CG26|fr|Exercises spirituels Meditation 5 Gratuité Grace Eucharistie



Notre réflexion est centrée sur l’un des termes les plus utilisés dans la foi chrétienne et dans la théologie : la GRÂCE. Comme l’est aussi d’autre part le mot épiphanie, c’est l’un des mots qui embrassent la totalité du Mystère Chrétien dans une perspective spécifique. Hélas, il est aussi, et c’est bien le malheur, l’un des mots utilisés d’une pire manière : car là également corruptio optimi, pessima [la corruption de ce qui excellent est la pire]. La raison est, avant tout, que très souvent on oublie que la Grâce n’est pas “quelque chose”, mais Quelqu’un : Dieu lui-même. Cela nous conduit à la considérer presque comme un objet, une chose (c’est ainsi que nous parlons des “différentes grâces”). D’autre part, nous avons aussi oublié bien des fois son caractère de gratuité, en la considérant même, dans notre rapport avec Dieu, comme étant dépendante plus de nous que de Lui : concrètement, “être” (ou ne pas être) “en Grâce”, la conserver, la faire grandir ou la perdre ; quand, en réalité, nous pouvons tout perdre … sauf la Grâce, entendue comme cet amour gratuit et inconditionnel avec lequel Dieu se donne à nous.



1. LA PERTE DU SENS DE LA GRATUITÉ


Après cette motivation théologique initiale, un peu provocante, je voudrais vous inviter à prendre comme point de départ la réalité humaine qui se tient à la base, non pas parce que nous pouvons échafauder d’abord “en partant du bas” une construction qu’ensuite seulement “on baptise” en l’assumant chrétiennement. La raison est plutôt, au contraire : ce n’est que par la foi que nous pouvons comprendre et découvrir toute la profondeur, même humaine, de la gratuité. Néanmoins, comme salésiens qui voulons mettre en pratique notre conviction qu’il n’existe pas de séparation entre la nature et la grâce, nous voulons approfondir son “infrastructure anthropologique” également pour constater le “déficit de gratuité” dans lequel notre monde vit aujourd’hui.


Il y aurait de nombreux signes qui indiquent ce manque ; parmi eux, je ferai une petite allusion à trois, particulièrement significatifs pour nous.


1.- Dans la culture occidentale, dans une proportion qui n’est pas insignifiante, le modèle d’“homme réussi” est celui qui peut dire, avec orgueil : “tout ce que j’ai, j’ai pu l’obtenir par moi-même” ; “on ne m’a rien donné”… En conséquence, de nombreuses personnes qui ont été capables de construire avec succès leur vie “en partant du bas” deviennent ensuite les ennemis les plus acharnés contre la promotion de ceux qui sont le plus dans le besoin, en considérant (peut-être un peu sur un mode pélagien) que “tous ont les mêmes occasions ; si certains n’ont pas su les mettre à profit, tant pis pour eux ; pourquoi devrait-on leur « donner » quelque chose ? ” Dans cette perspective, la gratuité ne trouve pas de place ; ou plutôt, elle n’est même pas considérée comme une vertu. A cette tendance naturelle de l’être humain est ajouté dans la mentalité d’aujourd’hui, par malheur, un modèle de “réalisation humaine” réduit, habituellement, à la productivité économique ou matérielle.


2.- Dans le milieu familial est significative la manière dont nous traitons les personnes âgées ou malades, c’est-à-dire ceux qui ne peuvent plus “produire”. A la différence des cultures ancestrales, dans lesquelles les personnes âgées étaient estimées comme l’axe du groupe familial, et même comme le “sage”dont la parole servait de règle de conduite et de jugement sans appel, dans la culture actuelle bien des fois elles sont vues malheureusement comme un obstacle, et dans le meilleur des cas elles sont envoyées dans des centres d’assistance (maison de retraite ou établissements de soins). S’il n’y a pas ces ressources institutionnelles, on doit les “supporter” à la maison, sans estimer ce qu’elles ont donné, et aussi ce qu’elles pourraient donner, si les critères d’évaluation étaient plus humains et moins en lien avec l’esprit de consommation. Malheureusement, parfois, ces situations se présentent également dans la vie religieuse.


3.- Au niveau mondial, la situation d’inégalité entre les pays qu’on appelle de “premier monde” et les pays “du tiers-monde” est inacceptable, mais dans quelques aspects elle continue à croître. La proposition d’une “remise de la dette” qu’ont les pays pauvres, sauf quelques exceptions, n’a pas eu d’écoute ; fréquemment, nous devons aussi le dire, du côté des pays “riches”, le problème n’est pas tellement économique, mais il est surtout politique : il sert pour conserver la situation de dépendance provoquée par la dette elle-même. Le concept lui-même de “justice” entendu comme “donner à chacun ce qu’il mérite” ne laisse pas de place à la gratuité ; même s’il est indubitablement vrai que beaucoup de choses pourraient s’améliorer dans notre monde si au moins il y avait ce type de justice, si la règle de conduite entre les personnes et les nations était… la loi du talion. Cela indique qu’il reste encore beaucoup de chemin à parcourir pour arriver à la civilisation de l’amour ; concrètement, celle-ci sera impossible si nous ne cherchons pas à éveiller et à développer un sens et une culture de la gratuité.



2. LA GRATUITÉ, RÉALITÉ HUMAINE FONDAMENTALE


Après ce qui a été dit, on pourrait envisager de passer immédiatement vers la perspective chrétienne et théologique, en laissant au niveau anthropologique un vide total, en donnant ainsi l’impression que la proposition de foi n’est qu’une réponse à un problème humain insoluble. C’est peut-être au fond ce qui se produit, mais nous ne devons pas ignorer cet “espace intermédiaire”où tous les êtres humains (même les non-chrétiens !) peuvent et doivent faire l’expérience de la gratuité, de manière que la foi chrétienne puisse ensuite développer toute sa richesse, comme plénitude de quelque chose que tout être humain vit et espère.


La gratuité est intimement liée à l’expérience du don, du cadeau. Malgré cela, elle a des connotations légèrement différentes. La gratuité souligne l’absence de mérites du côté de celui qui reçoit : autrement, ce n’est pas gratuit. Le salaire que reçoit un travailleur à la fin de la semaine, il l’a gagné avec la sueur de son front : il ne le reçoit pas gratis.


Au contraire, le don souligne le caractère positif de ce qui s’y trouve donné. Un coup, par exemple, il est possible qu’il nous soit “donné” sans le mériter : mais il n’est pas dans l’absolu un cadeau. Malheureusement, d’une manière habituelle, sans presque nous en rendre compte, nous attribuons une autre caractéristique au don, celle d’être sélectif : il est accordé à certains, et pas à d’autres (en tout cas, pas à tous). Un “cadeau universel” semble presque contradictoire, car il nous semble qu’il ne soit plus un cadeau 1.


Ayant effectué ces précisions, analysons, encore au niveau humain, les deux expériences fondamentales de la gratuité.


1. Cette difficulté qui vient d’être mentionnée ci-dessus empêche, bien des fois, de percevoir qu’à la base même de notre existence il y a un don qui, justement pour cela, est en même temps gratuit, positif et universel : la vie. Il s’agit du don par excellence, pour deux motifs :


  • personne ne peut rien faire pour la mériter, parce que, pour mériter quelque chose, il est nécessaire d’exister d’abord, pour pouvoir l’obtenir ;

  • n’importe quel autre don que nous pouvons recevoir est postérieur, parce qu’il suppose déjà la vie elle-même.


Et, finalement, il convient de souligner son universalité, parce que n’est dépourvu d’elle que celui qui ne vit pas (donc, personne).


C’est pour cela que devient très intéressante et significative l’attitude que nous avons vis-à-vis de la demande qui, de nombreuses fois, se lève devant des situations particulièrement négatives de la vie et de l’histoire : y a-t-il des personnes qui ne méritent pas de vivre ?


J’imagine que notre réponse, unanime, est : non ! Et c’est une réponse correcte, mais sans doute pour la raison opposée à celle à laquelle nous avons l’habitude de penser : non pas parce que tous nous avons le droit de vivre, mais en réalité parce que nul ne “mérite ” la vie : c’est précisément pour cela que nul ne peut disposer de la vie d’une autre personne…. (Peut-être, dans le cas d’un droit que “l’on a”, pourrait-on le perdre ; mais dans le cas contraire ?…).


Nous trouvons, donc, à la base de tout être humain, sans exception, le don par excellence. Une autre question, sans doute, très importante pour nous, comme chrétiens et comme salésiens, est celle de savoir si tout être humain perçoit sa vie comme un don, c’est-à-dire comme un cadeau – quelque chose de positif. Malheureusement, bien des fois il n’en est pas ainsi : à commencer par tant de jeunes qui, pour diverses raisons, ne trouvent pas de motifs pour vivre, peut-être parce qu’ils ne se sentent pas aimés par quelqu’un….


2. Cela nous porte à la seconde expérience de la gratuité. Si la vie est le don gratuit par excellence, elle l’est en tant que fondement, non en tant que plénitude, car la demande qui se lève spontanément est : pourquoi ai-je reçu ce don, la vie ? Quelle chose peut donner du sens à ma vie ? Et ici la réponse est immédiate et universelle : l’amour. Cédons la parole à saint Thomas, dans une expression extraordinaire marquée d’une incomparable concision : “La raison d’une donation gratuite est l’amour ; c’est pourquoi, en effet, nous donnons gratuitement quelque chose à quelqu’un, parce que nous lui voulons du bien. Le premier don que nous lui accordons est donc l’amour, qui nous fait lui vouloir du bien. On voit donc ainsi que l’amour constitue le don premier, en vertu duquel sont donnés tous les dons gratuits” (un triple pléonasme !) 2. Josef Pieper place cette phrase comme épigraphe de son livre extraordinaire sur l’amour 3.


La gratuité de l’amour est un thème inépuisable, même du point de vue humain. En premier lieu, cette gratuité peut se confondre avec le manque de motivation et, en conséquence, avec son incompréhensibilité. Pourquoi est-ce que j’aime cette personne ? C’est une demande qui reste toujours, au bout du compte, sans réponse adéquate (heureusement : s’il y avait cette réponse, il ne s’agirait sans doute plus d’un amour authentique). Cela a été dit d’une manière géniale par Montaigne, qui, pour expliquer son amitié avec Etienne de La Boétie, écrit : « Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer qu’en répondant : Parce que c’était lui, parce que c’était moi » 4.


Une deuxième caractéristique dans l’expérience de l’amour est l’inconditionnalité. Il peut y avoir d’autres formes de relation interpersonnelle qui trouvent un fondement dans différentes qualités : la beauté physique, l’intelligence, l’habileté, etc. (parfois, de manière étrange, dans d’autres facteurs presque opposés à ceux-ci) ; mais l’amour authentique, sans être insensible ou indifférent à tout cela (ubi amor, ibi oculus [où il y a l’amour, il y a l’œil], disait Richard de Saint-Victor), transcende toutes ces conditions.


Malgré cela, comme toute expérience humaine, il n’est pas dépourvu d’ambiguïté : il pourrait conduire ou à une acceptation inconditionnelle, typique du véritable amour, ou à une “dépossession” radicale de l’autre telle (justement parce cette relation ne dépend d’aucune de ses propres caractéristiques personnelles) qu’il serait simplement une caricature de l’amour : en effet, celui qui aime ainsi ne le fait pas vraiment, et l’autre personne ne se sent pas aimée en tant que personne. Dans beaucoup de cas, ce peut être un subtil stratagème de l’égoïsme. D’une certaine manière, ce serait ce que saint Augustin exprimait d’une manière géniale dans ses Confessions : “Je n’aimais pas encore, mais j’aimais à aimer” – Nondum amabam, et amare amabam 5.


On pourrait continuer cette analyse. Par contre, d’une manière analogue à celle du thème de la manifestation, il convient ici de rendre explicite l’autre dimension dans l’ellipse de l’amour. Jusqu’ici nous l’avons vu comme on le fait habituellement, c’est-à-dire : à partir de l’attitude de celui qui aime. Comment est-il vécu par l’autre partie de cette expérience ?


Et ici nous trouvons quelque chose d’extraordinairement paradoxal. Le Recteur majeur y fait allusion dans sa Lettre sur l’Eucharistie (ACG 398, p. 14). Nous reviendrons à la fin sur cette page, mais je pense que nous pouvons enrichir ce qu’il y affirme à partir de son fondement anthropologique.


A première vue, il semble évident que tous nous voulions être aimés, et surtout être aimés d’une manière gratuite et inconditionnelle. Malgré cela, les choses ne sont pas si simples. Je cède de nouveau la parole à J. Pieper :


Tout amour est fondamentalement gratuit. On ne peut ni le mériter, ni l’exiger ; c’est toujours un pur don [] Mais il semble que chez l’homme il y ait quelque chose comme une aversion à être constitué l’objet d’un don. Il n’y a personne à qui ne soit pas un peu familière l’expression : je ne veux pas de cadeaux ! Et ce sentiment voisine terriblement avec l’autre : je ne veux pas être “aimé”, et encore moins sans motif ! [] Et C. S. Lewis dit que l’amour, dont nous avons vraiment besoin, est justement celui qui est gratuit, et non pas le type d’amour que nous désirons. “Nous désirons être aimés pour notre intelligence, notre beauté, notre générosité, notre habileté” 6.


Egalement ici nous percevons l’ambiguïté dont nous parlions, en nous plaçant uniquement du côté de l’expérience passive du fait d’être aimé ; dans cette expérience, la personne aimée pourrait se demander : est-ce que je veux me laisser “dépouiller” de tout ce qui me constitue comme “moi” unique et dénué de la possibilité de constituer la réédition d’un autre ? Même si, au fond, il n’est pas ainsi, ou mieux il ne devrait pas être ainsi. Si quelqu’un me dit : “Je t’aime ; ta manière d’être ne m’intéresse pas” : est-ce une expression d’inconditionnalité, ou de désintéressement et d’indifférence ? Qu’il suffise de penser que dire à un confrère de notre communauté : “tu es l’objet privilégié de mon agapè” constitue l’une des formes les plus subtiles et incisives pour l’offenser. Il est très difficile de se laisser aimer inconditionnellement par les autres, voire par Dieu lui-même….


En plus de ce malentendu, il y a peut-être un autre motif qui explique, de quelque façon, ce refus d’être aimé inconditionnellement : l’apparente inutilité de la réponse de celui qui est aimé. Que nous répondions, ou non, à son amour peut sembler ne susciter aucun intérêt chez la personne qui aime ; et cela la met dans une situation indéniable d’infériorité. Nietzsche a grandement raison, quand il affirme : “A celui qui s’habitue seulement à donner, se forment des cals dans ses mains et dans son cœur”. Nous devons l’affirmer clairement : à l’essence de l’amour correspondent le fait de donner… et celui de recevoir, également chez Dieu. Cette dernière affirmation sera développée ultérieurement.



3. “LA GRÂCE ET LA VÉRITÉ SONT VENUES PAR JÉSUS CHRIST” (Jn 1,17)


Si l’on se souvient de la différence entre l’expression et la manifestation, il devient plus clair d’indiquer comment tout ce qui a été dit plus haut devient, dans la vie de tout être humain, l’expression de la gratuité de l’Amour de Dieu. Malgré cela, pour que celle-ci soit perçue comme telle, sa manifestation en Jésus Christ, est nécessaire.


Si nous supposons réalisée cette distinction, nous pouvons indiquer trois caractéristiques fondamentales de l’Amour divin dans la perspective de la gratuité :


- l’universalité : Dieu notre Sauveur “veut que tous les hommes soient sauvés” (1 Tm 2,4). De là naît le caractère missionnaire de l’Eglise au sens strict, et celui, souligné avec des modalités propres, de la mission salésienne en elle. Personnellement, je crois que l’un des éléments qui peuvent le mieux aider à comprendre la “nécessité” de l’appartenance à l’Eglise par rapport au salut est son caractère de communauté : nous devons prendre au sérieux le fait que, hors de l’Eglise actuelle, il n’y a pas actuellement d’expérience totale de salut, justement parce que manque la manifestation concrète, perceptible, historique de l’Amour de Dieu en Jésus Christ, vécue dans l’Eglise comme Famille de Dieu.


- l’initiative de Dieu : “ce n’est pas nous qui avons aimé Dieu, mais c’est Lui qui nous a aimés” (1 Jn 4,10). La Grâce, en tant qu’expression gratuite de l’Amour divin, est toujours pré-venante : elle précède toujours la réponse humaine, qui, d’une certaine manière, est aussi un don de Dieu, mais n’exclut pas dans l’absolu la liberté humaine. En ce sens, disons-le encore une fois, le Système préventif de Don Bosco enfonce ses racines dans la moelle de notre foi : « Don Bosco a vécu [] une expérience spirituelle et éducative qu’il appela “Système préventif”. C’était, pour lui, un amour qui se donne gratuitement, prenant sa source dans la charité de Dieu qui précède toute créature par sa Providence” (Const. 20) [c’est moi qui souligne]. Dans la sémantique de ce mot pré-venir, il me semble que nous pouvons trouver deux sens : un, le fait de pré-céder ; et un autre, l’effort pour éviter quelque chose de négatif. Dans le premier sens, nous parlons de l’amour qui devance toujours ; dans le second, de la préoccupation pour empêcher l’expérience d’être éloigné de Dieu, le péché (c’est pourquoi nous pouvons utiliser l’un et l’autre termes : pré-venant, préventif).


- enfin, l’inconditionnalité. L’Amour de Dieu, en tant que Grâce, ne présuppose rien pour pouvoir aimer, mais il montre même une prédilection – déconcertante, selon les critères humains – pour celui qui n’est pas “aimable”, pour qui “n’a aucun droit” à prétendre être aimé. “Les pécheurs, en effet, sont beaux parce qu’ils sont aimés [par Dieu], ils ne sont pas aimés parce qu’ils sont beaux” 7.


Je ne résiste pas à la tentation de citer un très beau texte de Dostoïevski, prononcé par un personnage en rien exemplaire, l’ivrogne Marmeladov :


Et tous il jugera et absoudra, et les bons et les mauvais, et les sages et les doux… Et quand il aura fini avec tous les autres, alors il nous apostrophera, nous aussi : « Sortez, dira-t-il, vous aussi ! Sortez, ivrognes, sortez, faibles, sortez, hommes sans honneur ! » Et nous sortirons tous, sans honte, et nous nous tiendrons droits devant Lui. Et il dira : « Vous êtes des porcs ! Avec l’image de la bête et son empreinte ; mais venez vous aussi ! ». Et l’apostropheront les sages, l’apostropheront ceux qui ont du bon sens : « Seigneur ! Pourquoi donc accueilles-tu aussi ceux-là ? ». Et il dira : Je les accueille, sages, je les accueille, vous qui avez du bon sens, parce que pas un parmi eux ne s’est estimé digne de cela… ». Et il tendra vers nous Ses bras, et nous tomberons à genoux… et nous éclaterons en sanglots… et nous comprendrons tout !” 8.



4. L’AMOUR DE DIEU, AGAPÈ ET EROS


L’expérience que l’homme fait de l’amour, également de l’Amour de Dieu, est une expérience humaine. En tant que telle, elle ne peut être libérée de l’ambiguïté inhérente à toute captation de l’amour. Par malheur, il arrive de nombreuses fois ceci : l’universalité de l’Amour de Dieu peut être considérée comme un manque de spécificité, son action de précéder peut être accomplie de manière si lointaine qu’elle passe inaperçue, et son inconditionnalité peut être confondue avec l’indifférence. L’évangélisation et la catéchèse, justement en tant qu’annonce de la manifestation de l’Amour divin, doivent faire leur possible pour dissiper ces malentendus, pour qu’il puisse être perçu, dans toute sa beauté et toute son efficacité, dans la vie de chacun de nous et des jeunes que le Seigneur nous confie.


De tous ces malentendus, je voudrais en approfondir un, qui me semble un domaine pratiquement inexploré. D’après ce que je connais, le seul qui a osé y pénétrer a été Joseph Ratzinger, et il est consolant qu’il l’ait fait en étant le pasteur suprême de l’Eglise Universelle. Malheureusement, même les grands auteurs de traités ont donné pour supposé que l’Amour de Dieu est différent de l’amour humain, entre autres points, en raison de sa totale et absolue gratuité, de telle sorte qu’Il n’attend rien en retour. J. Pieper affirme, sans penser qu’il y a nécessité de le démontrer, que « l’on devrait être Dieu pour être capable d’aimer purement et simplement, sans être contraint de recourir au fait d’être aimé » 9.


De son côté, S. C. Lewis écrit : « Dieu est Amour [] Cet Amour originaire est un “amour-don” : en Dieu il n’y a pas de faim qui doive être assouvie, mais seulement plénitude qui désire donner [] Les “affections - besoin”, pour autant que j’ai pu expérimenter, ne ressemblent pas à Celui qui est l’amour même » 10.


Presque à la lettre ils sont contredits par le Pape Benoît XVI, au moyen de termes théologiquement insolites : « Le Tout-puissant attend le “oui” de ses créatures comme un jeune marié celui de sa promise [] Sur la Croix c’est Dieu lui-même qui mendie l’amour de sa créature : Il a soif de l’amour de chacun de nous » (Message pour le Carême 2007).


En continuant cet effort pour “apprendre” ce qu’est l’Amour, dans la contemplation de sa manifestation pleine et définitive en Jésus Christ, nous nous demandons : Quel est le “cas le meilleur” (Eberhard Jüngel 11 l’appelle “figure pleine”) dans l’expérience de l’amour, au sujet de la gratuité ?


Si nous voulons répondre schématiquement, nous pouvons établir les différentes possibilités :


- Celui qui aime sans attendre/espérer la moindre réponse de la part de la personne aimée : il est clair qu’il ne s’agit pas du “cas le meilleur” de l’amour (même si Jüngel ouvre une petite porte : “Naturellement, il n’est pas à exclure que l’essence de l’amour apparaisse encore plus nettement du point de vue herméneutique quand le « tu » aimé n’aime pas le « je » aimant” 12).


- Celui qui aime pour être payé de retour : ici également il est évident que l’on ne donne pas le “cas le meilleur”, et peut-être qu’il ne s’agit même pas d’un véritable amour, mais d’un égoïsme masqué.


- Celui qui aime d’une manière désintéressée, mais en attendant une réponse de la personne aimée, pour le bien de cette personne elle-même : je veux que la personne aimée réponde en retour à mon amour, non pour mon bien, mais pour le sien ; pour qu’elle sorte d’elle-même et se réalise en tant que personne, grâce à l’amour. C’est une position très “noble”, mais nous devons reconnaître, si nous sommes sincères, qu’elle n’est pas humainement satisfaisante.


- Celui qui aime d’une manière désintéressée, mais en attendant une réponse de la personne aimée, pour le bien de cette personne elle-même, en tant qu’elle paie de retour celui qui l’aime : c’est apparemment un cas égal au cas précédent, mais il y a une différence essentielle : la conviction que la personne aimée ne pourra trouver le bonheur que dans l’“amant”. Ce cas serait inacceptable dans les relations humaines (“qui crois-tu être, toi ?”) mais, curieusement, il semblerait le cas typique de la relation avec Dieu : en ce cas, il s’agirait du salut, bien compris : seul Dieu peut être le bonheur de celui qui le paie de retour de son Amour.


- malheureusement, nous ne sommes pas encore dans le “cas le meilleur”. Il est nécessaire d’ajouter, à la lumière de tout que nous avons réfléchi, que cette réponse de l’homme à l’Amour de Dieu constitue le plein bonheur de la personne aimée… et aussi de l’Amant, de Dieu lui-même. Prendre cela au sérieux, me semble-t-il, nous conduit à entrevoir, dans la pénombre du Mystère du Dieu-Amour révélé dans le Christ, des perspectives insoupçonnables….


Le même Dostoïevski a un texte extraordinaire, à propos d’une jeune mère, qui fait sur elle le signe de la croix au moment du premier sourire de son bébé ; la femme toute simple l’explique ainsi : “La joie qu’éprouve la mère quand elle observe le premier sourire de sa créature, c’est exactement la même joie que Dieu éprouve chaque fois qu’il voit depuis le ciel un pécheur s’agenouiller devant Lui pour prier de tout cœur” 13.



5. “FAITES CECI EN MÉMOIRE DE MOI” : LE DON DE L’EUCHARISTIE


Tout cela nous permet de comprendre beaucoup mieux l’affirmation du Recteur majeur dans sa Lettre sur l’Eucharistie :


L’Eucharistie est un mystère parce qu’en elle nous est révélé un si grand amour (cf. Jn 15,13), un amour si divin que, dépassant nos capacités, il nous écrase et nous laisse abasourdis. Même si nous n’en sommes pas toujours conscients, d’ordinaire nous trouvons de la difficulté à recevoir le don de l’Eucharistie, l’amour de Dieu rendu manifeste lorsque nous est livré le corps du Christ (cf. Jn 3,16), geste qui va au-delà de notre capacité à accueillir et menace notre liberté ; Dieu est plus grand que notre cœur et parvient là où ne peuvent arriver nos meilleurs désirs. [] Un amour aussi extrême nous épouvante, révèle la pauvreté radicale de notre être : le besoin profond d’aimer ne nous laisse pas de temps, ni d’énergies, pour nous laisser aimer. Et, ainsi, nous préférons être affairés, nous réfugier dans de nombreuses occupations pour les autres en leur donnant beaucoup de notre personne, et nous nous privons de l’émerveillement de nous savoir tellement aimés de Dieu (ACG, 398, p. 14) [c’est moi qui souligne].


Le Recteur majeur reprend ici, c’est évident, certains contenus et certaines expressions de l’Exhortation Apostolique Sacramentum Caritatis, que tous, sans aucun doute, nous connaissons et avons méditée.


Parmi beaucoup d’autres réflexions possibles, je voudrais avant tout en centrer une sur la racine même du mot Eucharistie : nous trouvons ici de nouveau la ς, qui souligne au maximum son sens de gratuité, en tant que nous ne trouvons pas ici “un” don de Dieu, mais Dieu lui-même fait Don pour nous. Ce que le Pape affirme, au début de sa première encyclique, Deus caritas est : “A l’origine du fait d’être chrétien, il n’y a pas une décision éthique ou une grande idée, mais la rencontre avec un événement, avec une Personne, qui donne à la vie un nouvel horizon et par là son orientation décisive” (DCE, n.1), se concrétise dans l’Eucharistie (cf. Sacramentum Caritatis, n. 86, et passim) : “dans le Sacrement de l’Eucharistie, Jésus continue de nous aimer « jusqu’au bout », jusqu’au don de son corps et de son sang. Quel émerveillement dut saisir le cœur des disciples face aux gestes et aux paroles du Seigneur au cours de la Cène ! Quelle merveille doit susciter aussi dans notre cœur le Mystère eucharistique !” (SC, n. 1).


En second lieu, il convient de rappeler que le dernier Repas, en tant que tel, est à voir comme précédé de beaucoup d’autres (autrement, il ne serait pas “le dernier”). Le Recteur majeur nous rappelle ce sens de “banquet” qu’est l’Eucharistie, en prenant comme point de départ le fait de “manger ensemble” de la part de Jésus, en particulier avec les pécheurs. Il suffit de rappeler, parmi d’autres textes évangéliques, Mt 9,9-13 ; Lc 5,29-30 ; 15,1ss. (ACG 398, p. 33-35).


Se lève une demande intéressante : quel Sacrement de l’Eglise trouve ici son “fondement christologique” : l’Eucharistie ou la Réconciliation ? Je pense que la réponse devrait être : toutes les deux, d’une manière inséparable. On ne peut oublier que le pardon constitue un élément central dans la vie et dans la mission de Jésus, comme expression privilégiée de l’Amour miséricordieux de Dieu. Et même, c’est seulement dans l’Amour qu’il peut avoir sa racine authentique. Cela, nous pouvons le voir aussi au moyen de l’analyse étymologique du mot ; au moins dans les langues occidentales, sa racine est très simple : donner, faire un don, avec un préfixe qui renforce, qui apporte de l’intensité : per (également dans le domaine linguistique anglo-saxon : for-give, ver-geben). En d’autres termes, il n’y a pas de don plus grand et plus gratuit que le par-don ; et, en rappelant la phrase de saint Thomas, il n’y pas de pardon authentique en dehors de celui qui naît de l’amour.


Parmi beaucoup d’autres concrétisations, tout cela peut en avoir une qui concerne notre vie communautaire. “Unifiée par l’Eucharistie”, “la communauté y célèbre le mystère pascal [] pour se construire en Lui comme communion fraternelle et pour renouveler son engagement apostolique” (Const. 88) [c’est moi qui souligne]. Prendre au sérieux l’Eucharistie devrait nous conduire à croître dans la fraternité communautaire (en incluant la réalité quotidienne du pardon) et, en acceptant le commandement de Jésus « Faites ceci en mémoire de Moi », être, nous aussi, corps qui se donne, sang qui se répand pour le salut de nos jeunes.


Enfin, je voudrais vous inviter à contempler Notre-Dame. Il n’est pas nécessaire de “nous inventer” des présences apocryphes lors de la Cène, du Dernier Repas (et même pas, non plus, d’apparitions pascales) : Jean-Paul II y fait allusion, en indiquant que, “dans le récit de l’institution, au soir du Jeudi saint, on ne parle pas de Marie” (EdE, n. 53). Ce n’est pas nécessaire. “Au-delà de sa participation au Banquet eucharistique, [] par sa vie tout entière, Marie est une femme « eucharistique »” (ibidem). “Nous devons apprendre d’elle à devenir nous-mêmes des personnes eucharistiques et ecclésiales” (SC, n. 96).


Après l’explicitation de cette affirmation dans les différents textes du Nouveau Testament, le Serviteur de Dieu conclut : “Si le Magnificat exprime la spiritualité de Marie, rien ne nous aide à vivre le mystère eucharistique autant que cette spiritualité. L’Eucharistie nous est donnée pour que notre vie, comme celle de Marie, soit tout entière un Magnificat !” (EdE, n. 58).



1 Peut-être pourrait-on même voir, de ce point de vue, la moelle de la discussion théologique des années 50 sur le thème – indubitablement, central dans la théologie catholique – du Surnaturel.

2 S. Th., I, q. 38, a. 2, resp. Le texte original est: “Ratio autem gratuitae donationis est amor, ideo enim damus gratis alicui aliquid, quia volumus ei bonum. Primum ergo quod damus ei, est amor quo volumus ei bonum. Unde manifestum est quod amor habet rationem primi doni, per quod omnia dona gratuita donantur”.

3 JOSEF PIEPER, L’Amore, Brescia, Morcelliana, 1974, p. 8.

4 Cité par MORAND WIRTH, François de Sales et l’Éducation, Paris, Éditions Don Bosco, 2005, p. 92.

5 SAN AGUSTÍN, Confesiones III/1, Madrid, BAC, 1991, p. 131.

6 Citation traduite en français à partir de JOSEF PIEPER, Sull’amore, pp. 58-59 (le texte de Lewis cité ici par Pieper se trouve en C. S. LEWIS, Los Cuatro Amores, Madrid, Rialp, 2002, 145).

7 Citation traduite en français à partir de J. MOLTMANN, Il Dio Crocifisso, Brescia, Queriniana, 2002, pp. 248-249.

8 Citation traduite en français à partir de F. M. DOSTOÏEVSKI, Delitto e Castigo, Milan, Mondadori, 2004, p. 30. [Crime et Châtiment].

9 Citation traduite en français à partir de J. PIEPER, Sull’Amore, p. 65.

10 Citation traduite en français à partir de S. C. LEWIS, I quattro Amori, Milano, Jaca Book, 2006, 115-116. Los Cuatro Amores, pp. 140-141.

11 Cf. EBERHARD JÜNGEL, Dio Mistero del Mondo, Brescia, Queriniana, 2004, p. 414.

12 Ibid. [Citation traduite en français à partir de cet ouvrage].

13 Citation traduite en français à partir de F. M. DOSTOÏEVSKI, l’Idiota, Turin, Einaudi, 2004, p. 220. [L’Idiot].

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