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1. LETTRE DU RECTEUR MAJEUR

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« Tu es mon Dieu ! Je n’ai pas d’autre bonheur que toi. » (Ps 16,2)


8 juin 2003

Solennité de la Pentecôte



1. « Je rends grâce à Dieu pour vous tous » (Rm 1,8) – 2. « J’ai promis à Dieu que, jusqu’à mon dernier souffle… » (MB XVIII, 258) – 3. Le malaise d’aujourd’hui dans la vie consacrée – 4. L’excellence objective de la vie consacrée – 5. Un modèle en crise – 6. CG25, une invitation à s’orienter dans cette ligne – Pour conclure.



Très chers confrères,


Au début de la session d’été du Conseil général, je me mets en communication avec vous selon le rythme trimestriel des lettres que j'envoie habituellement à toute la Congrégation. Je le fais en la fête de la Pentecôte, qui célèbre l’irruption de l'Esprit Saint dans le cénacle où se trouvaient réunis les disciples de Jésus avec Marie. Selon le récit des Actes des Apôtres (cf. Ac 2, 1-11), ce fut un événement qui bouleversa profondément le cœur de chacun d'eux, précisément « comme un violent coup de vent » . L'Esprit Saint, qui est la puissance avec laquelle Dieu intervient dans l'histoire, les enveloppa et « comme un feu » les pénétra profondément. La peur tomba et céda le pas au courage, l’indifférence fit place à la compassion, la fermeture fut dissoute par la chaleur, l’égoïsme fut supplanté par l'amour. L’Église commençait ainsi sa marche dans l'histoire. Je souhaite que l'Esprit Saint, comme le vent et le feu, mette à jour l'expérience de la Pentecôte dans l'Eglise et dans notre chère Congrégation, pour que nous puissions devenir des témoins toujours plus convaincus, courageux et crédibles de Jésus et de son Evangile.

Dans ma dernière lettre, vous avez trouvé la relation des activités de ma première année de service à toute la Congrégation ; vous me connaissez donc un peu mieux à présent et vous êtes informés de ce que fait et pense le Recteur majeur. Il est certain que la vie ne s'arrête pas ; au cours de ces trois derniers mois, j'ai eu un agenda très chargé d'engagements : la journée au « Borgo Ragazzi » de Rome, la retraite spirituelle à Fatima, la visite à la Province du Portugal, le voyage en Terre sainte, la réunion intermédiaire du Conseil général, la visite en Grande-Bretagne, les journées à Treviglio et à Chiari, la visite aux Provinces de Sicile, de Bilbao et de Munich, la journée à Bonn et à Cologne, la visite à la Province de Vérone, la réunion de l'Union des supérieurs généraux, la visite à la Province Adriatique.

Je puis vous dire que je connais toujours mieux la situation de la Congrégation, ses ressources, ses problèmes, ses défis, ses potentialités. J'apprends en outre toujours mieux les tâches à exercer comme Recteur majeur. C'est une mission très belle et exigeante, devant laquelle je me sens inadapté par rapport aux nécessités et aux attentes. Je sens donc le besoin de votre compréhension et surtout de vos prières, pour que je puisse devenir, comme je le désire, un successeur de Don Bosco paternel et clairvoyant, fidèle et dynamique.



1.« Je rends grâce à Dieu pour vous tous » (Rm 1,8)



Avant de partager avec vous quelques réflexions à propos de la vie religieuse, dans l'espoir qu'elles seront utiles comme stimulant spirituel, pastoral et vocationnel, je voudrais remercier chacun de vous pour le don de sa vie à Dieu sur les pas de Don Bosco.

Je me sens dans l'obligation de vous remercier ; je le fais volontiers par cette lettre, comme je le fais aussi personnellement quand je vous rencontre lors de mes visites aux Provinces et aux communautés. D'un côté chaque confrère est un trésor pour la Congrégation ; je ne me lasserai jamais de le répéter et de chercher à vous le faire sentir. D'autre part la vocation salésienne, tant laïque que sacerdotale, est un don extraordinaire pour chacun de vous. C'est mon expérience et, j'imagine, aussi la vôtre. J'aime prier quelques psaumes à cette lumière, comme par exemple le psaume 16 (15), où nous lisons : « J'ai dit au Seigneur : “Tu es mon Dieu ! Je n’ai pas d'autre bonheur que toi” … Seigneur, mon partage et ma coupe : de toi dépend mon sort. La part qui me revient fait mes délices ; j'ai même le plus bel héritage ! » (v. 2, 5-6). Et je ne me réfère pas au fait d'être Recteur majeur, qui est un ministère à exercer temporairement, mais au don inestimable de la vocation comme projet de vie centré sur Jésus, qui nous appelle par notre nom, nous choisit pour être avec lui et pour partager sa passion pour Dieu et pour l'homme (cf. Mc 3,13-15). Avoir une vocation, c'est avoir découvert que la vie a un sens : il y a un beau « rêve » – celui de Dieu – à réaliser, une mission – accordée par Dieu – à exercer, un objectif – les personnes qui nous ont été confiées – à rejoindre. Et cela remplit de force et de joie toute une vie, qui alors s’unifie comme celle de Don Bosco (cf. Const. 21). Telle est la vocation salésienne.

Elle est un don de Dieu tellement précieux, qui doit se cultiver avec soin et se proposer avec décision aux jeunes, parce que nous voulons qu'ils soient heureux comme nous. Je vois de plus en plus que le problème le plus grand et le plus commun parmi les jeunes n'est pas ce qui réclame l'attention, comme la drogue, l’alcool ni même la confusion en matière de sexualité, même si malheureusement tant de jeunes y sont impliqués – et c'est un problème qui ne peut nous laisser indifférents. Non, le vrai problème est le manque de direction, d'horizon, de sens, de projet de vie. Cela les porte à vivre superficiellement, en consommant des choses et des expériences, sans rien pour unifier ni dynamiser leur vie. Je vous remercie donc de votre vocation, qui sera toujours plus riche que la meilleure biographie. Comment pouvoir en effet rassembler dans un livre ou une lettre mortuaire, à la fin de la vie, une histoire de fidélité à Dieu pour les jeunes, tissée de joies et de tristesses, de rêves et de désillusions, d'espérances et de frustrations, de sueur, de larmes et de sourires ?

Par conséquent, permettez-moi d’adopter les paroles de Paul pour remercier Dieu de ce que vous êtes – consacrés par Dieu aux jeunes – et de ce que Dieu est pour vous – le Bien unique et suprême. Comme l'apôtre, moi aussi « je rends grâce à mon Dieu par Jésus Christ pour vous tous, puisque la nouvelle de votre foi se répand dans le monde entier. Car ce Dieu à qui je rends un culte spirituel en annonçant l'Evangile de son Fils, il est témoin que je fais sans cesse mention de vous ; à tout instant, je demande dans mes prières que la volonté de Dieu me donne bientôt la chance de venir enfin chez vous. J'ai en effet un très vif désir de vous voir, pour vous communiquer un don de l'Esprit, afin de vous rendre forts, – je veux dire, afin de nous réconforter ensemble chez vous, moi par votre foi et vous par la mienne » (Rm 1,8-12).



2.« J’ai promis à Dieu que, jusqu'à mon dernier souffle… » (MB XVIII, 258)



Comme vous vous le rappelez, dans ma première lettre déjà je vous ai exprimé le désir de vouloir faire de la sainteté un programme de vie, une option de gouvernement, une proposition éducative : à ce point de vue je m'étais hasardé à dire que cette première lettre n'était pas une lettre parmi les autres, mais qu'elle voulait devenir le texte programme des six années.

Et quand je parle de sainteté, je ne pense pas à quelque chose de générique ni à un idéal à proposer indistinctement à tous ; je pense à nous, les salésiens. Quand je parle de sainteté, je pense donc à une vie de sainteté qui nous est propre : la sainteté salésienne, vécue selon le modèle de notre père bien-aimé Don Bosco. Je me réfère donc à la sainteté qui ne peut s'obtenir ni se vivre qu’en qualité de consacrés par Dieu à la mission salésienne : « Notre vie de disciples du Seigneur est une grâce du Père qui nous consacre par le don de son Esprit et nous envoie pour être apôtres des jeunes » (Const. 3).

Notre sainteté est donc une sainteté consacrée, un don spécifique que Dieu nous fait pour les jeunes auxquels nous sommes envoyés. Tout cela a des conséquences. Je voudrais m’étendre avec vous sur cet aspect de la sainteté salésienne, que j'estime tout à fait stratégique, parce que nous, les « salésiens de Don Bosco » nous entendons « réaliser, dans une forme spécifique de vie religieuse, le projet apostolique de notre Fondateur » et parce que, « en remplissant cette mission, nous trouvons le chemin de notre sanctification » (Const. 2).

Bien souvent, en visitant la Congrégation, il m'est arrivé de trouver des confrères pleins de forces et de courage apostolique, travaillant dans des œuvres magnifiques en faveur des jeunes, mais ne paraissant pas poussés ni animés par une égale passion pour Dieu. Si bien que d'un côté on ne peut qu'apprécier leur dévouement, mais de l'autre, il faut bien se demander quel est le motif réel d'une si grande activité. Nous savons que la mission salésienne et la Congrégation qui est issue pour la servir, sont nées de Dieu et renaissent en Dieu : le salésien, en effet, a été « envoyé aux jeunes par Dieu » (Const. 15) ; la Société à laquelle il appartient « est née, non d'un simple projet des hommes, mais par l'initiative de Dieu » (Const. 1) ; en outre, le trait le plus caractéristique de notre vocation, celui qui nous est le plus cher, « la prédilection pour les jeunes », est « un don spécial de Dieu » (Const. 14). Dieu est à l'origine, comme source et fondement, de notre mission salésienne ; et il doit rester tel. Ce fait objectif doit se vivre par chacun et transparaître par sa vie personnelle.

L'expérience personnelle de Don Bosco n'a pas été différente. Prêtre pasteur des jeunes par vocation, il devient pour eux et avec eux un éducateur attentif ; et l’éducateur-pasteur des jeunes se fait fondateur d’instituts religieux, « religieux lui-même, formateur de consacrés et, plus tard, de consacrées… Le problème des jeunes, en effet, lui était apparu trop complexe et exigeant pour pouvoir se résoudre par la seule mobilisation occasionnelle et volontaire de collaborateurs fluctuants » 1. « L’expérience lui montrait que le personnel volontaire ne garantissait pas la stabilité, la continuité, l'homogénéité d'action, alors qu'au contraire, la planète des jeunes se révélait toujours plus complexe et l'abandon et la pauvreté plus étendus et diversifiés. Il fallait par conséquent repenser radicalement le problème des collaborateurs, de leur statut spirituel et juridique et leur organisation. Don Bosco a ainsi fini par choisir la forme de la Société religieuse, appuyée par d'autres forces associées » 2.

Si bien que, sachant que la mission parmi les jeunes, en particulier les plus pauvres, abandonnés ou à risque, exigeait « un vaste mouvement de personnes » (Const. 5), Don Bosco a dû chercher parmi ses propres jeunes ses collaborateurs les meilleurs, ceux qui partageaient avec lui une même expérience spirituelle et apostolique, celle du Valdocco, et qui, invités par Don Bosco à « rester avec lui », devinrent les premiers salésiens. « Il était parti de garçons qui n'avaient aucune idée de vie religieuse... À partir du fait de se trouver dans sa maison, Don Bosco les a peu à peu amenés au désir de vivre et de travailler de façon stable, en communauté, avec lui, et enfin à se décider à partager sa mission même et à s’y lier par les vœux religieux, en devenant membres d’une Société proprement dite de consacrés » 3.

Il est vrai que, pour nous salésien du moins, c’est la mission qui a requis la naissance d'un groupe de consacrés : les jeunes nous ont conduits à Dieu, et ce n'est pas par divertissement ni comme passe-temps, mais comme but et motif. Pour garantir le travail avec les jeunes, Don Bosco a découvert qu'il avait besoin de personnes tout entières consacrées à Dieu ; pour avoir des collaborateurs complètement consacrés à ses jeune, Don Bosco devint fondateur. Je ne sais si ce fut un choix pragmatique de notre père bien-aimé, quand il se rendit compte que les collaborateurs ordinaires ne garantissaient plus l'effort quotidien du travail apostolique, 24 heures sur 24, tous les jours de la semaine, ou plutôt une conclusion logique de sa propre expérience, marquée par le « songe » des neuf ans, de qui l'a conduit à penser que Dieu a un « songe » pour chacun de nous, une vocation spéciale qui débouche dans la consécration de la part de Dieu pour une mission spécifique. À partir de sa propre expérience spirituelle et pastorale, Don Bosco a découvert ainsi les potentialités d'une vie religieuse née au service de la mission salésienne.



3.Le malaise d'aujourd'hui de la vie consacrée



Il est évident que notre époque connaît un certain malaise par rapport à la vie religieuse, et notre Congrégation s’en ressent aussi. La baisse du nombre des confrères et l'augmentation de leur âge moyen, au moins dans plusieurs Régions, en sont un signal, en plus du fait de la fragilité des vocations qui est commun à tous les ordres, congrégations et instituts. Ce malaise est d’autant plus difficile à comprendre et à assumer qu’il semble bien que la Congrégation ait été fidèle aux requêtes de l'Eglise, aux exigences du monde et de la culture, aux besoins toujours nouveaux des jeunes, et qu’elle ait cherché à y répondre dans la fidélité et la créativité.

Il faut aussi admettre qu’un certain malaise est conforme à la nature de la vie consacrée d'aujourd'hui : comme sa première tâche est toujours « l’affirmation du primat de Dieu et des biens à venir », elle se trouve aujourd'hui à devoir vivre dans un monde où « les traces de Dieu semblent souvent perdues de vue » (VC 85). En outre, faire l’expérience de Dieu, qui est au-delà du probable et même de l'exprimable, c’est toujours une tâche très ardue ; par conséquent il peut devenir héroïque, quand c’est possible, de témoigner de Dieu là où Il n’est plus entendu ou là où Il a été mis au silence ; et cela arrive souvent. Mais le malaise éprouvé aujourd’hui par la vie religieuse ne vient pas seulement de l'extérieur, de son incompatibilité naturelle avec le monde 4, mais aussi de l'intérieur, parce que, entre autres, à l'improviste elle s’est vue privée des tâches sociales qui lui avaient donné si longtemps sécurité et importance sociale 5.

La façon dont on parle aujourd'hui de « ré-novation », de « re-fondation » de la vie religieuse ne devient certes pas commode ni agréable, mais nous oblige à examiner si vraiment la rénovation attendue mise en route par le Concile Vatican II n'est pas restée une « rénovation adaptée » de formes, sans avoir rejoint en profondeur l'esprit et le cœur des personnes.

Il est très commun d’affirmer qu’avant le Concile Vatican II, il était facile d'« identifier » les religieux, leur forme de vie et leur place dans l'Eglise. La vie religieuse était une forme de vie caractérisée par la profession des conseils évangéliques de pauvreté, de chasteté et d'obéissance, selon les constitutions d'une congrégation, approuvées par l'autorité de l'Eglise. Les religieux habitaient dans des maisons religieuses, des monastères ou des couvents, et se distinguaient, à l'intérieur et au dehors de leurs instituts, par leur habit et leurs habitudes. Le style de leur vie et la claire visibilité de leurs membres les séparaient réellement du « monde » et les rendaient différents des « laïcs » au sein de l’Eglise elle-même.

Le Concile a mis en route un changement copernicien, où toutes les institutions furent impliquées et évidemment modifiées, pour avoir été invitées à se restituer dans l'Eglise « dans » le monde (GS), avec une nouvelle ecclésiologie de communion (LG), selon laquelle tous les baptisés forment un unique peuple de Dieu avec des diversités de vocations, de rôles et de charismes.

Il est vrai qu’après tout ce processus de rénovation, la vie religieuse s’est tellement transformée qu'aujourd'hui il n'est pas facile de l'« identifier » ni de définir sa place dans l'Eglise, au contraire des laïcs et des pasteurs (évêques, prêtres et diacres). Il est clair que la difficulté ne provient pas de l'extérieur, du fait, par exemple, que l’habit ait été abandonné pour adopter une façon bourgeoise de se vêtir ; elle dérive plutôt d'une interprétation de l’appel universel à la sainteté et d'une série de facteurs externes et internes qui ont effacé, ou du moins estompé, les traits caractéristiques de son vrai visage. Cela explique l'insistance d'aujourd'hui sur son « excellence objective » (VC 32), sa « visibilité » (VC 25), et par conséquent sa signifiance, sa crédibilité, sa première fascination.

Nous pouvons donc dire que la vie religieuse a été mise en difficulté à l’extérieur pas la laïcisation et à l'intérieur par la perte de son identité.



Crise externe


Le fait le plus grave de notre temps n’est plus l’athéisme (GS 19),6 mais la laïcisation de la société qui a atteint des niveaux exacerbés et a réussi à créer une culture de la non-croyance, une culture a-religieuse, pratiquement a-thée. On vit dans un climat d'indifférence et de relativisme. On ne nie pas l'existence de Dieu, mais on lui refuse une place pour survivre ; on ne discute pas la rationalité de la foi, mais on vit en se passant pratiquement d’elle ; à présent il ne faut plus justifier l'incrédulité, mais la foi ; Dieu n'est plus un problème, parce que sa présence n’est plus évidente 7. La pratique religieuse devient moins visible ; l'Évangile ne résonne plus dans une société corrodée par de nouveaux messages ; si Dieu et le sacré persistent chez nous, c'est parce qu'ils ont été intériorisés. Le profane gagne du terrain, s'est rendu maître du social et tend à s’approprier le privé ; la conscience individuelle et l’intimité personnelle ne sont plus le foyer de Dieu.

Le diagnostic pourrait sembler excessif ; je cite à ce sujet un texte du P. Viganò écrit en termes semblables à la fin de 1991, mais qui continue à être valable et éloquent :

« Jusqu'à présent, la dimension religieuse imprégnait beaucoup de manifestations sociales et culturelles. Par contre, l'insignifiance sociale de ce qui est religieux est allée croissant. D'où la difficulté et la lenteur de la maturation de la foi tant pour la connaissance de ses contenus que pour sa pratique dans la vie. » Et cela tant pour les jeunes de nos œuvres que pour les jeunes salésiens en formation.

« Être chrétien – c'est-à-dire vivre l'option baptismale – dans une société pluraliste devient une manière parmi bien d'autres de vivre dans la société, avec le même droit de cité. Cela peut créer un climat de relativisme, d’obscurcissement des idéaux traditionnels et de perte du sens de la vie. Beaucoup de jeunes semblent aller à la dérive sur un navire sans boussole. Ils perdent de vue le transcendant, qui est l’objectif de la foi, et s'enferment dans de petites réponses sur le sens de la vie tout à fait insuffisantes pour les angoisses du cœur humain. Même les réponses qu’essaie de fournir la science se révèlent bien pauvres pour la recherche d'une signification, parce qu'elles ne se réfèrent pas à la finalité ultime de la vie ni au sens global de l'histoire. » 8


Cette laïcisation peut avoir un triple visage dans la vie consacrée. En effet, elle peut se manifester sous la forme de :

Perte de transcendance, qui devient évidente quand s'affaiblit où se perd la foi comme horizon de la vie et de la vocation, qui deviennent ainsi un pur projet humain ; alors devient plus difficile ou même disparaît la motivation de vivre comme consacré à Dieu et centré sur la mission qu'Il a confiée..

Anthropocentrisme, qui ne pose plus Dieu comme centre de la vie ni comme ultime point de référence, mais l'homme, en sorte que la vie se modèle à la mesure des exigences et sur le développement des dynamismes propres de la nature, sans aucune marge de place pour les valeurs du Royaume.

Pratique socio-économique, qui porte à sentir avec passion le fait que l'homme se développe lui-même dans le travail créateur, dans la domination du monde et dans l'accompagnement des autres dans leur maturation personnelle et dans leur succès social ; la mission apostolique se réduit à un travail social ou s'identifie à l'engagement pour le changement.


À mon avis, dans cette perspective laïcisée de la vie religieuse a influé aussi – et beaucoup – une lecture théologique réductrice du principe de l'incarnation, qui insiste tellement sur le premier terme, celui du « quod non assumptum » d’Irénée, qu’il met en deuxième place où laisse absolument tomber la nouveauté qui nous vient de Dieu par l'incarnation. Attirés par la décision de Dieu de devenir homme, on oublie souvent le fait porteur que jamais le Dieu-homme n’a cessé d'être Dieu et, par conséquent, que ce n’est pas l'homme qui est devenu divin, mais Dieu qui s’est fait homme et que, même s'il est véritablement homme, il reste aussi vrai Dieu.


Crise interne


Naturellement la crise de la vie religieuse n'a son origine ni exclusivement ni surtout dans des facteurs externes, bien qu’il nous faille reconnaître que ceux-ci la conditionnent fortement ; elle provient plutôt de l'intérieur et se manifeste surtout par quelques symptômes :

L’affaiblissement de l'identité ecclésiale de la vie religieuse. Nous étions habitués à définir la vie religieuse comme un état de perfection ; le Concile Vatican II a affirmé que la vocation à la sainteté était pour tous les baptisés. Comment définir la signification et la tâche de la vie religieuse au sein de la vocation universelle à la sainteté ?

Le déclin devient encore plus radical sur le terrain de la mission. Nous nous sommes développés dans un climat où l'on estimait que la double tâche de l'annonce de l'Evangile et de la diaconie de la charité revenait exclusivement aux prêtres et aux personnes consacrées. Le Concile Vatican II nous a rappelé que la mission est la responsabilité de tous les baptisés, chacun selon sa vocation personnelle ; le développement du laïcat à tous les niveaux est un signe qui le confirme. Quelle peut être alors la signification de la présence de la vie religieuse ?

Nous avons même remarqué que le charisme non plus, avec la spiritualité et la mission qu’il inclut, ne peut être possédé en exclusivité, comme une propriété de l'institut. Il a pour destinataires tous ceux qui viennent en son contact et il atteint son objectif quand il est vécu également par eux. Quelles tâche les personnes consacrées ont-elles par rapport au charisme ?

Ces questions, même si elles ne se posent pas toujours explicitement, rendent moins claire et moins forte la conscience de l'identité et de la fonction propres dans l'Eglise

La perception de la vie religieuse centrée sur la fonction, c'est-à-dire la perception plus fonctionnelle qu’ontologique de la vie consacrée. La vie religieuse du xixe siècle se définissait et surtout se vivait comme un moyen pour la mission. C’est ce que réclamaient les temps, et les services offerts avaient une signification bien évangélique. Mais l'évolution de nos sociétés modernes a fait que l’Etat ou les groupes sociaux ont assumé beaucoup de services créés et réalisés par la vie religieuse. Aujourd'hui, même dans les œuvres tenues par les communautés religieuses, les laïcs participent toujours davantage à la gestion et à la responsabilité de direction.

Les œuvres des religieux fonctionnent bien, en général mieux que les œuvres publiques ; mais il y a aussi quelque chose qui inquiète profondément : non seulement les vocations continuent à ne pas venir, mais on constate que les gens viennent prendre chez nous des prestations et des services, alors qu’ils cherchent ailleurs leurs raisons de vivre. Alors commence à s’insinuer une question qui s’impose de plus en plus : quel sens a notre présence dans une telle situation ?.

Le dépassement des structures passées. La vie consacrée a couru le risque d'enfermer ses membres dans un réseau de préceptes et de normes, qui n'ont pas toujours aidé les personnes à mûrir et à vivre selon la liberté des fils de Dieu. Plus encore, les formes de vie religieuse, même rénovées, ne correspondent pas toujours aux nouvelles situations où nous devons réaliser aujourd’hui notre vie et notre mission : il suffit de penser aux schémas de vie communautaire ou aux formes de prière. D'autre part, ces formes et structures traditionnelles n'arrivent pas à exprimer les nouvelles valeurs, comme celles de l'autonomie personnelle, du sens du dialogue et de la participation.

On a la sensation que nous connaissons bien la direction à prendre, mais en réalité nous n'avons pas encore trouvé de modèle de vie et d'action qui facilite et appuie notre marche. Nous nous trouvons dans une situation très inconfortable : nous avons abandonné les structures passées et inadaptées, mais nous n'avons pas encore atteint ni défini les nouvelles 9. Les supérieurs généraux [USG] l’ont exprimé par une affirmation un peu forte mais vraie : ils disent qu’un modèle de vie religieuse est arrivé à l'épuisement et n'arrive même plus à motiver ceux qui se trouvent dedans. Le P. Maccise ajoute qu'aujourd'hui nous ne sommes pas en mesure de savoir quel sera le modèle de vie religieuse de demain.


Ces symptômes avaient déjà été identifiés par le P. Viganò 10 et par le P. Vecchi 11, qui avaient cherché à indiquer la solution à travers le développement du sens de la consécration apostolique, de la grâce de l'unité, de la spécificité de la spiritualité salésienne. Aujourd'hui peut-être nous nous trouvons dans des conditions meilleures pour faire le diagnostic des causes plus profondes et par conséquent pour trouver des solutions.



4.L’excellence objective de la vie consacrée


Ces affirmations que la vie consacrée traverse une « période délicate et difficile », se confirment dans le témoignage de Jean-Paul II qui écrit : « Ce fut une période riche d'espérance, de tentatives et de propositions novatrices qui tendaient à donner une nouvelle force à la profession des conseils évangéliques. Mais ce fut aussi un temps marqué par des tensions et des épreuves, où des expériences pourtant généreuses n'ont pas toujours été couronnées par des résultats positifs » (VC 13). Ces difficultés, toutefois, n'arrivent pas à ternir la valeur spéciale de la vie consacrée dans l'Eglise ; elles rendent même plus urgente une clarification de son identité théologique, également par rapport aux autres états de vie (cf. VC 31-32).

Dans cette ligne, au cours de la récente réunion de la conférence épiscopale italienne de mai dernier, à l'occasion des vingt-cinq ans du document Mutuae Relationes, un des évêques a écrit : « À la lumière de ces indications, le charisme de la vie consacrée doit se comprendre à nouveau et se vivre avec plus de clarté théologique et pastorale, tant par rapport aux autres formes de vocations dans l'Eglise, que par rapport à sa mission dans le monde. L'interprétation la plus répandue, même au sein de la communauté chrétienne, évoque une perception plus fonctionnelle qu’ontologique de la vie consacrée [...]. La consécration n'est pas un moyen pour garantir la fonctionnalité des services dans les œuvres, mais le contenu fondamental de la mission des personnes consacrées : c'est dire le primat de Dieu, la valeur des réalités ultimes, dans le monde de l'oubli de Dieu, pour l’homme trop penché sur les choses avant-dernières » 12.

Comme le rappelait le P. Tillard, « à la racine de toute vie religieuse authentique, nous trouvons comme motivation première et omnicompréhensive non pas un « pour », mais un « à cause de ». Et l’objet de cet « à cause de » n'est autre que Jésus Christ. On ne se fait pas religieux « pour » quelque chose, mais « à cause de » quelqu'un : de Jésus Christ et de la fascination qu'il exerce » 13. Il n'y a pas à hésiter sur ce point. En général on l’estime évident, alors que si quelque chose ne l’est pas, c'est précisément cela. Le vrai défi actuel de la vie consacrée est de rendre le Christ à la vie religieuse et la vie religieuse au Christ, sans le donner pour assuré.

Je pense qu'une partie du problème a commencé quand une compréhension réductrice de la constitution dogmatique Lumen Gentium a conduit à effacer précisément l'identité spécifique de la vie religieuse, en annulant, ou du moins en diminuant, l'excellence objective de la marche à la suite du Christ (sequela Christi) qu'elle représente. Repenser le « status » théologique de la vie religieuse est un des plus grands défis que doivent affronter les religieux et les religieuses aujourd'hui 14.

Sans préjuger de la sainteté subjective de bien des laïcs et des prêtres, nous devons répéter avec décision que la marche à la suite du Christ et l’imitation du Christ trouvent dans la vie religieuse leur terrain le plus favorable ; elle est, précisément, la « mémoire vivante du mode d'existence et d’action de Jésus comme Verbe incarné par rapport à son Père et à ses frères » (VC 22). «  Les conseils évangéliques, par lesquels le Christ invite certains à partager son expérience d'homme chaste, pauvre et obéissant, demandent et manifestent chez celui qui les accepte le désir explicite d'être totalement configuré à lui. […] Sa forme de vie chaste, pauvre et obéissante apparaît, en effet, comme le mode le plus radical de vivre Évangile sur cette terre, un mode pour ainsi dire divin, parce qu'il a été embrassé par lui, l'Homme-Dieu, afin d'exprimer sa relation de Fils unique avec le Père et avec l'Esprit Saint. Tel est le motif que pour lequel, dans la tradition chrétienne, on a toujours parlé de l'excellence objective de la vie consacrée » (VC 18).

Dans l’ensemble harmonieux des dons qui forment l'Eglise, « chacun des états de vie fondamentaux reçoit la tâche d’exprimer, dans son ordre, l’une ou l’autre des dimensions de l'unique mystère du Christ. Si la vie laïque a une mission spécifique pour faire entendre l'annonce évangélique dans les réalités temporelles, ceux qui sont institués dans les Ordres sacrés, spécialement les Evêques, exercent un ministère irremplaçable dans le cadre de la communion ecclésiale. […]Dans l’Eglise, en ce qui concerne sa mission de manifester la sainteté, il faut reconnaître que la vie consacrée se situe objectivement à un niveau d'excellence, car elle reflète la manière même dont le Christ a vécu. C'est pourquoi il y a en elle une manifestation particulièrement riche des biens évangéliques et une mise en œuvre plus complète de la finalité de l'Eglise, qui est la sanctification de l'humanité » [VC 32].

Il n'est pas douteux que la mission de la vie religieuse soit d'être un signe, une métaphore :

Signe de la mémoire vivante de Jésus, qui prolonge sa présence révélatrice à travers la vie de ceux qui portent dans leur propre corps « les stigmates » de la passion du Seigneur (Ga 6,17). À la vie consacrée il revient de vivre et d'exprimer publiquement l’« adhésion qui est “configuration” de toute l’existence au Christ » [VC 16], qui conduit à la configuration avec le Seigneur Ressuscité. « Cela comporte une communion d'amour particulière avec lui, qui est devenu le centre de la vie et source permanente de toute initiative » (Repartir du Christ, 22).

En effet, la vie consacrée est en elle-même « une appropriation progressive des sentiments du Christ » (RdC 15 ; cf. VC 65). « Il est donc nécessaire d'adhérer toujours plus au Christ, centre de la vie consacrée, et de reprendre avec vigueur un chemin de conversion et de renouveau qui, comme dans l'expérience primitive des Apôtres, avant et après sa résurrection, a été une manière de repartir du Christ. Oui, il faut repartir du Christ » (RdC 21).

Signe de la présence et du primat de Dieu dans le monde, du Dieu de Jésus, source de vie et d'humanité, qui se manifeste dans la folie et la faiblesse de la croix (cf. 1 Co 1,22-31), qui dénonce le péché et ouvre à l'action vivifiante de l'Esprit dans la Résurrection. Il faut donc que nous donnions vraiment à Dieu la primauté qui lui revient, comme valeur absolue de notre vie, personnelle et communautaire, intime et institutionnelle.

Faire l’expérience de Dieu n'est pas pour nous une occupation occasionnelle ni une tâche secondaire, mais notre raison d'être dans l'Eglise et notre première mission : « C'est précisément dans l’existence quotidienne que la vie consacrée se développe en mûrissant progressivement pour devenir l'annonce d'un mode de vie différent de celui du monde et de la culture dominante. À travers son style de vie et la recherche de l'Absolu, elle suggère une quasi-thérapie spirituelle pour les maux de notre temps » (RdC 6).

Signe de la nouveauté du Royaume de Dieu qui est dans le monde, mais n'est pas de ce monde (cf. Jn 18,36), qui assume les valeurs humaines, mais aussi les transcende et les rachète, en y introduisant une vraie et absolue nouveauté. « Sous l’action de l’Esprit Saint, la vie consacrée elle-même devient mission. Plus les personnes consacrées se laissent configurer au Christ, plus elles le rendent présent et agissant dans l'histoire pour le salut des hommes » (RdC 9).

Cela implique de vivre avec joie et radicalité les béatitudes comme programme de vie et comme levain capable de transformer le monde. Une mission particulière de la vie consacrée est, en effet, de « maintenir vive chez les baptisés la conscience des valeurs fondamentales de l'Évangile, en rendant le témoignage éclatant et éminemment que le monde ne peut être transfiguré et offert à Dieu sans l'esprit des Béatitudes » (VC 33).

Signe de la communion ecclésiale, qui est vécue par celui qui fait progression de vivre à fond le commandement de Jésus dans la vie de communauté, où « on doit pouvoir en quelque sorte saisir que la communion fraternelle, avant d'être un moyen pour une mission déterminée, est un lieu théologal où l'on peut faire l'expérience de la présence mystique du Seigneur ressuscité (cf. Mt 18,20) » (VC 42). L'apport des personnes consacrées, hommes et femmes, à l'évangélisation est « avant tout le témoignage d'une vie totalement donnée à Dieu et à leurs frères, par l’imitation du Sauveur » (VC 76 ; cf. RdC 34).

Cela se réalise grâce à l’amour réciproque de ceux qui composent la communauté qui, avant de devenir projet humain, est une partie du projet divin (cf. La Vie fraternelle en communauté, 7). « La vie de communion représente la première annonce de la vie consacrée, car elle est un signe efficace et une force d'attraction qui conduit à croire au Christ. La communion se fait alors elle-même mission, bien plus la communion engendre la communion et se présente essentiellement comme communion missionnaire » (RdC 33 ; cf. ChL 31-32) : « Celui qui a vraiment rencontré le Christ ne peut le garder pour lui-même, il doit l'annoncer » (NMI 40).


« Aujourd'hui, la vie consacrée a surtout besoin d'une relance spirituelle, aidant à faire passer dans la vie concrète le sens évangélique et spirituel de la consécration baptismale et de sa consécration nouvelle et spéciale. La vie et spirituelle doit donc être en première place dans les projets des Familles de vie consacrée, en sorte que tous les Instituts et que toutes les communautés se présentent comme des écoles de spiritualité évangélique authentique » (RdC 20 ; cf. VC 93).

Appelés à être des signes de la nouveauté prophétique de l'Évangile, nouveauté qui doit être une lumière et un point de référence pour tout baptisé, nous avons une grande responsabilité dans l'Eglise : si tous sont appelés à la sainteté, nous devons faire de la sainteté un style de vie, notre vraie « profession », pour devenir parmi les chrétiens un appel vivant. Vivre consacrés à Dieu est notre première mission apostolique.

Et cela est d'autant plus urgent pour nous, comme éducateurs des jeunes : ils sont en quête et ont besoin de personnes qui soient pour eux des stimulants et des propositions de vie, de personnes qui, par leur forme de vie, leur donnent des raisons de vivre et d’espérer et les accompagnent dans leur développement humain et chrétien.



  1. Un modèle en crise


À partir de cette identité, nous pouvons mieux préciser les racines de la crise actuelle de la vie religieuse, dont le manque de vocations, le peu de visibilité et la faible signifiance ne constituent que des symptômes.

C’est une conception, je dirais, « libérale » et réductrice de la vie religieuse qui a estimé que la rénovation devait être une adaptation à la modernité, en assumant le meilleur de l’illuminisme, de l'émancipation, des droits de l'homme. C'est ainsi qu'on en est venu à donner la place centrale à la personne, à sa conscience, à sa dignité, à son projet personnel. Cela a contribué à susciter une libération salutaire, consistant en une maturation humaine plus riche et respectueuse de la personne, mais a introduit aussi des éléments de signe négatif :

Le refus de tout signe distinctif particulier de la vie consacrée ; on a peu laissé tomber les traits sociaux d'appartenance, comme l’habit, les structures, les habitudes, le langage, une façon caractéristique de se présenter devant les gens ; on évitait d'être reconnus et d'apparaître différents. On estimait important d’être invisible et de laisser le trésor enterré (cf. Mt 13,44).

Mais si la vie consacrée elle-même refuse d'être un signe visible de quelque chose, alors quel sens a-t-elle ? C'est précisément pour cela qu'aujourd'hui on parle tant de la nécessité de retrouver un lieu dans le monde et dans l'Eglise par sa visibilité, au moyen de laquelle apparaissent « les traits caractéristiques de Jésus » (VC 1).

La volonté ardente de devenir normaux comme tout le monde, sans rien qui puisse nous distinguer des autres, sans porter avec nous notre trait caractéristique d'avoir été gagnés par le Christ et épris de Lui, c'est-à-dire engagés « à vivre avec un amour passionné le genre de vie du Christ » (RdC 8)

Mais si la vie consacrée ne tranche par rien en plus, si elle n’éveille pas des sentiments plus profonds et des ressources moins communes, pourquoi devenir religieux ? Si les vœux n'ont rien d’extraordinaire, d'insolite, de « fou », ne sera-ce peut-être pas parce qu'ils ont été réduits à notre mesure ? Si la vie consacrée s'est installée dans la normalité, cela veut dire qu’elle a perdu toute sa force prophétique 15 ; si elle fait de tout, mais rien de spécial, si elle n’anticipe rien de meilleur, si elle n’annonce ni ne dénonce pas quelque chose, à quoi sert-elle ?

À cela s'ajoute la réaffirmation de la professionnalisation. Auparavant peut-être, on voulait que la grâce de la vocation vienne substituer notre incompétence professionnelle ; « l'obéissance fait des miracles », disait-on souvent. Mais aujourd'hui la préparation professionnelle indispensable devient souvent un prétexte pour ne pas être disponibles pour la mission. Nous perdons la fraîcheur de la disponibilité évangélique, la spontanéité de l’apôtre, pour devenir de simples professionnels de l'éducation. Je me demande si tous les salésiens seraient disposés à quitter leur propre profession pour un service à la Congrégation. Mon expérience me convainc que nombreux sont ceux qui le font, et volontiers ; mais malheureusement pas tous.

Mais si la vie consacrée ne compte que sur des professionnels de la santé, de l'éducation, de la marginalité, il faut admettre alors qu'elle a fait une erreur tragique, en échangeant le but pour le moyen. L’agir l’emporte sur l’être ; mais est-il juste de privilégier le travail de nos mains plus que la volonté de Dieu sur nous ?

Il s'est ainsi introduit une forte dose d'individualisme, qui rend l'obéissance presque impossible. Le fait est d'autant plus grave qu’il est moins conscient ; ou s'il est notoire, il est alors plus raisonné. Devant les droits personnels, le projet personnel, la réalisation de la vocation personnelle, il n'y a rien à faire : ils ne doivent pas être mis en question ni évalués.

Mais si la vie consacrée s’interprète elle-même dans la perspective de l'autoréalisation, elle e perdu la route de l'Évangile. Rappelons-nous les paroles décisives de Jésus : « Celui qui veut sauver sa propre vie la perdra » (cf. Mc 8,35 ; Jn 12,25). L’autoréalisation donne une place centrale au moi et aux intérêts personnels. L'Évangile, par contre, nous déplace du centre pour y mettre Dieu et le prochain. La culture de l'autoréalisation dénature le discernement communautaire ; il est pris non comme un processus de détachement et de purification pour se mettre en syntonie avec la volonté de Dieu, mais comme une stratégie pour imposer une décision personnelle, souvent déjà prise. Alors, est-ce marcher à la suite du Christ, est-ce faire, comme Jésus, de la volonté de Dieu sa propre nourriture (Jn 4,34) ?

Agir ainsi fait perdre le sens de la mission communautaire parce que la primauté du moi entraîne la perte de la mission commune. Mais si la vie consacrée laisse une place à cette façon individualiste de voir la vocation et la mission, elle s’oriente vers l’autodestruction. Le risque n'est pas imaginaire ; il est tellement réel qu'aujourd'hui il est devenu un problème pour la formation et pour le gouvernement.

La réduction de la prière est un autre élément de ce modèle de vie consacrée « libérale ». Les pratiques de piété se réduisent « ad usum privatum », perdent leur fréquence, leur visibilité et leur caractère obligatoire ; elles se font quand on a le temps, parce qu'il y a autre chose de plus de plus urgent à faire ; ou quand on en sent le besoin, par qu’il y a quelque chose à demander. Il est vrai qu'auparavant il pouvait y avoir une certaine routine et du formalisme et que la prière pouvait manquer de spontanéité et d’authenticité ; mais il est également vrai que sans pratiquer la prière, qui exige de la discipline et de la méthode, sans vie régulière ni la fidélité quotidienne, il se produit un vide intérieur et un profond morcellement de la personne croyante.

Mais c'est un contresens que la vie consacrée s'éloigne de Dieu, parce qu’elle ne le fréquente pas. En effet, « par les personnes consacrées se répand sur l'Eglise une invitation persuasive à considérer le primat de la grâce et à y répondre par un généreux engagement spirituel » (RdC 8 ; cf. NMI 38). Comment expliquer que pour un salésien il y ait des occupations plus importantes que Dieu ? De cette façon se produit ce qui était avait déjà été dit par les latins : Corruptio optimi pessima ; rien de pis qu'un religieux sécularisé. À quoi sert le sel, s’il devient insipide ? (Mt 5.13)

Le type de communauté promu dans un tel modèle est vu comme un espace de tranquillité, de respect mutuel, de bien-être personnel, où l’on se trouve bien sans se sentir incommodé. Pour y arriver on préconise la valeur de communautés homogènes, formées d’égaux ; et si ce n'est pas possible, on recourt au pluralisme et à la tolérance comme idéal à rejoindre. Le plus important serait l’absence de conflits, de heurts, ou simplement de diversité de vue ; et alors on laisse aller, en faisant en sorte que chacun se trouve bien, en n’allant pas au-delà de ce que tous sont disposés à donner, sans demander non plus ce que demande l'Évangile. C'est ainsi qu'augmente le nombre de voitures, les salles de télévision, l'indépendance financière des confrères, l'autonomie pour les voyages et les vacances, l'ouverture aux rapports avec les personnes de l'autre sexe ; la pauvreté se relâche, le supérieur devient celui qui facilite, non plus l'animateur et le père, et la maison se transforme en une résidence de gens seuls.

Mais si la vie consacrée ne forme pas des personnalités robustes, des hommes de communion qui voient leur frère comme « l’un des nôtres » (NMI 43), elle n'a pas de raison d'être, parce que la communion vécue et témoignée est un des éléments qui la rendent significative, lumineuse et évangélique. Aujourd'hui en effet, « l’Eglise confie aux communautés de vie consacrée le devoir particulier de développer la spiritualité de la communion d'abord à l'intérieur d'elles-mêmes, puis dans la communauté ecclésiale et au-delà de ses limites, en poursuivant constamment le dialogue de la charité, surtout là où le monde d'aujourd'hui est déchiré par la haine ethnique ou la folie homicide » (VC 51).


-Le point peut-être le plus faible et le plus douloureux de ce modèle est la difficulté d’éveiller des vocations. Ce qui donne beaucoup à penser, c’est que ce sont précisément les nouveaux mouvements et les congrégations à peine fondées qui ont le plus de succès sur ce terrain. Quelque chose, sans doute, nous a fait défaut. Une explication de la situation se trouve peut-être dans le modèle « libéral » de vie consacrée, qui s'est imposé çà et là et qui indubitablement a des traits anti-vocationnels ! En effet les groupes qui ont le plus de succès en vocations présentent trois éléments fondamentaux : une spiritualité robuste, visible, partagée ; une vie de communauté intense, joyeuse, attirante ; un engagement sûr, clair et fort en faveur des pauvres, qui porte à vivre pour eux et comme eux.


Oui, je pense que le problème le plus grand du modèle « libéral » est de prétendre évangéliser la culture moderne en assumant celle-ci au détriment des options et des valeurs évangéliques. La conséquence est qu’ainsi nous restons transformés par la logique du monde, au lieu de devenir évangélisateurs de la culture. Nous devrions être comme le sel, qui a la vertu de pouvoir pénétrer jusqu'à se dissoudre, mais sans jamais perdre son identité ni son efficacité, de façon à pouvoir de nouveau revenir à son état originel.

Tel est le modèle de vie consacrée qui est en difficulté. Nous les salésiens, nous avons une raison d'être si nous nous maintenons fidèles à notre vocation et à notre mission : être signes et porteurs de Dieu. Fonder à nouveau la vie religieuse ne veut rien dire d'autre que de retourner à l'essentiel, à l'absolu de Dieu, aux valeurs de l'Évangile, aux béatitudes et aux conseils évangéliques, à la force de la communauté, à la présence parmi les jeunes, comme nous nous y exhortait Don Bosco dans sa lettre de Rome de mai 1884.



6. CG25, une invitation à nous orienter dans cette ligne


La lecture du CG25 me montre que la Congrégation a voulu répondre à ces défis quand elle a affronté la réalité de la communauté salésienne aujourd'hui, en présentant une vue d'ensemble de toute notre vie consacrée. Le thème est la communauté, mais le contenu comprend l'expérience et le témoignage de Dieu, la communauté fraternelle et la présence parmi des jeunes. De cette façon, mission, fraternité et vie évangélique sont vues dans la perspective du type de communauté que la Congrégation se sent appelée à promouvoir, en recherchant sa rénovation plus profonde.

La communauté en effet n'a pas été vue du comme un « club d'amis » ni comme une équipe de travail, même s’il est important – et fortement, parce que cela appartient à l'esprit salésien – qu’il y ait une atmosphère cordiale et attrayante du point de vue humain et une efficacité professionnelle du point de vue éducatif et pastoral. Elle a été présentée avant tout comme une communauté consacrée, d’apôtres, avec une claire identité charismatique, héritière d’un patrimoine spirituel où puiser pour pouvoir répondre avec compétence aux nouveaux défis.

La seconde fiche, intitulée Témoignage évangélique, a traité explicitement ce thème en s'inspirant du « songe des dix diamants », qui décrit le modèle du vrai salésien. Selon le commentaire du P. Viganò, « nous pouvons en tout cas affirmer que précisément Don Bosco lui-même “a toujours été, durant toute sa vie, l'incarnation vivante de ce personnage symbolique” » 16. Contemplé de face, le personnage fait voir la vie salésienne avant tout « dans son activité » (les diamants de devant) ; vu de dos, le personnage nous fait voir la vie salésienne « dans sa spiritualité intérieure » (les diamants du dos). Si l'on veut, devant, c’est la figure sociale, le visage, le « da mihi animas » ; et de dos, c’est le secret de la constance et de l’ascèse, l’ossature, le « cetera tolle ». 17.

En appliquant ces caractéristiques fondamentales à la communauté salésienne, le CG25 affirme : « Chaque communauté est formée d'hommes plongés dans la société, qui expriment la passion évangélique du “da mihi animas, cetera tolle” avec l'optimisme de la foi, le dynamisme et la créativité de l'espérance, la bonté et le don total de la charité. Cet engagement est soutenu par une structure spirituelle forte et essentielle qui se caractérise en particulier par la dimension ascétique des conseils évangéliques et dans une vie de travail et de tempérance » (CG25, 20).

On est conscient de ce que le milieu culturel d'aujourd'hui, marqué par la laïcité, l'individualisme et l’hédonisme, ne pousse pas à estimer, à assumer personnellement ni à approfondir une vie consacrée ; et par conséquent se présentent avec plus de clarté les défis à affronter. Mais on comprend aussi la force de prophétique que peut avoir la vie religieuse vécue en plénitude, comme une forme de vie différente, qui manifeste de nouvelles voies d'humanisme selon l'Évangile.

« Les conseils évangéliques ne doivent pas être considérés comme une négation des valeurs inhérentes à la sexualité, au désir légitime de posséder et de décider de sa vie de manière indépendante. Ces inclinations, dans la mesure où elles sont fondées dans la nature, sont bonnes en elles-mêmes. Toutefois, la créature humaine, affaiblie par le péché originel, est exposée au risque de les mettre en œuvre sous le mode de la transgression. La profession de chasteté, de pauvreté et d'obéissance devient un avertissement afin que ne soient pas sous-estimées les blessures provoquées par le péché originel, et, tout en affirmant la valeur des biens créés, elle les relativise en montrant que Dieu est le bien absolu. Ainsi, tandis qu'ils cherchent à acquérir la sainteté pour eux-mêmes, ceux qui suivent les conseils évangéliques proposent, pour ainsi dire, une “thérapie spirituelle” à l'humanité, puisqu'ils refusent d'idolâtrer la création et rendent visible en quelque manière le Dieu vivant. La vie consacrée, surtout pendant les périodes difficiles, est une bénédiction pour la vie humaine et pour la vie de l'Eglise elle-même » [VC 87 ; cf. CG25, 33].

Il n'est donc pas étonnant de parler de la primauté de Dieu « qui est entré dans notre vie, nous a conquis et nous a mis au service de son Royaume, comme signes et porteurs de son amour » (CG25, 22) ; de la valeur humanisante et prophétique de la marche à la suite du Christ comme réponse à l'idolâtrie du pouvoir, de l’avoir et du plaisir ; de la grâce de l'unité, « qui est don de l'Esprit Saint et synthèse vitale entre l'union avec Dieu et le don de soi au prochain, entre l'intériorité évangélique et l'action apostolique, entre le cœur priant et les mains qui travaillent, entre les exigences personnelles et les engagements communautaires. De cette manière s'intègrent de façon harmonieuse, dans l'alliance avec Dieu, la mission apostolique, la communauté fraternelle et la pratique des conseils évangéliques » (CG25, 24).

Tout cela devrait se traduire par la place centrale donnée à la Parole de Dieu dans la vie personnelle et communautaire, dans la célébration de l'Eucharistie, dans la qualité de la vie de prière pour faire de la communauté une « école des prière », dans la révision de vie, dans la direction spirituelle, dans le projet de vie personnel et communautaire. Encore une fois, le point sur lequel s'appuyer est la communauté locale et la vie fraternelle de la communauté présente dans la vie des jeunes.



1 Pour conclure

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2 P. Pascual Chávez V.

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3 Recteur majeur

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