301-350|fr|308 Martyre et passion dans l'esprit apostolique de Don Bosco

MARTYRE ET PASSION DANS L'ESPRIT APOSTOLIQUE DE DON BOSCO



A. Nouvelles :1. Changement de l'Econome général.

2. La béatification de Mgr Luigi Versiglia et de don Callisto Caravario.

B. MARTYRE ET PASSION DANS L'ESPRIT APOSTOLIQUE DE DON BOSCO. - Importance de la « passion » dans une spiritualité de vie active. - La valeur chrétienne de la « passion ». - Terribles exigences du péché. - La sublimité du martyre. - Le « martyre non sanglant » à l’école de Don Bosco. - La valorisation apostolique de route souffrance. - Soin, reconnaissance et affection pour les confrères invalides et souffrants.



Rome, le 24 février 1983


Chers confrères,

nous nous préparons à Pâques. A tous un souhait fraternel d'engagement de carême dans la conversion et la réconciliation, alors que nous méditons le mystère de la passion et de la mort de Notre Seigneur Jésus.

Que la Pâque et la Pentecôte de cette Année Sainte nous trouvent plus que jamais en attitude d'adoration tandis que nous demandons à l'Esprit du Seigneur d'accompagner les futurs capitulaires pour qu'ils s'acquittent bien du travail délicat et historique de la révision finale des Constitutions et des Règlements.

Je vous transmets les salutations et les vœux des membres du Conseil supérieur réunis ici dans la Maison généralice pour discuter des différents aspects de la préparation du prochain Chapitre général. Nous vous avons tous présents à l'esprit et nous prions pour vous.

Avant de vous présenter quelques réflexions spi- rituelles, je vous communique deux nouvelles.


1. Changement de l'Econome général.


Le 8 décembre passé, fête de l'Immaculée, notre bien méritant et très cher don Ruggiero PILLA, Économe général me remettait, tout ému, une lettre longuement pensée dans la prière et en dialogue avec le Recteur Majeur, le Conseil supérieur et des personnes de prudence qualifiée. Il me demandait de le décharger de son emploi qui lui devenait désormais « toujours plus pesant en raison de son âge et de sa santé ». Don Pilla en est venu à cette requête après des mois de souffrance et il a dû, d'une certaine façon, faire violence à son cœur salésien pour la présenter. Vous pouvez en percevoir les motivations et les sentiments en lisant sa lettre transcrite plus loin dans ce même numéro des Atti.

Le vendredi 4 février de la présente année, selon l'article 147 des Constitutions, le Recteur Majeur et son Conseil ont confié la charge d'Économe général à notre confrère don Omero PARON « jusqu'au terme des six années commencées par le titulaire défaillant ».

C'est déjà la seconde fois qu'il est arrivé à ce Conseil de remplacer un de ses membres. Nous l'avons fait avec peine et dans l'espérance, recherchant avec soin le meilleur service pour la Congrégation.

Nous avons tous conscience d'avoir une grande reconnaissance envers don Ruggiero Pilla. Nous avons pu admirer son amour pour Don Bosco, son dévouement, sa compétence, son sens salésien de la pauvreté, sa magnanimité et son esprit d'initiative, son amabilité, sa formation culturelle peu commune, et l'élégance de la charité dont il savait parer ses services.

Après avoir été un éducateur inappréciable, Directeur et Provincial, il remplit pendant vingt ans la charge d'Économe général, alors que la Congrégation affrontait les problèmes de l'ampleur d'une croissance mondiale. Déjà auparavant, pendant dix ans, il avait été le collaborateur étroit et valable de don Giraudi, son prédécesseur dans cette charge. Il s'agit donc de trente ans - autrement dit d'une vie - de responsabilité dans un secteur complexe et en continuelle évolution, toujours plus enchevêtré et de gestion difficile. Nous admirons l'habileté et la précision constante avec lesquelles don Pilla a su accomplir sa tâche, l'impulsion et les orientations données, les œuvres réalisées, les graves difficultés heureusement surmontées.

Merci, très cher don Pilla, au nom de toute la Congrégation. Vous avez vraiment mérité la reconnaissance et l'estime de tous et nous voudrions vous les témoigner toujours par notre affection et notre prière.

Tandis que nous exprimons notre vive reconnaissance à don Pilla, nous présentons aussi nos vœux cordiaux et notre pleine confiance à don Omero Paron, qui a accepté cette charge avec une généreuse disponibilité et a commencé aussitôt, en une joyeuse abnégation, à en assumer les devoirs.

Don Paron a été, d'abord, Économe provincial puis, pendant six ans, Provincial de notre province Venise-Est de « Saint Marc ». Il a compétence, fidélité salésienne, sympathie fraternelle, bonne santé et volonté d'engagement. Nous l'accompagnerons de notre solidarité et de notre collaboration. Et puis, demandons à Don Bosco qu'il intercède pour lui, en lui obtenant d'être un bon Économe selon son esprit.


  1. La béatification de Mgr Luigi Versiglia et de don Callisto Caravario.


Comme je vous l'ai déjà communiqué dans une lettre spéciale, le 15 mai prochain, dimanche de l'Ascension, le Saint Père béatifiera nos deux premiers martyrs missionnaires en Chine.

Toute la Famille salésienne se réjouit et se prépare à célébrer cet événement avec intensité spirituelle, profit apostolique et aussi par de dignes manifestations. La plus importante de ces célébrations est certainement celle qui se déroulera à Saint-Pierre de Rome.

Je vous exhorte tous à la préparer comme il convient et à faire en sorte qu'y participent le plus grand nombre possible de personnes. L'Année Sainte qui commencera quelques semaines plus tôt, inclut cette béatification en cet Avent spécial de préparation au troisième millénaire du Christianisme qui constitue un des thèmes préférés et prophétiques de Jean- Paul II. Espérons que cet événement soit pour nous porteur d'une présence rénovée en Chine : le sang des martyrs deviendra certainement une semence féconde pour une merveilleuse diffusion de l'évangile surtout parmi la jeunesse de l'immense peuple chinois qui a constitué le grand idéal missionnaire des deux nouveaux Bienheureux.

Mettons-nous donc à l'œuvre pour préparer dignement les célébrations de la béatification.


Martyre et passion dans l'esprit apostolique de Don Bosco.


Le martyre de nos deux confrères, Mgr Luigi Versiglia et don Callisto Caravario, nous offre une occasion opportune de bien des réflexions spirituelles.

Parmi divers thèmes de méditation j'en choisis un qui pourra apparaître, à première vue, inhabituel mais qui est indispensable et très fécond pour notre esprit salésien de vie active. Je vous invite à approfondir le thème mystérieux de la « passion » : il appartient à l'essence même de la vie chrétienne.

Le Christ nous a sauvés à travers sa « passion ».

Les martyrs sont vénérés par l'Eglise en raison de leur « passion » sanglante. Tous les saints ont entendu l'invitation du Seigneur qui exhorte à savoir « souffrir » : « Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il renonce à lui-même et prenne sa croix chaque jour, et qu'il me suive. En effet, qui veut sauver sa vie la perdra ; mais qui perd sa vie à cause de moi, la sauvera ».1

Il y a dans l'Église des Instituts religieux qui ont comme caractéristique de contempler et de vivre les grandes valeurs de la « passion » de Jésus pour en témoigner et les proclamer de par le monde.

Le Peuple de Dieu est tout entier pénétré par une « mystique du martyre ». Le baptême, en effet, sème dans le cœur de chaque disciple une espèce d'instinct envers la passion du Seigneur.


  • Importance de la « passion » en une spiritualité de vie active.


Nous, salésiens, nous aimons la sainteté active. Nous avons été appelés par le Seigneur à une vie apostolique. Nous regardons Don Bosco en admirant en lui, avec une sympathie spéciale, sa spiritualité du travail. Nous relisons les écrits de notre patron Saint François de Sales en nous attardant avec prédilection sur ses réflexions sur « l'extase de l'action ». Formés en un tel climat spirituel nous éprouvons le besoin, et l'expérience nous l'enseigne, de mettre un peu en regard « action » et « passion » pour ne pas nous faire illusion sur les exigences concrètes du dynamisme de notre esprit.

Et puis, l'histoire du christianisme nous enseigne qu’apostolat et martyre sont intimement reliés entre eux. Les douze Apôtres sont aussi des martyrs. Les deux confrères qui vont être béatifiés ont continué à témoigner dans le martyre, de façon éminente, des mêmes valeurs et du même esprit qui furent ceux de leur vocation salésienne.

Nous demeurons fortement frappés, et quasi déconcertés, de la présence, dans la « sainteté salésienne », d'une modalité, véritablement exceptionnelle mais authentiquement nôtre, qui fut celle d'un don Beltrami qui, gravement malade, s'écrie : « Non pas guérir, non pas mourir, mais vivre pour souffrir ». Peut-être cela nous étonne-t-il, mais c'est un fait, qu'une telle modalité ait fleuri, à travers don Luigi Variara, pour se développer avec des caractéristiques propres dans l'un des groupes de notre Famille, l'Institut des Filles des Sacrés-Cœurs, né en Colombie ; il a comme particularité, précisément, une profonde attitude de victime et oblative.

Plongés dans le dynamisme apostolique, habitués au travail, rompus à la fatigue, stimulés à avoir toujours une pastorale inventive, nous pourrions courir le danger d'oublier les valeurs de la « passion ». Et pourtant l'esprit salésien de Don Bosco s'ouvre, dans la logique du « da mihi animas » au mystère caché de la souffrance jusqu'au martyre.

« Tous nous devons porter la croix comme Jésus - nous dit Don Bosco - et notre croix, ce sont les souffrances que tous nous rencontrons dans notre vie ! »2 « Celui qui ne veut pas souffrir avec Jésus- Christ sur terre, ne pourra pas jouir avec Jésus-Christ dans le ciel ».3

Les Constitutions nous le rappellent avec exigence : « Le travail apostolique... est la mystique (du salésien). Il est prêt à supporter la chaleur et le froid, la soif et la faim, les fatigues et le mépris toutes les fois que sont en jeu la gloire de Dieu et le salut des âmes ».4

L'esprit que nous a laissé en héritage notre Fondateur est contentement imprégné d'un continuel « martyre de charité et de sacrifice », éclairé et animé par le grand idéal qui remplissait son cœur : « les âmes à sauver ». C'est un « martyre » généralement non sanglant, cependant ouvert, si Dieu le veut, au don de la vie même avec effusion de sang. Dans une conversation sur son sujet favori des missions, Don Bosco dit explicitement : « Si le Seigneur, dans sa Providence, voulait faire en sorte que quelqu'un d'entre nous subisse le martyre, aurions-nous donc à nous en épouvanter ? ».5

Et de fait, Mgr Versiglia et don Caravario, fidèles à l'esprit salésien, ne se sont pas épouvantés.


La valeur chrétienne de la « passion ».


Jésus a appelé le temps de sa passion son « heure », même s'il en a senti douloureusement le poids : « Que ce calice s'éloigne de moi ! ».

C'est, de fait, à travers sa passion et sa mort qu'il racheta le monde. Combien cette affirmation paradoxale doit nous donner à penser ! Il est apôtre du Père par-dessus tout au Calvaire. La célébration de l'Eucharistie nous le rappelle chaque jour.

Cherchons à en approfondir le pourquoi.

Jésus a vécu pleinement sa filiation divine avec une disponibilité consciente aux desseins du Père, dans une obéissance sincère.

Il a traduit son ardeur apostolique en une oblation totale de lui-même, soit quand arriva pour lui le moment d'agir (ministère public), soit quand sonna pour lui le moment de souffrir (Gethsémani et Calvaire).

Dans son « action » et dans sa « passion » nous découvrons une unique attitude de fond : la pleine disponibilité de son amour filial, tant à agir qu'à souffrir !

Pour nous aussi l'adoption comme fils de Dieu, vécue dans la consécration apostolique, doit nous tenir ouverts à ces deux formes de disponibilité : celle de l'action et celle de la passion. Ce qui compte c'est l'oblation de soi dans la réalisation des plans de Dieu. Comme dans le Christ, ainsi en nous le comble de l'attitude filiale est : ou le don de soi dans l'action, pour nous engager avec un zèle infatigable à édifier le Royaume du Père ; ou le don de notre propre vie dans la passion pour laisser la première place absolue à 1'« action du Père » à l'heure qu'il aura choisie.

« Le fait que la disponibilité chrétienne peut être parfaite et signifiante dans les deux directions, comme action et comme souffrance - écrit Urs von Balthasar - constitue sa grande supériorité sur l'autre grande disponibilité à l'engagement, la communiste ».

Ce qui guide notre disponibilité à l'engagement c'est notre foi : nous sommes sûrs que l'homme le plus « engagé » de l'histoire c'est le Christ.

La conscience d'une telle disponibilité nous offre l'occasion de reprendre en profondeur deux aspects, souvent discutés, de notre vocation : la vraie valeur de la « mission » et celle de la « contemplation ».

La « mission » apostolique n'est pas seulement l'action. Nous le voyons clairement dans le Christ. Il vécut sa mission de sauveur des hommes tant dans l'action que dans la passion, en un lien et une compénétration mutuels entre elles, et cela de manière absolument indissociable.

Nous avons tellement discuté sur la « mission », mais peut-être pas toujours en partant du mystère du Christ. La mission apostolique n'est possible qu'avec de don de soi au Père pour la réalisation de « Son » plan de salut. Elle n'est pas simplement activité, invention, projet de notre dynamisme ; elle est aussi souffrance, passion et mort en conformité avec le vouloir divin.

La « contemplation » ensuite, (ou mieux la dimension contemplative) est certainement le centre vital de toute vie religieuse. On a tellement discuté sur « action » et « contemplation », mais peut-être en dénaturant la signification chrétienne véritable de l'une et de l'autre. La passion, méditée dans le Christ, nous aide à mieux repenser les choses.

La disponibilité filiale, vécue dans la passion, nous fait percevoir que la charité, cœur propulseur tant de la forme de vie apostolique que de la forme de vie contemplative, tend toujours comme à son somment suprême au don total de soi en participation au mystère du Christ. Ainsi nous pouvons dire que la plénitude de l'amour se trouve plus au-delà des formes de vie active ou contemplative, parce-que dans l'une et l'autre on tend au don total de soi pour le Royaume du Christ et de Dieu.

Ainsi, si le fondement de l'engagement apostolique est vraiment la disponibilité filiale au Père, cela voudra dire que toute spiritualité de l'action inclut en elle une ouverture constante à la passion, comme pour affirmer que la seule « action absolue » est celle du Père.

« Pour un chrétien - observe encore Urs von Balthasar - action et contemplation ne peuvent se séparer adéquatement l'une de l'autre. De fait, la disponibilité (au Père) attentive, réceptive, ouverte est le fondement de toute action ; celle-ci ensuite, doit tendre à se surpasser elle-même en un type d'activité plus profonde, qui - sous forme de « passion » - est l'action de Dieu au dedans de l'homme lancé au-delà de ses propres limites. La vie chrétienne, par conséquent, se trouve toujours au-delà de ces deux aspects (de contemplation et d'action) ; et eux, précisément, ne se complètent pas l'un l'autre de l'extérieur, mais se compénètrent intérieurement. Qui ne considérerait l'Église qu'au niveau sociologique, ne pourrait percevoir cette compénétration ».6

Combien il nous est utile à tous - dans la souffrance, la maladie, la vieillesse, l'agonie et la mort - de savoir que là, dans la passion, nous ne sommes pas en marge de l'apostolat, mais bien que nous le fécondons en le portant à son terme. La grâce la plus importante à obtenir n'est pas celle de ne pas souffrir, mais celle d'être pleinement disponibles au Père, de façon à pouvoir répéter avec saint Paul : « Je trouve maintenant ma joie dans les souffrances que j'endure pour vous, et ce qui manque aux détresses du Christ, je l'achève dans ma chair en faveur de son corps qui est l'Église ».7

Saint Pierre aussi nous exhorte en disant : « Dans la mesure où vous avez part aux souffrances du Christ, réjouissez-vous, afin que, lors de sa révélation, vous soyez aussi dans la joie et l'allégresse ».8


Terribles exigences du péché.


Le discours chrétien sur la passion peut paraître aujourd'hui très étrange parce que la civilisation dans laquelle nous vivons est imprégnée d'un sécularisme croissant. Avec l'affaiblissement de la vision d'un Dieu présent dans l'histoire et avec une certaine manipulation du mystère du Christ le « sens du péché » se perd peu à peu. La dimension éthique de la vie est chaque jour plus assujettie au relativisme ; les principes moraux apparaissent fortement en crise. Ce n'est pas pour rien que les évêques se réuniront au prochain Synode, pour traiter de la réconciliation et de la pénitence. Le résultat c'est que, sans le sens du péché, on ne comprend plus la croix : ni le sacrifice du Christ, ni le martyre dans l'Église, ni la passion des croyants.

Le Christ est venu non pour les justes mais pour les pécheurs. Il est le Maître de l'histoire, mais il l'est à travers le mystère de la rédemption : « Ceci est la coupe de mon sang, le sang de l'Alliance nouvelle et éternelle, qui sera versé pour vous et pour la multitude en rémission des péchés ».9

La passion et la mort du Christ nous rappellent l'abîme énorme qu'est le péché : celui de l'homme, le nôtre, celui de nos destinataires.

Lui, le Juste, souffrit et mourut pour nous pécheurs et il a laissé à son Église, pour tous les siècles, la mystérieuse mission salvatrice de participer chaque jour à sa croix.

Le simple désir de souffrir et de mourir pourrait dénoter quelque déviation pathologique. Mais se sentir appelés à participer à la passion et à la mort du Rédempteur est un sublime don de Dieu et une tâche indispensable pour le salut de l'homme.

Pour détruire le péché le Fils même du Père a dû souffrir et mourir ; son Esprit habite le corps du Christ qu'est l'Église, en la perfectionnant dans un amour qui porte au martyre.


La sublimité du martyre.


« A ce témoignage suprême d'amour rendu devant tous - nous enseigne le Concile Vatican II - et surtout devant les persécuteurs, quelques-uns parmi les chrétiens ont été appelés depuis la première heure, et d'autres y seront sans cesse appelés. C'est pourquoi le martyre dans lequel le disciple est assimilé à son maître, acceptant librement la mort pour la salut du monde, et dans lequel il devient semblable à lui dans l'effusion du sang, est considéré par l'Église comme une grâce éminente et la preuve suprême de la charité ».10

Le martyr chrétien ne peut être simplement réduit à la taille d'un héros. Il ne fait pas seulement preuve de personnalité, de grandeur d'esprit, d'altruisme.

Le martyr est humble et plein d'amour ; il ne hait pas mais pardonne alors même qu'il meurt ; il ne cherche ni gloire ni renommée ; il ne prétend pas donner des leçons de valeur, il n'est peut-être pas même courageux ; il ne proclame pas une idéologie ; il ne s'érige pas en monument : ce n'est pas un Socrate, ni un soldat connu ou inconnu. On a justement écrit que le martyr chrétien « ne meurt pas pour une idée, même la plus haute, pour la dignité de l'homme, la liberté, la solidarité avec les opprimés (tout cela peut être présent et jouer son rôle) ; il meurt avec Quelqu'un qui est déjà mort précédemment pour lui ».

Sa foi, son espérance et sa charité le portent à témoigner, jusqu'à l'effusion du sang, que pour lui « vivre c'est le Christ » et que le baptême le pousse à se sentir « crucifié avec lui ».

Un des grands martyrs anciens, saint Ignace d'Antioche, l'a exprimé avec une clarté émouvante et passionnée. En voyage vers Rome parce que condamné au martyre, il écrivit aux chrétiens de la ville en les suppliant de ne pas empêcher de donner cette preuve suprême d'amour : « Soyez bons ! Je sais ce qui me convient. Je commence maintenant à être un vrai disciple... Frères, soyez bons ! N'empêchez pas ma vie, ne veuillez pas ma mort. N'abandonnez pas au monde et aux séductions de la matière celui qui veut être à Dieu ; laissez-moi rejoindre la pure lumière... Laissez-moi imiter la passion de mon Dieu ! ».11

Le martyre n'est pas le fruit d'une programmation personnelle, mais un don de Dieu, accepté toutefois avec liberté et joie. Comme Jésus qui, tout en en ressentant l'amertume, s'offrit « librement à sa passion »12

Tout le secret du martyre est la disponibilité au Père jusqu'à l'oblation totale de soi manifestée dans la passion et la mort ! La disponibilité à la passion jusqu'à la mort est la manifestation suprême de la charité : « Lui, qui avait aimé les siens qui sont dans le monde, les aima jusqu'à l'extrême ;13 « nul n'a d'amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu'il aime ».14 La passion sanglante du Christ est devenue un événement liturgique, sacrifice de la Nouvelle Alliance, pour construire la Pâque du monde.

Dans le Peuple de Dieu, cependant, l'effusion du sang dans le martyre est, comme nous l'avons vu, un « don exceptionnel ».

Mais pour tous il demeure un idéal, celui d'avoir une disponibilité de participation à la passion du Seigneur. C'est pourquoi le Concile nous rappel que « si (le martyre) n'est donné qu'à un petit nombre, tous cependant doivent être prêts à confesser le Christ devant les hommes et à la suivre sur le chemin de la croix, à travers les persécutions qui ne manquent jamais à l'Église ».15


  • Le « martyre non sanglant » à l'école de Don Bosco.


C'est dans la ligne de la participation non sanglante à la passion du Seigneur que chaque spiritualité a son style pour le don de soi-même dans l'oblation.

A l'école de Don Bosco ce style est marqué par la lumière du « da mihi animas » portée jusqu'à ses conséquences extrêmes. Il s'agit d'une vie apostolique vécue dans une mystique du martyre non sanglant pour se rendre vraiment conformes au Christ dans le don total de soi pour le Royaume.

Don Bosco, parlant du haut de la chaire de la basilique de Marie Auxiliatrice à l'occasion de la troisième expédition missionnaire (novembre 1877) fait allusion à la mort de don Baccino en affirmant : « Mais il faut que les missionnaires soient prêts à tout événement, même a faire le sacrifice de leur vie pour proclamer l'évangile de Dieu. Jusqu'ici cependant les salésiens n'eurent pas à supporter de graves sacrifices proprement dits ni de vexations, si l'on veut bien excepter don Baccino qui mourut : et ceux qui l'ont observé disent qu'il est mort sous le poids de la fatigue dans le champ évangélique, ou comme on dirait autrement, martyr de charité et de sacrifice pour le bien des autres. Mais loin d'avoir subi une perte en la personne de ce laborieux missionnaire, nous avons fait un gain puisqu'en ce moment il est notre protecteur dans le ciel ».16

Plus tard, le Pape Pie XI, parlant de Don Bosco lui-même, souligne justement l'importance de sa souffrance en affirmant que, pour lui, « il n'y a pas seulement le martyre sanglant, mais qu'il y a aussi le martyre non sanglant, que de plus il y a une infinité de martyres non sanglants à travers les diverses conditions et tous les divers degrés de l'échelle sociale... ».17

Parmi les nombreux martyres non sanglants celui qui est caractéristique de l'école salésienne est le label typiquement apostolique : « martyre de charité et de sacrifice pour le bien des autres » comme dirait Don Bosco.

Notre Père s'est senti appelé par le Seigneur dans l'Église à une vocation d'engagement pastoral ; il mesurait alors l'oblation de sa vie à partir de cette première intuition : disponibilité à Dieu dans le « da mihi animas ». Il n'a pas été donné à Don Bosco de savoir comment il mourrait ; il savait par contre qu'il devait s'adonner pleinement à l'apostolat jusqu'à sa mort.

Nous pouvons penser qu'il s'inspirait de saint Paul qui, tout en considérant que pour lui mourir pour le Christ était un gain, proclamait sa disponibilité envers le Père en assumant d'abord, en vue du bien d'autrui, le mandat apostolique reçu : « Car pour moi, vivre c'est le Christ et mourir m'est un gain. Cependant si vivre ici-bas doit me permettre un travail fécond, je ne sais que choisir... (car) demeurer ici-bas est plus nécessaire à cause de vous. Aussi je suis convaincu, je sais que je resterai, que je demeurerai près de vous tous pour votre progrès ».18

Dans ce sens les paroles suivantes de Don Bosco recueillies par don Barberis sont significatives : « Espérons dans le Seigneur. Nous faisons dans cette entreprise (les missions) comme dans toutes les autres. Toute notre confiance repose en Dieu et nous attendons tout de Lui ; mais en attendant nous déployons toute notre activité... Que l'on cherche tous les moyens de sécurité possibles pour ne pas risquer notre vie par la main des sauvages. Il est vrai que pour qui meurt martyr c'est un heureux événement... ; mais en attendant on ne procure pas la conversion de milliers d'âmes qui auraient peut-être pu être sauvées avec plus de précautions ».19

Et donc, le style d'oblation de soi dans l'apostolat est pour Don Bosco par-dessus tout celui d'un « travail colossal » (Pie XI) d'apôtre. Dans l'activité pastorale elle-même il y a beaucoup à souffrir (souffrances physiques, morales, spirituelles) pour mille raisons différentes. Il y a des douleurs qui attaquent physiquement la santé. Nous l'avons constaté tout au long de sa vie : « Ce matin Don Bosco m'a dit - écrivait don Lemoyne à don Rua en 1884 - que sa tête était très fatiguée... En quarante-huit ans combien j'ai souffert ! Ce devrait être un thème de prédication pour tous, grands et petits, parce que heureusement on n y pense pas ».20

De telles douleurs sont acceptées et éclairées par l'ardeur apostolique, elles trouvent leur véritable explication d'« offrande libre à la passion » dans le « da mihi animas » ; elles nous font comprendre très concrètement dans quel sens Don Bosco disait : « Quand il arrivera qu'un salésien succombe et meurt au travail pour les âmes, alors vous direz que notre Congrégation a remporté un grand triomphe et les bénédictions du ciel descendront copieuses sur elle ».21

C'est dans ce sens que notre Fondateur a qualifié, comme nous l'avons vu, la passion non sanglante de « martyre de charité et de sacrifice pour le bien des autres ».

De plus cette optique apostolique de charité pour le bien des autres caractérise aussi la passion sanglante de nos deux martyrs frappés et tués parce que apôtres chrétiens actifs et, particulièrement pour la défense de la dignité humaine et de la vertu de trois jeunes chinoises. Mgr Versiglia et don Caravario ont atteint leur capacité suprême de passion sanglante de par notre esprit caractéristique. Nous savons de plus comment Mgr Versiglia avait prévu l'accomplissement de sa vocation salésienne et missionnaire, selon le songe prophétique de Don Bosco, quand il dit à don Sante Garelli : « Tu m'apportes le calice vu par notre Père ; à moi de le remplir de sang ! ».


La valorisation apostolique de toute souffrance.


Dans le style de passion non sanglante acceptée et vécue dans la mystique du « da mihi animas » particulière à Don Bosco, entrent aussi les souffrances propres aux douleurs et aux infirmités, à l'invalidité, à la vieillesse, à l'agonie et à la mort naturelle : tout supporter pour l'amour du Christ en vue du salut des âmes, pour l'expiation de nos péchés et des leurs, pour l'efficacité du travail apostolique de nos confrères, de nos consœurs, de nos collaborateurs dans l'engagement pastoral qui nous est confié.

Don Bosco, déjà avancé en âge et tourmenté par des ennuis de santé, parla ainsi en août 1885 aux jeunes Sœurs Salésiennes réunies à Nizza Monferrato : « Je vous vois au bon âge, et je souhaite que vous puissiez devenir vieilles, mais sans les incommodités de la vieillesse. J'ai toujours cru que l'on pouvait devenir vieux sans avoir tellement d'incommodités ; mais on comprend trop que cet âge en est inséparable ; les années passent et les ennuis de la vieillesse viennent ; prenons-les comme notre croix... cette croix que nous envoie le Seigneur et qui, généralement, contrarie notre volonté et ne manque jamais en cette vie, et spécialement à vous, maîtresses et directrices, qui êtes particulièrement occupées aussi du salut des autres. Cette tribulation, ...cette maladie... je veux la porter allègrement et volontiers parce que c'est précisément la croix que la Seigneur m'envoie ».22

De plus, comme nous l'assure don Pietro Ricaldone, « Don Bosco faisait sienne la pensée de sainte Thérèse et répétait que « les malades attirent les bénédictions de Dieu sur la maison ». Et puis lui-même avait des sollicitudes et des tendresses exquises pour ses fils malades ».23

Les confrères malades sont pour lui une sorte de médiation pascale pour obtenir du Seigneur plus de bénédictions sur l'engagement apostolique de la communauté.

Les souffrances acceptées dans l'esprit du « da mihi animas » ne marginalisent pas le confrère du front pastoral commun ; elles se placent plutôt dans une tranchée plus avancée et l'investissent d'un rôle propre. Notre spiritualité de l'action ne nous enseigne pas à contourner la douleur, à la survoler, à l'éliminer ; tout au contraire elle l'accepte et en renverse la signification, en la transformant en un potentiel de salut.

Elle a ainsi sa valeur apostolique, et non des moindres, cette souffrance vécue comme participation au mystère pascal du Christ. Au-delà d'une certaine tristesse explicable (Jésus aussi s'est senti triste jusqu'à la mort) vibre la joie profonde de se sentir participants de la mission rédemptrice du Sauveur.

« Parler de joie à vous, chers malades - disait il y a quelques semaines le Pape - peut sembler étrange et contradictoire, et c'est pourtant en cela que se trouve la valeur bouleversante du message chrétien. C'est une joie intérieure, mystérieuse, peut-être parfois sillonnée de larmes, mais toujours vive parce qu'elle naît de la certitude de l'amour de Dieu, qui est toujours Père, même dans les circonstances douloureuses et défavorables de la vie, ainsi que de la valeur méritoire et éternelle de l'existence humaine tout entière, spécialement de celle qui est éprouvée et sans satisfactions humaines » .24

Le secret d'une attitude aussi paradoxale ne peut être autre que le mystère de la passion du Christ. A juste titre, à la conclusion de Vatican II, les Pères conciliaires ont affirmé dans un de leurs messages : « Le Christ n'a pas supprimé la souffrance ; il n'a même pas voulu en dévoiler entièrement le mystère : il l'a prise sur lui et cela suffit pour que nous en comprenions toute la valeur ».25

Nous pourrions encore ajouter que la foi chrétienne nous aide aussi à faire de la souffrance une pédagogie de maturation humaine ; par elle le cœur se perfectionne, on devient plus humbles, plus sages, plus conscients de la transcendance du véritable amour ; l'homme sans souffrance court le risque de devenir moins humain. L'homme parfait, de fait, est le Christ, crucifié et ressuscité !


  • Soin, reconnaissance et affection pour les confrères invalides et souffrants.


Très chers tous et spécialement vous, confrères invalides et souffrants bien-aimés, que la béatification de nos deux premiers martyrs nous serve à repenser et à valoriser les mystérieuses richesses de la passion chrétienne.

La foi nous enseigne que celui qui a reçu du Seigneur un mandat apostolique n'est jamais « mis à la retraite ». Il n'y a pas de « salésien au repos ». Aucun confrère ne peut jamais se sentir « marginalisé par rapport à notre mission ».

Vous, les malades et les éprouvés, les invalides et les agonisants, « vous êtes - comme l'ont dit les Pères conciliaires - les frères du Christ souffrant ; et comme Lui, si vous le voulez, vous sauvez le monde ! ... Sachez que vous n'êtes pas seuls, ni séparés, ni inutiles, ni abandonnés : vous êtes appelés par le Christ, son image vivante et transparente.

En Son nom, (la Congrégation) vous salue avec amour, vous remercie, vous assure l'amitié et l'assistance de l'Église et vous bénit ».26

Vous rappelez à tous que personne ne devient saint sans la part de croix qui lui est assignée, et qu’entre passion et mission il y a un lien intime indissoluble.

Regardons ensemble vers Jésus. Apprenons ensemble de lui que la sincérité de la filiation au Père aboutit à l'oblation de soi jusqu'à la mort : « Ceci est mon corps livré pour vous ; ceci est mon sang versé pour vous en rémission des péchés ! ».

La souffrance fait partie de notre mission ; de plus elle en est un élément précieux et efficace.

Il y a tant de mal à expier : notre péché et celui de nos destinataires. Il y a tant de semences de bien à irriguer : avec le calice de la Nouvelle Alliance. Il y a un potentiel de grâce à obtenir : par la médiation du mystère pascal. La charité qui souffre est un trésor à conserver avec soin : elle ne doit pas s'évanouir parmi nous.

Pascal a su formuler une profonde « Prière pour le bon usage des maladies ». Le Pape nous invite à en méditer la supplique : « Faites, ô mon Dieu, que j'adore en silence l'ordre de votre providence adorable dans le gouvernement de la vie... Faites-moi la grâce d'unir à mes souffrances vos consolations, afin que je souffre en chrétien... Je vous demande, ô Seigneur, d'éprouver ensemble les douleurs de la nature en raison de mes péchés et les consolations de votre Esprit, per l'effet de votre grâce... ».27

A tous les confrères, ensuite, je voudrais rappeler que la méditation sur ces valeurs apostoliques de la passion doit nous amener, comme nous l'enseigne une tradition de famille désormais séculaire, à prendre soin des confrères malades et souffrants avec la charité et la bonté les plus exquises.

A l'école de Don Bosco « apprenons à user envers les confrères souffrants - c'est encore don Ricaldone qui écrit - de ces égards, de ces délicatesses dont nous voudrions que l'on use envers nous. Une bonne parole, un signe d'intérêt et d'affection, un souhait, une promesse de prière, oh ! Combien ces manifestations d'affection fraternelle sont agréables et réconfortantes au cœur de celui qui souffre !

Et surtout qu'on ne donne pas même le plus lointain prétexte de supposer, je ne dis pas par des paroles, mais pas même par des manquements, des froideurs ou des manques d'égards, que le malade puisse être à charge ; et moins encore qu'on se hâte de le mettre sur le dos des autres...

Quand don Alasonatti tomba malade, Don Bosco n'était plus en paix ; il faisait tout pour lui redonner sa santé première ; et où qu'il allât il était près de lui par la pensée... Voilà le cœur de Don Bosco ».28

Que ces réflexions qui nous sont suggérées par le martyre de Mgr Versiglia et de don Caravario nous aident à approfondir l'épaisseur de notre spiritualité apostolique pour y découvrir l'importance et la fécondité de la passion.

Nous sommes appelés à l'engagement apostolique sur la route du Christ. Marie nous accompagne sur le chemin, elle qui a fait consister toute la plénitude de son amour dans la disponibilité : « Je suis la servante du Seigneur, qu'il me soit fait selon sa volonté » !

Demandons à nos deux confrères martyrs que dans la Congrégation et dans toute la Famille salésienne on connaisse et on apprécie toujours mieux la mystique du « da mi hi animas » jusqu'en ses ultimes conséquences : « par la sueur, les larmes et le sang » !

Meilleurs vœux de joyeuse Pâque à tous !

Dans la joie de la béatification de nos deux premiers martyrs.

1 Lc 9, 23-24.

2 Memorie biografiche 10, 648.

3 Id. 2, 362.

4 Constitutions 42.

5 Memorie biografiche 12, 13.

6 Urs von Balthasar, Au-delà de l'action et de la contemplation, en Vie Consacrée, mars-avril 1973, 4.

7 Col 1, 24.

8 1 Pt 4, 13.

9 Prière eucharistique.

10 Lumen gentium 42.

11 St. Ignace aux Romains, 5, 3 ; 6, 3.

12 Prière eucharistique 2.

13 Jn 13, 1.

14 Jn 15, 13.

15 Lumen gentium 42.

16 Memorie biografiche 13, 315-316.

17 Id. 19, 113.

18 Phil 1, 21-25.

19 Memorie biografiche 12, 280.

20 Id. 17, 89.

21 Id. 17, 273 ; 7, 487.

22 Id. 17, 555.

23 Ricaldone, Fedeltà a Don Bosco santo, ACS 1936, n. 74, p. 98.

24 Allocution de Jean-Paul II à U.N.I.T.A.L.S.I. Osservatore Romano 13-2-1983.

25 Message « aux pauvres, aux malades, à tous ceux qui souffrent » 8-12-1965.

26 Id.

27 Osservatore Romano 13.2.1983.

28 Ricaldone, Fedeltà a Don Bosco santo, ACS, 1956. n. 74, p. 99.