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ASCÈSE DU CHARISME :

CAETERA TOLLE


En continuant la réflexion précédente, nous considérons la seconde partie de la devise de Don Bosco, “caetera tolle”, qui, comme dit le Recteur majeur dans la lettre de convocation du CG26, exprime « l’ascétique salésienne, comme elle est exprimée dans le “rêve des dix diamants” » (cf. ACG 394, p. 7). Un peu plus loin, il explique : « Le “caetera tolle” motive le salésien consacré à prendre les distances d’avec ce “modèle libéral” de vie consacrée, décrit dans la lettre “Tu es mon Dieu ! Je n’ai pas d’autre bonheur que toi” » (ACG 394, p. 37 ; avec référence à ACG 382).


1.- L’ASCÈSE CHRÉTIENNE : EXPRESSION ET CONSÉQUENCE DE L’AMOUR


Nous cherchons à élargir cette perspective, et nous commencerons par établir la base “humaine” qui nous permette de comprendre que l’ascèse est nécessaire non seulement pour la personne consacrée, ni même seulement pour le chrétien, mais pour tout être humain, dans la mesure où il veut atteindre le vrai bonheur.


Le Pape Benoît XVI, dans la première citation de son encyclique Deus caritas est (n. 3), mentionne Friedrich Nietzsche, dont la critique à un certain type d’ascétisme, qui peut même arriver à tenir du masochisme, est maintenant classique : « Ils ont appelé “Dieu” ce qui les contredisait et leur faisait du mal à eux-mêmes : et, en vérité, il y a eu beaucoup d’héroïsme dans leur adoration ! » 1. Il est nécessaire, incontestablement, de reconnaître avec sincérité et humilité ce qu’il y a de vrai dans ces critiques (souvent, très peu) ; fréquemment le modèle et l’idéal de perfection du chrétien n’étaient pas, au fond, vraiment chrétiens, mais ils puisaient à d’autres sources, voire à une autre conception de l’être humain qui n’est pas celle de l’Evangile. Dans le projet amoureux d’un Dieu qui veut le bien de ses fils, nous ne pouvons pas séparer la dimension objective (“perfection”) de la dimension subjective (“bonheur”). Il faut reconnaître que l’accentuation d’une perfection sans le bonheur, en des temps passés qui ne sont pas toujours éloignés, a conduit, dans un mouvement de balancier, à la situation actuelle, surtout dans la culture postmoderne des jeunes : c’est-à-dire à une recherche de bonheur (ou, mieux, de plaisir immédiat), parfois obsessive, sans aucune référence objective (“perfection”).


De même que nous disions en parlant de l’amour, qui constitue le fondement du “da mihi animas”, que c’est seulement de lui que peut naître l’authentique mystique chrétienne (et salésienne), nous disons également qu’il est l’unique racine de la véritable ascèse. Plus encore : il n’y a pas d’ascèse plus radicale que celle qui naît de l’amour authentique. En conséquence, nous pouvons affirmer que l’amour est la source de la mystique et de l’ascèse chrétiennes. Dit avec des mots de l’Evangile : nous ne pouvons “avoir la vie” et produire beaucoup de fruit que si, comme le grain de froment, nous acceptons de tomber en terre et de “mourir”. Et tout cela, non comme quelque chose “d’imposé” de l’extérieur, pas même comme “le prix que l’on doit payer”, mais précisément parce que cela découle de l’essence même de l’amour.


D’autre part, c’est seulement dans l’expérience de l’amour, dans n’importe laquelle de ses expressions authentiques, que se trouve la réalisation totale de la personne, par l’intermédiaire de la pleine intégration des deux aspects, objectif et subjectif. C’est seulement par l’intermédiaire du fait d’aimer et du fait d’être aimé que l’homme trouve, inséparablement, sa plénitude et son bonheur.


2.- DIALECTIQUE FONDAMENTALE DE L’AMOUR


Un poète argentin, Francisco Luis Bernárdez, dans une très belle poésie, dit qu’“être enflammé d’amour” (titre de la poésie elle-même)


es ignorar en qué consiste la diferencia entre la pena y la alegría

(“est ignorer en quoi consiste la différence entre la douleur et la joie”).


Saint Thomas l’avait dit, dans une formule lapidaire : Ex amore procedit et gaudium et tristitia (S. Th. IIa IIae, q. 28, a. 1) - (“de l’amour découlent la joie et la tristesse”).


Dans ce sens, Moltmann écrit : “Un homme peut souffrir, parce qu’il peut aimer, et il souffre dans la mesure où aussi il aime. S’il réussissait à étouffer tout mouvement d’amour, il éteindrait aussi toute souffrance, il deviendrait apathique [] Un homme qui fait l’expérience de l’incapacité, un homme qui souffre parce qu’il aime, un homme qui peut mourir, est donc un être plus riche qu’un Dieu tout-puissant, incapable de souffrance et d’amour” 2. Ce n’est pas une nouveauté absolue, ni un manque de respect vis-à-vis de Dieu ; chez Richard de Saint-Victor nous trouvons la même idée, exprimée, si c’est possible, d’une manière encore plus audacieuse : “si Dieu préférait réserver égoïstement seulement pour lui l’abondance de sa richesse, tout en pouvant, s’il le voulait, la communiquer à un autre [] il aurait raison de se soustraire à la vue des anges et de quiconque, d’avoir honte d’être vu et reconnu, ayant en lui-même un aussi grave manque de bienveillance” 3.


En réalité, nous ne sommes jamais aussi vulnérables que lorsque nous aimons…. En rappelant la “loi du grain de froment”, si l’amour peut être décrit comme “le bonheur-plénitude au moyen du don total de soi”, nous voyons aussitôt pourquoi ne peuvent se séparer, dans l’expérience de tout amour authentique, la mystique et l’ascèse. Exprimé en “langage salésien”, d’une manière très concrète, le da mihi animas et le caetera tolle sont les deux parties, inséparables, du manteau du personnage du rêve des dix diamants….


Dans un autre très beau texte de notre tradition salésienne est présentée cette dialectique de l’amour : le rêve de la pergola de roses. Ceux qui suivent Don Bosco, captivés par la possibilité de marcher sur les roses, découvrent, trop vite, qu’il y a des épines pointues, et ils sentent qu’ils ont été trompés. En réalité, ils avaient oublié qu’il n’y a pas de roses sans épines ; qu’il n’y a pas d’amour sans souffrance ou, mieux, sans vulnérabilité….


Dans le deuxième chapitre de nos Constitutions, où l’on parle de l’identité du salésien, nous trouvons au moins deux fois cette perspective de l’ascèse, intimement liée à l’expérience de l’amour. Dans l’article 14, “Prédilection pour les jeunes”, nous lisons : « Cet amour, expression de la charité pastorale, donne son sens à toute notre vie. Pour leur bien, nous offrons avec générosité notre temps, nos talents et notre santé [c’est moi qui souligne] : “Pour vous j’étudie, pour vous je travaille, pour vous je suis disposé à donner jusqu’à ma vie” ». Et plus loin, en rappelant la “deuxième devise de la Congrégation”, travail et tempérance, notre Règle de Vie dit : « Le salésien [] accepte les exigences quotidiennes et les renoncements de la vie apostolique : il est prêt à supporter la chaleur et le froid, la soif et la faim, les fatigues et le mépris, chaque fois que sont en jeu la gloire de Dieu et le salut des âmes » (Const. 18).



3. LE “DIEU-AMOUR”, UN DIEU PAUVRE


D’une manière analogue à ce qui a été dit dans la réflexion précédente sur le fondement théologique de notre passion, situé dans le “da mihi animas”, nous devons ici aussi aller au fond des choses pour trouver, dans le Dieu en qui nous croyons, à savoir le Dieu-Amour, le fondement de notre pauvreté évangélique et consacrée, de notre ascèse la plus radicale.


Habituellement, nous avons cherché ce fondement dans la vie de Jésus, comme le disent aussi nos Constitutions, qui citent notre père Don Bosco : « Nous connaissons la générosité de notre Seigneur Jésus Christ : de riche qu’il était, il s’est fait pauvre, afin de nous enrichir par sa pauvreté. Appelés à une vie intensément évangélique, nous choisissons de suivre “le Sauveur qui naquit dans la pauvreté, vécut dans la privation de toutes choses et mourut dépouillé sur la croix” » (Const. 72).


Nous ne voulons pas mettre en discussion l’exemple normatif du Fils de Dieu fait Homme ; mais en partant d’un concept théologique central, nous devons affirmer : en cet Homme, Jésus de Nazareth, Dieu se révèle d’une manière définitive (= eschatologique).


Sans prétendre développer cette dernière affirmation, nous nous limitons à rappeler le texte de Vita Consecrata, sur le fondement trinitaire des conseils évangéliques : “Rapporter les conseils évangéliques à la Trinité sainte et sanctifiante, c’est révéler leur sens le plus profond” (VC, n. 21). C’est justement parce que Jésus Christ est le Révélateur de Dieu que nous pouvons, en passant par Lui, arriver à ce fondement trinitaire. (Je ne voudrais pas négliger cette occasion d’indiquer que cette idée me semble l’une des plus importantes nouveautés théologiques et spirituelles du Magistère sur la vie consacrée : malheureusement, pas encore développée).


En rapport avec cela, je voudrais présenter une réflexion personnelle, qui me tient profondément à cœur. Dans les Evangiles synoptiques – je prends le texte de Lc 21,1-4 – nous trouvons l’exemple émouvant de la pauvre veuve qui, en jetant deux petites pièces, a donné, selon le témoignage de Jésus, plus que tous les autres : “car tous ceux-là ont pris sur leur superflu pour mettre dans les offrandes ; mais elle, elle a pris sur sa misère pour mettre tout ce qu’elle avait pour vivre”. J’avais toujours compris ce texte comme un enseignement moral particulièrement fort pour nous motiver à la pleine confiance en Dieu ; jusqu’au jour où je me suis demandé : Cette Parole du Seigneur ne peut-elle pas, elle aussi et surtout, être une extraordinaire parabole théologique ? Le Dieu de Jésus Christ, est-il comme l’un de ces gros riches qui “donnent beaucoup”, mais de leur superflu, ou est-il plutôt semblable à cette pauvre veuve, qui nous a tout donné, ce qu’il avait de plus cher : son Fils unique, pour nous ?


Ainsi comprise, l’Incarnation en tant que kénose est une action trinitaire ; ou mieux : elle est la manifestation par excellence du Dieu Trinitaire.


Devant tout cela, se lève aussitôt la demande : Mais n’est-il pas vrai que Dieu “change” en devenant Homme ? L’incarnation ne va-t-elle pas contre la radicale immuabilité de Dieu ?


Sans entrer ici dans des dissertations théologiques, ce ne serait pas notre tâche, la première chose que nous devons faire est de nous informer et de mettre sérieusement en question cette immuabilité, ainsi que le sens qu’elle peut avoir, car elle revêt un caractère plus philosophique que théologique. En tout cas, le contenu positif de ce mot, me semble-t-il, est pris et porté à sa plénitude de valeur spirituelle de la personne dans la fidélité, qui est une caractéristique typique de l’amour, surtout quand nous parlons de Dieu.


En nous souvenant de l’interprétation de la parabole évangélique mentionnée ci-dessus, laissons à présent, grâce à un texte extraordinaire, une place à Hans Urs von Balthasar :


(Ici) il s’agit, du moins au niveau le plus profond, du tournant absolument décisif dans la manière de voir Dieu, qui n’est pas en premier lieu “puissance absolue”, mais “Amour” absolu et dont la souveraineté ne se manifeste pas dans le fait de garder pour lui ce qui lui appartient, mais dans celui de l’abandonner, de sorte que cette souveraineté s’étend au-delà de ce qui, ici, à l’intérieur du monde, lui est en opposition à l’image de la force et de la faiblesse. L’extériorisation de Dieu (dans l’incarnation) a sa possibilité ontologique dans la faculté éternelle qu’a Dieu de s’extérioriser, dans le don de ses trois Personnes [] Les concepts de “pauvreté” et de “richesse” deviennent dialectiques, ce qui, ici, ne veut pas signifier que l’essence de Dieu soit en soi (de façon univoque) “kénotique” et donc qu’un seul concept puisse comporter le fondement divin de la possibilité de la kénose et la kénose elle-même [], mais plutôt que – comme a tenté de dire à sa manière Hilaire – la “puissance” divine est ainsi constituée qu’elle peut porter en elle-même la possibilité d’un auto-anéantissement, comme est celui de l’incarnation et de la croix, et supporter cet anéantissement jusqu’au bout 4 (c’est moi qui souligne).


C’est seulement un tel Dieu qui est digne non seulement de notre reconnaissance et de notre remerciement, mais aussi, et surtout, de notre amour total, inconditionnel, qui puisse nous conduire nous aussi à une “dépossession” radicale pour être remplis totalement de son Amour, et en devenir ainsi les porteurs pour les jeunes.


Plus loin, nous réfléchirons sur l’Incarnation du Fils de Dieu en tant que manifestation définitive de l’Amour de Dieu ; et plus encore : du Dieu qui est Amour. Dans cette perspective, plutôt positive, nous chercherons à intégrer son caractère de dépouillement : la kénose du Fils de Dieu fait Homme.


4.- AMOUR ET PAUVRETÉ DANS LA VIE SALÉSIENNE


Dans la même Lettre du Recteur majeur, avant de présenter les deux derniers thèmes capitulaires, est affirmé ceci : « Pour Don Bosco la seconde partie de la devise, “caetera tolle”, signifie le fait de se détacher de tout ce qui peut nous éloigner de Dieu et des jeunes. Pour nous aujourd’hui cela se réalise dans la pauvreté évangélique et dans le choix de venir en aide aux jeunes les plus “pauvres, abandonnés et en danger”, en étant sensibles aux nouvelles pauvretés et en nous plaçant sur les nouveaux fronts de leurs besoins » (ACG 394, pp. 43-44). Egalement ici, prendre comme point de départ l’amour apostolique, à l’image du Dieu de Jésus Christ, nous permettra de le concrétiser dans la pauvreté la plus authentique et radicale.


Dans une analyse très dense, mais d’une richesse extraordinaire, que fait de l’amour humain Eberhard Jüngel, il exprime comme suit ce rapport entre amour et pauvreté :


Le fait que le moi aimant veuille posséder le toi aimé et ainsi, et justement seulement ainsi, veuille se posséder lui-même transforme – et c’est d’une grande signification du point de vue ontologique et théologique – la structure de l’avoir [de l’action de posséder]. En effet, le “toi” aimé est désiré par le moi aimant seulement en tant qu’un toi à qui il peut se donner et qui à son tour se donnera au moi aimant comme à un toi aimé. L’amour est un don réciproque [] L’échange du don réciproque signifie au moment présent, mais en vue du moment de l’avoir [de l’action de posséder] que le moi aimant veut se posséder lui-même seulement dans le mode de l’être possédé. Et il signifie, en même temps, qu’il veut posséder le toi aimé seulement comme un “moi” qui de son côté voudra bien être possédé [] Dans l’amour il n’y a pas d’avoir [d’action de posséder] qui ne naisse pas du don [] Le moi aimant se possède lui-même seulement plus comme s’il ne se possédait pas. Il veut être aimé, et précisément par le toi que lui-même veut posséder. Mais, pour posséder ce tu, il doit se donner à lui, donc cesser de se posséder lui-même. Ce fait est décisif pour la compréhension de l’amour 5 (ce qui est en italique, l’est d’origine ; c’est moi qui souligne par des caractères gras).


Dit autrement : une pauvreté qui ne naît pas de l’amour, n’est pas une pauvreté désirable, qui peut nous faire ressembler à Dieu lui-même. La dépossession du Fils de Dieu (kénose) est, au fond, une expression suprême de l’amour qui le conduit à se faire l’un de nous : amor, aut similes invenit, aut similes facit [l’amour, ou bien il trouve des gens déjà semblables, ou bien il les rend tels]. L’insertion, qui nous conduit à partager la vie des personnes les plus pauvres et les plus marginalisées, est, au fond, une variante de l’Incarnation.


A ce sujet, nous pouvons aussi rappeler ce qu’écrit saint Augustin dans son commentaire à la première lettre de Jean :


De quelle façon commence la charité, frères ? Prêtez un peu d’attention : vous avez entendu comment on atteint sa perfection ; le Seigneur dans l’Evangile nous a présenté son but et ses moyens : Nul n’a d’amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime. Lui, donc, montra dans l’Evangile sa perfection et également, à nous, est rappelée ici sa perfection ; mais interrogez-vous vous-mêmes et dites-vous : Quand pouvons-nous avoir cette charité ? Veuille ne pas désespérer trop vite de toi-même : la charité en toi vient peut-être à peine de naître, elle n’est pas encore perfectionnée ; nourris-la, pour qu’elle ne vienne pas à manquer. Tu pourras peut-être me dire : d’où vais-je obtenir la connaissance de cela ? Nous avons entendu par quels moyens le charité parvient à la perfection ; entendons d’où elle débute. Jean continue et dit : Si quelqu’un possède les biens de ce monde et voit son frère dans le besoin, et qu’il se ferme à toute compassion, comment l’amour de Dieu demeurerait-il en lui ? Voilà d’où commence la charité. Si tu n’es pas encore disposé à mourir pour un frère, sois disposé à donner au frère un peu de tes biens [] En effet, si tu ne réussis pas à donner le superflu au frère, comment pourras-tu donner pour lui ta vie ? 6


5.- LA PAUVRETÉ COMME DIMENSION DE LA VIE CONSACRÉE SALÉSIENNE


Après le texte cité au début de notre méditation, dans la même Lettre le Recteur majeur indique de façon concrète : “La vie consacrée de l’avenir se réalisera dans sa concentration sur la suite radicale du Christ obéissant, pauvre et chaste. Si, tous les trois ensemble, les conseils évangéliques nous parlent de notre offrande totale à Dieu et de notre dévouement complet aux jeunes, la pauvreté nous porte à nous donner sans réserve ni retard, jusqu’au dernier souffle de notre vie, comme fit Don Bosco. La pratique des conseils évangéliques libère en nous les ressources les plus cachées de la disponibilité” (ACG 394, p. 44).


Je considère que, dans la théologie de la vie consacrée, et concrètement pour nous comme salésiens, au-delà de l’indéniable diversité des conseils évangéliques, il est nécessaire de trouver une unité harmonieuse et organique autour de l’amour, d’où ils prennent leur sens et leur valeur, et c’est ce qui les conduit vers la plénitude de la sainteté. Dans cette perspective, la pauvreté n’est pas une “partie” ou une section de notre vie, mais une dimension transversale pour la vie entière et, en particulier, elle traverse les conseils évangéliques. Encore plus : j’oserais dire, en jouant un peu avec les mots, que la pauvreté qu’impliquent la chasteté et l’obéissance est plus radicale que celle qu’implique le vœu de pauvreté.


Dans l’Exhortation Apostolique Vita Consecrata nous lisons : “Quiconque est régénéré dans le Christ est appelé à vivre, par la force qui vient du don de l’Esprit, la chasteté correspondant à son état de vie, l’obéissance à Dieu et à l’Eglise, un détachement raisonnable des biens matériels, parce que tous sont appelés à la sainteté qui réside dans la perfection de la charité” (VC, n. 30).


Si nous analysons ce texte fondamental, nous trouvons trois affirmations, intimement unies entre elles :


  • tout chrétien / toute chrétienne est appelé / appelée à la sainteté ;

  • la sainteté consiste dans la perfection de l’amour, dans la charité ;

  • donc, tout chrétien est appelé à vivre, selon son état de vie, les conseils évangéliques.


Ici également nous trouvons, par rapport à la conception habituelle des “conseils” évangéliques, une nouveauté théologique et spirituelle absolue (même si, d’une certaine manière, elle est présente dans Lumen Gentium). Nous pouvons, donc, affirmer : à l’unique perfection chrétienne, qui est celle de l’amour, appartient essentiellement la pratique des “conseils évangéliques”. La manière même dans laquelle ils sont nommés indique qu’il ne s’agit pas que tous les baptisés “professent les vœux” : et cela a comme première conséquence la nécessité de trouver une manière de les appeler plus adéquate, pour ne pas tomber dans l’erreur de considérer nos frères et nos sœurs vivant dans le monde comme de “deuxième classe”, ou de chercher à élargir tellement le concept de “vie consacrée” que tous appartiendraient à cette dernière. En tout cas, nous ne pouvons pas oublier que tout chrétien / toute chrétienne est consacré / consacrée dans le Baptême.


Si ces valeurs évangéliques (qui ne sont pas “optionnelles”) sont normatives pour chaque chrétien / chaque chrétienne, elles doivent avoir la plus grande étendue possible, en ne se limitant pas à tel ou tel aspect marginal de l’existence humaine et chrétienne : comme ce serait, par exemple, si nous entendions la chasteté seulement par rapport à la sexualité, ou l’obéissance seulement devant un ordre donné par le supérieur légitime “en force du vœu”.


Cette perspective peut se comprendre comme l’ensemble des dimensions fondamentales de l’être humain en face de Dieu :


  • par rapport aux “choses” : pauvreté ;

  • par rapport aux personnes : chasteté ;

  • par rapport à lui-même : obéissance.


Rappelons le premier et principal “commandement”, la première “parole de vie”, que Jésus indique au docteur de la loi : “Le premier, c’est : Ecoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l’unique Seigneur, et tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de tout ton esprit et de toute ta force. Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n’y a pas d’autre commandement plus grand que ceux-là” (Mc 12,29-31 et par.). A la lumière de ce “commandement”, nous pouvons comprendre ce qu’est cette triple idolâtrie qui menace la racine de notre vie chrétienne (et religieuse) : donner une valeur d’absolu aux choses matérielles, en adorant le “dieu-argent” ; placer une personne comme sens ultime et définitif de notre vie, en chassant Dieu de notre centre ; et enfin, ce qui est la tentation la plus profonde et la plus radicale, nous mettre nous-mêmes à la place de Dieu ; et même, au lieu de servir Dieu, nous servir de Dieu.


Vu en clé positive, tendre vers la sainteté chrétienne consiste à croître chaque jour dans l’amour authentique, en prenant Dieu comme Centre de notre vie, comme Destinataire ultime et définitif de notre amour, et seulement en Lui et par Lui aimer nos frères et nos sœurs (“chasteté”), en utilisant avec solidarité et fraternité les biens de ce monde (“pauvreté”), en trouvant ainsi notre pleine réalisation dans le Christ (“obéissance”) (cf. Const. 22). De cette manière, notre vie consacrée devient un humble exemple et une « thérapie spirituelle » (VC, nn. 87ss.), au service de nos frères et de nos sœurs, en assumant le renoncement à l’exercice de ces valeurs, non pour que les autres chrétiens renoncent à ces valeurs, mais pour qu’ils puissent les relativiser. C’est là notre service irremplaçable, qui nous permet de parler de “l’excellence objective de la vie consacrée” (cf. la Lettre du Recteur majeur « Tu es mon Dieu ! Je n’ai pas d’autre bonheur que Toi », ACG 382, pp. 16ss., où il cite VC, nn. 18 et 32).


En précisant encore davantage : pour un chrétien, cette “position centrale de Dieu” et le renoncement radical qu’elle implique, sont perçues comme la suite et l’imitation de Jésus Christ : “Si quelqu’un vient à moi sans haïr son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, ses sœurs, et jusqu’à sa propre vie, il ne peut être mon disciple. Quiconque ne porte pas sa croix et ne marche pas à ma suite ne peut être mon disciple. [] De la même façon, quiconque parmi vous ne renonce pas à tous ses biens ne peut être mon disciple” (Lc 14,26-27.33). Dans nos Constitutions, où l’on parle de la vie salésienne en tant qu’expérience formatrice, nous sommes invités en vivant les valeurs de la vocation salésienne à accepter, jointe à la “mystique”, “l’ascèse qu’un tel cheminement comporte” (Const. 98).


Ces réflexions nous conduisent à un thème très intéressant, mais qu’à présent nous ne pouvons qu’énoncer : le sens du renoncement, et la formation au renoncement. C’est un thème de la plus grande actualité, surtout (mais pas seulement) dans le domaine de la formation initiale.


A ce sujet, je voudrais reprendre un texte de la conférence du Recteur majeur aux Supérieurs Généraux :


Dans la petite parabole évangélique du marchand de perles fines (Mt 13,45-46), nous trouvons quelques éléments fondamentaux qui nous permettent d’esquisser la “phénoménologie du renoncement” :


a) – il renonce à ces perles fines (“le marchand s’en va vendre celles qu’il possède”), mais ce n’est pas parce qu’elles seraient fausses : elles sont authentiques, et ont constitué jusqu’à ce moment-là le trésor du marchand. En appliquant cela à notre réalité, disons que n’est certainement pas une méthode appropriée celle qui essaie de diminuer la valeur de ce à quoi il faut renoncer, afin que le renoncement soit plus facile. Au fond, renoncer aux “mauvaises choses” ne constitue pas le renoncement humain le plus profond et le plus complet. Que de fois nous avons entendu demander, comme résistance à un renoncement nécessaire : “qu’y a-t-il de mauvais dans ce que je fais ?”. Et celui qui parle ainsi a totalement raison – seulement il doit comprendre que c’est vraiment alors – lorsque se présente l’occasion du renoncement dans son sens le plus authentique.


b) – il renonce à des perles authentiques, avec douleur et dans le même temps avec joie, parce qu’il a trouvé “la” perle définitive, celle qui a rempli le regard et le cœur du marchand : et il comprend qu’il ne peut acquérir celle-ci, s’il ne vend pas celles-là. Si notre vie consacrée, centrée sur la suite et l’imitation du Seigneur Jésus, n’est pas attrayante, le renoncement qu’elle exige devient injuste et déshumanisant…. Comme le dit splendidement Potissimum Institutioni : “Seul cet amour, lui aussi de caractère nuptial et qui engage toute l’affectivité de la personne, permettra de motiver et de soutenir les renoncements et les croix que rencontre nécessairement celui qui veut « perdre sa vie » à cause du Christ et de l’Evangile (cf. Mc 8,35)” (n. 9).


c) – la joie en raison de la possession de la “perle de grand prix” n’élimine jamais tout à fait la peur qu’elle ne soit pas authentique : au cas où elle serait fausse, ma décision aurait été une erreur, et j’aurais ruiné ma vie. Ce “risque” dans la vie chrétienne, et plus encore dans la vie consacrée, est une conséquence directe de la foi : c’est seulement dans la foi que notre vie a du sens ; si ce en quoi nous croyons n’est pas vrai, “nous sommes les plus malheureux de tous les hommes”, pour paraphraser saint Paul (cf. 1 Co 15,19). Le jour où quiconque se trouvant dans la vie consacrée a la possibilité de dire : “ma vie est pleinement gratifiante, même si ce en quoi je crois n’est pas vrai”, notre Institut devient… une ONG, avec la circonstance aggravante qui implique certaines exigences inacceptables pour ses membres….


Je termine avec la concrétisation de la pauvreté que nous présente le même Recteur majeur dans sa Lettre : “Nous les salésiens, nous donnons un témoignage de pauvreté par le travail inlassable et la tempérance, mais aussi par l’austérité de vie, la simplicité de vie et l’attachement à ce qu’il y a d’essentiel dans la vie, par le partage et la solidarité, par la gestion responsable des ressources. Notre pauvreté nous demande une réorganisation du travail au niveau des institutions, qui puisse nous aider à surmonter le risque d’être entrepreneurs de l’éducation plus qu’éducateurs, ou gérants d’entreprises éducatives plus qu’apôtres agissant au moyen de l’éducation. Qui a choisi de suivre Jésus, a choisi de faire sien son style de vie, de ne pas s’enrichir, de vivre la béatitude de la pauvreté et de la simplicité de cœur, d’avoir toujours des relations de familiarité avec les pauvres” (ACG 394, p. 44). En définitive, de prendre au sérieux, et de vivre jusqu’au bout, la béatitude de Jésus : “Bienheureux les pauvres en esprit”, pour faire l’expérience, dès à présent, de la participation au Royaume des Cieux….




1 Citation traduite en français à partir de FEDERICO NIETZSCHE, Così parlò Zarathustra, Milan, Adelphi Edizioni, 27ème éd., 2006, p. 102.

2 Citation traduite en français à partir de JÜRGEN MOLTMANN, Il Dio Crocifisso, Brescia, Queriniana, 1977, p. 259.

3 Citation traduite en français à partir de RICHARD DE SAINT-VICTOR, De Trinitate, III, 4, Rome, Città Nuova Editrice, 1990, p. 130.

4 Citation traduite en français à partir de HANS URS VON BALTHASAR, Teologia dei Tre Giorni, Brescia, Queriniana, 1990, pp. 39-40.

5 Citation traduite en français à partir de EBERHARD JÜNGEL, Dio Mistero del Mondo, Brescia, Queriniana, 2004, 3ème éd., pp. 416-417.

6 Citation traduite en français à partir de SANT’AGOSTINO, In Ioannis Epistolam Tractatus 5, 12, Rome, Città Nuova Editrice, 1985, p. 1743.

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