351-400|fr|369 Il nous a réconciliés avec lui et il nous a donné pour ministère

Il nous a réconciliés avec lui et il nous a donné pour ministère

de travailler à cette réconciliation

1. La grâce et la miséricorde enveloppent notre vie

- « Par le Christ »

- Amour gratuit et pratique salésienne.


2. L’amour conduit au jugement

- Dieu miséricordieux et juste

- Le sens du péché

- La formation de la conscience

- Jugement et vie salésienne.


3. Conversion et vie nouvelle dans l’Esprit

- Le retour à Dieu

- Le salut aux racines du mal

- Retombées salésiennes


- 4. Le sacrement de la Réconciliation

- Un cheminement de réévaluation

- Sacrement et spiritualité salésienne

- Réconciliés et ministres de la Réconciliation.


Conclusion : franchir le seuil.

 

Rome, 15 août 1999

Solennité de l’Assomption de la Bienheureuse Vierge Marie


L’an 2000 se profile non seulement comme une échéance de calendrier, certes unique, mais comme un tournant de la culture aux conséquences imprévisibles pour les individus et pour le genre humain. Il pousse à relire et à évaluer l’ensemble de ce que nous avons vécu au cours du siècle qui se termine et il ravive des espérances qui semblent aujourd’hui à la portée de l’effort humain et au-delà.

Pour nous, il est une invitation, presque une provocation, à nous repenser comme disciples du Christ, dans une transformation complexe qui donne le vertige, mais qui a un sens et une direction. De cette évolution nous nous sentons solidaires et partie prenante : non seulement critiques, mais responsables de ce qui est arrivé et de ce qui arrivera.

Nous voulons donc accueillir et observer en communauté la consigne principale du jubilé exprimée à plusieurs reprises par le Saint-Père dans la bulle d’indiction : « L’Année sainte est, de par sa nature, un moment d’appel à la conversion … » . « Que l’échéance bimillénaire du mystère central de la foi chrétienne soit vécue comme un chemin de réconciliation et comme un signe d’espérance authentique pour ceux qui regardent le Christ et son Eglise » .

Pour nous aussi se présente une occasion extraordinaire de revivre l’expérience de la Réconciliation selon notre condition de consacrés salésiens, pour en comprendre une nouvelle fois ensemble les dimensions : théologale, humaine et éducative. Il est urgent aujourd’hui d’arriver à voir comment le salut réalisé par Dieu dans le Christ est important pour l’homme qui fait l’expérience de la division et de la souffrance, du conflit et de la faute. La Révélation chrétienne, en effet, doit être en mesure d’apprendre à l’homme comment bien se comporter dans le monde, au regard de Dieu et des hommes.

Pour les relier entre eux et les organiser selon les situations, nous devrons donc reprendre les divers aspects de la Réconciliation : retour à Dieu et approche de nos frères, unification intérieure et reconstruction des relations sociales, harmonie personnelle et travail pour la justice, joie intime et construction de la paix dans le monde, vérité et charité, dévoilement du mal caché et « rénovation » dans l’Esprit, don sacramentel et style de vie et d’action.


LA GRÂCE ET LA MISÉRICORDE ENVELOPPENT NOTRE VIE

Nous pourrions passer en revue les blessures personnelles et sociales produites par le péché, pour souligner l’extrême urgence de réconciliation qu’éprouve le monde sans pouvoir y arriver. Divers documents ecclésiaux suivent cette piste et vous l’avez parcourue vous-mêmes avec les jeunes.

Mais en cette occasion, pour couronner l’itinéraire qui nous a conduits jusqu’en 2000, je préfère commencer par remonter à la source qui rend la réconciliation possible et réelle. Elle se trouve dans la Trinité, en Dieu qui est Père, Fils et Esprit Saint, c’est-à-dire amour total qui se communique : en Lui s’opère le don inconditionnel à l’autre et son accueil total. C’est ce qui permet de penser la Réconciliation comme quelque chose d’originel, de non déterminé par notre faute ni même de dépendant d’elle, mais comme une réalité qui s’enracine en Dieu et s’étend à toute notre expérience humaine.

Il est vrai que la « réconciliation » rappelle immédiatement une « séparation », une division ou une faute antérieures, mais il est encore plus vrai que la possibilité originelle de tout pardon est le fait que Dieu est en lui-même Amour, Gratuité, Miséricorde, Tendresse, Altruisme, Don ou tout ce qu’on veut.

La forme trinitaire de Dieu, qui est communion, donne à la « réconciliation » un sens inconditionnel positif. Pour Lui, l’autre, personne ou chose, a de la valeur selon ce qu’il est actuellement. La « miséricorde », c’est, radicalement, « laisser être », si bien que toutes les choses sont bénies dans leur éclosion à la lumière, respectées dans leur existence et attendues en vue de leur plein accomplissement.

S’il y a en Dieu plusieurs Personnes qui ont leur origine dans l’amour et vivent dans l’amour, c’est que Dieu est capable d’assumer la charge de tout être, même de l’homme pécheur, et de créer les conditions qui permettent à la création de s’orienter vers la participation réelle à sa vie même.

De la sorte, le péché ne vient pas briser l’unité du plan de Dieu ni affaiblir la responsabilité paternelle que Dieu a assumée en mettant au monde d’autres libertés. Dieu se montre à même d’endosser dès le début la responsabilité du refus possible de sa créature. C’est pourquoi l’Ecriture parle de « l’Agneau immolé » dès la création du monde : l’amour inconditionnel de Dieu qui offre son Fils avait prévu et accepté le risque de la liberté.

Bref, la Création est ordonnée à l’Alliance, et notre existence à la communion avec Dieu : telles en sont l’intention première et la finalité. La réconciliation est la prédisposition par laquelle Dieu ne se repent pas de sa création, mais la recrée intérieurement en toute situation pour l’attirer une nouvelle fois à Lui.

Cette pensée donne des bases solides à l’amour authentique et à la gratuité : donner, ce n’est pas perdre, mais être avec plus de plénitude ; pardonner et être pardonné, ce n’est pas recoudre ni rapiécer, mais recréer et être recréés dans l’Esprit en vertu de la « passion » qui a poussé Dieu à nous faire participer à sa vie et à participer à la nôtre.

Le premier effort de notre réflexion personnelle et de l’annonce de l’Evangile sera de comprendre la révélation de Dieu, comme elle nous est manifestée dans le Christ, le seul en mesure de représenter la plénitude de Dieu et sa volonté de sauver tous les hommes .

Parler sans simplifications et ni ambiguïtés en se laissant instruire par la lumière de l’Evangile, maintenir sans les exagérer ni les sous-évaluer certaines tensions, c’est ce que devrait faire tout éducateur de la foi. C’est ainsi qu’il peut garantir à tous la rencontre confiante avec un Dieu rassurant, vraiment en mesure de réaliser toute réconciliation et capable, après tous nos efforts et la reconnaissance de notre impuissance, de « nous réconforter dans toutes nos détresses » , de réaliser tout bien auquel nous aurons été fermement attachés et, à la fin, d’« essuyer toute larme » .


« Par le Christ » .

Cette disposition de Dieu envers l’homme se révèle dans l’existence de Jésus qui la reproduit dans ses gestes et l’éclaire de ses paroles. Il réconcilie en lui l’humain et le divin : il assume l’homme et le remplit de Dieu ; il fait de nous « une seule créature », abat le mur de toute division et rassemble l’humanité en marche vers l’accomplissement définitif dans une histoire pleine d’événements divers. Il instaure la possibilité de renouveler l’homme et l’humanité, la propose dans ses enseignements et l’inaugure dans l’Esprit par sa mort et sa Résurrection.

C’est pourquoi il annonce la miséricorde, demande la conversion, réalise la réconciliation et la confie à son Eglise comme un don et une mission : « Tout cela vient de Dieu : il nous a réconciliés avec lui par le Christ, et il nous a donné pour ministère de travailler à cette réconciliation » .

L’Evangile compte beaucoup de scènes de réconciliation et de pardon. Une lectio soignée peut en tirer des trésors infinis. Parce que nous donnons une place de choix à la contemplation de Jésus Bon Pasteur, ces scènes nous frappent particulièrement et nous nous arrêtons volontiers à en relever les caractéristiques.

Dans les récits de l’Evangile, la réconciliation est toujours une initiative de Jésus : ce n’est pas la personne, homme ou femme, qui demande ou désire la première le pardon, mais Jésus qui l’offre. La personne se sent éventuellement oppressée par le sentiment de sa faute ou par sa condamnation sociale. Elle est souvent poussée par l’intérêt pour sa santé, par la curiosité ou par une question spontanée et immédiate.

C’est Jésus qui s’adresse à Lévi , qui regarde Zachée et s’invite chez lui . C’est Jésus qui vient au secours de la femme pécheresse et de l’adultère , lui qui prononce le pardon pour le paralytique descendu par le toit en quête de guérison , lui qui regarde Pierre qui avait déjà oublié son infidélité .

Le chemin de la réconciliation - c’est une autre constante - ne commence pas par l’accusation des fautes, mais par le sentiment d’être des « personnes » reconnues, dans une relation nouvelle et inattendue, offerte gratuitement, qui éclaire la vie et en fait voir du même coup les déformations et les possibilités. À l’origine du désir de réconciliation il y a toujours la rencontre de la parole ou de la personne qui éveille notre léthargie dans une existence appauvrie et nous rappelle à être.

Il faut donc dépasser la mentalité qui nous fixe sur nos infractions ou sur la non-exécution de nos résolutions comme sur le point principal qui conduit à la réconciliation. Non, il est nécessaire de nous situer en face de nos relations avec Dieu : compte-t-il pour nous ? Sentons-nous sa présence et son action dans notre vie ? Attendons-nous beaucoup de Lui ? Nous importe-t-il beaucoup de ne pas Le perdre ?

Le plus important pour nous et pour notre activité pastorale, c’est de reconnaître, de goûter et de proclamer la miséricorde de Dieu, et de centrer notre attention sur Lui, le Père de Jésus et le nôtre. La miséricorde de Dieu recompose l’histoire qui, sans elle, se détruit, et elle rétablit sans cesse l’alliance que négligent notre faiblesse et notre incurie. C’est pourquoi, dans l’Evangile, la réconciliation est toujours une expérience de surabondance de grâce, au-delà du raisonnable, une expérience de joie et de plénitude. C’est une grande fête pour celui qui se convertit, au scandale des gens bien. Ce sont des parfums coûteux versés avec abondance, en dépit des reproches des esprits parcimonieux. C’est un banquet où tous sont invités, malgré les murmures des personnes sérieuses. C’est la justification de fautes humainement injustifiables et sans garantie, et une compréhension pleine d’amour de l’humain, qui frôle la naïveté.

Le contexte de la réconciliation est toujours celui de la louange et de l’action de grâce. Il reproduit ce que ne cessent de chanter les psaumes : « Rendez grâce au Seigneur : il est bon ! Eternel est son amour ! » . « Bénis le Seigneur, ô mon âme, […] car il pardonne toutes tes offenses et te guérit de toute maladie » .

La symphonie des motifs qui ornent la réconciliation, comme un événement de relations et de vie plus que comme une pratique religieuse, communique ce qui arrive chez celui qui découvre qu’il a de la valeur pour Dieu et qu’il est aimé de Lui.


Amour gratuit et pratique salésienne.

La grande médiation de la réconciliation a été et est encore l’humanité du Christ. Elle a abattu tous les murs et toutes les distances entre Dieu et les hommes. Par elle, la communication de Dieu avec nous a atteint les plus hauts niveaux possibles.

Cette affirmation a des applications très concrètes dans notre vie et dans notre pratique pastorale. Il est difficile d’arriver au désir de se réconcilier sans l’expérience humaine de l’accueil. La pratique pastorale du Bon Pasteur suggère donc de savoir accepter avec reconnaissance l’affection qui nous est offerte et de montrer à tous de la considération, de l’estime et de l’écoute. C’est la voie qui conduit au réexamen de sa vie personnelle et au désir de changement.

C’est précisément ce qui fait voir comment les aspects les plus lumineux de notre charisme sont déjà de la « réconciliation ». La caractéristique « préventive » de notre pédagogie est un reflet immédiat du cœur miséricordieux de Dieu et donc une authentique mise en œuvre humaine de la réconciliation qu’Il est et qu’Il offre. La révélation chrétienne affirme en effet que Dieu prévient non seulement en tant que Créateur, mais aussi en tant que Rédempteur, parce que ce n’est que par son initiative qu’il est possible à l’homme de désirer avec réalisme les dons qui en proviennent.

La « gratitude envers le Père pour le don de la vocation divine à tous les hommes » , dont parlent nos Constitutions, c’est l’émotion avec laquelle nous nous approchons de tout jeune, si pauvre qu’il soit, avec la certitude qu’il y a en lui le désir d’une dignité plus grande, d’un « paradis » non perdu au point que Dieu ne puisse le rendre à nouveau.

La cordialité (amorevolezza) qui marque nos relations est une manifestation et une expérience du projet et du désir de Dieu, même et surtout pour le jeune difficile chez qui s’est estompée toute possibilité de communier dans la joie avec les personnes et avec la vie.

L’optimisme, c’est reconnaître que Dieu veut notre bonheur. Cette volonté, jamais remise en question, est toujours présente en n’importe quelle trace de bien, même minime, depuis le signal peut-être à présent très faible, mais susceptible de se réactiver ne fût-ce que par le simple don d’une sympathie humaine, où le divin et l’humain se concrétisent et se développent ensemble : car elle représente cette « bonté et cette tendresse de notre Sauveur » qui faisait que rencontrer le Seigneur, c’était voir Dieu.

Le caractère concret, entreprenant et laïque de notre style pastoral est enfin la forme la plus radicale de la conviction que la paternité de Dieu et sa seigneurie se manifestent et se rendent crédibles dans les signes de libération du mal et le don d’une vie digne pour tous. Partout où se fait un geste d’attention à un petit, Dieu est béni : c’est pourquoi l’accomplissement lucide de notre mission d’évangélisation, de promotion et d’éducation deviendra une réconciliation même là où celle-ci, pour mille raisons, n’est ni demandée, ni voulue, ni imaginée ni exprimée comme telle : une réconciliation comme grâce prévenante, accordée « alors que nous étions encore pécheurs » .

Le Royaume se fait déjà présent dans l’accueil du besoin des jeunes, depuis le « Sais-tu siffler » jusqu’au « catéchisme », sans solution de continuité, sans barrières ni oppositions ni jalousies.

Une réflexion analogue peut se faire sur la vie de nos communautés et j’espère que vous la faites. Le fait que dans nos relations tout passe de préférence par la logique du cœur, l’esprit de famille et de charité, l’estime et la confiance réciproques est précisément un reflet de Dieu ainsi qu’une sagesse humaine.

Il est bien vrai que la réconciliation passe davantage dans l’humilité et le courage de faire le premier pas que dans l’attente, plus ou moins désirée, de l’autre. Et il est surtout vrai que ce qui conduit à la réconciliation, ce sont les relations où l’autre se sent davantage promu que jugé.

Approfondir l’esprit de famille en vue de faire progresser la réconciliation signifiera nous dire en termes concrets ce que sont pour nous, au-delà du formel, la communication fraternelle et le silence, l’initiative et la patience, la franchise et la correction fraternelle. De façon plus radicale, en face de la situation de bien des communautés, nous nous demandons : jusqu’à quel point est-il nécessaire d’imiter l’amour prévenant de Dieu et la bonté du Bon Pasteur pour réconforter un confrère aigri, déçu, blessé par la vie, irrité à cause de nombreux torts faits ou subis ? Comment rendre vie à ce qui est « mortifié » au point de ne plus sentir en soi de ressources pour se racheter ?

L’amour conduit au jugement

La gratuité inconditionnelle de Dieu, le fait que « Dieu est lumière, il n’y a pas de ténèbres en lui » , interdit de réduire la bonté de Dieu à un simple « insouciance », d’assimiler le pardon à l’« indifférence » ou à une remise de la faute sans destruction réelle du mal, de comprendre la miséricorde sans liens avec la justice, et d’imaginer la justification sans y inclure un jugement sur nos orientations, nos dispositions et nos actions.

C’est une considération à approfondir peu à peu. Mais il doit d’emblée être clair que si la miséricorde est quelque chose d’antérieur, de gratuit, d’absolu et de total, c’est justement ce qui rend le mal radicalement inacceptable.

En particulier sous sa forme la plus extrême, le mal, c’est-à-dire le péché, ne peut en aucune façon faire partie du contexte d’amour et de don que laisse apparaître notre vie et que nous découvrons en pensant à Dieu. Le mal est toujours destructeur. La perception de sa malignité sera d’autant plus aiguë qu’elle proviendra d’une expérience plus radicale du bien.

C’est pourquoi la réconciliation et l’amour que Dieu nous porte sans condition ne dispensent pas de juger nos intentions et nos actions : ils en sont plutôt une raison de plus. L’amour gratuit, prévenant et miséricordieux de Dieu n’élimine, n’allège ni ne contredit l’exigence éthique dans l’agir de l’homme : il en est même un fondement plus solide et absolu, la rend claire et l’accomplit. Il n’efface pas la considération des contradictions humaines, mais il enseigne la façon de les démasquer, de les maîtriser et de les surmonter.

Précisément parce qu’ils se sont faits chair avec Jésus, le don et la connaissance de la vie de Dieu doivent devenir la vie de l’homme. Notre désir de réconciliation et l’appel à la miséricorde de Dieu n’autoriseront donc pas à réduire l’éthique au subjectif, comme si rien ne permettait de distinguer le bien du mal ; ni ne permettront de rendre impossible, conformément à la « pensée faible » de plus en plus envahissante, la détermination d’un bien quelconque autre que la reconnaissance de l’existence, de la liberté et de la place de l’autre.

La gratuité de Dieu n’est ni oubli ni suspension de la justice, ni une simple amitié (absence de jugement) : pour Lui, « il n’y a pas de bonté sans justice » !


Dieu miséricordieux et juste.

Cet aspect, lui aussi, doit s’éclairer de la Parole en ce changement de millénaire qui se caractérise par une multiplicité d’images de Dieu, souvent tracées à l’enseigne de la subjectivité. Quand Dieu parle à l’homme, il parle à « tel » homme, et jamais de façon abstraite. La Révélation est d’emblée une pédagogie : éclairage de la réalité, proposition de vie authentique, temps de la longue patience, prise en charge par amour de la part de Dieu de la dureté de notre cœur.

C’est pourquoi l’Ecriture parle autant de l’amour de Dieu que de sa colère ; c’est pourquoi Yahvé est un Dieu tendre et jaloux, riche en grâce mais aussi lent à la colère. C’est pourquoi Jésus raconte les paraboles du Royaume, unilatéralement lumineuses, mais aussi celles du refus, nettement ténébreuses ; c’est pourquoi Jésus est la nouveauté absolue, mais comme accomplissement ; c’est pourquoi le dépassement de la Loi ancienne est le Commandement de l’Amour. C’est pourquoi il y a un Ancien et un Nouveau Testament et, dans le Nouveau Testament, une tension entre le pré- et le post-pascal ; c’est pourquoi la Résurrection est l’issue de la Passion.

Pour comprendre les voies de la réconciliation, il s’agira d’articuler ces dialectiques et non de les éliminer. Notre méditation et notre langage religieux devront veiller à bien parler de Dieu autant qu’à s’adresser à l’homme avec réalisme, qu’à annoncer l’accueil divin inconditionnel et à cerner les situations du refus humain, à illustrer la fiabilité de Dieu et à dénoncer l’incrédulité de l’homme.

Une annonce ou catéchèse trop « optimiste » (qui minimiserait la responsabilité de l’homme) peut faire autant de tort que la version « pessimiste » opposée. L’offre du pardon est toujours à coordonner avec la nécessité du repentir, antérieur ou consécutif, qu’il soit reconnu ou suscité.

Il faut en tout cela bien surveiller ses réflexions et ses paroles. L’amour et la colère de Dieu ne sont pas sur le même plan, pas plus que le salut et le jugement, le « délier » et le « lier », le « remettre » et le « retenir », la dénonciation et le pardon, les caresses et les châtiments. Une réflexion personnelle approfondie et une bonne annonce articuleront les termes de ces polarités selon les critères de la « coprésence » et de l’asymétrie. Elles montreront comment la colère est une forme de l’amour, comment on lie pour pouvoir ensuite délier, comment les « non » sont en fonction de « oui » plus grands. Et elles feront voir que c’est de là que dérivent tout succès, tout risque et tout échec sur le terrain de l’éducation, au ciel et sur la terre.

Sur le nœud du salut et du jugement, sur la « coprésence » et l’asymétrie des deux termes, la doctrine chrétienne est extrêmement instructive : elle n’altère pas l’image de Dieu en le présentant comme un juge « objectif et lointain » ; mais elle ne déresponsabilise pas non plus l’homme.

Chaque affirmation chrétienne trouve son noyau dans la Pâque du Seigneur, où il se fait que notre Juge, c’est le Rédempteur ! C’est pourquoi les chrétiens affirment l’existence du paradis autant que de l’enfer. Mais ils savent, en vertu d’une déclaration officielle de l’Eglise, que le premier compte de nombreux frères et sœurs, tandis qu’on ne sait avec certitude s’il y en a dans le second. Personne ne quitte ce monde avec des signes de condamnation certaine.

La volonté de sauver tous les hommes et la possibilité d’un refus extrême sont l’une et l’autre affirmées, mais comme asymétriques : l’une est la réalité la plus stable qui soit, et l’autre une possibilité que Dieu ne souhaite vraiment pas ; l’une est une offre positive de Dieu et l’autre un résultat éventuel subi par Lui.


Le sens du péché.

Ce que nous disons a des retombées évidentes sur notre vie. Rien n’est plus impérieux que l’amour ! Dans les faits comme dans la conscience, la chose la plus grave est d’avoir blessé un amour authentique et grand. Et ainsi de suite : avoir fait du mal à quelqu’un de bon, avoir fait souffrir un innocent, avoir contrefait une vérité, avoir méprisé quelque chose de beau sans défense, c’est ce qui déclenche les sentiments de faute les plus violents. « Au paradis et en enfer brûle le même feu : le feu de l’amour de Dieu » (Urs Von Balthasar), amour accueilli dans un cas, refusé dans l’autre.

Il est nécessaire de parler de l’amour de Dieu, mais c’est insuffisant. Si l’on veut parler de façon responsable de la réconciliation, il faut assumer les contradictions du mal et de la faute de l’homme. Si l’amour est l’horizon ultime de la vie de Dieu et de l’homme, que résultera-t-il d’une vie qui a refusé ou ignoré l’amour, et quelle libération pourra-t-il y avoir pour une telle situation ?

Or cette situation de refus se renouvelle depuis toujours et nous menace tous. Nombreuses sont les divisions qui se produisent dans le cœur et la vie des hommes. Nous pourrions dresser une longue liste, plus ou moins détaillée, de celles qui sont présentes dans le contexte de l’histoire ou de nos communautés.

Les derniers documents de l’Eglise indiquent les macroconséquences du mal : la violation de la dignité humaine, les discriminations raciale, sociale et religieuse, la tyrannie du pouvoir politique et financier, la violence et les guerres, l’exploitation des pauvres, l’injuste répartition des richesses, la corruption dans l’administration des biens communs. La division, l’antagonisme et même la haine se sont installés dans la conscience après des événements historiques impensables, et pourtant arrivés.

Puisque le point de vue éducatif nous est naturel, je me limite aux jeunes, mais sans beaucoup m’attarder sur les phénomènes les plus voyants et souvent commentés, tels que les formes extrêmes d’évasion, la discorde sociale non résolue ou le libertinage, dont le potentiel de destruction se voit à l’œil nu.

Je parlerai plutôt des divisions plus intérieures qui, selon l’instruction de Jésus, constituent la racine des autres divisions plus apparentes. Le panorama des jeunes présente un mélange plein de possibilités et de carences. Nous nous trouvons en effet avec des générations déchirées entre des poussées et des contre-poussées, contradictoires et inconciliables : les jeunes d’aujourd’hui sont individualistes et solidaires, consuméristes et spiritualistes, rationalistes et désinvoltes, partagés entre les affections et les effets, les émotions et les responsabilités, l’esthétique et l’éthique ; de plus près, ils sont sensibles aux thèmes de la paix, mais s’engagent moins sur le front de la justice ; ils sont submergés d’informations, mais faibles dans la réflexion ; ils ont un sens aigu de la liberté, mais sont de plus en plus incapables de décision ; ils s’enflamment quand on parle de valeurs, mais sont réfractaires au rappel de leurs exigences inconditionnelles ; ils sont ouverts et en apparence décomplexés dans leurs relations, mais ont beaucoup de difficulté à gérer leurs conflits en termes non régressifs ; ils reconnaissent l’importance du corps, mais en font un terrain d’expérimentation inconsidérée, hors de toute responsabilité éthique ; ils n’ont aucune difficulté à admettre que Dieu existe, mais ne supportent pas qu’Il ait un visage : ils le veulent à leur mesure.

De façon plus formelle, ils souffrent encore des séquelles modernes du différend entre la liberté et la loi, entre la spontanéité et la règle, l’intuition et la méthode, le corps et l’âme, l’identité personnelle et l’appartenance culturelle.

Il est possible de décrire en termes analogues ce qui nous arrive à nous, les consacrés, dans notre vie personnelle comme en communauté. Des contradictions et des démarcations entre ce que nous exprimons et ce que nous pratiquons, et des incohérences entre nos devoirs et ce que nous vivons sont dans le quotidien. Notre négligence à soigner nos évaluations n’estompe-t-elle pas l’expérience même de l’amour de Dieu que nous confessons et professons au grand jour ?

Voilà pourquoi le souci d’unir et de distinguer l’accueil et la responsabilité, le don et le dû, est une indication culturelle et pastorale vraiment urgente : réconcilier, c’est, dans ce sens, nous façonner nous-mêmes et redonner aux jeunes une sagesse capable d’unifier les polarités inhérentes à la vie, et de soigner les tensions négatives qui laissent le cœur divisé.

Je ne crois pas nécessaire d’expliquer longuement comment cela se rapporte au « sens du péché » dont l’affaiblissement et même la disparition en de larges secteurs sont à regretter non sans raison aujourd’hui. « Rétablir un juste sens du péché, c’est la première façon d’affronter la grave crise spirituelle qui pèse sur l’homme de notre temps » .

La maturité de jugement à laquelle conduit l’amour consiste précisément à comprendre les possibilités offertes par la vie ainsi que les risques correspondants qui la menacent. Ne saisir qu’une seule de ces deux dimensions, c’est une distorsion virtuelle et, au fond, de l’infantilisme. Tout bien a son contraire qui s’oppose à lui au plus profond de nous-mêmes et dans le monde qui nous entoure : amour et haine, engagement et indifférence, rectitude et déloyauté … au fond, lumière et ténèbres, vie et mort.

Pour restaurer le sens du péché en nous et en ceux à qui s’adresse notre ministère, il faut saisir comment nos dispositions et nos actions se réfèrent à l’amour de Dieu, et quelle incidence notre relation avec Dieu a sur nos frères et sur le monde. Et, en conséquence, comprendre le pouvoir destructeur du mal quand nous lui faisons place dans les actions qui sont considérées aujourd’hui comme « privées », et assumer la responsabilité de ses effets sur nous et sur l’histoire petite et grande.


La formation de la conscience.

Notre milieu nous porte, presque à notre insu, à rester plus ou moins indifférents devant le mal moral, à niveler nos évaluations et, par conséquent, à minimiser notre culpabilité et notre vigilance. Il s’en passe de toutes les couleurs et nous n’y faisons guère attention. Nous sommes comme habitués au fait que chacun choisisse sa forme de vie, tant qu’il ne viole pas les règles de la convivialité ni les droits d’autrui.

Le jugement courant sur les tendances et les comportements se fonde souvent sur des raisons immédiates : statistiques, avantages personnels, situations de difficulté. L’analyse des cultures a fait voir combien dépendent d’elles des normes qu’on croyait absolues. Le sens de la pudeur, le respect de l’autorité, une certaine forme de mariage, l’expression de la sexualité ont été relativisés, jugés susceptibles de changements et sans obligation pour toujours.

Le sens de Dieu s’est affaibli. Son image s’est estompée dans la conscience personnelle et sociale d’un grand nombre. Il est alors difficile de penser que les actions humaines puissent avoir un rapport avec la volonté de Dieu. Nous avons soin de ne pas nous heurter à ceux qui nous entourent ni de les offenser.

L’étude des comportements humains attribue « les sentiments de faute » au type de personnalité, à l’éducation familiale, au milieu social. Elle souligne ses conditionnements et la nécessité de s’en libérer, au lieu de faire appel à la responsabilité qu’ils peuvent contenir.

Il s’est créé un clivage entre la morale « privée » et la morale « publique », si bien que beaucoup de choses, même d’importance sociale, sont à présent laissées à l’option individuelle : l’avortement, l’euthanasie, le divorce, l’homosexualité, la fécondation. Dans le cadre de la société et de l’éducation, il y a, sur tous ces points, une certaine sensibilisation, mais elle ne considère souvent que les risques et les précautions à prendre, sans offrir de fondement éthique solide ni, moins encore, se référer au transcendant.

Tout cela influence les jeunes comme un nuage toxique. Pas étonnant alors qu’apparaisse chez eux un ensemble de symptômes et de reflets de la culture qu’ils respirent. Leur formation morale est fragmentaire. Ils puisent en effet leurs critères et leurs normes à diverses sources : la famille et l’école, les magazines et la télévision, les amis et leur réflexion personnelle. Le choix est souvent dicté par des préférences subjectives.

Le milieu influence de même les adultes, les religieux et les éducateurs si la lecture attentive de la Parole de Dieu et le discernement ne les maintiennent pas en éveil. La sensibilité peut s’émousser. Et nous passons ainsi, un peu selon la loi du pendule, d’une ancienne mentalité sévère et culpabilisante, à une autre de signe opposé : « légère » et blasée ; d’avoir vu le péché en tout, à ne plus le voir nulle part ni en personne ; d’avoir souligné les châtiments que mérite le péché, à présenter un amour de Dieu sans responsabilité de la part de l’homme, son sort restant « égal » quelle que soit la réponse qu’il donne à Dieu ; de la sévérité à corriger la conscience erronée, au respect qui ne se soucie même pas de la formuler ; des dix commandements appris par cœur, à la négligence d’enseigner une vie chrétienne cohérente.

Etre des « chrétiens adultes », de « vrais éducateurs de la foi » et des évangélisateurs réalistes, c’est ne méconnaître ni ne dissimuler la présence du mal, dans la vie privée et sociale, et avoir conscience de son pouvoir destructeur ; c’est savoir que le Christ a vaincu tout mal et nous donne tout bien ; être capables de reconnaître le mal dans ses racines et dans ses manifestations, à la lumière de la Parole de Dieu ; être conscients de ce que, par son incarnation, sa passion et sa résurrection, Jésus nous indique la voie pour le surmonter : se fier à Dieu, résister, veiller, engager une lutte intellectuelle, morale et spirituelle.


Jugement et vie salésienne.

Au point de vue de notre charisme, je me limite à rappeler à quel point était rayonnant l’équilibre personnel, pastoral et pédagogique de Don Bosco, que nous sommes appelés à poursuivre et à rendre actuel. Il éduquait par le mot à l’oreille et en travaillant le milieu, par l’affection personnelle et par un règlement précis ; il était un prêtre de qui on se sentait préféré, un maître capable de proposer, de faire comprendre et d’assimiler les exigences de la vie communautaire et de la mission, attentif à évaluer avec sagesse, et un prodige d’énergie entreprenante.

Sur le terrain de la réconciliation, Don Bosco saisit à la fois toute la force de promotion que contient par nature le bien, et la dévastation opérée par le péché, jusqu’à la somatisation ! Dans la ligne de la double attention que nous avons appelée « coprésence » et asymétrie entre la grâce et le jugement, intervient le fait que, dans son code de récits, Don Bosco parle toujours du bien en termes directs et positifs et ne parle du mal qu’en figures (songes, éléphants, monstres, images, allusions …). Il affirme de la sorte la justice de toute œuvre bonne et le caractère injustifiable de toute œuvre mauvaise. Il a d’ailleurs ainsi donné à ses disciples une indication pédagogique précise sur la façon de s’exprimer.

La logique du cœur n’annule pas le devoir de la responsabilité, pas plus que l’esprit de famille n’élimine le service de l’autorité. Il l’appuie même : parce que, d’une part, l’esprit de famille favorise la correction franche e son acceptation ; et que, d’autre part, l’abdication du service de l’autorité conduit les tensions à des niveaux insupportables et fait qu’il devient impossible d’endiguer le mal de type individualiste, défaitiste et régressif.

Parce qu’il permet d’orienter, de rappeler à l’ordre et de corriger, le service de l’autorité est certes un sacrifice, mais il est en faveur du bien commun ; il est guidé par un regard réaliste sur les choses et est indispensable dans les situations où il est nécessaire d’employer la persuasion, ou bien lorsqu’elle a été utilisée sans succès.

Cette pensée vient de la considération des tensions qui surviennent dans nos communautés pour des raisons de générations, de compatibilité ou de difficulté à collaborer : ce qui apparaît parfois, ce sont des obéissances claires auxquelles ne correspond pas de reconnaissance affective, et des désobéissances nettes non suivies de mesures effectives. En d’autres termes, on ne sait pas toujours comment garder ensemble la justice et la bonté.

Or la netteté de sa situation par rapport à sa vocation et à la communauté, et l’exercice équitable de son rôle personnel sont indispensables à un meilleur discernement spirituel et, par conséquent, à des cheminements plus justes et meilleurs de réconciliation ensemble.

Conversion et vie nouvelle dans l’Esprit

Dans ce troisième passage, nous unissons les deux points précédents et nous anticipons cette fois encore ce que nous voulons suggérer : la réconciliation implique le discernement en deux directions : « creuser le passé » pour y découvrir les traces de l’amour de Dieu et du bien qu’il a déposé en nous, et pour renier tout ce qui, de notre part, a été incrédulité, ingratitude, dureté, peur ou violence ; et « nous situer dans l’avenir » comme confiance en la force rénovatrice de l’Esprit, comme reconnaissance et acceptation de ce supplément d’amour, de communion et de pardon que nous demande la vie, comme appel à notre liberté, comme responsabilité d'avoir été précédés, enveloppés, accompagnés et attendus par l’amour de Dieu.

Quand je parle de « discernement », il ne s’agit pas de quelque chose de simplement « intellectuel », mais du « cœur » biblique, du centre de l’âme au moment où l’on se décide, se résout, se détermine au bien devant soi et ses frères et, en fin de compte, devant Dieu.

« Réconciliation » est un mot de signification toute positive, mais qui dénote le dépassement de quelque chose de négatif. Depuis toujours l’homme brise l’alliance d’amour et c’est pourquoi l’amour humain s’accompagne toujours d’une réconciliation. Les chrétiens ne sont ni pessimistes ni optimistes par rapport à l’homme : ils regardent simplement l’histoire immédiate et large, parce que c’est là aussi que Dieu s’est révélé ; ils pensent donc à une bonté originelle de l’homme en termes réels : elle est limitée et perdue ; ils pensent au péché originel sans cesse réactivé par le péché personnel, malgré le sang versé par le Christ.

Les avantages de cette façon de voir sont importants, parce qu’il y a deux possibilités différentes d’être au monde : ou bien penser que tous sont bons et que tout doit bien fonctionner, et alors la vie est le lieu de mille désillusions ; ou bien être au monde en sachant qu’il va comme il peut, mais en cherchant aussi à susciter le plus possible le miracle de l’amour, et alors la vie est le lieu d’agréables surprises !

C’est donc à bon droit que nous insistons sur l’éducation à l’amour. Mais éduquer à l’amour, c’est enseigner à mettre en compte le pardon, l’amende honorable, le rapprochement et la réconciliation comme des modalités où l’amour se rend possible et concret.

En conséquence, éduquer et s’éduquer à la foi, ce n’est pas tant acquérir ou communiquer la connaissance que Dieu est un Père pour nous, que revenir à Lui. L’acte de foi, c’est dépasser l’incrédulité, quelque forme théorique ou existentielle qu’elle ait prise. Il y a déjà là une distance à franchir, pour pouvoir accueillir la venue de Dieu. Ce n’est pas par hasard que la préparation à l’accueil du joyeux message est exprimée par Jésus en termes tout à fait surprenants : « Les temps sont accomplis : le règne de Dieu est tout proche. Convertissez-vous et croyez à la Bonne Nouvelle » . La conversion ouvre la porte de la foi.

L’annonce de la tendre paternité de Dieu ne peut se faire que sous la forme d’un invitation au retour. Cela peut sembler dur, mais c’est encourageant et surtout évangélique, parce que cela veut dire que personne n’est jamais écarté de la paternité offerte par Dieu : tous sont attendus et peuvent encore la rejoindre et en jouir sans mesure.


Le retour à Dieu.

L’occasion extraordinaire du jubilé pour le début du millénaire nous invite à aller à fond plutôt qu’à naviguer à la surface des faits. Dans la suite du texte placé comme titre à cette lettre, saint Paul adresse la supplication suivante : « Laissez-vous réconcilier » , pour indiquer de la sorte que la réconciliation est une réponse à l’initiative de Dieu.

Nous nous trouvons devant plusieurs questions :

Pourquoi la Réconciliation n’est-elle pas une chose que l’homme peut trouver de lui-même, mais avant tout une œuvre de Dieu ?

Pourquoi la tâche de l’homme est-elle de croire, c’est-à-dire d’entrer dans un pardon offert, de correspondre à une initiative de Dieu ?

Qu’avons-nous fait, qu’avons-nous ruiné pour qu’il soit devenu si difficile, voire impossible en comptant sur nos seules forces, de communier avec Dieu et entre nous, les hommes ?

Pour quelle raison l’histoire du salut est-elle le désir de Dieu de faire alliance avec l’homme, et donc d’arriver à une réciprocité d’amour, alors que celle-ci est sans cesse à proposer de nouveau à cause de l’obstination unilatérale de l’amour de Dieu ?

En termes plus radicaux, pourquoi l’alliance nouvelle et éternelle est-elle scellée dans la solitude de Jésus en croix ?

Qu’est-ce qui s’opère dans le dynamisme de la liberté humaine à la suite du péché ?

Et pourquoi s’est-il toujours produit quelque chose comme le péché, c’est-à-dire la suspicion, le refus, l’orgueil, l’autosuffisance, l’incrédulité, même à charge de Dieu ?

Un premier élément de réponse est ici : le vertige qui fait tomber dans le mal est le désir de notre bien ! La réconciliation est une chose délicate parce que chaque séparation provient d’une certaine perception et d’une certaine attente du bien. Ce n’est pas par hasard que Jésus a enseigné à prier en mettant sur nos lèvres l’invocation : « Ne nous soumets pas à la tentation » , c’est-à-dire fais en sorte que l’appréciation de tes dons mêmes ne nous fasse pas oublier notre lien avec Toi, qui nous les as donnés.

Ce vertige est indiqué par l’Ecriture dans la sollicitation du tentateur : « Vous serez comme Dieu » : c’est une tentation subtile parce qu’elle se greffe sur l’intention de Dieu de nous créer comme ses fils, de nous mettre au monde comme de vraies libertés. En effet, le fait que l’homme désire en quelque sorte « tout », est ce que Dieu lui-même lui a mis au cœur. Mais il risque d’interpréter ce désir comme « avoir tout » au lieu de « recevoir tout » ; de penser la liberté comme une pure autonomie au lieu d’un don : le premier cas suscite un désengagement ; le second, un remerciement. Dans le premier cas, la vie est une solitude, et dans le second, une gratitude. L’arbre du bien et du mal suggère précisément cette volonté d’avoir sans recevoir, d’être sans appartenir, d’évaluer sans références.

Il y a un deuxième élément de réponse à la question sur la difficulté de l’homme à se réconcilier : dans l’esprit de Dieu, l’interdiction du fruit de l’arbre suggère la différence entre le Créateur et la créature. Suggestion positive qui garantit et sauvegarde la consistance originelle de la créature ; elle est appelée à établir une relation, à entrer en un dialogue avec Quelqu’un qui la veut au point de la faire naître. Mais le serpent suggère que cela lui ôte une part importante de liberté et de bonheur, au point d’estomper tout le « bien de Dieu » que l’homme a pourtant à sa disposition : suspicion, méfiance, incrédulité à charge de Dieu, son image désormais obscurcie.

Contre tout cela, chaque religion, christianisme inclus, doit sans cesse lutter. Cependant, alors que chaque religion est objectivement marquée par cette réalité, le christianisme en est exclu : Jésus est l’homme sans incrédulité, le Fils, la synthèse de la liberté et de l’appartenance. Et c’est déjà indiqué au chapitre 3 de la Genèse, où se profile la future victoire qui vient de la descendance de la femme . Il s’appelle à juste titre « Protoévangile » parce qu’il annonce le cœur du salut, « ce qu’il faut faire » pour nous sauver : avoir la foi, reproduire, dans notre confiance humaine en Dieu et de façon analogue dans les relations humaines de confiance, la « foi de Jésus » elle-même.

La parabole du Père miséricordieux décrit les deux réconciliations possibles à partir des deux grandes pathologies de la foi : l’autosuffisance ingrate et l’insatisfaction ressentie, la fuite et l’esclavage, l’éloignement et l’aridité du cœur, en tout cas une mauvaise compréhension de la paternité. Qui pourrait dire qu’elles ne nous concernent pas ?

Le fils cadet sent le désir d’avoir sa part ; l’aîné travaille honnêtement chez son père. Mais pour quelle raison le cadet devait-il interpréter son séjour à la maison comme une atteinte à son bonheur, et l’aîné comme une diminution de sa liberté ? Pourquoi le cadet n’a-t-il pas pensé que l’héritage était précisément en sécurité dans le cœur et dans la maison du Père ; et pourquoi le second n’a-t-il pas pensé qu’il pouvait prendre un chevreau quand il le voulait (« tout ce qui est à moi est à toi » ) ? Combien coûtera, combien sera facile ou difficile la réconciliation pour un cœur méfiant et pour un cœur irrité ? Jésus suggère que c’est si peu facile, que le Père doit encore une fois mettre en jeu son initiative et son amour prévenant : pour le cadet, le père « courut se jeter à son cou et le couvrit de baisers » ; quant à l’aîné, « le père sortit le supplier » .

Mais c’est précisément ainsi que Jésus suggère que tout est également très facile : si l’initiative vient du Père, notre tâche ne consiste alors qu’à « nous laisser réconcilier », à entrer dans le pardon de Dieu !

Nous sommes de toute façon avertis pour toujours d’un double aspect dramatique que nous aurons chaque fois à traverser : l’incapacité du fils cadet à opérer de lui-même le passage du remords au repentir, et le résultat laissé en suspens de l’attitude du fils aîné qui aura malheureusement lieu hors du récit, et sera la condamnation à mort de Jésus.


Le salut aux racines du mal.

Les dynamiques qui suscitent les divisions dans la vie des individus sont les mêmes que celles que décrivent Genèse 3 et Luc 15. L’incrédulité et les mauvaises relations qui en dérivent, et la conviction que le bonheur est plus à conquérir qu’à recevoir, qu’il est préférable de s’en tirer seul que de faire confiance, et que les raisons de l’amour ne sont pas aussi authentiques qu’il ne semblait, sont les conséquences du mal qui ne cessent de façonner nos cœurs et nos relations.

Après avoir tout reçu, tous les enfants font à un certain moment l’expérience de s’entendre dire un « non ». Pour eux, ces « non » constituent une crise d’adaptation, et pour les parents, une simple modalité du « oui », celle qui convient pour le moment. Pour les parents, c’est de toute façon un risque et pour les petits, un carrefour dramatique : la possibilité de rendre ambiguë la figure du Père et celle de renforcer son caractère lumineux et fiable ; la possibilité de dire : « Il le fait pour mon bien », ou : « Il m’ôte une part de bonheur ».

De la même façon tous les enfants font la découverte douloureuse de ne pas être un centre exclusif et solitaire de l’attention et de l’affection. Mais pourquoi cette découverte se vit-elle sous le signe de la jalousie et du malaise plutôt que de la joie ? Pourquoi est-il difficile d’être accueillants et généreux ? Pourquoi les psychologues observent-ils que, même si elle n’émet au début qu’un faible signal, l’oblativité reste en réalité plutôt un objectif à atteindre ?

Il est clair que tout cela est déjà une tâche de réconciliation : il s’agit d’apprendre à être au monde dans la logique de l’amour plus que de l’égoïsme, dans le style de la circulation des dons plus que de l’accaparement. Mais que d’expériences et de décisions intérieures ne faut-il pas à un enfant, à un jeune et à un adulte pour se convaincre que l’amour se multiplie et ne se divise pas, que l’amour fait place à autrui sans que personne ne perde ce qui lui appartient, que l’amour ne connaît pas la crainte parce que dans l’amour vrai personne n’est trop pauvre ni trop riche !

Si telle est déjà en nous la tentation et l’épreuve radicale de la vie, elle est renforcée et rendue difficile à surmonter par les formes les plus évidentes et les plus répandues du mal : il y a des parents objectivement non fiables, des familles disloquées, des amis qui trahissent ; il y a des liens qui se nouent par intérêt, des erreurs faites de bonne foi, l’expérience du malentendu, de l’incompréhension ; il y a des choses qui font réellement peur en ce monde ; il y a le proverbe : « se fier, c’est bien ; se méfier, c’est mieux » ; il y a des sentiments et des gestes mauvais, la haine et la vengeance, l’accaparement des biens et l’exploitation des faibles, les homicides et les génocides.

Dans son sens le plus large, la réconciliation est difficile, parce qu’elle ne peut être le désir régressif de l’utérus maternel, le retrait dans une oasis tranquille, mais elle doit s’unir avec réalisme aux tâches de la justice, aux justes revendications, à la dénonciation du mal, à la défense du pauvre et de l’innocent, à la neutralisation du violent, au travail patient de bâtir la paix et la solidarité.


Retombées salésiennes.

Parmi les retombées possibles pour les salésiens, il me semble capital de lire, à la lumière de ces réflexions sur la tâche difficile de la réconciliation, la profonde sagesse de l’affirmation de Don Bosco qu’il ne suffit pas d’aimer : la manifestation supplémentaire que requiert l’amour dans notre charisme se justifie précisément par le fait que pour un cœur blessé, comme peut l’être celui d’un jeune pauvre ou d’un confrère éprouvé, il n’est pas facile de se remettre à trouver en soi la confiance qui est à l’origine d’une réponse. C’est alors que l’amour de l’éducateur ou du confrère cherche à venir à bout de toute suspicion par la stratégie rassurante qui consiste à offrir une affection si gratuite et si manifeste qu’elle vainc toute réserve.

La chose surprenante est que chaque fois que se fait un contact de sympathie, comme celui que décrit Don Bosco dans la relation avec ses jeunes, les cœurs s’ouvrent aussi très rapidement. Il en découle deux leçons : la première est que la réconciliation est attendue au point que, lorsqu’elle est offerte et favorisée, sans être requise ni prétendue, elle se produit immédiatement ! Et la deuxième est que l’éducateur qui table sur la force des sentiments pour son profit ou pour séduire, produirait un désenchantement, un cynisme et une violence sans pareils. Car il n’y a pas de pire expérience que celle de la trahison, parce que le déni de confiance se produit là où l’on avait fait, parfois même avec difficulté et effort, le plus grand investissement affectif.

Il est facile de comprendre l’engagement pédagogique requis aujourd’hui des éducateurs pour faire face au consumérisme affectif qui appâte les cœurs par la séduction de l’amitié, de la chaleur, de la compréhension, du dialogue, ou même simplement par jeu, pour éveiller l’émotion, mais sans responsabilité ni aucun engagement de vie.

Quant aux communautés, nous avons besoin de mieux visualiser les grands thèmes de notre spiritualité. Notre effort devrait être de travailler davantage et beaucoup plus en communion sur ce qui est à mi-chemin entre l’indication générale d’un projet et le détail d’un itinéraire, c’est-à-dire sur des expériences issues de la vie et qu’il est possible maintenant de proposer à une plus large échelle.

Le meilleur préalable de toute réconciliation est l’annonce et l’expérience de la gratuité : le courage du pardon ne peut naître que sur la redécouverte que le monde n’est pas fondé sur le calcul, mais sur le don ! Et il n’y a pas de catéchèse, de leçon scolaire ni d’événement ludique qui ne se prête à rendre les jeunes attentifs à ce qui, dans le monde, existe par pur don.

Dans cette ligne, Don Bosco disait que la plus belle fleur qui puisse éclore dans le cœur d’un jeune homme était la reconnaissance : aider les jeunes (et les confrères !) à remarquer les dons, à éprouver de la gratitude, à exprimer son merci et à le rendre par la vie, c’est la meilleure façon de fonder l’éducation sur ses dynamismes originels.

Une deuxième indication pour que la réconciliation devienne possible est l’accueil, à mettre en rapport avec la gratuité : il empêche le don de se frustrer, de s’arrêter déjà à la source, de se retirer trop tôt et sans profit, et il lui permet d’avoir une histoire « humaine ».

L’accueil fonctionne de façon préventive et de façon rétrospective : il fait le premier pas et est capable aussi de réparer d’éventuelles ruptures en demandant d’excuser et de pardonner. L’accueil montre que l’amour fait place à l’autre et concrétise ainsi la réflexion qu’« il ne suffit pas d’aimer » : il se rend sympathique et accueillant, écoute avec attention, fait sentir à l’autre qu’il est important et digne de considération, sans pré-juger ni même juger, il regarde avec sympathie le point de vue de l’autre et ses bonnes raisons, permet à l’autre d’exister, de se tromper aussi sans se sentir trop embarrassé ni jugé au-delà de ce qu’il découvre lui-même.

Aujourd’hui il est qualifiant sur le plan pédagogique et spirituel d’élaborer une sagesse concrète qui organise le grand commandement de l’amour dans un code concret, quotidien, praticable et compréhensible. À titre d’exemple, bien des réconciliations ne se font pas et beaucoup d’amour se perd parce que nos flous spirituels, notre « éducation », notre histoire de péché ont rendu difficile la distinction nette entre la réserve et la fermeture, entre la franchise et l’indélicatesse, entre la sollicitude et la hâte, entre l’amour pour la vérité et le dogmatisme, entre la douceur de la charité et la faiblesse.

Ces exemples concernent surtout le terrain de la relation personnelle, mais un peu de réflexion en plus permettrait de préciser les points qui méritent attention pour la réconciliation au niveau de la communauté, de l’Eglise et même de toute la société.

L’orientation de nos questions devrait être en gros la suivante :

En quoi les hommes et en particulier mes confrères se sentent-ils heureux et promus dans le don d’eux-mêmes ?

En quoi se sentent-ils mortifiés ?

Qu’est-ce qui est inévitable pour des raisons de justice, d’ordre institutionnel et d’organisation rationnelle ?

Mais qu’est-il possible d’éviter et d’éliminer afin de diminuer l’indifférence, la marginalité, la démotivation, les tensions et les agitations … ?

Qu’est-ce qui pousse ou qui s’oppose à ériger l’autre comme adversaire, comme concurrent ou comme étranger, et à le maintenir dans cette situation ?

Une troisième suggestion dans la ligne de la réconciliation est la patience, entendue comme un oubli de soi et une prise en charge réaliste d’autrui, comme une disposition préalable à la compréhension et au pardon, comme une « constance » à faire le bien, comme une reconnaissance commune et humble de ce que nous sommes tous faibles, faillibles et pécheurs.

Introduire un parcours pédagogique montrant que le pardon est une condition normale plutôt qu’un acte occasionnel et extrême, un honneur plus qu’une charge, un avantage au lieu d’une perte, conduirait les confrères et les jeunes à mieux comprendre le cœur de Dieu et à avoir plus de cœur avec leurs frères.

C’est dans ce sens que tous ceux qui travaillent à guider les âmes, et en premier lieu la leur propre, savent comme il est difficile, mais aussi fécond d’éduquer à la logique humble et divine du premier pas, à la capacité de couper court à l’enchevêtrement des torts faits et subis et d’élargir son regard pour rendre l’amour de façon inconditionnelle.

Il me semble encore important, pour notre joie et - comme éducateurs de la foi - pour ne pas prêcher ce que nous ne vivons pas, de faire l’expérience active de la réconciliation sous toutes ses formes les plus spontanées, et de trouver ensemble des voies de réconciliation et de pénitence plus explicites, plus régulières et mieux célébrées. Les questions que je veux soumettre à votre attention sont les suivantes :

Est-il possible, en fidélité à notre tradition, qui en fait de réconciliation s’appuie beaucoup sur la figure du directeur, de favoriser des formes plus participées, moins réservées mais plus communautaires, normalement moins délicates mais plus nettes, de réconciliation ?

Est-il possible d’entrer avec plus de lucidité dans le courant de communion qui marque la vie et la conscience de l’Eglise aujourd’hui ?

Est-il possible aussi de sauver la Réconciliation sacramentelle de la dérive individualiste qui se contente de « se mettre la conscience en ordre » ?

Le contexte des récollections spirituelles a plusieurs fois offert des moments de vérité et de réconciliation exprimés (brefs échanges deux à deux pour se demander pardon, affronter une clarification, se remercier, se corriger et demander la correction …), toujours appréciés des participants, en particulier des jeunes. De tels moments représentent, la plupart du temps, une chance importante. En effet on peut vivre ensemble avec quelque froideur ou quelque désillusion - ce n’est pas la fin du monde - mais s’il se présente un climat et une situation adaptés, à ce moment se fait l’ouverture humble, la clarification sincère, l’accueil de la correction, le courage de la vérité. On pensait mal d’un tel et voici qu’après deux mots, tout s’est dédramatisé. Mon idée, c’est qu’il ne suffit peut-être pas de faire appel à la bonne volonté ni à l’obligation des Constitutions sur l’esprit de famille : certaines valeurs doivent être « ritualisées ».

Même discours pour les parcours pénitentiels : un engagement communautaire à produire des signes un peu plus courageux, sans aussitôt se cacher derrière l’alibi des différences, de la santé, de l’âge, du bon sens, ni objecter dès l’abord qu’il s’agit de radicalismes élitaires, mais en abordant les choses avec une sincérité plus directe, cela ne nous ferait que du bien ! Par exemple : que pourrait faire une communauté qui reconnaît que son style de vie est embourgeoisé, pour demander pardon aux pauvres durant l’année jubilaire ? Comment pourrait-elle rendre visible cette réconciliation ?

L’appendice de nos Constitutions reporte l’écrit de Don Bosco sur « cinq défauts à éviter » . C’est un patrimoine de sagesse concrète, pas du tout générique, mais marqué du charisme, que nous avons peut-être d’abord reçu comme une morale et ensuite oublié. Dans tous ses points, cette petite page de Don Bosco met au point l’optique de la Congrégation, selon laquelle, comme salésiens, nous devrions immédiatement raisonner : la réconciliation sera alors avant tout la révision de notre égoïsme déjà dans notre façon de considérer les choses et les problèmes que nous trouvons dans la vie quotidienne de la communauté, dans notre appartenance à la Province et à la Congrégation, dans l’accomplissement de la mission.

Sur le même modèle on peut considérer aujourd’hui quelques lignes d’une réorganisation indispensable de la vie dans le contexte actuel, entendue comme un retour à l’Evangile et aux racines de notre vocation, en considérant des éléments spécifiques de l’expérience religieuse salésienne où nous nous sentons déficients :

Quelle vie et quelle forme a encore notre amour pour le Christ qui fut à l’origine de notre vie consacrée et doit en rester le centre ?

Que dire de notre désir et de notre effort d’adapter le Système préventif aux jeunes et aux situations de notre temps ?

La mission salésienne n’a-t-elle pas souvent été pensée ou accomplie sous le signe de l’individualisme, de la timidité ou de l’étroitesse d’esprit ?

La communion fraternelle visible, signe de la présence du Seigneur et élément de réconciliation dans le milieu, a-t-elle été suffisamment réelle et expressive ?

La communication aux laïc de notre charisme et de notre spiritualité s’est-elle faite sous le signe de l’espérance, de la nécessité et de la grâce qu’elle représente ?

LE SACREMENT DE LA RÉCONCILIATION

Ce que nous venons de dire s’exprime et se réalise pour chacun de nous, pour la communauté chrétienne et pour le monde, dans le sacrement de la Pénitence. Il est l’événement de salut que Dieu met aujourd’hui à la disposition de tous avec un amour infini. Jailli du cœur du Christ dans la plénitude de la Pâque, il fait désirer et opère la réconciliation, le pardon et la possibilité d’être recréés comme fils de Dieu par la force de l’Esprit.

C’est un des pouvoirs, mandats, services ou mission, peu importe, que Jésus a remis à l’Eglise sous la forme la plus claire et la plus solennelle : « “La paix soit avec vous ! De même que le Père m’a envoyé, moi aussi je vous envoie.” Ayant ainsi parlé, il répandit sur eux son souffle et il leur dit : “Recevez l’Esprit Saint. Tout homme à qui vous remettrez ses péchés, ils lui seront remis ; tout homme à qui vous maintiendrez ses péchés, ils lui seront maintenus” ».

Nous sommes le jour de la Résurrection, au cénacle où sont réunis les disciples, et Jésus leur montre les signes de sa mort et de sa Résurrection.

Dans une séquence qui n’a pas besoin de commentaires, l’Apôtre éclairera la liaison Dieu-Christ-nous-vous : « Si donc quelqu’un est en Jésus Christ, il est une créature nouvelle. Le monde ancien s’en est allé, un monde nouveau est déjà né. Tout cela vient de Dieu : il nous a réconciliés avec lui par le Christ, et il nous a donné pour ministère de travailler à cette réconciliation. Car c’est bien Dieu qui, dans le Christ, réconciliait le monde avec lui ; il effaçait pour tous les hommes le compte de leurs péchés, et il mettait dans notre bouche la parole de la réconciliation » .

Dans la mission de l’Eglise et dans notre expérience chrétienne personnelle, la réconciliation, en tant que possibilité d’une nouvelle humanité, est substantielle. L’Eglise l’assume, la prêche, la propose, la rend présente dans toute son extension : dans la personne, dans la communauté des croyants, dans le monde ; avec Dieu, parmi les hommes, avec la réalité, avec l’histoire et les événements, pour que l’Esprit rénove toutes les choses. Elle la propose par des voies diverses : la Parole, la prière, la charité, la souffrance acceptée, la Pénitence et l’Eucharistie.

Elle l’accomplit selon sa nature sacramentelle, par un signe visible et humain qui, par la foi, met en contact avec la grâce salvatrice. Au fil des siècles, elle a en clarifié les conditions pour qu’elle conduise à une authentique rencontre avec Dieu et que la grâce rejoigne les plaies cachées de la personne et de la communauté.

Le signe en effet est encore efficace parce qu’il est pédagogique : il implique et éduque la liberté de l’homme. C’est une note importante parce qu’elle révèle que le sacrement n’est pas d’abord un rite purificateur, mais un événement - une rencontre « humaine » entre Dieu et la personne dans la communauté ; une rencontre où Dieu, autant que la personne et que la communauté, s’engagent totalement et sérieusement : Dieu par le don du pardon, la personne par son repentir sincère, la communauté par l’accueil.

Penser le contraire, c’est-à-dire que Dieu pardonnerait sans qu’il soit nécessaire que l’homme prenne conscience ni se repente, ce serait estimer que le sacrement fonctionnerait comme un distributeur automatique (quand tu veux, presse le bouton !) sans participation de la conscience humaine, et se réduirait pratiquement à un rite magique. Et si le sacrement n’était ainsi que la représentation du repentir humain sans être un geste ni une intervention de Dieu, il se réduirait à une cérémonie sans aucune certitude d’efficacité.

Dans le premier cas, Dieu est nié dans sa toute-puissance, parce que réduit à un moyen, plié à nos buts et à notre horaire ; dans le deuxième cas, il se réduit à quelqu’un qui, au fond, n’aime pas, parce qu’il ne se mêle pas à notre histoire réelle. Dans les deux cas l’Eglise, qui doit servir de médiatrice, continuer et actualiser le mystère et le ministère du Christ, se verrait réduite à une « agence de services religieux ».

La catéchèse, mais en premier lieu aussi notre compréhension adulte de la Réconciliation sacramentelle, doit accepter et accomplir les gestes qui reconnaissent la disposition de Dieu et ceux qui expriment les dispositions de l’homme. Dans le sacrement, en effet, s’élabore et se résout à la lumière de la Parole de Dieu le péché et la faute dont le baptisé fait la tragique expérience.


Un cheminement de réévaluation.

Je ne m’arrête pas à reporter l’effort de l’Eglise pour maintenir tous les éléments authentiques du « signe » sacramentel, afin de ne pas « déséduquer » l’homme en le distribuant trop facilement, et pour donner toute leur clarté aux dimensions théologales, historiques et anthropologiques sous-jacentes à la réconciliation.

Le signe sacramentel a été mieux situé dans le contexte communautaire de la Famille de Dieu, la contrition ramenée à la relation filiale avec Dieu, et l’examen de conscience à une prise de responsabilité à la lumière de la Parole de Dieu par rapport aux maux qui couvent en nous et à ceux qui, avec notre collaboration sournoise, finissent par prendre une place énorme dans le monde ; la résolution devient l’engagement de « se convertir » à l’Evangile et de travailler pour une humanité selon le cœur du Père là où notre existence et notre esprit peuvent arriver ; la « pénitence » se vit comme une disposition et une manière d’agir qui passe du sacrement à la vie et vice versa, comme une volonté de répéter les gestes quotidiens de l’amour, comme une vigilance évangélique et une participation à la communion des saints.

Je ne m’arrête pas non plus à analyser les causes générales d’un certain éloignement regrettable du sacrement : vous n’aurez pas de difficulté à les reconnaître. Pensez à l’affaiblissement de notre relation avec Dieu, à l’obscurcissement du sens du péché et à la difficulté de reconnaître la médiation de l’Eglise ; pensez à la négligence de la vie spirituelle à partir de la prière, et à l’individualisme de la conscience qui pousse à gérer seuls les évaluations, les fautes et les remords ; pensez aux lacunes de la catéchèse et à l’abandon du ministère de la part de nombreux prêtres.

Je n’examine pas non plus la raison souvent rapportée même par des religieux et des gens engagés dans la pastorale, que la confession individuelle non générique des péchés personnels serait inadaptée à l’homme d’aujourd’hui. Je suis sûr que, comme éducateurs et pasteurs, vous vous êtes donné les raisons théologales et pédagogiques des composantes du signe sacramentel, et que vous êtes également préparés à proposer de façon efficace ces motivations aux jeunes et aux adultes.

Voici plutôt quelques réflexions avec une large vue de l’ensemble.

Si la Pâque est l’issue de la Passion, il faut reconnaître que notre cœur n’est pas seulement beau, c’est-à-dire le siège d’aspirations et de possibilités, ni simplement fragile et limité, mais qu’il est aussi pécheur, et que « le sauver », le rendre neuf , n’est pas une mince affaire.

La foi chrétienne ne parle pas d’un Dieu bienveillant de façon générique, ni d’un homme instable ou limité de façon générique. Elle parle d’un Dieu qui nous a aimés au point de verser tout son sang pour nous, et d’un homme dont la faute est si grave que son salut est vraiment onéreux.

Une expérience spirituelle profonde et une bonne évangélisation ne devront pas diluer le mystère pascal en une « volonté » universelle et abstraite de sauver, mais elles rappelleront qu’il s’agit d’une volonté « de sauver » opérée par une « crucifixion ». Il y a dans l’histoire du Christ un lien intrinsèque entre l’Incarnation et la Passion, entre il « s’est fait homme » et il « a souffert, est mort et a été enseveli » ; tout comme dans la marche de l’homme il y a un lien intrinsèque entre la Rédemption et la divinisation, entre le fait d’être récupéré et libéré et celui de devenir fils de Dieu.

Le dépassement d’une mentalité et d’une catéchèse trop fixées sur le péché ne doit pas éliminer la « mémoire » de ce qu’il a fallu la mort de Jésus pour que le pardon devienne une possibilité réelle . Le sacrement nous reporte aussi au cœur de cette réalité et nous libère de la légèreté et du consumérisme religieux.

J’ajoute une deuxième réflexion. L’histoire des cultures témoigne de ce que l’homme est conscient de l’impossibilité de sortir seul du mal et du péché. Le dégoût de soi-même, la reconnaissance de sa culpabilité, le sens équilibré ou excessif de la faute ne constituent pas à eux seuls des moyens de sortir du mal. Ils ne font que dénoncer l’existence d’une blessure.

Plus problématique encore est la question de savoir s’il est possible de se reconnaître vraiment pécheur sans aboutir à se condamner soi-même. L’homme ne peut de lui-même en trouver la réponse. La sainteté de Dieu et la malice humaine représentent deux abîmes difficiles à pénétrer. Si l’on radicalise sa condamnation personnelle, on tombe dans le scepticisme ou le désespoir ; mais si l’on accuse ou ignore Dieu, on perd le seul interlocuteur d’un salut possible. Il y a toute une littérature moderne qui exprime ce dilemme.

Par ailleurs, l’homme n’a jamais pu comprendre par ses propres forces si un vrai pardon lui est garanti : c’est le problème le plus grand de toutes les cultures et de toutes les religions. Le motif en est simple : comme, dans la faute, il est à la fois le coupable et le juge, l’homme ne peut s’accorder le pardon de lui-même.

Le pardon doit lui « arriver » : il doit être un événement, non une déduction de principes, un retour contrit sur soi-même ni un postulat de notre désir. Donc il arrive ou il n’est pas ; il est donné (il est « par-don » précisément !) sans pouvoir se revendiquer.

Deux conséquences. La première pour donner au pardon « chrétien », avec le sacrement qui le signifie, sa juste lumière dans l’expérience religieuse universelle, à un moment historique qui se caractérise par la multiplicité des religions. Les religions suspendent leur jugement sur le pardon des fautes et font preuve en cela d’honnêteté intellectuelle et morale. La plus lucide est la religion hébraïque. Les psaumes expriment le soupir de celui qui se sait coupable devant Dieu, se repent et se confie en sa miséricorde. Mais ils ne font pas entendre la réponse qui explicite la certitude du pardon, sauf dans des cas particuliers par la bouche d’un prophète .

C’est précisément sur ce point que le christianisme se révèle intéressant pour tous : il annonce une possibilité de libération offerte par Dieu et en même temps digne de l’homme. En effet, loin d’être un « décret » d’amnistie, le salut chrétien est l’événement du Fils de Dieu qui, sur la croix, est à la fois Innocent (signe du grand mal que fait le mal) et Coupable (c’est lui le « Maudit », l’objet de réprobation par Dieu ), Juge (avec sa mort, l’Esprit « convainc le monde de péché » ), et Juge dans la forme surprenante de Rédempteur : le jugement de condamnation le frappe, Lui, au lieu de nous, Il a été « fait péché » à notre place ! Ainsi Il ne pardonne pas, mais Il « enlève », « déracine » le péché du monde.

La deuxième conséquence concerne l’appel personnel que comporte le sacrement et son lien avec un style, une marche ou un effort de vie qui rapproche du Christ. La libération et l’éradication du mal ne peuvent être un simple décret de Dieu. Si Dieu n’arrive pas à nous persuader intérieurement du bien, l’ordre du monde ne peut s’établir que comme un ordre policier, mais alors il n’est plus un monde d’amour, le seul que Dieu veut !

C’est pourquoi le signe sacramentel porte l’événement de la réconciliation dans les replis ultimes et tout personnels de l’homme. Parmi toutes les formes de mal qu’il y a dans le monde, il est à la fois compréhensible et étrange que notre attention se porte immédiatement sur celles qui sont inévitables (maladies, tremblements de terre, guerres ou plaies où nous n’avons pas de responsabilité directe …). Il est symptomatique que cette attention finisse par se transformer chez un bon nombre en suspicion et en procès sur la bonté et la puissance effectives de Dieu. Pourquoi ne nous scandalisons-nous pas davantage du mal qui provient de notre liberté, qui pourrait très bien s’éviter, mais ne s’évite pas ? Est-il vraiment convenable de lancer des accusations avant de reconnaître le mal que nous avons contribué à produire et à multiplier ? Pourquoi, par honnêteté humaine et chrétienne, ne prenons-nous pas conscience du drame qui est en nous, c’est-à-dire des bons désirs, mais aussi des mauvais, qui nous traversent, de la contradiction de faire le mal que nous ne voulons pas et de ne pas faire le bien que pourtant nous voulons, au lieu d’en chercher une « justification » ?

Ou bien, toujours en tant que chrétiens, pourquoi, au lieu de formuler des questions abstraites, ne contemplons-nous pas avec plus d’attention la révélation de Jésus ? Au nom du Père et par la force de Esprit, il a accompli des gestes de libération du mal, uniquement de libération. Et pourquoi notre préoccupation n’est-elle pas d’éviter le mal et de l’adoucir chez nos frères ?

Sacrement et spiritualité salésienne.

Le raccord salésien avec ce thème est inépuisable. Il comprend l’expérience spirituelle de Don Bosco, la place centrale qu’il a donnée au sacrement de pénitence dans sa pédagogie pour les jeunes, l’univers sacramentel où se développe toute la spiritualité salésienne et surtout l’extraordinaire « histoire » de Don Bosco comme confesseur de jeunes, que nous sommes appelés à continuer aujourd’hui.

L’expérience ininterrompue de Don Bosco dès ses premières années d’adolescence, au séminaire, comme jeune prêtre et comme personnage célèbre est résumée par le P. Eugenio Ceria sous les traits suivants : « Don Bosco aima la confession dès son âge le plus tendre, et rien, au cours de sa vie, ne put affaiblir en lui ce goût de s’en approcher fréquemment […]. À Chieri, son premier soin fut de chercher un confesseur stable […]. Au grand séminaire, il se confessait chaque semaine. Jeune prêtre, il s’adressa avec la même régularité à Don Cafasso. À la mort de celui-ci, ce fut un de ses condisciples qui, tous les lundis, recevait ses aveux à la sacristie de Marie Auxiliatrice, et, en échange, lui demandait le même service.

« Pendant les voyages, ou en l’absence de son confesseur ordinaire, il se confessait à un salésien ou à un autre prêtre selon les circonstances. Par exemple, en 1867, au cours d’un séjour de deux mois à Rome, il choisit un père jésuite, le Père Vasco, qu’il avait connu à Turin.

« Quant à ses fils, certains hésitaient parfois à l’entendre ; mais lui : “Allons, disait-il, fais cette charité à Don Bosco et permets-lui de se confesser”. » .

Il y a certes dans l’organisation de la vie spirituelle et de la pratique sacramentelle des différences entre le temps de Don Bosco et le nôtre. Mais ce serait interpréter l’histoire avec légèreté que de penser qu’il ne faisait que se conformer à une pieuse habitude. Chacun de ses mots et de ses enseignements - ils sont nombreux ! - manifeste son sens de la rencontre vivifiante de Dieu que comporte la Réconciliation, sa conviction de la nécessité et de la richesse de la médiation de l’Eglise, et le rôle du sacrement pour progresser sans cesse dans la sainteté, la sérénité et la joie.

Sur l’incidence attribuée par Don Bosco à la Réconciliation sacramentelle sur l’éducation des jeunes, nous avons aujourd’hui des études documentées qui situent de façon organique le sacrement dans le programme total de croissance humaine et chrétienne . On a souvent souligné la catéchèse constante de Don Bosco sur la Réconciliation-confession exprimée tant par la parole que par la pratique, en créant les occasions et les conditions pour amener les jeunes à s’en approcher une première fois, et ensuite à l’assumer comme une pratique constante.

Le Père Lemoyne écrit : « Chaque phrase de Don Bosco était une invitation à la confession » . La tournure hyperbolique de la phrase saute aux yeux. Mais elle indique clairement à tous avec quelle fréquence, quelle insistance et quelle variété Don Bosco parlait de ce point dans ses sermons et ses mots du soir, dans ses essais et ses récits, dans les livres de « prières » et le récit de ses songes.

Chacune des trois biographies édifiantes (Dominique Savio, Michel Magon et François Besucco) comporte un chapitre sur la confession. Celle de Dominique Savio, qui est la première dans l’ordre chronologique (1859), lie les deux sacrements de Pénitence et d’Eucharistie . Celle de Michel Magon, par contre, consacre deux chapitres, le quatrième et le cinquième, l’un narratif et l’autre didactique adressés directement aux jeunes et aux éducateurs, à la seule confession.

Sous la forme d’une biographie, Don Bosco propose une pédagogie pour aider le jeune à surmonter ses tendances mauvaises, à développer ses qualités humaines et à s’orienter vers Dieu par la Pénitence.

Un spécialiste, le P. Alberto Caviglia, estime que le chapitre v de la biographie de Michel Magon est un des écrits les plus importants et les plus précieux de la littérature et de la pédagogie de Don Bosco, un document majeur de sa direction spirituelle .

Plus originale que l’insistance de sa catéchèse sur la pénitence-réconciliation-confession est la valorisation de l’influence de la Pénitence sur l’éducation : elle ne la remplace pas, mais s’enracine dans sa nature « sacramentelle », de signe efficace de la grâce offerte par le ministère de l’Eglise et accueillie dans la foi. Elle s’accorde à l’idée de la croissance du garçon comme fils de Dieu. Cette croissance « humaine » dans le meilleur sens du terme, a besoin d’un échange continuel avec le mystère qui résonne dans la conscience.

La Pénitence éveille la conscience de soi et de son état personnel, introduit dans une atmosphère de sainteté et de grâce, stimule les forces intérieures pour bâtir la personne. Elle fait croître de l’intérieur l’honnête citoyen et le bon chrétien, et cela se voit dans la vie, semblent dire les trois célèbres biographies.

C’est cette vision « éducative » qui déterminait une pratique pastorale sui generis : La Pénitence ne se cantonnait pas au moment rituel pour se clore en lui ; elle avait comme antichambre le milieu qui y disposait et la relation d’amitié et de confiance avec les éducateurs, en particulier avec le principal d’entre eux, le directeur. Il y avait une continuité entre la réconciliation dans la vie et le moment sacramentel. À l’Oratoire le jeune se sentait accueilli et estimé, dans un climat de famille et de confiance, encouragé à la communication et invité à progresser, avec des rapports qui l’invitaient et le provoquaient à faire une évaluation personnelle de lui-même. C’est précisément cela l’histoire dont la biographie de Michel Magon donne un exemple. Bien des fois les jeunes passaient de la conversation amicale en cour de récréation avec Don Bosco à l’acte de la Pénitence.

La réconciliation, en particulier quand elle était extraordinaire, s’enveloppait d’un climat de fête, dans le style de l’Evangile : la célébration eucharistique suivie de quelque chose de « spécial » à table, le jeu, la manifestation musicale et artistique accompagnaient et entouraient le pardon obtenu. Les jeunes pouvaient compter sur toutes les conditions favorables : temps, lieu, personnes, invitations.

Au lieu de répéter à la lettre l’affirmation que la Pénitence et l’Eucharistie sont les colonnes de l’éducation, il est peut-être plus urgent aujourd’hui d’en méditer et d’en retrouver la traduction pédagogique originale.

C’est précisément l’expérience de l’éducation qui a poussé Don Bosco à être un extraordinaire confesseur des jeunes : extraordinaire par la quantité de ses pénitents, par le temps qu’il y consacra et par la pratique qu’il acquit et qu’il exprima dans des observations pleines de sens pastoral ; extraordinaire par la joie qu’il éprouvait à réconcilier les jeunes avec Dieu et avec la vie ; extraordinaire aussi par l’effet que ce travail bien sacerdotal provoquait chez tant de jeunes qui ont voulu en laisser le souvenir.

Il existe une photographie de Don Bosco qui a fait le tour du monde. Don Bosco y pose en train de confesser les jeunes. Le jeune Paul Albera appuie sa tête à celle de Don Bosco, comme pour faire la confession de ses péchés, tandis que quelques abbés et beaucoup de jeunes attendent leur tour autour du prie-Dieu .

Cette photo n’est pas fortuite. Elle est une des premières (1861), voulue par Don Bosco dans l’intention d’exprimer sa pensée, « comme un testament moral pour sa Famille. Il l’aimait et voulut la reproduire par un dessin agrandi » . C’est un poster, un manifeste, une annonce « quasi publicitaire » avant le temps. Pour la réaliser, il a fallu préparer la mise en scène parce que, avec le photographe sous le voile, le temps d’exposition était plutôt long. On appela et on disposa les garçons, et l’on se rappelle la phrase de Don Bosco au petit Albera choisi comme pénitent.

Au milieu des jeunes et en train de confesser, c’était l’image sous laquelle il voulait se faire connaître.

Il mettait ainsi en pratique ce qu’il avait dit et écrit : « L’expérience prouve que les plus solides soutiens de la jeunesse sont les deux sacrements de la confession et de la communion. Donnez-moi un jeune garçon qui fréquente ces sacrements, vous le verrez grandir, devenir homme et, s’il plaît à Dieu, devenir très vieux, gardant une conduite exemplaire pour tous. Ce principe, je souhaite que les jeunes garçons le comprennent pour le pratiquer, je souhaite que tous ceux qui s’emploient à leur éducation le comprennent pour le leur inculquer » .

La photo transmet aussi un détail intéressant : Don Bosco semble se trouver dans un espace ouvert avec les jeunes en grappe autour de lui. C’est qu’il concevait la pénitence comme éducative et filiale, ce qui le libérait de toute raideur par rapport à la place et au déroulement du rite. Il confessait en cour de récréation, au parloir ; il a confessé en voiture et en train. Aujourd’hui qu’on souligne les signes communautaires et rituels du sacrement pour toucher le cœur, l’imagination et la conscience, il n’échappe à personne sa capacité d’unir la substance de l’acte à l’effort d’y préparer en le situant dans un contexte de jeunes et d’éducation.

C’est précisément dans ce contexte que se multiplièrent les salésiens confesseurs de jeunes qui eurent tant d’influence sur les vocations masculines et féminines qui en résultèrent.


Réconciliés et ministres de la Réconciliation.

C’est intentionnellement que j’ai uni plus haut l’expérience personnelle de la réconciliation vécue par Don Bosco et sa pratique éducative et pastorale. Comment aurait-il pu imaginer ce que signifie pour le jeune la pacification intérieure, s’il n’en avait jamais éprouvé personnellement le besoin ? Et comment aurait-il pu reproduire l’accueil paternel de Dieu s’il ne l’avait jamais ressenti ni goûté ? Comment aurait-il pu concevoir tant de confiance dans le sacrement pour progresser dans la sainteté s’il n’en avait pas été le témoin direct ? Où aurait-il puisé pour sa Famille et ses collaborateurs la compréhension, la capacité d’attendre, d’encourager, de promouvoir et de communier ?

L’Apôtre lui-même semble unir les deux aspects quand il répète : « Il nous a réconciliés avec lui par le Christ, et il nous a donné pour ministère de travailler à cette réconciliation » .

Grâce personnelle et ministère ! Plus qu’une « pratique de piété » occasionnelle ou un service sacerdotal, la Réconciliation est un nouvel espace où se situe la totalité de la vie, celui que proposait Jésus quand il disait : « Convertissez-vous ». Elle a dans le sacrement sa réalisation efficace parce que, comme le baptême, elle se greffe sur la mort et la Résurrection du Christ et que toute l’Eglise y participe.

C’est vrai pour nous aussi. Par la grâce d’unité, l’expérience personnelle de la Réconciliation et la pratique pédagogique et pastorale se renforcent l’une l’autre. Réconciliés, nous devenons des artisans et des médiateurs de la réconciliation.

C’est pourquoi notre projet de spiritualité que sont les Constitutions affirment à propos de notre mission que « Nous célébrons avec [les jeunes] la rencontre du Christ dans l’écoute de la Parole, dans la prière et dans les sacrements » . La note « avec les jeunes » concerne certes les circonstances matérielles de temps et de lieu, mais bien davantage encore l’organisation de la vie à la lumière de l’Evangile et de notre consécration.

Dans ce sens toute la vie se présente comme une marche de « conversion permanente » qui harmonise beaucoup d’aspects, comme la consécration quotidienne toujours plus généreuse à notre mission, la vigilance, le pardon réciproque, l’acceptation de la croix de chaque jour , la prière et les moments d’évaluation , et trouve dans le sacrement son point de force et d’achèvement : « Reçu fréquemment selon les indications de l’Eglise, ce sacrement nous donne la joie du pardon du Père, reconstruit notre communion fraternelle et purifie nos intentions apostoliques » .

Notre expérience approfondie et continue nous incite sans cesse à créer des milieux éducatifs qui poussent à la réconciliation, et à amener les jeunes à trouver le point d’unité et la consistance que réclame leur vie. Elle confère aussi la capacité de trouver et d’assumer des routes de réconciliation dans les innombrables antagonismes de notre contexte et de notre monde.

Au point de vue du sacrement de la Pénitence sur le terrain des jeunes et dans la communauté chrétienne, nous assistons aujourd’hui à un triple fait : le premier est l’abandon du sacrement par un grand nombre ; le deuxième est son utilisation rapide par beaucoup ; le troisième, positif, est la demande d’une direction spirituelle de la part d’un groupe, peu nombreux certes, mais en quête de qualité spirituelle.

La réponse à cette disposition diversifiée consiste à parcourir avec le grand nombre le parcours éducatif qui va de l’accueil à l’annonce de la bonté paternelle de Dieu et de son désir de nous avoir comme fils ; à assister la deuxième catégorie par des propositions éducatives adaptées pour appuyer leur effort encore imparfait ; et enfin à devenir des ministres de la Réconciliation, disponibles et compétents, pour ceux qui ont entrepris en connaissance de cause un cheminement de vie spirituelle.

Toujours et dans tous les cas, nous aurons à cœur de mettre les jeunes en contact avec un circuit de grâce - fait de motivations, de célébrations, d’expériences - qui a comme horizon le mystère eucharistique. Ce mystère est la mémoire efficace et la source vive de la Réconciliation éternelle opérée par la Croix. Il conduit à la Réconciliation et en est, en même temps, le couronnement suprême et la plus grande réalisation, parce qu’il nous unit au Christ et nous introduit ainsi dans la communion de la Trinité de Dieu et dans l’unité ecclésiale de nos frères.


Conclusion : franchir le seuil .

La nuit du 24 au 25 décembre, Noël 2000, nous serons invités à franchir la porte sainte : le Pape, « en traversant ce seuil, montrera à l’Eglise et au monde le saint Evangile, source de vie et d’espérance pour le troisième millénaire » . C’est le signe de l’entrée du Christ dans l’humanité. Pour nous, c’est l’invitation à entrer dans un espace nouveau pour situer une nouvelle fois notre vie dans un cadre plus clairement illuminé par l’amour de Dieu Père, Fils et Esprit Saint, marqué par la fraternité inconditionnelle et enrichissante, caractérisé par l’ouverture de l’esprit et du cœur aux aspirations et aux attentes de l’humanité rendues possibles par la présence du Christ dans le temps, par une plus grande sensibilité à entendre la voix des jeunes et un plus grand courage pour aller à la rencontre de leurs besoins.

« Passer par cette porte signifie professer que Jésus Christ est le Seigneur, en raffermissant notre foi en lui pour vivre la vie nouvelle qu’il nous a donnée. C’est une décision qui suppose la liberté de choisir et en même temps le courage d’abandonner quelque chose … » .

Dans l’espoir de nous trouver tous ensemble, en union spirituelle, à passer par la « porte », le Christ, qui nous introduit dans la plénitude du temps, je vous salue de tout cœur et vous impartis la bénédiction de Marie Auxiliatrice.