351-400|fr|400 Eduquon avec le coeur de Don Bosco

1. LETTRE DU RECTEUR MAJEUR

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EDUQUONS AVEC LE CŒUR DE DON BOSCO


« L’Esprit du Seigneur est sur moi, parce qu’il m’a conféré l’onction pour annoncer la bonne nouvelle aux pauvres. Il m’a envoyé proclamer aux captifs la libération et aux aveugles le retour à la vue, renvoyer les opprimés en liberté, proclamer une année d’accueil par le Seigneur » (Lc 4,18-19).




1. Eduquer avec le cœur de Don Bosco. - 1.1 Vocation et chemin de sanctification. - 1.2 Amour prévenant. - 1.3 Langage du cœur.2. Prendre soin du développement intégral des jeunes. - 2.1 Confiance partagée dans l’éducation. - 2.2 Repartir des derniers. - 2.3 Une nouvelle éducation. - 2.3.1 Complexité et liberté. - 2.3.2 Subjectivité et vérité. - 2.3.3 Profit individuel et solidarité. - 2.4 Maturation de la foi des jeunes dans ce contexte. - 2.5 Réponse de la Famille salésienne. - 2.5.1 Retour aux jeunes avec une plus grande qualité. - 2.5.2 Relance de l’“honnête citoyen”. - 2.5.3 Relance du “bon chrétien”. — 3. Promouvoir les droits de l’homme, en particulier ceux des enfants mineurs. - 3.1 Droits de l’homme et dignité de la personne. - 3.2 Mission salésienne et droits des enfants. - 3.3 Essayons de redire les mêmes concepts avec le langage des droits de l’homme. - 3.4 Nous éduquer et éduquer pour la transformation de chaque personne et de toute la société : pour le développement de l’homme. - 3.5 Un texte que Don Bosco serait prêt à souscrire.En guise de conclusion.




Rome, 25 décembre 2007

Solennité de la Nativité du Seigneur



Très chers confrères,


A la fin de l’année 2007, pendant laquelle nous étions engagés en faveur de la vie, à l’imitation de notre Dieu “qui aime la vie”, et au seuil de l’an 2008, qui s’ouvre devant nous comme “une année d’accueil par le Seigneur”, je m’adresse à vous avec le cœur de Don Bosco.

Depuis ma dernière lettre, dans laquelle je vous ai présenté la Région Afrique – Madagascar, j’ai vécu une période très intense avec les visites rendues aux Provinces des Etats-Unis et à la quasi-Province du Canada, au mois de septembre ; à la quasi-Province Afrique Occidentale Anglophone à l’occasion du 25ème anniversaire de l’arrivée des Salésiens au Nigeria, et à celles de la Zambie et du Mozambique, au mois d’octobre ; et enfin à la Province du Moyen-Orient, visite à laquelle a fait suite le voyage en Argentine, au mois de novembre.

A cela on doit ajouter des événements importants et significatifs, comme l’envoi de la 138ème expédition missionnaire à la fin de septembre, la béatification des Martyrs salésiens d’Espagne le 28 octobre, et celle de Zéphyrin Namuncurá le 11 novembre.

Ces deux béatifications viennent à la conclusion de la période des six années 2002-2008, tandis qu’elle avait commencé précisément aussi par des béatifications, celles de trois saints de la charité traduite dans l’action (Monsieur Artémide Zatti, le Père Louis Variara et Sœur Maria Romero) : elles sont un nouvel appel à donner à notre vie une pleine mesure de vie chrétienne, ce à quoi nous invitait Jean-Paul II lors de l’ouverture de ce troisième millénaire.

En outre, alors que les Martyrs nous renvoient à la Lettre sur l’Eucharistie, car il n’existe pas d’Eucharistie sans martyre et il n’existe pas de martyre sans Eucharistie, Zéphyrin incarne la sainteté considérée comme un fruit de l’action de l’Esprit et de la pédagogie salésienne. Il n’y a pas de doute que les missionnaires envoyés par Don Bosco apprirent à reproduire l’expérience spirituelle et pédagogique de Valdocco et à faire mûrir de jeunes saints. Je pense qu’il n’y a pas de meilleur stimulant pour la nouvelle Etrenne, que maintenant je vous présente.

Comme vous avez pu le voir d’après son titre et ses contenus que je vous ai fait connaître antérieurement, je voudrais porter mon attention non pas tant sur les destinataires de l’œuvre d’éducation que directement sur tous les éducateurs et toutes les éducatrices de notre Famille, qui se sentent comme Jésus consacrés et envoyés par l’Esprit du Seigneur pour évangéliser, libérer de l’esclavage, redonner la vue et offrir une année d’accueil (cf. Lc 4,18-19) à ceux pour qui est accomplie l’œuvre d’éducation. L’Etrenne 2008 est donc adressée, d’une manière particulière, aux membres des Communautés Educatives et Pastorales, aux Communautés qui travaillent à éduquer, aux Conseils Pastoraux, etc. dans la vaste sphère de la Famille salésienne. Elle veut être un appel à renforcer notre identité d’éducateurs, à éclairer la proposition éducative salésienne, à approfondir la méthode éducative, à clarifier le but de notre tâche, à nous rendre conscients de la retombée sociale de l’action éducative.

Nous avons été appelés précisément à cette mission. Le texte de l’Evangile de Luc, que j’ai choisi pour présenter l’Etrenne, définit notre vocation d’éducateurs dans le style de Don Bosco. Ce n’est pas par hasard que, dans les Constitutions des Salésiens, ces versets ont été choisis comme citation biblique pour inspirer “notre service éducatif et pastoral”.

Jésus, au début de sa vie publique, reconnaît dans ce texte du prophète Isaïe, lu dans la synagogue de Nazareth, sa mission messianique et affirme devant ses concitoyens : « Cette parole de l’Ecriture, que vous venez d’entendre, c’est aujourd’hui qu’elle s’accomplit » (Lc 4,21).

Cet “aujourd’hui” de Jésus continue dans notre mission éducative. Nous avons été consacrés par l’onction de l’Esprit, au moyen du Baptême, et nous avons été envoyés aux jeunes pour annoncer la nouveauté de la vie que le Christ nous offre, pour la promouvoir et la développer au moyen d’une éducation qui soit de nature à libérer les jeunes et les pauvres de toute forme d’oppression et de marginalisation. Ces situations de marginalisation les empêchent de chercher la vérité, de s’ouvrir à l’espérance, de mener une vie riche de sens et remplie de joie, de construire leur propre liberté.

L’Etrenne de 2008 se situe en continuité et en cohérence avec les Etrennes des deux dernières années. La vie est le grand don que Dieu nous a confié comme une “semence”, pour que nous collaborions avec Lui à la faire grandir et à la faire fructifier en abondance. La semence a besoin de “tomber dans une bonne terre”, dans laquelle elle puisse germer et porter du fruit ; cette terre est la famille, berceau de la vie et de l’amour, premier lieu d’humanisation. Elle accueille avec joie et gratitude le don de la vie et offre le milieu naturel propice pour sa croissance et son développement. Mais, comme cela se produit pour la semence, une bonne terre ne suffit pas ; il faut les efforts patients et laborieux de l’agriculteur qui l’arrose, en prend soin et l’aide à croître. L’agriculteur qui aide la vie à se développer est l’éducateur. A ce sujet Don Bosco disait : « Comme il n’y a pas de terrain ingrat et stérile qu’au moyen d’une longue patience on ne puisse finalement amener à donner du fruit, ainsi en est-il de l’homme ; véritable terre morale qui, aussi stérile et rétive qu’elle soit, produit néanmoins tôt ou tard des pensées honnêtes et ensuite des actes vertueux, lorsqu’un directeur [spirituel] {ou un éducateur} à l’aide d’ardentes prières ajoute ses efforts à la main de Dieu pour la cultiver et la rendre féconde et belle » (MB V, 367).

J’estime opportun de répéter ici ce que j’ai déjà dit en une autre occasion. L’Etrenne de cette année n’entend pas proposer un thème nouveau, comme si ceux des années précédentes étaient définitivement terminés ou mis de côté. Je suis convaincu que le travail éducatif et pastoral ne peut pas être compris et mené épisodiquement, comme s’il était un feu d’artifice ; il est comme un travail d’agriculture, qui demande de longs moments, des interventions réfléchies, un soin attentif, et surtout un grand dévouement et beaucoup d’amour. Dans ce cas il s’agit de la meilleure agriculture : la culture de l’homme et de la femme (culture, au sens non du résultat acquis, mais de l’action qui conduit à cette acquisition). Ainsi le thème choisi cette année se trouve précisément en continuité avec celui de la famille et celui de la vie.


Voici donc l’Etrenne de 2008 :



Eduquons avec le cœur de Don Bosco,

pour le développement intégral de la vie des jeunes,

surtout les plus pauvres et défavorisés,

en soutenant leurs droits.




Au commencement du commentaire présenté pour ce programme spirituel et pastoral annuel, que constitue l’Etrenne, je vous rappelle l’appel significatif que le Père Duvallet, collaborateur pendant vingt ans de l’Abbé Pierre dans l’apostolat de rééducation des jeunes, nous adressa, à nous salésiens : « Vous avez des collèges, des œuvres, des maisons, mais vous n’avez qu’un seul trésor : la pédagogie de Don Bosco [] Dans un monde où l’homme et l’enfant sont broyés, disséqués, triturés, classés, psychanalysés, [] le Seigneur vous a confié une pédagogie où triomphe le respect de l’enfant, de sa grandeur et de sa faiblesse, de sa dignité de fils de Dieu. Gardez-la renouvelée, rajeunie, enrichie des découvertes modernes, adaptée à ces gosses matraqués par le vingtième siècle et par des drames tels que Don Bosco n’en a pas vu [de pareils]. Mais gardez-la. Changez tout, perdez vos maisons : qu’importe ! Mais gardez-nous, battant sous des milliers de poitrines, la façon de Don Bosco d’aimer et de sauver les gosses ».1

Nous pourrions difficilement trouver un appel pressant qui soit meilleur que celui-là. Conscients de la grandeur de notre vocation d’éducateurs et du don que nous avons reçu dans la pédagogie de Don Bosco, véritable “pédagogie du cœur”, nous voulons nous engager à faire devenir une réalité d’aujourd’hui les paroles prophétiques de ce témoignage éloquent.

Concrètement l’Etrenne veut mettre au point :

  • le thème de la pédagogie salésienne et du Système Préventif, comme réponse à un besoin de les approfondir et de nous former, nous-mêmes éducateurs, pour ne pas perdre leur richesse ;

  • la contribution efficace que nous pouvons offrir, au moyen de l’éducation, pour affronter les immenses défis de la vie et de la famille ;

  • la promotion des droits de l’homme, en particulier celle des droits des enfants mineurs, envisagée comme une voie pour l’insertion positive de notre engagement éducatif dans toutes les cultures.



1. Eduquer avec le cœur de Don Bosco


Eduquer avec le cœur de Don Bosco signifie, pour l’éducateur, cultiver d’abord et faire jaillir ensuite de l’intérieur de son propre cœur “la raison, la religion, l’affection”, en faisant de l’affection l’élément efficace et incisif pour la réalisation pratique de ce que proposent la religion et la raison. Il s’agit de vivre le Système Préventif qui est la pratique d’une charité qui sait se faire aimer (cf. Const. SDB 20), avec une présence rénovée parmi les jeunes, faite de proximité affective et effective, de partage de vie, d’accompagnement et d’animation, de témoignage et de proposition au niveau de la vocation, dans le style de l’assistance salésienne. Il faut un choix rénové, surtout en faveur des jeunes les plus pauvres et à risque, en repérant leurs situations de malaise visible ou caché, en misant sur les ressources positives de chacun des jeunes, fût-il le plus marqué par la vie, en s’engageant totalement pour leur éducation.

L’amour de Don Bosco pour ces jeunes était fait de gestes concrets et opportuns. Il s’intéressait à toute leur vie, en en reconnaissant les besoins les plus urgents et en devinant ceux qui étaient les plus cachés. Affirmer que son cœur était entièrement donné aux jeunes, signifie vouloir dire que toute sa personne (intelligence, cœur, volonté, force physique), tout son être étaient orientés à leur faire du bien, à en favoriser la croissance intégrale, à en désirer le salut éternel. Etre un homme de cœur, pour Don Bosco, signifiait donc être totalement consacré au bien de ses jeunes et leur donner toutes ses énergies, jusqu’au dernier souffle !”.2

Pour saisir le sens de la célèbre expression de Don Bosco “Rappelez-vous que l’éducation est une affaire de cœur, et que Dieu seul en est le maître” (MB XVI, 447)3, et donc pour comprendre le Système Préventif, il me semble important de consulter l’un des experts les plus reconnus du Saint éducateur : “La pédagogie de Don Bosco s’identifie avec toute son action ; et toute l’action avec sa personnalité ; et tout Don Bosco est rassemblé, en définitive, dans son cœur”.4 Voici sa grandeur et le secret de son succès comme éducateur : Don Bosco a su harmoniser autorité et douceur, amour de Dieu et amour des jeunes.


1.1 Vocation et chemin de sanctification


Il n’y a pas de doute que ce qui explique l’aptitude de l’éducation salésienne pour traverser les temps, s’adapter aux cultures dans les contextes les plus bigarrés et répondre aux besoins et aux attentes toujours nouveaux des jeunes, c’est la sainteté originale de Don Bosco.

Une heureuse combinaison de dons personnels et de circonstances portèrent Don Bosco à devenir “Père, Maître et Ami de la jeunesse”, comme le proclama Jean-Paul II en 1988 : son talent inné pour s’approcher des jeunes et gagner leur confiance, le ministère sacerdotal qui lui donna une connaissance profonde du cœur humain et une expérience de l’efficacité de la grâce dans le développement de l’enfant, un génie pratique capable de réaliser les intuitions dans des formes simples, la longue permanence au milieu des jeunes qui lui permit de porter les inspirations initiales à un plein développement.

A la racine de tout il y a une vocation. Pour Don Bosco le service accompli pour les jeunes fut la réponse généreuse à un appel du Seigneur. La fusion entre sainteté et éducation, pour ce qui concerne les engagements, l’ascèse, l’expression de l’amour, constitue le trait original de sa personne. Il est un saint éducateur et un éducateur saint.

De cette fusion prit son origine un “système”, c’est-à-dire un ensemble d’intuitions et de réalisations pratiques, qui peut être exposé dans un traité, raconté dans un film, chanté dans un poème ou représenté dans un spectacle musical. Il s’agit d’une aventure qui a impliqué avec passion les collaborateurs et a fait rêver les jeunes.

Assumé par ses disciples, pour lesquels l’éducation est aussi une vocation, ce système a été porté dans une grande variété de contextes culturels et traduit en des propositions éducatives diverses, conformément aux situations des jeunes qui en étaient les destinataires.

Lorsque nous faisons une nouvelle lecture du vécu personnel de Don Bosco ou de l’histoire de l’une de ses œuvres, quelques demandes surgissent spontanément : Et aujourd’hui ? Jusqu’à quel point ses intuitions tiennent-elles encore la route ? Jusqu’à quel point les solutions pratiques mises par lui en application peuvent-elles aider à résoudre des difficultés qui pour nous sont presque insurmontables : le dialogue entre les générations, la possibilité de communiquer des valeurs, la transmission d’une vision de la réalité, etc. ?

Je ne m’arrête pas à énumérer les différences qui existent entre l’époque de Don Bosco et la nôtre. Il s’en trouve – et ne sont certainement pas petites – dans tous les domaines : dans la situation des jeunes, dans la famille, dans les mœurs, dans la manière de concevoir l’éducation, dans la vie sociale, dans la pratique religieuse elle-même. S’il s’avère déjà difficile de comprendre une expérience du passé dans le but d’être fidèle lors de la reconstruction historique, il est beaucoup plus ardu de la revivre et de la retraduire en pratique dans un contexte radicalement différent.

Et pourtant nous avons la conviction que ce qui est arrivé avec Don Bosco est un moment de grâce, plein de possibilités ; que s’y trouvent des inspirations que des parents et des éducateurs peuvent interpréter à l’époque actuelle ; qu’il y a des suggestions grosses de développement, comme des germes qui attendent de venir au jour.5


1.2 Amour prévenant


Un des messages à recueillir concerne certainement la prévention, son urgence, ses avantages, sa portée et donc les responsabilités impliquées. Aujourd’hui elle s’impose avec des données de plus en plus claires et alarmantes, mais l’assumer en en faisant un principe d’action et la réaliser efficacement n’est pas escompté dans l’évolution actuelle de nos sociétés. Malheureusement ce n’est pas la culture dominante. Tant s’en faut !

Et pourtant employer la prévention coûte moins et a un rendement plus fort que chercher seulement à contenir la déviance et que récupérer tardivement les délinquants. En effet, la prévention permet à la majorité des jeunes d’être débarrassés du poids des expériences négatives, qui mettent en danger la santé physique, la maturation psychologique, le développement des potentialités, le bonheur éternel. Elle leur permet aussi de libérer les meilleures énergies, de profiter au mieux des parcours les plus substantiels de l’éducation, d’en retrouver d’autres lors des premiers pas d’un éventuel fléchissement. Ce fut la conclusion de Don Bosco, après l’expérience qu’il fit avec les enfants de la prison et le contact qu’il eut avec les jeunes manœuvres de Turin.

D’action quasi policière qui a pour but de maintenir l’ordre de la société, la prévention devint pour lui la qualité intrinsèque et fondamentale de l’éducation. Elle était préventive quant à l’opportunité, mais aussi quant aux contenus et aux modalités. Elle devait devancer la venue de situations et d’habitudes négatives, matérielles ou spirituelles ; elle devait en même temps multiplier les initiatives qui orientent les ressources encore saines de la personne vers des projets alléchants et efficaces. Il était convaincu que le cœur des jeunes, de tout jeune, est bon, que même dans les enfants les plus vauriens il y a des graines de bien et que le rôle d’un sage éducateur est de les découvrir et de les développer. Il fallait donc constituer une situation générale positive au sujet de l’ambiance de famille, des amis, des propositions, des connaissances, qui stimulât la conscience de soi, élargît la connaissance du monde réel, donnât le sens de la vie et le goût du bien.

Il suffirait de penser à l’histoire de Michel Magone, le “général de la récréation” à la gare de Carmagnola, auquel Don Bosco offre d’abord son amitié, puis un microclimat éducatif à l’Oratoire de Valdocco, ensuite sa direction spirituelle accomplie avec compétence (“Cher Magone, j’aurais besoin d’un service de ta part ; [] laisse-moi un moment maître de ton cœur”), jusqu’à lui faire trouver en Dieu le sens de la vie et la source du vrai bonheur (“Oh, comme je suis heureux !”) et à le faire devenir un modèle pour les jeunes d’hier et d’aujourd’hui.

Un des problèmes de nos sociétés aujourd’hui est l’insuffisance du service éducatif. Il n’arrive pas à tous, en perd beaucoup en cours de route, n’atteint pas les personnes selon leurs situations. De cela souffrent ceux qui partent défavorisés ou ne réussissent pas à suivre le rythme. Pour maîtriser ce phénomène au moyen d’une action complexe de prévention et rendre appropriée l’éducation, il faut la responsabilité unanime et synergique de la part des familles, des organismes politiques, des forces sociales, des établissements destinés à l’éducation, des communautés ecclésiales et des efforts individuels.

Plus qu’un problème d’emploi et de qualification professionnelle, l’éducation, surtout des enfants défavorisés, est principalement une question de vocation. Don Bosco fut un être aux multiples charismes et un pionnier. Il alla plus loin que les législations et les pratiques. Il institua tout ce qui est lié à son nom, sous la poussée d’un remarquable sens social, mais au moyen d’une initiative autonome, fruit d’une vocation. Et nul doute qu’aujourd’hui l’exigence n’est pas différente : mettre à profit les énergies disponibles, favoriser les vocations à l’éducation et appuyer des projets de service.

L’efficacité de l’éducation dans le domaine de la prévention réside dans sa qualité. La complexité de la société, la multiplicité de manières de voir et de messages qui sont proposés, la séparation des divers milieux dans lesquels se déroule la vie, ont comporté des risques également pour l’éducation. Un de ces risques est dans la fragmentation des contenus qui sont offerts et des modalités avec lesquelles ceux-ci sont reçus. Nous vivons de comprimés même pour nourrir notre esprit. Le slogan est le modèle des messages.

Un autre risque est dans la sélection de propositions, chacun les retenant selon ses préférences individuelles : il s’agit du subjectivisme. L’optionnel est passé du marché à la vie. Tout le monde connaît les polarités difficiles à concilier : profit individuel et solidarité, amour et sexualité, vision temporelle et sens de Dieu, excès d’informations et difficulté d’estimation, droits et devoirs, liberté et conscience.

Don Bosco eut le bon sens de développer tout ce que le jeune porte en lui comme impulsions et désirs positifs, en le mettant aussi au contact d’un patrimoine culturel fait de manières de voir, de coutumes, de croyances, en lui offrant la possibilité d’une expérience profonde de foi, en l’insérant dans une réalité sociale pour laquelle il pût éprouver le sentiment de jouer un rôle actif au moyen du travail, de la coresponsabilité dans le bien commun, de l’engagement en vue d’une vie commune pacifique. Il exprima cela dans des formules simples, que les jeunes pouvaient comprendre et assumer : “d’honnêtes citoyens et de bons chrétiens”, “santé, sagesse, sainteté”, “raison et foi”.

Les avantages personnels acquis grâce à l’éducation étaient orientés à recevoir une valeur sociale sous l’angle de la solidarité et dans un discernement critique ; vivre avec une honnête prospérité dans ce monde était relié à la dimension spirituelle, transcendante, chrétienne ; l’instruction et la préparation professionnelle étaient unies à une vision chrétienne de la réalité, à la formation de la conscience, à l’ouverture vers les relations humaines.

Pour ne pas tomber dans le maximalisme utopique, Don Bosco commençait à partir de ce qui était possible, selon les conditions du jeune et la situation de l’éducateur. Dans son oratoire on jouait, on était accueilli, on nouait des liens, on recevait une instruction religieuse, on alphabétisait, on apprenait à travailler, on donnait des règles de comportement civil, on réfléchissait sur le droit du travail artisanal et on cherchait à l’améliorer.

Aujourd’hui il peut y avoir une instruction qui ne prend pas en considération les problèmes de la vie. C’est une plainte fréquente des jeunes. Il peut y avoir une préparation professionnelle qui n’en assume pas la dimension morale ou culturelle. Il peut y avoir une éducation humaine qui reste enfermée sur ce qui est immédiat et n’affronte pas ce qui pose question pour l’existence.

Si la vie et la société sont devenues complexes, l’individu qui n’a qu’une dimension, qui est sans carte et sans boussole, est destiné à s’égarer ou à devenir une personne dépendante. La formation de l’esprit, de la conscience et du cœur est plus que jamais nécessaire.

Un “punctum dolens” [là où le bât blesse] dans l’éducation aujourd’hui est du côté de la communication : entre les générations en raison de la rapidité des changements, entre les personnes en raison du relâchement des relations, entre les institutions et leurs destinataires en raison de la diversité de la perception des finalités respectives. La communication, dit-on, est confuse, brouillée, exposée à l’ambiguïté à cause du bruit excessif, à cause de la multiplicité des messages, à cause du manque d’accord entre émetteur et récepteur. En découlent des incompréhensions, des silences, une écoute limitée et sélective comme si elle était obtenue par “zapping”, des pactes de non agression pour une plus grande tranquillité. Ainsi il est difficile de conseiller des attitudes, de recommander des comportements, de transmettre des valeurs.


1.3 Langage du cœur


Le langage du cœur, lui aussi, a beaucoup changé depuis l’époque de Don Bosco. Pourtant viennent de lui des indications qui dans leur simplicité sont convaincantes, si l’on trouve la manière de les rendre opérantes. Une de ces indications est : “les enfants, aimez-les”. “On obtiendra davantage – lisons-nous dans ce qu’on appelle la « Lettre sur les châtiments » – avec un regard de charité, avec un mot d’encouragement qu’avec de nombreux reproches” (MB XVI, 444).6

Les aimer veut dire les accepter comme ils sont, passer du temps avec eux, manifester la volonté et le plaisir que l’on a de partager leurs goûts et leurs sujets de conversation, montrer de la confiance dans leurs capacités, et aussi tolérer ce qui est passager et occasionnel, pardonner en silence ce qui est involontaire, fruit de la spontanéité ou de l’immaturité. C’était la pensée de Don Bosco : “Tous les adolescents ont leurs jours périlleux, et, vous aussi, vous avez eus les vôtres ! Et prenons garde si nous ne nous efforçons pas de les aider à les passer en vitesse et sans reproche” (MB XVI, 445).7

Il y a un mot, pas beaucoup employé aujourd’hui, que les salésiens conservent jalousement parce qu’il synthétise tout ce que Don Bosco a acquis et conseillé sur la relation éducative : “amorevolezza” [affection pleine de tendresse, bonté affectueuse]. Sa source est la charité, comme la présente l’Evangile, par laquelle l’éducateur discerne le projet de Dieu dans la vie de chaque jeune et l’aide à en prendre conscience et à le réaliser avec le même amour, libérateur et magnanime, que celui avec lequel Dieu l’a conçu. “Amorevolezza” est amour perçu et exprimé.

L’“amorevolezza” génère une affection qui est manifestée à la mesure de l’enfant, en particulier du plus pauvre ; elle est l’approche pleine de confiance, le premier pas et le premier mot, l’estime montrée au moyen de gestes compréhensibles, qui favorisent la confiance mutuelle, infusent une sécurité intérieure, suggèrent et soutiennent la volonté de s’engager et l’effort de surmonter les difficultés.

Ainsi mûrit, non sans difficultés, une relation à laquelle il convient de prêter attention quand on présente une traduction, dans notre contexte, des intuitions de Don Bosco. C’est une relation qui porte le signe de l’amitié, qui croît jusqu’à la paternité.

L’amitié augmente avec les gestes qui entretiennent une atmosphère familiale et de ces gestes elle se nourrit. A son tour elle fait naître la confiance mutuelle. Et la confiance mutuelle est tout dans l’éducation, car ce n’est qu’au moment où le jeune nous ouvre les portes de son cœur et nous confie ses secrets qu’il est possible d’interagir. L’amitié a pour nous une manifestation très concrète : l’assistance.

Il n’est pas possible de comprendre la portée de l’assistance salésienne à partir du sens que le dictionnaire ou le langage actuel donnent à ce mot. C’est un terme forgé à l’intérieur d’une expérience et rempli de significations et d’applications originales. L’assistance salésienne comporte un désir de rester avec les enfants : “Ici avec vous je me trouve bien”. Elle est une présence physique là où les enfants s’entretiennent, échangent des expériences ou font des projets ; et, en même temps, elle est une force morale avec la capacité de comprendre, de réveiller et d’encourager ; elle est aussi une orientation et un conseil selon les besoins particuliers de chacun.

L’assistance atteint le niveau de la paternité éducative, qui est plus que l’amitié. Elle est une responsabilité affectueuse et revêtue d’autorité qui offre un accompagnement et un enseignement vers la vie et exige la discipline et l’engagement. Qui dit paternité éducative dit amour et autorité.

Elle se manifeste surtout dans le “savoir parler au cœur d’une manière personnelle, parce que, de cette façon, on parvient à ce qui occupe l’esprit des enfants, on décèle la portée des événements de leur vie, on leur fait comprendre la valeur des comportements et des sentiments, en touchant le tréfonds de la conscience.

Ne pas parler beaucoup, mais d’une manière directe ; pas d’une façon agitée, mais claire. Il y a dans la pédagogie de Don Bosco deux exemples de cette manière de parler : “le mot du soir”, cette parole, adressée à tous, qui à la fin de la journée donnait le sens de ce que l’on avait vécu, et “le petit mot à l’oreille”, cette parole personnelle qui était glissée à des moments informels de récréation. Ce sont deux moments chargés d’émotivité, qui concernent toujours des événements concrets et immédiats, et qui livrent une sagesse ordinaire, comme on en voit tous les jours, pour les affronter ; en somme ils aident à vivre et enseignent l’art de vivre.

Amitié, assistance et paternité font naître le climat de famille, dans lequel les valeurs deviennent compréhensibles et les exigences acceptables. De cette façon on trace la frontière entre l’autoritarisme, qui risque de ne pas avoir d’influence tout en obtenant des résultats de pure forme, et l’absence de propositions ; entre le fait d’être envahissant, qui ne laisse pas d’espace à qui voudrait s’exprimer librement, et le manque d’initiatives éducatives, qui détourne de l’engagement dans la transmission des valeurs ; entre la camaraderie et la responsabilité de l’adulte.

Les manifestations de la paternité de Don Bosco ont eu lieu dans un contexte où la famille patriarcale constituait un modèle dont les diverses fonctions servaient de point de repère pour tous les types d’autorité : ceux de la société civile, de l’entreprise, de l’éducation. Tout alors était “familial” : l’éducation, l’entreprise, l’économie. C’était un axiome indiscuté que l’éducateur devait présenter une “physionomie paternelle”.

Pour nous aussi la paternité a un sens encore irremplaçable : c’est un amour qui fait donner la vie et devenir responsable de son développement, aimer du fond du cœur, parler opportunément, attendre la maturation, accorder l’autonomie, accueillir avec joie le retour.

Prévention, proposition, relation s’entrecroisent dans les milieux “pour jeunes”. Les enfants ont besoin d’exprimer leur vitalité, ce qu’intérieurement ils ressentent, acceptent et élaborent. Les jeunes doivent s’exercer à prendre des responsabilités, à réaliser les valeurs qu’ils énoncent, à vivre la solidarité, à mener leur propre barque.

Pour un éducateur salésien le “lieu éducatif” de la connaissance du jeune n’est pas principalement le test psychologique, mais la cour de récréation, là où il s’exprime spontanément. La rencontre éducative n’est pas principalement la rencontre en bonne et due forme, mais la rencontre spontanée. Le chemin de croissance du jeune se situe certainement dans le respect des règles et dans la docilité à l’éducateur, mais il se trouve beaucoup plus dans la capacité à prendre part avec joie aux initiatives et à la vie qu’on développe dans le groupe de jeunes, dans l’association de jeunes qui coopèrent, dans la communauté de jeunes, où les éducateurs ont la tâche non facile de motiver, de pousser et d’encourager, d’ouvrir des espaces [lieux, milieux, moments], de favoriser la créativité.

Les œuvres, qui sont encore aujourd’hui sur le modèle de celles de Don Bosco, présentent les caractéristiques qu’il donna à ses instituts. Elles cherchent à répondre aux nécessités des jeunes avec un programme concret et si possible intégral : enseignement, logement, éducation au travail, temps libre. Elles associent également les adultes, spécialement s’ils appartiennent aux milieux populaires ou s’occupent d’aider les jeunes. Elles sont “ouvertes” et non exclusives. Elles travaillent en réseau, en liaison avec les institutions, le secteur, la population et les autorités.

Aujourd’hui on sent l’urgence d’“espaces” pour les jeunes : petits, moyens ou grands. Que serve l’exemple des discothèques et des groupes. Se tient aux aguets le mal de la solitude, qui est à l’origine de beaucoup de déviances. L'analyse en matière d’éducation a frappé juste lorsque, sans rigidité, elle a fait une distinction entre des lieux institutionnels, organisés pour des finalités précises, et des lieux de vie, ouverts à l’expression spontanée, à la recherche de sens, aux projets, à la créativité : lieux de l’obligation et lieux d’un choix personnel ; lieux imposés et lieux de la vie. L’espace imaginé par Don Bosco est une synthèse des deux : ainsi dans le déroulement de la vie quotidienne sont surmontées les dichotomies dans lesquelles se débat l’éducation.




2. Prendre soin du développement intégral des jeunes


Devant la situation des jeunes Don Bosco fait le choix de l’éducation. C’est un type d’éducation qui prévient le mal au moyen de la confiance dans le bien qui existe dans le cœur de tout jeune, qui développe ses potentialités avec persévérance et avec patience, qui reconstruit l’identité personnelle de chacun. Elle forme des personnes solidaires, des citoyens actifs et responsables, des personnes ouvertes aux valeurs de la vie et de la foi, des hommes et des femmes capables de mener une vie riche de sens et remplie de joie, avec responsabilité et compétence. C’est une éducation qui devient une expérience spirituelle vraie, qui prend sa source “dans la charité de Dieu qui précède toute créature par sa Providence, l’accompagne par sa présence et la sauve en donnant sa vie” (Const. SDB 20). Traduire à l’époque d’aujourd’hui ce choix de Don Bosco demande d’assumer certaines options fondamentales.


2.1 Confiance partagée dans l’éducation


Notre époque montre qu’elle a confiance dans l’éducation ; c’est pourquoi elle s’engage à l’étendre pour que tous la reçoivent. Elle cherche à l’adapter constamment aux défis qui surgissent dans le domaine du travail, des connaissances et de l’organisation sociale. Elle la confie de plus en plus à des institutions spécialisées. Elle la centre sur la communication culturelle, l’information scientifique et la préparation professionnelle. La responsabilité exercée sur elle apparaît de plus en plus distribuée, partagée entre la famille, les institutions sociales et l’état.

Ainsi l’éducation est devenue un phénomène social, un droit reconnu et une aspiration de chaque personne. Les questions qui la concernent sont devenues les problèmes de tous. Elles sont l’affaire des classes dirigeantes et des chefs d’entreprises, du simple citoyen, de l’opinion publique. En substance il s’agit de la reconnaissance de la valeur unique et de la position centrale de la personne dans le développement des cultures, de la vie sociale et des processus de production eux-mêmes.

De la part de l’Eglise la préoccupation n’a pas été la moindre et elle n’a jamais manqué une occasion d’offrir des orientations également dans ce domaine. Son intervention dans l’éducation apparaît déterminante dans beaucoup de contextes de vie, tant pour ce qui est de sa portée que de sa qualité. Le rapport intrinsèque qui existe entre l’évangélisation et l’éducation porte l’Eglise à assumer cette dernière non comme un engagement optionnel, mais comme le cœur même de sa mission ; elle se sent et veut être éducatrice de l’homme.

Qui exprime cet engagement avec le plus d’évidence ? Les saints éducateurs, qui ont fait de la tâche éducative l’expression du choix préférentiel de Dieu, l’exercice quotidien de l’amour pour l’homme et la voie de la sanctification personnelle. Et après eux les instituts et les mouvements d’Eglise pour lesquels l’éducation constitue une mission et un style.

Don Bosco et la Famille salésienne se situent parmi ces mouvements d’Eglise inspirés par un saint éducateur. Ils entendent répondre aux aspirations profondes des personnes, en particulier de celles qui sont les plus pauvres, s’insérer dans la situation historique actuelle et assumer l’invitation pour une nouvelle évangélisation.


2.2 Repartir des derniers


En dépit de cette confiance généralisée dans l’éducation, nous avons toutefois l’impression qu’à son égard il y a une distance entre les aspirations et les possibilités, entre les déclarations et les exécutions, entre les intentions et les réalisations, entre le droit reconnu et le droit garanti. On perçoit cela davantage dans certains contextes de vie.

Le premier appel au secours à accueillir est donc celui qui s’élève là où manquent le minimum de services et les conditions indispensables pour l’éducation. Au début du troisième millénaire le désert éducatif, comme le désert géographique, ne diminue pas, mais s’étend.

Les possibilités d’éducation diminuent dramatiquement dans de vastes régions du monde, à parler aussi bien de manière absolue que relativement à l’augmentation de la population. Les conflits intérieurs, l’effondrement des services, les administrations en difficulté et voraces, la dégradation sociale et politique causent un sous-développement progressif, dont la jeunesse est la première victime.

Les possibilités d’éducation deviennent cependant plus réduites même dans les sociétés avancées. L’insuffisance se manifeste dans la dispersion scolaire, dans le manque de soutien familial, dans les multiples formes de déviances, dans le chômage des jeunes, dans la main-d’œuvre précoce souvent liée à la criminalité.

De cette réalité s’élève un fort appel au secours. Il est nécessaire de partager les biens fondamentaux de l’éducation, de redistribuer l’attention, le temps et les ressources au profit de ceux qui aujourd’hui en sont dépourvus dans chaque société et dans le contexte mondial.

Une Famille comme la nôtre, qui a fait des pauvres son héritage et a entrepris un vaste effort pour l’Afrique, un continent si pauvre, ne peut ignorer ce phénomène, ne fût-ce que pour accomplir quelques gestes prophétiques.


2.3 Une nouvelle éducation


L’enthousiasme moderne pour l’éducation, tout en représentant globalement un fait positif, n’est pas sans ambiguïté quand il s’agit des questions de fond à poser et des orientations pratiques à prendre.

Eduquer, comme on l’a dit, est aider chacun à devenir pleinement une personne au moyen de l’éveil de sa conscience, du développement de son intelligence, de la compréhension de sa destinée personnelle. Autour de ce nœud se rassemblent les problèmes et s’affrontent les différentes conceptions de l’éducation.

On perçoit aujourd’hui une espèce de déséquilibre entre la liberté et le sens moral, entre le pouvoir et la conscience, entre le progrès technologique et le progrès social. Un tel déséquilibre est souvent indiqué au moyen d’autres expressions : la course à l’avoir et le manque d’une attention portée à l’être, le désir de posséder et l’incapacité de partager, la consommation de quelque chose sans réussir à en apprécier la valeur.

Il s’agit de polarités riches d’énergies, si la personne réussit à les concilier. Elles sont destructives, si l’on change la hiérarchie des valeurs et surtout si la principale est niée ou foulée aux pieds. Des facteurs dus aux structures, des courants culturels, des formes de vie sociale peuvent pousser fortement dans une direction. L’éducation demandera toujours une attitude positive de discernement, de proposition et de prophétie. Je présente quelques-unes de ces polarités auxquelles nous devons faire attention pour pouvoir rénover notre proposition éducative.


2.3.1 Complexité et liberté


Beaucoup ont l’impression que nous vivons dans un monde extrêmement confus au sujet de ce qui est bien et de ce qui est mal. Les sociologues parlent de complexité, d’une situation sociale et culturelle où nombreux sont les messages, nombreux les langages avec lesquels ces messages sont communiqués, nombreuses les conceptions de vie qui se trouvent à leur base, divers et autonomes les établissements qui se font les promoteurs de ces conceptions, innombrables et incompatibles les intérêts qui poussent ces établissements. Et il n’y a pas une autorité capable de proposer avec autorité et de faire accepter une vision commune du monde et de la vie humaine, un système de règles morales, une vision de l’existence, un “catalogue” de valeurs communes.

Dans ces conditions les processus éducatifs s’avèrent difficiles. Les adultes ne se sentent pas en possession d’un patrimoine culturel sûr. En outre, le temps pour le transmettre est court et les interférences sont nombreuses. C’est pourquoi ce qu’ils réussissent à communiquer semble soumis à une usure rapide. Le paquet de propositions éducatives n’attire pas toujours et n’est pas compris dans son ensemble. On dénote du flottement dans la capacité à faire des propositions.

La conséquence la plus éclatante aux yeux de tout le monde, mais spécialement aux yeux des jeunes générations, est le mal qu’on a à s’orienter dans la multiplicité de stimulations, de problèmes, de manières de voir, de propositions. Les différentes dimensions de la vie apparaissent confuses et il n’est pas facile de saisir leur valeur.

La faiblesse de la communication de la culture de la part de la famille, de l’école, de la société, de l’institution religieuse provoque des difficultés pour faire son projet personnel de vie. Cela se manifeste dans la capitulation devant des conflits et des frustrations, dans la peine qu’on a à prendre et à maintenir des décisions à long terme, dans le renvoi à plus tard des choix de vie, dans la non-réussite à se reconnaître dans les modèles d’identification que la société offre.

Le problème éducatif de l’identité n’est pas nouveau. Dans toutes les époques les jeunes ont dû l’affronter pour se rendre conscients de leur être personnel et trouver leur place d’une manière positive dans le système social.

Mais la situation dans laquelle aujourd’hui ce problème se forme est nouvelle. En effet, différents facteurs constituent entre eux une combinaison : ils présentent simultanément des avantages et des difficultés. D’une part y sont offertes des libertés plus abondantes et plus grandes. C’est, semble-t-il, comme si l’on disait aux jeunes : “choisis et fais par toi-même”. C’est une promesse d’autonomie et une garantie d’autoréalisation, mais solitairement. Aujourd’hui, le déficit n’est pas un déficit de liberté, mais de conscience et de responsabilité, de soutien et d’accompagnement.

En peu de temps, par conséquent, la personne se retrouve face à ses propres limites et bute contre les barrières que dresse devant elle la société post-industrielle : la concurrence et la sélection dans chaque secteur, le marché du travail, le prolongement de la dépendance, la petite quantité d’espaces de participation publique, le manque de solutions de remplacement qui seraient à sa portée.

Cela donne origine à un sentiment de précarité qui rend les jeunes vulnérables à la manipulation, qui dans notre société agit à travers différents canaux. Les processus de persuasion, orientés vers l’acquisition de produits, déterminent un bon nombre de leurs préférences, non seulement pour des produits mais aussi pour des modèles : le type d’homme ou de femme, l’image de la beauté et du bonheur, l’échelle de valeurs, les formes de comportement et la place dans la société.


2.3.2 Subjectivité et vérité


L'apparition de la subjectivité est une des clefs pour interpréter la culture actuelle. Elle est liée à la reconnaissance de la singularité de chaque personne et de la valeur de son expérience et de son intériorité. Elle est revendiquée par les groupes qui pendant longtemps ont eu le sentiment d’être "l’objet” de lois, d’impositions d’identité ou de conventions sociales, qui les empêchaient de s’exprimer. Cependant, si on la laisse sous l’action de son propre dynamisme, sans référence à la vérité, à la société et à l’histoire, la subjectivité ne réussit pas à se réaliser.

La renvoi des problèmes au domaine privé pour une élaboration subjective apparaît davantage dans la morale et dans la formation de la conscience. L’exemple le plus à portée de la main, mais non l’unique, est celui de la sexualité. Sur ce point ont échoué les contrôles sociaux et parfois aussi ceux de la famille. Il y a une tolérance publique et un droit à des choix différents. Et même souvent, la presse, la littérature, les spectacles exaltent les transgressions et présentent les déviations comme une conséquence de conditions différentes. N’importe quelle dimension morale, même seulement humaine, est négligée, quand ce n’est pas ignorée, jusque dans des programmes officiels amplement diffusés. On se préoccupe seulement de vivre la sexualité de manière à ce qu’elle procure de l’assouvissement en toute sécurité et sans risques pour la santé physique ou psychique. On la sépare des composantes qui lui donnent du sens et de la dignité.

On perçoit également le manque de référence à la vérité dans les règles qui guident l’activité économique et sociale. Souvent elles s’inspirent de critères rencontrés dans le propre milieu et du consensus régnant entre les groupes d’opinion les plus forts. Elles ne correspondent pas toujours au bien commun ou aux fins de l’économie ou de la société.

La qualité de l’éducation s’obtiendra en enlevant le déséquilibre qui apparaît entre la possibilité de choix et la formation de la conscience, entre la vérité et la personne. Il faut orienter celle-ci pour qu’elle comprenne la portée historique de ses options personnelles, corrige les excès de la subjectivité sauvage, saisisse ce qu’il y a, en leur nature, d’objectif dans les réalités et dans les valeurs.


2.3.3 Profit individuel et solidarité


La complexité d’une part et l’entrée en jeu de la subjectivité d’autre part influent sur une juste combinaison entre la recherche du profit personnel et la disposition à s’ouvrir aux autres par solidarité.

Il y eut une époque où l’on pensait qu’il était possible d’organiser une société libre et juste, qui au moyen de lois et de structures procurerait des conditions de bien-être pour tout le monde. Beaucoup de jeunes se passionnèrent pour la transformation de la société et pour la libération des peuples. La préparation à l’engagement politique faisait partie de la formation humaine et de la pratique de la foi ; elle constituait un signe d’une responsabilité mûre et d’un idéalisme généreux.

Ensuite vinrent l’hiver des utopies, la chute des idéologies et, avec elles, des projets collectifs, le problème moral, l’opposition entre les institutions. La confrontation politique tourna à la querelle. La politique devint un spectacle et ne fut pas toujours exemplaire. Puis suivirent l’effondrement de sa cote et la désaffection, rendus évidents par la faible participation. Disparut une certaine vision pratique du bien commun et ne lui succéda aucune autre qui fût organisée et expérimentée ; au contraire, on offrit seulement des “bribes” d’une réciproque bonne volonté sociale.

Nous aujourd’hui, nous sommes en train de vivre l’ère du “marché” : notre mentalité s’inspire de celle que l’on a en effectuant un marché et la vie sociale se déroule comme si l’on se trouvait à effectuer un marché, chacun menant ses affaires. En ce moment, une conception individualiste du social gagne du terrain. La société est considérée comme une somme d’individus, dont chacun est porté à rechercher son intérêt personnel, l’assouvissement de ses besoins, potentiellement illimités. C’est la primauté des désirs et des droits individuels.

Dans cette tension incessante vers la satisfaction de besoins artificiels on devient sourd aux besoins fondamentaux et authentiques. Les idéaux de justice sociale et de solidarité finissent par devenir des formules vides, considérées comme impraticables.

Elle n’est donc pas infondée la conclusion de beaucoup qui voient dans le marché le principal obstacle moral, culturel et légal pour que croisse une mentalité de solidarité chez les adultes et chez les jeunes, au niveau national et au niveau international.


2.4 Maturation de la foi des jeunes dans ce contexte


La complexité et la subjectivité d’une part et la conception comme individu de la personne d’autre part influent sur la maturation de la foi des jeunes, qui se traduit substantiellement par l’ouverture, la communion et l’accueil de la réalité de la vie et de l’histoire.

Deux phénomènes font aujourd’hui impression. Il y a une religiosité répandue qui emprunte les voies les plus diverses. Elle répond à la recherche de sens dans une société qui ne le procure pas, à la perception vague d’une autre dimension de l’existence qui demeure inexprimée. En même temps qu’elle, cependant, on remarque un manque de principes de base et de motivations objectives et donc une rupture entre l’expérience religieuse, la conception de la vie et les choix moraux. Même les vérités religieuses sont ramenées au rang des opinions. La médiation de l’Eglise devient problématique et bien plus encore celle de chacun de ses ministres ou de ses représentants ; on en bénéficie d’une manière sélective.

Il y a une minorité qui approfondit, goûte et mûrit l’expérience chrétienne et l’exprime dans la foi, dans le sentiment d’appartenir à l’Eglise et dans l’engagement social. Mais il y a aussi de nombreux jeunes qui, après avoir entendu l’annonce, s’éloignent de la foi sans regret. L’échelle des âges de la formation religieuse s’est allongée, et les propositions qui la couvriraient entièrement ne sont pas toujours là.

Tout cela colore la foi d’un fort subjectivisme. Détachée de ce qu’il y a de concret dans les événements historiques du salut, elle devient extrêmement fragile, une espèce de bien de consommation, dont chacun fait l’usage qui lui plaît. On la juxtapose ainsi aux autres aspects de la vie et de la pensée qui se forment d’une manière autonome. Le risque de la séparation entre la vie et la foi, entre celle-ci et la culture est la situation dans laquelle nous nous trouvons tous, dans laquelle les jeunes grandissent aujourd’hui. Et cela même à une époque où l’Eglise donne de forts signes de vitalité communautaire, d’engagement social, de poussée missionnaire.


2.5 Réponse de la Famille salésienne


Quelles réponses à ces appels au secours les jeunes peuvent-ils attendre de la Famille salésienne ? Quelles énergies pouvons-nous mettre en action ?

Aujourd’hui les sortes d’éducateurs se multiplient, spécialement dans la profession. Il y a ensuite des éducateurs informels, qui n’ont pas une tâche spécifique et ne sont pas des professionnels. De même aussi il y a des curriculums déclarés et d’autres cachés. Au centre du processus éducatif se trouve de plus en plus, se comportant en juge, le sujet qui, selon sa volonté, choisit parmi les choses qui lui sont proposées ou élabore celles qu’il découvre par lui-même. Moins que jamais aujourd’hui on peut déléguer l’éducation à quelqu’un, en pensant qu’il a la possibilité de contrôler la manière dont elle se déroulera. Les jeunes nous donnent secrètement le nom d’éducateurs quand ils nous accordent l’accès à leur intelligence et à leur cœur, quand ils veulent entendre de nous une parole ou saisir un geste qu’ils considèrent comme valables en ce qui concerne le sens de leur vie. La responsabilité peut retomber sur chacun et à n’importe quel moment.

La rencontre des éducateurs délégués à la tâche éducative et de ces choix opérés par le sujet dépend de trois facteurs : la crédibilité de l’offre par rapport à la situation que le jeune vit, l’autorité du témoin, la capacité de communication.

Il y a donc un pari pour l’adulte : exprimer une orientation et une proposition sans reculer devant la complexité et devant l’exigence de la subjectivité, et sans se laisser entraîner dans le moule de l’homogénéité. Cela implique que l’on s’ouvre au positif, que l’on s’accroche solidement aux points d’où la vie humaine prend son sens, que l’on soit capable de discernement. Voici trois aspects dont la Famille salésienne devrait s’occuper avec soin et d’une façon spéciale.


2.5.1 Retour aux jeunes avec une plus grande qualité


C’est parmi les jeunes que Don Bosco a élaboré son style de vie, son patrimoine pastoral et pédagogique, son système, sa spiritualité. L’engagement exclusif pour la mission auprès des jeunes fut pour Don Bosco toujours et partout réel, même lorsque pour des motifs particuliers il n’était pas matériellement en contact avec les jeunes, même lorsque son action n’était pas directement au service des jeunes, même lorsqu’il défendit tenacement son charisme de fondateur pour tous les jeunes du monde, en faisant front à des pressions d’ecclésiastiques pas toujours bien éclairés. La mission salésienne est une consécration, est une “prédilection” pour les jeunes ; et cette prédilection, au départ, est un don de Dieu, qu’il revient à notre intelligence et à notre cœur de développer et de perfectionner.

Le vrai salésien ne déserte pas le camp des jeunes. Est salésien celui qui des jeunes a une connaissance qui part de leur vie : son cœur bat là où bat celui des jeunes. Le salésien vit pour eux, existe pour leurs problèmes ; ils sont le sens de sa vie : travail, école, affectivité, temps libre. Est salésien celui qui des jeunes a aussi une connaissance théorique et existentielle, qui lui permet de découvrir leurs vrais besoins, d’organiser une pastorale des jeunes adéquate aux nécessités de l’époque.

La fidélité à notre mission, pour être incisive, suppose une mise au contact avec les “nœuds” de la culture d’aujourd’hui, avec tout ce qui est l’origine de la mentalité et des comportements actuels. Nous sommes devant des défis énormes, qui exigent le sérieux des analyses, la pertinence d’observations critiques, une confrontation approfondie des cultures, la capacité de partager psychologiquement la situation. Dans un tel contexte la communication de l’éducation privilégie certains canaux.

Tout d’abord viennent le canal du partage des intérêts et des richesses au lieu de celui des solutions préfabriquées ; le canal du dialogue sur toute question au lieu de celui des informations limitées ; le canal de la transparence ou des explications réelles au lieu de celui des semi-vérités.

Dans leur effort pour former en eux une vision du monde les jeunes écoutent, réagissent, intériorisent, expérimentent. Ils ont le sentiment d’être sur un marché, où ils peuvent voir le prix et la qualité des propositions et prendre celles qui leur vont bien. Le témoignage et la parole, capables de faire briller la lumière et l’espérance, trouveront de l’écoute.

L'éducateur de l’avenir sera celui qui saura orienter, au milieu de la multiplicité de messages et de manières de voir, vers un choix de valeurs et de critères capables de soutenir une croissance continue. Et justement dans l’éducation aux valeurs il devra miser sur l’implication active du sujet, plutôt qu’uniquement sur la docilité de ce dernier à les accepter.

Il faut présenter avec courage les exigences. Faire seulement une adaptation à des demandes immédiates, qui privent le sujet d’horizons et finissent par le fixer dans une position narcissique, cela doit être écarté.

La responsabilité est au contraire la principale énergie pour le développement de la personne. Celle-ci doit intérioriser les propositions éducatives au moyen de l’expérience et de la réflexion, et élaborer ainsi ses conclusions personnelles. C’est seulement si le jeune devient sujet et non seulement objet de l’action éducative que les propositions entrent dans sa conscience et deviennent un patrimoine valable pour la vie.

Il y a ensuite un autre élément clé dans les modèles de communication : le milieu. De nos jours ce qu’on appelle les “lieux de vie” sont mis en valeur, à côté des institutions traditionnelles d’éducation. Celles-ci ont une influence au moyen des structures, des programmes, des rôles, des règles ; mais elles apparaissent insuffisantes pour satisfaire les demandes de sens et de relation que les jeunes expriment. Les lieux de vie au contraire offrent un espace dans lequel sont possibles la spontanéité tournée vers le positif, le partage libre, l’amitié, l’acceptation réciproque, l’utopie, le langage symbolique, les projets. Il est à souhaiter que deviennent ainsi les familles, les communautés chrétiennes, les groupes d’engagement, les lieux de rencontre de jeunes, l’école.

Etant donné que je m’adresse à des membres de la Famille salésienne, il n’est pas inopportun de rappeler que Don Bosco, par intuition plutôt que par connaissance théorique, est à l’origine d’un système de communication complet : l’oratoire, un milieu pétri de spontanéité et de libre expression, dans lequel il y avait des rôles reconnus et des relations informelles, se succédaient des programmes proposés à tous et réalisés avec régularité et des espaces de créativité personnelle et de créativité de groupe.

Dans le premier oratoire de la maison Pinardi, tel qu’il est pensé par Don Bosco, sont présentes quelques intuitions importantes qui seront par la suite acquises dans leur richesse la plus profonde, celle d’une synthèse réalisée à partir d’éléments différents empreints d’humanisme et de christianisme :

  • une structure souple, en tant qu’œuvre de médiation entre l’Eglise, la société urbaine et des groupes populaires de jeunes, en manière de “pont” ;

  • le respect et la mise en valeur du milieu populaire ;

  • la religion mise comme fondement de l’éducation selon l’enseignement de la pédagogie catholique qui lui fut transmise par le milieu du Convitto ;

  • l’entrecroisement dynamique de la formation religieuse avec le développement humain, du catéchisme avec l’éducation, ou également la convergence entre éducation et éducation à la foi, ainsi que l’interpénétration foi-vie ;

  • la conviction que l’instruction constitue un moyen essentiel pour éclairer l’esprit ;

  • l’éducation, ainsi que la catéchèse, que l’on développe dans toutes les expressions compatibles avec la modicité du temps et des ressources : l’alphabétisation de ceux qui n’ont jamais pu bénéficier d’une forme quelconque d’instruction scolaire, le placement dans un travail, l’assistance au cours de la semaine, le développement d’activités d’associations et de mutuelles, … ;

  • le plein emploi et la valorisation du temps libre ;

  • l’“amorevolezza” comme style d’éducation et, d’une manière plus générale, comme style de vie chrétienne.

L'oratoire entendu de cette façon continue à être pour nous la “formule” que nous cherchons à appliquer dans n’importe quelle situation ou n’importe quelle structure d’éducation.


2.5.2 Relance de l’“honnête citoyen”


Le fait de reconsidérer la qualité sociale de l'éducation, déjà présente chez Don Bosco, même si elle était imparfaitement réalisée, devrait encourager la mise en place d’expériences explicites d’engagement social au sens le plus large. Cela suppose une profonde réflexion tant au niveau théorique, étant donné l’extension des contenus de la promotion humaine concernant les jeunes et les gens du peuple et la diversité des considérations anthropologiques, théologiques, scientifiques, historiques, méthodologiques, que sur le plan de l’expérience et de la réflexion pour l’action menées par les personnes individuellement et par les communautés. Dans le secteur salésien, le 23ème Chapitre Général8 avait déjà parlé de “dimension sociale de la charité” et d’éducation des jeunes à l’engagement et à la participation à la politique, domaine qui chez nous est un peu négligé et méconnu.

La présence éducative dans le social comprend les réalités suivantes : la sensibilité pour l’éducation, les politiques concernant l’éducation, la qualité d’éducation à la vie sociale, la culture.

Celui qui est vraiment préoccupé de la dimension éducative cherche à exercer une influence par l’intermédiaire des services politiques, pour qu’elle soit prise en considération dans tous les milieux : depuis l’urbanisation et le tourisme jusqu’au sport et aux organisations de radio et de télévision, autant de réalités dans lesquelles souvent on privilégie les critères de marché.

Il y a ensuite l’aspect spécifique des politiques concernant l’éducation et les jeunes. Il faut en réveiller l’intérêt et mener des batailles pour que ne soient pas mises à la dernière place les solutions à prendre pour certaines urgences, comme par exemple la vaste action de prévention, la qualité d’un système éducatif intégré, la diversification appropriée de possibilités éducatives conformes aux besoins des sujets, la parité économique, le rattrapage de ceux qui ont souffert d’incidents marquant leur parcours éducatif.

En outre, le style de vie sociale et de pratique politique constitue en lui-même une grande école quotidienne dont les adultes et les jeunes tirent silencieusement des leçons pratiques. Il est presque inutile, peut-on dire, que les institutions d’éducation cherchent à éduquer à la légalité, si dans la vie publique d’autres critères sont vécus avec une conscience tranquille, car ces derniers finissent par modeler nos convictions et nos comportements. Il est difficile d’inculquer le sens de la justice, si dans l’administration publique dominent la corruption et le compromis. Il s’avère ardu d’enseigner le respect envers la personne, si dans le débat politique prévalent la méfiance réciproque, la tromperie et l’esprit de querelle. L’éducation, la vie sociale en commun et la pratique politique forment une unité : c’est pourquoi celui qui voudra effectuer des progrès notables dans l’une d’elles devra nécessairement déployer ses énergies pour modifier les autres.

Enfin, à la racine de l’éducation, de la vie sociale en commun et de la pratique politique, il y a la culture. Elle fournit des motivations et communique des significations qui pénètrent silencieusement dans les consciences et érigent des comportements en ligne de conduite. Pour implanter une valeur, il ne suffit pas des initiatives, même si elles sont abondantes, ni des personnes généreuses et bien inspirées. Il faut arriver à faire mûrir une mentalité commune. La culture, en effet, concerne non seulement des intentions et des propositions privées, mais aussi l’emploi systématique et rationnel des énergies dont la communauté dispose. Parfois il y a une fracture entre les gestes des particuliers et la mentalité collective, entre les initiatives personnelles et les expressions du groupe social, entre la pratique et ses fondements : c’est pourquoi les aspirations de la personne, c’est une chose et la réalité quotidienne qu’elle est obligée de supporter, c’est une autre chose.


2.5.3 Relance du “bon chrétien”


On devrait en dire autant de la relance du “bon chrétien”. Don Bosco, “brûlé” par le zèle pour les âmes, a compris l’ambiguïté et le caractère dangereux de la situation sociale et morale, en a contesté les fondements, a trouvé de nouvelles manières pour s’opposer au mal avec les maigres ressources culturelles, économiques, etc., dont il disposait.

Comment actualiser le “bon chrétien” de Don Bosco ? Comment sauvegarder aujourd’hui la totalité de la dimension tant humaine que chrétienne du projet dans des initiatives formellement ou essentiellement religieuses et pastorales, contre les dangers d’intégrismes et d’exclusivismes anciens et nouveaux ? Comment transformer l’éducation religieuse traditionnelle en une éducation qui porte la personne à vivre avec sa propre identité dans un monde plurireligieux, pluriculturel, pluriethnique ? Alors que maintenant se trouve dépassée la pédagogie traditionnelle de l’obéissance, appropriée à une certaine manière de concevoir l’Eglise, comment procéder en fonction d’une pédagogie de la liberté et de la responsabilité, orientée vers la construction d’un sujet fort qui soit capable de décisions libres et mûries, ouvert à la communication interpersonnelle, inséré activement dans les structures sociales, dans une attitude non de conformisme, mais de critique constructive ?

Il s’agit de révéler et d’aider à vivre avec discernement la vocation d’homme, la vérité de la personne. Et justement c’est en cela que les croyants peuvent apporter leur contribution la plus estimée.

Ils savent, en effet, que l’être et les relations de la personne sont définis d’après sa condition de créature, qui ne veut pas dire infériorité ou dépendance, mais amour gratuit et créatif de la part de Dieu. L’homme doit son existence à un don. Il est situé dans une relation avec Dieu qui doit être payé de retour. Sa vie ne trouve pas de sens en dehors de cette relation. L’“au-delà”, qu’il perçoit et désire vaguement, est l’Absolu, non un absolu étranger et abstrait, mais la source de sa vie qui l’appelle à lui.

Dans le Christ la vérité de la personne, que la raison cueille d’une manière initiale, trouve son éclairage total. C’est Lui qui, avec ses paroles mais surtout en vertu de son existence à la fois humaine et divine, dans laquelle se manifeste la conscience de Fils de Dieu, ouvre la personne à la pleine compréhension d’elle-même et de sa propre destinée.

En Lui nous sommes constitués fils et appelés à vivre comme tels dans l’histoire. C’est une réalité et un don, desquels l’homme doit pénétrer progressivement le sens. La vocation à être des fils de Dieu n’est pas un ajout de luxe, un complément extrinsèque pour la réalisation de l’homme. En elle au contraire se trouvent son accomplissement pur et simple, l’indispensable condition d’authenticité et de plénitude, la satisfaction des exigences les plus radicales, celles qui viennent à lui dans le sentiment même d’être une créature appelée à prouver de l’amour, de la vénération, du respect envers son créateur.

Celui qui éduque – père ou mère, ami ou animateur – ne perd surtout pas de vue qu’il est un témoin et un accompagnateur dans cette révélation des possibilités de la vie, qu’il relie la conscience avec sa source et avec son but, qu’il développe la vie, mais principalement qu’il prépare un interlocuteur pour Dieu et un signe de la présence de Dieu.

Il y a un dialogue mystérieux entre chaque jeune et ce qui lui parvient de l’extérieur, ce qui surgit à l’intérieur de lui et qu’il découvre comme un impératif, une grâce ou un sens. Un peu à la fois il acquiert une pleine conscience de lui-même, élabore une image de l’existence dans laquelle il fait fond sur ses forces et mise sur ses possibilités.

Les éducateurs, professionnels ou non, sont appelés à offrir tout ce qu’ils croient opportun, en vivant avec espérance les inconnues de l’avenir. Ils s’occupent sincèrement de l’être humain incertain qui grandit. En lui, en effet, Dieu sera accueilli et même, du fait de la croissance, se manifestera avec de plus en plus de luminosité. Si les choses vont pour le mieux, ils auront contribué à maintenir dans l’histoire la “race” de Dieu, ceux qui se sentent en relation filiale avec Lui, et ils auront mis au monde des lieux vivants de sa présence.




3. Promouvoir les droits de l’homme, en particulier ceux des enfants mineurs


Nous sommes héritiers et porteurs d’un charisme éducatif qui tend à la promotion d’une culture de la vie et au changement des structures. C’est pourquoi nous avons le devoir de promouvoir les droits de l’homme. L’histoire de la Famille salésienne et son expansion très rapide, même dans des contextes culturels et religieux éloignés de ceux qui en ont vu la naissance, témoignent que le système préventif de Don Bosco est une porte d’accès garantie pour l’éducation des jeunes de n’importe quel contexte et une plate-forme de dialogue pour une nouvelle culture des droits et de la solidarité. En considérant la dignité de tout homme et l’égalité des droits de tous les hommes, on peut mieux comprendre l’ensemble des raisons qui soutiennent l’option préférentielle de l’Eglise pour les pauvres.

C’est sous cette perspective qu’il faut lire et rendre effective la consigne laissée par Don Bosco aux premiers missionnaires : “Prenez un soin spécial des malades, des enfants, des vieillards et des pauvres, et vous gagnerez la bénédiction de Dieu et la bienveillance des hommes” [MB XI, 389].9 Comme salésiens, l’éducation aux droits de l’homme, en particulier aux droits des enfants mineurs, est la voie privilégiée pour réaliser dans les différents contextes l’engagement de prévention, de développement humain intégral, de construction d’un monde plus équitable, plus juste, plus salubre. Le langage des droits de l’homme nous permet aussi le dialogue et l’insertion de notre pédagogie dans les différentes cultures du monde.


3.1 Droits de l’homme et dignité de la personne


Les droits de l’homme sont des droits qui concernent chaque individu en tant qu’être humain ; ils ne dépendent pas de la race, de la religion, de la langue, de la provenance géographique, de l’âge ou du sexe. Ils sont des droits fondamentaux, universels, inviolables et l’on ne peut pas en faire ce qu’on veut. Ils ne sont pas une réalité statique, mais ils sont en continuelle évolution. Les droits civils et politiques, que l’on fait remonter au temps de la Révolution Française (1789), naissent de la revendication d’une série de libertés fondamentales dont l’accès était interdit à de larges couches de la population : droit à la vie, à l’intégrité physique, à la liberté de pensée, de religion, d’expression, d’association, de participation politique. Les droits économiques, sociaux et culturels ont été sanctionnés par la Déclaration universelle des Droits de l’homme de 1948 : droit à l’instruction, au travail, à la maison, à la santé, etc.. Il y a aussi les droits des peuples à l’autodétermination, à la paix, au développement, à l’équilibre écologique, au contrôle des ressources nationales, à la défense de l’environnement. Enfin il y a les droits liés au respect de l’homme, pour ce qui touche aux manipulations génétiques, à la bioéthique et aux nouvelles technologies de communication.

Il faut prendre conscience du fait que le plein respect des droits de l’homme est avant tout l’une de nos responsabilités. Malheureusement les violations des droits de l’homme sont à l’ordre du jour et il est évident que les mesures et les moyens de prévention existants ne sont pas suffisants pour les éliminer. Cependant dans cette situation nous devons agir pour le respect de la dignité de la personne.

L’enseignement de l’Eglise affirme qu’une interprétation correcte et une sauvegarde efficace des droits dépendent d’une anthropologie qui recouvre la totalité des dimensions constitutives de la personne humaine. L’ensemble des droits de l’homme doit, en effet, correspondre à ce qui touche à l’essence de la dignité de la personne. Ils doivent se rapporter à la satisfaction de ses besoins essentiels, à l’exercice de ses libertés, à ses relations avec les autres personnes et avec Dieu. Ils sont universels, présents dans tous les êtres humains, sans aucune exception de temps et de lieu. Les droits fondamentaux appartiennent, en effet, à l’être humain en tant que personne, à chaque personne et à toutes les personnes, hommes et femmes, depuis le bas âge jusqu’au grand âge, riches ou pauvres, en bonne santé ou malades.


3.2 Mission salésienne et droits des enfants


Le 27 novembre 2002, à Rome au Capitole, j’ai tenu un discours ayant pour thème “Avant qu’il ne soit trop tard, sauvons les jeunes, avenir du monde”. Dans ce discours, j’ai cherché à faire regarder le Système Préventif en tant qu’il vise à la promotion de chaque enfant, garçon ou fille, qui est à éduquer, à racheter dans la totalité de sa vie dans le sens de l’anthropologie chrétienne, mais avec une référence précise à la transformation de la société, afin qu’il n’y ait plus de marginaux. Surtout, j’ai présenté le Système Préventif en tant qu’il vise à ce que la personne qui est à éduquer assume consciemment des responsabilités : ainsi d’objet d’une protection, parce qu’elle a des besoins, cette personne se transforme en sujet responsable, parce qu’elle a des droits et reconnaît les droits des autres ; de la sorte ce Système prépare dans l’enfant d’aujourd’hui le citoyen de demain : honnête citoyen et bon chrétien.

La situation dans laquelle se trouvent de nombreux jeunes dans beaucoup de parties du monde est grave : jeunes à risque et marginalisés. Ils sont nombreux, ils sont trop nombreux. Ils constituent un cri inécouté. Ils constituent un poids sur la conscience de la société qui est en train de chercher à mondialiser l’économie, mais pas l’engagement pour le développement des peuples et la promotion de la dignité de l’homme.

Je vous propose quelques passages extraits de mon discours :

« Les défis actuels.

Voici un tableau rapide de la marginalisation et de l’exploitation des jeunes dans le monde :

Les enfants de la rue, les bandes de jeunes qui parfois deviennent des gangs []

Les enfants soldats []

Les enfants violés []

Les enfants travailleurs et les enfants esclaves []

Les enfants qui ne sont “rien” []

Les enfants emprisonnés []

Les enfants obligés à donner des organes et les enfants mutilés []

Les enfants pauvres et marginalisés []

Les enfants qui vivent dans les égouts et les enfants vagabonds []

Les enfants malades []

Les enfants réfugiés et les enfants orphelins []

Les enfants…


Tant de malheurs stimulent la conscience de tous. Les Salésiens ont lancé un appel à la fin du 25ème Chapitre Général adressé à tous ceux qui ont une responsabilité envers les jeunes : “Avant qu’il ne soit trop tard, sauvons les jeunes, avenir du monde”. Voici mon appel à moi, comme successeur de Don Bosco []. »

« Devant ce panorama si triste des plaies du monde des jeunes, nous autres Salésiens “nous sommes du côté des jeunes, parce que, comme Don Bosco, nous avons confiance en eux, en leur volonté d’apprendre, d’étudier, de sortir de la pauvreté, de prendre en main leur propre avenir []. Nous sommes du côté des jeunes, parce que nous croyons en la valeur de la personne, en la possibilité d’un monde différent, et surtout en la grande valeur de la tâche de l’éducation”[10]. Investissons dans les jeunes ! Globalisons [donc] l’engagement pour l’éducation et préparons ainsi un avenir positif pour le monde entier. »

La Famille salésienne apporte dans « cet effort [] la richesse de sa méthode éducative héritée de Don Bosco, le Système Préventif bien connu []. »

« Selon ce Système, la première préoccupation est de prévenir le mal au moyen de l’éducation [… mais en même temps d’aider] les jeunes à reconstruire leur propre identité personnelle, à revitaliser les valeurs dont ils n’ont pas obtenu le développement et l’élaboration justement à cause de leur situation de marginalisation, et à découvrir des raisons de mener avec joie, responsabilité et compétence une vie qui ait du sens. »

« De plus, ce Système croit fermement que la dimension religieuse de la personne est sa richesse la plus profonde et la plus révélatrice, et c’est pourquoi il cherche, comme but ultime de toutes ses propositions, à orienter chaque enfant vers la réalisation de sa vocation de fils de Dieu. Je pense que c’est l’une des contributions les plus importantes que le Système Préventif de Don Bosco peut offrir dans le domaine de l’éducation des enfants, des adolescents et des jeunes qui sont en situation de pauvreté et de risque psychosocial. »

« Il s’agit [] d’une claire et incontestable expérience de solidarité qui est orientée pour qu’elle forme – c’est l’expression même de Don Bosco – “d’honnêtes citoyens et de bons chrétiens”, c’est-à-dire des constructeurs de la cité, des personnes actives et responsables, conscientes de leur dignité, ayant des projets de vie, ouvertes à la transcendance, aux autres et à Dieu. »


3.3 Essayons de redire les mêmes concepts avec le langage des droits de l’homme


A l’examen de la liste des violations des droits de l’homme présentée ci-dessus, il devient clair que de nos jours l’éducation intégrale salésienne ne peut faire abstraction d’un engagement en faveur des droits fondamentaux et de la dignité de la personne humaine.

On peut observer, avant tout, que le thème de l’éducation aux droits fondamentaux et aux libertés, elles aussi fondamentales, est intimement lié aux deux Etrennes précédentes, dans lesquelles je soulignais le rôle important de la famille lorsqu’il s’agit d’éduquer aux droits de l’homme et de promouvoir ces derniers, le premier rôle entre tous étant de défendre et de favoriser la vie.

Dans ce domaine, l’éducation se donne comme objectif de contribuer à construire une culture des droits de l’homme grâce à laquelle il devient possible de dialoguer, de persuader et, en dernier ressort, de prévenir les violations des droits eux-mêmes, plutôt que de les punir et de les réprimer. C’est le passage de la pure dénonciation de violations déjà perpétrées à l’éducation préventive.

Dans cette perspective l’éducation aux droits de l’homme doit nécessairement être multidimensionnelle et se caractériser comme une éducation qui forme des citoyens honnêtes, actifs et responsables, qui soit en mesure d’unir le langage de la description à celui de la prescription et de l’injonction, d’unir le savoir à l’être et de comporter la transmission du savoir et la formation de la personnalité.

L’éducation aux droits de l’homme est une éducation à l’action, au geste, à la prise de position, à la prise en charge, à l’analyse critique, à savoir penser, s’informer, relativiser les informations reçues des médias ; c’est une éducation qui doit devenir permanente et quotidienne.

Sur ces fondements, la méthode à utiliser doit comporter au moins trois dimensions : 

  • une dimension cognitive : connaître, penser de façon critique, conceptualiser, juger ; Don Bosco dirait “raison” ;

  • une dimension affective : ressentir, faire l’expérience, établir de l’amitié, de l’empathie ; Don Bosco dirait “amorevolezza” ;

  • une dimension volitive avec un comportement actif et une motivation morale : effectuer des choix, accomplir des actions, avoir des comportements orientés ; Don Bosco dirait “religion”.


3.4 Nous éduquer et éduquer pour la transformation de chaque personne et de toute la société : pour le développement de l’homme


Ensuite le Système Préventif et l’esprit de Don Bosco nous appellent aujourd’hui à un engagement fort, tant individuel que collectif, orienté à changer les structures de la pauvreté et du sous-développement, pour devenir des promoteurs de développement de l’homme et éduquer à une culture des droits de l’homme, de la dignité de la vie humaine.

Les droits de l’homme sont un moyen pour parvenir au développement de l’homme ; l’éducation aux droits de l’homme sert d’instrument pour obtenir le développement humain, tant personnel que collectif, et donc pour réaliser un monde plus équitable, plus juste, plus salubre.

Chacun de nous, n’importe lequel d’entre nous, précisément parce qu’éducateur ou éducatrice et précisément parce qu’il choisit la vision anthropologique chrétienne qui a inspiré Don Bosco, peut devenir un défenseur et un promoteur des droits de l’homme, ainsi qu’un meneur d’actions pour leur respect et leur application.

C’est pourquoi nous devons faire une relecture salésienne des principes qui constituent le fondement des droits de l’homme : elle a pour but de déterminer les défis que les droits de l’homme lancent à notre Famille salésienne.

Voici quelques éléments pour cette relecture :

  • intégralité de la personne” et application du principe d’indivisibilité et d’interdépendance de tous les droits fondamentaux de la personne : civils, culturels, religieux, économiques, politiques et sociaux ;

  • éducation à la “citoyenneté honnête” et application du principe de responsabilité commune différenciée pour la promotion et la défense des droits de l’homme ;

  • Chaque être humain est une personne à prendre en compte” et application du principe des intérêts supérieurs de l’enfant mineur ;

  • L’enfant mineur a une place centrale comme sujet actif à part entière” et application du principe de la participation de l’enfant mineur ;

  • Il suffit que vous soyez jeunes pour que je vous aime beaucoup” et application du principe de non-discrimination ;

  • Je veux que vous soyez heureux maintenant et toujours” (cela concerne tout l’être humain) et application du principe d’un développement humain intégral : spirituel, civil, culturel, économique, politique et social de l’enfant mineur.


3.5 Un texte que Don Bosco serait prêt à souscrire :


L'éducation de l’enfant doit viser à :

  • favoriser l’épanouissement de la personnalité de l’enfant et le développement de ses dons et de ses aptitudes mentales et physiques, dans toute la mesure de leurs potentialités ;

  • inculquer à l’enfant le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, et des principes consacrés dans la Charte des Nations Unies ;

  • inculquer à l’enfant le respect de ses parents, de son identité, de sa langue et de ses valeurs culturelles, ainsi que le respect des valeurs nationales du pays dans lequel il vit, du pays duquel il peut être originaire et des civilisations différentes de la sienne ;

  • préparer l’enfant à assumer les responsabilités de la vie dans une société libre, dans un esprit de compréhension, de paix, de tolérance, d’égalité entre les sexes et d’amitié entre tous les peuples et groupes ethniques, nationaux et religieux, et avec les personnes d’origine autochtone ;

  • inculquer à l’enfant le respect du milieu naturel.

Ces différents points ne font que reprendre le paragraphe 1 de l’article 29 de la “Convention internationale relative aux Droits de l’enfant”, adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies le 20 novembre 1989 et actuellement ratifiée par 192 Etats.

Il faut donc corriger la pratique de beaucoup d’éducateurs qui réduisent les droits de l’homme à une liste de notions ou qui entendent l’éducation aux droits de l’homme d’une manière normative, comme explication de textes juridiques.

Nous nous battons pour une approche plus large, une approche de socio-civic learning [éducation civique et sociale], qui puisse stimuler vers l’expérience pratique, vers l’acceptation de responsabilités et vers la participation active et responsable.

L’éducation aux droits de l’homme, ou mieux à une “culture préventive des droits de l’homme”, capable d’en prévenir les violations, doit sortir du domaine limité à la compétence de juristes et d’avocats, pour devenir le patrimoine de tout le monde, de quiconque se sentirait prêt à ouvrir et à soutenir un dialogue interculturel qui des droits de l’homme tirerait son fondement.

Les droits de l’homme, en effet, ne sont pas principalement une matière juridique ou philosophique ; ils sont une matière interdisciplinaire et peuvent être expliqués et discutés dans une approche interculturelle, dans le domaine de nombreuses disciplines : histoire, géographie, langues étrangères, littérature, biologie, physique, musique, économie.

Ils ne représentent pas une matière à part, mais un thème transversal. Les droits de l’homme devraient être une partie intégrante de la formation et du recyclage des éducateurs, formels et informels, afin qu’ils soient eux-mêmes en mesure de les réélaborer et de les transmettre comme leitmotiv et approche transversale à l’intérieur des diverses matières.

Si par enseignement nous entendions une activité didactique dans laquelle un seul, l’enseignant, a quelque chose à enseigner et tous les autres ont seulement à écouter, dans le cas des droits de l’homme on ne pourrait pas utiliser cette pratique. Les droits de l’homme ne s’enseignent pas, comme également ils ne s’imposent pas, mais on éduque à eux au moyen du dialogue, de la confrontation réciproque, de la réélaboration personnelle.

Comme méthode didactique on peut utiliser l’art, le théâtre, la musique, la danse, le dessin, la poésie ; nous nous rappelons à ce sujet les initiatives “inventées” par Don Bosco.

Si l’accent du processus éducatif est mis sur les motivations intérieures nécessaires à l’éducateur, alors le Système Préventif devient une “spiritualité”. Si l’accent est mis sur les trois colonnes que sont la raison, la religion et l’“amorevolezza”, alors le Système Préventif devient un engagement ascétique, un cadre de valeurs et un projet de vie. Si l’accent est sur la relation de l’éducateur avec celui qui est à éduquer, le Système Préventif postule une forte mystique. Si l’accent est mis sur le projet de vie que celui qui est à éduquer doit mûrir dans son cœur, alors le Système Préventif est évangélisation complète, car il vise à former l’honnête citoyen et le bon chrétien, capable, pour le dire avec la “Christifideles Laici” [n° 36], de “vivre l’Evangile en servant les personnes et la société”.

En définitive le Système Préventif transforme aussi bien l’éducateur que celui qui est à éduquer en des protagonistes conscients, responsables du devoir de défendre et de promouvoir les droits de l’homme, pour le développement humain de la personne et du monde entier.

En prenant pour modèle une heureuse expression utilisée par Paul VI dans l’Encyclique “Populorum Progressio” [n° 87], je me hasarderai à dire que le nouveau nom de la paix est l’éducation à la défense et à la promotion des droits de l’homme.

Certes, éduquer avec le cœur de Don Bosco, pour le développement intégral de la vie des jeunes, surtout des plus pauvres et défavorisés, en soutenant leurs droits comporte :

  • un choix rénové de partage communautaire dans les lieux concrets d’action.

Le caractère communautaire de l’expérience pédagogique salésienne requiert de faire naître de la communion autour des idéaux éducatifs de Don Bosco, de savoir impliquer tous les responsables dans les différentes institutions éducatives et les divers programmes éducatifs, de former en eux une conscience critique des causes de la marginalité et de l’exploitation des jeunes, une forte motivation qui soutienne l’engagement quotidien et une attitude active et capable d’ouverture à ces changements. Tout cela pose de nouveau la question de s’engager à former les éducateurs.

  • une intentionnalité pastorale rénovée.

L’action salésienne comporte toujours la préoccupation pour le salut de la personne : connaissance de Dieu et communion filiale avec Lui à travers l’accueil du Christ, grâce à la médiation sacramentelle de l’Eglise. Ayant fait le choix de la jeunesse et des jeunes pauvres, les Salésiens acceptent les points de départ où les jeunes se trouvent et leurs possibilités de faire route vers la foi. Dans chaque initiative visant à la mise hors de danger, à l’éducation et à la promotion de la personne, on annonce et on réalise le salut qui sera ultérieurement explicité au fur et à mesure que les sujets s’en rendront capables. Le Christ est un droit pour tous. Il faut l’annoncer sans précipiter les temps, mais aussi sans les laisser passer en vain.




En guise de conclusion


Et je termine, cette fois, non par une fable mais par un récit de famille, ou plutôt par le “rêve” qui est aux origines de ce que nous sommes et de tout ce que nous faisons. Un “rêve” qui est mémoire et prophétie, souvenir du passé et projet d’avenir.


J’avais alors atteint mes neuf ans. Ma mère désirait m’envoyer à l’école, mais la distance à parcourir la rendait perplexe : jusqu’au bourg de Castelnuovo il y avait cinq kilomètres. Mon frère Antoine s’opposait à ce que je me rende au collège. On en vint à un arrangement. Pendant l’hiver, j’allais à l’école du petit village voisin, Capriglio, où je pus apprendre les éléments de la lecture et de l’écriture. Mon maître était un prêtre d’une grande piété, nommé Joseph Delacqua, qui fut plein de bonté pour moi. Il mettait tout son cœur à m’enseigner et surtout à m’éduquer chrétiennement. Puis, pendant l’été, j’apaisais mon frère en travaillant à la campagne.


Un rêve.


A cet âge je fis un rêve qui me laissa pour toute la vie une profonde impression. Pendant mon sommeil, il me sembla que je me trouvais près de chez moi, dans une cour très spacieuse. Une multitude d’enfants, rassemblés là, s’y amusaient. Les uns riaient, d’autres jouaient, beaucoup blasphémaient. Lorsque j’entendis ces blasphèmes, je m’élançai au milieu d’eux et, des poings et de la voix, je tentai de les faire taire. A ce moment apparut un homme d’aspect vénérable, dans la force de l’âge et magnifiquement vêtu. Un vêtement blanc l’enveloppait tout entier. Son visage étincelait au point que je ne pouvais le regarder. Il m’appela par mon nom et m’ordonna de me mettre à la tête de ces enfants. Puis il ajouta : « Ce n’est pas avec des coups mais par la douceur et la charité que tu devras gagner leur amitié. Commence donc immédiatement à leur faire une instruction sur la laideur du péché et l’excellence de la vertu. »

Confus et effrayé je lui fis remarquer que je n’étais qu’un pauvre gosse ignorant, incapable de parler de religion à ces garçons. Alors les gamins, cessant de se disputer, de crier et de blasphémer vinrent se grouper autour de l’homme qui parlait.

Sans bien réaliser ce qu’il m’avait dit, j’ajoutai : « Qui êtes-vous donc pour m’ordonner une chose impossible ? »

C’est précisément parce que ces choses te paraissent impossibles que tu dois les rendre possibles par l’obéissance et l’acquisition de la science.

Où, par quels moyens pourrai-je acquérir la science ?

Je te donnerai la maîtresse sous la conduite de qui tu pourras devenir un sage et sans qui toute sagesse devient sottise.

Mais, vous, qui êtes-vous pour me parler de la sorte ?

Je suis le fils de celle que ta mère t’a appris à saluer trois fois le jour.

Ma mère me dit de ne pas fréquenter sans sa permission des gens que je ne connais pas : dites-moi donc votre nom.

Mon nom, demande-le à ma mère.

A ce moment-là je vis près de lui une dame d’aspect majestueux, vêtue d’un manteau, qui resplendissait de toutes parts comme si chaque point eût été une étoile éclatante. S’avisant que je m’embrouillais de plus en plus dans mes questions et mes réponses, elle me fit signe d’approcher et me prit avec bonté par la main. « Regarde », me dit-elle. Je regardai et m’aperçus que tous les enfants s’étaient enfuis. A leur place, je vis une multitude de chevreaux, de chiens, de chats, d’ours et de toutes sortes d’animaux. « Voilà ton champ d’action, (me dit-elle), voilà où tu dois travailler. Rends-toi humble, fort et robuste et tout ce que tu vois arriver en ce moment à ces animaux, tu devras le faire pour mes fils. »

Je tournai alors les yeux et voici qu’à la place de bêtes féroces, apparurent tout autant de doux agneaux. Tous, gambadant de tous côtés et bêlant, semblaient vouloir faire fête à cet homme et à cette femme.

A ce moment-là, toujours sommeillant, je me mis à pleurer et demandai qu’on voulût bien me parler de façon compréhensible car je ne voyais pas ce que cela pouvait bien signifier. Alors elle me mit la main sur la tête et me dit : « Tu comprendras tout en son temps. »

A ces mots un bruit me réveilla et tout disparut.

Je demeurai éberlué. Il me semblait que les mains me faisaient mal à cause des coups de poings donnés et que ma figure était endolorie des gifles reçues. Et puis, ce personnage, cette dame, ce que j’avais dit et entendu, tout cela m’obsédait à tel point que, cette nuit-là, je ne pus me rendormir.

Au matin je m’empressai de raconter ce rêve, d’abord à mes frères qui se mirent à rire, puis à ma mère et à ma grand-mère. Chacun donnait son interprétation. Mon frère Joseph disait : « Tu deviendras gardien de chèvres, de moutons ou d’autres bêtes. » Ma mère : « Qui sait si tu ne dois pas devenir prêtre ? » Antoine, d’un ton sec : « Peut-être seras-tu chef de brigands ! » Mais ma grand-mère qui savait pas mal de théologie, — elle était parfaitement illettrée —, énonça une sentence péremptoire : « Il ne faut pas faire attention aux rêves ».

Moi j’étais de l’avis de grand-mère. Malgré tout il me fut désormais tout à fait impossible de m’enlever ce rêve de la tête. Ce que je raconterai par la suite lui donnera quelque signification. J’ai toujours gardé le silence sur tout cela et mes parents n’en firent jamais cas. Mais, quand je me rendis à Rome en 1858 pour traiter avec le pape de la congrégation salésienne, il se fit tout raconter minutieusement, même ce qui pouvait n’avoir que l’apparence de surnaturel. Je racontai alors pour la première fois le rêve que j’avais fait à l’âge de neuf ou dix ans. Le pape m’ordonna de l’écrire dans son sens littéral, en détail, et de le laisser ainsi comme encouragement aux fils de la Congrégation qui était l’objet de ce voyage à Rome”.11

A vous tous je souhaite de faire vôtre le rêve de l’aimé père et fondateur de notre Famille salésienne, Don Bosco. Prenons l’engagement à le faire devenir réalité en faveur des jeunes, spécialement les plus pauvres, les plus à l’abandon et en danger, et continuons à entretenir pour eux de nouveaux rêves.

Nous commençons l’an 2008, “année d’accueil par le Seigneur”, en un jour marqué par le nom de la Mère de Dieu : qu’Elle soit pour vous une mère et une maîtresse, comme Elle le fut pour Don Bosco, de manière qu’à son école nous apprenions à avoir un cœur d’éducateurs.





Père Pascual Chávez Villanueva

Recteur majeur



1 Cf. AA. VV. “Il Sistema educativo di Don Bosco tra pedagogia antica e nuova”, Atti del Convegno Europeo Salesiano sul sistema educativo di Don Bosco, LDC Turin, 1974, p. 314.

2 P. RUFFINATO, Educhiamo con il cuore di don Bosco, dans “Note di Pastorale Giovanile”, n. 6/2007, p. 9.

3 Cf. J. BOSCO, Dei castighi da infliggersi nelle case salesiane, dans P. BRAIDO, Don Bosco educatore. Scritti e testimonianze, LAS, Rome 1992, p. 340.

4 Cf. P. BRAIDO, Prevenire non reprimere. Il sistema educativo di Don Bosco, LAS, Rome 1999, p. 181.

5 Cf. P. BRAIDO, Ibidem, p. 391.

6 Cf. J. BOSCO, Dei castighi da infliggersi nelle case salesiane, dans P. BRAIDO, Don Bosco educatore. Scritti e testimonianze, LAS, Rome 1992, p. 335.

7 Cf. J. BOSCO, Ibidem, p. 336.


8 Cf. CG23 203-210; 212-214.

9 [Cf.] J. BOSCO, Ricordi ai missionari, dans P. BRAIDO, Don Bosco educatore. Scritti e testimonianze, LAS, Rome 1992, p. 206.

10 CG25, 140.

11 Don BOSCO, Souvenirs autobiographiques, Apostolat des Editions, Editions Paulines, Paris 1978, pp. 31-35.

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