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LA «MISE À L'INDEX» PAR LES SALÉSIENS FRANÇAIS DE LA
PREMIÈRE BIOGRAPHIE COMPLÈTE DE DON BOSCO EN 1888
Francis Desramaut
Les biographies de don Bosco au dix-neuvième siècle
Les trois premiers ouvrages qui peuvent être qualifiés de biographies de don
Bosco furent écrits en langue française. En 1881, le médecin niçois Charles
d'Espiney (1824-1891), cooperateur et ami de don Bosco, publia un récit anecdo-
tique intitulé Don Bosco,1 qui connut aussitôt un grand succès. Dès 1882, le
patronage Saint-Pierre de Nice assuma son impression. Neuf «éditions» de ce petit
livre auraient paru avant la mort de don Bosco en 1888. Son voyage en France
(1883) provoqua, outre deux publications sur sa présence à Paris, l'une de Léon
Aubineau, l'autre d'un «Ancien Magistrat» non identifié avec certitude, la rédaction
d'un copieux ouvrage, pour lequel don Bosco lui-même éprouvait une grande
estime: Dom Bosco et la pieuse Société des Salésiens,2 par Albert du Boÿs
(1804-1889). Ce livre d'Albert du Boys fut immédiatement traduit en italien et
publié dès 1884 muni d'une préface laudative. La troisième biographie, la seule, on
le verra, à mériter cette appellation, oeuvre de Jacques-Melchior Villefranche
intitulée: Vie de Dom Bosco fondateur de la Société salesienne,3 sortit des presses
en juin 1888, environ quatre mois après la mort du saint. Mais, à la différence des
deux précédentes, qu'ils propageaient de leur mieux, les salésiens lui firent grise
mine. La brève polémique qui accompagna sa naissance n'eut pour résultat positif
que d'introduire dans l'histoire de don Bosco un logion devenu célèbre, mais
d'origine problématique: «Don Bosco è un mistero», disait don Cafasso.
Jacques-Melchior Villefranche (1829-1904)
Jacques-Melchior Villefranche est aujourd'hui parfaitement inconnu du
monde salésien. Il était né en 1829 à Couzon (Rhône), petit village des
1 Nice, impr. Malvano-Mignon, 58, rue Gioffredo, 1881, 180 p.
2 Paris, Jules Gervais, 29, rue de Tournera, 1884, VI-378 p.
3 Paris, Bloud et Barrai, 4, rue Madame, et 39, rue de Rennes, 1888, XII-356 p.

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Francis Desramaut
bords de la Saône, qui ne sera appelé Couzon au Mont d'Or qu'à partir de 1897.
Après de bonnes études secondaires au collège de Largentière, il avait envisagé
d'entrer dans la Compagnie de Jésus: il bifurqua vers l'administration des Postes. Il
prit part à la guerre de Crimée, puis séjourna à Bucarest. Nous ignorons si sa
vocation d'écrivain et de journaliste s'éveilla à son retour en France.
En tout cas, à quarante ans cet homme actif cumulait les travaux. En 1870, un
livre intitulé La télégraphie française, étude historique, descriptive, anecdotique et
philosophique, fut publié à Paris, chez Palmé, sous le nom de «J.-M. Villefranche,
directeur des transmissions télégraphiques à Versailles». Et, en 1876, M. Ville-
franche devint propriétaire du Journal de l’Ain, l'un des quatre journaux de
Bourg-en-Bresse, chef-lieu du département de l'Ain, lequel est situé au nord-est de
Lyon. Le Journal de l’Ain coalisait en politique les tendances conservatrices,
autrement dit monarchistes et contrerévolutionnaires, du département. Son
adversaire local était le Courrier de l'Ain, de convictions républicaines, quoique
avec la mesure qui sied à une population bressane, peu portée aux extrêmes. Ce
Courrier de l’Ain était partisan d'«une république sage et progressive, qui inspire
confiance aux intérêts..., une république conservatrice dans le véritable sens du
mot».
Sur ce, en 1877, la France bascula dans un républicanisme anticlérical mal
supportable par un homme tel que M. Villefranche. Le propriétairegérant du
Journal de l'Ain appartint à l'opposition déterminée au gouvernement de la
République française durant toute la fin du siècle et jusqu'à sa mort en 1904. Il ne
baissa un peu la garde qu'au temps de Meline (18961898), pour reprendre la lutte
de plus belle à celui de Waldeck-Rousseau (1899-1902). Il fut alors antidreyfusard,
pourfendit le Juif, le Protestant, le Franc-maçon, les panamistes, les internationa-
listes...4 L'homme était donc peu enclin soit au catholicisme libéral, soit à la
politique conciliatrice de Léon XIII.
Quand il publiait la vie de don Bosco, Jacques-Melchior Villefranche était
aussi un écrivain catholique apprécié des cercles bien-pensants. Sa bibliographie
nous convainc qu'il avait un faible pour les récits héroïques et édifiants. Il avait
publié en 1862 Les Martyrs du Japon; en 1865, l’Histoire des 19 martyrs de
Gorcum, et, en 1869, celle des premiers martyrs chrétiens, qu'il intitulait: Cinéas
ou Rome sous Néron. En 1892, ce sera: Dix grands chrétiens du siècle: O'Connell,
Donoso Cortes, Ozanam, Montaìembert, de
4 Je tire les renseignements sur le Journal de l'Ain, de la notice de Patrice CAILLOT, Bi-
bliographie de la presse française politique et d'information générale, 1865-1944. 1: Ain, Paris.
Bibliothèque nationale, 1974, p. 8-10.

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La première biographie complète de Don Bosco en 1888
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Melun, Dupont, Louis Veuillot, Garcia Moreno, de Sonis, Windthorst. Dans un
ouvrage édité en 1877, lui-même nous apprend que son recueil Le Fabuliste
chrétien (1875) avait été honoré des suffrages de Mgr Mermillod et de Mgr
Richard, autrement dit de deux évêques parmi les plus eminents de cette époque.
Quelques mois avant la mort de Pie IX, il avait publié une grande biographie de ce
pape: Pie IX, sa vie, son histoire, son siècle (1876).
L'ouvrage, qui flattait l'opinion conservatrice, fut aussitôt très répandu.
L'année suivante, donc encore du vivant du pape, il connaissait déjà une cinquième
édition,5 non seulement «revue avec soin et augmentée», mais assortie de lettres de
félicitations à l'auteur, signées par d'illustres prélats et par les chefs du parti
catholique: Emile Keller et Albert de Mun. En 1889, Pie IX en sera à sa seizième
édition. L'histoire de Pie IX par M. Villefranche était d'un contre-révolutionnaire
sur le point de devenir antidreyfusard.
Pour lui le diable et ses suppôts avaient engendré la révolution de 89. Depuis
cette date, l'Eglise, sans cesse attaquée, se défendait contre elle. On y apprenait par
exemple que la publication de Quanta cura et du Syllabus (1864) «était le coup le
plus terrible dont la Révolution eût été encore frappée». Aussi, continuait-il,
«gouvernants et révolutionnaires n'eurent-ils qu'une seule voix pour couvrir celle
de Pie IX. On lui reprocha de créer, de gaieté de coeur, un divorce entre le
catholicisme et le libéralisme moderne; on feignit de ne pas voir qu'il ne faisait que
le constater, ce divorce, et que peut-être il y avait quelque mérite et quelque
grandeur à le proclamer ainsi en face du libéralisme tout-puissant. On l'accusa de
troubler la paix du monde. Oui, sans doute, il la troublait, mais comme la sentinelle
trouble le repos du camp en montrant l'ennemi, comme le médecin trouble le repos
du malade en promenant le scalpel entre les chairs vives et les chairs gangrenées.6
Albert de Mun et Léon Harmel ne tenaient pas un langage très différent ces
années-là, au temps de la création de l'Oeuvre des Cercles ouvriers.
La «Vie de Dom Bosco, fondateur de la Société Salésienne» (1888)
Le monde catholique contre-révolutionnaire attirait alors don Bosco en
France. Parce que journaliste, M. Villefranche s'intéressa à lui en 1883 pendant son
grand voyage jusqu'à Paris et Lille. Et l'idée lui vint de rédiger lui aussi une
biographie du saint personnage. Selon la préface de son livre, don Bosco com-
mença par attirer sa curiosité, puis il suscita son admiration
5 Lyon, Josserand; Paris, Jules Vic, 1877, XX-560 p.
6 Pie IX..., 5ème éd., 1877, p. 240-242.

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Francis Desramaut
et enfin il le remplit de «stupeur». «C'est bien un Vincent de Paul que ce Piémon-
tais, et un Vincent de Paul doublé d'un François de Sales. Aussi habile organisateur
que ces deux grands saints et aussi ardent promoteur du règne de Dieu sur la terre;
aussi passionné que le premier pour le relèvement des déshérités de ce monde, et
aussi suave de douceur et de bonne grâce que le second, quoique avec moins grand
air, à cause de l'infériorité de naissance; mais, comme éducateur, il fut incompa-
rable. Personne peut-être n'eut jamais à un degré pareil l'amour de la jeunesse et le
don de la gagner, de la séduire, de la pétrir à sa guise».7
La sainteté de don Bosco l'avait enthousiasmé. Son ouvrage la mettrait en
lumière, car, assurait-il, les miracles, leur estampille nécessaire à son goût, ne le
rebutaient pas, au contraire. Toutefois, il serait surtout, expliquait-il, «une histoire
de la formation des âmes; formation d'abord d'une âme d'élite par les soins d'une
admirable mère; ensuite, par les soins de cette âme, formation de milliers et de
milliers d'âmes incultes et sauvages en général, et des moins bien préparées». M.
Villefranche avouait s'être complu à étudier un aspect de don Bosco jusque-là
ignoré en France. «Après la méthode de don Bosco, écrivait-il, ce que j'ai analysé
avec le plus d'amour, c'est son oeuvre littéraire. Aucun de ses biographes, à ma
connaissance, ne nous avait encore révélé dom Bosco sous cet aspect. Pour moi —
on en sourira peut-être — ma joie a été vive de me trouver un tel confrère. Dom
Bosco écrivain, dom Bosco journaliste, dom Bosco imprimeur, dom Bosco éditeur,
quelle bonne fortune pour nous tous qui vivons du livre et du journal!» 8
M. Villefranche avait probablement à peu près terminé son récit quand don
Bosco expira à Turin le 31 janvier 1888. M. Cartier sera bien téméraire de lui
reprocher de l'avoir plus ou moins bâclé en quelques semaines. Comme il l'avait
fait pour Pie IX en 1876, il avait peut-être envisagé de le publier du vivant du héros.
Au printemps de 1888, il n'eut vraisemblablement qu'à composer le récit des
dernières semaines, de la mort et des funérailles de don Bosco, sur lesquelles le
Bulletin salésien le renseignait abondamment. Et son livre fut prêt. J.-M. Ville-
franche «directeur du Journal de l'Ain» data sa préface de Bourg-en-Bresse, le 29
mai 1888. L'ouvrage, un in-8° de XII et 356 pages, parut en juin chez l'édi-
teur-libraire Bloud et Barrai, qui disposait de deux magasins à Paris, l'un rue
Madame, l'autre rue de Rennes.
Correctement composé, il couvrait en vingt-huit chapitres tout l'arc de la vie
de don Bosco, de sa naissance en 1815 à sa mort en 1888. L'histoire de l'oeuvre
n'alourdissait pas inutilement l'histoire de l'homme. Villefranche
7 J.-M. VILLEFRANCHE, Vie de Dom Bosco..., p. VIII.
8 Ibid., p. X-XI.

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La première biographie complète de Don Bosco en 1888
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ne s'attardait pas sur l'enfance. Dès son chapitre II, Jean Bosco entrait «dans les
ordres»; et, au chapitre III, il entreprenait l'oeuvre salésienne à Turin. A chapitre
IX, l'année 1850 était dépassée, don Bosco conversait avec le ministre Rattazzi et
l'ex-abbé De Sanctis. Les anecdotes ne noyaient pas les vues d'ensemble. Un
chapitre (chap. XII) était consacré aux saints élèves dont Jean Bosco avait raconté
la vie; trois chapitres (XIV, XV et XVII) traitaient de l'éducateur et de l'enseignant
salésiens; un chapitre (XXI), des coopérateurs salésiens; deux chapitres (XX et
XXIII), des missions salésiennes pour leur plus grande part. Des anecdotes
agrémentaient le récit. Les histoires d'attentats, les exploits du chien Grigio et les
«guérisons étonnantes» remplissaient des paragraphes substantiels. Nous verrons
que ce n'était pas un chef d'oeuvre historique. Mais, tout compte fait, des trois
biographies de don Bosco à la fin du dix-neuvième siècle, celle de M. Villefranche
était la mieux composée. Son auteur pouvait la donner pour «complète». En pays
français, elle ne sera remplacée que par celle du P. Auffray en 1929.
La réaction bienveillante de don Rua (3 juillet 1888)
M. Villefranche était assurément satisfait de son livre. «Voici une merveil-
leuse histoire, et qui n'était pas assez connue en France», écrivait-il aux premières
lignes de sa préface. Il la terminait dans des sentiments d'espoir un peu tremblant
pour le succès de son oeuvre et d'admiration très affichée pour son héros: «Puisse
Dom Bosco trouver autant de lecteurs que Pie IX! Je n'ose l'espérer. Et pourtant
dom Bosco sera, entre Pie IX et Léon XIII, une des plus belles figures de notre
temps».9 Sans tarder, il en fit expédier un ou plusieurs exemplaires à Turin,
notamment à l'intention du successeur de don Bosco, don Michel Rua.
En la personne de leur supérieur général, les salésiens commencèrent par
répondre favorablement à l'attente un peu anxieuse de M. Villefranche. Par une
lettre datée du 3 juillet don Rua lui exprima sa reconnaissance pour l'envoi de son
livre, avant même de l'avoir lu entièrement, «le peu qu'(il) en avait pu voir lui ayant
paru bien bon et bien agréable». Il lui promettait «de (lui) signaler les omissions ou
erreurs», comme M. Villefranche l'en avait lui-même prié dans sa lettre d'ac-
compagnement.10
9 Ibid., p. VII, XI.
10 Détails de cette lettre de don Rua, dont nous ignorons l'original, dans la lettre de J.-M.
Villefranche à J. Ronchail, Bourg, 25 juillet 1888: ACS 123, Villefranche.

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Francis Desramaut
L'offensive du P. Louis Cartier (10 juillet 1888)
Puis, brusquement, vers le 10 juillet, un avis critique vint troubler la sérénité
de l'opinion salésienne sur l'oeuvre de M. Villefranche. Deux salésiens français
entrèrent alors en scène, l'un, à Nice, destiné à laisser un grand souvenir dans la
mémoire collective; l'autre, à Turin, un souvenir moins honorable.
Commençons par celui-ci, qui était le diacre Louis Roussin. Il avait trente ans.
En 1883, après son ordination au sous-diaconat par l'archevêque d'Aix Mgr
Forcade, il avait, au terme de ses études de théologie, plus ou moins interrompu
une carrière commencée dans le clergé diocésain. La vie salésienne l'attira. Arrivé
à l'oratoire de Turin en 1886, il y avait fait profession religieuse en avril de l'année
1888; il venait d'être ordonné diacre par Mgr Bertagna le 26 mai et se disposait à
recevoir la prêtrise, qui lui serait conférée le 22 septembre suivant.11 M. Roussin
était un homme fin, instruit et disert. A Turin, on lui confiera la rédaction de
l'édition française du Bulletin salésien; plus tard, en 1901, aux fêtes jubilaires de
Nice, il sera chargé du rapport historique d'ensemble sur les vingt-cinq premières
années de l'oeuvre salésienne en France.12 Peu après l'avoir reçu, don Rua avait
remis un exemplaire du livre de M. Villefranche à l'abbé Roussin, probablement en
le priant de l'expédier à Nice à la direction du Bulletin salésien en vue d'une
annonce publicitaire dans la périodique.
Le destinataire était en fait le P. Louis Cartier (1860-1945), deuxième salésien
français impliqué dans ce qui allait être l'affaire Villefranche.13 Depuis le début de
l'année scolaire 1887-1888, Louis Cartier remplaçait à la tête du patronage
Saint-Pierre de Nice don Giuseppe Ronchail, directeur fondateur de l'oeuvre, qui
avait été nommé à Paris-Ménilmontant. En qualité de directeur de Nice, le P.
Cartier avait aussi la responsabilité du Bulle-
11 Louis Roussin, fils de Joseph et d'Annette Mayer, était né à Strasbourg le 3 juillet 1858.
Il avait très probablement fréquenté le petit séminaire, puis le grand séminaire d'Aixen-Provence.
Les archives salésiennes nous apprennent qu'il reçut la soutane à Aix le 19 juillet 1880 des mains
du supérieur du petit séminaire; qu'il fut tonsuré et reçut les ordres mineurs par Mgr Forcade
dans cette même ville le 11 juin 1881; et que, le 19 mai 1883, il accéda au sous-diaconat avec la
bénédiction du même prélat.
12 Malheureusement, il allait aussi manifester de graves tares morales. En 1901, devenu
directeur de l'école d'agriculture salésienne de Montmorot, près de Lons-le-Saunier (Jura), on eut
à lui reprocher sa conduite avec les garçons. L'école ne résista au scandale que par l'admirable
ténacité du coadjuteur salésien Jules Borivent (1857-1920). Le P. Roussin fut exclu de la société
salésienne le 31 août 1917, exclusion confirmée par rescrit de la S. Congrégation des Religieux
le 26 mars 1919.

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La première biographie complète de Don Bosco en 1888
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tin salésien, qui gardait pour premier siège social cette sorte de maison-mère des
salésiens français, sise «à Nice, place d'Armes, n° 1», comme chaque numéro le
proclamait sous le titre général. A vingt-huit ans, le P. Cartier était déjà un homme
supérieur et trempé par l'expérience. Ce montagnard mauriennais, intelligent, doté
d'une bonne formation littéraire classique, réservé, dur en affaires, était aussi
pourvu d'une ténacité inébranlable. Il donnera la mesure de sa combativité à Nice
entre 1901 et 1910, au besoin contre le ministre Emile Combes (sous le
pseudonyme de Louis des Villards, parce que lui-même était né à
Saint-Colomban-des-Villards, Savoie) et parviendra à sauver sa maison de la ruine
totale qui la menaçait.
A M. Roussin, le P. Cartier répondit par une lettre, qui fut versée aux archives
salésiennes de Turin, mais qui fut bientôt plus ou moins égarée dans l'abondante
correspondance de la maison de Nice pour les années 1875-1901. Elle va nous
permettre de désigner par son nom l'instigateur de la campagne alors déclenchée
contre l'ouvrage de M. Villefranche.
«Nice, le 10 juillet 1888.
"Monsieur l'Abbé. - Merci de l'envoi que vous m'avez fait de la «Vie de Dom Bosco par M.
Villefranche». J'ai pris connaissance de ce livre. Il n'est pas mal écrit, au point de vue purement
littéraire; mais il est bien regrettable que l'auteur ait fait de la vie de Dom Bosco une question
d'argent.
"L'auteur ne pèche pas par délicatesse, car il puise sans mesure ni retenue, et souvent sans
les citer, [dans] Don Bosco par le docteur D'Espiney et le Bulletin salésien dont nous conservons
la propriété! Ce qui me semble un phénomène d'honnêteté, c'est que M. Villefranche cite
«Bollettino Salesiano» - Margherita Bosco - il Cattolico nel secolo - et autres - lorsqu'il a sous les
yeux les éditions françaises qu'il copie! Sans doute M. Villefranche a dû traduire quelques fois du
français en italien. Ce qui me le prouve ce sont des citations comme celle-ci: «Bollettino Salesiano,
mai 1887». Car les Italiens n'ont jamais eu l'idée de dire mai pour maggio!
"Il est bien fâcheux que M. Villefranche ait voulu parler de l’esprit de D. Bosco sans le
connaître. Je regrette d'autant plus ses erreurs (involontaires) qu'il a écrit dans sa préface: «A
mesure que nous sont arrivés les renseignements fournis, en général, par les enfants même de D.
Bosco».
"Vous voyez donc, M. l'abbé, que je ne puis faire insérer dans le Bulletin Salésien l'an-
nonce du livre de M. Villefranche sans approuver par le fait les inexactitudes qu'il sème partout
dans cette Vie de Dom Bosco.
"Je regrette bien de ne pouvoir vous être agréable en cela. Mais j'espère vous en dédom-
mager en vous envoyant un exemplaire de la Vie de D. Bosco par le docteur Ch. Despiney.
aussitôt qu'elle aura paru.
"Veuillez agréer, Monsieur l'abbé, mes sentiments respectueux, et en qualité de compa-
triote, mes sincères amitiés. - L. Cartier".14
13 Savoyard, Louis Cartier, premier salésien français, était entré à Turin-Oratoire le 27
octobre 1877, avait commencé son noviciat sur place en janvier 1878, l'avait poursuivi à
l'oratoire Saint-Léon de Marseille à l'automne de cette année, y avait fait profession en la
présence de don Bosco le 13 janvier 1879, avait été ordonné prêtre à Marseille le 29 juin 1883 et
avait été maître des novices à Marseille-Ste Marguerite de 1884 à 1886. Voir éventuellement un
portrait de ce père dans F. DESRAMAUT, Don-Bosco à Nice, Paris, 1980, p. 67-71.
14 Inédit. En ACS 38, Nice, Correspondance. L'identité du destinataire est confirmée par

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Francis Desramaut
Cette lettre trop rapide ne fait pas honneur au jugement du P. Cartier. En tout
cas, deux des principaux reproches qui allaient être adressés à M. Villefranche y
étaient formulés: il a copié la littérature salésienne française sur don Bosco; il a eu,
bien qu'étranger au monde salésien, la présomption de parler de l'esprit de celui-ci.
Mais la mauvaise humeur du P. Cartier ne provenait-elle pas surtout de la
concurrence qu'il faisait à la biographie de don Bosco par le docteur d'Espiney,
promise à M. Roussin dans les dernières lignes de la lettre? Alors qu'en ce mois de
juillet il s'engageait à fond dans le Bulletin salésien pour cet autre livre, la simple
mention de celui de M. Villefranche sur la couverture d'un numéro lui paraissait
excessive.
La lettre ouverte de M. Roussin à M. Villefranche (17 juillet 1888)
La lettre du P. Cartier à peine reçue, l'abbé Roussin s'empressa de manifester
la vigueur de son zèle de néophyte salésien. Il communiqua la pièce à don Rua, qui,
rendu apparemment inquiet par les observations du P. Cartier, l'invita à examiner le
livre de près et à rédiger un avis sur lui. Quelques jours lui suffirent pour s'exécuter.
Son rapport prit la forme d'une lettre à l'auteur. Il composa à l'intention de M.
Villefranche une grande épître solennelle, qu'il data de Turin le 17 juillet 1888. Il y
répétait et illustrait les griefs du P. Cartier.15 Puis, mieux (ou pire), il transforma le
document en lettre ouverte imprimée qui, à ce qu'il semble, fut jointe au numéro du
Bulletin salésien français du mois d'août 1888; et qui, en tout cas, fut, ce mois-là,
distribuée aux «catholiques influents», pour reprendre une formule de M. Ville-
franche dans une lettre au P. Giuseppe Ronchail (Paris) datée du 11 août 1886.16
Le feuillet imprimé (1 fol., 20x28,5 cms, recto et verso), pièce principale de
l'affaire, était intitulé: «Vie de Don Bosco par M. Villefranche». Deux lettres y
étaient reproduites, celle de M. Villefranche à don Rua, datée du 13 juillet; celle
que M. Roussin avait envoyée à M. Villefranche le 17 juillet. La lettre de M.
Villefranche à don Rua remerciait le supérieur général de son mot du 3 précédent.
L'auteur y remarquait avec justesse: «...D'autres écrivains ont traité ce sujet fécond,
d'autres encore le traiteront, mais il y a pia
la formule: «en qualité de compatriote». Il faut savoir que les livres Le catholique dans le siècle
(1884) par don Bosco et la Vie de Marguerite Bosco (1888) par don Lemoyne, avaient été publiés
en français.
15 Le 25 juillet, M. Villefranche avait reçu cette lettre personnelle, d'après la lettre qu'il
adressait lui-même à J. Ronchail ce jour-là.
16 J.-M. Villefranche à J. Ronchail, Bourg, 11 août 1888; ACS 123, Villefranche.

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La première biographie complète de Don Bosco en 1888
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ce pour tous et l'on ne fera jamais trop connaître le saint homme que nous pleurons
et dont vous continuez, mon très révérend Père, les oeuvres bénies de Dieu et des
hommes». Il annonçait déjà la réimpression du volume, en spécifiant que le
«portrait» de don Bosco figurant en tête de l'ouvrage ne le satisfaisait pas et qu'il
eût aimé disposer d'un autre.17 Il est possible que, par cette copie rendue publique
d'un document dont il relativisait aussitôt la portée, M. Roussin ait surtout voulu
empêcher M. Villefranche de se prévaloir des lignes d'admiration et de recon-
naissance qu'il avait reçues de don Rua.
La lettre même de Louis Roussin commençait en ces termes: «Monsieur. -
Vous coprenez sans peine que notre bien-aimé Père Don Rua, accablé d'occupa-
tions et de sollicitudes, n'a pu trouver le temps de parcourir votre gros volume sur
Don Bosco et encore moins d'en faire un examen convenable. Mais il a confié ce
soin à votre serviteur, qui a terminé ces jours-ci cet examen. Votre lettre du 13 de
ce mois étant arrivée sur ces entrefaites, Don Rua me charge d'y répondre
moi-même et de vous faire connaître le sentiment de nos Supérieurs sur votre livre.
- Don Rua est tout surpris que sa lettre du 3 de ce mois ait pu vous rendre heureux à
ce point: comment en avez-vous pu déduire que votre ouvrage lui a plu, quand il
vous disait ne l'avoir point lu encore?». Et M. Roussin d'interpréter les phrases de
don Rua avec une onction pateline: «Vous dépasseriez sa pensée en donnant à ce
simple mot de politesse une importance qu'il ne pourrait avoir. Certes, nous étions
disposés à bénir la Providence de ce qu'elle suscitait en vous un nouveau biographe
de notre bien-aimé Père Don Bosco; et nous nous en réjouissions déjà, parce que
notre vénéré Fondateur, comme les Oeuvres laissées par lui, n'ont qu'à être connues
pour être aimées».
Les réserves ainsi présagées, M. Roussin se disposait à formuler son juge-
ment sur le livre. Il se prononçait, insistait-il, parce que don Rua le lui avait
demandé: «Don Rua a donc tenu à avoir de votre livre une idée complète, dans
l'espoir qu'il serait un apostolat, semblable au travail des autres écrivains auxquels
vous faites allusion. Nous ne pouvons l'espérer et encore moins le croire».
Avec une suffisance et une fausse humilité, que leur coloration religieuse
rend des plus désagréables, il épinglait un adjectif du biographe, qui allait cons-
tituer le troisième et principal grief contre son livre. "Votre empressement singu-
lier à publier une Vie «complète» de Don Bosco, nous avait déjà
17 Cela se conçoit aisément. Ce don Bosco à la calotte, au regard triste et niais, aux joues
flasques, aux mains énormes affreusement mal dessinées, est l'un des plus décevants qui ait
jamais été imprimé.

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Francis Desramaut
ôté à peu près toute illusion. La gloire de Dieu nous est à coeur comme à vous; et
nous cherchons à la procurer dans la mesure de nos forces, en nous consacrant aux
enfants pauvres et abandonnés. Nous avions une occasion admirable d'augmenter
le bien être et même le nombre de nos orphelins, en donnant promptement au
public une Vie «complète» de notre bien aimé Don Bosco: ce nom seul, prononcé
par nous, eût remplacé toutes les réclames. Mais les membres du chapitre supérieur,
les aînés de sa famille religieuse, ont senti que notre vénéré Fondateur ne doit pas
être traité comme une célébrité quelconque, dont la renommée est une affaire de
vogue et de moment: ceux qui ont travaillé pour Dieu ne sont pas oubliés du jour au
lendemain".
Après quoi, peut-être par allusion à un religieux que l'auteur avait pu consulter,
M. Roussin affirmait qu'il ne pouvait être question de couvrir la biographie de M.
Villefranche de quelque autorité «salésienne» que ce fût. Et il avançait enfin ses
propres conclusions sur le contenu. Ce biographe, jugeait-il en plein accord avec le
P. Cartier, a trahi l'âme de don Bosco; au reste, il ne pouvait en être autrement.
«L'examen de votre ouvrage a encore accru cette peine. Les meilleures intentions
ne suffisent pas pour représenter dignement une figure comme celle de Don Bosco.
Nos vénérés Supérieurs qui ont vécu avec lui dans l'intimité la plus longue et la
plus profonde, eux, ses fils, sont forcés d'avouer combien ils avaient encore à le
connaître: son esprit, ses actes, ses desseins, tout se manifeste à eux chaque jour
davantage et sous des aspects toujours nouveaux. - Dès lors, comment un étranger,
n'ayant ni mission, ni grâce, pouvait-il traiter convenablement un sujet aussi vaste,
aussi délicat, aussi surnaturel?».
M. Roussin reprochait ensuite à M. Villefranche ses emprunts à la littérature
salésienne, en particulier au Bulletin salésien, qui demeurait la propriété de la
congrégation. Il répétait la critique du P. Cartier sur le procédé «qui consiste à citer
en italien le titre du Bulletin ou d'un ouvrage quelconque, en même temps que l'on
transcrit une traduction dont on n'est pas l'auteur...». Puis il revenait sur le fond de
l'ouvrage: «Enfin, la question des appréciations — c'est la partie personnelle de
votre livre — la plus grave de toutes, a impressionné plus péniblement encore,
mais sans surprendre trop: vous avez parlé de choses que vous connaissiez bien
imparfaitement, et presque jamais vous ne vous êtes placé au vrai point de vue pour
les juger avec compétence». Notre critique eût probablement été embarrassé pour
définir cet exact point de vue, qui permettait de juger «avec compétence» des
choses de don Bosco...
Il écrivait encore deux petits alinéas sur la gravure, en effet très malheureuse,
représentant don Bosco à la première page du livre. Son insolence

2 Pages 11-20

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2.1 Page 11

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La première biographie complète de Don Bosco en 1888
77
onctueuse ne faiblissait pas dans ses dernières observations. «Vous aviez prié
Don Rua de vous signaler les inexactitudes de votre travail: tout ce qui précède
nous expliquera que nous devions y renoncer». Et puis: «Du reste, une nouvelle
édition de la biographie de Don Bosco par M. d'Espiney, approuvée par nous, va
paraître. Vous y verrez, traitée avec soin, tout ce qui peut intéresser nos Coopéra-
teurs en les édifiant». Il ne lui restait qu'à terminer par les formules d'usage:
«Croyez, Monsieur, à nos très vifs regrets et à mes sentiments dévoués en Notre-
Seigneur. — L. Roussin, d.s.» (Entendre: diacre salésien.)
La pauvre et misérable lettre, dont M. Villefranche écrivit avec raison que
ses critiques ne tenaient pas debout! Non pas que la vie de don Bosco écrite par
les soins de M. Villefranche ait une grande valeur historique. La pénétration de
ce journaliste était faible, sa méthode en hagiographie était préscientifique. On ne
faisait du reste guère mieux autour de lui dans le monde de la littérature pieuse du
dix-neuvième siècle. Il avait enfilé dans les chapitres de son livre, sans jamais les
critiquer, des fragments de la vie de Marguerite Bosco par don Lemoyne, de l'his-
toire de l'oratoire SaintFrançois de Sales de Turin par don Bonetti, des biogra-
phies de jeunes enfants présentées par don Bosco, d'articles du Bulletin salésien
sur les coopérateurs et les missions d'Amérique du Sud.
Et il avait repris les documents et les récits avec beaucoup de naïveté. Sa
«compréhension» était bien faible. Les «pieux biographes» du dix-neuvième
siècle — espèce qui n'est nullement éteinte au reste cent ans après — croyaient
avoir rempli leur tâche quand ils avaient donné aux narrations de leurs devanciers
une forme jugée élégante, assortie de quelques observations propres à susciter
l'édification du lecteur. Les connaisseurs ne sont pas tendres pour eux aujour-
d'hui. Au fil d'un Manuel de la littérature catholique en France de 1870 à nos
jours 18 et dans un article d'Henri Bremond sur les «ouvrages religieux» de la fin
du dix-neuvième siècle, je suis tombé un jour sur cette appréciation tout à fait
sèche: «J.-M. VILLEFRANCHE. Vie de Pie IX. Vie de Don Bosco. Fables». Le
célèbre historien des idées religieuses dans la période moderne expédiait d'un mot
au bazar des rêveries inconsistantes les deux ouvrages majeurs de M. Villefran-
che.
Mais l'abbé Roussin n'avait pas raison pour autant. Le pauvre ne donnait-il
pas pour modèle à M. Villefranche le livre de M. d'Espiney, plus contestable
encore que le sien par la crédulité en face des anecdotes et la superficialité de
l'analyse psychologique, et qui, de surcroît, était bien mal ficelé?
18 Nouvelle édition, Paris, Spes, s.d. (1939), p. 452.

2.2 Page 12

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78
Francis Desramaut
La campagne de M. Cartier à travers le Bulletin salésien
La lecture du Bulletin salésien français pendant le deuxième semestre de 1888
convainc bientôt l'observateur attentif que, de Nice, le P. Cartier menait avec
persévérance, quoique sans tumulte, une campagne parallèle à celle de M. Roussin
à Turin. D'une part, il dénigrait le livre de M. Villefranche, sans du reste jamais
prononcer son nom; de l'autre, il exaltait celui de M. d'Espiney, qui, pendant les
mois de juillet, août et septembre, eut droit à l'article de tête de la revue.
M. Cartier avait certainement déconseillé à M. d'Espiney d'écrire une bio-
graphie en forme — et donc complète — de don Bosco, entreprise qui était, du
reste, au-dessus des forces du médecin niçois. A son sens, l'idée d'offrir au public
une «vie complète» de don Bosco au lendemain de sa mort n'avait pu germer que
dans la tête d'un étranger au monde salésien, inconscient de l'immensité du
personnage qu'il prétendait raconter. «Ceux qui ont vécu de sa vie, écrivait-il de
don Bosco, et recueilli ses actes, attestent que cette vie est un monde; elle comporte
des documents si nombreux et d'une importance telle, que l'Eglise verra, à l'heure
de la Providence, s'écrire dans son histoire une page que personne ne peut
soupçonner. - Le travail documentaire s'élabore activement, mais ce sont des
années que les salésiens verront s'écouler avant qu'il leur soit possible de livrer au
public le monument projeté. - Dès lors, continuait-il, quelqu'un pouvait-il préten-
dre écrire, en quelques mois à peine, une vie complète de Don Bosco. Nous ne
saurions le penser. Il est des mémoires qui exigent tous les genres de respects: celle
de D. Bosco ne peut rien gagner à être traitée, avant le temps, par des procédés
superficiels. - Le désir, en soi d'ailleurs fort louable, d'offrir promptement à
l'admiration de notre siècle une figure aussi imposante pouvait venir à qui ignore
quels événements gravitent autour dette existence».19 Le quidam («quelqu'un»)
aux louables désirs du P. Louis Cartier, est vite identifié par qui suit cette histoire
depuis le mois de juin.
M. d'Espiney n'avait pas succombé à cette sorte de tentation, estimait M.
Cartier. Et il démontrait la bonne qualité, la solidité et la relative nouveauté de son
oeuvre. Sa maison de Nice était directement concernée. En effet, depuis 1882,
c'était elle qui imprimait et éditait le Don Bosco de Charles d'Espiney. Jusque-là, il
avait comporté deux parties inégales: un résumé de la vie de don Bosco en une
soixantaine de pages et une trentaine de petits
19 «Don Bosco, par M. le docteur D'Espiney», Bulletin salésien, septembre 1888. p.
110-111. Cet article n'était pas signé. Il n'a jamais été reconnu par le P. Cartier. Mais le fond et la
forme nous assurent qu'il en était l'auteur, reconnaissable au style et aux idées.

2.3 Page 13

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La première biographie complète de Don Bosco en 1888
79
récits ou tableaux à la manière des almanachs populaires: «Guérison», «Le
bracelet d'or», «De la guérison d'un général», «Un estropié», «Comment le comte
C.20 entra dans les ordres à soixante-trois ans», «La providence est bonne
caissière», «Un bon coup de tonnerre», etc. Ecrire, à l'occasion de sa mort, une
véritable biographie de don Bosco eût exigé de composer un autre ouvrage. Le
docteur d'Espiney et les salésiens de Nice, ses conseillers, jugèrent qu'une telle
refonte ne s'imposait pas. Le plan ne fut donc pas modifié pour la nouvelle édition
du livre. M. d'Espiney prolongea quelque peu son introduction biographique; et il
enrichit considérablement son trésor merveilleux d'historiettes sur don Bosco. J'ai
compté cinquante-deux titres nouveaux, tels que: «Comment le sait-il? 1858», «Ce
que D. Bosco cachait parfois sous un oreiller, 1859», «Les deux cousins, 1860»,
«La Providence n'aime pas les protêts, 1866», «Le petit violonneux, 1875»,
«Comment D. Bosco prêta un jour sa voix, 1880», «Don Bosco et V. Hugo, 1884»,
«Les paroles magiques de D. Bosco», etc. En outre, il ajouta un long appendice sur
«Les derniers jours de Don Bosco. Extraits du Bulletin Salésien».
Dans le Bulletin salésien de septembre 1888, le P. Cartier préparait les esprits.
Il expliquait: «On avait été heureux de voir21 dans un premier tableau, la vie entière
de Don Bosco, se dérouler avec ses circonstances extraordinaires; puis de récits où
la protection de la Très Sainte Vierge apparaissait, touchante et manifeste,
imprimaient un caractère particulier à cette vie, du côté qui regarde le ciel. - Dans
son nouveau travail, M. D'Espiney ne procède pas autrement. La première partie
est une esquisse embrassant la vie entière 22 de Don Bosco; - la seconde montre le
serviteur de Marie Auxiliatrice, opérant sous l'égide de la Mère de Dieu. -
L'histoire de cet appui céleste est ébauchée dans une série nombreuse de faits
extraordinaires, inédits pour la plupart, et classés dans l'ordre chronologique».23 En
1888, le livre eut ainsi deux et trois fois plus de pages qu'en 1882. La bénédiction
des pères salésiens en garantit expressément la valeur. C'était: «Don Bosco,
dixième édition entièrement refondue et enrichie d'un grand nombre de faits inédits.
Ouvrage approuvé par les Salésiens, honoré d'une lettre de S. G. Mgr Balaïn,
évêque de Nice, et orné d'un portrait authentique et d'un autographe de Don Bosco,
Nice, Imprimerie-Librairie Salésienne du Patronage St Pierre, 1, place d'Armes, 1,
1888, XIII-508 p.».
20 Entendez: le comte Charles Cays.
21 Dans les éditions antérieures de Charles d'Espiney. On aura remarqué que le P. Cartier
en prenait à son aise avec l'orthographe de ce nom.
22 Les soulignés figurent dans l'original et constituent une mise au point à l'adresse de M.
Villefranche, qui s'était hasardé à composer, non pas une esquisse, mais une «biographie
complète» du saint.
23 «Don Bosco, par M. le docteur D'Espiney», art. cit., p. 111.

2.4 Page 14

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80
Francis Desramaut
On ne peut échapper à l'impression que l'hostilité déterminée de M. Cartier à
l'égard du livre de M. Villefranche, pourtant mieux construit que celui dont il
faisait l'apologie, provenait d'un dépit jaloux de voir un challenger dénommé
Villefranche précéder son champion d'Espiney. Il minimisait les qualités de l'un et
majorait celles de l'autre. C'était, croyons-nous, la raison profonde du procès fait à
un livre qu'en d'autres circonstances les salésiens eussent accueilli avec autant de
faveur que celui de M. du Boys. Neuf ans plus tard, l'inspecteur de Marseille
Joseph Bologne, émettant un avis sur une liste d'ouvrages à faire figurer dans les
pages intérieures d'un opuscule sur don Bosco, qui allait être imprimé à Nice,
écrivait au P. Cartier: «Passe pour Villefranche, c'est le dépit qui a guidé la main de
celui qui a rédigé la lettre contre cet auteur. - Votre serviteur. J. Bologne».24 Il
ignorait probablement que son correspondant avait lui-même inspiré le pauvre
Louis Roussin; et que, s'il y avait eu «dépit» en la circonstance, c'était d'abord le
sien.
Les ripostes de M. Villefranche
L'affaire avait pris un tour déplaisant. Le journaliste biographe Villefranche,
propriétaire du Journal de l’Ain, se tint à quatre pour éviter de se lancer dans une
polémique publique. Mais, d'expérience, il savait que nul n'y gagnerait, au
contraire. L'opinion, rendue inquiète par la contestation des salésiens, ne lui aurait
pas donné raison; les maladresses de ceux-ci desserviraient une cause, que
lui-même avait cherché à exalter par son livre; et, au bout du compte, don Bosco,
son héros, eût pâti du remue-ménage autour de son histoire.
Les réactions de M. Villefranche nous sont perceptibles par les lettres qu'il
expédia à deux salésiens en 1888 et 1890: deux au directeur de la maison de Paris,
Giuseppe Ronchail, la première datée du 25 juillet 1888 à la suite de la lettre
encore privée de M. Roussin (17 juillet); la deuxième, du 11 août 1888, quand cette
lettre fut devenue publique. Une troisième lettre, datée du 24 juin 1890, était
destinée au directeur de la maison de Barcelone-Sarriá, don Giovanni Branda, qui
était alors transféré d'Espagne à Turin.25
Par bonheur, la victime considéra toujours que «le vénéré don Rua» était —
quoi qu'en ait écrit don Roussin — demeuré étranger à la «série des récriminations
surprenantes», qui lui étaient parvenues de Nice d'abord, de
24 J. Bologne à L. Cartier, Marseille, 2 juillet 1897, inédit; ACS 38 Nice, Correspondance.
25 Ces trois lettres en ACS 123, Villefranche.

2.5 Page 15

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La première biographie complète de Don Bosco en 1888
81
Turin ensuite. Elles n'allaient, écrivait M. Villefranche à don Ronchail, «à rien
moins qu'à traiter mon oeuvre d'usurpation sacrilège, Mr Despiney ayant seul
qualité et grâce d'état pour écrire sur Dom Bosco, et à qualifier de faux frères ceux
des Salésiens qui ont consenti à me renseigner (...) Appelons les choses par leur
nom, continuait-il. Je ne crois pas, mon Révérend Père, que jamais l’esprit de
boutique ait été poussé aussi loin, et je déplorerais qu'on me réduisît à me défendre
devant le public. Car je me défendrais, n'en doutez pas. Au besoin mes éditeurs, si
j'hésitais, ne garderaient pas le silence. Et la réplique serait facile: pas une des
critiques du P. Roussin, pas une ne tient debout».26
Quand, deux semaines après, la lettre de M. Roussin eût été répandue dans le
public, le ton devint méprisant: «J'ai la plus profonde conviction que Dom Bosco
n'aurait pas approuvé les démarches que vous ou vos confrères, disait-il au direc-
teur de Paris, — certainement désolé par la polémique qui se développait et dans
laquelle il était impliqué à son corps défendant —, faites auprès des catholiques
influents dans le but de nuire non seulement à mes écrits, mais à ma personne.
Vous prétendez monopoliser la mémoire de Dom Bosco et répéter partout qu'il faut
acheter sa Vie par le Dr Despiney et non par Mr Villefranche et que la maison n'est
pas au coin du quai. Libre à vous. Si cet industrialisme est édifiant chez des reli-
gieux et s'il est beau de voir des enfants repousser, les yeux fermés, ceux des
glorificateurs de leur père qui ne leur ont pas demandé au préalable une estampille,
l'estampille que, du reste, ils proclament qu'ils auraient refusée si elle eût été de-
mandée: ce sont des questions que je n'ai pas à apprécier ici. Je vais plus loin: il
vous est parfaitement loisible de trouver mon livre mal écrit, mal pensé, indigeste,
extrêmement inférieur à celui de M. Despiney. Vous pouvez même affirmer, avec
le bon P. Roussin, que M. Despiney seul a eu grâce d'état, à l'exclusion de tous les
autres, pour écrire sur Dom Bosco, ce ne sera que ridicule. - Mais ce que je ne
saurais autoriser, c'est que l'on attaque mon honnêteté et celle de mes éditeurs, c'est
que l'on nous fasse passer pour de vils industriels, des spéculateurs indélicats...».27
Il proposait un arbitrage, par exemple celui de Mgr Richard, archevêque de
Paris depuis la mort du cardinal Guibert en 1886. Il essayait de prévenir un scan-
dale de plus en plus probable. «Sursum corda!», s'exclamait-il. Dans un esprit en
somme fort salésien, il disait: «Mais qu'il vaudrait donc mieux, je vous le répète, se
mettre au dessus des calculs de boutique et ne songer qu'à la gloire de Dieu et à
celle de ses saints! Comme les Salésiens
26 J.-M. Villefranche à J. Ronchail, Bourg, 25 juillet 1888.
27 J.-M. Villefranche à J. Ronchail, Bourg, 11 août 1888.

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Francis Desramaut
seraient mieux inspirés d'aider tous ceux qui les aident, ou qui voudraient les aider
et de renoncer à cette idée fausse, irréalisable, de monopoliser une biographie qui
appartient à l'univers entier! - Tel est l'esprit de Dom Rua: les quelques lignes qu'il
m'a adressées m'autorisent à le croire. Je souhaite vivement, mon Révérend Père,
que cet esprit devienne celui de tous vos confrères et je ne doute pas qu'au fond il
ne soit le vôtre. - Aussi est-ce avec confiance que je fais appel à votre piété, à votre
prudence et à votre sangfroid, en vous priant d'agréer mes salutations respec-
tueuses».28
Deux ans plus tard, don Rua était parvenu à calmer le ressentiment très
compréhensible de M. Villefranche. Il lui avait écrit: «Turin, 10 juin 1890. - Je
vous accuse réception de votre honorée lettre du 24 mai et je vous suis bien re-
connaissant pour vos bienveillantes expressions et pour votre bonne volonté de
faire du bien par votre ouvrage Vie de Don Bosco, notre bienaimé Père. Assurez
vous donc que personne n'a de la jalousie littéraire contre cet ouvrage; au contraire,
nous souhaitons qu'il puisse faire tout le bien possible à commune consolation.
Veuillez cependant, Monsieur, agréer, etc. - Abbé Michel Rua».29 De Lourdes, aux
pieds de la Vierge Immaculée, M. Villefranche disait à M. Branda qu'il était enfin
consolé.
Le sort des biographies concurrentes
Mais les salésiens de France, en particulier ceux de Nice, n'avaient pas changé
d'avis. Les salésiens d'Italie, qui traduisirent Charles d'Espiney en 1890, ignorèrent la
biographie «complète» de Villefranche. Salésiens français et salésiens italiens conti-
nuèrent de répandre l'ouvrage de M. d'Espiney. En 1896, une note de la douzième édition
(p. XIV) du livre niçois apprenait aux lecteurs que «le Dom Bosco du Dr D'Espiney, le
seul que puisse approuver pleinement la Société Salésienne, a été traduit en italien,
allemand, hollandais, polonais, espagnol, anglais». A la différence du Pie IX, le Dom
Bosco de Villefranche n'eut pas les honneurs de véritables «rééditions». Les prétendues
deuxième et sixième éditions que j'ai repérées, datées l'une et l'autre de 1888, étaient des
retirages. Mais l'ensevelissement organisé par le P. Cartier ne fut pas universel. Un autre
peuple, plus équitable, accorda son estime à M. Villefranche. Les allemands reconnurent
les mérites de la biographie de Jacques-Melchior Villefranche, qui n'était pas une enfi-
28 Même lettre, 11 août 1888.
29 Cette lettre a été reproduite in-extenso par M. Villefranche dans sa lettre à G. Branda.
Lourdes, 24 juin 1890. Nous n'en connaissons pas l'original.

2.7 Page 17

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La première biographie complète de Don Bosco en 1888
83
lade d'anecdotes, toutes édifiantes, mais plus ou moins crédibles, sur don Bosco.
Dès 1883, ils avaient traduit le livret de Charles d'Espiney sous sa forme primi-
tive.30 Ils ne traduisirent pas l'édition amplifiée de 1888, que M. Cartier avait
pourtant couverte d'éloges. En revanche, ils traduisirent et publièrent sans retard
son malheureux concurrent, dont le livre parut en 1892 chez un éditeur renommé
sous le titre: J.-M. VILLEFRANCHE, Dom Bosco, der Stifter der Salesia-
ner-Genossenschaft.31 Il eut quelque succès, car une deuxième édition put paraître
en 1911 chez un autre éditeur.32 M. Villefranche ignora cette sorte de réparation. A
cette date, il était mort depuis sept ans.
Les vicissitudes du texte du P. Cartier
Alors que le conflit lui-même, assez mesquin comme on vient de le constater,
était rapidement oublié, l'argumentation du P. Cartier était destinée à laisser une
trace durable dans l'histoire de don Bosco. Voici comment et à travers quelles
intéressantes vicissitudes.
L'article du Bulletin de septembre 1888 fut d'abord repris en guise de préface
pour la dixième édition du Don Bosco de Charles d'Espiney.33 Toutefois, dans la
copie, la longue et importante réplique à l'auteur présomptueux, c'est-à-dire à J.-M.
Villefranche, disparut totalement. La colonne du Bulletin, depuis: «Quelqu'un
pouvait-il prétendre écrire, en quelques mois à peine, une vie complète de Don
Bosco?», jusqu'à: «Mais qu'on le sache bien: cette moisson peut paraître riche», fut
remplacée par: «Dès lors, en attendant cette oeuvre, un ami de Don Bosco, fort de
l'approbation des Supérieurs majeurs de la Société Salésienne, a voulu faire
profiter ses frères de tout ce qu'une douce intimité avec notre vénéré Père et un
contact permanent avec ses fils lui avait révélé. Cette moisson peut paraître
riche...». Un déséquilibre était ainsi créé. Mais nul ne semble y avoir jamais prêté
attention.
Puis la dixième édition de Charles d'Espiney fut traduite en italien, y compris
sa préface.34 Toutefois, autre petit avatar, le traducteur recula de-
30 1ère éd., Munster, Nasse'scher Verlag, 1883, 190 p.; 2ème éd., Munster et Paderborn,
Verlag von Ferdinand Schöningh, 1886, 176 p.
31 Freiburg i. Br., Verlag Herder, 1892, IV-302 p.
32 Voir F. SCHMID, Bibliographie der Deutschsprachigen Don-Bosco-Literatur,
Benediktbeuern, 1973, p. 56-57.
33 Ch. d'ESPINEY, Don Bosco, Nice, 1888, p. IX-XVIII.
34 Don Bosco, pel dottor Carlo DESPINEY, prima versione italiana, S. Pier d'Arena, Tipo-
grafía S. Vincenzo de' Paoli, 1890.

2.8 Page 18

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84
Francis Desramaut
vant quelques adjectifs violents de l'original français. Don Cafasso aurait dit de
don Bosco: «Si je n'avais la certitude qu'il travaille pour la gloire de Dieu, que Dieu
seul est la fin de tous ses efforts, je le taxerais d'imposteur, d'hypocrite, d'homme
dangereux, pour ce qu'il laisse deviner plus encore que pour ce qu'il dit...».35. Le
rythme ternaire de la pièce (trois adjectifs) fut cassé en italien: «Se non fossi certo
che egli lavora per la gloria di Dio, che Dio solo lo guida, che Dio solo è lo scopo di
tutti gli sforzi suoi, lo direi uomo pericoloso più per quello che lascia intravedere,
che per quello che manifesta».36
Enfin, dernière étape, quand il rédigea ses Memorie biografiche, don Le-
moyne exploita l'introduction italienne de Charles d'Espiney, une première fois au
volume II en la citant expressément, pour la péricope: «Lasciatelo fare!»;37 une
deuxième fois sans s'y référer, mais en le reprenant certainement, au volume IV,
pour le logion qui nous occupe principalement ici: «Don Bosco è un mistero!» 38 Et,
dans ce deuxième cas, il emboîta le pas du prudent traducteur de 1890 et trans-
forma la finale au point de lui ôter toute sa verdeur significative. Voici face à face
les deux versions des propos Cafasso:
Bulletin salésien, sept. 1888
«Savez-vous bien qui est Don Bosco? Pour moi, plus
je l'étudié et moins je le comprends. Je le vois simple
et extraordinaire; humble et grand; pauvre et
travaillé de vastes pensées, de projets en apparence
irréalisables...; et avec tout cela, constamment
traverse dans ses desseins et comme incapable de
mener à bien ses entreprises... Pour moi, D. Bosco
est un mystère. Si je n'avais la certitude qu'il travaille
pour la gloire de Dieu, que Dieu seul le conduit, que
Dieu seul est la fin de tous ses efforts, je le taxerais
d'imposteur, d'hypocrite, d'homme dangereux, pour
ce qu'il laisse deviner plus encore que pour ce qu'il
dit... Je vous le répète, pour moi, D. Bosco est un
mystère: Laissez-le faire!»
MB IV, 588/11-18
«Sapete voi bene chi è D. Bosco? Per me, più lo
studio, meno lo capisco! Lo vedo semplice e
straordinario, umile e grande, povero ed occupato
in disegni vastissimi e in apparenza non attuabili,
e tuttavia benché attraversato e direi incapace,
riesce splendidamente nelle sue imprese. Per me
D. Bosco è un mistero. Sono certo però ch'egli
lavora per la gloria di Dio, che Dio solo lo guida,
che Dio solo è lo scopo di tutte le sue azioni».
Cette version de don Lemoyne allait être désormais la version officielle d'un
logion répété à perte de vue par les commenteurs de saint Jean Bosco.39
35 Edition française, 1888, p. XII.
36 Edition italienne, 1890, p. XL
37 MB II, 351/2-22.
38 MB IV, 588/11-18.
39 Par exemple S. QUINZIO, Domande sulla santità, Turin, 1986, p. 59.

2.9 Page 19

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La première biographie complète de Don Bosco en 1888
85
Le sens et l'historicité de la formule: «Don Bosco est un mystère»
L'identification de l'origine de la formule devrait permettre d'en déter-
miner le sens et l'historicité. Deux questions nous sont posées: 1) Que veut
dire ici: Don Bosco è un mistero? 2) D'où vient ce propos attribué à don
Cafasso?
Comme le disait très bien don Francesco Motto dans un article de
1987, «Don Bosco è un mistero» doit être replacé dans son texte et son
contexte.40 Toutefois texte et contexte étaient ceux du P. Cartier dans le Bul-
letin salésien français de septembre 1888. Ils vont nous permettre d'entrer
sans trop de risques d'erreur dans ce mystère particulier de notre don Bo-
sco. L'idée du P. Cartier était relativement simple. Par une série d'opposi-
tions entre des qualités contradictoires dans une première partie, entre un
extérieur plus ou moins inquiétant et un intérieur soumis à Dieu dans une
deuxième partie, il montrait ce que nous appellerions la complexité du per-
sonnage don Bosco. Ce n'était pas un être simple, qui eût été aisément com-
pris et expliqué. «Pour moi, plus je l'étudié et moins je le comprends...». La
deuxième partie du tableau était même un aperçu de sa duplicité, qui est
bien le contraire de la simplicité.
Selon les apparences don Bosco était un être double, un «imposteur»,
un «hypocrite», un «homme dangereux», «pour ce qu'il laisse deviner plus
encore que pour ce qu'il dit...». Ces considérations permettaient au P. Car-
tier de disqualifier les prétentions d'un M. Villefranche à décrire une per-
sonnalité aussi complexe après un examen de quelques mois. Don Bosco
n'était pas une âme transparente, comme on imagine un saint François
d'Assise. C'était un mystère, ou, mieux peut-être, un être mystérieux. Ce
sens, déjà tout à fait probable dans le contexte proche du logion, est encore
plus certain quand celui-ci est replacé dans l'ensemble de l'article du Bulletin
salésien, y compris la colonne sur M. Villefranche, qui disparut des versions
successives. C'était le noyau du premier volet d'une argumentation: Don
Bosco est un mystère. Le deuxième volet venait alors: bien osé le biographe
qui prétend en parler sans un commerce assidu avec son âme.
Qu'avait donc dit don Cafasso de notre don Bosco, qui fut son dirigé
et qu'il connut donc très bien? Il nous faut reconnaître, dans cette dernière
étape de l'étude, que, s'il est relativement facile de percer le «mystère de don
Bosco» dans l'esprit du P. Cartier, il est extrêmement téméraire de vouloir
définir en quoi il consistait pour don Cafasso.
40 Voir F. MOTTO, «La vera storia di un enigma», Bollettino salesiano, 1er juillet 1987.
p. 39-40.

2.10 Page 20

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86
Francis Desramaut
On lit dans l'article du Bulletin salésien de septembre, à la suite du logion
Cafasso proprement dit, qui a été reproduit plus haut: «Le vénérable prêtre, quand
on l'interrogeait au sujet de son pénitent, demeura toujours aussi énigmatique. Et
plus tard, quand Don Bosco, abandonné, bafoué, persécuté, semblait donner raison
aux prophètes de malheur, Don Cafasso disait encore: Laissez-le faire».41 Le noyau
du témoignage Cafasso longuement utilisé dans toute la première partie de l'article
était en effet, non pas: Don Bosco est un mystère!, mais Don Bosco? Laissez-le
faire! Il faut prendre cette clef, qui nous aidera à connaître par quel mécanisme le
logion du mystère est entré dans l'histoire salésienne. Don Giuseppe Cafasso étant
mort en 1860 et le jeune Louis Cartier n'ayant commencé de fréquenter Turin qu'en
1877, il ne pouvait s'appuyer, pour reprendre ses propos, que sur des intermédiaires
qu'il faut tâcher d'identifier. Or la chronique salésienne n'avait relevé du vivant de
don Bosco que le point: Laissez-le faire! On lit dans la Cronichetta autographe de
don Giulio Barberis, au cours d'un paragraphe sur la fin janvier 1877:
"Ieri sera D. Rua mi raccontò tre fatterelli attorno a D. Bosco di cui credo bene prender nota
immediatam. - Il Sig. Scanagatti Michele amico particolare della Casa e antichissimo conoscente
di D. Bosco non vedeva tanto bene, da principio, varie cose che riguardavano D. Bosco ed il suo
oratorio e l'assembramento di tanti giovani. Ne parlai con D. Cafasso, disse oggi a D. Rua, il
quale era mio e suo confessore e dissi a Lui di avvertire D. Bosco affinchè desistesse da varie
cosette. D. Cafasso mi rispose: «Lasciatelo fare, che D. Bosco ha dei doni straordinarii. Sembri a
voi quello che si vuole: esso opera per impulso superiore; ajutiamolo per quanto possiamo». - Lo
stesso D. Cafasso che conosceva tanto bene D. Bosco non voleva che andasse via da Torino...".42
Don Barberis passait donc aussitôt au deuxième fatterello. Aucune allusion
n'était faite ici à «Don Bosco è un mistero». Le témoignage de Michele Scanagatti,
répercuté par don Rua, était solide. D'autres pièces nous font connaître le rôle joué
par ce laïc dans l'histoire de don Bosco au cours des années quarante et cinquante.
Il convient probablement d'être un peu plus réservé sur l'interprétation naissante
du: Laissez-le faire. L'explications: «...chè D. Bosco ha dei doni straordinarii...»
venait trop naturellement sous la plume de don Barberis quand don Bosco était en
cause. Il n'y a de tout à fait assuré que: Laissez-le faire! La lecture de ces lignes
suscite d'autres réflexions. On peut penser que le propos de don Cafasso: Lascia-
telo fare, chè D. Bosco ha dei doni straordinarii, était encore inconnu de Barberis
en janvier 1877, alors qu'il fréquentait l'Oratoire et don Bosco depuis
41 «Don Bosco, par M. le docteur D'Espiney», art. cit., p. 110.
42 Cronichetta Barberis, série autographe, quaderno 11, p. 40-41.

3 Pages 21-30

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3.1 Page 21

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La première biographie complète de Don Bosco en 1888
87
seize ans déjà. Rien ne laisse non plus supposer que don Cafasso ait répété à plaisir
la formule: Laissez-le faire!, comme le prétendra ensuite le P. Cartier et don
Lemoyne à sa suite. Enfin, don Rua parlant à don Barberis en ce début de 1877
n'avait pas à l'esprit l'observation plus extraordinaire et plus intéressante de don
Cafasso, qui va être un jour donné comme ayant été prononcée une fois pour
éclairer sa pensée: «D. Bosco è un mistero! Lasciatelo fare!» Pourtant, l'une aurait
dû appeler l'autre. Il faut penser que don Rua l'ignorait encore.
Quand le jeune Cartier arriva au Valdocco depuis sa Savoie natale au début de
l'année scolaire 1877-1878,43 la phrase: Lasciatelo fare, chè D. Bosco ha dei doni
straordinarii était incorporée au trésor des formules de son maître des novices
Barberis. Il l'entendit vraisemblablement de sa bouche. Et je crois que, avec
d'autres jeunes autour de lui, il se mit à généraliser le trait particulier, en affirmant
que don Cafasso répétait volontiers de don Bosco une phrase «devenue célèbre»:
«Laissez-le faire!» Nous sommes ici, je crois, à l'origine de la première partie de la
diatribe de l'article du Bulletin, celle qui montre don Cafasso disant à des
ecclésiastiques inquiets devant les initiatives de don Bosco: Laissez-le faire! Le
témoignage sur don Cafasso repris par don Lemoyne dans le deuxième tome des
Memorie biografiche n'eut pas besoin d'être enjolivé.
La deuxième partie de la diatribe pose de tout autres questions. D. Bosco è un
mistero n'était pas la simple explicitation du Lasciatelo fare. Qui avait fourni cette
belle réflexion au P. Louis Cartier? Selon toutes les apparences, don Lemoyne, qui
recueillit des milliers de pages de documents sur don Bosco, l'ignora jusqu'au jour
où il découvrit ce propos dans l'introduction italienne de la biographie de Charles
d'Espiney. Nous ne connaissons pas de source au D. Bosco è un mistero du P.
Cartier. Seule la critique interne peut nous être de quelque secours. Il convient de
relire l'ensemble du logion, dont la pointe est: D. Bosco è un mistero. A la réflexion,
il apparaît bien troussé et même beaucoup trop bien tourné. La cadence est parfaite.
Trois phrases simples enserrent deux phrases amples et savantes. La première de
celle-ci: «Je le vois simple et extraordinaire... entreprises» est une suite de
qualifications antithétiques de plus en plus longues: simple et extraordinaire,
humble et grand, pauvre et aux larges visées... La phrase s'achève par une
évocation des difficultés incessantes rencontrées par don Bosco.
La deuxième phrase savante: «Si je n'avais la certitude... pour ce qu'il
43 Exactement le 27 octobre 1877, selon sa fiche personnelle aux archives centrales
salésiennes.

3.2 Page 22

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88
Francis Desramaut
dit», est bâtie aussi sur une opposition, mais selon un rythme à trois temps. «Si je
n'avais la certitude 1) qu'il travaille pour la gloire de Dieu, 2) que Dieu seul le
conduit, 3) que Dieu seul est la fin de tous ses efforts...»; puis: «...je le taxerais 1)
d'imposteur, 2) d'hypocrite, 3) d'homme dangereux...». En finale, ce rythme est
adroitement rompu par le contraste subtil entre deux images symétriques: «...pour
ce qu'il laisse deviner plus encore que pour ce qu'il dit...». Disons-le tout net: ces
phrases sont la création littéraire d'un écrivain. Personne, semble-t-il, ne croira
jamais, après réflexion, que don Cafasso, au langage plutôt plat, ait jamais pu tenir
pareils propos sur son disciple don Bosco. L'ensemble du logion (il ne s'agit pas de
la seule formule: Don Bosco è un mistero) provenait donc, soit d'un intermédiaire,
soit du P. Cartier lui-même, soit de l'un arrangé par l'autre. Il faut écarter la
première et la troisième hypothèse. Je suis convaincu que la forme générale du
logion fut l'oeuvre du seul directeur de Nice, qui était tout à fait capable de ces
sortes de rédactions. Sa facture est trop régulière pour être composite. Ce logion
attribué à don Cafasso était, dans sa formulation, un produit du P. Cartier.
Ce pourquoi, le jugement qui y est exprimé s'applique très bien, non seule-
ment à la «vie sacerdotale» de don Bosco, selon une observation ingénue de don
Lemoyne, mais plus particulièrement aux années soixante-dix et au début des
années quatre-vingt de son existence, quand il était aux prises avec son archevêque.
Le cardinal Ferrieri disait alors que don Bosco était un «imposteur»; et le chanoine
Colomiatti le répétait à Turin... Le portrait contrasté du saint, qui figure aujourd'hui
dans le volume IV des Memorie biografiche, émanait d'un témoin avisé; mais il
s'appelait Cartier, non pas Cafasso.
Si, de la forme, nous passons à l'idée, telle que le noyau de la formule: «Don
Bosco est un mystère» nous la suggère, la rigueur habituelle du P. Cartier conduit à
penser qu'elle lui fut vraisemblablement fournie par un intermédiaire, qui
connaissait le «célèbre»: Laissez-le faire attribué à don Cafasso. J'imagine un
mouvement oratoire au cours d'une instruction. A cette occasion, le Laissez-le
faire aurait été interprété en face de lui comme ayant été un jour illustré par: Don
Bosco est un mystère. Il faut en effet se rappeler que, dans la présentation du P.
Cartier, il ne s'agissait pas de deux logia parallèles: 1) Laissez-le faire; 2) Don
Bosco est un mystère. Le premier avait suscité le deuxième. A la fin du petit
discours sur: Don Bosco est un mystère, on voit reparaître dans le texte primitif:
Laissez-le faire. La dissociation n'est venue qu'ensuite dans les versions italiennes
du logion.
Quant à donner pour origine directe ou indirecte du propos don Cafasso
lui-même, comme on le fait communément, il conviendrait, pour s'y ris-

3.3 Page 23

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La première biographie complète de Don Bosco en 1888
89
quer, d'attendre la découverte très improbable d'un témoignage assuré dans ce
sens. Ni la Cronichetta de don Barberis, ni la formulation trop savante du P. Car-
tier, ni le recours de don Lemoyne à sa version ne nous encouragent à l'espérer
sérieusement. Pour l'heure, il faut simplement tenir qu'il nous arrive dans un écrit
de circonstance du P. Cartier pour faire taire un biographe jugé présomptueux et
qu'en conséquence il doit être interprété dans son contexte de l'été 1888: Don
Bosco est un «mystère», parce que son âme et sa vie aux allures contradictoires
font de lui un être complexe et donc impossible à analyser correctement par un
«étranger» tel que le pauvre M. Jacques-Melchior Villefranche.

3.4 Page 24

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Francis Desramaut
ANNEXES
I.
La lettre ouverte de L. Roussin
VIE DE DON BOSCO
par M. VlLLEFRANCHE
Mon très révérend Père,
Je suis bien heureux de savoir, par votre lettre du 3 de ce mois, que ma «Vie de Dom
Bosco» a pu vous plaire et que vous daignerez m'en signaler les inexactitudes.
D'autres écrivains ont traité ce sujet fécond, d'autres encore le traiteront, mais il y a place
pour tous et l'on ne fera jamais trop connaître le saint homme que nous pleurons et dont vous
continuez, mon très révérend Père, les oeuvres bénies de Dieu et des hommes.
Mes éditeurs réimpriment déjà; ils m'écrivent qu'ils ne sont pas complètement satisfaits du
portrait qui figure en tête de la première édition. Vous serait-il possible de leur faire adresser
(MM. Blond et Barrai, 4, rue Madame, Paris) une photographie authentique de Dom Bosco,
avec autorisation de la reproduire. Vous contribueriez ainsi à rendre moins imparfait un travail
entrepris pour notre but commun qui est la gloire de Dieu si toutefois j'ose parler de mes
faibles efforts à côté de ceux de Dom Bosco et de ses disciples.
Daignez agréer, mon très révérend Père, mes remercîments anticipés, ainsi que mes sen-
timents de profond respect.
signé: J.M. VILLEFRANCHE.
Turin, ce 17 juillet 1888.
Monsieur,
Vous comprenez sans peine que notre bien-aimé Père Don Rua, accablé d'occupations et de
sollicitudes, n'a pu trouver le temps de parcourir votre gros volume sur Don Bosco, et encore
moins d'en faire un examen convenable. Mais il a confié ce soin à votre serviteur, qui a terminé
ces jours-ci cet examen. Votre lettre du 13 de ce mois étant arrivée sur ces entrefaites, Don Rua
me charge d'y répondre moi-même et de vous faire connaître le sentiment de nos Supérieurs sur
votre livre.

3.5 Page 25

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La première biographie complète de Don Bosco en 1888 91
Don Rua est tout surpris que sa lettre du 3 de ce mois ait pu vous rendre heu-
reux à ce point: comment en avez-vous pu déduire que votre ouvrage lui a plu,
quand il vous disait ne l'avoir point lu encore?
Vous dépasseriez sa pensée en donnant à ce simple mot de politesse une impor-
tance qu'il ne pouvait avoir. Certes, nous étions disposés à bénir la Providence, de ce
qu'elle suscitait en vous un nouveau biographe de notre bien-aimé Père Don Bosco;
et nous nous en réjouissions déjà, parce que notre vénéré Fondateur, comme les
Oeuvres laissées par lui, n'ont qu'à être connus pour être aimés.
Don Rua a donc tenu à avoir de votre livre une idée complète, dans l'espoir
qu'il serait un apostolat, semblable au travail des autres écrivains auxquels vous
faites allusion. Nous ne pouvons plus l'espérer et encore moins le croire.
Votre empressement singulier à publier une Vie «complète» de Don Bosco, nous
avait déjà ôté à peu près toute illusion. La gloire de Dieu nous est à coeur comme à
vous; et nous cherchons à la procurer dans la mesure de nos forces, en nous consa-
crant aux enfants pauvres et abandonnés. Nous avions une occasion admirable
d'augmenter le bien-être et même le nombre de nos orphelins, en donnant prompte-
ment au public une Vie «complète» de notre bien-aimé Don Bosco: ce nom seul, pro-
noncé par nous, eût remplacé toutes les réclames. Mais les membres du chapitre
supérieur, les aines de sa famille religieuse, ont senti que notre vénéré Fondateur
ne doit pas être traité comme une célébrité quelconque, dont la renommée est une
affaire de vogue et de moment: ceux qui ont travaillé pour Dieu ne sont pas ou-
bliés du jour au lendemain.
Et c'est là le motif de la réponse négative que Don Rua dut faire à votre de-
mande de documents; vous n'êtes pas le seul, du reste, qui ait eu recours à nous sans
succès: et cependant, il s'agissait d'offres bienveillantes et désintéressées d'amis de
Don Bosco, prêts à mettre leur plume au service de ses Oeuvres. Cette réponse aurait
dû, dès lors, vous indiquer les intentions de Don Rua, et par conséquent vous dis-
suader de recourir à d'autres membres de notre Société. Je ne fais ici aucune allusion
à M. l'abbé Rulland: évidemment, il n'est pas compris dans «les enfants de Don
Bosco» dont parle votre préface. Mais nous constatons avec peine que le nom d'un
seul des nôtres vous a décidé à vous réclamer de l'autorité morale «des enfants de
Don Bosco»; encore un coup, la contradiction de sa conduite avec celle de Don Rua,
aurait dû vous dire que le nom Salésien ne pouvait nullement figurer dans un livre
publié sans aucun concours de notre part.
L'examen de votre ouvrage a encore accru cette peine. Les meilleures intentions
ne suffisent pas pour représenter dignement une figure comme celle de Don Bosco.
Nos vénérés Supérieurs qui ont vécu avec lui dans l'intimité la plus longue et la
plus profonde, eux, ses fils, sont forcés d'avouer combien ils avaient encore à le
connaître: son esprit, ses actes, ses desseins, tout se manifeste à eux chaque jour
davantage et sous des aspects toujours nouveaux.
Dès lors, comment un étranger, n'ayant ni mission, ni grâce, pouvait-il traiter
convenablement un sujet aussi vaste, aussi délicat, aussi surnaturel?
Ce qu'il y a de généralement exact dans le livre publié par vous, est emprunté
aux biographes de Don Bosco, à la vie de sa mère par Don Lemoyne, et surtout
au «Bulletin Salésien».

3.6 Page 26

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92
Francis Desramaiit
Je dis généralement parce que dans plusieurs chapitres en particulier, et d'ailleurs à peu
près partout, les textes que vous aviez sous les yeux se sont étendus sous votre plume, d'une
façon qui a le tort de n'être plus même vraisemblable.
Ces citations occupent les deux tiers pour ne pas dire les trois quarts de votre ouvrage; je
parle, bien entendu, de ce qui est placé entre guillemets, d'une manière assez habile, comme
aussi des extraits que vous avez fondus dans votre récit, en les modifiant quelque peu. Notre
Bulletin Salésien a eu ce double sort: j'ai le regret de vous rappeler que ce Bulletin n'étant pas
servi à nos Coopérateurs par abonnement, demeure notre propriété. Et pour en faire de simplex
extraits, vous aviez besoin d'une autorisation spéciale: voyez maintenant si vous pouviez modi-
fier le texte.
Je note en passant le procède qui consiste à citer en italien le titre du Bulletin ou d'un ou-
vrage quelconque, en même temps que l'on transcrit une traduction dont on n'est pas l'auteur.
Enfin la question des appréciations — c'est la partie personnelle de votre livre, — la plus
grave de toutes, a impressionné plus péniblement encore, mais sans surprendre trop: vous avez
parlé de choses que vous connaissiez bien imparfaitement, et presque jamais vous ne vous êtes
placé au vrai point de vue pour les juger avec compétence.
Vos éditeurs ont raison de n'être «pas complètement satisfaits» du portrait de Don Bosco;
nous ne pouvons employer le même euphémisme et nous trouvons qu'en cela comme en tout le
reste, l'ouvrage ne saurait dignement faire connaître Don Bosco.
Nous avons pris la propriété du portrait authentique de Don Bosco; et en présence du
grand nombre de demandes que nous recevons pour l'autorisation de reproduire, nous n'en
pouvons satisfaire aucune.
Vous aviez prié Don Rua de vous signaler les inexactitudes de votre travail: tout ce qui
précède vous expliquera que nous devions y renoncer.
Du reste, une nouvelle édition de la biographie de Don Bosco, par M. d'Espiney, approu-
vée par nous, va paraître: Vous y verrez, traité avec soin, tout ce qui peut intéresser nos Coopé-
rateurs en les édifiant.
Croyez, Monsieur, à nos très vifs regrets et à mes sentiments dévoués en NotreSeigneur.
L. ROUSSIN, d.s.

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La première biographie complète de Don Bosco en 1888
93
II.
L'article du Bulletin salésien
(Septembre 1888)
DON BOSCO
par M. LE DOCTEUR D'ESPINEY
Don Bosco, tout jeune prêtre encore, avait déjà trouvé sa voie et fait choix de
son ministère. Mais cette voie était si nouvelle, et ce ministère embrassait un tel
nombre d'oeuvres, que des amis, d'ailleurs très bienveillants, s'en émurent un peu.
Pour être plus sûrs de faire une démarche utile, ils s'adressèrent à D. Cafasso,
maître des Conférences de morale à St. François d'Assise et confesseur de Don
Bosco.
— Mais quel homme est-ce donc que votre Don Bosco? Le zèle est sans contredit
une chose divine, à condition toutefois qu'il soit réglé, se restreigne sagement à un
genre bien défini d'occupations et s'y applique avec esprit de suite et vigueur.
Don Bosco, lui, n'entend pas de cette oreille: prédication et confession ne lui
suffisent plus; aumônier d'un établissement de jeunes filles, il met son bonheur à
tramer à sa suite, dans les rues de la ville, des petits vagabonds et vauriens de toute
espèce; il rêve d'établir, dans des bâtiments édifiés par lui, une imprimerie; il parle
d'entreprendre des missions lointaines... en un mot, rien ne le déconcerte. Ne seraitce
pas rendre à l'Eglise un véritable service que de tracer des limites précises à un zèle
trop entreprenant pour être entièrement selon Dieu?
Don Cafasso, souriant, écoutait avec le plus grand calme ces représentations
qui sous une forme ou sous une autre, lui arrivaient assez fréquentes; puis, invaria-
blement, il répondait d'un ton grave et avec un accent presque prophétique: Laissezle
faire, laissez-le faire!
Personne, à Turin, ne refusait à Don Cafasso comme une sorte de discernement
des esprits: il en avait fait preuve bien des fois et dans des circonstances souveraine-
ment délicates; mais on était tenté de croire que pour Don Bosco, ce sens surnaturel
pourrait bien être quelque peu en défaut.
Et tout ce monde de revenir à la charge avec une persévérance et un luxe de
considérations qui témoignaient au moins d'un soin extraordinaire des intérêts de
Dieu.
Don Cafasso, à qui ces démarches réitérées de personnages influents, révélaient
peut-être des mobiles moins élevés, se montrait toujours affable, bon, accueillant,
mais toujours aussi, concluait par ce mot devenu célèbre: Laissez-le faire!
Un jour cependant, il se départit de cette réserve mystérieuse et prononça quel-
ques paroles, profondes, sans aucun doute, mais de nature à éclairer d'un jour parti-

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Francis Desramaut
culier l'existence sacerdotale de son pénitent. — Savez-vous bien qui est Don Bosco? Pour moi,
plus je l'étudié et moins je le comprends. Je le vois simple et extraordinaire; humble et grand;
pauvre et travaillé de vastes pensées, de projets en apparence irréalisables...; et avec tout cela,
constamment traversé dans ses desseins et comme incapable de mener à bien ses entreprises...
Pour moi, D. Bosco est un mystère. Si je n'avais la certitude qu'il travaille pour la gloire de Dieu,
que Dieu seul le conduit, que Dieu seul est la fin de tous ses efforts, je le taxerais d'imposteur,
d'hypocrite, d'homme dangereux, pour ce qu'il laisse deviner plus encore que pour ce qu'il dit...
Je vous le répète, pour moi, D. Bosco est un mystère: LAISSEZ-LE FAIRE.
Le vénérable prêtre, quand on l'interrogeait au sujet de son pénitent, demeura toujours aussi
énigmatique. Et plus tard, quand Don Bosco, abandonné, bafoué, persécuté, semblait donner
raison aux prophètes de malheur, Don Cafasso disait encore: Laissez-le faire.
On sait maintenant si Don Cafasso se trompait.
Après un demi-siècle d'une vie remplie comme celles dont Dieu est le centre, Don Bosco a
gagné la terre de la vision. De son vivant même, son nom a été porté dans les deux mondes. Pour
satisfaire la piété d'un siècle que l'on accusait de ne plus croire aux choses merveilleuses, il avait
fallu raconter à grands traits cette existence bénie dont la trame est toute surnaturelle.
Un des premiers, M. le docteur D'Espiney, obéissant à la fois à un besoin de vénération
pour Don Bosco et d'entier dévouement à ses Oeuvres, a voulu faire profiter ses frères de tout ce
qu'une douce intimité avec Don Bosco, comme un contact permanent avec ses fils, lui avait
révélé de trésos d'édification. Il se trouvait donc dans des conditions particulièrement heureuses
pour dire ce qu'il avait vu de ses yeux, touché de ses mains et compris avec son coeur. Loin d'être
obligé à des recherches auxquelles un autre biographe eût été forcément condamné, M.
D'Espiney a eu le souci constant de se borner: le moment n'était point venu de mettre en oeuvre
des richesses déjà immenses, mais que le temps et la grâce devaient accroître encore. Ce premier
travail, traduit en plusieurs langues, a parcouru le monde et réjoui bien des âmes, suavement et
saintement.
Mais la mort de Don Bosco, en rendant à l'histoire une liberté plus large, appelait néces-
sairement une nouvelle étude sur notre vénéré Fondateur.
Si, en présence d'un pareil sujet, quelqu'un devait se lever et dire à des chrétiens la parole
que nous voulons tous savoir touchant les amis de Dieu, c'étaient assurément les enfants de la
famille religieuse fondée par notre Père bien-aimé. Ils ne l'ont point voulu.
Mais s'ils le pouvaient, ils le devaient: pourquoi ne l'ont-ils point voulu?
Un mot explique tout: DON BOSCO EST UN MYSTERE. Après cinquante ans de merveilles
qui toutes sont éclairées du côté du ciel, cette parole d'un prêtre qui peutêtre ne la tenait point de
la terre, n'a pas cessé d'être vraie.
Don Bosco est un mystère, et un mystère insondable, dans la mesure précise où Dieu est
mêlé à son existence.
Ceux qui ont vécu de sa vie et recueilli ses actes, attestent que cette vie est un monde; elle
comporte des documents si nombreux et d'une importance telle, que

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La première biographie complète de Don Bosco en 1888
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l'Eglise verra, à l’heure de la Providence, s'écrire dans son histoire une page que
personne ne peut soupçonner.
Le travail documentaire s'élabore activement, mais ce sont des années que les
Salésiens verront s'écouler avant qu'il leur soit possible de livrer au public le mo-
nument projeté.
Dès lors, en attendant cette oeuvre, quelqu'un pouvait-il prétendre écrire, en
quelques mois à peine, une vie complète de Don Bosco? Nous ne saurions le penser.
Il est des mémoires qui exigent tous les genres de respects: celle de D. Bosco ne peut
rien gagner à être traitée, avant le temps, pa des procédés superficiels.
Le désir, en soi d'ailleurs fort louable, d'offrir pomptement à l'admiration de
notre siècle une figure aussi imposante, pouvait venir à qui ignore quels événements
gravitent autour de cette existence.
M. D'Espiney n'est point cet homme.
Il n'y avait donc qu'une chose à faire: raconter simplement la vie du petit pâtre
des Becchi, mais la raconter avec ce qui l'explique, c'est-à-dire en la tenant avec soin
dans le rayon de lumière surnaturelle où elle baigne, et qui par une irradiation
constante, lui donne sa raison d'être.
Les saints sont des reflets de Dieu. Les connaître à leurs actes nous serait d'un
faible secours, si nous n'apprenions à les aimer pour rendre gloire à Dieu et devenir
saints nous-mêmes.
Cette pensée a décidé M. D'Espiney à ne point changer la forme primitive de
son livre; et les Supérieurs majeurs de la Société Salésienne, consultés, y ont applaudi
de tout coeur.
On avait été heureux de voir dans un premier tableau, la vie entière de Don
Bosco, se dérouler avec ses circonstances extaordinaires; puis, des récits où la
protection de la Très Sainte Vierge apparaissait, touchante et manifeste, impri-
maient un caractère particulier à cette vie, du côté qui regarde le ciel.
Dans son nouveau travail, M. D'Espiney ne procède pas autrement. La pre-
mière partie est une esquisse embrassant la vie entière de Don Bosco; la seconde
montre le serviteur de Marie Auxiliatrice, opérant sous l'égide de la Mère de Dieu.
L'histoire de cet appui céleste est ébauchée dans une série nombreuse de faits
extraordinaires, inédits pour la plupart, et classés dans l'ordre chronologique.
Ces faits qui nourrissent la foi des croyants, ont chacun leur grâce: s'ils
n'opèrent pas toujours des résurrections dans le monde des âmes, ils peuvent du
moins faire cesser bien des sommeils redoutables et ranimer ceux qui chancellent.
Mais qu'on le sache bien: cette moisson peut paraître riche: elle n'est cependant
qu'une gerbe réunie à la hâte dans un champ où Dieu s'est plu à faire croître une
moisson immense.
La prudence, la nécessité de donner enfin satisfaction à des désirs si légitimes et
le cadre que M. D'Espiney s'est tracé, de concert avec les Supérieurs de l'Oratoire de
Turin, commandent de laisser bien des trésors. Mais par ce qui est mis en lumière,
on verra que la sève divine de l'Eglise a toujours sa source dans le cep divin des
âmes, Jésus, fils de Dieu.
Ce Jésus a parlé: «En vérité, en vérité, je vous le dis, celui qui croit en moi, les

3.10 Page 30

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96
Francis Desramaut
oeuvres que je fais, il les fera et de plus grandes encore».1
Le Verbe de Dieu ne passe point. Ce que Don Bosco a opéré par Marie Auxiliatrice est une
réalisation touchante de cette parole divine; et en lisant les pages de M. D'Espiney on en aura
plus qu’un pressentiment.
Mais Saint Jean, qui a recueilli cette promesse du Maître, a scellé son évangile sublime par
un mot qui contient bien d'autres clartés.
«Il y a encore beaucoup d'autres choses que Jésus a faites: si elles étaient écrites en détail, je
ne pense pas que le monde lui-même pût contenir les livres qu’il faudrait écrire».2
Ces deux passages s'expliquent l'un par l'autre, se corroborent et tirent, du rapprochement
qu'on en peut faire, des splendeurs de promesses étonnantes et de précieux encouragements; ils
fournissent aussi une règle pour pénétrer le secret des relations de Dieu avec ses saints. Si parmi
les actions de Jésus, un nombre infini a échappé aux admirations de la terre, si les saints de Jésus,
de son propre aveu, font ses oeuvres et de plus grandes encore, l'âme d'un serviteur de Dieu
n'est-elle pas un spectacle à plonger dans le ravissement les anges les plus beaux? et sa vie ne
peut-elle pas alimenter la piété des bienheureux eux-mêmes? Nous n'avons guère d'un saint que
ce qu'il opère aux yeux des hommes sous le regard de Dieu: saurons-nous jamais, ici-bas, ce qui
s'est passé entre Dieu et l'âme d'un élu de choix?
Recueillons du moins avec reconnaissance ce que la bonté divine nous distribue du fruit de
ces grâces sans nombre, qui ornent le coeur des saints; que ces pages, où Don Bosco va revivre,
soient à tous ceux à qui elles iront parler du ciel, comme un gage assuré des biens à venir. Il est
toujours fortifiant et doux de voir comment Dieu lui-même prend soin d'essuyer les larmes que
les saints, plus que les autres hommes, répandent durant leur pèlerinage de douleurs terrestres;
cela nous fait regarder du côté de l'éternité, où, si nous le voulons, nous trouverons Dieu prêt à
sécher nos pleurs et cette caresse divine ne finira plus, parce que les choses du temps auront
passé pour jamais.
1 S. Jean, XIV, 12.
2 S. Jean, XXXI, 25.