351-400|fr|352 Comment relire aujourd'hui le charisme de notre fondateur

COMMENT RELIRE AUJOURD'HUI LE CHARISME DE NOTRE FONDATEUR



Introduction. - Une expérience vécue. - Deux convictions de base. - Les routes à suivre. - La refonte des Constitutions. - L'esprit de notre Fondateur. - De notre « mission » à la redécouverte de notre « charisme ». - La durée et les acteurs de cette relecture. - Points sensibles dans notre travail de discernement. - Nécessité d'une méthode concrète. - Animation et gouvernement. - Une visite de l'Esprit du Seigneur. - Nous avons une « carte d'identité » en règle et à jour.



Rome, le 8 février 1995,

introduction - au Valdocco - de la cause

de béatification et de canonisation

de Maman Marguerite


Chers confrères,

Aujourd'hui enfin s'est ouvert de façon solennelle à Turin, dans la basilique Marie-Auxiliatrice, le procès officiel de béatification et de canonisation de Maman Marguerite. Précisément au Valdocco, où elle a donné pendant dix ans le témoignage - on peut dire héroïque - de sa collaboration généreuse avec son fils Jean pour donner vie au providentiel charisme salésien de l'Œuvre des oratoires. Notre Père et Fondateur sait ce qu'il en a coûté à sa maman et tout ce qu'elle a apporté à la réussite, au style, au climat de famille, à l'esprit de bonté et de sacrifice qui caractérisent aujourd'hui encore toute l'institution salésienne de Don Bosco. Remercions le Seigneur et prions pour que la cause fasse de rapides progrès.

A l'occasion de cette date pleine de signification, je vous offre une réflexion sur un sujet qui m'a été demandé pour le 20e congrès de l'Institut de théologie de la vie religieuse « Claretianum » ici à Rome, le 16 décembre 1994. Ils m'avaient assigné le thème délicat et important de La relecture par les salésiens de leur fondation. Le développement n'en a pas été pensé directement pour nous, mais dans un certain sens il peut nous être plus utile d'y réfléchir avec les autres consacrés.

En vous présentant le contenu de ma conversation, je veux Vous inviter à faire une réflexion attentive de synthèse historique et charismatique pour donner une lumière salésienne au renouveau que nous sommes en train d'opérer depuis le Concile Vatican II.


Une expérience vécue.


Le point de vue de ma relation est essentiellement de faire une chronique repensée. Le thème comment relire aujourd'hui notre charisme se développe sous l'angle « des faits », moins pour indiquer « comment » il faudrait faire, que pour exposer ce que mon Institut a fait. C'est une expérience que j'ai vécue personnellement depuis le Concile Vatican II jusqu'aujourd'hui.

L'expérience vécue n'est pas une thèse à défendre, mais une réalité de vie - forte de plusieurs décennies d'expérimentation - qui peut aussi offrir des suggestions (en parties confirmées) pour relire toujours mieux ses propres origines spirituelles.


Deux convictions de base.


Nous travaillons à la relecture du charisme de notre Fondateur depuis bientôt trente ans. Deux grands phares ont éclairé notre route : le Concile œcuménique Vatican II et le changement d'époque de cette heure d'accélération de l'histoire.

Nous sommes partis de la conviction que le Concile était une visite historique de l'Esprit-Saint à l'Eglise du Christ pour une nouvelle heure de sa mission dans le monde : le plus grand événement pastoral du XXe siècle en vue d'un renouvellement authentique. C'est là aussi qu'il fallait puiser des lumières et des orientations pour le renouveau de la vie religieuse. Il s'agissait de se centrer sur les points stratégiques du grand message conciliaire, de les approfondir, de les assumer et de les appliquer à la relecture de notre charisme.

En particulier, à la lumière de la constitution dogmatique Lumen gentium, nous avons cherché à appliquer ce que demandait le numéro 2 du décret Perfectae caritatis : la « rénovation adaptée » avec ses deux composantes, le « retour aux sources » et l’« adaptation aux conditions nouvelles de l'existence ».

La complémentarité des deux critères devait écarter les menaces de fixisme, de sclérose et de formalisme, tout autant que la rupture avec les origines.

L'application de ces deux critères, simples et clairs dans leur énoncé, s'est cependant révélée très complexe en pratique.

Le changement d'époque, déjà décrit avec finesse et clairvoyance dans la Constitution pastorale Gaudium et spes, s'était présenté avec force en certaines régions, surtout en Occident, où travaille notre Institut en de nombreuses présences. Nous étions aux prises avec une problématique croissante de nouveautés culturelles qui influaient fortement sur la mission spécifique de notre Institut ainsi que, en partie du moins, sur notre style de vie religieuse. On notait déjà par ailleurs des tendances d'authenticité douteuse capables de dénaturer ou de fragiliser la santé de notre processus de rénovation.

Il n'était pas question d'éluder ni d'ignorer la nouveauté culturelle, mais de la confronter avec la nouveauté évangélique inhérente à tout vrai charisme. C'était nous lancer dans un travail énorme et délicat. C'est alors qu'apparut le fameux slogan : « Avec Don Bosco et avec les temps, et non avec les temps de Don Bosco ! »

La claire conscience de ce défi inéluctable poussa les responsables de l'Institut à donner une importance extraordinaire au Chapitre général spécial voulu par le Siège apostolique. Nous nous sommes mis à le préparer avec un sérieux vraiment inédit en demandant la participation de toutes les provinces et de tous les confrères. Des équipes de spécialistes s'organisèrent pour analyser très en détailles thèmes vitaux à affronter et l'on prépara même aussi une ébauche de nouvelle mouture des Constitutions. On rédigea avec soin une série de plus de vingt opuscules à l'usage des capitulaires. Nous étions conscients de notre grave responsabilité, presque d'une refondation » : ce que Don Bosco avait fait « personnellement » était à repenser et à refondre, en un certain sens, « en communauté », en rapport avec les exigences du changement d'époque et en fidélité totale aux origines.

Ce qui, avec les études historiques, a beaucoup aidé, c'est l'analyse sérieuse, bien que synthétique, des interpellations venant des changements culturels (la sécularisation, la socialisation, la personnalisation, la libération, l'inculturation, l'accélération de l'histoire, la promotion de la femme etc.).

Nous n'avions jamais fait un travail aussi ample ni aussi réaliste.


Les routes à suivre.


La relecture de notre fondation ne pouvait s'en tenir à l'étude, plus ou moins scientifique, des sources, mais devait constituer un discernement spirituel fait par des disciples profondément engagés dans l'expérience de la même vocation.

Il lui fallait saisir l'âme de l'Institut, ses objectifs, ses dynamismes, sa façon de suivre le Christ, de travailler dans l'Eglise et d'aimer les jeunes tels qu'ils sont dans le monde. Le retour aux sources ne devait pas être une promenade archéologique parmi des documents anciens, mais une nouvelle exploration des moments de fondation et du cœur du Fondateur dans son expérience originale de disciple du Seigneur. Il devait constituer une relecture organique et dynamique impliquant une conscience personnelle de communion avec le Fondateur, grâce à l'expérience collective de tout un Institut qui, à travers le temps, avait partagé son esprit et sa mission. Il s'agissait d'harmoniser et de bien doser tant les moments historique, théologal que « kairologique » [donné par Dieu en vue d'une grâce à saisir, N.D.T.].

La mise en route de cette relecture a exigé de parcourir des chemins complémentaires et interdépendants, pour rechercher l'apport spécifique de chacun d'eux. Les principaux ont été les suivants :

a. Le chemin de l'histoire : le charisme est une expérience vécue, non une théorie abstraite. Nous avons donc fait une étude sérieuse des sources qui se réfèrent à la personne de notre Fondateur et à la fondation elle-même : son contexte culturel et social et son influence sur notre Fondateur ; sa vie et ses œuvres ; les personnes qui influé sur lui et avec qui il a eu des contacts spéciaux ; les écrits etc.

b. Le chemin de l'expérience : la relecture concrète de la fondation accorde de l'importance à l'expérience vécue par la vaste communauté des disciples, aux valeurs qu'ils ont incarnées à partir de la conscience qu'ils avaient et de la responsabilité qu'ils prenaient de vivre la même vocation. Leur fidélité constitue une sorte de « sensus fidelium » dans la Congrégation. L'absence d'une expérience persévérante et fidèle des disciples du Fondateur présente deux risques :

- celui de changer sans cesse de visage pour chercher coûte que coûte à moderniser le charisme selon la mode du temps, en confondant le caduc et l'essentiel ;

- celui de défigurer le Fondateur sous prétexte que ses buts et ses fins ne sont plus actuels.

c. Le chemin des signes des temps : les chemins de l'histoire et de l'expérience permettent une approche plus sensible et plus sereine des signes des temps. Comme je l'ai déjà dit, les ignorer, ce serait condamner le charisme à rester enfermé - contre nature - dans un musée. Si les signes des temps exigent des approfondissements et des adaptations de la part de l'Institut, ils permettent aussi une compréhension nouvelle et d'actualité authentique du don de l'Esprit. Ils aident à saisir jusqu'où le Seigneur pousse son Eglise et ses charismes.

d. Le chemin de la spiritualité : il n'exclut aucune des voies précédentes, mais les unifie et les incorpore à partir d'une disposition et d'une optique fondamentales : le discernement de la volonté de Dieu, l'obéissance à ses appels dans le déroulement de l'histoire. Seules des personnes « spirituelles », qui se veulent particulièrement dociles à l'Esprit, peuvent effectuer ce parcours. Il permet de dépasser le contexte socioculturel vécu par le Fondateur, pour faire apparaître dans l'aujourd'hui ses intentions évangéliques ainsi que ses intuitions de fondateur, de façon à pouvoir les réaliser dans le contexte actuel et dans les temps nouveaux, et les transformer en « culture » d'actualité.


La refonte des Constitutions.


Dans la relecture de notre fondation, la nécessité de refondre entièrement le texte des Constitutions a joué un rôle important pour guider et concrétiser les travaux. Au début il y a eu des résistances pour divers motifs ; et par la suite aussi, au cours du travail, plusieurs estimaient qu'il suffisait d'apporter quelques retouches aux Constitutions antérieures. Mais la décision audacieuse de s'atteler à repenser et à refondre le tout dans la fidélité s'est révélée très sage.

Ce travail délicat s'est évidemment organise selon les nouvelles orientations du Concile.1 Il fallait aboutir à un « Code fondamental » décrivant de façon authentique notre vrai visage, nos valeurs évangéliques, notre caractère propre, notre dimension ecclésiale, nos saines traditions, ainsi que les normes juridiques indispensables pour assurer à l'Institut son caractère, ses fins et ses moyens.

A la différence de la réglementation antérieure, le motu proprio Ecclesiae sanctae a voulu que les Constitutions rénovées abondent en principes évangéliques, théologiques et ecclésiaux. Il fallait non pas un assemblage artificiel de normes théoriques venues de l'extérieur, mais des perceptions et des explicitations émanant du vécu même du Fondateur et du cœur de son projet de vie. Les Constitutions devaient présenter la synthèse intégrale d'un projet original de vie consacrée et indiquer les principes essentiels selon lesquels le Fondateur avait voulu que les siens fussent disciples du Christ dans un sens ecclésial déterminé.

Elles avaient à réaliser une intégration harmonieuse entre l'inspiration évangélique, le critère apostolique et le caractère concret de la structure, en faisant apparaître, au-delà des exigences institutionnelles, l'expérience historique d'Esprit-Saint vécue par notre Fondateur et transmise par lui à l'Institut.

Dans les Constitutions, Don Bosco, notre Fondateur, s'était efforcé au maximum de transmettre son expérience personnelle (dans les limites de ce qui pouvait se faire alors), pour laisser un « testament vivant » qui fût comme le miroir reflétant les traits les plus caractéristiques de son visage spirituel et apostolique. C'est à bon droit qu'il avait pu affirmer : « Aimer Don Bosco, c'est aimer les Constitutions » ; et lorsqu'il en remit un exemplaire au Père Cagliero à son départ pour la Patagonie comme chef de sa première expédition missionnaire, il s'écria avec un accent persuasif plein d'émotion : « Voilà Don Bosco qui vous accompagne ».

Dans la refonte de nos Constitutions, nous avons précisément cherché à nous référer le plus possible à la vie spirituelle de notre Fondateur, à ses écrits les plus charismatiques, à son expérience éprouvée, comme au « modèle » qui donne l'optique authentique et la clé indispensable de relecture de notre fondation.

Ce travail n'a pas été facile ; il a duré plus de dix ans, mais il constitue en fait la synthèse la plus claire et officielle de la relecture de notre fondation. Le tout s'est enrichi d'un commentaire autorisé, article par article, comme guide de lecture des Constitutions [Le Projet de vie des salésiens de Don Bosco]. Ont en outre été rédigés un Libro del governo [Manuel du gouvernement] - en deux volumes : un pour le provincial et l'autre pour le supérieur local - en vue de la rénovation de l'exercice de l'autorité, ainsi qu'une Ratio institutionis [La formation des Salésiens de Don Bosco] pour la formation initiale et permanente des confrères.


L'esprit de notre Fondateur.


Dans la refonte des Constitutions, nous avons donné une importance particulière à leur structuration organique, dans une vision globale et unitaire. Un projet de vie ne supporte pas de morcellements, car ils cachent ou faussent la portée du projet qui est, en lui-même, essentiellement organique. Mais pour réaliser cette structuration, il nous était nécessaire d'élucider deux concepts qui sont à la base de tout : celui de « consécration » et celui de « mission », ainsi que leurs rapports réciproques. On peut dire que sur ce point s'est déchaînée une véritable bataille capitulaire ; elle ne s'est pas résolue sans mal, comme nous le verrons, mais à la fin, dans sa solution, nous avons trouvé la clé de l'organisation.

Cependant, il fallait assurer un point fondamental et à part (du moins pour le travail à faire) : la description des traits les plus significatifs du visage spirituel de notre Fondateur. Au sein des grandes valeurs évangéliques communes à tous les instituts de vie consacrée, nous avions à préciser notre style quotidien, nos comportements personnels et communautaires, les particularités de notre vie commune et de notre travail, en un mot le climat et l'atmosphère de maison qui constituent notre physionomie propre. Là aussi, certes, il fallait hiérarchiser les composantes et trouver le centre moteur, vu qu'il s'agissait d'une relecture en profondeur qui ne devait pas devenir une théorie logique, mais rester une description typologique.

L'importante première partie du texte rénové des Constitutions a introduit un tout nouveau chapitre de 12 articles (10 à 21) qui condensent ce qu'il faut considérer comme la substance de 1'« esprit de Don Bosco ».

Vatican II, nous l'avons dit, avait invité les religieux à se centrer sur la figure de leur Fondateur, comme sur une des nombreuses variantes originales de la sainteté et de la vie évangélique de l'Eglise. Chaque fondateur est né de l'Eglise et a vécu pour elle.

Paul VI l'a rappelé à tous : « Le Concile insiste à bon droit sur l'obligation des religieux et des religieuses d'être fidèles à l'esprit de leurs fondateurs, à leurs intentions évangéliques, à l'exemple de leur sainteté, y voyant un des principes de la rénovation en cours et un des critères les plus sûrs de ce que chaque institut peut avoir à entreprendre. [...] Car si l'appel de Dieu se renouvelle et se diversifie selon les conditions variables des lieux et des temps, il commande des orientations constantes »2.

Nous avons utilisé le mot « esprit » plutôt que « spiritualité », par fidélité à l'histoire et au vécu de notre Fondateur comme à un « kairòs » devenu modèle ; la « spiritualité », elle, se réfère plutôt à des concepts plus abstraits.

Le travail réalisé constitue certainement aujourd'hui un des joyaux de la relecture que nous avons faite de notre fondation ; nous sommes convaincus que Don Bosco lui-même l'aurait agréé, car il disait humblement, à propos de son texte des Constitutions rédigé selon les règles de l'époque, qu'il était à considérer comme un « brouillon » de ce qu'il désirait, et que ses fils le transposeraient au « net ».

Centrer son attention sur l'esprit du Fondateur, c'était privilégier l'intériorité et les dispositions du cœur, avoir les sentiments mêmes avec lesquels il avait reproduit ceux du Christ.

Cela fait comprendre aussi le saut de qualité voulu par le Concile dans la façon de concevoir les Constitutions : non plus un texte plutôt normatif et juridique, mais la synthèse géniale et stimulante de l'expérience évangélique d'un « chef d'école » de sainteté et d'apostolat.

L'esprit de notre Fondateur est certainement aussi lié à la culture de son temps et s'exprime en elle ; mais il la transcende, si bien qu'il est possible de constituer un ensemble de traits spirituels qui peuvent s'incarner dans d'autres cultures. Son esprit appartient donc à la transcendance et à l'adaptabilité des charismes. Mais il ne se transmet pas par la simple parole, mais par la tradition continue d'une vie liée en fait à un long et délicat processus de saine inculturation.


De notre « mission » à la redécouverte de notre « charisme ».


J'ai déjà signalé le débat capitulaire sur les notions fondamentales de « consécration » et de « mission », L'approfondissement du rapport mutuel entre ces deux points essentiels a été au centre de notre relecture et a servi de base à la synthèse de conclusion. Une bonne interprétation du Concile nous a conduits à une convergence convaincue et dynamique.

Au début de ses travaux, le Chapitre général spécial avait entre autres établi une commission chargée spécifiquement d'étudier le « charisme de notre Fondateur ». Elle se heurta à de fortes difficultés et fut dissoute après un certain temps. Pourquoi ?

Pour deux motifs fondamentaux, mais opposés. Certains ne voulaient pas de cette étude pour ne pas prêter le flanc à des aventures arbitraires dans l'avenir ; mais d'autres la refusaient pour éviter de sacraliser des éléments culturels et transitoires du siècle dernier. Les deux groupes ensemble eurent la majorité ; la mentalité n'était pas encore assez éclairée à ce sujet.

Il est utile de rappeler que les documents du Concile n'utilisent jamais l'expression « charisme » du Fondateur, même s'ils indiquent les éléments spécifiques du caractère propre. La première utilisation officielle de la formule « charisme » du Fondateur se trouve dans l'exhortation apostolique Evangelica testificatio de Paul VI datée de 19713. Une clarification officielle plus appropriée et une description plus précise se retrouveront plus tard dans le document Mutuae relationes de 19784.

Par ailleurs nous étions convaincus que le point le plus concerné par les interpellations de cette heure de rapides changements était la « mission ». La mission était ainsi, de toute évidence au cœur des préoccupations de notre relecture.

Mais en quoi consiste la « mission » ? Il était trop facile d'oublier sa nature théologique pour l'enfermer dans le secteur pratique des activités. C'est ainsi qu'une mentalité de type « essentialiste » affirmait la primauté ontologique de la « consécration », si bien qu'un bon nombre estimait qu'elle devait précéder et guider tout le projet.

Problème ardu, entretenu chez les capitulaires par des conceptions réductrices et impropres tant du concept de « consécration » que de celui de « mission ».

Ce qui nous a permis de relire notre charisme dans son sens authentique, c'est de comprendre la signification donnée par les Pères du Concile au fameux verbe « consecratur » de la constitution Lumen gentium no 44. Il a fallu un débat long et difficile pour arriver à un changement de mentalité à propos du concept de « consécration » religieuse.

Auparavant, elle s'identifiait aux aspects les plus typiques de l'intériorité (prière, vœux) et l'on considérait que son seul sujet actif était le religieux (« je me consacre »), Cela portait à négliger le vrai concept de charisme et à mettre au second plan la « mission » avec ses exigences, comme si elle ne consistait qu'en action et en œuvres et n'était pas inhérente à la consécration même. Tout cela influait évidemment sur la structure à donner aux Constitutions. Il y eut un débat très houleux pour dépasser ce dualisme entre « consécration » et « mission » qui entamait à sa racine la nature de notre vocation apostolique.

L'affirmation du numéro 8 du décret conciliaire Perfectae caritatis fut très utile et, surtout, la considération que Dieu était l'agent actif tant de la consécration que de la mission. C'est dans ce sens que fut repensée la signification de la profession et qu'en fut rédigée la nouvelle formule.

L'approfondissement en particulier du lien théologique indissociable entre la « consécration » et la « mission » a donné une signification nouvelle à tout le projet de notre caractère propre, et permis de repenser la structure de nos Constitutions. Cette vision de notre « consécration apostolique » a été synthétisée dans un article des Constitutions qui dit : « Notre vie de disciples du Seigneur est une grâce du Père qui nous consacre par le don de son Esprit et nous envoie pour être apôtres des jeunes. Par la profession religieuse, nous nous offrons nous-mêmes à Dieu pour marcher à la suite du Christ et travailler avec Lui à la construction du Royaume. La mission apostolique, la communauté fraternelle et la pratique des conseils évangéliques sont les éléments inséparables de notre vie consacrée, vécus dans un unique mouvement de charité envers Dieu et envers nos frères. La mission donne à toute notre existence son allure concrète ; elle spécifie notre rôle dans l'Eglise et détermine notre place dans les familles religieuses »5.

Il s'agit donc de vivre une existence chrétienne à la fois consacrée et apostolique, mieux : apostolique parce que consacrée. Le don de l'Esprit apporte au profès une « grâce d'unité » qui le rend capable de faire la synthèse entre la plénitude de sa consécration et l'authenticité de son activité apostolique. « Ce genre de vie, affirme le Chapitre général spécial, n'est pas une réalité figée ni préfabriquée, mais un " projet " en construction permanente. Son unité n'est pas statique. C'est une unité en tension, réclamant un continuel effort d'équilibre, de révision, de conversion, d'adaptation »6.

Et cette grâce d'unité, fruit de la charité pastorale, a été récemment aussi décrite par le Saint-Père dans l'exhortation apostolique Pastores dabo vobis7. Et dans une allocution faite aux capitulaires de notre CG23, le 1er mai 1990, le Pape Jean-Paul II a encore dit : « J'aime souligner avant tout comme fondamentale, la force de synthèse et d'unification qui émane de la charité pastorale. Elle est le fruit de la puissance de l'Esprit-Saint qui garantit l'unité essentielle et vitale entre l'union à Dieu et la consécration au prochain, entre l'intériorité évangélique et l'action apostolique, entre le cœur qui prie et les mains qui travaillent. Les deux grands saints, François de Sales et Jean Bosco, ont attesté et fait fructifier dans l'Eglise cette merveilleuse " grâce d'unité ". Briser cette unité, c'est ouvrir dangereusement la porte à l'activité pour elle-même ou à l'intimisme qui constituent une tentation sournoise pour les instituts de vie apostolique »8.

C'est dans cette vision de synthèse vitale que nous avons trouvé la première étincelle de notre vrai visage, celle qui jaillit à l'heure zéro où commence le tout, où explose l'amitié et se ratifie l'alliance, où palpite la grâce d'unité. C'est la rencontre de deux amours, de deux libertés qui se fondent : le « Père qui nous consacre » et « nous envoie », et nous qui nous « offrons totalement à Lui » dans l'acceptation de 1'« envoi », Dans cette fusion réciproque d'amitié, l'initiative et la possibilité même de l'alliance apostolique viennent de Dieu, mais sont confirmées par nos réponses libres : c'est Lui qui nous a appelés, envoyés et aidés à répondre, mais c'est nous qui nous donnons et sommes « missionnaires ».

Pour nous le terme « consécration » soulignait surtout l'initiative de Dieu : c'est Lui qui consacre ! Mais nous savions aussi que le terme même de « consécration » n'a pas un contenu univoque en soi, car il se différencie selon divers niveaux de vie ecclésiale. Nous ne sommes pas entrés d'emblée dans la considération de ces différences, pour laisser à la rédaction des Constitutions ce que le terme devait signifier concrètement pour nous.

Il nous importait de souligner d'abord le saut de qualité à propos de l'initiative de Dieu : « est consacré par Dieu » !

C'est ce saut de qualité qui nous a ouvert les yeux.

Cette vision de la consécration apostolique nous a conduits à contempler aussi notre Fondateur : Dieu l'a choisi et guidé, pour faire de son existence en mission une « expérience d'Esprit-Saint » à poursuivre et à développer dans le temps de l'Eglise.

Et nous voici alors dans une vision théologale du « charisme des fondateurs » : « une " expérience de l'Esprit ", transmise à leurs disciples, pour être vécue par ceux-ci, gardée, approfondie, développée constamment en harmonie avec le Corps du Christ en croissance perpétuelle. [...] Leur " caractère propre " comporte également un style particulier de sanctification et d'apostolat »9.

L'élément dynamique qui a fait mûrir cette catégorie théologique de « charisme » a été précisément la reconnaissance de l'initiative divine dans la « consécration » comme action spécifique de Dieu. De fait, ce fut cette authentique volte-face conciliaire, qui nous a obligés à repenser la signification de notre profession et l'œuvre spécifique de notre Fondateur. Il a servi aussi à donner le nom de « vie consacrée » aux instituts désignés auparavant comme « états de perfection ».

« Consécration apostolique » et « charisme » sont devenus pour nous deux catégories théologiques qui se superposent et sont interchangeables. Car il s'agit de la part de Dieu d'une initiative exclusive qui a des traits précis. Elle consiste en une intervention particulière qui détermine une mission propre et un projet évangélique de vie pour donner à l'Institut sa physionomie concrète, son « style de sanctification et d'apostolat ».

On peut dire que la notion conciliaire de la « consécration » inclut l'initiative de l'Esprit-Saint. Appliquée au travail historique de la fondation, elle manifeste l'essence même de notre « charisme » donné tant à notre Fondateur qu'à l'Institut. Et celui-ci a comme source permanente de sa continuité la profession religieuse de chaque confrère.

Ainsi, nous avons commencé la relecture de notre fondation en écartant temporairement la catégorie de « charisme ». Mais nous l'avons retrouvée dans toute sa force grâce à l'approfondissement providentiel de l'événement de la « consécration » dans l'optique du Concile.


La durée et les acteurs de cette relecture.


Nous pouvons considérer en gros quatre étapes dans notre relecture : le Chapitre général spécial et les trois Chapitres généraux qui ont suivi ; il s'agit en pratique d'une vingtaine d'années de travail intense : depuis 1970 jusqu'à 1990 et au-delà.

- Le CG20 (du 10 juin 1971 au 5 janvier 1972 : près de 7 mois !) a été le Chapitre « spécial » voulu par le motu proprio Ecclesiae sanctae et a constitué l'étape la plus longue et la plus difficile de notre révision et du remodelage des traits de notre vrai visage ; il demeure le Chapitre fondamental de tout le travail accompli.

- Le CG21 (du 31 octobre 1977 au 12 février 1978) fut un second temps de révision et de consolidation. Il compléta notre visage de quelques traits particuliers (comme le Système préventif, le rôle du directeur, le profil du salésien coadjuteur) en accord avec la doctrine et les orientations de Vatican II et prolongea pour un autre sexennat la période d'essai des Constitutions rénovées.

- Le CG22 (du 14 janvier au 12 mai 1984) constitue le dernier apport, ainsi que l'étape qui a mis fin à la période d'essai de deux sexennats et consigné à la Congrégation les Constitutions et les Règlements dans leur forme rénovée et organique.

- Le CG23 (du 4 mars au 5 mai 1990) se distingue des trois Chapitres antérieurs par son caractère « ordinaire ». Les trois précédents appartiennent en quelque sorte à la catégorie du Chapitre général « spécial », parce qu'ils se réfèrent globalement à la nature de notre charisme avec différents points à discerner. Le CG23, lui, ne traite que d'un sujet concret, choisi pour intensifier la marche de notre renouveau. Alors que les trois Chapitres « spéciaux» aboutissent à un nouveau croquis de notre vrai visage dans les Constitutions, le CG23 imprime à notre charisme une évolution accélérée pour une « orthopraxie » de la mission. Il nous rappelle que, loin de la fermer, la relecture de notre identité ouvre la porte à la recherche plus courageuse des tâches à inventer dans la nouvelle évangélisation. Bref, une relecture pour une meilleure recherche au profit de notre mission.

Il est intéressant d'observer que ces quatre étapes constituent, pour ainsi dire, un unique cheminement continu et complémentaire. Cela signifie que le nouveau texte transcende non seulement le travail des groupes restreints de confrères déterminés, mais aussi chacun des quatre Chapitres généraux. En chacun d'eux, à six ans de distance chaque fois, une bonne partie des participants avait changé, et chaque nouveau Chapitre apportait une nouvelle expérience vécue et réfléchie. Il y avait chaque fois la possibilité d'atténuer l'influence éventuelle d'éléments antérieurs pouvant résulter de l'une ou l'autre considération due aux circonstances ; la prolongation et l'approfondissement de la réflexion a servi à corriger des imprécisions ou des ambiguïtés éventuelles ; le temps a permis d'approfondir des points délicats, tandis que l'accélération des changements a aidé à distinguer avec plus de clarté les valeurs permanentes et les valeurs caduques, les valeurs essentielles pour nous et celles d'origine simplement culturelle ; il a en outre développé chez nous la conscience de la dimension ecclésiale et mondiale du projet évangélique de Don Bosco.


Points sensibles dans notre travail de discernement.


Dans l'optique du Concile, le motu proprio Ecclesiae sanctae demandait que les Constitutions soient la présentation officielle d'un projet de vie évangélique ; nous devions y indiquer les principes fondamentaux de notre manière de suivre le Christ, sa dimension ecclésiale, son originalité charismatique, nos saines traditions et nos structures adaptées de service.

Elles présentent ainsi une intégration harmonieuse de l'inspiration évangélique et du caractère concret de nos structures. Elles constituent le document fondamental du droit particulier de la Congrégation. Au lieu de fixer en détail des normes prioritaires à suivre, elles décrivent surtout la façon spirituelle et apostolique dont il nous faut témoigner selon l'esprit des béatitudes. Elles nous aident à relire le mystère du Christ dans l'optique de notre Fondateur, l'optique salésienne de Don Bosco. Leur structure générale a été repensée selon une ordonnance et un style qui invitent à les lire en priant et poussent à engager sa vie. Si celui qui les médite le fait « dans la foi », avec des yeux « neufs », il y puise lumière et force.

Les critères d'orientation suivis et partagés - ma foi après de houleuses discussions -, sont à considérer comme des points sensibles sur le chemin parcouru. Outre le sens vivant de notre Fondateur, dont j'ai déjà parlé, j'énumère les points suivants :


1. La portée de la profession religieuse.

La relecture de notre charisme a réveillé surtout notre conscience de vivre une heure germinale pour la vie consacrée et de travailler à un recommencement global pour relancer vraiment le projet de notre Fondateur. Ce sentiment de relance nous a aidés à récupérer la signification vitale de la profession religieuse.

Nous avons compris que la profession ne peut se réduire à la seule émission des trois vœux, comme s'ils étaient identiques dans tous les instituts de vie consacrée. Il ne s'agissait pas d'écrire dans les Constitutions une sorte de petit traité général de la vie consacrée, mais d'offrir une description typologique de ce que le Concile appelle le « caractère propre » du projet évangélique professé. Il fallait décrire les traits spirituels et les attitudes existentielles qui doivent nous distinguer et nous caractériser dans le Peuple de Dieu. Il est clair que ces points supposent et exigent les éléments constitutifs de toute vie chrétienne et consacrée, que nous partageons nécessairement avec les autres fidèles et religieux.

Le caractère propre est constitué d'aspects et de colorations existentiels, décrits et précisés dans le texte des Constitutions et assumés explicitement dans la profession comme façon concrète de suivre le Christ. Ce n'est ni insignifiant ni négligeable pour les profès. Notre manière d'être disciples et de vivre notre Baptême est de pratiquer notre « Règle de vie ». Pour devenir de vrais chrétiens, nous devons vivre en bons salésiens. « Il n'y a pas deux étages en cette vocation : l'étage supérieur de la vie religieuse et l'étage inférieur de la vie chrétienne. Pour qui est religieux, témoigner de l'esprit des béatitudes par la profession des vœux est son unique manière de vivre le baptême et d'être disciple du Seigneur » [CGS n° 106].

Dans la profession religieuse nous découvrons, en définitive, la signification vivante et globale de notre alliance spéciale avec Dieu.


2. Le critère « oratorien ».

Il se réfère aussi au problème de nos destinataires : point crucial au Chapitre général spécial. Don Bosco a eu à cœur, comme priorité, l'œuvre des oratoires avec ses destinataires préférentiels. Dans la relecture de notre charisme, nous avons assumé le premier Oratoire du Valdocco comme modèle de référence pour notre apostolat. Ce modèle ne s'identifie pas à une structure ou institution déterminée, mais comporte une optique pastorale spécifique pour jauger les présences existant es ou à créer.

Au centre de ce « cœur oratorien » il y a la prédilection pour les jeunes, surtout les plus nécessiteux et ceux des milieux populaires ; avant et par delà les « œuvres » il y a les « jeunes » ; le disciple de Don Bosco doit se sentir un « missionnaire des jeunes ».

L'inspiration de ce critère éclaire les tâches ecclésiales voulues par Don Bosco pour la Congrégation :

- L'évangélisation des jeunes, surtout des pauvres et de ceux du monde du travail ;

- Le soin des vocations ;

- L'activité apostolique dans les milieux populaires, en particulier par la communication sociale ;

- Les missions.

Pour comprendre fidèlement la portée de ce critère, il ne faut pas oublier certains impératifs des Constitutions à trois niveaux complémentaires :

- Le choix préférentiel de nos destinataires, les jeunes pauvres et, en même temps, ceux qui ont des germes de vocation ;

- L'expérience spirituelle et éducative du Système préventif ;

- La capacité d'appeler au partage de nos responsabilités beaucoup de gens choisis surtout parmi les laïcs et les jeunes eux-mêmes.

Il s'agit donc d'un critère complexe mais concret qui nous invite à transcender l'aspect matériel de nos œuvres pour entrer dans le cœur de Don Bosco afin de juger et de programmer tout selon le point de vue spécifique de sa charité pastorale.

En fait, ce critère a abouti, entre autres, au courageux « projet africain » qui, au bout de 15 ans, voit plus de 800 missionnaires salésiens dans 39 pays du continent.


3. La dimension communautaire.

Un autre point sensible de notre relecture a été la dimension communautaire. Elle est intrinsèque à la vie religieuse, mais revêt chez nous un style particulier.

Il ne s'agissait cependant pas seulement de rendre plus authentique 1'« esprit de famille » chez les confrères - bien souligné depuis les origines -, mais d'insister surtout sur leur communion dans la responsabilité vis-à-vis de la mission : celle-ci est confiée au premier chef à la communauté, qui en est le sujet responsable.

De là découlent bien des points : notre façon particulière d'exercer l'autorité, le caractère communautaire de notre projet éducatif et pastoral, la nécessité de le formuler, de le réaliser et de l'évaluer ensemble, l'encouragement à la participation personnelle en dehors de tout individualisme et de toute indépendance arbitraire. La communauté est appelée à un discernement pastoral constant pour travailler dans l'unité et la fidélité à la réalisation apostolique de notre charisme.

Ce point sensible a eu un grand poids dans notre long cheminement de renouveau.


4. La « forme » de l'Institut.

La « forme » de l'Institut (être « clérical », « laïque », « mixte », « indifférent » ...) comporte des traits constitutifs qui expriment et assurent, en droit aussi, le caractère propre et caractéristique du charisme. Elle a, en fait, une importance théologale et spirituelle dans la vitalité et la croissance du charisme : « Selon notre tradition, les communautés ont pour guide un confrère prêtre qui, par la grâce du ministère presbytéral et l'expérience pastorale, soutient et oriente l'esprit et l'action de ses frères »10.

La mission, qui donne à toute la vie de l'Institut son allure concrète, est de nature pastorale et tout l'esprit de notre Fondateur émane de la charité pastorale de son cœur de prêtre.

Notre Institut n'est ni strictement « sacerdotal », ni simplement « laïque », ni non plus proprement « indifférent ». Les confrères sont des « clercs » et des « laïcs » qui vivent « la même vocation dans la complémentarité fraternelle » ; chacun a conscience d'être un membre coresponsable de 1'« ensemble », avant de se considérer comme clerc ou laïc. « La composante sacerdotale et la composante laïque (de la Société) ne sont pas l'addition extrinsèque de deux dimensions confiées chacune à des catégories de confrères en soi différents qui cheminent parallèlement et constituent des forces séparées, mais une communauté qui est, nous l'avons vu, le véritable sujet de l'unique mission salésienne (Const. 44). Cela exige pour chaque confrère une formation originale de la personnalité ; ainsi le cœur du salésien clerc se sent intimement attiré et entraîné dans la mission laïque de la communauté et le cœur du salésien laïc se sent, de son côté, intimement attiré et engagé dans la dimension sacerdotale »11. C'est une caractéristique unitaire liée à la « dimension séculière » spécifique de notre Institut. C'est pourquoi il est vraiment important chez nous de promouvoir la conscience et l'épanouissement harmonieux tant des confrères « clercs » que des confrères « laïcs » dans l'esprit de la tradition salésienne.

Le service de l'autorité dans la Congrégation est lié à cette originalité de la « forme », Il exerce la délicate fonction d'assurer l'authenticité de notre esprit et l'unité de notre action apostolique. Son rôle spécifique est de promouvoir et d'orienter la « charité pastorale » qui est le cœur et la synthèse de l'esprit salésien et l'âme de toute notre activité. La grâce de l'ordination sacerdotale (qui est « le sacrement de la charité pastorale ») enrichit et valorise sa capacité de service et fait qu'un critère « pastoral » réel guide toute notre participation à la mission évangélisatrice de l'Eglise, qui comprend aussi la promotion humaine et l'impact sur la culture.

Il s'agit d'un apport utile à tous les confrères parce qu'il se rattache intimement au « critère oratorien ».


5. La décentralisation.

Nous étions convaincus de la nécessité d'incarner, avec souplesse et méthode, notre visage commun dans les cultures locales différentes. Tâche ardue, qui exige que la formation apporte une idée claire de ce que nous sommes vraiment, et que nous percevions et comprenions avec discernement les différences culturelles.

Nous nous sommes sentis en plein accord avec le Père Voillaume : Il « se manifeste une tendance à remettre en cause l'unité d'une congrégation sous prétexte de développer la personnalité régionale ou nationale des fondations [...]. Une telle tendance est ambiguë. Légitime en ce qu'elle est une réaction contre l'emprise uniforme d'une expression unique de la vie religieuse, trop dépendante d'une seule mentalité, elle risque néanmoins de remettre en cause une des caractéristiques du Royaume de Dieu qui est de se situer au-delà de toute culture, dans l'unité fraternelle du Peuple de Dieu qui ne devrait connaître ni frontières ni races »12.

Un charisme fermé avec raideur aux valeurs des cultures se sclérose et s'exclut de l'avenir. Mais une culture qui ne s'ouvre ni au défi des signes des temps, ni à l'échange avec les autres cultures ni à la transcendance du mystère du Christ et de son Esprit, risque de n'être plus qu'un musée du passé ou une interprétation réductrice de l'universalité. Ce qui laisse deviner combien il est délicat et important aujourd'hui dans l'Institut de travailler à la formation.

On saisit du même coup comme il est capital de décentraliser de façon adéquate l'exercice de l'autorité pour assurer dans les provinces et les groupes de provinces homogènes la possibilité concrète de s'inculturer.


6. La Famille salésienne.

Nous sommes convaincus que notre Fondateur a lancé son esprit et sa mission par delà notre Institut, et qu'il lui a laissé en héritage des responsabilités particulières dans l'animation et la coordination de toutes ces forces apostoliques. Aussi avons-nous estimé que le soin de ce qui s'est appelé la « Famille salésienne » était une des grandes voies de notre renouveau.

Cette Famille comporte divers groupes institués (de vie consacrée, d'associations laïques ou de mouvements) qui partagent - sous des formes différenciées - l'esprit et la mission de Don Bosco. Elle constitue un terrain vaste et fécond qui voit aujourd'hui des possibilités spéciales dans le cadre du laïcat engagé. Nous nous sommes déjà mis en route avec décision, sur les pas de notre Fondateur, et nous voulons renforcer et perfectionner cette option dans le prochain Chapitre général (le 24e, en 1996) : « Salésiens et laïcs : communion et partage dans l'esprit et la mission de Don Bosco ».


Nécessité d'une méthode concrète.


La relecture de notre fondation a été, en soi, une recherche intense et pas facile de la nature de notre charisme. Nous sommes restés satisfaits de ce qui s'est fait et nous en remercions Dieu.

Mais il nous faut ajouter qu'une relecture aussi longue n'a pas clos le temps de la recherche : non, elle lui a même donné plus d'élan et de vigueur. C'est comme si la relecture de notre fondation avait déchaîné toutes les énergies disponibles en vue d'améliorer la signifiance et la créativité de notre apostolat.

La relecture n'est donc ni terminée ni close. Elle est comme une prophétie qui relance notre renouveau sur une double voie de nouveauté :

- son assimilation par tous les confrères pour le renouvellement spirituel des personnes et des communautés,

- et la mobilisation pour l'action en vue d'affronter les défis de la nouvelle évangélisation.

Sachant avec plus de clarté et de sécurité « qui » nous sommes aujourd'hui dans l'Eglise (= relecture de la fondation), nous nous sentons interpellés en tant que porteurs d'un « charisme d'actualité », Et cela requiert la capacité méthodologique spéciale de faire des projets et d'agir. Le chemin qui va de la nature de notre charisme à l'actualisation de notre mission aujourd'hui (de l'orthodoxie à l'orthopraxie) est très complexe. Il concentre tout le grand problème pastoral de l'Eglise, « la nouvelle ardeur, la nouvelle méthode, les nouvelles formules », la capacité de faire des projets et le sérieux de la révision.

Plus clair est le profil particulier des consacrés, plus exigeante est la recherche d'une dynamique à jour de leur charisme.

C'est pourquoi notre premier Chapitre général « ordinaire » de 1990 (CG23), après les Chapitres « spéciaux » qui devaient redessiner notre visage, a eu comme préoccupation de faire revivre la mission de Don Bosco aujourd'hui pour « éduquer les jeunes à la foi ».

Nous remarquons que la route est longue et comporte de nombreuses inconnues ; mais la meilleure confirmation de l'authenticité de notre relecture de notre fondation sera de suivre sans cesse cette route pastorale.

Nous sentons la nécessité de promouvoir tout un secteur de réflexion théologique qui aille au-delà des disciplines fondamentales et classiques de la foi. Il s'agit d'un type de « théologie pastorale » qui se penche sur la vie réelle pour entrer aussi en dialogue avec les sciences humaines (histoire, anthropologie, philosophie, sociologie, pédagogie, politique etc.), et tienne fermement compte des orientations officielles du magistère qui accompagnent la pratique ecclésiale animée par l'Esprit du Seigneur : en soi, cette pratique précède même la réflexion scientifique. Une mentalité pastorale a besoin de nombreux apports : avec la réflexion théologique de caractère biblique, historique, dogmatique et liturgique, elle doit savoir développer une méthodologie appropriée d'intervention. Celle-ci résultera d'une réflexion pédagogique et méthodologique comportant une stratégie d'action, une étude et une programmation des temps, des façons d'agir, des itinéraires et des moyens. Autrement dit, elle doit savoir mettre sur pied des projets pour passer d'une situation de défis à la recherche effective d'une solution positive.

Celui qui vit en mission apostolique éprouve la nécessité de qualifier toujours mieux sa mentalité pastorale ; il veille à créer des centres de sérieuse « théologie pastorale » : une théologie « particulière », qui ne prétend pas s'ériger en unique interprétation possible de tout, mais qui éclaire la pratique. Elle « a une place vitale et importante dans le vaste domaine de la théologie, mais n'en constitue pas le tout ni l'unique critère valable de tout. La " pastorale " ne cherche pas à changer la forme de la théologie ; elle ne doit surtout pas le faire quand elle porte son attention sur quelque chose de concret, d'essentiel et de vital. S'il est indispensable d'avoir une réflexion proprement théologique, c'est-à-dire polarisée par la révélation et la lumière du mystère du Christ sous la conduite du magistère, ce serait une grave erreur que de la priver (comme il arrive malheureusement parfois) de cette polarisation essentielle pour la remplacer par une vision exclusivement horizontale qui prétendrait manipuler à son gré l'interprétation du christianisme »13.

Ainsi la relecture que nous avons faite de notre fondation nous a portés à revoir et à rénover aussi les structures académiques de notre Université pontificale afin de leur donner une optique plus pastorale. Car il faut toujours garantir une sérieuse réflexion théologique, puisque c'est justement lorsqu'on se laisse prendre par un enthousiasme soi-disant « pastoral » qu'on court le risque de se fourvoyer sur des routes qui finissent par s'écarter de l'authenticité du charisme.


Animation et gouvernement.


La recherche de méthodes concrètes pour donner plus d'actualité et d'impact à notre action apostolique a mis au premier plan la nécessité absolue d'un travail de formation permanente pour tous les confrères : assumer avec clarté la relecture de notre fondation et pousser chaque communauté à mettre sur pied des projets concrets pour la nouvelle évangélisation.

Cet énorme travail a changé le style de l'exercice de l'autorité dans le gouvernement : le secret de cet exercice est la compétence dans l'animation. Que d'initiatives à ce sujet en ont résulté ! Ce travail n'est ni simple ni à court terme, mais absolument indispensable ; sans lui, la relecture de notre fondation finit à la bibliothèque.

Nous avons ainsi constaté qu'en cette heure de profonds changements, le concept de « formation » a une signification fondamentale et prioritaire (« princeps analogatum ») dans la formation permanente, que chaque maison religieuse authentique devient un centre de formation et que la formation initiale doit s'orienter vers la formation permanente pour préparer les jeunes confrères à être des sujets capables et engagés pour affronter les divers défis pressants de l'avenir culturel et ecclésial.

Le changement d'époque appelle tous les religieux à se sentir en quelque sorte inscrits à un « second noviciat » pour rénover leur profession religieuse personnelle selon la relecture postconciliaire.

Avec la fidélité dans l'esprit, il faut stimuler la créativité dans la mission ainsi que l'attention à la variété des situations, mais aussi pousser l'autorité à se structurer et à se mouvoir en vue d'un « pluralisme dans l'unité » et de 1'« unité dans le pluralisme ».


Une visite de l'Esprit du Seigneur.


Nous étions et nous sommes convaincus, je l'ai déjà dit, que le Concile Vatican II fut une visite de l'Esprit du Seigneur à son Eglise ; il est venu provoquer un saut de qualité dans toute la pastorale, à partir de la nature du mystère de l'Eglise, de ses relations avec le monde et de son rôle de ferment dans l'histoire.

Nous avons entrepris la relecture de notre fondation dans ce climat de Pentecôte. Nous avons certes eu des lenteurs, des scories pré conciliaires, des myopies et des craintes qui ont fortement fait traîner cette relecture. Il est peut-être encore resté çà et là des coins obscurs à éclairer en harmonie avec l'ensemble. Mais nous considérons, avec la simplicité de la foi, que tout le travail effectué ne pourrait pas s'expliquer sans la lumière, la créativité et l'intuition de l'avenir qui dénotent une présence spéciale de l'Esprit du Seigneur. Un regard en arrière, la relecture de nos nouvelles Constitutions, le développement de la vie de l'Institut, ses transformations et sa vitalité sur tous les continents nous permettent de croire que l'Esprit-Saint, avec l'intervention maternelle de Marie, nous a donné des lunettes adéquates et limpides pour bien relire nos origines et nous relancer en avant.

Nous nous sentons ainsi dans le Peuple de Dieu appelés par l'Esprit à collaborer, par notre mission spécifique, à la marche difficile de l'Eglise vers le troisième millénaire.


Nous avons une « carte d'identité » en règle et à jour.


Chers confrères, rendons grâce avec joie. L'Esprit du Seigneur nous a éclairés et accompagnés. Il nous a tracé la voie royale. Il nous a enrichis d'un trésor de vie. Il nous a tirés de nos difficultés, de nos insécurités et de nos déviations, et il a cautionné notre vrai visage dans le Peuple de Dieu. Mais c'est précisément pour cette raison qu'il nous a ouvert un champ immense de travail sur lequel il nous faudra chercher, transpirer, créer, prophétiser l'esprit d'initiative et d'originalité qui ont caractérisé les origines apostoliques de notre mission.

Que Marie nous guide, à travers cette relecture de notre fondation, pour relancer le charisme de Don Bosco vers les immenses possibilités et les espérances du troisième millénaire.

Comme Maman Marguerite regardons l'avenir avec son intuition et sa fécondité maternelles.

Bon travail.

Cordialement.

1 Cf. motu proprio Ecclesiae sanctae II, 12, 1966.

2 Evangelica testificatio 11-12, 1971.

3 Cf. ib. 11.

4 Mutuae relationes 11, 1978.

5 Const. 3.

6 Actes du CGS 127.

7 Cf. Pastores dabo vobis 23 et 24, 1992.

8 Osservatore Romano 2.5.90. Reporté dans l'annexe 5 des ACG 333 (CG23) au no 332.

9 Mutuae relationes 11.

10 Const. 121.

11 CG22 no 80.

12 R. VOILLAUME, Retraite à Béni-Abbès. Entretiens sur la vie religieuse, 2o édition, Cerf, Paris 1973, p. 79.

13 Cf. E. VIGANÒ, Per una teologia della vita consacrata, LDC, Turin 1986, p. 21-22.