Le drame de l’humanité d’aujourd’hui, c’est le fossé entre l’éducation et la culture, en général

L’ÉCOLE FACE AUX DÉFIS ACTUELS1

Pour une école inculturée et créatrice de culture”

Le drame de l’humanité d’aujourd’hui, c’est le fossé entre l’éducation et la culture, en général,

entre l’école et l’éducation, en particulier. J’ai voulu commencer cette intervention en

paraphrasant une phrase célèbre de Paul VI (EN 20), parce qu’elle me permet de poser

correctement le problème de l’école et de son indispensable solution par le biais de l’intégration

de l’éducation dans la culture – aussi bien la particulière que l’universelle – et celle de l’école dans

l’éducation. C’est seulement ainsi que l’éducation atteindra son plein effet humanisant – de même

que la culture; c’est seulement ainsi que l’école pourra devenir promotrice et créatrice de culture.

C’est cela que nous voulons dire par les expressions: “inculturer l’éducation” ou “pour une école

inculturée”.

L’insistance pressante de Jean Paul II à demander qu’on ne réduise pas l’Union Européenne à un

grand marché de biens matériels, mais qu’elle soit aussi un lieu d’échange de biens culturels et

spirituels, semble faire écho à la déclaration du Directeur de l’UNESCO lors de l’inauguration de

la “Décennie Mondiale du Développement Culturel”:

Tout au long des dernières décennies, nous avons pu nous rendre compte de ce que,

chaque fois qu’on a pris comme objectif une croissance économique en désaccord avec

le milieu culturel, il se produit de graves déséquilibres, tant économiques que culturels,

et le potentiel créatif d’un peuple s’affaiblit considérablement. Si le développement doit

viser à ce que tous et chacun puissent “être plus” et vivre mieux, il doit se baser sur un

développement plus intensif des ressources aussi bien humaines que matérielles de chaque

communauté, en favorisant la libre expression des talents et des intérêts de tous ses

membres. Cela veut dire, en dernière analyse, que c’est dans la culture qu’il faut

rechercher leurs priorités, leurs motivations et leurs finalités” (Paris, 21 janvier 1988).

1. - LA RELATION ÉDUCATION-CULTURE

Intimement reliées au progrès de l’homme, l’éducation et la culture ne peuvent se comprendre que

dans leur relation réciproque. Nous allons examiner ici l’éducation dans son rapport à la culture,

considérée dans sa double dimension, individuelle et sociale; en d’autres termes, il s’agit de la

croissance des personnes ainsi que de la manière d’être typique des sociétés humaines.

Aucune société ne peut se perpétuer sans une forme au moins rudimentaire d’éducation, grâce à

laquelle elle transmet aux jeunes générations ses valeurs, ses connaissances et la perception d’un

destin commun. Le texte suivant, emprunté à un grand anthropologue spécialiste de la culture,

illustre à merveille cette réalité:

) A.L. KROEBER, 1917, cité par G.P. Murdoch, Cultura y Sociedad, México, 1987, p.72. 2

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Prenez un oeuf de fourmi de chaque sexe: des oeufs frais, non couvés. Détruisez tous les

autres oeufs et tous les individus de l’espèce. Prenez bien soin de ces deux oeufs:

surveillez la température, l’humidité, la protection et la nourriture. Toute la ‘société’ des

fourmis, avec toutes les aptitudes, les possibilités, les réalisations et les activités de

l’espèce, sera reconstituée, sans aucune restriction, en une génération. Mais réunissez sur

une île déserte ou dans un enclos isolé deux cents bébés, en bonne santé physique, issus

des classes sociales les plus élevées des pays les plus civilisés, assurez-leur nourriture et

protection, comme il se doit, mais tenez-les à l’écart de leur espèce. Qu’obtiendrons-nous?

La civilisation à laquelle ils ont été arrachés? Le dixième de cette civilisation? Non! Même

pas le moindre morceau des résultats obtenus par la tribu sauvage la plus arriérée.

Seulement une paire ou une légion de muets, sans connaissances ni arts, sans feu, sans

ordre, sans religion. La civilisation resterait absente à l’intérieur de cet enclos; non pas

désintégrée ni même frappée à mort, mais effacée d’un coup d’éponge. L’hérédité de la

fourmi conserve tout ce qu’elle possède, de génération en génération. Mais l’hérédité

humaine ne conserve pas, et n’a jamais conservé, parce qu’elle en est incapable, une seule

parcelle de la civilisation, la seule réalité propre à l’homme”.2

L’éducation informelle se donne d’abord dans la famille et, ensuite, par l’initiation progressive aux

activités communautaires: rapports avec la parentèle et le voisinage, apprentissages divers,

participation au travail, aux fêtes, aux célébrations, au culte religieux. L’enfant acquiert ici sa

langue et ses connaissances, les usages, les croyances, les traditions, les comportements et les

règles de vie en société indispensables à son intégration dans le groupe.

Avec le progrès des sociétés, l’éducation est allée en se développant, prenant la forme d’une

fonction spécifique, confiée à des groupes ou des institutions particuliers: l’école primaire,

moyenne et supérieure, l’université; elles avaient pour tâche de continuer ce processus

d’inculturation ou d’intégration des individus dans leurs sociétés respectives, en leur permettant

en même temps d’assimiler les progrès de l’humanité. L’éducation formelle, celle qui est attachée

aux systèmes éducatifs des différents pays, a en effet pour fonction de préserver le précieux

patrimoine du passé pour répondre aux défis du présent et préparer l’avenir.

1.1 - La culture gréco-latine et l’éducation.

Fondamentalement, le modèle éducatif des sociétés modernes plonge ses racines dans les cultures

gréco-latine et judéo-chrétienne. Pour le meilleur et pour le pire, ce modèle d’école a marqué

l’Occident, ainsi que tous les pays qui ont accueilli la modernisation économique, politique,

sociale et éducative. Le bon côté: il a favorisé l’unité de la famille humaine; le mauvais côté: en

sacrifiant les cultures particulières des peuples, on a confondu l’unité avec l’uniformité. Au nom

de la ‘civilisation’, on a sacrifié l’inculturation et on a imposé la ‘transculturation’, c’est-à-dire le

transfert hégémonique d’une culture à une autre! Combien de guerres, de conflits et de troubles

politiques actuels n’ont-ils pas leur origine dans cette tentative de priver des peuples et des nations

de leur identité culturelle!

Il est vrai que les traditions culturelles de la Chine, de l’Inde, de l’Egypte, ont produit des modèles

pédagogiques admirables, dont notre monde peut encore s’inspirer; mais leurs méthodes

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éducatives n’ont connu ni la systématisation ni le rayonnement universel du modèle gréco-romain

de l’Occident.

L’idéal grec de l’éducation proposait un humanisme, c’est-à-dire une raison de vivre digne de

l’homme. Cette pédagogie originale, appelée ‘paideia’, était motivée par la formation intégrale

de l’homme: corps, âme, imagination, raison, caractère, esprit. Le jeune se développait grâce à

la gymnastique, la musique, la danse, les mathématiques, la grammaire, la littérature, les lettres,

les sciences, la rhétorique, l’art, la philosophie. La fréquentation des grands auteurs offrait des

exemples de courage et de noblesse, et les jeunes s’entraînaient ainsi à imiter les héros. Il s’impose

de noter surtout que le génie hellénistique a créé toutes les disciplines intellectuelles, pratiques et

artistiques dont se nourrissent encore nos systèmes éducatifs actuels: grammaire, mathématique,

géométrie, histoire, théâtre, sculpture, musique, droit, rhétorique, philosophie, sciences politiques,

médecine, physique.

A la suite des Grecs, les Romains se firent les propagandistes d’une pédagogie humaniste, liée à

la culture classique: Cicéron traduisait ‘paideia’ par ‘humanitas’, le fait de devenir pleinement

homme.

1.2 - La pédagogie chrétienne des origines

La diffusion du christianisme dans tout l’Empire romain a entraîné une nouvelle synthèse

culturelle, grâce à laquelle les valeurs classiques se sont vues intégrées et enrichies par une vision

évangélique du monde et du destin de l’humanité. Ces valeurs sont centrées sur une certaine

philosophie de la personne humaine et de son destin transcendant, sur un certain idéal de la famille

et du bien commun, sur une conception du travail et du rapport à la nature, sur une vision de

l’économie et de la politique, sur l’idée que chaque peuple se fait de lui-même et de ses rapports

avec le monde. C’est dans ce contexte que sont nés les droits de l’homme, la démocratie, la

science moderne, l’Etat représentatif, l’exploration et l’exploitation de la terre, le droit universel.

Pour décrire brièvement les valeurs typiques apportées par ce modèle d’éducation à la culture de

l’homme moderne, nous devrions reconnaître les éléments suivants: la vision particulière du

bonheur de l’homme vu dans l’économie divine, le respect de l’esprit et de la liberté, le goût pour

la création et le dépassement, la rationalité face à un univers à connaître et à utiliser, le besoin

d’entreprendre et de se distinguer, la recherche de l’excellence, le sens de la compétition et de

l’émulation, la préoccupation pour les villes et les droits de l’homme, l’aptitude à servir le bien

commun grâce à un travail compétent, une conception de la personne créée à l’image de Dieu et

appelée à un destin éternel. L’éducation classique atteignait son objectif quand les jeunes étaient

convaincus, comme le dit Pascal, que “l’homme passe infiniment l’homme”.

1.3 - Vers un nouveau modèle culturel et éducatif

Par une sorte de paradoxe, c’est précisément le succès de l’éducation classique qui a entraîné sa

dérive, par le fait qu’elle a favorisé le prodigieux développement des connaissances qui ont

conduit à la révolution technologique et à la naissance de l’esprit moderne. Aujourd’hui, on

éprouve bien des difficultés à définir l’éducation, dans une culture marquée, depuis lors, par le

pluralisme des convictions et des comportements, par l’obsolescence rapide des connaissances,

par la socialisation des biens culturels, par la scolarisation généralisée et l’université de masse, par

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le rôle dominant des moyens de communication sociale dans la culture moderne, par le

développement du secteur quaternaire qui privilégie l’innovation permanente et la recherche. Il

ne faut donc pas s’étonner si l’école et l’université traditionnelles sont réellement en crise, face

à un monde soumis à une évolution accélérée, qui n’accepte plus qu’à contrecoeur les élites et les

hiérarchies préétablies, dans lequel existent de puissants courants anti-intellectuels qui s’en

prennent aux détenteurs du savoir, dont le pouvoir, dit-on, mène à la domination sociale, au

militarisme et à la destruction de l’environnement.

La sociologie de l’éducation s’est intéressée à ces problèmes, pour en mesurer la gravité et la

complexité. Mais, à elle seule, elle est incapable de leur apporter des solutions satisfaisantes. Dans

l’état actuel de la réflexion pédagogique et philosophique, on peut mettre en évidence quelques

orientations fondamentales.

1. Aujourd’hui plus que jamais, il importe de redéfinir les objectifs de l’éducation. La tradition

bimillénaire de l’éducation classique et chrétienne offre une réponse valable quand elle

affirme que l’objectif de l’éducation, c’est la formation d’un esprit capable de libre

jugement. C’est une contradiction pédagogique de réduire l’école à un simple moyen de

reproduction d’une idéologie, ou d’endoctrinement politique, ou d’entraînement de type

militaire, ou tout simplement, à la formation technique requise par le système économique.

Sans nier les objectifs pratiques de l’éducation, on doit dire que sa finalité la plus élevée est

de nature humaniste, qu’elle exige donc la collaboration du jeune dans l’art d’apprendre à

devenir une personne: cela doit être revendiqué avec fermeté.

2. Il faut chercher à garder un équilibre, difficile, entre la formation personnelle de l’apprenant

et son information encyclopédique. Le prodigieux développement des connaissances dans

tous les domaines rend impossible aujourd’hui une assimilation synthétique de tout le savoir.

Dans la culture moderne, il faut désormais apprendre à vivre à côté d’un immense champ

de non-savoir: les vastes secteurs des sciences réservés aux spécialistes de disciplines

toujours plus pointues. Il est dès lors indispensable de s’efforcer ensemble de percevoir et

d’affirmer la finalité humaniste et éthique du savoir que l’on propose. L’école, de son côté,

devra s’efforcer de faire comprendre que la connaissance est encore plus importante que le

savoir, car elle est la seule à former à la responsabilité morale et à la sagesse.

3. La famille, en tant que premier milieu d’éducation, et les enseignants de métier, conservent

tout leur rôle dans la société moderne. Sous le prétexte d’une rationalisation politique ou

économique, on ne peut pas, sans tomber dans la contradiction, mobiliser l’école pour en

faire un instrument de pouvoir, de manipulation économique, de reproduction sociale ou

idéologique. L’expérience montre qu’aucun projet éducatif ne peut réussir sans la

participation des familles, d’enseignants compétents et des forces vives d’une culture. Au

niveau national, la politique de l’éducation est appelée avant tout à assurer l’égalité des

chances pour tous à tous les niveaux d’instruction, en mettant les ressources de l’Etat au

service du système éducatif. Le rôle de l’Etat, c’est de stimuler, d’animer et de coordonner

les tâches éducatives. Mais la mission d’éduquer et d’instruire appartient à la communauté

humaine, aux familles, à l’école, aux universités, à toutes les institutions culturelles qui

constituent le milieu éducatif proprement dit.

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4. Même s’il faut garantir la perspective humaniste de l’éducation, il faut bien reconnaître que

l’école du passé a pu favoriser, plus ou moins consciemment, un individualisme qui se

préoccupait peu des responsabilités des enseignants et des étudiants vis-à-vis du changement

social. Il faut redonner de l’importance aux cultures qui valorisent – au moins dans

l’intention – la solidarité et l’aspiration de tous au développement et à la justice. S’il est vrai

que la formation humaniste des personnes garde toute sa valeur, il faut cependant renforcer,

par rapport au passé, la fonction sociale de l’éducation. Les sociétés traditionnelles se

représentaient le monde comme quelque chose de statique, dans lequel les rapports entre

les classes sociales et entre les peuples étaient reçus comme une donnée pratiquement

immuable. Un des changements les plus profonds de notre époque est la conviction

croissante que les sociétés peuvent effectivement changer grâce à l’effort humain de tous.

C’est là la signification de l’interdépendance que nous vivons aujourd’hui et qui se traduit

dans le processus en cours de la globalisation. Cette situation réclame une éducation à la

responsabilité sociale ainsi qu’au sens civique et politique, dans le sens le plus large du

terme, des bâtisseurs de la cité. Cet aspect de l’éducation revêt une urgence particulière

dans un monde à la recherche de justice et de participation universelle à la culture.

L’éducation, désormais, ne doit plus se concevoir uniquement comme un service à

l’individu, mais aussi comme un facteur de développement et de promotion pour l’ensemble

de la société.

5. La capacité d’analyser la société et la culture fait donc partie intégrante de toute formation

humaine. Ceci ne veut pas dire que chaque étudiant doive se spécialiser en sociologie, mais

que tous, dans une culture qui change à un rythme accéléré, ont besoin de pouvoir pratiquer

le discernement dans un contexte de valeurs pluralistes et d’idéologies contradictoires. La

formation au discernement culturel est une nécessité, si on veut éviter l’incertitude éthique

et la perte d’identité. On assure ainsi, en contrepartie à ce qui a été dit au point précédent,

la mise en valeur croissante de l’identité culturelle de chaque peuple. Dans le passé, le milieu

et les institutions stables aidaient les individus à se situer au coeur d’une culture.

Aujourd’hui, cette responsabilité relève en grande partie des personnes elles-mêmes.

L’éducation classique enseignait à analyser les grandes oeuvres littéraires du passé.

L’éducation moderne, sans négliger ce choix, doit préparer les étudiants à analyser les

cultures vivantes, leurs valeurs dominantes, leur évolution, leur impact sur les mentalités et

sur les comportements. Aujourd’hui, éduquer signifie apprendre à la personne à

s’autoéduquer sans arrêt, dans un milieu culturel fluide, en constante évolution. De là

découle la nécessité de l’éducation permanente, qui est devenue une exigence

incontournable pour les cultures en train de changer.

6. Dans la société moderne, le pluralisme culturel pose des problèmes nouveaux et difficiles

aux responsables de l’éducation. Une solution faussement raisonnable pousse certains

gouvernements à une politique de l’éducation qui, tout simplement, fait abstraction des

convictions religieuses et morales des familles, qui sont repoussées dans la sphère privée.

C’est là oublier le droit primordial qu’ont les familles de transmettre à leurs enfants leurs

propres croyances et leur héritage spirituel. Au nom de ce même pluralisme, on revendique

actuellement une autre solution: diversifier les services offerts à la population, en tenant

compte des convictions des familles et des ressources disponibles de l’Etat. Jean-Paul II,

s’adressant aux membres du Conseil Pontifical pour la Culture, déclarait: “Souvent, les

conceptions de l’homme présentes dans la société moderne sont devenues des systèmes de

) Jean-Paul II, Discours au Conseil Pontifical pour la Culture, 19 novembre 1999. 3

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pensée qui ont tendance à s’éloigner de la vérité et à exclure Dieu, persuadés que, ce faisant,

ils affirment la primauté de l’homme, au nom de sa prétendue liberté et de sa réalisation

pleine et libre. En travaillant de cette façon, ces idéologies privent l’homme de sa dimension

constitutive de personne créée à l’image et à la ressemblance de Dieu. Cette grave

mutilation devient aujourd’hui une vraie menace pour l’homme, parce qu’elle conduit à le

concevoir sans aucun rapport à la transcendance” . Une politique de l’éducation 3

respectueuse du pluralisme culturel devra par conséquent réserver un espace légitime à

l’enseignement religieux et à la formation morale. C’est là une mise en pratique pertinente

de la “liberté de l’éducation”.

Comme on le voit, la gestion d’un système d’éducation moderne pose à la société des problèmes

administratifs extrêmement complexes; mais le plus grand défi est d’ordre culturel.

2. - LES NOUVELLES CULTURES OU LESPRIT DE NOTRE TEMPS

La naissance de ‘nouvelles cultures’ est un phénomène qui s’est répété pendant toute l’histoire

et qui a marqué tous les grands changements historiques. C’est justement un phénomène

semblable qui se déroule sous nos yeux. Mais la prise de conscience sociale de ces transitions

culturelles dans le passé a été très diversifiée. Notre époque, sans doute plus que les précédentes,

a essayé de comprendre les états d’âme qui caractérisent les générations successives. L’expression

nouvelles cultures’ a été forgée précisément pour réunir les valeurs et les contrevaleurs qui

façonnent l’esprit de notre temps.

La nouveauté de l’expression n’indique pas en soi la création de valeurs absolument originales,

mais plutôt l’accentuation différente mise sur les espoirs, les aspirations et les angoisses qui

différencient notre société de celles qui l’ont précédée. Observons aussi que l’avènement d’une

nouvelle culture s’accompagne très souvent du développement d’une contreculture, qui met en

crise les valeurs et les institutions reçues jusqu’alors dans un groupe.

2.1 - Tendances typiques

Une nouvelle culture est comme un esprit en mouvement; elle est difficile à interpréter, car elle

est une réalité ‘in fieri’, un phénomène en cours. La complexité du problème ne doit cependant

pas décourager les efforts tentés pour discerner les faits, car ce qui est en jeu, c’est ni plus ni

moins que l’avenir à construire. Si nous essayons de saisir la mentalité et la sensibilité courantes

qui naissent de nos jours, nous pouvons signaler certains traits psychosociaux. Un premier coup

d’oeil, rapide et global, nous révèle une configuration étrange de tendances relativement nouvelles

et contradictoires, dont beaucoup se présentent sous la forme de mouvements de revendication:

écologistes, pacifistes, féministes, importance du Tiers-Monde, mouvements de libération, réveil

religieux. Et face à de nombreux engagements généreux, on trouve aussi pas mal de

comportements préoccupants: permissivité morale, individualisme dominant, consumérisme

effréné, diffusion de la drogue, mouvements homosexuels (‘gay’), etc. Les analystes hésitent au

moment d’indiquer les tendances de fond et leurs interprétations varient en fonction du point de

vue de chacun.

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2.2 - Cinq traits principaux

Pour notre part, nous retenons cinq traits qui nous semblent particulièrement adéquats pour

caractériser les nouvelles mentalités. Ils constituent autant d’orientations qui apparaissent assez

générales et durables, et qui promettent de façonner notre avenir. Ce sont les suivants: une

inquiétude généralisée face à l’avenir, un besoin universel de justice et de paix, l’émergence de

nouvelles valeurs et d’un nouveau mode de rapport homme-femme, une aspiration à construire

l’avenir en toute connaissance de cause. Quelques brèves indications vont nous permettre de

préciser notre point de vue.

1. Dans toutes les sociétés s’est répandu progressivement un sentiment de peur et d’angoisse;

une crainte sourde s’est généralisée quant à la destruction de la nature et de l’environnement

(pensez au récent Sommet des Nations Unies, tenu à Johannesbourg, en Afrique du Sud,

du 26 août au 4 octobre 2002). Tout le monde craint les conséquences imprévisibles de

l’expérimentation biologique et s’inquiète pour l’avenir de la famille humaine face aux

risques insupportables de l’apocalypse nucléaire. Un sentiment d’angoisse existentiel

provoque en nous tous une réaction élémentaire, une recherche radicale de survie du genre

humain. La culture actuelle révèle non seulement une crise des moeurs ou la crise de

l’athéisme, mais c’est l’être même de l’homme qui est en question. La pénurie religieuse,

dont parlait le jeune Marx, n’est pas seulement celle du prolétariat. La pénurie spirituelle

frappe maintenant toutes les classes qui forment la société moderne. La grande tentation de

nos jours, c’est le fatalisme et le sentiment d’impuissance en face de problèmes extrêmement

complexes qui nous dépassent tous. Malgré tout, les meilleurs esprits repoussent cette

tentation de lâche abandon, ce déterminisme tragique qui paralyse trop de nos

contemporains, en fermant leur horizon culturel.

2. La recherche universelle de justice et de paix s’exprime avec force ces derniers temps. En

se découvrant solidaires entre eux, nos contemporains trouvent de plus en plus intolérable

la coexistence de la misère avec l’opulence. Tout en ayant conscience que certains

mouvements ne sont pas des naïfs, je pense que le “Forum social” ou les “altermondialistes”

(“Antiglobal”) peuvent être comptés ici. Dans le monde entier s’élève une

aspiration universelle à ce que, finalement, soit mis en application un principe d’unité, de

justice et de coresponsabilité dans la liberté et le respect de tous les hommes. Il y a en

gestation une espèce d’universalisme culturel. Plus que jamais, la défense des droits humains

apparaît comme une exigence et un signe de libération. Des foules entières trouvent

insupportable que le monde moderne nie leur liberté fondamentale, leur droit au

développement et surtout leur entière liberté. Il n’est pas étonnant que le Pape lui-même

parle de la nécessité de globaliser les droits humains, la solidarité, la paix.

3. La montée de nouvelles valeurs offre cependant aussi une piste de réflexion qui peut

conduire à une grande clarification. Sommes-nous assez attentifs aux valeurs que

recherchent beaucoup de nos contemporains surtout parmi les jeunes générations et dans

les jeunes nations? Essayons de comprendre les angoisses qui s’expriment à travers des

valeurs qui s’affirment aujourd’hui avec force, par exemple le respect de l’identité, la qualité

de la vie, l’accès à l’éducation, à la culture, à la communication, le rôle nouveau de la

femme, l’estime du travail et du temps libre, le goût pour la vie en groupe, l’intérêt

renouvelé pour le fait religieux, la réévaluation de la tolérance et du pluralisme, la

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redécouverte de la famille, le dialogue entre les générations, l’attention aux handicapés et

l’aspiration universelle à la paix et à la concorde. Il faut en outre savoir évaluer l’étrange

recherche d’expériences religieuses qui semble exprimer un nouveau besoin dans les milieux

les plus divers, surtout parmi les jeunes. Parmi les nouvelles valeurs, il faut faire une place

spéciale à la prise de conscience généralisée que chaque personne possède sa dignité et ses

droits propres et qu’elle peut légitimement aspirer à une libre participation aux affaires

communes. Ces tendances culturelles ne sont jamais exemptes d’ambigüité, mais elles sont

assurément porteuses d’espoirs. Cette importance nouvelle de l’espérance est peut-être l’un

des signes les plus clairs qui caractérisent les nouvelles cultures. Les éducateurs en

particulier ont une responsabilité spécifique dans la compréhension et le discernement de ces

nouvelles valeurs.

4. Les nouveaux rapports homme-femme constituent eux aussi un tournant culturel de portée

historique. Il ne s’agit pas d’un simple mouvement de revendication, qui par ailleurs n’a été

reconnu par beaucoup que trop tardivement. Nous assistons à la recherche d’une nouvelle

condition de la femme dans la société moderne, spécialement dans les nations ou les cultures

qui continuent, encore aujourd’hui, à leur refuser toute parole et tout rôle dans la société.

On est à la recherche d’un nouvel équilibre du féminin au niveau de toute l’humanité. On

saisit mieux maintenant ce fait culturel dans toute sa complexité et toutes ses implications.

Si la femme acquiert une liberté et une responsabilité égales à celle de l’homme dans la

collectivité, on accède à plus d’humanité. Le bénéficiaire, ce sera le genre humain tout

entier, aussi bien les femmes que les hommes. Dans cette perspective, on comprend que

l’homme aussi bien que la femme sont appelés à être sujets et acteurs du changement de la

condition féminine. En d’autres mots, l’homme aussi bien que la femme sont appelés à

grandir ensemble dans leur nécessaire et irréductible complémentarité. Il s’agit d’une

évolution qui regarde toute l’humanité en tant que telle; ce sera un des changements les plus

profonds que la culture moderne aura connus. Nous ne sommes qu’au début d’une évolution

culturelle qui appelle tout le monde, hommes et femmes, à rendre un service indispensable

à l’être humain en tant que tel.

5. Toute la famille humaine aspire à bâtir l’avenir en toute connaissance de cause. Jamais

comme aujourd’hui les êtres humains n’ont eu une telle conscience de leur unité et de leur

interdépendance. Pour la première fois dans l’histoire, l’humanité dans son ensemble est

appelée à prendre en mains son avenir, à construire en toute connaissance de cause un

nouveau monde, digne de l’homme et de tous les hommes. C’est là une vision de la culture

qui va bien au delà d’une simple adaptation aux valeurs dominantes d’une société gouvernée

surtout par l’économique. La culture de l’avenir sera celle pour laquelle l’homme se

construira lui-même à partir de ses convictions personnelles et de ses idéaux les plus nobles.

La culture apparaît essentiellement comme une création dans la liberté. C’est précisément

l’affirmation de cet idéal que les jeunes générations et les jeunes nations attendent des

dirigeants intellectuels, politiques et spirituels.

3. - LE RAPPORT ÉCOLE-ÉDUCATION

Dans le courant de sa longue histoire, l’école en tant qu’institution a rarement dû faire face à un

ensemble aussi impressionnant de bouleversements politiques, sociaux, scientifiques et culturels.

Partons de ce qui nous est le plus proche: les nouveaux modes de production de la culture.

) Cf F. FUKUYAMA, “L’Occident peut se briser”. Dans cet article, après avoir posé la 4

question: “L’Occident’ est-il vraiment un concept cohérent?”, cet auteur écrit: “Les attaques du 11

septembre ont constitué un tournant important, mais, au bout du compte, la modernisation et la

globalisation resteront les principes structurants fondamentaux de la politique mondiale” (Tiré du

journal espagnol El País, édition Internet, 17/08/2002)

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Pendant des siècles, l’école s’est identifiée à une certaine idée de la civilisation et elle reconnaissait

qu’elle avait un rôle civilisateur propre. Eh bien! Ce postulat semble aujourd’hui avoir été rejeté:

la nouvelle culture qui se répand maintenant est produite et transmise par des puissants rivaux de

l’université qui ont envahi le champ de l’enseignement, de la recherche, de la documentation et

de l’information. Les écoles ont encore à découvrir comment elles peuvent passer de la

compétition à la coopération avec ces nouveaux agents de production de la culture. Pensons, par

exemple, aux moyens de communication sociale, aux industries de la culture, aux banques de

données, aux communications par satellite, aux études et aux enseignements liés aux industries

privées et aux Etats.

Le plus grand défi pour l’école est celui de définir son rôle spécifique dans l’effort de

modernisation de la société. Comment réconcilier la croissance économique avec le progrès de

l’humanisme? Il faut se rendre compte que le langage dur de la productivité moderne ne se marie

pas facilement avec le discours humaniste. Pensons à un théoricien du néolibéralisme comme

Francis Fukuyama et sa théorie de la fin de l’histoire . Les agents économiques éprouvent en 4

effet une sorte de pudeur et de malaise quand ils sont amenés à disserter sur les valeurs qui

gouvernent la culture de l’esprit. La froide rationalité du pragmatisme, de la rentabilité, de la

compétitivité, ne s’accorde pas facilement avec la logique du savoir et de la recherche. Comme

on le voit, la question de fond est celle du rôle culturel qui relève spécifiquement de l’école.

Parler de la culture n’a jamais été facile; rarement ce sujet a été abordé sans hésitations et sans

réserves, parce qu’il touche au domaine de l’esprit, de l’idéal, des valeurs les plus hautes que

l’école représente. Les événements eux-mêmes se chargent de révéler aux sociétés et aux

étudiants que l’enjeu prioritaire pour l’avenir, c’est le problème de la culture. En effet. Les

questions les plus urgentes sont avant tout d’ordre éthique et culturel parce qu’elles concernent

le sens de la vie humaine, les nouveaux modes de procréation, l’expérimentation biologique. Dans

cette situation, nous nous rendons à peine compte que les découvertes récentes de la science et

de la technologie n’ont pas changé l’interprétation de l’homme et de la vie, mais qu’elles ont

acquis carrément la capacité technique de reproduire la vie, comme on a pu le voir clairement par

le succès du séquençage du génome humain et du clonage. Ajoutons à ces problèmes ceux qui

concernent la protection de l’environnement, les nouvelles pauvretés, le juste développement de

tous les groupes humains et de tous les peuples, la responsabilisation des grands secteurs de la

culture, comme les moyens de communication sociale, et les nouveaux défis posés par les

migrations interethniques, en constante augmentation. L’Italie ne fait pas ici exception, bien au

contraire!

Dans une société comme celle-là, dans laquelle toutes les idéologies sont en crise et où le pur

pragmatisme révèle sa dramatique insuffisance et ses effets déstabilisants, l’école doit s’affirmer

comme un lieu générateur de culture, dédié à la recherche de sens, comme un centre de réflexion

libre et d’éducation, toutes deux indispensables pour assurer la sauvegarde culturelle d’une nation.

) Cf PILAR DEL CASTILLO. “L’avenir de la société, c’est le présent de l’éducation”. In El País, 5

édition en ligne du 16/09/2002. La Ministre de l’Education, de la Culture et des Sports d’Espagne,

pour expliquer l’urgence de la réforme du système éducatif en cours affirme clairement que “les

pays doivent adapter périodiquement leur système d’éducation”. Selon ses propres mots, “l’éducation

est, d’une certaine façon, le ‘lieu’ où la société et la culture jouent ce qu’elles sont et ce qu’elles

veulent être”.

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La mission de l’école n’est pas moins nécessaire et urgente aujourd’hui qu’hier. Que du contraire!

Les sociétés libres ne pourront survivre et progresser pendant longtemps sans la libre recherche

du savoir, sans la créativité qui naît de la recherche, sans un approfondissement – réalisé de

génération en génération – des valeurs permanentes du monde civilisé. Ces valeurs sont basées

sur une anthropologie humaniste et spirituelle; elles s’appellent: vérité, justice, droit, liberté,

primauté de la personne et de son destin spirituel, sens de la solidarité et du bien commun. Ces

valeurs fondamentales des sociétés civilisées ne sont jamais acquises une fois pour toutes. Et elles

ne peuvent se développer sans la réflexion, l’éducation et l’étude, qui les font imprégner les

consciences et les institutions. C’est là une des fonctions les plus nobles de l’école.

Face à ce décor fait de défis, il est donc naturel que l’école, au moins dans la plus grande partie

du monde occidental, s’efforce d’adapter ses projets et ses programmes, ainsi que le montrent les

réformes des systèmes éducatifs réalisées ou en cours de réalisation dans plusieurs pays, ces

dernières années. La contribution de Hannah Arendt a justement consisté à faire voir que

l’éducation prend place “entre le passé et l’avenir”, entre la stabilité et le changement, entre la

tradition et l’innovation. Pourtant, il me semble que le plus important dans tout cela, c’est le 5

changement global de l’école, conditionné particulièrement par la modification de deux rapports:

le rapport entre l’école et l’éducation et le rapport entre l’école et la société.

3.1 - École et Éducation

Dans le passé, la famille et l’école assuraient la formation complète des jeunes. Il n’y avait aucune

place pour d’autres influences, favorables ou défavorables à une bonne éducation. Aujourd’hui

comme on l’a dit précédemment – il faut compter avec d’autres agents d’éducation, qui ont

parfois plus de poids que la famille ou l’école elles-mêmes.

1. Les moyens de communication sociale, qui, de chaînes d’information, sont devenus des

véritables réseaux d’éducation, créateurs de nouvelle culture, avec tout ce que cela

implique: creuset de modèles, diffusion de valeurs, de façons de vivre et d’interpréter la

réalité, etc. En raison de leur efficacité et de leur continuité, même s’ils ne se présentent pas

avec des offres formelles d’éducation, ils exercent sur des personnalités en formation une

influence non négligeable.

2. Les lieux de loisirs et les activités librement choisies, qui se sont multipliés, et qui ne sont

pas fixés par des programmes scolaires, exercent également une grande influence sur la

construction de la personne et contribuent à la façonner.

3. Les lieux de socialisation réservés aux jeunes, où ils discutent et rencontrent des adultes et

leurs compagnons, sont devenus une sorte d’”université de la vie” où s’élaborent une

certaine façon de voir la vie et des règles de conduite.

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Voilà le premier changement: la nouvelle distribution des rôles dans l’éducation. L’école et la

famille continuent d’exercer un rôle important, mais elles ne sont plus seules à intervenir dans le

processus éducatif. Elles doivent admettre que nous vivons aujourd’hui dans un milieu pluraliste,

où les propositions sont multiples, et que, par conséquent, elles doivent assumer plus qu’avant

l’obligation de faire converger des influences et des propositions éducatives parallèles ou

franchement divergentes. Il en résulte un nouveau besoin, dont l’école fait l’expérience: celui de

ne pas se contenter d’être un simple supermarché de l’information et de la transmission de

données, mais renforcer le témoignage et le développement des valeurs qui rassemblent ou qui

servent de filtre critique aux influences multiples qui assiègent toutes les personnes, et surtout les

jeunes.

3.2 - École et Société

Le second changement important concerne le rapport entre l’école et la communauté humaine

dans laquelle elle fonctionne. L’école n’est plus la propriété d’un groupe d’éducateurs –

communautés religieuses ou Etats – et les familles ne sont pas de simples clients d’une entreprise

d’éducation à laquelle ils confient leurs enfants en exigeant d’elle un service spécifique rétribué

directement (cas de l’école privée) ou indirectement (cas de l’école publique).

Aujourd’hui, l’école s’intègre toujours plus dans la dynamique de la société et participe – doit

participer – en toute responsabilité à la programmation et à la gestion. En plusieurs endroits, on

en est venu à une gestion communautaire de l’école sanctionnée par la loi. Le rapport entre École

et Communauté aujourd’hui est marqué d’une réalité appelée participation. Aussi bien la société

que les familles ne restent plus hors de l’école. Aujourd’hui, elles ne se contentent plus de fournir

des élèves aux écoles. Aujourd’hui, elles revendiquent leur droit à participer à l’élaboration du

projet éducatif et des règles qui servent de guide à l’éducation.

3.3 - École et Évangélisation

Autre élément du changement: le rapport École-Évangélisation (ou programme scolaire -

formation chrétienne). Le changement porte surtout sur la façon de présenter la formation

chrétienne: non plus basée sur une exigence réglementaire – on doit se comporter de telle façon

parce que le règlement l’exige – mais sur une proposition de vie faite aux jeunes, qui doivent

l’assumer dans une atmosphère de liberté et, donc, de libre choix, sans contraintes extérieures

d’aucune sorte.

Nous passons ainsi d’une pastorale de l’obligation à une ‘pastorale de la proposition’. On offre

à l’élève l’occasion de recevoir une formation chrétienne. On doit donc miser en permanence sur

le bon sens, sur la spontanéité et sur la libre réponse du jeune. Le devoir de formation chrétienne

doit être imprégné de cette valeur qu’on appelle Liberté.

On doit d’autant plus insister sur ce point que l’on a conscience du caractère pluraliste qui règne

dans l’école elle-même: beaucoup d’enseignants, de parents et d’élèves ne sont pas croyants ou

ne sont pas de religion catholique, même en Europe. Je voudrais dire en passant que cette

multiplicité culturelle est une valeur en elle-même et que l’éducation a justement un rôle

) Jean-Paul II, Message pour la Journée Mondiale de la Paix, 8 décembre 2000, n/ 20: 6

L’éducation peut contribuer au renforcement de l’humanisme intégral, ouvert à la dimension éthique

et religieuse, et qui accorde toute son importance à la connaissance et à l’estime des cultures et des

valeurs spirituelles des différentes civilisations”.

) L’École Catholique au seuil de troisième millénaire. Congrégation pour l’Éducation 7

Catholique, 28 décembre 1997.

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particulier à jouer dans la construction d’un monde plus solidaire et pacifique Evidemment, dans 6

un tel contexte, la proposition chrétienne apparaît comme une parmi d’autres. Face à cette réalité,

l’École Catholique est mise au défi de redécouvrir son identité comme milieu d’évangélisation et

de voir comment cela peut se réaliser dans le respect des divers parcours de recherche religieuse

des membres de sa communauté éducative.

Ce qu’on vient de dire entraîne, parmi d’autres, les conséquences suivantes:

1. L’école catholique doit privilégier le témoignage de la foi plutôt que la simple explication

théorique des vérités de la foi. Et ceci ne peut se faire qu’à la condition que les membres de

la Communauté éducative aient une expérience personnelle de Dieu.

2. Le témoignage de vie de la Communauté éducative, en tant que communauté, prend

toujours plus d’importance. Il ne suffit pas d’avoir quelques enseignants, bons chrétiens

pour leur compte. Mais il faut un vécu commun qui rende visible cette autre manière

d’affronter la vie. C’est là l’unique moyen d’évangéliser la culture.

3. Mais le témoignage lui-même ne suffit pas. Il faut développer dans l’école catholique une

culture véritablement inspirée par la foi et imprégnée des valeurs évangéliques; cette culture

s’exprime par des choix, des critères, une méthodologie, un mode d’organisation. Ce n’est

qu’ainsi que pourra apparaître la dimension anthropologique et humanisatrice de la foi et

sa contribution à la construction de l’humanité.

4. La synthèse entre la culture et la vie que l’école catholique se propose de réaliser exige une

autre synthèse: celle entre la Foi et la Vie, qu’il revient aux éducateurs d’exprimer. Ces deux

synthèses doivent conduire le jeune à une unité existentielle et dynamique, sur laquelle se

fondent la Foi, l’Existence et la Pensée. “Dans le projet éducatif de l’école catholique, en

effet, il n’y a pas de séparation entre les moments d’apprentissage et les moments

d’éducation, entre les moments théoriques ou techniques et les moments de sagesse. Chaque

matière présente non seulement des connaissances à acquérir, mais aussi des valeurs à

assumer et des vérités à découvrir” . 7

5. Etant donné la situation actuelle des écoles catholiques, qui comptent peu de personnel

religieux et de nombreux laïcs, la formation de ces derniers est devenue plus que jamais

nécessaire, de même que leur engagement dans le processus éducatif devenu aujourd’hui

le centre d’intérêt de l’éducation catholique.

C’est là un des éléments constitutifs de l’aspect prophétique et de la signifiance de l’éducation

catholique aujourd’hui. Il ne s’agit naturellement pas d’un “fait accompli” ni d’un “mal

nécessaire”. Mais il s’agit de prendre conscience de la vocation et de la mission du laïc, dont la

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présence dans les activités temporelles, pour les animer chrétiennement et les imprégner d’esprit

chrétien, est l’expression de sa qualité de baptisé. L’éducation est l’un de ces devoirs. En d’autres

mots, même s’il y avait davantage de prêtres et de religieux, la présence de laïcs dans les écoles

catholiques est indispensable, parce qu’il faut mettre à profit les différentes formes d’expérience

de vie chrétienne et ouvrir des espaces à des contributions diverses, de sorte que l’école devienne

un image véritable de l’Église.

4. - LA PROPOSITION ACTUELLE DE L’ÉCOLE SALÉSIENNE

Le changement de statut des écoles salésiennes, dû à la nécessité de faire davantage appel à des

laïcs, est donc un signe des temps que nous devons accepter comme un défi et comme une

nouvelle occasion. Mais il est indispensable, au long de ce processus de renouvellement, de

conserver l’identité de l’école salésienne, en restant fidèle au génie pédagogique de Don Bosco.

C’est ainsi que nos écoles sont restées salésiennes, non seulement parce qu’elles sont toujours

propriétés de la Congrégation Salésienne, mais surtout parce qu’on y respire cette atmosphère

typique et qu’on y pratique le style d’éducation qui a toujours caractérisé les oeuvres de Don

Bosco, tout en relevant les défis posés par notre société actuelle.

4.1 - Le projet éducatif salésien

Comme les gens, les institutions ont leur physionomie propre. Chaque groupe d’éducateurs met

en oeuvre un projet éducatif. Les projets éducatifs, tout en suivant les mêmes programmes

scolaires et en respectant les mêmes réglementations, sont différents. Cette diversité provient

principalement de la manière de concevoir les objectifs de l’éducation et du style adopté pour

intervenir dans le développement des jeunes.

Don Bosco a formulé les objectifs de l’éducation en une phrase simple et compréhensible: aider

le jeune à devenir “un honnête citoyen parce que bon chrétien”. Par cette phrase, il voulait

exprimer la totalité de son idéal: former des bâtisseurs de la cité et des hommes croyants. Dans

cette formule toutes les dimensions de la personnalité sont prises en compte. Au milieu d’elles,

la foi qui les éclaire et les unit.

4.2 - L’ambiance éducative salésienne

L’école salésienne se caractérise par un deuxième aspect: le climat humain et “l’ambiance”,

entendue comme l’ensemble des éléments indéfinissables qui influent sur chacun de nous même

sans qu’on y pense.

On dirait quelque chose qui rentre par les pores, quelque chose que l’on respire. Cette ambiance

nous influence à chaque minute qui passe. C’est comme la respiration. Nous ne nous en

apercevons que quand nous nous arrêtons pour l’observer. Il peut ainsi arriver que, pour l’enfant

ou le jeune, elle reste quelque chose d’indéfinissable, même si tous les deux la perçoivent. C’est

ce que nous avons pris l’habitude d’appeler ‘l’esprit de famille’.

L’ambiance fut une des préoccupations de Don Bosco. À une époque où régnaient les règlements,

il insista sur la spontanéité et la place qu’il fallait lui laisser. À une époque régie par de multiples

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niveaux d’autorité, Don Bosco mit en évidence la nécessité d’entretenir avec l’éduqué la

familiarité et la convivialité. Pour lui, l’éducation était “une affaire de coeur”, une transmission

vitale de valeurs, la création d’un écosystème où l’on respirait l’optimisme et le bonheur, où

circulait une série de valeurs qui petit à petit façonnaient la personnalité du jeune. Notre devoir,

disait-il, est de faire en sorte que le jeune devienne assez ami avec nous pour nous ouvrir son

coeur, et pour que nous puissions agir sur lui à partir du centre même de sa vie. De cette façon,

il sera possible, non seulement de lui offrir des outils lui permettant de faire l’apprentissage de la

réalité, mais en outre, de l’accompagner dans l’élaboration de ses propres critères et projets de

vie. Cet aspect acquiert aujourd’hui plus d’importance encore, en raison des carences fréquentes

de la vie familiale, qui constitue véritablement la première école de vie.

Le climat, l’ambiance, résultent de la convergence de beaucoup d’éléments. Mais l’élément

principal du climat éducatif, c’est le type de rapports que les éducateurs entretiennent avec leurs

élèves.

Ce peut être un rapport froid, celui d’une autorité distante; ou bien un rapport purement

conventionnel; ou bien encore un rapport de sympathie, d’intimité et de service constant. Ce

dernier s’exprime par une disponibilité à dialoguer, à partager la vie, à parler des sujets qui

intéressent les jeunes. Tel était le climat éducatif chez Don Bosco.

4.3 - Les rapports entre les éducateurs

Le troisième élément de l’école salésienne, c’est le rapport entre les éducateurs. D’après un

témoin des premiers temps de l’Oratoire de Turin, les éducateurs se mêlaient aux jeunes et leur

offraient leur amitié en toute simplicité. Ce comportement est le fruit d’une mentalité partagée

qui provient de Don Bosco lui-même et dont les caractéristiques sont: la modestie, l’aptitude à

la sympathie, la disponibilité à rendre service, le rapport de collaboration et de soutien

réciproques.

Les règlements salésiens recommandent que l’on vise à former entre les éducateurs une

communion d’idéaux et d’intérêts, imprégnée de l’esprit évangélique de liberté et de charité.

Les éducateurs peuvent entretenir trois sortes de rapports:

1. Rapport de travail: c’est un rapport réduit au strict minimum: la prestation d’un service en

échange de la rémunération correspondante.

2. Rapport professionnel: outre la prestation de service et la rémunération, il existe un rapport

d’amitié et d’échanges sur des sujets qui touchent au métier commun.

3. Rapport “vocationnel”: c’est le type de rapport spécifique des éducateurs chrétiens, similaire

à celui qui unit les religieux en communauté ou les prêtres dans leur fonction pastorale.

Le rapport vocationnel est celui qui réunit grâce à une vision de la vie et des valeurs identiques

que l’on veut cultiver ensemble. Ce type de rapport est celui qui convient le mieux à un groupe

d’éducateurs qui désirent mettre en oeuvre un projet éducatif, dans la cohérence et la

progressivité. En définitive, il est basé sur la conviction qu’il existe un ensemble de valeurs que

nous cultivons et une mission que nous accomplissons ensemble.

) Paul VI, Populorum Progressio, 5, 43, 80. 8

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5. - L’ÉGLISE FACE À LA CRISE ACTUELLE

La pensée de l’Église sur le changement d’époque que nous vivons ne peut être appréciée à sa

juste mesure que dans une perspective nettement culturelle. C’est toujours l’horizon des cultures

et des civilisations qui est évoqué dans l’entreprise du développement des peuples et de tous les

groupes humains.

L’expression-clé de Paul VI dans l’Encyclique “Populorum Progressio” est celle-ci: “le

développement intégral de l’homme et le développement solidaire de l’humanité”. Ces deux

aspects, l’individuel et le collectif, sont inséparables: “le développement intégral de l’homme ne

peut être atteint hors du développement solidaire de l’humanité”. Il en va de l’avenir de la

civilisation: “Dans cette marche, nous sommes tous solidaires... Ce qui est en jeu, c’est la survie

de tous ces bébés innocents, l’accès à une condition digne de l’homme de tant de familles dans

la pauvreté, la paix dans le monde, l’avenir de la civilisation”. L’essentiel du message est résumé

dans ces mots: “Le développement ne se réduit pas à une simple croissance économique; pour être

vrai, il doit être intégral, c’est-à-dire promouvoir tous les hommes et tout l’homme”.8

Il faut développer en même temps la culture des personnes aisées et celle des pauvres, celle des

bienfaiteurs et celle des bénéficiaires, celle des nations riches et celle des pays qui aspirent à sortir

de la misère. Telle est la signification la plus profonde de l’enseignement de l’Eglise concernant

la justice et le développement; en définitive, c’est un appel à la fraternité humaine. On n’atteindra

pas un véritable développement sans promouvoir le dynamisme spirituel aussi bien des riches que

des pauvres. Les citoyens des pays les plus riches doivent procéder à une profonde révision de

leur culture, pour apprendre à critiquer les valeurs de leur société de consommation et à se mettre

à l’écoute de leurs frères, de tous ceux qui sont dans le besoin et la misère. Chez les peuples

économiquement pauvres qui veulent accéder à la modernité, il faut aussi des changements

culturels, puisqu’ils devront accepter les valeurs de la société technique et industrielle, mais sans

sacrifier l’essentiel de leurs traditions ancestrales.

On ne peut cependant opposer les exigences de la justice aux exigences de la culture, puisque

l’oeuvre de justice est une des fonctions les plus hautes de l’humanisme. Il s’agit au sens propre

d’une oeuvre de civilisation et d’élévation de l’homme. Les besoins fondamentaux de l’homme

ne sont pas seulement d’ordre physique et matériel; ils sont aussi d’ordre spirituel et culturel.

L’homme a assurément le besoin vital de se nourrir, de jouir d’une bonne santé, de trouver un

endroit où vivre en sécurité; mais il a un besoin tout aussi vital de savoir, de comprendre le monde

en mutation, d’être respecté dans son identité propre, pour pouvoir s’affirmer et grandir dans sa

culture. Par conséquent, l’homme aspire de toutes ses forces à satisfaire en même temps ses

besoins essentiels de justice et de culture.

La réflexion de l’Église sur les exigences de la justice dans le monde insiste à bon droit sur les

relations réciproques concrètes qui existent entre culture, éducation, promotion du

développement, lutte contre la faim, action pour la justice et pour la paix. Il s’agit, déclarait Jean-

Paul II à l’UNESCO en 1980, “d’un immense système de vases communicants”. C’est

précisément au nom de la justice que l’Église refuse tous les humanismes fermés sur eux-mêmes,

qui, au bout du compte, finissent par trahir l’être humain.

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5.1 - Racines culturelles et morales du sous-développement

L’analyse réaliste des formes actuelles de sous-développement conduit à reconnaître que les

pauvretés de notre temps ont leurs racines dans certains facteurs d’ordre politique et, finalement,

dans un mal moral dû aux manquements et aux omissions de beaucoup de gens. Par conséquent,

il faudra agir au niveau du péché social ou sur les structures de péché, entendues comme la

somme ou le résultat des manquements et des omissions d’une foule d’individus. L’objectif positif

est de bâtir un avenir de l’humanité plus digne pour tous, dans lequel le défi du développement

se présente comme un appel urgent à la fraternité universelle, une réalité dynamique capable de

redéfinir le progrès véritable à partir de l’être authentique de l’homme. S’en tenir uniquement aux

objectifs économiques ou à l’accumulation de biens matériels, comme le fait la globalisation en

cours – qui a un urgent besoin d’être humanisée – c’est trahir la véritable finalité du

développement. Une profonde réforme morale et culturelle s’impose, si nous voulons que le

monde reste maître de son destin commun.

Les chrétiens sont convaincus que dans la crise actuelle la lumière de l’Évangile finira par

transformer les cultures dominantes qui freinent, de façon aussi scandaleuse, les tentatives de

promotion de tous et menacent l’avenir de l’être humain dans le monde. Il faut en finir avec la

culture de la société de consommation, avec les idéologies oppressantes et aussi avec la simple

résignation en face de la misère des masses. Nous sommes appelés, au contraire, à établir une

culture de la solidarité et de l’engagement efficace au service du bien commun de toute la famille

humaine.

5.2 - Vers une nouvelle culture de la solidarité

Il y a donc un appel énergique à l’adresse de tous les peuples et de chacun pour susciter un

mouvement indispensable de solidarité humaine, capable de répondre efficacement aux devoirs

urgents et graves du développement. C’est le seul moyen moral de promouvoir le développement

intégral de tous les hommes et de toutes les femmes de notre temps et d’édifier une paix véritable.

L’encyclique “Sollicitudo Rei Socialis” traduit cet objectif par l’expression “Opus solidaritatis

pax”, la paix est le fruit de la solidarité. Ce principe est réaffirmé par Jean-Paul II dans son

intervention à l’occasion du premier anniversaire des événements du 11 septembre 2001. “Le

terrorisme est un fléau qu’il faut combattre, mais il faut combattre aussi la pauvreté et l’injustice

qui lui servent de terreau”. Le défi peut sembler humainement disproportionné, mais l’Église ne

doute pas de la force de l’amour et de la fraternité, inspirés de l’Évangile. Il faut revenir à l’amour

entre frères, dans l’esprit de la “civilisation de l’amour”.

Il faut agir au niveau des mentalités, des façons de penser, de travailler, de faire de la politique et

de concevoir la famille humaine. Les cultures elles-mêmes doivent changer pour que la justice

puisse fonctionner, pour que les injustices soient combattues efficacement. Cette conception

culturelle du développement est finalement la seule réaliste, car elle seule fait appel au dynamisme

le plus profond de nos sociétés et à la psychologie de nos contemporains.

Aujourd’hui, nos problèmes ne sont pas seulement politiques. Ce sont des problèmes

moraux (et culturels) qui touchent au sens de la vie. Nous avons cru que, tant qu’il y avait

la croissance économique, nous pouvions reléguer tout le reste dans la sphère du privé.

Maintenant que la croissance économique commence à s’essouffler et que l’écologie morale

) R. BELLAH (et autres) Hábitos del corazón, Madrid, 1989, p.374. 9

) C. DIAZ MARCOS, Evangelizar la cultura. Rôle du christianisme dans la transformation 10

sociale. Santander, 1995, 7.

) Ndt. En français dans le texte. 11

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est dans le chaos, nous commençons à comprendre que notre vie commune réclame quelque

chose de plus qu’une préoccupation exclusive pour l’accumulation de biens matériels”. 9

À propos de cette interaction entre le domaine technico-économique et le domaine politique et

culturel, un auteur déclare:

Changer les modèles sociaux, politiques et économiques sans changer le monde des

symboles et des valeurs (la culture) rendra impossible toute réforme de fond. En sens

inverse, changer la culture sans tenir compte de l’économique et du politique pourra se

révéler également trompeur. Nous vivons en fait dans une interaction de fonctions”.10

C’est seulement ainsi qu’on pourra réaliser la nécessaire intégration du principe de l’anthropologie

culturelle “éduquer par la culture” avec le principe “créer la culture par l’éducation”.

6. - CONCLUSION

Parler “d’inculturer l’éducation” n’est donc pas simplement une façon de parler anthropologique,

pédagogique ou pastorale, mais une “qualification indispensable de l’éducation et de l’école”.

L’éducation, en effet, se réalise dans le contexte d’un peuple, au service duquel elle se place à

l’intérieur du processus d’humanisation de ce peuple. L’école doit tenir compte de la réalité

socioculturelle de ses destinataires et de l’ouverture à l’ensemble de l’humanité.

Le but de l’inculturation n’est pas de sauvegarder des cultures traditionnelles, ni de créer des

apartheid’ culturels ni non plus d’absolutiser dans l’abstrait une culture idéale. Au contraire. Au

milieu de la désunion qui frappe les peuples et de l’éloignement croissant entre les nations, il est

de faire de l’école un instrument d’unité dans la pluralité et, grâce à cela, d’apporter dans le

processus galopant que nous vivons et qui touche toutes les cultures, la lumière et la vie de

l’Évangile, pour que chaque culture puisse devenir, pour tout homme, un ‘habitat’ digne de 11

l’homme et que la lumière qu’il rayonne ajoute à la splendeur du cosmos entier.

Don Pascual Chávez V., SDB

Alba (CN), 29 novembre 2002

Traduit de l’italien par L. Clément

Tournai. Noël 2003