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LA PREPARATION SALESIENNE
DE FRANCISQUE DUPONT
Francis Desramaut
Le Père Francisque Dupont, né à Paris le 14 juillet 1908, missionnaire salésien
au Japon, puis au Viêt-nam, où il mourut assassiné le 10 août 1945, ignorait tout de
don Bosco et de la vie salésienne, jusqu’au jour de 1926 où, élève d’un petit sémi-
naire du diocèse de Lyon (Saint-Gil das, à Charlieu) en pèlerinage à Lourdes, il en
eut subitement la révélation par un prêtre diocésain, fervent de don Bosco. Il prit
alors contact avec le provincial de Paris, Henri Crespel ; pensant rentrer comme pos-
tulant dans la congrégation dès la fin de ses études secondaires. Les autorités diocé-
saines de Lyon lui imposèrent au préalable un passage au grand séminaire. Il se
résigna, mais entreprit dès lors un temps de formation salésienne, où nous pouvons le
suivre grâce à ses carnets intimes et à ses lettres à sa famille, sa sœur Janine, sa tante
Maria, la servante de celle-ci, Joséphine, et à son ami, futur prêtre diocésain, Louis
Micolon. Le missionnaire salésien de l’avenir, énergique, d’un dévouement total à
don Bosco et à la jeunesse défavorisée, sculpte alors en lui-même une riche personna-
lité. Les eurasiens, réfugiés en France, qui le connurent entre 1941 et sa mort en
1945, le considèrent aujourd’hui comme un saint à canoniser. Et les salésiens vietna-
miens, selon qui il fut le pionnier de don Bosco dans leur pays, ne sont pas loin de
partager cette conviction. Le récit des années 1928-1931 permet de connaître un peu
à travers lui le style de la formation alors donnée aux jeunes salésiens français.*
La prise de soutane à Francheville (octobre 1928)
En octobre 1928, notre Francisque se dispose à rentrer à Saint-Joseph de
Francheville, une commune qui jouxte Lyon. Saint-Joseph désignait le sémi-
naire diocésain de philosophie, dont la construction récente et assez quel-
conque voisinait avec celle, jaunâtre et massive, au style indéfinissable, du
* Bibliographie. Huit Carnets de Francisque Dupont, en deux séries A et B, soigneuse-
ment conservés dans les archives familiales. - Dossier Francisque Dupont, Archives provin-
ciales, Paris. - Journal du Noviciat 1930-1931, Archives provinciales, Paris. - Lettres du Révé-
rend Père Francisque Dupont à sa sœur Janine Durget, à sa tante Anne-Marie Dupont, à son
Papa et à son ami le Père Louis Micolon, 1 registre imprimé, 268 pages (abréviation Lettres). -
Révérend Père Francisque Dupont, missionnaire salésien, martyrisé et assassiné à Ke-So
(Viêt-nam) le 10 août 1945 à l’âge de 37 ans, 1 registre imprimé, 228 pages. Il s’agit d’un re-
cueil de documents : discours, articles, lettres, photographies (abréviation Recueil). - Chamois.
Union fraternelle placée sous le patronage de Ste Thérèse, bulletin scout manuscrit nardigra-
phié, publication irrégulière, 1928-1933.

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288 Francis Desramaut
séminaire de théologie, dit de Saint Irénée. Le diocèse de Lyon est riche et
puissant. Plusieurs centaines de séminaristes habitent ces lieux austères. Fran-
cisque y pénètre en octobre 1928 parce qu’on le lui a imposé. Les neuf mois
de l’année scolaire 1928-1929 seront pour lui une période d’attente forcée
de la vie salésienne, à laquelle il se prépare pourtant de son mieux.
Deux jours auparavant, il a clos l’un de ses carnets intimes par quelques
réflexions, reflets de ses aspirations. “Depuis ce mois mémorable d’août 1926
[celui de sa rencontre de l’abbé Dudant à Lourdes], deux ans ont passé dans
la monotonie du petit séminaire, l’âpreté des études, dans le silence, l’ombre
et dans la pesante banalité d’une vie tournée entièrement vers les études, deux
ans ont passé, apportant avec [eux] leur série d’événements heureux et mal-
heureux. J’ai perdu ma chère grand mère [Cottier] qui était à Lourdes avec
moi. Bon Papa s’est remarié [avec son associée, une dame Girard, un rema-
riage, qui n’a pas été du goût de Francisque], mon cousin Jean [Cottier] ren-
trera peut-être dans une maison de vocations tardives après le régiment. Une
grâce encore de N. D. de Lourdes. Je m’apprête à rentrer au Grand Séminaire
de Lyon, en attendant de pouvoir rentrer chez les Salésiens de Don Bosco,
l’an prochain, si Dieu le veut. Puisse Marie Auxiliatrice et N. D. de Lourdes
bénir et exaucer mon immense désir de La servir, Elle et son Divin Fils, le
Christ, en me dévouant, sous la bannière de Don Bosco, auprès de la jeunesse
pauvre, et celui de me sanctifier dans cet ordre religieux, par une vie toute de
travail et de charité, et de servir de mon mieux Dieu, l’Eglise et la France, là
où Dieu me voudra, comme Il l’entendra. A la gloire de Marie, j’ai écrit ce
soir ces lignes”. Cette déclaration solennelle était signée :
“Francisque Dupont, Villozon, La Pacaudière, Jeudi 4 octobre 1928, la
veille du 1er vendredi de ce mois, en la fête de saint François d’Assise,
dans ma 20ème année”.1
Francisque va faire à Francheville un premier pas vers le sacerdoce, un
état de vie auquel il aspire depuis sa première communion de 1919. La prise
de soutane, la “livrée du Christ”, disait-il, est pour lui une démarche extrême-
ment sérieuse. Le 11 octobre, il franchira la barrière qui sépare le prêtre et le
monde. On commence de voir apparaître dans ses visions d’avenir le renon-
cement, la croix, l’amour de la misère et de la souffrance, l’immolation, la
mort acceptée, toutes perspectives auxquelles il ne pensait guère jusque-là.
Comme toujours, il dépasse la mesure. Rares en effet sont, semble-t-il, les
mortels capables de reproduire en leurs propres personnes son prêtre idéal.
1 Carnet A 1, f. 28 r - 29 r.

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La preparation salesienne de Francisque Dupont 289
Mais lisons les considérations qu’il entasse alors à plaisir sur le sacerdoce, car
leur auteur prenait à la lettre les caractéristiques qui, à ses yeux, distinguent
nécessairement en ce bas monde le prêtre de Jésus-Christ. Ce sont ces traits
que, dans les années à venir, il s’efforcera de sculpter en lui-même, y compris
ceux de l’ascète et du Bon Pasteur capable de mourir pour ses brebis.
“Je vais rentrer au Grand Séminaire, le 11 octobre, date capitale de ma
vie. Je quitte le monde ce jour-là, puisque je prends la soutane, l’uni-
forme du prêtre. Je ne serai pas encore prêtre, c’est vrai, mais le monde
me considère comme tel. Et puis, je suis dès lors de l’Eglise plus forte-
ment qu’avant : j’en ai déjà l’habit. Il faut donc que je sois prêtre vrai-
ment par l’âme, par le cœur, par l’intelligence, par ma vie toute entière,
par mes manières, habitudes, paroles, écrits, gestes, actions, attitudes,
par tout mon être. Il me faut avoir le caractère sacerdotal. [Souligné.
Dans les lignes qui suivent, il détachera toujours le mot Prêtre au début
de chaque alinéa.] ”
“Or, Prêtre, c’est la pauvreté, le détachement. - Prêtre, c’est la pureté, la
chasteté. - Prêtre, c’est la vie intérieure, l’union constante à Dieu, la vie
avec les âmes. - Prêtre, c’est l’amour pur, l’amour divin, l’amour saint et
chaste, tout esprit. - Prêtre, c’est le renoncement complet de soi-même.
- Prêtre, c’est le don total à Dieu et aux âmes, mais à toutes les âmes.
- Prêtre, c’est le détachement, le sacrifice, l’immolation perpétuelle.
- Prêtre, c’est la Croix, la Passion, la Crèche, l’atelier de Nazareth.
- Prêtre, c’est la charité, l’amour parfait de Dieu et des hommes. - Prêtre,
c’est le travail sans cesse, sans repos. - Prêtre, c’est être un saint. - Prêtre,
c’est vivre dans le monde sans être du monde. - Prêtre, c’est la vertu,
l’humilité, la patience, la chasteté, la pauvreté, le travail, la pureté,
l’amour, la persévérance. - Prêtre, c’est Vouloir. - Prêtre, c’est la douceur
et la force tout à la fois. - Prêtre, c’est l’oubli. - Prêtre, c’est être chef.
- Prêtre, c’est être le Bon Pasteur qui meurt pour ses brebis. - Prêtre, c’est
être le sel de la terre, la lumière du monde. - Prêtre, c’est aimer le beau, le
vrai, le bon, c’est aimer la misère, la souffrance, la pauvreté, l’humilité.
- Prêtre, c’est éclairer, guider, montrer la voie, y avancer le premier et ne
jamais tomber, mais toujours relever. - Prêtre, c’est pardonner et aimer.
- Prêtre, c’est être savant. - Prêtre, c’est savoir, pouvoir, vouloir, aimer,
lutter, souffrir et mourir. - Prêtre, c’est être un autre Christ. - Prêtre, c’est
être au monde ce qu’il y a au monde de plus grand, de plus beau, de plus
sacré, de plus saint, de plus vénérable, de plus aimable au monde”.
Nullement essouflé, il terminait sa brûlante litanie par une prière à Jésus,
qu’il remerciait de l’avoir appelé et de l’avoir sorti d’un monde “trop laid”, le
suppliant de l’aider à devenir un saint prêtre, car, à son estime, ne l’être pas
pour un prêtre, “c’est plus laid, plus abominable que le plus grand des pé-
cheurs de la terre, que Satan lui-même”. “Seigneur, que je ne sois pas un
mauvais prêtre”.2
2 Carnet B 2, f. 38 r - 39 r.

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290 Francis Desramaut
Prêtre diocésain ou prêtre religieux ?
Voici donc Francisque revêtu d’une longue soutane noire. Il est entré
(provisoirement) dans le clergé français, que distingue un rabat noir, garni en
bordure et en son centre d’un fin liseré blanc.3 Le contexte séculier où il
baigne à Francheville l’oblige à se rassurer une fois de plus sur la voie précise
choisie par lui. Il ignore probablement que son supérieur de Saint-Gildas n’a
pas hésité à l’orienter dans le même sens.
“L’élève qui vous a exprimé son désir d’entrer dans votre congrégation,
Fr. Dupont, est un bon élève, a-t-il écrit au P. Crespel. Il est intelligent,
travailleur et pieux. Nous croyons qu’il y a chez lui une vocation sé-
rieuse, et nous sommes disposés à favoriser son entrée dans une Con-
grégation religieuse, car son tempérament, un peu porté aux extrêmes,
a besoin d’être contenu par une règle et l’obéissance”.4
Francisque s’impose de mettre en parallèle le pour et le contre de l’état
de religieux salésien auquel il se destine : huit numéros de chaque côté.5
D’emblée, tout recul lui paraît impensable. Le numéro 1, côté pour,
affirme péremptoirement : “Je ne pourrais jamais être mieux que là où Dieu
m’appelle. Ma vocation, c’est d’être religieux”.
Cet état exigera de lui, qui, désormais, se connaît bien, tout un lot de
grands et lourds sacrifices. Il devra renoncer à son esprit d’indépendance,
d’entêtement et à toute pensée d’orgueil. La vie de communauté exigera de sa
part beaucoup d’humilité, de charité, l’anéantissement de son moi et de son
égoïsme orgueilleux ; elle restreindra sa liberté d’initiative et l’obligera à des
concessions répétées. L’éducation des adolescents, surtout selon les “mé-
thodes préventives salésiennes”, imposera à son caractère colérique et porté à
la raideur, de très gros sacrifices. Il lui faudra une “surveillance totale et
constante” sur son comportement. “Humilité, douceur, patience, nuances,
voilà ce que je devrais acquérir pour être salésien”. Certes, côté contre, la vie
du clergé séculier, qu’il avait écartée jusque-là sans beaucoup y réfléchir, a
“ses mérites, ses beautés et ses exigences”. Certes aussi, “il faut de nos jours
beaucoup de prêtres séculiers, beaucoup et de saints prêtres”. Dans le clergé
diocésain,
3 Voir sa photographie datée du 11 octobre 1928 dans le Recueil, p. 13.
4 L. Favier à H. Crespel, Charlieu, 29 juillet 1928. Archives provinciales salésiennes,
Paris, dossier Francisque Dupont.
5 Une feuille volante pliée en deux, recto et verso, soit quatre pages, insérée dans le
Carnet B 2.

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La preparation salesienne de Francisque Dupont 291
“on peut faire autant de bien que dans la vie religieuse. Le ministère pa-
roissial est devenu plus intéressant par la création d’œuvres nombreuses
et attrayantes : patronages, cercles, etc, etc. ...”.
Mais il a choisi et ne variera pas. Retrouvons le côté pour.
“Si la vie de communauté demande beaucoup d’obéissance, d’humilité,
de charité, par contre elle apporte de précieuses compensations. On s’y
entraîne mieux à devenir des saints. Ce point est tout à fait important.
Les conditions du salut y sont plus sûres et plus faciles”.
Epinglons un point auquel nous n’aurions peut-être pas prêté attention.
Notre Francisque, qui commençait à avoir de l’expérience, écrivait :
“La chasteté est très difficile à être gardée par un prêtre dans le monde.
En tous cas, c’est certainement plus facile en communauté. Ce point est
capital”.
(Il soulignait vigoureusement.) S’il se destinait à être prêtre séculier, il
éprouverait, assurait-il, “certes de grandes appréhensions” de ce côté-là.
Au bas des deux colonnes mises en opposition, notre disciple scout de
Baden Powell et du P. Sevin inscrivit.
“Conclusion. Il y a besoin de religieux dans tous les temps. Dieu m’a
choisi pour servir dans ce corps de son armée. Il en appelle d’autres dans
d’autres cadres. Je réponds : “Toujours prêt”. Je sais qu’il me faudra
beaucoup de générosité pour vaincre mes défauts et m’astreindre à bien
suivre la règle, à me plier continuellement à une autorité, à ne pas faire
ma volonté, mais je serai sûr de gagner mon ciel et il me sera bien plus
facile de me sanctifier tout en faisant beaucoup de bien”.
Francisque a mis “la main à la charrue”. Il ne reviendra jamais sur sa
décision.
Au cours du mois d’octobre 1928, il ouvrit un nouveau “carnet intime”
par un “Recueil de pensées”, en deux séries successives. Les dix-sept sen-
tences de la première série étaient tirées de son expérience du scoutisme et
des explications du Père Dudant sur la vie salésienne. Francisque la terminait
par une déclaration d’“idéal”, où nous apprenons que sa vocation mission-
naire avait pris consistance bien avant son entrée dans la société salésienne.
“Mon idéal : Servir de mon mieux Dieu, l’Eglise et la France. Etre reli-
gieux, prêtre, missionnaire. Me dévouer auprès de la jeunesse pauvre.
Lui faire connaître et aimer Jésus et Marie, la rendre heureuse, la servir.
Etre un saint et un savant pour la plus grande gloire de Dieu et de
l’Eglise. Réaliser parfaitement les desseins de la Providence sur moi.
Aimer Dieu (souligné). Domine, fiat voluntas tua ! Etre la lumière du

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292 Francis Desramaut
monde, le sel de la terre. Prêtre salésien, missionnaire salésien (mots
soulignés). Scout de France. Prêtre. Apôtre. Saint. - Amen !”.6
La typhoïde
Francheville ne lui laissera pas que de beaux et bons souvenirs.
“ ... Ah, tu sais, je ne suis pas content de mon séjour à Francheville,
confiera-t-il un jour à son ami Micolon. Je ne suis pas devenu un saint”.7
Il est vrai que les circonstances ne s’y étaient guère prêtées. A une date
certainement postérieure à l’oral malheureux du baccalauréat le 23 octobre ;
et au 10 novembre qui suivit, quand il consolait sa sœur du “triste accident”
survenu à son “cher papa” 8, exactement le 12 novembre 1928, comme lui-
même l’a spécifié, il tomba malade, atteint d’une fièvre typhoïde sévère qui
sévissait alors dans son séminaire et y faisait des victimes, y compris mor-
telles.9 Le 18 novembre, il entra à l’hôpital et n’en sortit qu’au bout de
soixante-trois jours, le 19 janvier 1929. Les frais d’hospitalisation, calculait-
il, s’élevèrent à 1638 francs.
La direction du séminaire l’envoya en convalescence, lui et ses col-
lègues atteints, dans une maison diocésaine de repos, à Vernaison, près de
Lyon. La cure était studieuse. Francisque y vivait bien au chaud, durant la
première quinzaine de février, alors que ses camarades séminaristes gelaient à
Saint-Joseph.
“Heureux mortels que nous sommes, écrivait-il à Janine le 21 février
1929 ! Maintenant nous travaillons assez fermes pour préparer notre
examen du 15 mars. Nous en avons eu un le 15 février : nos professeurs
s’étaient armés de bienveillance, heureusement ! Enfin, même notre
année ne sera point perdue ! Nous aurons vu notre programme tant bien
que mal”.10
Ces examens portaient sur la psychologie (les “images”), l’ “histoire na-
turelle” (squelette, règne animal), la physique (énergie ...), probablement sur
6 Carnet B 1, f. 1 r - 2 r. La deuxième série de “Pensées”, ibid, f. 2 v - 4 r. L’époque de la
rédaction nous est suggérée au début du texte qui suit, f. 4 r : “15 mai 1929. 7 mois que je ne
t’ai point confié ma vie, cher petit carnet ...”.
7 A Louis Micolon, La Pacaudière, 10 juillet 1929, Lettres, p. 193.
8 A Janine, Francheville, 10 novembre 1928, Lettres, p. 8.
9 Francisque a dressé le calendrier de sa maladie dans le Carnet A 6, f. 26 v. Ses données
excluent l’apparition du mal le jour de sa prise de soutane, comme on a pu l’écrire. Voir le
“Parcours du Père Francisque Dupont”, Recueil, p. 1.
10 A Janine, Vernaison, 21 février 1929, Lettres, p. 9.

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La preparation salesienne de Francisque Dupont 293
la personne de Jésus, à juger par quelques notes plus ou moins claires, datées
de février et mars 1929.11 En mars, Francisque continuait de résider à
Vernaison.12 Mais il avait recouvré la santé. Le clerc orné du rabat gallican
photographié bras croisés en mars 1929 sur un banc de jardin auprès de tante
Maria et de la sœurette Janine, donne même une impression de belle robus-
tesse.13
Pâques tombant le 31 mars en 1929, Francisque vécut le carême à Ver-
naison. La convalescence ne l’empêchait pas de se mortifier.
“Résolutions de carême 1929, écrivit-il sur son carnet : ne jamais dé-
ranger mes confrères pendant les études, accepter gaiement les contra-
riétés, humiliations venant de la part de confrères, m’imposer à tout prix
trois heures sacrées (souligné) de travail intensif, véritable, de travail et
non de besogne, par jour”.14
Il se rassurait sur la fadeur de l’existence qu’il lui fallait mener.
“Ces réalités humbles et quotidiennes sont chez elles dans la maison du
Père, où notre fierté et nos airs de courtisans gourmés, et nos purismes
classiques et nos dédains péremptoires sont seuls déplacés et ridicules”,
recopiait-il dans “La prière de toutes les heures” du Père Charles.15 Il lut et
relut cet ouvrage alors très répandu avant de le conseiller à Georges Durget,
qui le “dégusta au compte-gouttes”.16
Les Chamois
Gageons que l’évolution de son groupe scout de Chamois, baptisé
“Union fraternelle placée sous le patronage de Ste Thérèse”, intéressait da-
vantage l’abbé Francisque Dupont que les thèses de philosophie du séminaire
Saint Joseph. L’union avait neuf membres, si l’on y comptait, comme ils le
faisaient eux-mêmes, leur aumônier, l’abbé Boiron. Francisque Dupont en as-
sumait, en collaboration avec Jean de Saint-Jean, la direction générale, Louis
Micolon le secrétariat, Emile Verdelet la gestion financière et matérielle.
Francisque avait pu signer en août précédent l’éditorial du premier numéro
de la revue. Dans son esprit le groupe était donc appelé à perdurer. En 1929,
11 Carnet A 6, f. 10 v - 11 r.
12 Lettres à Janine, datées des 14 et 19 mars 1929, Lettres, p. 9-10.
13 Recueil, p. 13.
14 Carnet A 6, f. 11 v.
15 Carnet A 6, f. 27 v.
16 Georges à Francisque, St Georges de Reneins, 28 mai 1929, Lettres, p. 13.

1.8 Page 8

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294 Francis Desramaut
annonçait un peu imprudemment à la fin de sa lettre le “grand frère”
Francisque, le grand camp des Chamois Gildariens se tiendrait à la Grande
Chartreuse.17
L’audace était belle, mais il fallut déchanter. Les finances des Chamois
grevées par l’achat d’une machine à “imprimer” et par la composition même
de la revue interdisaient un déplacement onéreux. Le camp de 1929 serait tout
benoîtement organisé chez tante Maria, à La Pacaudière. (L’abbé Boiron
n’appréciera pas du tout ce changement de programme et le fera savoir dans
son article du numéro 3 de la revue).
Quoi qu’il en soit, le Francisque convalescent d’avril 1929 était heureux.
Le projet un peu fou (et très imprudent, comme lui-même et ses camarades
devront le reconnaître un jour) de vivre sans officiellement exister avait pris
consistance, non seulement au grand séminaire, où quatre Chamois étaient sé-
minaristes, mais à Saint-Gildas même. Il exultait :
“Nous vivrons parce que nous sommes nés dans la souffrance. Lors-
qu’un idéal souffre persécution, en général il est beau. Pendant ma ter-
rible épreuve, j’ai souvent souffert pour notre cher groupe. Voyez
comme Dieu a royalement récompensé mes souffrances, et ce que nous
avons enduré ensemble, toutes nos luttes du printemps dernier. Mainte-
nant les roses commencent à fleurir. Il en est quatre belles qui se sont
écloses dans le parterre de Saint Gildas, cette année, et qui viennent
spontanément se joindre à nous, pour former un seul bouquet. Vraiment
nous vivons puisque nous nous reproduisons”.18
A la suite de ses résolutions de Carême, à Vernaison par conséquent, il
esquissait des projets pour le camp qui approchait : des thèmes de rapports sur
l’Alsace, sur Jeanne d’Arc, sur la Question romaine (nous sommes au temps
des Accords du Latran !), sur le scoutisme, peut-être sur la JOC (il l’inscrivait
avec un point d’interrogation), sur la presse. Il envisageait des causeries sur
l’entraide intellectuelle et spirituelle à l’intérieur du groupe : prières, sacri-
fices, chaînes de communions. L’avenir le préoccupait. Que faire ? Essaimer ?
Se continuer ? Simplement semer l’idée ? Encadrer certains sujets pendant
quelque temps ? Il faudra pour le camp de juillet prévoir des “méditations sur
l’Evangile et la loi scoute combinés”, critiquer le Bulletin, y prévoir, sous une
rubrique “Parterre des âmes”, un choix de pensées extraites de l’Evangile, de
la vie des saints et des grands hommes.19 Les idées foisonnaient dans la tête
du Grand Frère.
17 Informations tirées du numéro 1 de la revue Chamois, septembre 1928.
18 Notre marche en avant”, Chamois 3, avril 1929, p. 10.
19 Carnet A 6, f. 11 v.

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La preparation salesienne de Francisque Dupont 295
Enfin rentré à Francheville, il commença par rédiger le 25 avril une im-
mense épître de huit pages serrées au P. Crespel en remerciement de sa lettre
de Pâques. Il trépignait :
“... J’ai parlé de mon désir, ce matin encore, à mon directeur de
conscience, de ma volonté (souligné deux fois) de rentrer chez les salé-
siens cette année. Par écrit, je dois faire ma biographie, comme c’est
l’usage ici, et ainsi parler de ma vocation salésienne. Je ne manque pas
de signaler mon ferme et grand désir de rentrer de suite. Jusque-là, la ré-
ponse à mes projets est celle-ci : “Il faut faire 2 ans, après quoi vous
aurez votre exeat”. Cela ne me contente guère ... “Etc. Il signait : “Votre
enfant. Francisque Dupont”.20
Retrouvant son dynamisme de 1928, il reprenait ses réflexions spiri-
tuelles abandonnées depuis sept mois. Comme toujours il ne se ménageait pas.
“15 mai 1929. ... Deo gratias ! Oui, Deo gratias ! Car je devrais être mort,
mon corps reposant, non, pourrissant, s’anéantissant dans la bière, mon
âme souffrant au Purgatoire. Et je suis encore sur cette terre. Est-ce un
bien, est-ce un mal ? S’il m’avait fallu mourir, j’eus sans doute consenti
au sacrifice, bien que cela m’eût été dur. Ah ! dans mes accès de fièvre,
quand je sentais mon cœur battre à se rompre, que je sentais mon corps
livrer un combat avec la mort, combat dont l’issue m’apparaissait fatale,
comme j’avais peur de mourir. Je me sentais si peu prêt. Et puis, je te-
nais surtout trop à la vie. Mourir à 20 ans, non, cela me répugnait.
Comme je suis mondain ! J’aurais pourtant pu mourir. A côté de moi,
Albert est mort. Il avait mon âge. Mais lui, c’était un saint, et moi je ne
suis qu’un démon, etc”.21
Il continuait du même ton sur une quinzaine de pages.
Ce démon-là était d’une espèce rare. Il venait de composer, pour le nu-
méro de juillet de Chamois, un éditorial de prière à Marie, à la manière des
chevaliers compagnons de Jeanne d’Arc. C’était “le Souvenez-vous des Cha-
mois”, daté par Francisque : “En la fête de Ste Jeanne d’Arc, le 12 Mai 1929”.
Qui connaît le destin du signataire ne peut s’empêcher de lire en filigrane,
sous le dernier alinéa de sa longue supplication, quelque pressentiment du
futur missionnaire :
“Bénissez, Reine des chevaliers, notre beau programme de vie : Sainteté,
Science, Apostolat religieux et social. Enseignez-nous à faire le Bien
sans bruit et sans ostentation. Donnez-nous à tous des cœurs de prêtres.
Reine du Clergé, priez pour nous. Et lorsque viendra l’heure de la lutte et
de l’action, puissions-nous, avec la grâce de Dieu, avec votre aide,
20 A Henri Crespel, Francheville, 25 avril 1929, 8 pages, Archives provinciales salé-
siennes, Paris, dossier Francisque Dupont.
21 Carnet B 1, f. 4 r-v.

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296 Francis Desramaut
Marie-Auxiliatrice, être prêts à servir le Roi des Rois, l’Eglise et la
France. Enseignez-nous, Reine des martyrs, à mourir pour notre foi,
comme les premiers chrétiens, comme aujourd’hui meurent nos frères du
Mexique (La persécution des catholiques mexicains sévissait depuis
1913. Le P. Juarez Pro, figure emblématique de leurs martyrs, était mort
fusillé le 23 novembre 1927). Priez pour nous, maintenant et à l’heure
de notre mort. Ainsi soit-il !”.22
Francisque, qui renonçait à toute “ostentation” dans le service d’autrui
et se disait prêt à lutter et à mourir pour son Dieu, avait le cœur digne de sa
vocation.
Il aura peu après une grande joie. Mais, contrairement à ses habitudes, il
la contint en quelques mots. L’un de ses carnets dit laconiquement : “Mer-
credi 19 juin 1929. J’obtiens mon exeat pour rentrer chez les Salésiens
de Don Bosco. Deo gratias”.23 Plus question de deux ans à Saint-Joseph. Le
postulat pourra commencer en septembre.
Le camp des Chamois, minutieusement préparé par Francisque, Louis et
Emile24, se tint à Villozon, un hameau de son village La Pacaudière, du jeudi
25 au lundi 29 juillet. Ce fut une réussite.25 Dès le 15 août, dans un éditorial
enflammé de Chamois, Francisque le déclara avoir été “magnifique”. Il avait
été magnifique par sa grande fraternité, par ses causeries très familières, par
ses B. A. collectives, par sa veillée du samedi, par ses feux de camp, par sa
“promesse”, par ses gais repas, par sa messe dans le sanctuaire de Tourzy
(une chapelle très aimée de Francisque), par sa chaude et aimable piété, ma-
gnifique enfin “à cause des grâces divines reçues et de l’enthousiasme qu’il
(avait) laissé dans tous les cœurs !”.26 Le “grand frère” entraînait sa troupe sur
la “route de la sainteté”, vers les sommets de la Grande Chartreuse, promis
ferme aux Chamois pour l’été 1930.
Lui-même se disposait à rentrer chez les salésiens par des lectures, dont
il nous a laissé une liste édifiante pour les vacances de 1929 : Evangile selon
St Jean ; Vie de Don Bosco ; Sevin, Le Scoutisme ; Papini, Histoire du Christ ;
Martin-Stanislas Gillet, L’éducation du caractère ; Pascal ; Pasteur ?, Jeanne
d’Arc ; Ozanam ; Conférences de Notre Dame.27
Enfin, le 15 septembre, depuis La Pacaudière, Francisque adressa ses
adieux à ses frères, confiant à son ami Micolon le soin de mettre les choses au
22 Chamois 4, juillet 1929, p. 2-3.
23 Carnet A 3, f. 6 r.
24 Le vérifier par leurs “avis” respectifs, dans Chamois 4, juillet 1929, p. 11-14.
25 Détail des journées de la main de Francisque dans le Carnet A 4, f. 1 r - 7 r., l’horaire
quotidien, ibidem, f. 12 v.
26 “En Route”, dans Chamois 5, août 1929, p. 2-4.
27 Carnet A 3, f. 6 r.

2 Pages 11-20

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2.1 Page 11

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La preparation salesienne de Francisque Dupont 297
point avec le directeur du séminaire, qui leur avait fait parvenir une série de
reproches, d’ailleurs en partie justifiés, comme Micolon le reconnaîtra par la
suite.28 Sa lettre du 13 novembre fut suffisamment claire :
“Voici en peu de mots ce que le Supérieur (le chanoine Escot), à qui je
suis allé demander des éclaircissements, m’a répondu : En soi, vous
n’avez pas tort, vous n’avez pas fait de mal, mais ce en quoi vous avez
péché, c’est en agissant avec légèreté, sans souci des convenances, des
précautions nécessaires. Vous n’aviez pas d’aumônier, je ne doute pas de
vous ; mais savez-vous que, dans les milieux ecclésiastiques, on a trouvé
cela mauvais, dangers du côté de la chasteté. Vous avez manqué la messe
un jour. Pour mon compte, j’admets qu’étant fatigués, vous ayez agi
ainsi. Mais voici ce qu’on en conclut : de grands séminaristes, faisant un
camp, ne vont pas à la messe tous les jours. Je vous avais donné, à vous,
M. Micolon, la permission de vous mettre en civil, j’en ai pris la respon-
sabilité, mais Mrs Dupont et Verdelet ont quitté la soutane, on m’en a
rendu responsable, or, je n’avais pas pris cette responsabilité. A qui Mrs
Granetier, Duplay, Chartier, ont-ils demandé la permission ? Ils auraient
au moins dû avertir le Supérieur de St Gildas, etc.”.
Quant à la possibilité d’un prochain camp, j’y crois d’après ce que m’a
laissé entendre le P. Escot ...29
Un postulant salésien bien préparé
“Vous tâcherez de ne pas trop oublier votre Chef, dont l’amitié vous res-
tera intacte dans sa Belgique”, disait Francisque aux Chamois à la fin de sa
lettre30. Il était en effet destiné à la maison salésienne (française) de Melles
installée depuis 1907 en pleine campagne, dans le petit village de ce nom à
quelques kilomètres de Tournai, en Belgique par conséquent. La loi du 1er
juillet 1901 avait obligé maintes institutions religieuses françaises à sortir du
territoire national. La Belgique francophone en avait accueilli plusieurs à
proximité de la frontière. La disparition de la maison salésienne de Lille en
juillet 1903 avait ainsi entraîné d’une certaine manière la fondation de celle
de Melles quatre ans après.
Francisque allait connaître à Melles la réalité d’une vie, sur laquelle
l’avaient seuls informé ses échanges avec le P. Dudant, la lecture de la vie de
don Bosco (peut-être déjà celle, imposante et attrayante, du P. Auffray, qui ve-
nait de paraître chez Vitte) et l’une ou l’autre brochures sur la pédagogie salé-
28 L. Micolon, “Au sujet du camp”, Chamois 6, octobre 1929, p. 7-13.
29 Louis Micolon à Fr. Dupont, Francheville, 13 novembre 1929, Lettres, p. 200.
30 Mes frères, ce n’est qu’un au revoir”, Chamois 6, octobre 1929, p. 2-3.

2.2 Page 12

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298 Francis Desramaut
sienne. Par bonheur, l’équipe cadre de la maison était de bonne qualité. Le
P. Charles Patarelli, un méridional de 62 ans, ancien élève du Patronage Saint-
Pierre de Nice, qui avait connu don Bosco, la dirigeait. C’était la paternité et
la bonté personnifiées. Auprès de lui, un économe le P. Auguste Jourdan, les
PP. Elisée Dubocquet et Paul Verhaeghe assuraient l’ordre, la propreté et la
discipline avec une parfaite efficacité. Quant au P. Amans Genieys, 52 ans,
malgré son seul titre officiel de “confesseur”, il assumait de fait dans la
maison la fonction de “catéchiste”, c’est-à-dire de directeur spirituel. Fran-
cisque entendra bientôt ses leçons auxquelles il attachera grande importance
On lui confiera la classe de cinquième et quelques heures de sur-
veillance. L’abbé Dupont sera donc surveillant et professeur. A la mi-
septembre 1929, il débarquera à Melles tout à fait décidé à mettre en œuvre le
“Système préventif d’éducation des enfants”, qu’il savait être de règle chez les
salésiens. D’après les notes qu’il avait prises, surveillant, il lui faudrait se dé-
fendre absolument de tirer les oreilles, de souffleter les élèves, de les mettre à
genoux, de les frapper. Le surveillant réprimande en particulier, se fait aimer
pour se faire craindre ; essaie de faire comprendre à l’enfant qu’il recherche
son bien temporel et spirituel, récompense par des éloges ses moindres mou-
vements de bonne volonté. Le surveillant salésien parle peu, agit beaucoup et
veille à ce que les enfants puissent s’ouvrir librement à lui. Il étudie les
moyens de les éduquer selon leurs caractères. Pour les bons, une surveillance
générale suffit. Aux caractères légers, peu de mots, des avis fréquents, des en-
couragements par de petites récompenses, manifester une grande confiance.
Quant aux difficiles (un sur quinze), il convenait de leur témoigner de
l’amitié, une sollicitude particulière et de les faire beaucoup parler.
Le professeur salésien, avait aussi noté Francisque, prépare bien ses
cours, n’est jamais partial, ne se met pas en colère (il soulignait deux fois le
mot colère), pardonne facilement et, autant que possible, évite de punir. Les
moins intelligents sont de sa part l’objet d’une plus grande sollicitude. Le
professeur salésien encourage toujours, n’humilie jamais, interroge souvent
tous ses élèves sans distinction, leur manifeste une grande estime, surtout
s’ils sont moins capables et n’abandonne pas à eux-mêmes les paresseux
et les moins doués. Il ne met pas les élèves à la porte, ses punitions infligées
en classe même ne sont pas humiliantes. Il veille à la propreté des livres
et des cahiers, à la régularité et à la perfection de l’écriture. Une fois par
mois, il organise une composition qui sera remise au directeur ou au
conseiller scolaire.31
31 D’après le titre “Système préventif d’éducation des enfants”, Carnet A 6, f. 19 r - 20 r.
Ces notes un peu en vrac de Francisque, ici répétées le plus souvent mot pour mot, dérivaient

2.3 Page 13

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La preparation salesienne de Francisque Dupont 299
Les premières impressions du postulant
Laissons à Francisque le soin de nous confier ses premières impressions
sur l’Institut Saint-Paul de Melles, au surlendemain de son arrivée, le 18 sep-
tembre 1929.
“La maison est vaste, perdue dans des champs qui s’étendent à perte de
vue. Melles est à 8 kms de Tournai. On y arrive par un petit train comme
celui de la côte roannaise et qui ne va pas plus vite ! Comme pays, c’est
la plaine, la plaine et la plaine. On appelle mont ici, une élévation de ter-
rain comme la gare de La Pacaudière, par rapport à Villozon. Près de
Tournai, un seul mont, celui de la Trinité, relève un peu le pays. Il y a de
riches cultures, betteraves, pommes de terre, beaucoup de terres culti-
vées, bien moins de prairies que chez nous. Ici, j’ai remarqué un détail
assez drôle, les routes sont pavées, toutes ou presque et cela en dehors
des villes, en pleine campagne. Aussi les cyclistes circulent sur le trottoir
et voilà le piquant de l’affaire, les piétons doivent descendre du trottoir
pour laisser passer les cyclistes, c’est réglementaire !
“Melles, c’est un petit village gros comme Villozon [simple hameau de
La Pacaudière, comme nous savons], mais possédant église et curé.
L’institut touche ce village. Il comprend 2 sections très indépendantes,
vocations tardives et section enfantine. Je fais partie de cette dernière.
Les vocations tardives sont au nombre de 70, les enfants atteignent celui
de 120. Et lundi, ce sera la rentrée. Les enfants ici sont très ouverts, très
affectueux, et ils vous ont une façon de servir la Messe que je n’avais pas
encore rencontrée ou rarement, à St Gildas ou ailleurs. Ils sont donc très
pieux. La communion est tenue par eux en grand honneur, cela je l’ai
constaté moi-même chez les quelques enfants déjà rentrés. Une fois de
plus, je suis appelé à conclure que les enfants des pauvres, des ouvriers
sont plus reconnaissants et plus intéressants que les fils de bourgeois. Ils
ne pensent pas qu’on leur doive le dévouement qui leur est prodigué.
“Les Pères sont très gais. Les repas sont pleins de bons mots, s’ils ne
seront pas pleins de bonnes choses ! C’est vraiment la vie de famille.
Gaieté, charité, bonté, voilà ce qui, à mon premier examen, m’apparaît
dominer dans la famille salésienne (...) Hier, ma première journée à
Melles, les Pères et les quelques enfants déjà arrivés et ton ami, nous
sommes allés, devine... au cirque Parlisse ! ...”.32
Ces heureuses impressions ne se démentiraient pas. Quand deux mois
eurent passé, il remarquait :
“Les Pères s’occupent beaucoup de notre santé (de notre appétit, ils nous
gâtent à table et nous soignent bien). Ils s’intéressent à nos familles.
peut-être directement ou indirectement de F. Scaloni, Manuel des jeunes confrères qui débutent
dans l’apostolat salésien, Liège, 1907.
32 A Louis Micolon, Melles, 20 septembre 1929, Lettres, p. 198-199.

2.4 Page 14

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300 Francis Desramaut
Nous avons eu la visite d’un délégué du supérieur général de notre
société. C’est un peu une sorte d’évêque pour nous. J’ai eu l’occasion
de lui causer privatim. Quelle simplicité ! On expose très simplement
ses doléances et désirs, quelle paternité ! Simplicité, paternité, voilà les
caractères de nos supérieurs”.33
A son arrivée, Francisque n’avait pas noté que la section des écoliers
(enfantine, dans son langage) se développait en cette année 1929. Aux trois
classes primaires, dites cours préparatoire, élémentaire et moyen, en d’autres
mots, neuvième, huitième et septième ; s’était ajoutée en 1928, dans l’espoir
de voir éclore des “vocations”, si possible salésiennes, une classe de sixième
qui entraînait à la rentrée de 1929 l’ouverture d’une classe de cinquième,
celle qui allait lui échoir.
En cinquième, l’abbé Dupont aurait quatorze élèves, dont il nous a laissé
la liste, avec l’adresse précise de chacun.34 C’était, pour la plupart, des ado-
lescents de treize ou quatorze ans de la meilleure volonté, comme leur profes-
seur le vérifiera bientôt.
La formation de l’éducateur salésien
Le règlement de la maison prévoyait un triduum d’entrée. Il sera orga-
nisé du 7 au 9 octobre. Francisque retrouvera alors l’un de ses carnets pour y
noter, avec sa franchise coutumière.
“Mon ennemi le plus grand, c’est moi-même (ce mot est souligné d’un
trait), c’est ma colère (un trait), mon orgueil (un trait), ma paresse (deux
traits), mon égoïsme (non souligné), ma sensualité (non souligné), ma
légèreté (un trait). Donc surveillance de tous les instants (souligné
d’un trait de bout en bout)”.35
L’éducation des jeunes allait mettre ces défauts à l’épreuve. “Je serai à la
hauteur. Francisque”, inscrivait-il très laconiquement sur l’un de ses carnets
en date du 2 décembre 1929, avant de se livrer, le lendemain, à une médi-
tation mystique un peu trop limée.
“Chaque vie humaine est un drame, dont le théâtre est l’âme, qui a pour
acteurs le Christ et nous, l’Amour du Christ qui nous recherche et notre
misère qui nous le fait fuir. Notre esprit révolté, notre volonté infirme,
notre intelligence enténébrée (souligné), nos sens en feu d’un côté ; de
33 A Louis Micolon, Melles, 2 décembre 1929, Lettres, p. 202.
34 “St-Paul. Ma 1ère classe”, Carnet A 3, f. 9 v - 10 v.
35 “Triduum d’entrée, 7-9 octobre 1929”, Carnet A 6, f. 23 v.

2.5 Page 15

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La preparation salesienne de Francisque Dupont 301
l’autre, la Grâce, l’Idéal, la Beauté se livrent un combat terrible. Tout le
poids de notre chair nous courbe vers la Terre, et un faible halo au fond
de notre cœur, une douce et mystérieuse voix, nous fait relever la tête
vers le Ciel”.36
Au fait, à Melles, l’abbé Dupont n’avait guère le temps de cultiver la
poésie religieuse. La tâche éducatrice remplissait ses journées et entretenait
sa réflexion. Au bout d’un trimestre, il écrivait à sa sœur Janine, fiancée
“officieuse” de dix-sept ans, une lettre des plus pénétrantes à la fois sur elle
et sur lui, car ils se ressemblaient beaucoup.
“La tâche d’élever des enfants est très délicate, elle demande beaucoup
de tact, de clairvoyance, beaucoup de détachement, d’esprit surnaturel.
Or, puisque nos tempéraments et nos caractères se ressemblent fort, que
demain tu es appelée à jouer le même rôle que le mien actuellement, par
conséquent de te blesser aux mêmes écueils, d’éprouver les mêmes souf-
frances, je voudrais essayer de te les épargner dans une petite mesure,
car tu devras souffrir, c’est une loi à laquelle nul éducateur ne saurait se
soustraire. Or ces difficultés viennent de nous-mêmes avant tout. Donc,
maintenant corrige-toi, corrigeons-nous plutôt de ce qui entrave l’effica-
cité de notre action. Janine, nous sommes des nerveux, donc portés aux
extrêmes : un jour, tout est noir, le lendemain tout est rose. Un temps, on
aime éperdument, sans trop se raisonner, telle figure, demain on la hait.
Nous sommes des impressionnables et des influençables, malheureuse-
ment. Et puis, souvent trop irascibles, parce que trop sensibles. Colère
est donc un de nos défauts dominants. Orgueil en est un autre. Nos juge-
ments sont souvent des préjugés ; ils se ressentent trop souvent de notre
bile, c’est-à-dire de nos malaises physiques. Vite découragés, vite
abattus, nous voilà bien. Donc, manque de constance. De la volonté,
nous en avons, et, sans nous vanter, nous pourrions la porter très haut,
jusqu’à l’héroïsme. Mais hélas, nous ne la déployons tout entière que
trop rarement et surtout pas assez régulièrement.
“Donc acquérir de la maîtrise sur nos nerfs, nuancer nos pensées, juge-
ments, nos affections, se raisonner constamment, se méfier de notre bile
qui nous fait voir trop souvent tout en noir, mais avoir confiance en notre
volonté. Ne pas se froisser pour des riens, écraser son orgueil, dominer
son cœur, retenir sa langue, et vouloir, toujours vouloir et encore vouloir
réaliser son idéal et avant tout en avoir un, et s’y cramponner avec une
énergie farouche ...”.37
A Melles, sa “paresse” souvent déplorée, si tant est qu’il en eut beau-
coup, avait été aussitôt bousculée. Les classes, les récréations, les sur-
veillances d’étude et de dortoir, les promenades avec les enfants, un peu de
philosophie, mangeaient ses journées du matin au soir. Il lui fallait se sacri-
36 Carnet A 3, f. 9 r.
37 A Janine, Melles, janvier 1930, Lettres, p. 20-21.

2.6 Page 16

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302 Francis Desramaut
fier, mais il ne le regrettait pas, bien au contraire. Au temps de sa lettre à
Janine, il confiait à Louis Micolon :
“Je suis toujours très heureux dans ma nouvelle vie. Il faut beaucoup de
patience, de tact, d’intelligence, de prudence, de douceur et de bonté
pour être un parfait éducateur, un salésien en un mot. Se donner aux en-
fants, c’est embrasser des Croix, parfois douloureuses. Un Père, mon di-
recteur de conscience [Amans Genieys], me le disait en arrivant ici :
“Aller en classe pour enseigner, c’est aussi aller apprendre, c’est aller à
l’école de l’humilité, de la patience. Si nous enseignons les enfants, eux
à leur tour nous enseignent, ils nous révèlent nos ridicules, nos petits tra-
vers, d’où mortification de notre “moi” orgueilleux. Ils nous font sentir
notre pauvreté d’âme, ils exercent notre patience, notre générosité, notre
douceur, d’où puissante école de vertus chrétiennes, de sainteté”. Paroles
très justes, dont, chaque jour, je ressens la vérité. Mais n’est-ce pas très
avantageux d’avoir à chaque instant l’occasion de se grandir, de se faire
monter, de s’anéantir en Jésus ! Ah ! jamais mieux qu’au milieu des en-
fants, je n’ai senti la nécessité de la Grâce Divine, et, par suite, de ce qui
s’appelle communion, oraison constante, prières et sacrifices.
“Et comme le Bienheureux Don Bosco avait raison, pas besoin de disci-
pline, de jeûne, de coulpe, gardons nos forces. Des sacrifices à faire,
mais en foule, ils se pressent durant une journée salésienne, et plus durs
qu’un jour de jeûne. Belle mission que la nôtre, oui, mais terrible de
conséquences, lourde de responsabilités, effrayante presque ... Ah !
comme je me sens tout petit devant Dieu et dépendant de Lui ! ...”.38
Il avait besoin de Dieu, exactement de vivre intérieurement avec Dieu.
“Quand on frôle le monde des enfants, que l’on vit avec eux et avec la
mission de les pétrir de christianisme, comme l’on se sent faible, impuis-
sant, indigne de sa tâche et comme l’on sent le besoin de Dieu, du
Christ, de sa force et de sa lumière ; de sa Force pour être maître de soi-
même, de ses gestes et paroles, de ses nerfs, de son cœur surtout pour
n’être jamais faible avec les enfants, pour être patient, doux, bon, zélé ;
et besoin toujours de sa Lumière pour trouver la parole qui fait du bien,
pour dénouer des situations critiques et complexes, pour en éclaircir
d’obscures, pour savoir sur-le-champ prendre la bonne décision, pour ap-
paraître toujours aux yeux des enfants comme un prêtre de J.-C., un être
juste, bon, délicat, pour être l’éducateur chrétien modèle qui n’est ni un
humaniste brillant sans plus, ni un gendarme, mais une force et une
lumière comme le Christ pour des âmes d’enfants ...”.39
Car l’abbé Dupont n’était pas que professeur. Educateur salésien
consciencieux, il ouvrait le deuxième trimestre, en janvier 1930, par une série
de conseils à ses garçons sur la tenue de leurs cahiers, sur l’ordre, la propreté
38 A Louis Micolon, Melles, 9 janvier 1930, Lettres, p. 204.
39 Fr. Dupont, Lettre aux Chamois, Melles, 20 mars 1930, Chamois 8, Pâques 1930, p. 3-4.

2.7 Page 17

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La preparation salesienne de Francisque Dupont 303
ou les amusettes (ne pas s’amuser avec des riens) en classe et même sur leurs
récréations (jouer). Il terminait son discours par une série de résolutions que
j’imagine avoir été écrites au tableau noir. 1°) Je suivrai attentivement en
classe et je ne perdrai pas un instant en étude. - 2°) J’obéirai toujours promp-
tement et sans murmurer. - 3°) Je garderai le silence quand le règlement me
l’impose. - 4°) Je jouerai avec ardeur à toutes les récréations. - 5°) Je serai
toujours respectueux et p[morceau disparu]. - 6°) Je serai apôtre par mon bon
exemple et par mes bons conseils. - 7°) Je m’efforcerai d’être toujours gai
et de répandre la joie autour de moi. - 8°) Je ne passerai pas un jour sans faire
au moins un sacrifice et je communierai souvent”. La série s’achevait par
la “Devise : Je veux être quelqu’un”
Le même carnet prévoyait, respectivement pour les sept semaines qui
suivraient, des consignes précises sur le silence, l’attention, l’activité, l’obéis-
sance immédiate et joyeuse en classe, et n’omettait pas de recommander
“deux heures” de travail à l’étude du soir. Notre professeur trouvait sur son
carnet des Avis sur la présentation générale des devoirs, sur les qualités des
compositions françaises (sujet compris et dont on ne s’écarte pas, un plan, des
paragraphes, des phrases simples, mais françaises, au moins un sujet et un
verbe chaque fois, de la ponctuation, des idées claires, de l’observation, des
termes bien choisis, sans solécismes, des tournures variées, une orthographe
parfaite), sur les versions latines (pas de fantaisie, de l’analyse, jamais
“d’inepties”, jamais de “non-sens”, s’exprimer en français, et là encore une
orthographe rigoureuse). On le voit, l’abbé Dupont était attentif aux détails.
Ses recommandations de surveillant de dortoir (17 numéros), que je suppose
avoir été écrites sous la dictée d’un salésien chevronné et un peu maniaque,
frisaient même une excessive méticulosité.40
Les lettres qu’il adressait aux Chamois pendant ce deuxième trimestre
leur disaient l’idéal d’homme et de prêtre qui l’habitait et les moyens de l’at-
teindre (plus ou moins). Il ne ménageait pas moins ses amis séminaristes que
ses jeunes cinquièmes. Il s’agit de devenir “quelqu’un” et pour cela, de savoir
se soumettre à une discipline exigeante.
“... Etre surnaturel, voilà ce que le monde exige de ses prêtres ; être des
hommes, voilà ce qu’il veut aussi trouver chez le prêtre. C’est un homme
“vir”, c’est-à-dire une forte personnalité, qui sache conduire sans vio-
lence, sans faiblesse non plus. Mes amis, tout cela s’apprend (éducation
de la volonté). Mais rien ne vaut la Loi du Christ et de l’Eglise, la pra-
tique des vertus chrétiennes, la vie d’intimité avec l’Homme-Dieu, l’ob-
servance rigoureuse du règlement de votre maison de formation et, plus
40 Carnet A 5, f.1 r - 3 v, passim.

2.8 Page 18

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304 Francis Desramaut
modestement, des statuts de notre fraternité, pour faire de nous des
hommes complets. Des Saints et des Hommes, apprenons à être cela, et
je vous laisse sur ces deux pensées que vous méditerez et qui me sem-
blent bien convenir en conclusion à cette exhortation. 1) La vie est un
sport. 2) Une bataille gagnée est une bataille où l’on ne veut pas
s’avouer vaincu”.41
Francisque menait allègrement sa bataille. Une bonne santé le favorisait.
A la Saint François de Sales (29 janvier), ses élèves le fêtèrent (compliment,
“bouquet de prières, de sacrifices, de communions et de messes”). Il y fut
“fort sensible” et “se remit avec plus de joie au travail quotidien”.42 Le 19
mars (saint Joseph !), notre jeune salésien régulièrement “surchargé de tra-
vail”, remarquait, non sans humour, à sa “chère Joséphine” de La Pacaudière :
“La besogne est ce qui manque le moins ici, surtout en ces fins de tri-
mestre, où le spectre de l’examen se dresse aussi terrible pour le profes-
seur que pour les élèves. Car, que veux-tu, on a toujours sa petite pointe
d’amour-propre, et l’on tient à voir sa classe ne pas trop pâtir devant le
jury. Aussi, ces jours-ci me faut-il arçonner mes petits bonshommes, les
exciter comme des bœufs à la charrue. Bref, il faut se dépenser ...”.43
Fut-il satisfait par les résultats généraux qu’il inscrivit aussitôt sur l’un
de ses carnets, où un témoin de cette époque lointaine voit défiler des noms
longtemps connus dans les cercles salésiens : Bourdon (1er), Moity (2ème),
Bury (3ème), Jolivald (6ème), Caboche (10ème)44 ?
La vie salésienne expliquée à Louis Micolon
Dans ma situation, expliquait-il à Louis Micolon,
“on ne regrette pas le gros sacrifice de s’être donné tout entier au Christ,
on ne regrette qu’une chose, amèrement sans doute, celle de ne pas
pouvoir assez, de n’être pas assez prêt, de ne pas savoir assez, d’avoir
paressé au temps jadis”.
Il revenait naturellement sur l’un de ses leit-motive.
“Etre salésien, Louis, c’est accepter de souffrir, car l’enfant est léger, très
léger, plus égoïste qu’on ne le croit, oublieux des bienfaits, primesautier
41 Fr. Dupont, “Miei figliuoli”, Chamois 8, avril 1930, p. 25-28. Cet article était un
centon de lettres du trimestre écoulé.
42 A Janine, Melles, janvier? 1930, Lettres, p. 20.
43 A Joséphine Coulpier, 19 mars 1930, Lettres, p. 136.
44 Carnet A 5, f. 22 r.

2.9 Page 19

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La preparation salesienne de Francisque Dupont 305
et puis, il a le don de faire souffrir sans méchanceté, sans le savoir, il hu-
milie inconsciemment, il met à nu nos âmes, il exige beaucoup de géné-
rosité, de patience, de douceur, de calme, lui si bruyant. Mais tout cela
ce n’est rien, car on a des grâces spéciales et que de joies insoupçonnées.
Comme c’est beau le monde des âmes encore pures !”
“Etre salésien, la belle vocation, c’est mettre Dieu dans les âmes où
Satan n’est pas encore entré, c’est mettre du Ciel un idéal dans des petits
cœurs. Merci, Seigneur, de m’avoir appelé”.45
A cet ami, qui, “enthousiasmé” par une biographie de Don Bosco, s’in-
terrogeait sur une possible vocation religieuse et son entrée éventuelle dans la
famille salésienne, il commença par se montrer circonspect.
“Tu me connais trop délicat pour te pousser ici ou là... Je prie pour toi le
Bienheureux Don Bosco et je laisse faire le St Esprit et la Vierge Auxi-
liatrice. Mais je m’unis au drame douloureux qui doit se livrer dans ton
cœur. Je le devine pour l’avoir connu. Souvent il fait noir dans nos âmes.
Où Dieu nous veut-il ? Question qui reste longtemps sans réponse ! Dieu
me veut-il religieux et dans cet ordre ? Est-ce que je ne me fourvoie pas
en me lançant ici ou là ? Est-ce le démon qui m’inspire ou le Christ ? Ne
suis-je pas victime de mon esprit plein d’illusions qui m’a déjà souvent
trompé ? Combat douloureux que tu ressens peut-être en ce moment,
mais dont tu dois sortir vainqueur. N’écoute que ta droite conscience et
Dieu. Regarde le Bienheureux souriant dans les anges, prie-le, fais-lui
signe. Appelle au secours notre Mère du Ciel. Compte sur mes prières et
mes sacrifices. Réfléchis, attends. Méfie-toi d’un certain emballement
auquel tu es porté, mais cela ne veut pas dire que tu te trompes ! Prie et
attends l’heure de Dieu ...”.46
Puis, à la fin du deuxième trimestre mellois, il répondit avec le
maximum de précisions aux diverses questions de Louis sur la vie salésienne.
Il avait eu soin de prendre d’abord conseil auprès du P. Genieys. Pas question
d’envoûter son ami ! Mais il voulait être clair. Et, au long d’une lettre-fleuve
(dont il était coutumier), il aligna une pluie d’explications : sur la longueur
apparemment excessive de la préparation sacerdotale des salésiens, sur leur
faiblesse intellectuelle trop manifeste, sur les trois ans de “vie pratique”
exigés d’eux après le noviciat, sur la réelle variété de leurs situations. Car,
contrairement à ce que pensait son ami, il y a parmi eux des humanistes
brillants, des biographes, de grands prédicateurs, etc. Et puis, le monde salé-
sien se reconstitue en France après une période de persécution et de guerre.
Demain, il fera meilleur ...
Bravement et fort intelligemment, il terminait son épître :
45 A Louis Micolon, Melles, 9 janvier 1930, Lettres, p. 204.
46 A Louis Micolon, Melles, 2 décembre 1929, Lettres, p. 202.

2.10 Page 20

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306 Francis Desramaut
“Pour être salésien, il faut aimer les enfants, partant le bruit, le tapage, le
jeu, les promenades, tout ce que les enfants aiment. Mais la belle mis-
sion : des âmes à pétrir de christianisme, des caractères forts, chrétiens,
des cerveaux catholiques à travailler, et un peu de science, de culture
gréco-latine à leur infuser. Voilà la base de notre vie. Elle demande de
l’héroïsme, du dévouement, il faut aimer se sacrifier, il faut être humble
(souligné), obéissant (souligné), dévoué (souligné) pour être salésien. Et
puis tu es un religieux, partant tu n’as pas toutes tes aises ; toutes tes ma-
nies et ambitions ne peuvent trouver satisfaction. Pas d’illusion, la vie
religieuse exige des renoncements, des sacrifices, elle a ses croix. Pour
nous, notre vie est au milieu des enfants, on les suit partout. On doit
vivre avec eux. C’est parfois gênant, mais cependant on a encore le
temps tout de même de continuer sa formation, de donner satisfaction à
ses goûts intellectuels. Les salésiens doivent s’occuper de tout ce qui a
trait de loin ou de près aux enfants : théâtre, cinéma, chants, musique,
manuels scolaires, livres de lecture, journaux, prédication, direction de
conscience, spiritualité ; et cela suppose des connaissances philoso-
phiques poussées loin pour faire beaucoup de bien, une culture secon-
daire et supérieure pour enseigner. Et puis, il y a les patronages et, avec
eux, ce sont les questions sociales, les œuvres de jeunesse, qui s’ouvrent
à notre champ d’investigations. Enfin, à nous, les jeunes, d’infuser un
sang nouveau, une impulsion nouvelle à la société, dans les limites de
l’esprit salésien et des traditions salésiennes, sans perdre de vue notre
raison d’être : l’enfant, son éducation”.47
Un mois après, Francisque revenait sur le problème. Quant à lui, à
Melles son bonheur était profond : des supérieurs “vraiment Pères de fa-
mille”, des confrères “très serviables, très aimables, très bons, très dévoués,
simples et gais, sans vouloir t’en mettre plein la vue”, des enfants “très fami-
liers (trop, diront certains)”, avec “un esprit qui n’a rien de l’esprit collégien”.
Mais tout cela, mon cher Louis, “il faut le voir sur place, le vivre sans doute”.
Francisque n’aurait plus été lui-même, s’il n’avait ajouté à son tableau de la
vie religieuse salésienne, une touche appuyée sur les renoncements, qui
peuvent être “énormes”. Car, sans être encore passé par le noviciat, il savait
que, “se faire religieux, c’est se donner totalement corps et âme, avec toutes
nos facultés, comme avec tous nos biens à nos supérieurs”. Et il se hâtait de
poursuivre : “Mais, derrière eux, à qui ? Au Christ”.48
Finalement, réflexion faite, Louis préféra rester dans le clergé diocésain,
nouvelle qui, évidemment déçut Francisque.
“Avec la fin mars, par un retour brusque de mon âme de nerveux, je te
voyais déjà salésien, travaillant plus tard dans la même maison que moi,
dans les champs de Don Bosco et défrichant les mêmes âmes, beau rêve
47 A Louis Micolon, Melles, 21 mars 1930, Lettres, p. 205-209.
48 A Louis Micolon, Melles, 23 avril 1930, Lettres, p. 209-211.

3 Pages 21-30

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3.1 Page 21

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La preparation salesienne de Francisque Dupont 307
que Pâques vint briser ... Oui, gros sacrifice. Deo gratias ! tout de même.
Tu es toujours un ami aussi bon et aussi fidèle, aussi pur, aussi intime
qu’avant. Que tu sois plus tard prêtre séculier ou régulier, salésien ou
non, nous serons toujours unis dans le cœur du Christ, et n’est-ce pas
l’essentiel ? ...”.49
La demande d’entrée au noviciat
Vraisemblablement peu après la rentrée des vacances pascales, la retraite
des élèves, à laquelle les maîtres étaient toujours associés, s’ouvrit sur trois
pieuses journées, dont Francisque releva l’horaire exigeant (alors traditionnel
dans les maisons de Don Bosco). Que le lecteur du vingt et unième siècle ne
s’effraye pas trop vite : les Heures célébrées au long des journées étaient
celles, relativement courtes, du Petit Office de la Sainte Vierge. (Méditations
et instructions étaient des manières de sermons.) Nous lisons :
“Retraite. 6 h. Lever. - 6 h 30. Prières. Méditation, Prime, Tierce. - 8 h.
Messe. Déjeuner. Récréation en silence. - 9 h 30. Petites heures. Lecture
[spirituelle]. Instruction. Etude. - 11 h 45. Visite au St Sacrement. - 12 h.
Dîner. Récréation. - 14 h. Litanies des Saints. Repos en étude. - 15 h.
Vêpres. Instruction. Goûter. - 16 h 15. Récréation en silence. - 17 h 30.
Matines. Laudes. Récréation en silence. - 18 h 15. Méditation. Chapelet.
Salut. - 19 h 30. Souper. - 20 h 15. Prières. Coucher”.50
Avec ses élèves, l’abbé Dupont réfléchissait. Sans jamais se considérer
avec une quelconque complaisance, il voyait la route tracée devant lui. Son
projet de vie, éclos en août 1926 dans l’enthousiasme de Lourdes et au
contact brûlant du Père Dudant, se concrétisait. Le 24 mai, jour de la fête de
Marie Auxiliatrice, très solennisée dans la maison : pas de classe, grand-messe
probablement polyphonique, séance récréative, repas amélioré, il calligraphia
sa demande d’entrée au noviciat. La voici in extenso :
“Institut Saint Paul, Melles lez Tournai.
Monsieur le Directeur,
Voici le moment venu pour moi de prendre une décision concernant mon
avenir. L’essai que j’ai fait, cette année de la vie salésienne me confirme
dans mon ardent désir de travailler pour le Christ et l’Eglise dans
l’armée du Bienheureux Don Bosco, et de m’y sanctifier au service des
enfants. Loyalement, je me crois appelé à l’état religieux et à la vocation
d’éducateur de la jeunesse.
Aussi, Monsieur le Directeur, je viens vous faire part de mon désir de
m’engager dans la société salésienne de Don Bosco et, malgré mon indi-
49 A Louis Micolon, Melles, 22 mai 1930, Lettres, p. 211-212.
50 Carnet A 5, f. 21 r.

3.2 Page 22

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308 Francis Desramaut
gnité, vous solliciter humblement l’honneur de m’admettre au noviciat,
espérant qu’avec la grâce de Dieu et les bénédictions de Marie Auxilia-
trice, je pourrai devenir un vrai disciple du Bienheureux Don Bosco.
Agréez, Monsieur le Directeur, l’hommage de ma filiale obéissance.
En la fête de Marie Auxiliatrice et sous son patronage, ce 24 Mai 1930.
Abbé Francisque Dupont +”.
Les mots étaient pesés. En scout ennemi de tout mensonge, Francisque
s’exprimait “loyalement”. L’intention de l’abbé Dupont était de “travailler
dans l’armée de Don Bosco”, non pas d’abord pour éduquer des jeunes, mais
pour se “sanctifier”. Devenir un “saint”, que de fois ne l’avait-il souhaité de-
puis son entrée à Saint-Gildas ! Se ranger sous la bannière - pas tellement
prestigieuse - du Bienheureux sera pour lui un “honneur”. Il n’avait pas la té-
mérité de se prendre pour une recrue intéressante. Quand il écrivait “malgré
mon indignité”, il faisait taire son orgueil latent. “Humblement”, il espérait
devenir “un vrai disciple” de Don Bosco, qu’il choisissait donc pour maître
et phare de sa vie.
Le conseil de la maison de Melles, qui agréa sa demande le 12 juillet par
cinq voix sur cinq, accompagna sa réponse de l’éloge : “S’est acquitté très
consciencieusement de son emploi et a fait preuve d’un très bon esprit”.
Quelques jours après, le 21, le P. Patarelli remplissait le formulaire voulu
pour l’admission au noviciat, en certifiant que “professeur de cinquième la-
tine”, Francisque Dupont avait fait preuve d’un “excellent esprit, pieux,
obéissant et très assidu à remplir son emploi”. Enfin, le 26 août, le conseil de
la province approuvait à l’unanimité le jugement du conseil mellois.51
Les circonstances lui permirent de se préparer au noviciat dans de
bonnes conditions. Il ne put quitter Melles assez tôt pour participer au camp
des Chamois en Chartreuse. Arrivé à La Pacaudière le 19 juillet, il trouva des
lettres de Janine, qui le pressaient de la rejoindre immédiatement à Tassin,
pour l’accompagner à Lourdes. Saisissant la balle au bond, il se rendit sur-le-
champ à Tassin, et, vingt-quatre heures après, partit vers Lourdes avec sa
sœur. Le lendemain, un congrès marial s’ouvrait là-bas, qui enthousiasma
notre postulant salésien très dévot de Marie.
“Nous avons pu suivre toutes les cérémonies du congrès et tous les exer-
cices, conférences, processions ...., racontera-t-il à Louis Micolon. Ce fut
un véritable triomphe pour l’Eglise du Christ, une apothéose formidable
de la Vierge Immaculée”.52
51 Toutes ces pièces figurent aux Archives provinciales salésiennes, Paris, dossier Fran-
cisque Dupont.
52 A Louis Micolon, 29 juillet 1930, Lettres, p. 213.

3.3 Page 23

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La preparation salesienne de Francisque Dupont 309
Lourdes lui apporta un réconfort personnel. Le 26 juillet, fête de sainte
Anne, patronne de sa maman trop tôt disparue, il y avait trouvé, selon son ex-
pression, “la paix de l’âme”. Ses confidences nous disent et redisent, que,
sous des dehors assurés, Francisque cachait un scrupuleux hanté par les fautes
de sa grande adolescence. Dans la foule des pèlerins, il avait repéré le Père
Emile Georges, un eudiste ; que, pour son plus “grand bien”, disait-il, il avait
déjà rencontré à Saint-Gildas deux ans auparavant. Il lui avait alors ôté bien
des scrupules, l’ “avait déchargé de bien des fautes” et “dirigé vers les salé-
siens”. A Lourdes, par une “bonne confession générale”, le même Père lui
apporta “la paix complète”. Francisque confiait à l’un de ses carnets :
“Il achève de me tranquilliser, me donne la paix complète, me rend à
mon Jésus pour toujours, et me confirme dans ma vocation salésienne,
débarrasse mon âme de tous les scrupules du passé, de toutes les vieilles
chaînes. Deo gratias. Gloire à Notre Dame de Lourdes. Merci, Don
Bosco et Notre Dame des Sept Douleurs. Merci, chère maman et ... cher
bon P. Georges”.53
A Paray, près de sa tante visitandine, à Villozon, avec tante Maria, à
Tassin, près de sa sœur Janine, il passa sereinement le mois d’août. L’abbé
Dupont ne portait plus le rabat et, en soutane, se permettait d’enfourcher une
bicyclette, ce qui ne convenait guère aux ecclésiastiques de l’époque.54 Louis
Micolon vint certainement lui rendre visite : ils avaient tant à se dire, en parti-
culier sur l’évolution de l’Union fraternelle des Chamois, désormais confiée à
Louis. A Saint-Gildas, la “congrégation” avait adopté la loi scoute. Tout allait
au mieux dans les relations avec la direction du petit séminaire plutôt hostile
aux Chamois l’année précédente. Entre le 12 et le 20 juillet, le camp de la
Grande Chartreuse avait été enthousiasmant.55 Francisque Dupont pouvait
entrer au noviciat tranquillisé aussi sur ce chapitre.
La maison du noviciat de Binson
En 1930, les novices français jusque-là rassemblés à la Navarre (La
Crau, Var) furent séparés en fonction de leur province religieuse d’origine :
Paris et Lyon. Désormais, la province de Paris aurait son propre noviciat dans
un ancien prieuré bénédictin, dit de Binson. Ce prieuré de Binson, proche
53 Carnet A 3, f. 5 v - 6 r.
54 Voir une photographie de Francisque à Tassin en 1930, Recueil, p. 13.
55 Voir Chamois 10, août 1930, qui raconte le camp jour par jour et l’illustre de dessins
réussis.

3.4 Page 24

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310 Francis Desramaut
d’Epernay (Marne), que de furieux bombardements avaient démoli en 1918,
avait été reconstruit à neuf et proposé aux salésiens pour y installer une école.
A l’école, le provincial Henri Crespel décida d’accoler un noviciat.
Le 9 septembre, Francisque Dupont débarqua à Binson et commença de
prendre connaissance du site et du prieuré.56 Il eut vite photographié la région
et l’institution. L’acuité de son regard et ses facilités de plume lui permirent
d’en dessiner bientôt un tableau, que ne démentiront guère ceux qui vécurent
au prieuré de Binson dans les années 1930. Le 6 novembre, il expliquait à
Louis Micolon.
“Port-à-Binson est un village sur le bord de la Marne, d’où son nom de
Port. Il est à une centaine de kilomètres de Paris, à une trentaine de
Reims (nous faisons partie de ce diocèse), sur la ligne Château-Tierry-
Epernay, car Binson a sa gare, petite gare comme La Pacaudière. La
Marne coule lente et sinueuse (assez grosse ces temps, puisqu’elle a dé-
bordé et envahi assez loin les terres avoisinantes) dans une plaine pas
très large, sorte de couloir, entre deux chaînes pas très élevées de col-
lines agrémentées de forêts nombreuses et touffues (ce ne sont pas les
sapins de la ville !) et de vignobles. Quelques prairies, mais beaucoup de
riches cultures. Dans la campagne champenoise, les villages sont très
rapprochés, les fermes plutôt isolées. Les gens sont donc des fermiers
presque tous aisés, mais, en conséquence, très matérialistes, sans haine
contre la religion, mais ne pratiquant pas par respect humain, parce que
ça ne se fait pas et qu’ils sont très heureux sans cela, leurs conditions de
vie matérielle étant bonnes. Pas de foi, pas de vie religieuse, souvent
grande immoralité et surtout ignorance misérable de toute idée reli-
gieuse. Les curés ici ont trois, cinq, sept paroisses comptant parfois 12,
20 ou 4 paroissiennes. Quant aux paroissiens ??? Tiens, écoute cette
historiette. Un curé enseigne aux enfants du catéchisme que Dieu est un
pur esprit. Le lendemain, il interroge l’un d’eux sur cette même question,
nature de Dieu, et il lui souffle : Dieu est un, est un pur. Et l’enfant de
répondre : Ah oui, Dieu est un pur-sang !!! Et comme cela, ou plus tristes
encore, les curés en citent à foison.
“Il y a donc beaucoup de travail à faire. Revenons à notre prieuré. Il est à
800 m du village de Port-à-Binson sur la route de Reims, au pied d’une
des chaînes de collines dont je t’ai parlé plus haut. Contre les murs du
prieuré s’abrite un cimetière militaire. Le prieuré comprend une ferme
de 50 hectares, indépendante de lui du reste, qui deviendra bientôt sans
doute, l’école agricole. Le prieuré est clos, et à l’intérieur comporte un
vaste parc boisé, où foisonnent les lapins, une belle terrasse spacieuse,
56 Nous sommes abondamment informés sur cette année de noviciat par les carnets de
Francisque A 3 et B 1, par ses lettres à sa sœur Janine et à son ami Louis Micolon, enfin par le
récit manuscrit “Journal du Noviciat, 1930-1931” (Archives provinciales salésiennes, Paris),
qui compte exactement 100 folios non paginés, 210 x 160 mm. Pour notre bonheur, les folios
de ce Journal sur les journées importantes du 17 au 23 septembre 1931 ont été écrits par Fran-
cisque lui-même dans le style oratoire qui lui était naturel.

3.5 Page 25

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La preparation salesienne de Francisque Dupont 311
dominant la nécropole des morts de la guerre et la vallée de la Marne, le
village de Port ... On a une vue magnifique de cette terrasse, très plate,
où l’on peut faire des parties épiques de drapeau, etc. ... La maison est
vaste, construite en pierres blanches et sur le modèle de l’ancienne ab-
baye bénédictine qu’il y avait là avant guerre. Cette abbaye de jadis
longtemps désertée par les moines était un noviciat des Pères Blancs.
Détruite par la guerre, la voilà ressuscitée et devenue noviciat salésien. Il
y a un beau cloître vitré, une magnifique chapelle, cette dernière et le
cloître ont été classés par les Beaux-Arts. Intérieurement, la maison res-
semble fort au séminaire St Joseph. Pour le moment, il y a 14 novices,
plus une dizaine d’enfants dont le nombre grossit chaque jour. On pense
faire de la maison une école avant tout secondaire pour former des
prêtres, des futurs prêtres pour le diocèse de Reims (il en a tant besoin) ;
il y aurait aussi des classes primaires ...”.57
En août et septembre, les novices étaient mis à contribution au fur et à
mesure de leur arrivée. Il leur fallait aménager la maison, qui venait à peine
de s’ouvrir. Le P. Victor Dauvier, directeur, s’y employait le premier. Ce
prêtre de cinquante ans, finaud, cultivé, bon orateur, petit de taille, mais vi-
goureux, ne craignait pas de retrousser ses manches et sa soutane pour dé-
broussailler le parc et transporter du matériel. Il sera secondé par le P. Amans
Genieys (venu de Melles), maître des novices, le P. Pierre Chevet, catéchiste
(surtout musicien et homme de lettres), le P. Noël Noguier de Malijay, confes-
seur (le Père Noguier mourut malheureusement dès le 21 décembre et ne fut
pas remplacé), ainsi que par le jeune débrouillard Camille Hardy, 25 ans, frais
émoulu de La Navarre, où il venait de faire profession. Ces aides étaient
d’abord au service du noviciat, seule raison d’être de la nouvelle œuvre en
septembre 1930, quand on annonçait l’un après l’autre l’arrivée des premiers
élèves, dont le nombre n’égalera celui des novices (14) que le 14 décembre.
Les résolutions d’entrée au noviciat salésien
Le 13 septembre, premier jour de la retraite d’introduction au temps de
noviciat proprement dit, prêchée par les PP. Dalloz et Chevet, Francisque re-
prit l’un de ses carnets intimes, pour y inscrire ses décisions d’“apprentissage
à la vie religieuse”. Il lui fallait forger en soi un être religieux digne de son
titre. Sa longue méditation débusqua sans pitié les faiblesses de son âme. Si
tout se passait bien, son noviciat s’achèverait par des vœux, dont celui de
pauvreté. Il prenait immédiatement très au sérieux un “esprit de pauvreté”,
57 A Louis Micolon, Prieuré de Port-à-Binson, Marne, 6 novembre 1930, Lettres,
p. 215-216.

3.6 Page 26

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312 Francis Desramaut
dont il ne s’était jamais beaucoup soucié jusqu’alors. Les travaux manuels en
honneur autour de lui ne convenaient que médiocrement à notre grand rêveur.
A St-Gildas, à St-Joseph, et même au postulat, une domesticité rétribuée assu-
mait des tâches, qui incombaient aux novices de Binson. L’installation y lais-
sait beaucoup à désirer. Pendant plusieurs mois, le dortoir se réduisit à deux
rangées de lits : pas d’armoire personnelle (les armoires arrivèrent le 6 mars
1931), pas de rideaux entre les couchettes, un long évier servant de lavabo
pour tous, etc...
Donc.
“1er point. La Pauvreté, la divine pauvreté. Comment aurai-je l’esprit de
pauvreté au noviciat ? 1°) Faire avec joie, sans murmurer, ni me
plaindre, promptement, de mon mieux, mes emplois, m’en acquitter avec
conscience, en esprit de foi, d’apostolat, pour Dieu et les âmes, par cha-
rité, pour “réaliser” mon idéal. - 2°) Ne pas me plaindre : table, matériel,
temps et température, vêtement ; (ne pas me plaindre) de toute pauvreté
matérielle, intellectuelle, morale, etc. - 3°) Rendre service à tous, pour
quoi que ce soit, volontiers, avec le sourire sur les lèvres, la joie au
fond du cœur ; chercher les occasions de rendre service, prendre les
bonnes et justes initiatives - 4°) Ne plus penser aux richesses et plaisirs
du monde. Ne plus les regretter, encore moins les envier ou les aimer
secrètement ; les sacrifier et les oublier avec joie et amour. Da mihi
animas et coetera tolle”.
Et il terminait sa page sur la pauvreté par la double sentence soigneuse-
ment détachée du reste : “Servir ses frères. Servir le Maître”.
Ce même jour, il se retrouvait face aux anciens désirs de célébrité, qui,
par moments, le travaillaient encore. Il se disait à lui-même : “Il faut beau-
coup souffrir pour acheter un nom, une heure de gloire, quelque temps de cé-
lébrité. Du reste, qu’est-ce qu’il y a au fond de tous ces applaudissements,
louanges, que donne le monde ? Qu’est-ce qu’il en reste ? Peut-on en jouir
seulement ? En tout cas, on ne peut les faire durer. Le monde ne paie pas les
longues souffrances qu’il impose à ceux qu’un temps il loue, applaudit, cé-
lèbre. L’Autre Maître paye mieux”. “Notre gloire est une conscience droite”,
assurera-t-il peu après.
Il débouchait sur l’esprit d’humilité, antithèse de l’orgueil, défaut qu’il
combattait sans merci depuis trois ans.
“Résolutions. Avoir l’esprit d’humilité. 1°) Aimer Dieu avant tout, la
sainteté avant la science. - 2°) Ne pas désirer, aimer, rechercher les em-
plois, charges de 1er choix, les fonctions où l’amour-propre trouve sa
nourriture. - 3°) Aimer tous mes confrères (il soulignait ces trois mots),
rechercher les humbles, les petits, les aimer davantage. Etre plus ai-
mable, serviable, bon avec eux. - 4°) Ne pas me moquer, critiquer, ni

3.7 Page 27

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La preparation salesienne de Francisque Dupont 313
avoir du dédain, du mépris, pour ceci, cela, ou pour ceux-ci, ceux-là. -
5°) Ne pas accepter, rechercher, aimer les compliments, mais accepter
avec joie, amour, les reproches. - 6°) Ne pas me tourmenter des défaites,
humiliations, échecs”.
Il détachait à la suite : “Porter ma croix. Aimer ma croix. Vive la Croix
de Jésus.”, devises qui, assumées alors en pleine lucidité, le mèneraient loin,
très loin.
Francisque revenait ce 13 septembre sur son souci permanent.d’“avoir
une personnalité”. Dans un esprit très scout, il alignait une série de “résolu-
tions” adaptées à son cas de novice salésien de Binson.
“1°) Ne jamais remettre au lendemain ou à tout à l’heure, ce qui peut ou
doit se faire aujourd’hui, à l’instant. - 2°) Ne rien faire à moitié, aimer le
travail fini, bien fait, propre, consciencieux. - 3°) Ne pas gaspiller mon
temps. Ne pas traîner, pas de bavardage oiseux, de travaux agréables,
mais tout entier au travail de ma formation. D’abord ce qui me plaît le
moins. Ne pas sacrifier le temps d’étude pour quelque motif que ce soit.
Les heures de travail intellectuel sont des heures sacrées. - 4°) Contrôler
mon travail spirituel, intellectuel de chaque jour. Réaliser chaque jour
quelque chose. Ne pas sauter les difficultés, les résoudre. Faire des sacri-
fices (actes de volonté). - 5°) De la persévérance, du calme. - 6°) Ne pas
esquiver, ni se dérober pour les travaux volontaires, les rechercher avec
joie, les accomplir avec plus de joie”.
Et il détachait cinq mots : “Idéal. Devoir. Sacrifice. Réalisations. Vo-
lonté”, suivis d’une citation caractéristique d’un tempérament qui se veut
“héroïque” : “Il y a une limite aux forces humaines qu’un héros doit toujours
dépasser. Guynemer”.
Le 14, son amour de Dieu se transformait en volonté de le servir, et de le
servir Lui seul avec le maximum de générosité. Surtout pas de demi-mesure.
“Aimer Dieu, c’est répondre à ses avances. Il m’a appelé, Il m’a choisi,
réservé pour une œuvre spéciale (vocation salésienne), il faut que je
réponde à ses avances. Je suis l’élu du Seigneur. Pour se donner à Dieu,
il faut être libre, détaché des biens du monde. Seigneur, détachez-moi
du monde. Attachez-moi à votre service. Au Christ. De toute mon âme.
Un seul maître : Jésus”.
Sous le titre : “Servir Jésus Christ”, il prenait ensuite cinq résolutions
propres à lui faire mieux aimer Dieu seul.
“1°) Ne plus penser aux plaisirs et joies de la vie conjugale, [aux] plai-
sirs sensuels, aux beautés féminines. - 2°) Aimer la vraie Beauté : le
Christ. - 3°) Ne pas avoir peur des exigences de la vie religieuse, du no-
viciat, de Jésus. Les accueillir avec joie et amour. - 4°) Aimer la solitude,
le recueillement, la méditation, la prière, la mortification, le silence. - 5°)
Répondre avec générosité et allégresse aux invitations de la Grâce”.

3.8 Page 28

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314 Francis Desramaut
Un seul mot “Générosité”, souligné deux fois et mis en évidence, termi-
nait ces pages sur l’amour de Dieu .
Les “Résolutions de ma 1ère retraite au noviciat”, écrites en style télégra-
phique, reprendront la plupart de ces idées. En outre, parce qu’il se connaît
bien, il manifestera alors sa volonté d’
“atténuer les mauvais côtés de (son) tempérament de nerveux, trop systé-
matique (nuances, rien de rigide), porté aux extrêmes (équilibre, juste
milieu), passionné (calme, sang-froid, patience, savoir attendre), pessi-
miste (me défier de ma mauvaise humeur, attendre un moment meilleur
pour juger, agir, me décider), défiant (confiance en mes forces et talents,
ne jamais me décourager)”.
“Tout joyeusement et bellement, par amour de Dieu”, concluait-il en
bon disciple de saint François de Sales.58
L’abbé Francisque Dupont parmi ses frères novices
En soutane noire, l’abbé Dupont tranchait dans le groupe des novices.
Son col romain le désigne au premier coup d’œil sur les photographies prises
à Binson. Et il continuera de trancher, même après la prise de soutane de ses
camarades clercs ; car, soucieux de ne pas heurter les sentiments d’une popu-
lation plus ou moins anticléricale, les novices clercs de Binson ne revêtaient
leurs soutanes qu’en de rares et brèves occasions. Binson ne devait pas être
pris pour un “nid de curés”. Quant à lui, arrivé sous le titre de “l’abbé Du-
pont”, il n’était pas autorisé à modifier son identité.
Mais, abbé ou pas, nul, lui le premier, n’aurait pensé à lui créer un ré-
gime particulier. Il accompagnait la troupe, quitte, un jour ou l’autre, à se re-
trouver les chaussures et le bas de la soutane couverts de boue après avoir tra-
versé sous la pluie des champs labourés. La chronique nous apprend que, le
27 novembre,
“il pleut toujours. Malgré le mauvais temps, on s’attaque au bois
ramassé devant le porche de la chapelle. Planches, madriers, restes
de roues, il y en a de toutes les formes, mais pas encore assez pour le
calorifère”.
Francisque fut l’un des ouvriers. Au printemps, il fallut “échardonner”
un champ de blé. Les chardons griffent et collent. Tous les novices furent re-
quis, sauf, cette fois, l’abbé Dupont et le doyen du noviciat, Charles Meule-
58 Carnet B 1, f. 12 v - 18 r, passim.

3.9 Page 29

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La preparation salesienne de Francisque Dupont 315
nyser, invités à “laver des bouteilles” et à “arroser les pins fraîchement
plantés”. Mais on les vit arriver avec un casse-croûte bien venu des tra-
vailleurs.
“Notre vie ? Elle ressemble d’assez près à celle du séminaire, confiait-il,
non sans hésiter, à l’ami Louis Micolon. [ ... ] Allons-y. Lever 5 h 30,
toilette. - 6 h. méditation à genoux à la chapelle. - 6 h 30, étude de spiri-
tualité. - 7 h, messe avec prières du matin, action de grâces. - 7 h 45, dé-
jeuner. - 8 h, emplois en silence, c’est-à-dire travaux manuels, nettoyage,
balayage des salles, chambres de Pères, lavage de la vaisselle, etc. - 8 h
30, 2 cours d’une heure chacun. - 10 h 30, récréation très animée. - 10 h
45, étude. - 11 h 40, visite au Saint Sacrement, examen particulier. - 12 h,
dîner (on lit à table le P. Lenoir, aumônier des marsouins). - 12 h 30,
visite au Saint Sacrement, vaisselle, récréation. - 13 h 30, lecture spiri-
tuelle (on a lu Solitude et union à Dieu de Mgr Lavallée). - 13 h 45,
étude. - 14 h 15, deux cours de trois quarts d’heure. - 15 h 45, chant. -
16 h 15, goûter, corvée de pommes de terre. - 17 h, étude. - 19 h, cha-
pelet, salut du Saint Sacrement. - 19 h 30, souper. - 20 h, vaisselle et ...
(mais on n’a pas encore commencé) cercles spirituels (c’est parler de
Dieu, de questions spirituelles, religieuses par groupes). - 20 h 45,
prières, mot du soir, coucher”.
Après avoir ainsi détaillé l’horaire quotidien du novice (très instructif
pour nous, qui vivons une époque bien différente), Francisque continuait en
donnant à son ami une certaine idée du contenu de ses temps d’étude ou de
classe durant les premiers mois.
“Qu’est-ce que l’on fait au noviciat ? 1°) Beaucoup de spiritualité, étude
de la Perfection chrétienne, gros ouvrage du P. Rodriguez, étude du
Combat spirituel de Scupoli, l’Introduction à la vie dévote, lecture de
livres de spiritualité (R. P. Plus, etc. ...) - 2°) Etude détaillée des Constitu-
tions de la Société. - 3°) Cours pour entretenir ses notions de latin, de
français et de grec (Pères de l’Eglise en latin, Evangile de Saint Luc en
grec, beaucoup de Novum en latin, Bossuet en français). - 4°) Des cours
de liturgie, de chant grégorien, d’Ecriture sainte, de catéchisme (pour
nous préparer à la philosophie et à la théologie). - 5°) Des cours de lec-
ture, diction, théâtre, politesse. - 6°) Des cours de pédagogie salésienne. -
7°) Des cours d’italien (pour nous permettre de lire les grosses vies de
Don Bosco, les documents du chapitre supérieur et des Recteurs ma-
jeurs). Ajoute à cela les exercices spirituels, les travaux manuels, récréa-
tions, promenades des jeudis et dimanches, tu as une idée de notre vie”.59
Francisque n’était pas homme à se contenter en spiritualité des œuvres
certainement estimables, mais datées du Père Rodriguez, de Lorenzo Scupoli,
et même du Père Plus, vulgarisateur très goûté des saintes âmes françaises au
59 A Louis Micolon, même lettre, 6 novembre 1930, Lettres, p. 216.

3.10 Page 30

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316 Francis Desramaut
cours des années 20 et 30. Les citations de ses carnets le montrent curieux et
parfois enthousiaste de Sœur Elisabeth de la Trinité, de Pierre Poyet, d’un ar-
ticle du P. Sertillanges, de sentences de Thérèse Neumann, d’un discours du
Père Bellouard lors d’un Congrès du Recrutement sacerdotal à Nancy, beau-
coup de l’Histoire du Christ de Giovanni Papini (dont il recopiait de sa très
petite écriture des pages entières), à de nombreuses reprises de la Prière de
toutes les heures (1ère, 2ème, 3ème séries) du Père Charles, s.j. (des pages en-
tières là aussi). Un jour, il se jeta sur le livre de l’abbé J. Toulemonde, Les
nerveux (Bloud et Gay), qui, jugeait-il non sans raison, l’aiderait à mieux
vivre. Il étudia le classique de Jules Payot, L’éducation de la volonté et par-
courut la vie de Pie X par René Bazin.60
Et, bien entendu, il recueillit des pensées de don Bosco, fort simples,
mais que Francisque prenait au sérieux, comme s’adressant à lui-même. Par
exemple : “Tu ne sais pas encore ce que c’est que l’obéissance”. - “Etudie
bien ce que c’est que l’humilité et la charité”. - ”Plus d’actes et moins de pa-
roles”. - “Tu peux faire et tu ne fais pas, renonce à la paresse”. - “Travaille
davantage pour le ciel et tu progresseras dans l’étude”. - “Pourquoi crains-tu
la fatigue ? Ne sera-t-elle pas récompensée ?”. - “Cherche un véritable ami. Si
tu le trouves, écoute ce qu’il te dit”. - “Ne deviens pas saint tout d’un coup”. -
“Que rien ne te trouble, tout passe”. Etc. Probablement à la suite d’un cours
de spiritualité salésienne, il nota “4 formules d’apostolat selon Don Bosco”.
C’était des principes d’homme d’action au sein de la “planète des jeunes” très
variée et souvent bruyante :
“1) Le bien fait du bruit, et le bruit fait du bien. - 2) Faire le bien que
l’on peut, avec les moyens que l’on a. - 3) Le travail est une prière. -
4) Ne pas craindre le nombre, tirer les élites de la masse”.61
Francisque avait plusieurs cordes à son arc. Il ne manquait pas d’inspira-
tion, et, par sa plume facile, surclassait aisément ses confrères. Il leur en im-
posait par un style dégagé des formules scolaires. Le chroniqueur et la direc-
tion de Binson s’en aperçurent vite. Si bien que son nom apparaît à plusieurs
reprises dans le Journal du noviciat.62 Il nous apprend que, le 1er octobre,
“on se prépare ferme à un devoir sur la méditation que le P. Genieys
nous a chargés de faire. Qui en mettra le plus ? Il paraît que Monsieur
Dupont en a écrit jusqu’à dix pages ...”.
60 Ces lectures d’après les Carnets A 3, f. 23 v - 36 v et B 1, f. 31 r - 34 r.
61 Carnet B 1, f. 31 r et 32 v.
62 Les références (implicites) à ce Journal non paginé sont toujours ici celles de la date
de l’événement.

4 Pages 31-40

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4.1 Page 31

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La preparation salesienne de Francisque Dupont 317
Etc. Francisque n’avait pas perdu son temps. Le lendemain, le sort voulut
qu’il fût l’un des quatre à lire sa prose “devant la classe réunie, avec un peu
d’émotion dans la voix”. Le 14 novembre, lors de la création des deux “cercles
spirituels”, l’“Abbé Dupont” fut très naturellement élu président du cercle
Sacré Cœur de Jésus. Le 18 novembre, l’arrivée du Nécrologe salésien en
langue italienne, qu’il faudra lire en français chaque soir dans la salle à
manger, n’inquiète pas “Monsieur Dupont et Monsieur Dinocourt”, qui “sont
de grands amateurs d’italien”. Le 21 novembre, fête de la Présentation soi-
gneusement marquée au noviciat, lors de la séance dite “académique” (adjectif
dérivé de l’italien accademia), “on remarque surtout le “Petit mot sur la Fête”
de Monsieur l’abbé Dupont. Le grand Bossuet ne l’aurait pas désapprouvé”
(sic !). Le 28 décembre, Francisque présenta les vœux des novices au P. Ge-
nieys, qui fêtait le lendemain son jubilé d’argent sacerdotal. Il était heureux.
Le 11 janvier, il écrivait à l’ami Micolon : “Nous avons eu le jubilé de notre
Père Maître ... Je suis très heureux chez Don Bosco”.63 Retrouvons le Journal
du noviciat un instant abandonné. Le 23 janvier, après un film de Rin-tin-tin, le
sympathique chien policier des films muets de l’époque, le chroniqueur céda,
cas unique, non pas sa plume (car il écrivit lui-même le texte), mais l’inspira-
tion et la rédaction à Francisque, quitte à signer le morceau de son nom. Li-
sons-le, au moins pour briser la monotonie de cette (édifiante) énumération.
“L’humanité qui n’est pas trop dépravée a de secrets penchants pour ces
dévoués et intelligents serviteurs à quatre pattes, que la Providence nous
a donnés. Et quand ces bonnes bêtes de chien font preuve d’une intelli-
gence remarquable et d’un audacieux courage pour sauver leur maître en
danger, ce n’est plus de la sympathie, c’est presque de l’engouement.
C’est du moins ce que donnèrent à penser les applaudissements des en-
fants. Et je suis sûr que Rin-tin-tin a gagné toute leur estime, et que, pour
eux, il ne peut pas y avoir de chien plus brave et plus fidèle que lui. Je ne
sais pas s’ils ont tiré de ce film qui les fit trépigner et crier quelques le-
çons morales. Il en comptait au moins deux. Les gens que l’on méprise
sont parfois ceux qui doivent un jour ou l’autre nous rendre le service le
plus signalé de notre vie ou nous réformer le jugement à nos dépens.
Voilà pour la première. Et la seconde, c’est qu’en éducation, la violence
ne sert de rien. La Fontaine a dit [en substance] : Douceur fait plus que
force et rage. Nous pourrions ajouter : affection. J’en ai pour garant cer-
tain chien d’Amérique ... Ces leçons, surtout la dernière, ne seront peut-
être pas inutiles à un novice salésien. Comme quoi le cinéma complète
sa formation”. Abbé Dupont.
Le chroniqueur nous apprend inopinément dans son récit sur le Mardi-
Gras (17 février) que Francisque était instrumentiste. Le “Chant du départ”
63 A Louis Micolon, Port-à-Binson, 11 janvier 1931, Lettres, p. 217.

4.2 Page 32

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318 Francis Desramaut
pour le jugement du malheureux Bamboula avait été confié en cette triste cir-
constance à deux clarinettes (Crindal et Perro), un trombone (Poulmarc’h) et
un baryton, “l’abbé Dupont”. Le même abbé Dupont avait vraisemblablement
organisé la séance récréative du jour. En effet, à lire le chroniqueur,
“la gaîté fut à son paroxysme lorsque, dans la jolie scène comique : “Les
murs ont des oreilles”, le lit de M. Perro dégringola à deux reprises, à
l’improviste, avec son contenu, M. Perro lui-même, mais sans dommage
grave, laissant toutefois le soin à l’acteur de se tirer d’affaire, en inven-
tant à tel point que le souffleur, Monsieur l’Abbé Dupont, ne se retrouva
plus dans son manuel, à force de rire”.
Le grand événement théâtral de l’année de noviciat fut la représentation
de la Passion du Christ les 22 et 29 mars. Le P. Genieys, qui avait fait jouer la
Passion plusieurs fois à Melles, hésitait encore, début février, sur les possibi-
lités d’une reprise à Binson, maison tout juste ouverte, sans les assises d’une
œuvre bien formée pour la salle elle-même, la scène, les lumières, les cos-
tumes, les décors appropriés, avec une douzaine de novices et un petit groupe
d’enfants inexpérimentés. L’entreprise était assurément téméraire. Mais, di-
sait-il au lendemain de la première séance, il avait cédé aux désirs de sa jeune
troupe. D’ailleurs, l’un des novices avait déjà interprété Jésus à Melles
l’année précédente. N’était-ce pas l’essentiel ? Un ami de la maison avait
fourni planches et boulons, le socius Camille Hardy s’était improvisé électri-
cien ; la mère de l’abbé Gerin, familier de Binson, et les religieuses de la
maison avaient confectionné des costumes rouges, roses ou bleus, des cha-
peaux, des écharpes, taillés dans des étoffes arrivées du Nord ou de Bretagne ;
la sœur d’un futur salésien avait peint des décors, deux novices s’étaient
promus fabricants de lances et d’épées (de bois), un ami, fabricant de san-
dales, etc.
La Passion consistait en une série de tableaux : le Sanhédrin, la Cène, le
tribunal de Caïphe, le prétoire de Pilate, le Golgotha, enfin Mater dolorosa.
Des chants et des morceaux de musique (violon) remplissaient les entractes.
Francisque avait été chargé des rôles de St Pierre, de Pilate et de la Vierge
Marie. Il s’était adapté et avait même réclamé des bas blancs à sa sœur Janine
pour cacher ses jambes poilues.
Cette Passion lui avait plu. “Nous avons joué avec toute notre âme”, af-
firmait-il à sa sœur, quelques jours après la deuxième séance. Le texte suivait
l’Evangile, surtout celui de St Jean, souvent presque mot à mot.
“Il y a de belles scènes, expliquait-il. Celle de la rencontre de Judas et de
Pierre, Judas va se damner, se pendre, Pierre vainement l’en empêche. Il
y a alors une belle prière de St Pierre au Christ et à la Vierge, prière de
repentir, de remords. La Cène est aussi une scène très touchante, ainsi

4.3 Page 33

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La preparation salesienne de Francisque Dupont 319
que le crucifiement. L’interrogatoire chez Pilate est très dramatique : il y
a des altercations violentes entre les membres du Sanhédrin, les grands
prêtres et Pilate qui veut sauver Jésus. La scène prend un caractère très
tragique, quand Pilate interroge la foule du haut d’un balcon et montre
Jésus flagellé, couronné d’épines”.
Son récit revenait alors un peu en arrière.
“Il y avait aussi une belle scène, celle de la condamnation de Jésus au
Sanhédrin : Nicodème quitte avec indignation le Sanhédrin et défend
Jésus en présence de tous ses ennemis ; il interpelle vivement Judas qui
arrive à ce moment vendre son Maître. Dans une autre scène, on voit
Judas réapparaître au Sanhédrin et regretter son acte inique ; le Sanhé-
drin ne veut pas l’entendre ; alors, Judas, dans une hallucination, se
voit maudit, il voit Jésus crucifié, il se voit emporté par des démons,
il comprend toute la grandeur de son crime, mais n’a pas le courage de
se repentir”.
Public “sympathique” de 300 à 400 personnes chaque fois, remarquait-il
au passage, et qui “aura été remué, impressionné”.
Bon connaisseur de la curiosité féminine, Francisque rendait compte à
sa sœur de ses trois tenues.
“Pour faire Pilate, j’avais une grande robe blanche à revers rouge, un
bandeau au front rouge, tes bas et pantoufles, mais teints en rose clair,
une écharpe rouge sur les épaules ; pour faire St Pierre, une barbe et des
moustaches noires, une robe bleue et écharpe rouge ; et, pour faire la
Sainte Vierge, robe bleue, voile d’un bleu plus foncé et un autre tout
blanc sous le premier, dépassant légèrement sur le front”.
Et il ne pouvait s’empêcher de poursuivre sa lettre à Janine par le dessin
de la dernière scène, où lui-même avait tenu le rôle principal. Cette scène
l’intriguait à coup sûr.
“Le drame se terminait sur le tableau “Mater dolorosa”. Assise au pied
de la croix, la Vierge tient Jésus mort sur ses genoux, et d’une main
montre le Ciel que son visage regarde douloureusement. Nicodème et St
Jean sont près d’elle, soutenant l’un la tête, l’autre les pieds de Jésus.
Pendant ce temps, la chorale chante un morceau...”.64
Finalement, la réussite fut complète. Le 29 mars, après la deuxième
séance, Francisque écrivit au P. Genieys, parti prêcher une retraite à Caen, la
carte signée par tous les novices exprimant leur joyeuse satisfaction.
Le 6 avril, lundi de Pâques, promenade de la journée jusqu’à Dormans, à
pied bien entendu. Comme le Père Maître préférait voyager en train et que le
64 A Janine, du Prieuré de Binson, 4 avril 1931, Lettres, p. 36-37.

4.4 Page 34

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320 Francis Desramaut
socius Camille Hardy s’était foulé une cheville, le groupe fut confié à l’abbé
Dupont. Il en prit la tête et, à la fin du pique-nique au château de Dormans,
alors confié aux Pères des Missions Etrangères de Paris, se vit offrir un café
par les Pères. Il l’accepta sans se faire prier. Avantage d’une position sociale
éphémère ... Entre le 7 et le 12 avril, les novices eurent leur retraite pascale
prêchée par le P. Hippolyte Faure. Le 12, jour de la clôture de ces exercices,
“à la fin du repas, écrivit le chroniqueur, Monsieur l’abbé Dupont
adressa nos sincères remerciements au Père Faure, qui, avec sa simpli-
cité toute salésienne, jointe à sa gaîté, nous a montré les beautés de notre
vie de demain, sans en cacher les difficultés, et nous a décidés à nous
donner tout entiers à Jésus par une conversion complète et définitive”.
Le 23 avril, on procéda au tirage au sort des “prédicateurs” du mois de
Marie. Au cours de ce mois, chaque novice devrait, un jour ou l’autre, prêcher
sur Marie devant le Père Maître et ses collègues. Charles Meulenyser ouvrit
la série, le 2 mai, par un sermon sur Mater amabilis. Le 12, ce fut au tour de
Francisque. A partir de la formule Stabat Mater dolorosa, il prêcha sur la
souffrance. Son discours a été conservé. Il commençait :
“Mes Amis. Le Calvaire est une école. Debout, près du gibet où agonise
son Fils, une femme, par sa seule attitude, sans une seule parole, donne au
monde la plus belle leçon qu’il ait jamais reçue sur l’art de souffrir...”.65
Notre futur martyr aura dans sa courte vie cent fois médité et fait mé-
diter sur la croix et la souffrance.
La construction intérieure du novice Francisque
Le discours du 12 mai était un faible écho du travail intérieur de Fran-
cisque. Sa lettre du 6 novembre 1930 à l’ami Micolon, après avoir décrit l’ho-
raire journalier du noviciat et le programme de vie des novices, continuait :
“Mais surtout, on doit se travailler le caractère (et c’est pas commode),
mais tout cela se fait dans la joie, sans aucune gêne, sans rien de com-
passé, de solennel, de guindé. (...) On doit apprendre à vivre en bon
religieux salésien, prendre de solides habitudes de vie salésienne par-
faite, apprendre à pratiquer les vœux de pauvreté, obéissance, chasteté.
Travail personnel surtout. A nous de nous imposer nous-mêmes des sa-
crifices, à nous de susciter des occasions (...) Nous avons un Père
Maître, qui est la délicatesse même. Il nous invite toujours, n’impose ja-
mais. Il nous laisse très libres, car il veut que nous nous formions spon-
65 Texte autographe de Francisque reproduit dans le Recueil, p. 56-58.

4.5 Page 35

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La preparation salesienne de Francisque Dupont 321
tanément. Pas de coulpe, pas d’humiliations. Bref, l’obéissance y est
douce, les Pères sont très bons, s’intéressent beaucoup à nous et nous
soignent bien...”.66
Francisque organisa donc lui-même méthodiquement sa construction in-
térieure par des résolutions et des examens de conscience détaillés, dont les
traces subsistent dans deux de ses carnets intimes.67
Jamais, il n’avait pensé devoir se prendre simplement tel qu’il était, avec
ses déterminismes psychologiques ou sociologiques. En d’autres temps, on
ignorera trop facilement l’importance des idéaux dans la construction de soi.
Depuis 1926 Francisque poursuivait, avec plus ou moins de bonheur, il est
vrai, un idéal vivant qu’il gardait fixé dans l’âme. Il serait prêtre salésien,
c’est-à-dire prêtre à l’image de don Bosco. Tout homme a la faculté de créer
en soi la liberté intérieure qui lui permettra de se construire lui-même. Fran-
cisque poursuivra donc énergiquement à Binson un travail sur soi largement
commencé à Saint-Gildas et à Melles, où il s’était regardé sans complaisance,
conscient à la fois de ses faiblesses et de ses avantages. Il continuera de
peiner pour se construire intérieurement, en réfléchissant à sa relation à lui-
même, à sa relation aux autres, à sa relation au monde et surtout à sa relation
à Dieu. Notre novice trouvait son bonheur dans cet exercice multiple, que
d’autres estimeraient crucifiant.
A partir du mois de janvier, il entreprit d’améliorer ses examens de
conscience, en l’occurrence des “examens particuliers”, propres à le faire pro-
gresser sur des points précis. Cet exercice s’appuie essentiellement sur des
examens quotidiens et vise à mettre l’âme en état de vigilance latente et per-
manente vers le but choisi, disent les maîtres spirituels depuis Ignace de
Loyola. Probablement à l’aide d’un ouvrage de spiritualité, Francisque écrivit
un jour de noviciat un “Exemple d’examen de conscience pour l’état de tié-
deur”, très éclairant sur ses propres examens de conscience avant ses confes-
sions générales.68
En janvier 1931, pour “mieux entrer dans l’esprit du noviciat”, il ins-
crivit parmi diverses résolutions énergiques “2°) Mieux soigner (l’) examen
particulier ; noter victoires, défaites” et passa aussitôt à la réalisation.
Ses examens particuliers de janvier, centrés sur l’obéissance, couvrirent
deux pages en vis-à-vis de son carnet : à gauche douze questions, et, à droite,
un tableau relevant, pour chaque jour du mois et à l’aide de signes appropriés
(n = neutre, + = acte posé de vertu, - = défaillance), les victoires et les dé-
66 A Louis Micolon, Binson, 6 novembre 1930, Lettres, p. 216.
67 Carnets A 3 et B 1.
68 Carnet B 1, f. 28 v - 30 r.

4.6 Page 36

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322 Francis Desramaut
faites pour chacune des douze questions. C’était, en ce mois de janvier : 1°)
Partout où je devais être ? - 2°) Ai-je fait toujours ce que je devais et en son
temps ? - 3°) Dans quel esprit l’ai-je fait ? De quelle manière ? par routine ?
promptement ? joyeusement ? en esprit de foi et de pénitence, de toute mon
âme, scrupuleusement, aveuglément, avec amour ? - 4°) Silence. - 5°) Com-
ment je m’acquitte de mon devoir d’état ? de ma charge, de mon emploi ?
- 6°) Prévenir les désirs, les volontés des supérieurs, l’obéissance à la grâce.
- 7°) Fidélité à mes résolutions particulières. - 8°) Est-ce que je discute les
ordres donnés intérieurement, extérieurement ? - Me suis-je permis quelque
critique directe, indirecte ? - 9°) Ai-je toujours montré estime pour les ordres
donnés ? - 10°) Seul, sans être vu, obéis-je aussi bien ? - 11°) Grande fidélité
aux Règles, au Règlement, aux pratiques de piété du noviciat. - 12°) Ai-je
demandé toujours les permissions ?
Son intention était d’organiser ses examens particuliers selon ce modèle
pour tous les mois à venir du noviciat. En février, il passa à l’humilité (10
questions), en mars à la mortification (8 questions), et, en avril revint à l’hu-
milité (10 questions). En mai, les examens portèrent sur la charité (8 ques-
tions), en juin sur la douceur (pas de questions particulières), en juillet sur la
volonté (pas de questions particulières), en août-septembre sur les constitu-
tions (pas de questions particulières). Cet épouillement quotidien ne nous
émerveille peut-être pas beaucoup aujourd’hui. Toujours est-il que Francisque
organisait sa vie spirituelle avec une extraordinaire minutie. Et la disparition
des “questions particulières” à partir du mois de juin témoigne d’un retour à
la normale qui rassure. L’élan des premiers mois avait fléchi à partir d’avril.69
En tout cas, le novice Francisque avait, reconnaissons-le, de janvier à sep-
tembre, organisé avec un extrême sérieux sa difficile construction intérieure.
Un jour vint où il voulut prendre les décisions indispensables à un avenir
spirituel, qui, dans son esprit, devrait être celui d’un “saint”. Il ne craignait
pas le mot. La sainteté faisait partie de son idéal. Lors de la retraite de sep-
tembre 1931, sous le titre général de “Résolutions de Noviciat pour ma vie re-
ligieuse”, il s’attaqua violemment (dans deux carnets différents, ce qui com-
plique la vérification) à son orgueil, à sa sensualité, à son égoïsme, à sa légè-
reté et à sa paresse. Cueillons dans les pages longues et serrées tracées alors
quelques éléments significatifs, quoique toujours à l’emporte-pièce. Fran-
cisque entend ne rien faire à moitié. Tenons-nous le pour dit, surtout si, par-
fois, il nous semble dépasser les bornes du “raisonnable”, notamment dans le
paragraphe qui suit.
69 Carnet B 1, f. 19 r - 22 r.

4.7 Page 37

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La preparation salesienne de Francisque Dupont 323
“Fuir avec soin toutes les occasions du péché. Donc modestie des yeux,
de la langue, des oreilles, de tous les sens. Surveiller mon cœur. Sacrifier
à l’âme : plaisir intellectuel, curiosité intellectuelle, désir de savoir, com-
pagnie, postes, charges, plaisir des yeux, des oreilles (spectacles, mu-
sique, littérature). Fuir comme la peste le monde. Haïr le monde, même
sa famille. Me défier du monde, de ses sophismes, de ses maximes, de
ses promesses, de ses appâts. Combattre mes mauvaises tendances, mes
défauts dominants : orgueil, sensualité, égoïsme, légèreté, paresse. Lutte
sans cesse, énergique contre ces inclinations perverses”.
Sa sensualité venait d’être prise à partie. Il continuait :
“Je briderai mon imagination et lui interdirai tout ce qui de loin ou de
près pourrait blesser la belle vertu. Je m’interdirai les rêves ambitieux et
la rêverie, absolument. Je combattrai les trois concupiscences dont parle
St Jean (...) Je veillerai le jour et la nuit. Je serai prudent comme le ser-
pent, simple comme la colombe. Je ne raisonnerai jamais avec la pas-
sion, avec mon intelligence, ma nature, toujours prête à discuter devant
le sacrifice, à se dérober, à chercher un prétexte pour s’excuser, devant le
vice toujours prêt à se couvrir du manteau de l’innocence”.
Il s’attardait sur son orgueil.
“Ne pas être présomptueux. Me défier de moi-même, de mon orgueil qui
aveugle mon esprit, cache mon état d’âme, ma faiblesse, ma pauvreté,
ma misère spirituelle, qui me trompe sur mes réelles possibilités, qui
exagère mes possibilités de bien, qui ne sait pas reconnaître et voir mes
possibilités de mal, mes vices d’esprit et de cœur, mes défauts, mes pas-
sions, me méfier de mon orgueil intellectuel, de mon orgueil de juge-
ment, d’un manque de souplesse de caractère, de volonté, d’obéissance ;
me méfier de mes audaces imprudentes, d’un zèle intempestif...”.
Antithèse de l’orgueil, il développait en lui-même une volonté abrupte
de “kénose”, d’immolation totale, d’holocauste brûlant, qui finira par étonner
les témoins de sa vie.
“J’aimerai par dessus tout l’humilité. Je méditerai souvent sur mon
néant, sur mon passé de misère, d’orgueil, de lâcheté. Je rechercherai en
tout l’humilité, l’effacement. J’aimerai les humbles, les effacés, les
simples, les petits, les pauvres. J’aimerai et rechercherai les tâches et les
places obscures. Je chercherai à me faire oublier et mépriser. Je ferai fi
de tout ce que le monde aime, je le mépriserai, je le traiterai, à l’exemple
de St Paul, de bagatelles. Je ne rechercherai pas dans la vie religieuse
à retrouver ce que je veux perdre, quitter, immoler, brûler en faisant
profession de vie religieuse. Je n’y chercherai pas le confort, mes aises,
la gloire, les honneurs, ma volonté, mes goûts, mes caprices, mais j’y
chercherai la mort avec Jésus-Christ pour ressusciter avec Lui. Je ne
chercherai pas les compliments, les encouragements, je les éviterai,
j’accepterai avec joie, les reproches, les difficultés”. Etc.

4.8 Page 38

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324 Francis Desramaut
Dans la construction de soi, il faisait la part belle à la relation à autrui.
Qu’il nous soit permis d’admirer comment, dans sa volonté de vaincre son
“égoïsme”, ce vaillant entendait mener sa vie en communauté.
“Penser à mes confrères. Les aimer surnaturellement. Me sanctifier en
les aidant à se sanctifier. Peser mes responsabilités : je vis en commun, je
dois apporter quelque chose à la communauté dans l’ordre moral. (...)
Me travailler sans cesse, me faire un heureux caractère pour les autres.
Tout à tous, bon, aimable, dévoué avec tous. M’interdire absolument af-
fections particulières, les petites chapelles, les cabales, les clans, etc.
M’interdire de juger mes confrères. Ne juger que par devoir d’état ou par
obéissance, et quand j’y suis rigoureusement obligé par conscience. Ne
jamais médire, calomnier, jamais, jamais. Veiller sur ma langue, sur mes
impressions premières. Pas de confidences : discrétion. Savoir garder des
secrets, si petits ou si lourds soient-ils. Toujours voir le bon côté en tout
et chez tous. Etre optimiste et indulgent (...) Savoir encourager, consoler,
apaiser, unir. Ne jamais diviser, heurter, vouloir régner, vouloir à tout
prix avoir de l’influence. (...) Ne pas être une croix pour ses confrères,
mais un baume, un chaud rayon de soleil. Ne pas se laisser aller à ses
impressions. Ne jamais juger par elles et par l’extérieur d’une personne.
Découvrir tout le bien chez ses confrères et parler de ce bien. Aimer sa
maison, sa famille religieuse, en être fier sans orgueil, sans ostentation,
sans parti-pris, sans étroitesse, mais l’aimer, la vouloir belle, sainte. Etre
large d’idées. Edifier. Ne pas être susceptible, ne pas se froisser, ne pas
se laisser aller à ses idées noires, impressions. Ne jamais prêter de mau-
vaises intentions, même s’il y a de sérieuses raisons pour le croire.
Fermer les yeux sur les petitesses, misères, bassesses de la vie commune.
[Le scout ajoute ici] Etre noble, magnanime, chevaleresque. Ouvrir son
cœur à tous, se faire un grand cœur. Ne pas tenir à ses idées, à ses vues,
à ses goûts. Mettre partout et entre tous la paix, la concorde, la joie Aider
les autres à se comprendre et à s’aimer. Aimer tous ses frères et les com-
prendre. Rapprocher les cœurs entre eux, et de Dieu. Porter les âmes
vers J.C. en rapprochant chaque jour la sienne davantage”. Etc., etc.
Francisque avait évolué depuis le petit séminaire, quand il prétendait à
toutes forces faire partie de l’élite capable d’influencer ses camarades.
Ses maîtres lui avaient, à St-Gildas, reproché sa “légèreté” On ne voit
pas que les responsables salésiens de Melles ou de Binson aient jamais décelé
ce genre de défaut chez Francisque. Toujours est-il qu’au terme de son novi-
ciat il aligna aussi une suite de résolutions sur ce chapitre. Entre autres :
“Ne plus être enfant de caractère. Me tenir dans la pensée de mes fautes
passées, dans un esprit de componction. (...) Ne jamais oublier qu’un re-
ligieux doit sans cesse tendre à la perfection, il ne saurait être léger. Ne
pas confondre dissipation et joie. Avoir une joie mesurée, calme, re-
cueillie, surtout intérieure, la joie qui convient au religieux, au prêtre, à
un homme de Dieu. Ne jamais me départir de ce qui convient à un prêtre
et à un religieux. Me souvenir sans cesse que je porte une soutane, que le

4.9 Page 39

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La preparation salesienne de Francisque Dupont 325
monde est sévère pour la soutane, qu’à tout instant je puis scandaliser,
détourner des âmes de la foi, de la piété, de Dieu, ou accroître leurs pré-
jugés, dédains, haines de la Religion. La gravité ne veut pas dire visage
sombre, caractère morose ; elle s’accorde avec la gaîté, la bonne plaisan-
terie, mais elle est toujours mesurée. Elle traduit une vie intérieure pro-
fonde et une grande union à Dieu. Développer ma vie intime avec Jésus.
Le sérieux, la gravité font les éducateurs, les hommes d’autorité, les
chefs. Penser aux âmes qui me sont confiées. Sans la gravité, je ne puis
leur faire du bien. Penser souvent à la brièveté de la vie, à la rapidité du
temps qui fuit irréparable, du temps que j’ai perdu et bien perdu. Me
souvenir sans cesse que je dois rendre compte de tous les instants de ma
vie, donc ne pas perdre une seconde pour l’éternité. Sourire, mais ne pas
rire. Dignité (souligné trois fois) sacerdotale et religieuse”. Etc.
Enfin, il continuait d’en vouloir à sa “paresse”, dénoncée elle aussi par
l’un ou l’autre de ses maîtres de St-Gildas. L’exaltation habituelle du travail
et de l’activité fébrile dans le monde de don Bosco ne faisait pas bon ménage
avec ce défaut, qui nous semble d’ailleurs avoir disparu dès Binson chez
notre Francisque. En tout cas, il écrivait en bon salésien une multitude de
considérations sur le travail :
“La paresse est la mère de tous les vices, de l’impureté en particulier.
Ma vie ne m’appartient plus : par la profession religieuse, je l’ai donnée
à J. C., à la société salésienne. Je dois donc sans cesse travailler pour
J. C., la société, les âmes. On aura l’éternité pour se reposer, travaillons
ici-bas. Je veux qu’une de mes vertus dominantes soit le travail. Abattre
de la besogne. Ne jamais craindre ma peine, l’effort, le sacrifice. Me
donner, me dévouer. Ne pas écouter ma nature toujours fatiguée. Aimer
passionnément l’étude, le travail intellectuel. Mais tout mon travail dans
l’obéissance. Ne pas travailler pour la gloire, mais pour les âmes, pour
J.C., pour le règne de Dieu. Faire de mon travail une prière, surnatura-
liser mon travail, aimer tout travail, même les corvées. Donner sans
compter. Travailler dès que l’on peut avec les moyens que l’on a, dans
n’importe quelle circonstance. Etre toujours à la hauteur des charges,
emplois, qui me seront confiés. Travail méthodique, calme, persévérant,
humble, surnaturel, confiant, intense. Peu de sommeil : me lever matin,
ne guère dormir plus de 6 heures, jamais plus de 7 heures, à moins
d’ordre des supérieurs ou du règlement de la maison. Ne jamais perdre
une seule occasion de m’instruire. Ne jamais rester inactif plus d’une mi-
nute. Ne pas perdre une minute. Se réserver 1 heure ou 2 chaque jour,
heures sacrées, pour la formation intellectuelle, la formation à son devoir
d’état, sa formation professionnelle, pour enrichir ses connaissances,
s’armer pour lutter contre Satan. Ne rien sacrifier aux études (prépara-
tion sacerdotale). Se rendre chaque jour plus apte à rendre de plus grands
et plus nombreux services à la société. Ne négliger aucun de ses talents.
Ne pas perdre de temps en conversations inutiles (...) Vouloir être une
valeur. Rendre au maximum. Réaliser toutes ses possibilités. Ne pas cul-
tiver sa paresse, l’abriter derrière une fausse humilité. Avoir le zèle des
âmes, travailler en vue des âmes, pour la gloire de Dieu. Travailler dans

4.10 Page 40

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326 Francis Desramaut
l’obéissance, par obéissance, être un homme de devoir, de travail, ap-
porter beaucoup de conscience dans son travail, se souvenir qu’un salé-
sien devrait travailler comme quatre. Prendre conscience de mes respon-
sabilités. Ne jamais remettre à tout à l’heure ce que je puis faire de suite.
Toujours aller au plus dur, au plus difficile. Faire du travail un autel
d’immolation. Ne jamais se reposer, car Satan ne se repose pas. Bien
fixer, préciser sa tâche de chaque jour, la veille au soir autant que pos-
sible. S’examiner chaque jour sur le travail accompli”. Etc.70
De fait, Francisque sera une valeur et travaillera comme quatre. Bien
conscient de ses possibilités et de ses responsabilités, il ira “au plus dur,
au plus difficile”. Il “s’immolera sur l’autel de son travail” sans jamais se
reposer, faisant l’admiration du public, de ses confrères et de ses jeunes
eux-mêmes.
La profession religieuse (22 septembre 1931)
Le 27 juillet 1931, Francisque avait interrogé le confesseur du noviciat
(à la suite du décès du Père Noguier), l’abbé Gerin, prêtre diocésain, ancien
de l’Institut Saint-Paul de Melles, sur l’authenticité de sa vocation religieuse.
“Je m’ouvre de mon passé ténébreux, écrivit-il humblement sur l’un de
ses carnets. Deo gratias ! Malgré mes crises de jeunesse et mes chutes, je
puis poursuivre mon grand rêve et répondre à l’appel divin. Je puis
m’avancer pour faire ma profession religieuse, je puis continuer ma
route, ma marche en avant vers le sacerdoce. Deo gratias !”.
Et, le 4 août, lors d’un pèlerinage à Notre-Dame de la Marne à Dormans,
à la suite d’une confession générale “sérieuse, loyale, très loyale, très bonne
de toute (sa) vie” au même abbé Gerin, Francisque retrouva, assura-t-il,
“la grande paix de Jésus Christ, la grande joie des cœurs purs” et déposa sa
demande de profession. Francisque n’était pas débarrassé de ses scrupules. Le
6 septembre, nouvelle confession à l’abbé Gerin, qui lui ordonnera de ne plus
revenir sur le passé et d’avancer tranquillement.71
Le 14 août, le conseil de Binson (Pères Dauvier, Genieys et Chevet) réuni
pour examiner cette demande, l’agréa à l’unanimité, avec les observations élo-
gieuses : “Piété éclairée, très bonnes dispositions pour le travail intellectuel, ju-
gement droit, généreux devant le sacrifice, heureux caractère, bonne santé” .72
70 Carnets A 3, f. 16 v, 17 r, 20 v, 21 r; et B 1, f. 25 r - 31 v., passim.
71 Carnet A 3, f. 26 v, 27 r, 28 r.
72 Archives provinciales salésiennes, Paris, dossier Francisque Dupont.

5 Pages 41-50

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5.1 Page 41

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La preparation salesienne de Francisque Dupont 327
La retraite de fin du noviciat avait été avancée d’une dizaine de jours (du
4 au 13 septembre) pour permettre à la promotion entrante de terminer son
année de noviciat le 13 septembre 1932. Francisque nous a expliqué ci-dessus
les résolutions générales de vie religieuse qu’elle suscita dans son âme à
partir de ce qu’il considérait comme ses défauts dominants. C’était le résultat
d’une lutte implacable contre lui-même, constante, persévérante, quelquefois
incompréhensible aux esprits moins exigeants et peut-être médiocres que
nous sommes.
Ces prises de position ne lui suffisaient pas encore. Durant les neuf jours
qui séparèrent la retraite terminale de l’émission des vœux, il se regarda en
face et aligna dans un coin de ses carnets une suite dûment numérotée de
“Réflexions et résolutions après ma dernière retraite de noviciat pour ma vie
religieuse”. Les voici dans leur état brut (le lecteur ajoutera mentalement les
articles omis).
“1°) Ne jamais plus braver le feu, manquer de prudence. - 2°) Me sou-
venir que je suis un faible, enclin aux plus lourdes chutes, aux plus basses
trahisons. - 3°) Me méfier de mon impressionnabilité, réfléchir longue-
ment et toujours prendre conseil avant de prendre graves décisions, ne
jamais obéir à mes 1ères impressions. - 4°) Me défier t[ou]te ma vie de
mon esprit orgueilleux, porté à illusions, présomptions, rêves ambitieux. -
5°) Voir dans tout confesseur J. C. ; m’ouvrir à n’importe quel prêtre avec
une entière confiance et la plus grande loyauté et sincérité. - 6°) Devant
tout devoir certain, ne jamais hésiter, raisonner, ne jamais différer accom-
plissement, encore moins céder. Ne jamais rester dans le doute, consulter
supérieur ou confesseur. - 7°) Ne jamais biaiser, tergiverser avec N. S. :
loyal, aller tout droit, obéir à la grâce coûte que coûte et parce que cela
coûte. Ne jamais raisonner avec passion, ni jouer avec danger. Couper
court à t[ou]te tentation. Délicat avec Jésus. - 8°) M’interdire tout rêve
sensuel, de vanité ou d’orgueil, d’ambition, t[ou]te rêverie sentimentale
ou autre. M’attacher à la réalité, au présent, au devoir actuel de t[ou]tes
mes forces. Ne plus rêver, mais agir, réaliser.- 9°) Me faire connaître en-
tièrement de mes supérieurs et confesseurs. - 10°) Ne jamais sous-estimer
un seul point de ma Règle, et sous ce prétexte le transgresser. - 11°) Tenir
t[ou]te ma vie, avec scrupule et une vigilance extrême à mes pratiques de
piété salésiennes, surtout recourir souvent à confession, et me bien
confesser avec précision et g[ran]de droiture. - 12°) Ne jamais me trou-
bler, g[ran]de confiance en bonté, miséricorde et sagesse de Jésus. - 13°)
Je me relèverai t[oujou]rs de mes chutes, défaillances, égarements, états
de tiédeur. - 14°) Ne jamais croire une chose impossible, ne jamais m’ar-
rêter croyant que je suis à bout de mes énergies. - 15°) Je serai un saint si
je veux, si je suis généreux [souligné deux fois], si, au lieu de m’aimer, je
préfère mon Dieu. - 16°) Réaliser coûte que coûte ce programme de vie :
Obéissance, Générosité, Piété, Travail, Sacrifice, Volonté, Humilité”.73
73 Carnet A 3, f. 23 r-v.

5.2 Page 42

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328 Francis Desramaut
Les résolutions 14 et 15 ne peuvent que faire longuement réfléchir qui
connaît la suite de la vie de Francisque
Enfin, le 22 septembre, la promotion 1930-1931 émit sa profession reli-
gieuse. (Ils étaient douze, Briac Gautier avait quitté ; Jean Mével était sur le
point de mourir dans un hôpital d’Epernay). Mais comme, à partir du 17 sep-
tembre, il revenait à Francisque de tenir le Journal du noviciat (avec la
luxuriance de détails qui lui était coutumière), nous lui laisserons le soin de
raconter lui-même l’événement. Il manque toutefois à son récit une particu-
larité, que le biographe s’en voudrait de négliger. Sa sœur de dix-huit ans,
Janine, qu’accompagnait Joséphine Coulpier, était arrivée la veille à Binson
pour communier au bonheur du grand frère parvenu au terme d’une étape dé-
cisive de sa vie. “Tu verras, je serai content de te voir”, lui avait-il écrit
quelques jours plus tôt.74 Nul doute que leurs présences aient ajouté pour lui,
si sensible, un charme supplémentaire à la cérémonie et à toute la journée.
“Mardi 22 septembre. C’est le beau, le grand jour pour les aînés. Dès le
matin, ils sont émotionnés, par suite un peu fiévreux. Le matin, à la
messe de communauté, trois d’entre eux chantent au moment de la com-
munion le cantique de Lepage : “Vois-tu, mon fils ...” (...)
“Après la grand messe, commence la cérémonie si touchante, si impres-
sionnante de la profession. Les novices, qui, dans quelques instants, se-
ront les nouveaux profès, s’agenouillent au banc de communion, et ré-
pondent au questionnaire que leur pose le remplaçant du Recteur majeur,
le Père Festou, nouveau provincial du Nord. Puis chaque novice, un à
un, vient s’agenouiller au pied de l’autel, devant le Saint Sacrement ex-
posé, entre les P.P. Dauvier et Dhuit servant de témoins, et récite la for-
mule qui le lie au service du Christ, du Dieu qui réjouit leur jeunesse -
oh, combien à cette heure, heure de lumière et de paix intenses -, de ce
Dieu qui sera leur grande récompense dans l’Eternité. Le Père Festou, à
l’autel, reçoit l’oblation de ces cœurs de vingt ans. Tout à l’heure il leur
dira sa grande joie de les voir apporter un sang nouveau à la province du
Nord. Il évoque toutes ces belles âmes, frémissantes de vie et de jeu-
nesse, qui s’agenouillèrent sur ces mêmes dalles il y a quelques siècles,
et qui, de cette même chapelle, s’élancèrent, ardentes et généreuses, à la
conquête des âmes. L’Eglise est toujours jeune et s’adapte, par ses diffé-
rentes congrégations, à toutes les époques et à tous les besoins. Notre su-
périeur nous rappelle l’essence de la vie religieuse : l’obéissance. Enfin,
il nous dit d’avoir confiance. N’abandonnons pas Dieu, Dieu ne nous
abandonnera pas.
“Après un cantique à la Vierge Immaculée et quelques instants d’action
de grâces, les profès de quelques minutes reçoivent, à la sacristie, l’acco-
lade fraternelle de leurs supérieurs, de leurs confrères et de leurs cadets,
qui devront attendre un an avant de vivre les mêmes émotions”.75
74 Voir la lettre à Janine, du Prieuré, 15 septembre 1931, Lettres, p. 39.
75 Journal du noviciat 1930-1931, à la date.

5.3 Page 43

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La preparation salesienne de Francisque Dupont 329
Le bonheur de Francisque n’était pas qu’officiel et plus ou moins feint.
Le surlendemain, il le disait et le répétait dans une lettre à sa tante Maria.
“Alleluia ! Alleluia ! C’est encore tout plongé dans la grande joie de ma pro-
fession religieuse que je t’écris. (...) Oui, chère Tante Maria, ce fut un jour
radieux. Continue-moi tes prières afin que je devienne un religieux de plus
en plus exemplaire, zélé et saint”. Et il signait : “Ton Francisque, profession :
salésien, religieux par la grande miséricorde du bon Jésus”. Le Père Louis
Festou, nouveau provincial de Paris, l’avait séduit. Sa présence avait apporté
un surcroît de bonheur à notre Francisque.
“Bien chère Tante, j’ai causé mardi à notre nouvel inspecteur. Il est
encore plus simple que le Père Crespel, si cela se pouvait, en tout cas
très certainement, extérieurement. Le Père Festou est très bon ...”.76
Les adieux au noviciat
Poursuivons notre récit sous la dictée de notre héros, chroniqueur at-
tentif et bienveillant des deux dernières journées de la promotion 1930-1931,
baptisée “promotion du sourire”. La journée de la profession ne pouvait que
continuer par un déjeuner “dans la simplicité et la cordialité salésiennes” et
s’achever par une soirée d’adieux aux supérieurs de la maison.
A Binson, en plein pays champenois, le champagne (de l’authentique) fi-
gure obligatoirement en tout repas un peu festif. Si nécessaire, il délie les
langues. Au champagne de ce 22 septembre, l’un des profès du jour, l’abbé
Lescop, ancien élève de Caen, commença par saluer le nouvel inspecteur du
Nord, le P. Louis Festou, qui avait été son directeur à l’Institut Lemonnier de
Caen, le félicita au nom des enfants de Binson, l’assura de leurs prières évi-
demment “ferventes” et “tâcha”, selon le chroniqueur perpétuellement à la re-
cherche du verbe exact, de “révéler toute la joie, toute la fierté des Caennais
de voir leur Père d’hier devenir leur Chef et rester encore leur Père plus que
jamais”. Puis il chercha un mot aimable pour les principaux convives, et,
nous confie le chroniqueur, quand ce mot ne venait pas “à cause de l’émotion
qui brouille les idées”, on le lui “souffla”. Il y avait dans la promotion récem-
ment arrivée un certain Julien Gouriou, Caennais lui aussi, demi-finaliste à la
Coupe DRAC, qui n’éprouvait pas les mêmes difficultés d’élocution. Il se fit,
expliqua Francisque, “très habilement et très délicatement le porte-parole des
cadets pour féliciter leur directeur de Caen devenu leur supérieur”. Le chroni-
queur poursuivait, pesant bien ses mots :
76 A tante Maria, du Prieuré, 24 septembre 1931, Lettres, p. 139.

5.4 Page 44

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330 Francis Desramaut
“Il s’essayera et réussira à dire la joie qu’ils ont ressentie en ce matin
d’automne à voir les raisins mûrs - leurs frères de quelques jours, leurs
camarades de plusieurs années - s’offrir à la faucille du Divin Vendan-
geur”. “Ils pensent que, l’an prochain, ils seront la belle vendange du
Maître”.
Notre chroniqueur, mis en verve par l’image de Julien Gouriou, ne peut
s’empêcher d’intervenir à cet endroit et de s’exclamer .
“Oh ! mes grands frères, que ce rêve vous hante toute l’année et vous
aide à vivre très généreux. Et vous, bons pères, auteurs après Dieu, de
nos joies de ce matin irradié de lumière, continuez à peiner et à ne pas
vouloir vieillir, en pensant aux vendanges prochaines, car les grappes
seront plus grosses et plus rouges”.
Vers 18 h, les douze profès de la matinée firent leurs adieux aux sœurs
“toutes tristes du départ de leurs grands oiseaux” et les remercièrent de leurs
fidèles services. Le biographe n’a pas à peser l’exactitude du reportage des
remerciements aux Pères de la maison après le repas du soir. La chronique,
qui va désormais être copiée textuellement, dit en effet.
“Après le souper, “la promotion du sourire” (c’est ainsi que l’on dé-
nomme la première fournée du prieuré de Binson), entoure les Pères
Dauvier, Genieys et Chevet. Et Mr l’abbé Dupont s’efforce de remercier
de son mieux ces trois bons Pères, cette Trinité de semeurs qui nous a
engendrés à la vie salésienne, nous les profès d’un jour qui tremblons
encore de prononcer ces mots : “je suis religieux”. Il promettra au bon
Père Dauvier des retours fréquents au noviciat, surtout de la part des
profès qui seront au régiment. Il remerciera le Père Genieys de s’être
donné à eux comme un Bon Pasteur et il le félicitera surtout de sa mé-
thode de formation qui a pour base la confiance. Il promet au nom de ses
confrères de faire honneur à cette méthode de formation. Et, se tournant
vers le Père Chevet, il le remerciera d’abord de la belle formation musi-
cale et artistique qu’il a donnée aux premiers novices salésiens de
Binson. Il promet au bon Père qu’ils auront à cœur dans les maisons, de
profiter de cette riche formation, de la développer encore, car le Père
Chevet a eu l’ambition de leur faire aimer, apprécier, goûter la musique
et, derrière ce mot, il faut lire, la beauté, car la musique est une forme de
la beauté, forme qui, dans sa perfection, évoque l’image de la Beauté
Eternelle et Absolue qu’est Dieu. Tous les premiers novices du Prieuré
voudront réjouir le cœur de leur maître de chapelle, et, un peu comme
lui, aimer la musique, le chant, élever d’autres générations dans cet
amour. Et, quand le Maître l’aura appelé à entendre les cantiques éter-
nels en l’honneur de la Suprême Beauté, de la seule et réelle Beauté,
après des années d’apostolat salésien que nous lui souhaitons encore très
nombreuses et très fécondes, puisse-t-il se lever dans la “promotion du
sourire” des maîtres de chapelle qui élèvent la jeunesse, comme le Père
Chevet “in hymnis et canticis”. L’abbé Dupont remercie encore le bon

5.5 Page 45

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La preparation salesienne de Francisque Dupont 331
Père pour s’être dépensé dans les classes de latin et de français, et de
nous avoir appris le goût de la clarté, de l’ordre, de la précision, toutes
qualités qu’il possède à un degré peu commun. S’il avait éveillé des vo-
cations de prédicateurs à la pensée claire, précise et... délicate ! Enfin, le
Père Chevet fut remercié pour ses mots du soir très goûtés et soigneuse-
ment conservés dans le cœur et la mémoire”.
Le P. Pierre Chevet, alors en pleine possession de ses moyens, artiste dé-
licat, musicien, ami du style français classique, clair, ordonné et précis, avait
évidemment séduit notre complimenteur, c’est-à-dire Francisque Dupont. Un
salésien italien, venu se perfectionner en français dans la maison, intervint
alors. Il fut applaudi quand il affirma, que, peu importe la distance depuis
Turin, que l’on se trouve en Amérique, en Italie ou en France, “le soleil de
Don Bosco éclaire toutes les maisons salésiennes”. Il avait su “trouver le
chemin de nos cœurs”, écrit à cet endroit notre chroniqueur.
Laissons Francisque nous parler de la journée du départ, car ayant quitté
Binson bon dernier de sa promotion, il s’est empressé de la décrire sur le
Journal du Noviciat. Grâce à son récit poétique et pieux, nous terminons en
son agréable compagnie ce chapitre sur sa formation salésienne des années
1928-1931.
“Dernière messe ensemble. La chapelle semble se faire plus recueillie,
plus intime, plus mystérieuse pour entendre la prière du “petit cénacle”
comme nous appellera tout à l’heure le Père Maître. Nous voulons bien,
cher Père Maître, être le petit cénacle, mais ce petit cénacle n’a pas de
traître, comme l’autre. On se serre pour la dernière fois, tous les douze,
au banc de communion.
“Dernier petit déjeuner ensemble. Depuis hier, on le répète souvent ce
mot “dernier”. Le Bon Pasteur exhorte une dernière fois son “petit cé-
nacle”, ceux qui veulent rester toujours pour lui ses premiers novices. Il
leur rappelle le trait de Don Bosco montrant le crucifix à sa mère, quand
celle-ci a envie d’abandonner le premier oratoire salésien, à la suite du
saccage de son jardinet par les turbulents premiers enfants de Don
Bosco. Il évoque le Christ quittant ses apôtres au soir du jeudi saint. Et le
départ commence. Il fait encore nuit, il fait froid. A la gare, embrassades
fraternelles. (...) A 9 heures, deuxième départ. Les Bretons quittent la
poésie de la Marne pour celle de leur chère province. De là-bas, ils se di-
rigeront sur le Midi. On les accompagne. On, ce sont MM. Dupont,
Carro et tous les novices de la deuxième promotion, le “Bon Pasteur” en
tête. Au revoir, nos frères, M.M. Gautier, Lescop, Robino, Perro, car ce
n’est qu’un au revoir, du moins, nous l’espérons. Du pont du chemin de
fer, on regarde le train les arracher et les emporter. Les mains s’agitent,
mais le train file, file ... Au revoir, chers frères. La “promotion du
sourire” est partie ou, du moins, disloquée. ... Elle gardera le sourire ?
Oui, toujours. Et maintenant, elle le passe à ses frères cadets. Qu’ils le
gardent et le passent toujours”.

5.6 Page 46

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332 Francis Desramaut
C’était fini. Francisque se disait, encore étonné de la réalisation d’un
projet longtemps caressé : “Désormais, je suis religieux et religieux salésien”.
Tremblait-il encore, comme il avait fait quelques heures auparavant ? En tout
cas, il était pleinement heureux.77
Ses trois années de formation salésienne initiale étaient terminées. En
octobre 1928, il avait revêtu la “livrée du Christ”, signe pour lui d’un engage-
ment déterminé sur la route du sacerdoce. Donner à ce sacerdoce une couleur
religieuse et salésienne s’imposait alors à lui avec véhémence. Après une pé-
riode d’impatience au séminaire de Francheville, il s’y était employé par une
année fructueuse de postulat au service des jeunes de l’Institut St-Paul de
Melles. La construction intérieure du religieux et du salésien désormais bien
commencée avait été ensuite méthodiquement poursuivie durant son noviciat
à Binson. Rares, très rares même semblent avoir été les jeunes salésiens qui
prirent ce temps de probation avec autant de sérieux que Francisque. Une sco-
larité hors du monde de don Bosco n’avait pas été nécessaire pour faire de lui
son parfait disciple. La suite de sa vie le démontra éloquemment.
77 Francisque n’a quitté le Prieuré qu’au bout d’une semaine. Le Journal de la deuxième
promotion annonce au 1er octobre 1931: “M. l’abbé Dupont nous quitte ce matin pour Caen”.