avec laquelle les anges contemplent Dieu, et de l’autre à la promptitude avec laquelle ils se font messagers de salut auprès des hommes et gardiens de ceux qu’Il aime, pour les accompagner au milieu des événements dramatiques du monde. C’est une valence missionnaire qu’il faut récupérer et expliciter, par analogie, à propos des salésiens appelés à être des gardiens et des éducateurs de jeunes. La chasteté rend totalement "« disponibles » : à être ici ou à aller là, à mener une vie recueillie d’étude et d’éducation, ou à oser quand et là où il y a risque pour la vie ; à s’en remettre à l’« obéissance » religieuse (vertu missionnaire par excellence), comme on s’abandonne dans les bras de la Providence de Dieu.

La joie exprimée par beaucoup de populations, envers celui qui « reste », même dans les moments difficiles, pour partager et risquer tout avec eux, et la résonance énorme qu’a eue partout la mort de Mère Thérèse de Calcutta, nous montrent les fruits mûrs de ce don total à la cause du Royaume, dont la chasteté est un signe.

Celui qui regardait Don Bosco ou Mère Thérèse ne s’interrogeait pas sur leur vie de chasteté, mais il la comprenait et l’appréciait comme un feu, qui allumait chaque jour une vie totalement donnée.

Au cours des journées mondiales de la jeunesse à Paris en 1997, quelqu’un leur a demandé ce qui les fascinait en Jean Paul II, vieux et croulant. Deux jeunes répondirent : « Nous sommes venus parce que nous comprenons qu’il donne sa vie pour nous ».

Se rendre totalement disponible n’est pas un mouvement spontané. Et pourtant il n’était pas difficile pour les meilleurs garçons de Valdocco (parmi lesquels il y avait beaucoup de garnements …), de dire « Je veux rester avec Don Bosco ». Ils restaient non seulement pour « être avec lui », mais aussi pour « faire comme lui », ce qui impliquait inévitablement de « vivre comme lui ».

Je suis convaincu que, pour les jeunes, la chasteté de Don Bosco ne se présentait pas comme un problème, une difficulté ni un sacrifice - et parfois elle l’aura été aussi pour le saint des jeunes - mais toujours comme un don de Dieu, une joie d’aimer, une plénitude de vie, un élan joyeux, qui lui permettait d’être « tout entier » pour eux. C’est pourquoi, bien qu’il s’agisse d’une vertu difficile, ils l’embrassaient avec tout ce qui rend la vie salésienne belle, mais aussi exigeante.


« Presque un postulat de l »éducation ».

L’expression est du P. Alberto Caviglia qui définit ainsi le rôle de la pureté dans le projet éducatif pensé par Don Bosco.

Notre chasteté, avons-nous dit plus haut, est féconde pour inspirer un amour paternel envers les jeunes, en particulier ceux qui en ont le plus besoin, et pour suggérer les gestes qui peuvent la faire comprendre immédiatement.

Elle est tout aussi féconde à propos des objectifs et des contenus de l’éducation pour la vision de la vie, de la personne et de la culture qu’elle suppose, dont elle témoigne et qu’elle communique.

La sexualité comporte certainement une constellation de manifestations spécifiques : le sens juste du corps, la relation, l’image de soi et d’autrui, la domination et l’orientation du plaisir, et certaines valeurs comme l’amour, l’amitié et le don de soi. Mais elle mûrit et s’exprime dans le contexte de toute la personne et jamais comme une fonction séparée. Elle interagit avec tous les autres aspects de la personnalité. Eduquer la totalité de la personne en conformité avec une certaine vision est donc indispensable.

Cela fait voir l’influence quotidienne que la présence, les paroles, l’amitié et les actes des éducateurs et des éducatrices peuvent avoir sur les jeunes qui fréquentent nos milieux. Nous éduquons davantage par ce que nous sommes que par ce que nous disons.

On sent aujourd’hui le besoin diffus de trouver des routes adaptées, pour aider les jeunes à se rendre capables de vivre et d’intégrer la sexualité dans le projet de vie auquel ils se sentiront appelés. Cela implique des processus délicats et exigeants qui sont souvent destinés à aller à contre-courant ; il ne faut pas croire qu’ils mûriront tout seuls sans des éclaircissements, des propositions et des efforts.

Si, selon une juste remarque, « la chasteté est une liberté » d’aimer et d’être aimé, alors il faut connaître les étapes successives d’un « travail de libération », qui conduit peu à peu à orienter les ressources affectives de la personne, pour les mettre au service de l’amitié et de l’amour, dans un projet stable de vie.

Pour réaliser ce travail, il faut avant tout remettre au centre de l’attention éducative la personne avec ses multiples possibilités et, en particulier, sa destination à Dieu. Cela mènera à mettre dans sa juste lumière la valeur du corps et de la vertu, aujourd’hui non commune, de pudeur. Elle aide l’homme et la femme à reconnaître qu’ils sont bien plus que leur corps et à s’habituer à remarquer la richesse inédite des autres.

La présence, en beaucoup de nos milieux, de garçons et de filles nous oblige à prendre très au sérieux la route de la coéducation, où chacun accueille sa propre sexualité comme une vocation, découvre et apprécie l’originalité de l’autre sans en faire un objet de désir, apprend à établir des dialogues libres et mûrs, dans une dynamique de relation, où s’épanouit l’amitié sereine et l’échange des dons.

Aujourd’hui les jeunes se trouvent nécessairement sur des terrains à haute tension émotionnelle (media, groupes d’amis, discothèques, culture ambiante …). Cela demande un surplus de travail pour éduquer la chasteté du cœur en enseignant la sobriété et la vie régulière, le contrôle et l’orientation des désirs, la réflexion permanente sur les options personnelles et les dispositions affectives, la capacité forte et sereine d’attendre, à laquelle est appelé un jeune chrétien pour le préparer aux engagements de la vocation et du mariage.

Dès les premières années, nous accompagnons nos jeunes à comprendre comment la personne se réalise dans l’expérience de l’amour. De l’amour qui est rencontre et projet, offrande et don, joie et sacrifice, volonté de rendre heureux plus que de l’être, même au détriment d’autrui.

Seul l’amour oblatif peut être l’approche sereine de la poussée sexuelle. Le jeune doit comprendre que plus la sexualité tourne sur elle-même, plus elle reste inassouvie et cherche les évasions pour trouver de quoi se satisfaire le cœur. Notre société nous offre, même sans le vouloir, mille confirmations du drame qui s’empare de celui qui n’emprunte pas le juste sentier de l’amour. Un amour qui ignore le sacrifice et ne laisse pas de place à la croix du Christ risque de se transformer sans cesse en une possessivité qui asservit et utilise.

Mais apprendre à aimer, c’est apprendre à vivre, c’est commencer à être chrétiens. Don Bosco le savait et l’enseignait à ses jeunes. C’est pourquoi, à une invitation qui n’admettait pas de doutes, il ajoutait des indications sages pour maîtriser ses pulsions et ses sens, se renforcer intérieurement et se purifier.

Le CG23 a considéré que cette éducation à l’amour avait une influence particulière sur le maintien ou la décadence de la foi, et nous a invités à la reprendre avec décision et de se mettre à jour par quelques itinéraires : climat éducatif riche en amitié, attention à toute la personne, qualité humaine de la présence ensemble des garçons et des filles, éducation de la sexualité, témoignage des salésiens et des laïcs qui vivent avec sérénité le don de soi, catéchèse qui oriente vers Dieu et forme la conscience, vie spirituelle qui souligne la force transformante des sacrements .


Complémentarité enrichissante.

Le CG24 a ratifié un type de milieu éducatif qui se formait depuis tout un temps, mais dont les caractéristiques ne s’exprimaient pas encore pleinement, pas plus que ses conséquences sur nos dispositions et nos possibilités. Une de ces caractéristiques est la complémentarité entre les éducateurs et les parents qui se traduit par le dialogue, la collaboration, l’éclairage et l’échange d’expériences. « On renforcera la collaboration avec la famille qui est la première éducatrice de ses enfants. Il faudra donc offrir dans nos œuvres un climat éducatif riche de valeurs familiales, en particulier une équipe éducatrice comportant des présences masculines et féminines intégrées avec harmonie » .

Tout comme il donne origine à la vie, l’amour entre les époux constitue aussi l’énergie première et principale pour éduquer la famille. Or les époux, protagonistes de la famille chrétienne, et les célibataires, protagonistes de la vie consacrée, expriment le don du Christ à l’Eglise par leur fidélité courageuse et leur offrande totale à une mission typique. Le mariage chrétien et la chasteté consacrée manifestent de deux façons excellentes, bien que différentes, le même mystère de totalité qui s’exprime dans le « pacte d’amour » animé par le même Esprit Saint . « Le oui de la promesse matrimoniale et le oui du vœu de religion correspondent à ce que Dieu attend de l’homme : la remise de soi sans condition, comme le Seigneur sur la croix offrit tout, âme et corps, pour le Père et pour le monde » .

Dans l’échange de dons entre vocations et états de vie, la fidélité des époux encourage les personnes consacrées, et la virginité féconde de celles-ci soutient le cheminement des époux, aujourd’hui bien plus exposé aux dangers qu’hier. Ils sont l’un pour l’autre les témoins de cette force qui ne vient pas de la chair et du sang, mais de l’Esprit du Christ, qui anime Son Eglise. La fidélité à Dieu les unit et leur ouvre de profonds dialogues de communion.

Dans la rencontre et la collaboration quotidienne, ce dialogue devient pour les jeunes une communication de valeurs et un exemple de vie chrétienne. « Dans ce contexte, affirme le CG24, il est nécessaire de souligner la signification et la force prophétique du salésien SDB : non seulement il concourt à l’éducation par les valeurs masculines, mais, comme il vit le célibat dans la joie et la fidélité, il témoigne d’une qualité particulière de l’amour et de la paternité » .

En outre, dans les milieux éducatifs, nous sommes appelés à exprimer la richesse éducative de la complémentarité de l’homme et de la femme. Les religieux et les éducateurs font des projets, agissent et évaluent ensemble. Le parcours de la coéducation nous interpelle ensemble et peut-être avant les jeunes. Il faut dépasser la peur, la distance, la timidité et la non-communication. De même aussi les légèretés, la superficialité, et la ternissure du sens pastoral et du témoignage consacré.

La nécessité de la coéducation concerne le cœur, les pensées et les dispositions profondes plus que les manières seulement.

Le regard de Jésus et la personne de Marie nous donnent les paramètres pour orienter et modeler nos pensées, nos sentiments et nos dispositions. Il est clair que les relations humaines et la collaboration dans l’éducation qui s’expriment selon ces paramètres donne une touche de qualité humaine et de témoignage chrétien au milieu et à tout travail d’éducation.

Le CG24 nous le rappelle en de nombreux passages. En voici un : « La présence de la femme aide les salésiens SDB non seulement à comprendre l’univers féminin, mais aussi à vivre une relation éducative plus complète : car l’homme et la femme aident le garçon et la fille à découvrir leur identité personnelle et à accepter comme enrichissante leur spécificité à offrir comme un don dans la réciprocité » .

Unie à l’amour conjugal, la charité virginale et l’originalité de l’homme en dialogue avec le génie de la femme convergent avec une fécondité inédite dans la « charité éducative », qui devient capable de structurer de façon unitaire la croissance humaine et chrétienne des jeunes et des adultes.

3. LA ROUTE VERS LA MATURITÉ


Une nécessité qui défie et interpelle .

Je ne puis passer sous silence une expérience douloureuse qui met pour le moment à dure épreuve plusieurs Eglises locales et Instituts religieux en diverses parties du monde. Il s’est rencontré, ici et là, des cas de prêtres et de religieux qui ont été accusés d’« incitations et abus sexuels » sur des mineurs ou des femmes sans défense. On connaît les ravages, souvent irréparables, que cela apporte à une jeune vie. Ce qui explique la sévérité de beaucoup de législations par rapport à ces épisodes regrettables et la rigueur des tribunaux vis-à-vis des coupables. Parfois, les faits en question remontaient à des dizaines d’années et n’en ont pas moins fait l’objet de procédures pénales, au grave détriment de la mission de l’Eglise, avec des répercussions douloureuses sur l’accusé et sa communauté, ainsi que de graves dommages de nature financière.

Ces faits acquièrent aussi de l’importance, en plus de leur gravité objective, à cause des problèmes connexes qui créent des préoccupations dans les Eglises et les institutions religieuses. Il se passe parfois un élargissement anormal du concept d’« incitations et abus sexuels », qui peut désigner aussi de simples actes imprudents. Les exemples connus ne manquent pas.

Nous connaissons l’importance que donnent les médias aux manquements de prêtres et de personnes consacrées, le plus souvent pour les dénoncer en toute légitimité et parce qu’on attend normalement d’eux la cohérence, mais souvent aussi dans le but de diffamer l’Eglise catholique et d’autres institutions. Le tout s’aggrave de l’exploitation des faits en vue d’obtenir de grosses sommes d’argent pour les dommages et les frais de procès.

Tout cela réveille en nous l’écho des paroles dramatiques que Don Bosco a écrites de Rome le 5 février 1873 : « La rumeur publique déplore souvent des faits immoraux contre les mœurs et des scandales horribles. C’est un grand mal, c’est un désastre : et je prie Dieu de faire que nos maisons se ferment toutes avant que n’y arrivent de tels malheurs » .

Les faits que nous avons sous les yeux nous incitent à intervenir de toutes les façons possibles pour défendre les mineurs et contre l’exploitation des femmes. Et je remercie de grand cœur les confrères engagés sur ces frontières.

Ils nous invitent aussi à redécouvrir les points du Système préventif que Don Bosco avait soulignés ou suggérés et qui, quelque part peut-être, ont été un peu perdus de vue.

Il faut retrouver certaines normes de pédagogie et de prudence - propres à la tradition salésienne - qui méritent d’être proposées une fois de plus et qui, à l’époque, ont été rappelées aux supérieurs responsables, Et par ces pages aussi je leur demande une collaboration ferme et sereine. C’est une partie importante de la prophylaxie qui structure nos milieux et nos habitudes, de façon à aider l’épanouissement des vertus humaines et chrétiennes.

Mais ces faits nous poussent surtout à bien comprendre, à la lumière de connaissances adaptées et de la Parole de Dieu, le cheminement de croissance permanente que nous sommes appelés à faire. La recherche inconsidérée de satisfactions, bien que la plus grave, n’est pas la seule manifestation d’une sexualité non mûre et réprimée. Il y a aussi l’incapacité de nouer des amitiés, la fermeture à la fraternité, la dureté de cœur, l’attachement incompréhensible à ses opinions, à ses biens ou à ses avantages, l’aridité dans les relations. Il nous est donc nécessaire de garder la tension vers la plénitude de notre donation et de notre capacité d’éduquer.


Un parcours à assumer.

L’énergie et l’identité sexuelles - que la chasteté reconnaît avec joie, accueille sans hésiter et valorise dans son projet de vie - structure la personnalité aux niveaux les plus profonds pour en connoter chaque dimension : pensée, affectivité, expression, projets, relation. Elle est marquée par les expériences les plus significatives de la vie. La période prénatale, les premiers mois et les relations avec la mère, l’ambiance et les relations familiales, l’hérédité, la précocité ou les retards dans l’éducation et dans l’autoéducation, les expériences traumatisantes difficiles à élaborer et bien d’autres choses influencent la maturation de l’affectivité et de la sexualité.

La chasteté sereine est au bout d’un long cheminement, pour la simple raison que la maturité de la personne est, elle aussi, le point d’arrivée d’un long parcours. Il s’agit donc d’accueillir - pour nous-mêmes et pour ceux qui sont confiés à nos soins d’éducation - les processus nécessaires pour atteindre cette maturité qui engendre la joie et la paix, et se traduit en force de témoignage.

En même temps, nous sommes appelés à prendre acte de ce que, sur ce terrain décisif de la croissance humaine, la vie religieuse, et plus encore une congrégation d’éducateurs, est pour ainsi dire mise à l’épreuve non seulement par rapport à la morale sexuelle, mais surtout à la richesse affective. « Il est nécessaire que la vie consacrée présente au monde d’aujourd’hui des exemples de chasteté vécue par des hommes et des femmes qui font preuve d’équilibre, de maîtrise d’eux-mêmes, d’initiative, de maturité psychologique et affective » . Cela implique le contrôle et l’orientation des tendances spontanées, mais plus encore le développement de la capacité d’aimer.

Les Constitutions nous avertissent que « la chasteté n’est pas une conquête réalisée une fois pour toutes. Elle a ses moments de paix et ses moments d’épreuve. C’est un don qui, en raison de la faiblesse humaine, exige un effort quotidien de fidélité » .

« Cela veut dire, note paternellement le P. Ricceri, qu’il ne faut pas s’étonner ni s’épouvanter si, spécialement à certaines heures de dépression, d’inactivité ou d’isolement, nous en souffrons dans notre chair et dans notre cœur. C’est là un aspect de notre croix et quelquefois, peut-être, une forme de participation à l’angoisse du Christ au Jardin de Gethsémani » . Difficultés dans les relations, frustrations dans l’apostolat, incompréhensions dans la communauté, angoisses pour la santé personnelle ou celle des siens, moments de stress : tout s’enregistre ponctuellement dans notre sphère affective, avec des contrecoups, qu’il faut inscrire à notre budget et surmonter à l’aide de la grâce et de la prière, de l’esprit de mortification, de notre détermination sereine et de la communauté qui nous accueille et nous accompagne. Il n’est pas exclu qu’il faille aussi entreprendre des itinéraires patients pour retrouver des motivations et changer des habitudes enracinées. Les différentes périodes de la vie exigent des efforts supplémentaires pour renouveler notre compréhension de l’engagement que nous avons pris.

Il faut rappeler quelques indications essentielles pour ce cheminement.

Notre ministère doit s’exercer dans un esprit d’humilité et de prudence, libre de toute forme de présomption, par rapport à ce qui peut blesser la chasteté : « Rappelez-vous que je vous envoie pêcher et que vous ne devez pas vous laisser pêcher », disait Don Bosco aux siens, avec une pointe d’humour, et lorsqu’il les savait occupés dans des milieux à risque, il leur disait de « laisser les yeux à la maison » . Ces paroles nous remettent à l’esprit, au-delà des allusions matérielles, l’attention à garder en fait d’amitiés et de familiarités dans nos milieux d’éducation et de pastorale, marqués par la rencontre quotidienne avec des collaboratrices et des jeunes des deux sexes.

La route vers la maturité est marquée par la croix. Avec l’autorité du témoin oculaire, le P. Albera écrit : « Il ne faut pas croire que Don Bosco aurait donné peu d’importance à l’esprit de mortification ; si l’on étudie bien sa vie, on trouvera que chaque circonstance est une invitation et un enseignement pour pratiquer la mortification » . Cette réflexion peut sembler peu valable aujourd’hui, mais il faut la rattacher à la fécondité de la croix. Le piège le plus grand de l’esprit bourgeois, non seulement pour la vie religieuse, mais même simplement pour les racines chrétiennes, c’est peut-être le refus de la croix : tacite, effectif, systématique. Le confort est considéré comme une valeur désirable et un état à atteindre ; les analgésiques sont passés du monde de la médecine à celui de la vie quotidienne, qui désire alléger toute souffrance. Il s’est ainsi introduit des comportements et des habitudes selon lesquels la satisfaction du désir devient un impératif, et la suppression des risques de souffrance tant physique que morale et spirituelle, un style de vie. Ce qui au plan physique est licite et souvent désirable, tend à se transférer au plan moral, annulant ou réduisant le prix de fatigue indispensable que chacun est appelé à payer pour défendre les valeurs, la fidélité et l’authenticité de la vie chrétienne. Dès ses débuts, elle a dû se mesurer avec la croix, la persécution et le martyre. La parole de saint Paul aux chrétiens de Philippes reste de pleine actualité pour nous aujourd’hui, qui baignons parfois dans un climat de non-engagement moral : « Je vous l’ai souvent dit et maintenant je le redis en pleurant : beaucoup de gens vivent en ennemis de la croix du Christ » .

Quand on discuta sur la devise à introduire dans le blason de la Congrégation, quelqu’un proposa aussi Travail et tempérance. On sait que Don Bosco insistait sur le binôme, qui invite à se dépenser avec générosité, sans oublier en même temps la mesure. C’est dans ce sens qu’il faut lire les deux mots ensemble, sans les disjoindre, pour signifier que le travail lui-même doit être réglé par la tempérance, de façon qu’il puisse continuer à exprimer la charité envers Dieu et envers l’homme, en évitant les excès qui peuvent conduire au stress, à l’épuisement et à la confusion affective.

Il faut doser avec sagesse les temps de travail et les temps de récupération, les temps d’action et de formation, d’immersion dans la foule et d’émersion spirituelle en quête de nous-mêmes et des motivations les plus profondes de notre vie et de notre action. Il faut dépasser l’action pour l’action et le désordre de la vie, et redevenir maître de son temps, de ses activités et de soi-même. C’est pourquoi il faut donner une importance suffisante à la retraite annuelle, à la récollection mensuelle, au jour du Seigneur hebdomadaire, aux moments quotidiens de communauté et de prière (y compris la méditation !). Le recueillement personnel doit retrouver une place dans la programmation de notre journée. « L’isolement est négatif, mais la solitude est tout autre chose. On peut même dire qu’elle en est le contraire. C’est comme le silence qui précède et féconde la parole » .

Mais l’aide la plus décisive nous vient de la grâce de Dieu qui a dans les sacrements et dans l’amour pour Marie Auxiliatrice des éléments dont notre tradition a toujours reconnu la grande efficacité.

L’Eucharistie, qui nous nourrit du Corps et du Sang du Seigneur, renouvelle sans cesse notre conscience d’être Ses membres, nous donne la force de vivre en chrétiens et d’éviter tout ce qui est contraire à ce nom.

L’écoute quotidienne de la Parole de Dieu conteste et dissout les sophismes, par lesquels nous sommes tentés de justifier d’éventuels fléchissements ou de nous laisser aller à des habitudes moins positives.

L’amour pour Marie et la contemplation de son inégalable existence maintiennent dans leur qualité et leur pureté les intentions du cœur et animent une plus grande docilité aux motions de la grâce.

Le P. Paolo Albera relevait l’importance de la confiance en un directeur spirituel quand il recommandait d’« ouvrir à deux battants sa conscience au confesseur » . C’est une nécessité que l’on redécouvre aujourd’hui. Pour garder la sensibilité et la vigilance de la conscience, et sa capacité de reconnaître de loin le bien et le mal, et pour défendre sa liberté personnelle, il faut mettre son existence sous les yeux de ses frères, savoir se confier et exploiter les médiations que Dieu place sur notre route.


Discernement des vocations et formation initiale.

Le cheminement que nous avons mentionné requiert une disposition fondamentale de départ qui est le signe de l’appel à la vie salésienne et l’apprentissage intériorisé des dispositions, des habitudes et des façons de faire conformes à la chasteté. On ne peut donc, à propos du cheminement vers la maturité, ne pas parler du discernement des vocations et de la formation initiale. Nos documents offrent déjà des critères charismatiques de discernement et des options pédagogiques pour l’accompagnement des candidats. Il n’est pas nécessaire de les reproduire ici. Mais il faut quand même rappeler quelques points d’actualité.

L’expérience, la réflexion et les orientations ecclésiales de ces dernières années ont donné une importance particulière à la maturation affective et sexuelle de base comme condition préalable pour être admis aux vœux de religion et au ministère ordonné, et comme point indispensable pour faire l’expérience d’une vocation sereine et mûre .

Une formation spécifique à la maturité affective, qui unit l’aspect humain et l’aspect plus proprement spirituel, est particulièrement nécessaire dans le contexte actuel, qui est à la fois largement ouvert et sans cesse exposé à des stimulations diverses. « Il devient plus difficile mais aussi plus urgent, dit l’exhortation apostolique Pastores dabo vobis, d’assurer une éducation de la sexualité qui soit vraiment et pleinement personnelle et qui ouvre à l’estime et à l’amour de la chasteté, vertu qui développe la maturité authentique de la personne, en la rendant capable de respecter et de promouvoir la signification nuptiale du corps » .

Dans notre contexte, le CG24 demande que « soit réservée une attention particulière à la maturité affective requise par la collaboration avec les laïcs et le monde féminin » et que, dès les premières années de la formation, l’on aide « les confrères à développer un comportement serein et mûr par rapport à la féminité » .

Il s’agit de conduire les candidats à une décision mûre et libre, fondée sur la connaissance de soi et du projet de vocation auquel ils sont appelés, de garantir l’idonéité « grâce à laquelle le consacré aime sa vocation, et aime selon sa vocation » .

Dans le travail de discernement et aux moments de l’admission, la sphère affective et sexuelle doit faire l’objet d’une attention particulière, évaluée dans la globalité de la personne et de son histoire, en rapport avec les caractéristiques de la vocation salésienne.

Parmi les points à évaluer et à éclaircir avant le noviciat, sur la base d’une connaissance adéquate et d’une évaluation prudente, il y a l’état sain de l’affectivité, en particulier l’équilibre sexuel. Le décret Perfectae Caritatis de Vatican II, repris par Potissimum Institutioni, demande que les candidats à la profession de la chasteté n’embrassent pas cet état ni qu’ils y soient admis sans avoir passé une probation suffisante et atteint une maturité psychologique et affective suffisante .

Le discernement initial ou le parcours de formation peuvent mettre en lumière de sérieuses faiblesses et des expériences de vie qui invitent pour le moins à une extrême prudence. L’article 82 des Constitutions rappelle l’avertissement de Don Bosco : « Celui qui n’a pas l’espoir fondé de pouvoir conserver, avec l’aide de Dieu, la vertu de chasteté, dans les paroles, les actes et les pensées, ne doit pas faire profession dans cette Société, parce que souvent il se trouverait en danger ». C’est une directive qui nous oblige à assurer le sérieux du discernement et des admissions.

Il y a des personnalités qui montrent, depuis le début, des points qui soulèvent de sérieuses préoccupations : la vie salésienne n’est pas leur voie . L’« espoir fondé », souligné par les paroles de Don Bosco, ne peut coexister avec des situations qui ont marqué profondément la personne, ni avec des tendances qui s’harmonisent difficilement avec les caractéristiques de la vocation salésienne et avec les exigences de la mission d’éducateur pasteur, ni avec une vie précédemment gravement incorrecte.

Nous connaissons de telles situations et tendances ; je pense par exemple aux relations précoces, aux expériences sexuelles, aux problèmes sur le terrain de l’homosexualité, à des situations de violence et à d’autres semblables. On discute abondamment à ce propos de données anthropologiques, pédagogiques et morales. La variété des sujets, l’incidence diverses des situations et l’état différent où peuvent se trouver ces tendances déconseille de les traiter de façon sommaire, pour ne faire tort à personne ni se limiter au fait de l’admission ou non. Mais il faut savoir que nous avons des critères propres à une congrégation d’éducateurs exprimés dans nos documents et avec la possibilité d’être spécifiés ultérieurement pour des cas particuliers.

Il n’est pas toujours facile de discerner ni d’évaluer avec délicatesse et prudence. Il est donc nécessaire de recourir à des spécialistes sérieux, pour profiter de tout ce que la science met à notre disposition sur ce terrain fondamental de la maturité humaine.

En tout cas, on ne peut fermer les yeux sur les situations douteuses. Elles doivent être clarifiées avant d’admettre à des engagements qui impliquent sérieusement la personne et la Congrégation. Le formateur, guide ou accompagnateur, doit être en mesure de ne pas s’illusionner et de ne pas illusionner sur la solidité du candidat .

Certains abandons en phase d’expérience avancée, qui résultent souvent d’admissions peu prudentes, et d’autres situations douloureuses (ambiguïté de vie, insatisfaction permanente et inexplicable, compensations illégitimes) invitent à la vigilance dans le discernement.

Après avoir souligné l’attention à porter à la dimension affective et sexuelle, et la nécessité d’une aptitude de base pour la chasteté « salésienne », il faut rappeler qu’elle requiert une formation mentale, morale, spirituelle et ascétique, si l’on veut qu’elle mène à la réalisation de personnes mûres et joyeuses. C’est donc un point à aborder de façon sereine, ouverte et directe.

La connaissance adéquate, en termes réels, de la sexualité dans ses divers aspects, significations et réalisations est aujourd’hui nécessaire, sans laisser tomber l’information sur les tendances et les faits présents dans notre culture. Dans ce sens il faut présenter le problème des « incitations et abus sexuels » et ses implications de nature civile, ecclésiale et vocationnelle, en soulignant le sens de la justice envers ceux qui en sont l’objet, et en entretenant une sérieuse préoccupation pastorale tant vis-à-vis de la victime que du coupable.

Il sera nécessaire en même temps de présenter sous une forme « positive » le célibat et la chasteté pour le Royaume, pour aider à l’assumer comme un bien, même du point de vue humain, avec la liberté qui « prend les traits d’une obéissance convaincue et cordiale à la “vérité” de son être propre, au “sens” de son existence » . La vision qu’on en offrira, toujours basée sur la Parole de Dieu et caractérisée par le réalisme, indiquera des critères et des paramètres d’évaluation personnelle que le sujet pourra s’appliquer sans angoisse ni illusions.

Dans cette perspective se situent harmonieusement, sans dichotomie ni ingénuité, l’exigence de la vigilance spirituelle, de la prudence et du renoncement, l’appel à l’ascèse et à la discipline de vie, à l’effort indispensable et continu pour maîtriser et intégrer les pulsions sexuelles.

L’ouverture transparente dans le dialogue formateur (direction spirituelle) et la pratique fréquente du sacrement de la réconciliation, les relations humaines et communautaires d’amitié et de fraternité sereines, le sens de la mission et l’amour personnel pour Jésus Christ soutiennent un cheminement de fidélité non exempt d’embûches.

La formation à la chasteté consacrée constitue un défi et un devoir pour tous ceux qui interviennent à divers titres dans la maturation des vocations. Et dans certains contextes elle peut comporter des difficultés qui proviennent de l’infrastructure culturelle. Il faudra donc accorder une attention spéciale à la préparation initiale des candidats et à la formation continue, au renouveau pédagogique et à l’unité des critères tout le long de la formation.

L’enseignement de Don Bosco et l’expérience de la Congrégation nous aident à unir la confiance éducative et l’exigence, la sensibilité pédagogique et la responsabilité charismatique.


Le rôle de la communauté.

Ce que nous avons dit peut donner l’impression que la chasteté ne regarderait que le domaine individuel. Un peu selon la tendance insistance de la culture actuelle à reléguer certains aspects du comportement à l’inattaquable « privé », à la seule conscience individuelle.

Il est vrai que sur ce terrain, comme dans tout le processus de sa vocation, chacun de nous porte une responsabilité inaliénable et unique. Mais la communauté y tient un rôle bien loin d’être secondaire.

Chacun est appelé personnellement à prendre place dans la communauté avec maturité et à se rendre disponible pour un échange fraternel de dons et d’expériences. La communauté, par ailleurs, crée le climat, appuie, encourage et soutient. La qualité de notre témoignage de chasteté est liée à notre façon de former et de bâtir une communauté, à notre manière de vivre et de travailler ensemble. Nous pouvons expliciter quelques motifs de cette interdépendance.

Dans la communauté, disent les Constitutions, « nous trouvons une réponse aux aspirations profondes du cœur » , c’est-à-dire au besoin d’aimer et d’être aimés. Dans l’affection donnée et échangée, nous nous rendons conscients de notre valeur comme personnes et nous exprimons les plus profondes potentialités de notre être. La communauté est notre famille. Dans la communication sereine et dans l’amitié adulte se développe et se manifeste notre capacité de nous donner et nous bâtissons des relations de collaboration efficace. Plus notre vie commune est forte et sincère, plus le sentiment de notre chasteté, même dans ses aspects évidents de renoncement, tonifie notre besoin d’amour humain et donne un témoignage crédible que l’amour de Dieu remplit notre existence. Il est clair alors, en particulier pour les jeunes et les gens qui vivent auprès de nous, que la virginité que nous professons est le choix d’un amour authentique, sincère, impliquant, riche d’humanité et ouvert à tous. Il est certain que l’amour fraternel prévient, neutralise, tempère et réoriente pour un temps des faiblesses affectives éventuelles. La dissolution de la communauté, par contre, qui se manifeste par la froideur, la fuite vers l’extérieur et l’individualisme apostolique, pousse aux évasions et aux satisfactions d’autre nature.

Un deuxième motif du lien étroit qui unit la responsabilité personnelle et l’expérience communautaire concerne notre mission d’éducateurs. La vie communautaire est une école et un gymnase. La communication éducative est efficace si elle se réalise par une relation correcte et intense, capable de transmettre des expériences valables et des visions de vie. Le partage communautaire, la capacité et la disponibilité à s’intégrer et à se compléter les uns les autres fournissent le banc d’essai pour nous approcher de façon équilibrée et efficace des jeunes également. Derrière beaucoup de tensions communautaires se cachent peut-être l’incapacité d’échanger, le refus de prendre place dans la mission, ou l’obstination à vouloir faire notre chemin contre tous et contre tout. La fragilité du tissu communautaire a des répercussions négatives sur l’efficacité de notre présence parmi les jeunes qui peuvent faire l’objet de nos accès et de nos tensions. Une expérience de vie communautaire sereine devient éducative en elle-même, surtout dans le domaine de l’amour, de l’amitié et de l’affectivité auquel les jeunes sont particulièrement sensibles.

Enfin la communauté nous conduit et nous soutient dans notre cheminement de fidélité, en nous offrant un espace humain d’interrelations, de circonstances, d’événements et de contacts qui font que nous nous sentons humainement réalisés, et bien situés dans la société et dans le monde. Une communauté bien intégrée communique de l’énergie à chacun de ses membres, car elle les motive davantage pour vivre leur appel personnel, les soutient dans les moments de difficulté et leur fournit un large espace de compréhension pour affronter aussi des situations difficiles et des moments de crise et d’égarement. La proximité amicale et discrète des confrères est un soutien pour qui vit les tensions de la jeunesse et les crises de la maturité, les soucis de la maladie et de la vieillesse.

La communauté a donc la tâche délicate d’assister et de discerner.

Assister dans le sens salésien, c’est prévenir, percevoir rapidement les signes d’un état d’âme ou d’insatisfaction, avertir par un mot fraternel des ambiguïtés et des risques qui se profilent, éclairer avec courage et franchise celui qui en aurait besoin.

Discerner, c’est résoudre des situations intenable avec un respect fraternel, mais avec autant de fermeté et d’opportunité. C’est la tâche du supérieur, mais pas uniquement. Le témoignage de chacun a une influence sur toute la communauté et lui appartient donc. Elle doit se sentir investie du devoir de garder ce témoignage. C’est à cela que nous appelle notre engagement religieux et, sous certains aspects, la loi civile aussi.

Conclusion : la force d’une prophétie.

L’exhortation apostolique sur la Vie consacrée souligne le fait que « tandis qu’ils cherchent à acquérir la sainteté pour eux-mêmes, ceux qui suivent les conseils évangéliques proposent pour ainsi dire, une “thérapie spirituelle” à l’humanité, puisqu’ils refusent d’idolâtrer la création et rendent visible en quelque manière le Dieu vivant »

Reprenant une expression de Nietzsche, Urs Von Balthasar écrit : « La phrase la plus sensée que j’ai entendue est : Dans l’amour vrai, c’est l’âme qui enveloppe le corps », c’est-à-dire : « Le rayonnement du corps en vertu de la pureté de l’âme est effectivement la chasteté absolue » . L’homme remodelé par le Baptême et, une nouvelle fois, par le don de la chasteté, assume son état corporel dans la grâce pour en faire un signe, non de maîtrise de soi, ni simplement de plaisir ou de prestance physique ou esthétique, mais d’une vie qui se donne sans condition à Dieu et à ses frères.

Nous savons bien qu’il ne suffit pas de « raisonner » sur la chasteté. Don Bosco nous a enseigné à la rayonner : « La condition de base pour l’éducation à la pureté est le rayonnement personnel des éducateurs » .

Et il n’est pas possible de parler de la chasteté salésienne sans la rattacher au climat qui la suscitait et l’exprimait. Dans cette expérience d’Esprit Saint, Jésus Eucharistie nourrissait la vie des éducateurs et des jeunes pour les rendre chrétiens, éclairait les cœurs du feu de la charité et conférait à la présence et aux gestes le pouvoir de communiquer la grâce. Il créait ainsi une école de spiritualité, qui continue à donner, dans toutes les parties du monde, des fruits de sainteté apostolique et éducative. Son « signe » est celui de la joie, où Don Bosco voyait la version salésienne de la « Bonne Nouvelle » évangélique. Car la chasteté salésienne, disait le P. Ricceri, « se vit habituellement avec sérénité et allégresse, dans un élan de jeunesse, d’enthousiasme, de confiance invincible en la vie, et dans le sentiment de la présence invisible de Dieu » .


La fête de l’Immaculé célébrée aujourd’hui est remplie du souvenir de l’atmosphère qui nous sert toujours d’inspiration. Sous son regard attentionné et sa maternité virginale se forma et se développa la Compagnie de l’Immaculée, ce groupe de jeunes qui devrait ensuite soutenir la Congrégation salésienne. La bonté affectueuse de Don Bosco avait éveillé en eux le désir de se consacrer tout entiers.

Qu’elle nous aide aussi à développer dans l’amour et à orienter les jeunes vers des résolutions de sainteté.

Avec mes souhaits d’une année nouvelle enrichie de la grâce du Père, vers qui nous nous tournons avec un amour de fils à la veille du troisième millénaire.


Juan Vecchi