251-300|fr|292 Voyage du Recteur Majeur

Rome, le 1er mars 1979


Chers confrères,

Je suis rentré hier d'un long voyage où j'ai eu l'occasion d'exercer le service de l'animation auprès de la Famille Salésienne des Antilles, du Mexique, de l'Amérique centrale, de Panama et des deux Provinces de France.

Le contact avec de si nombreux groupes de salésiens, aux différentes étapes de mon voyage, m'a fait sentir une fois de plus la vitalité de notre vocation et l'amour sincère que l'on a partout pour notre saint Fondateur.

L'événement central de ce mois et demi que je viens de passer en déplacements est sans aucun doute la Conférence Episcopale de Puebla. Il s'agit véritablement d'un événement salvifique pour l'avenir de l'Amérique Latine et un témoignage prophétique pour l'Eglise universelle et pour le monde.

La fête de notre saint Fondateur, célébrée dans les premiers jours de cette grande assemblée, a démontré combien les Evêques apprécient notre vocation et combien ils nous en sont reconnaissants ; elle a été une manifestation de notre présence effective dans ce Continent ; et elle a été l'occasion de souligner l'actualité et l'équilibre dynamique de notre mission auprès des jeunes et auprès du peuple.

A Puebla, j'ai pu constater, on peut dire tous les jours, la pleine consonance du thème de notre 21ème Chapitre Général (« Les Salésiens, évangélisateurs des jeunes ») avec la thématique vaste et concrète des Evêques, qui était centrée sur l’« Evangélisation de l'Amérique Latine aujourd'hui et demain ».

Ce qui m'a particulièrement frappé, c'est le voyage pastoral du Saint-Père au Mexique et les orientations de son Magistère ; leur caractère concret et leur clarté doctrinale ont été d'une résonance si extraordinaire que tout le climat des travaux de l'assemblée s'en est ressenti.

Vous me permettrez de parler ici de cet événement d'Eglise et de vous faire part, en frère, de quelques-unes de mes réflexions. Je crois utile de les livrer à notre méditation pour que, partout, même hors de l'Amérique Latine, elles puissent éclairer et orienter notre engagement de Salésiens.

J'en choisis quatre.


1. « PUEBLA » proclame avec vigueur l'originalité de la mission de l'Eglise et, en particulier, de la vocation sacerdotale et religieuse.


A mes yeux, c'est cela qui a été la première grande réflexion. Quel était le point de vue et quelle était la caractéristique originale de la réunion ? Qu'avaient à dire en propre le Pape et les Evêques ? Ceux qui sont chargés d'informer l'opinion publique (comme on a pu le constater lors des deux derniers Conclaves) partent d'autres catégories et d'autres centres d'intérêt. Il semble qu'ils soient incapables de comprendre le rôle du Christ dans l'histoire ; ce qui est certain, c'est qu'ils ne sont habituellement pas en plein accord avec son Esprit.

Les nombreuses spécialisations de l'activité humaine et les idéologies à la mode ne favorisent la perception ni de l'existence ni de la nature de l'indispensable action du Sauveur dans l'histoire. Il s'agit là du rôle exclusif du Christ et de son Eglise ; et cela requiert que la « vocation pastorale » bénéficie d'un espace qui lui soit propre. Etre « pasteurs » implique une originalité et un niveau spécifique d'intervention dans le devenir de l'humanité qui soient distincts de l'engagement économique, politique et culturel.

C'est précisément ce que le Saint-Père a dit à Puebla : « C'est un grand motif de consolation pour le Pasteur universel de constater que vous êtes réunis ici, non pas comme un symposium d'experts, ni comme un parlement d'hommes politiques, ni comme un congrès de savants ou de techniciens, sans nier que de telles réunions puissent être importantes, mais comme une rencontre fraternelle des Pasteurs de l'Eglise ».

Auparavant, s'adressant aux prêtres et aux religieux, il avait affirmé : « Ce service noble et exigeant ne peut aller sans une claire et profonde conviction au sujet de votre identité de prêtres du Christ, dépositaires et intendants des mystères de Dieu, instruments de salut pour les hommes, témoins d'un royaume qui commence en ce monde, mais qui trouve son achèvement dans l'au-delà. Devant ces certitudes de la foi, pourquoi douter de votre Identité et de la valeur de votre vie ? Pourquoi hésiter devant le chemin qu'il faut prendre ? »

Voici donc, chers confrères, une première réflexion très actuelle pour nous aujourd'hui : avoir conscience de l'originalité de notre vocation dans l'histoire et en cultiver l'identité, telle est la condition fondamentale pour que notre engagement pastoral renaisse et soit efficace.

La vocation du Christ, du Prêtre, du Religieux est indispensable pour la libération et la promotion intégrale de l'homme ; c'est une vocation grande et urgente ; c'est une vocation généreuse et belle ; c'est une vocation pour le développement et pour l'avenir ; le Christ n'est ni technicien, ni savant, ni homme politique ; mais c'est l'homme le plus nécessaire à l'histoire parce qu'il en est l'unique sauveur.

Etre engagé dans la « pastorale des jeunes », c'est se situer dans la ligne de l'activité originale du Christ et de l'Eglise : les jeunes en ont un besoin urgent !


  1. « PUEBLA » éclaire la dignité de l'homme de la lumière de l'Evangile et assume avec courage le courant anthropologique actuel.


C'est avec un enthousiasme tout biblique que le Pape et les Evêques ont parlé de la dignité de l'homme et de la grandeur de sa personne. Le nouveau document épiscopal critique les deux sécularismes les plus forts - sécularismes politiquement rivaux - qui inspirent la société contemporaine : le Capitalisme et le Marxisme ; tous les deux sont centrés sur un anthropocentrisme qui, de fait, exclut Dieu et qui nie l'influence radicale de la religion aux niveaux culturel et social.

Personne ne connaît mieux et personne ne fait comprendre avec plus de profondeur la dignité de l'homme que Jésus Christ, Dieu fait homme.

L'Episcopat latino-américain nous dit donc qu'il existe objectivement une authentique anthropologie chrétienne, centrée sur l'homme « image de Dieu » ; elle nous est proposée dans la foi ; elle est éclairée par le Magistère de l'Eglise, particulièrement grâce à son « Enseignement social ». Les croyants devraient connaître davantage le riche patrimoine doctrinal d'un tel Enseignement ; il devrait faire l'objet du message quotidien de l'évangélisation et cela, toujours plus explicitement.

A Puebla, le Pape et les Evêques ont insisté sur l'urgence de prendre de nouveau en considération et à fond l'Enseignement social du Magistère dans lequel « l'Eglise exprime " ce qu'elle possède en propre : une vision globale de l'homme et de l'humanité "1. Un tel Enseignement se laisse interpeller et enrichir par les idéologies en ce qu'elles ont de positif ; mais, à son tour, elle les interpelle, les relativise et elle en fait la critique. Ni l'Evangile, ni la Doctrine ou l'Enseignement social qui en découle ne sont des idéologies. Au contraire, ils mettent fortement et fondamentalement en question leurs limites et leur ambiguïté. L'originalité toujours nouvelle du message évangélique doit être continuellement une source de clarté et un moyen de se défendre face aux manœuvres d'idéologies de tout bord »2.

Voilà donc, chers confrères, une seconde conclusion qui nous est particulièrement utile : il faut donner objectivement une grande importance à l'Enseignement social de l'Eglise, le connaître, l'approfondir, le diffuser pour nous mettre à l'heure de l'Eglise et pour être efficaces selon l'Evangile dans notre mission auprès des jeunes.


3 « PUEBLA » lance au Continent latino-américain un appel caractéristique en faveur d'une « pastorale de la culture ».


Ce choix important est fondé sur la volonté de se situer dans la problématique de l'Exhortation « Evangelii Nuntiandi », dans laquelle Paul VI lançait un appel en faveur de l'évangélisation de la culture et des cultures3. Dans ce but, le document de Puebla présente une conception de la culture renouvelée et incarnée dans une histoire vécue, selon la conception développée dans « Gaudium et spes ». Il y a un très beau chapitre du texte qui développe le thème de l'Evangélisation, chapitre centré sur la culture ; ceci permettra, dans l'activité pastorale, de débloquer le problème grave et dramatique du divorce entre l'Evangile et la culture. Le texte souligne le lien intime entre cultures latino-américaines et religiosité populaire et, en général, entre culture et religion.

Il est intéressant, à mon avis, de remarquer que, tout récemment, bien qu'à un autre niveau, le Saint-Père a insisté sur ce lien intime. Il y a quelques jours, le Recteur des Facultés Catholiques de Lyon me le rappelait. Parlant aux responsables des Universités Catholiques européennes, le Pape insistait sur le devoir grave des Pasteurs d'« évangéliser pleinement et durablement le vaste monde de la culture », rappelant que l'Eglise a toujours donné une importance particulière à une « pastorale de l'intelligence ».

Il y a là, mes chers confrères, toute une conversion à réaliser dans le sens d'une insistance et d'une présence nouvelle pour réaliser notre mission auprès des jeunes et auprès du peuple ; nous sommes ainsi renvoyés aux origines historiques de notre mission. C'est une des grandes intuitions de Don Bosco que celle d'imprégner des valeurs religieuses la culture, en vue de construire une société nouvelle. Dans sa lettre sur la « responsabilité politique » des Salésiens, Don Ricceri nous avait déjà fait prendre conscience de l'importance de cet aspect des choses, quand il nous disait : « Notre vocation de Salésiens comporte une mission religieuse et culturelle, spécialement parmi la jeunesse pauvre et dans les milieux populaires, précisément en vue de la nouvelle société... Dans une heure de transition comme la nôtre, nous devons repenser notre vocation sans la trahir. La construction d'une nouvelle société a sûrement besoin de politique ; mais la politique, si elle veut être authentiquement démocratique, a besoin de culture, et la culture, si elle ne veut pas trahir l'homme, a besoin de religion »4. C'est pourquoi il est urgent que nous assurions une présence renouvelée dans le domaine de l'éducation à la culture ; d'ailleurs, le 21ème Chapitre Général nous invite. En effet, nous avons à réaliser notre mission et notre engagement apostolique en réalisant dans le concret la synthèse entre Evangile et Promotion humaine ; c'est ainsi que « nous évangélisons en éduquant et que nous éduquons en évangélisant ».

Puebla met fortement l'accent sur le contexte « populaire » qui, au sein du pluralisme culturel latino-américain, est profondément imprégné de religiosité chrétienne, de même que de la sagesse et de la pédagogie du catholicisme. C'est pour cette raison que Puebla insiste sur une évangélisation qui se serve de la piété et de la religion populaires comme d'un moyen concret pour une pastorale renouvelée.

Quant à nous, nous y voyons une direction très concrète dans laquelle doit s'engager notre apostolat renouvelé ; c'en est, d'ailleurs, une dimension caractéristique ; par exemple, l'aspect sacramentel, marial, de même que notre style de prière.


  1. Enfin, « PUEBLA » fait une option très nette en faveur des jeunes.


Il s'agit là d'une des grandes options de l'Eglise en faveur du Continent latino-américain. C'est un choix explicite pour le renouveau de la pastorale ; l'Eglise veut ainsi prouver la confiance particulière qu'elle a dans les jeunes5 ; ils sont, à ses yeux, l'énergie de l'avenir ; elle s'efforce de les former aux exigences de la « participation » et de la « communion » et de les en rendre responsables ; et tout cela, dans un climat spirituel d'espérance et de joie. C'est à eux de devenir les évangélisateurs de la jeunesse.

« Participation et communion », tel est le fil conducteur, théologiquement très profond et en plein accord avec les signes des temps, des orientations et des directives de Puebla ; c'est cela qu'il nous faudra mettre en œuvre en faisant nôtre cette option en faveur des jeunes ; ce sera la caractéristique du renouveau de notre pastorale des jeunes.

C'est avec une particulière satisfaction que nous pouvons ajouter que l'autre option de Puebla, l'option en faveur des pauvres (option non exclusive, mais clairement préférentielle), a nécessairement une répercussion sur le type de jeunes auxquels doit aller notre préférence : que l'on donne donc la priorité à la portion de la jeunesse qui nous caractérise, c'est-à-dire la jeunesse populaire et la plus nécessiteuse. Une des urgences de notre conversion pastorale réside dans cette option en faveur des pauvres ; certes, Medellin l'avait déjà faite sienne ; mais elle a été fortement renouvelée par le Pape à Mexico et par les Evêques à Puebla « parce que l'immense majorité de nos frères continue à vivre dans une situation de pauvreté et même de misère qui s'est aggravée »6. Il s'agit non d'un choix de classe, mais d'un choix pastoral ; ce choix se mesure avec la réalité sociale de la pauvreté concrète, bien évidemment dans le dessein de satisfaire aux fortes exigences de la justice, mais sans perdre de vue le fait que la culture doit être imprégnée de l'Evangile ; c'est lui qui, en exorcisant l'idole de la richesse, permettra aux croyants de porter du fruit selon l'esprit des béatitudes ; en accomplissant cette démarche, leur pauvreté pourra devenir « dans le monde actuel, un défi au matérialisme, et ouvrir les portes à d'autres solutions que celles de la société de consommation »7.

Si l'on mène en même temps l'action préférentielle en faveur des pauvres et la volonté de vaincre les injustices, et si cette action est développée selon les critères évangéliques, elle est une sorte de position stratégique qui aboutira à la création d'une société différente de celle des deux grands systèmes matérialistes contemporains qui brandissent leurs projets historiques respectifs comme les deux seuls pôles d'un insoluble dilemme.

Il serait trop long de présenter ici, mes chers confrères, toute la richesse du contenu du texte et toute l'audace que manifeste cette option en faveur des pauvres qu'a faite l'Episcopat à Puebla. Une lecture attentive de cette partie du document nous aidera à appliquer d'une façon plus proche du réel notre 21ème Chapitre Général ; elle renforcera dans nos âmes la fidélité aux grandes intuitions évangéliques de Don Bosco ; elle illuminera notre marche dans le sens d'une authentique conversion pastorale.

Que le Seigneur aide notre réflexion et notre action !

Mais, permettez-moi encore une dernière observation avant de conclure.

C'est le samedi 27 janvier dans le grand sanctuaire de Notre-Dame de Guadalupe qu'a été inaugurée l'assemblée de Puebla ; elle s'est déroulée, consciemment et sans interruption, en priant Marie et sous sa protection ; lors de la cérémonie de clôture, le cardinal président, monseigneur Sébastien Baggio, a officiellement déposé le document épiscopal aux pieds de l'image de la Patronne de l'Amérique Latine à Puebla ; chaque Président des différentes Conférences épiscopales nationales a accompli le même geste dans le sanctuaire marial le plus important de leur pays.

Marie est la Mère de l'Eglise ; c'est elle qui nous aidera dans les heures les plus décisives de l'avenir. Jean-Paul II a vivement ressenti cela lors de la prière qu'il a récitée au cours de l'homélie prononcée pour l'inauguration de l'Assemblée : « O Mère, aide- nous à être de fidèles dispensateurs des grands mystères de Dieu. Aide-nous à enseigner la vérité que ton Fils a annoncée et à étendre l'amour qui est le principal commandement et le premier fruit de l'Esprit-Saint. Aide-nous à confirmer nos frères dans la foi, aide-nous à éveiller l'espérance en la vie éternelle. Aide-nous à conserver les grands trésors enfermés dans les âmes du peuple de Dieu qui nous a été confié ».

Voilà, mes chers confrères, comment le Pape nous rappelle que Marie, Mère de l'Eglise, est une puissante Auxiliatrice ! Et nous aussi, de notre côté, invoquons-la constamment pour le renouveau de notre pastorale auprès des jeunes et pour celui de notre projet éducatif de la bonté.

Je souhaite à tous intelligence et espérance.

Dans la communion de notre mutuel attachement.


Père GILLES VIGANÒ


P.S. - Je vous recommande avec insistance de prier chaque jour pour les vocations. C'est indispensable pour le renouveau. Au moment où le bienheureux Michel Rua était mourant, Don Cerruti composa une oraison jaculatoire qui lui tenait à cœur et qui a été récitée depuis lors dans la Congrégation. Don Rua se la fit lire ; il en embrassa le texte ; puis il demanda qu'on la plaçât sous son oreiller ; il mourut ainsi. Voici cette prière : « Cœur sacré de Jésus, pour qu'il te plaise d'envoyer de bons et dignes ouvriers à la Pieuse Société des Salésiens et pour qu'il te plaise de les y faire persévérer : Nous t'en prions, écoute-nous ! »

Prions beaucoup et avec confiance pour les vocations.

1 PP 13.

2 Puebla n. 399-400.

3 EN 20.

4 ACS n. 284, oct.-déc. 1976, page 19.

5 Cf. EN 72.

6 Puebla n. 828.

7 Puebla n. 917.