09-Oeuvres de Saint Francois de Sales-Tome IX-Vol.3-Sermons


09-Oeuvres de Saint Francois de Sales-Tome IX-Vol.3-Sermons

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ŒUVRES
DE
SAINT FRANÇOIS DE SALES
ÉVÊQUE ET PRINCE DE GENÈVE
ET
DOCTEUR DE L'ÉGLISE
ÉDITION COMPLÈTE
D'APRÈS LES AUTOGRAPHES ET LES ÉDITIONS ORIGINALES
ENRICHIE DE NOMBREUSES PIÈCES INÉDITES
DÉDIÉE A N. S. P. LE PAPE LÉON XIII
ET HONORÉE D'UN BREF DE SA SAINTETÉ
PUBLIÉE SUR L'INVITATION DE Mgr ISOARD, ÉVÊQUE D'ANNECY,
PAR LES SOINS DES RELIGIEUSES DE LA VISITATION
DU Ier MONASTÈRE D'ANNECY
TOME. IX
SERMONS - VOLUME III
ANNECY
IMPRIMERIE J. NIERAT
RUE DE LA RÉPUBLIQUE
MDCCCXCVII
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Deuxième édition
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ŒUVRES
DE
SAINT FRANÇOIS DE SALES
ÉVÊQUE ET PRINCE DE GENÈVE
ET
DOCTEUR DE L'ÉGLISE
TOME NEUVIÈME
SERMONS
IIIe VOLUME
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GENÈVE H. TREMBLEY, LIBRAIRE, RUE CORRATERIE, 4
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ANNECY ABRY, LIBRAIRE, RUE DE L'ÉVÊCHE, 3
PARIS VICTOR LECOFFRE, RUE BONAPARTE, 90
LYON EMMANUEL VITTE, PLACE BELLECOUR, 3
BRUXELLES SOCIÉTÉ BELGE DE LIBRAIRIE, RUE TREURENBERG, 16
MARSEILLE LIBRAIRIE SALÉSIENNE, RUE DES PRINCES, 78
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ŒUVRES
DE
SAINT FRANÇOIS DE SALES
ÉVÊQUE ET PRINCE DE GENÈVE
ET
DOCTEUR DE L'ÉGLISE
ÉDITION COMPLÈTE
D'APRÈS LES AUTOGRAPHES ET LES ÉDITIONS ORIGINALES
ENRICHIE DE NOMBREUSES PIÈCES INÉDITES
DÉDIÉE A N. S. P. LE PAPE LÉON XIII
ET HONORÉE D'UN BREF DE SA SAINTETÉ
PUBLIÉE SUR L'INVITATION DE Mgr ISOARD, ÉVÊQUE D'ANNECY,
PAR LES SOINS DES RELIGIEUSES DE LA VISITATION
DU Ier MONASTÈRE D'ANNECY
TOME IX
SERMONS VOLUME III
ANNECY
IMPRIMERIE J. NIÉRAT
RUE DE LA RÉPUBLIQUE
MDCCCXCVII
Droits de traduction et de reproduction réservés
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Index OCR
Index OCR................................................................................................................................................ 6
Avant-Propos............................................................................................................................................ 8
Seconde série. Sermons recueillis par les Religieuses de la Visitation .................................................. 15
I. Sermon pour la veille de Noël......................................................................................................... 15
II. Sermon pour la fête de saint Blaise, sur le mystère de la Purification et le renoncement
évangélique......................................................................................................................................... 22
III. Fragment d'un sermon pour le premier Dimanche de Carême ..................................................... 26
IV. Sermon pour le deuxième Dimanche de Carême ......................................................................... 28
V. Sermon pour le Dimanche des Rameaux....................................................................................... 31
VI. Sermon pour le Vendredi-Saint.................................................................................................... 35
VII. Sermon pour le troisième Dimanche de Carême ........................................................................ 39
VIII. Sermon pour le quatrième Dimanche de Carême ...................................................................... 42
IX. Sermon pour le Dimanche de la Passion ...................................................................................... 45
X. Sermon pour le Dimanche des Rameaux....................................................................................... 49
XI. Sermon pour la fête de saint Jean Porte-Latine............................................................................ 53
XII. Sermon de Vêture pour la fête de saint Claude........................................................................... 59
XIII. Sermon de Vêture pour la fête de Notre-Dame des Neiges....................................................... 62
XIV. Sermon de Profession pour la fête de l'Archange saint Michel ................................................. 67
XV. Sermon pour la fête de la Toussaint ........................................................................................... 73
XVI. Sermon pour la fête de la Présentation de la Sainte Vierge ...................................................... 80
XVII. Sermon de Vêture pour la veille de l'Epiphanie....................................................................... 87
XVIII. Sermon de Profession pour le vendredi dans l'octave de la Pentecôte ................................... 92
XIX. Sermon pour la fête de la Visitation de la Sainte Vierge .......................................................... 96
XX. Sermon de Vêture pour la fête de sainte Anne ......................................................................... 103
XXI. Sermon pour la fête de l'Assomption de la Sainte Vierge ....................................................... 107
XXII. Sermon pour le dix-septième Dimanche après la Pentecôte coïncidant avec l'anniversaire de la
Dédicace de l'église de la Visitation ................................................................................................. 114
XXIII. Sermon pour une Vêture ....................................................................................................... 119
XXIV. Sermon de Vêture pour le lundi de la dix-neuvième semaine après la Pentecôte ................ 122
XXV. Sermon pour la fête de saint Côme et de saint Damien ......................................................... 127
XXVI. Sermon pour la fête de la Présentation de la Sainte Vierge.................................................. 134
XXVII. Sermon de Profession pour la fête de saint Ambroise ........................................................ 139
XXVIII. Sermon pour la fête de la Purification ............................................................................... 144
XXIX. Sermon pour le Vendredi-Saint ............................................................................................ 152
XXX. Sermon pour le mardi de Pâques ........................................................................................... 162
XXXI. Sermon de Vêture pour le Dimanche de Quasimodo ........................................................... 173
XXXII. Sermon pour la fête de la Pentecôte .................................................................................... 177
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XXXIII. Sermon pour la fête de saint Augustin............................................................................... 182
XXXIV. Sermon de Vêture et de Profession pour la fête de saint Nicolas de Tolentin................... 190
XXXV. Sermon pour une Vêture ..................................................................................................... 198
XXXVI. Sermon pour la fête de la Toussaint .................................................................................. 204
XXXVII. Sermon pour la fête de la Présentation de la Sainte Vierge ............................................. 211
XXXVIII. Sermon pour le deuxième Dimanche de l'Avent............................................................. 220
XXXIX. Sermon pour le troisième Dimanche de l'Avent ................................................................ 229
XL. Sermon pour le quatrième Dimanche de l'Avent ...................................................................... 237
XLI. Sermon pour la veille de Noël ................................................................................................. 245
XLII. Sermon sur le premier verset du Cantique des Cantiques ...................................................... 252
Table de correspondance de cette nouvelle Edition avec les précédentes, et indication de la provenance
des Manuscrits...................................................................................................................................... 259
Glossaire des locutions et des mots surannés ou pris dans une acception inusitée aujourd'hui qui se
trouvent dans le troisième volume des Sermons de saint François de Sales ........................................ 263
Table des matières ................................................................................................................................ 269
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Avant-Propos
Les Sermons de saint François de Sales, ainsi que nous l'avons dit ailleurs1, se divisent en
deux séries: les autographes et les recueillis. Cette division est basée non seulement sur le mode
de transmission par lequel ces pièces nous sont parvenues, mais encore sur le caractère spécial, sur
la nature même de ces Sermons. Les uns nous sont conservés tels qu'ils sont sortis de la plume de
l'Orateur; les autres, tels qu'ils sont tombés de ses lèvres, ou du moins tels qu'ils ont été entendus
et compris par l'auditoire. Chacune de ces deux séries a son genre de mérite, sa forme propre, sa
physionomie déterminée. Dans la première on retrouve vive et lumineuse la pensée de l'Auteur,
on voit se dessiner la logique de ses déductions, la force de ses arguments. Dans la seconde on
remarque surtout les charmes de sa parole gracieuse et imagée. De part et d'autre se révèlent son
intelligence et son cœur.
Ce que nous venons de dire concerne seulement la forme; une différence essentielle
distingue l'une de l'autre les deux classes de Sermons. Les autographes, qui pour la majeure partie
ont été développés devant un public nombreux, se bornent à indiquer les grandes nervures du
discours; ils sont pleins d'érudition, parsemés de textes de l'Ecriture Sainte, d'applications pratiques
propres aux situations les plus variées. Tous les sujets de doctrine et de morale, voire même une
foule de points de controverse, sont traités ou effleurés dans ces [V] Sermons. Il n'en est pas de
même des recueillis, qui s'adressent principalement à un auditoire privilégié, astreint à des
obligations spéciales, que le Prédicateur ne perd jamais de vue. Ici il s'applique toujours plus à
toucher qu'à instruire. C'est le langage du père, beaucoup plus que celui du maître et du pasteur.
Sous la dénomination de Sermons recueillis il faut entendre les allocutions faites à la
chapelle de la Visitation, lesquelles furent écrites et soigneusement conservées par les Religieuses
qui les avaient entendues. C'était une manne précieuse que ramassaient les Filles du saint Evêque;
mais à la différence des Israélites, qui ne mettaient rien en réserve pour le lendemain, elles faisaient
des provisions pour l'avenir de leur Institut, et même pour l'édification de tout le peuple chrétien.
Du reste, elles avaient été précédées dans leur doux labeur ; pendant les stations quadragésimales
prêchées à Dijon, plus tard à Grenoble, et dans d'autres villes encore, saint François de Sales avait
vu des hommes de la première distinction se tenir assidûment au pied de sa chaire pour écrire au
vol ses admirables instructions. Malheureusement ces recueils qui eussent été d'une si grande
valeur pour la postérité sont introuvables aujourd'hui2. Il faut donc se contenter de ceux que nous
a conservés la Visitation.
On se souvient que le saint Fondateur avait deux manières d'instruire ses Religieuses3.
Tantôt c'était au parloir, dans des conversations familières, où chacune avait droit de poser des
questions, de réclamer la solution de ses difficultés, l'éclaircissement de ses doutes. [VI] D'autres
fois c'était à la chapelle du Monastère, devant un auditoire restreint. Et parmi ces dernières
instructions il faut encore distinguer: les unes, prononcées pour certaines solennités où l'assistance
était relativement considérable, révèlent une préparation assez soignée et laissent apercevoir des
divisions claires et méthodiques. On y trouve l'exposé des plus hauts mystères de notre foi, tels
que la Trinité, l'Incarnation, la Rédemption, etc. Souvent encore le saint Evêque cite les Livres
inspirés, les ouvrages des Pères et des Docteurs de l'Eglise, et développe ces citations avec
l'onction, la grâce et la profondeur que nous lui connaissons.
Autre est sa façon de procéder quand, sans exclure absolument un public d'élite, il s'adresse
principalement à ses Religieuses. C'est surtout lorsque, dans des cérémonies de Vêture et de
1 Avant-Propos du tome VII, p. VIII.
2 Nous n'ignorons pas que la Bibliothèque Nationale de Paris possède deux volumes de sermons, parmi lesquels il s'en
trouve plusieurs attribués à saint François de Sales. Par l'élévation des pensées et même par quelques nuances de style,
ils ne seraient pas indignes du saint Evêque; mais certaines considérations historiques et littéraires pourraient être
produites à l'encontre d'une telle provenance. De plus, les preuves extrinsèques que l'on aurait à invoquer en leur
faveur étant insuffisantes, on ne peut donner place à ces sermons parmi les documents authentiques,
3 Voir la Préface des Vrays Entretiens spirituels, tome VI de cette Edition, pp. XXIII et XXIV.
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Profession, le saint Fondateur adopte quelque âme choisie pour la présenter au Christ comme une
vierge chaste, c'est alors, disons-nous, qu'il trouve dans son cœur des accents plus tendres, plus
émus. Son style devient plus simple et plus imagé, tout en conservant une teinte grave, parfois
austère. Et, chose remarquable, ces allocutions où l'on pourrait redouter une certaine monotonie,
revêtent des formes très variées. Il semble que toutes choses viennent offrir à l'aimable Orateur
l'occasion de faire des métaphores ravissantes, de tirer des applications pratiques aussi ingénieuses
qu'elles sont inattendues. Ordinairement, il emprunte quelques inspirations à l'Evangile du jour ou
à la vie du Saint dont on célèbre la fête ; fréquemment aussi les usages monastiques, maintes
circonstances insignifiantes en soi lui fournissent matière à des allusions où une grâce et une
dignité parfaites n'excluent pas une délicate ironie, dont la pointe est tout émoussée par la douceur
et la charité.
Dans ces instructions familières l'Evêque de Genève justifie éminemment le titre
d'Evangelium loquens que lui donne son ami saint Vincent de Paul4. Sans [VII] cesse il prêche le
renoncement à soi-même, l'humilité, l'obéissance, l'abnégation de toutes les convoitises, en un mot,
la mort au vieil homme, condition indispensable de l'incorporation des âmes à Notre-Seigneur
Jésus-Christ. Le saint Instituteur ne perd pas de vue que la Visitation est «fondee spirituellement
sur le Calvaire5;» aussi s'attache-t-il de préférence à fixer les regards de ses Filles sur cette
montagne rédemptrice; et si, de fois à autre, il leur permet de contempler les cimes radieuses du
Thabor, c'est pour leur rappeler que l'heure n'est pas venue d'y dresser une tente, aussi longtemps
que, retenus dans les liens de la chair, nous voyageons loin du Seigneur.
On pourrait s'étonner de ce que s'adressant à des âmes contemplatives, le Saint leur parle
si peu de l'oraison: à ce sujet fondamental, quatre sermons seulement sont exclusivement
consacrés. Mais il ne faut pas oublier qu'il en a été souvent question dans les Entretiens spirituels,
et que, de plus, le Traittè de l'Amour de Dieu donne pour ce sanctifiant exercice une direction aussi
complète qu'elle est élevée.
Les Sermons qui composeront ce volume et le suivant nous ont été conservés presque en
totalité par les deux Religieuses auxquelles déjà nous sommes redevables des Entretiens: les Sœurs
Claude-Agnès Joly de La Roche et Marie-Marguerite Michel. Douées l'une et l'autre d'une
mémoire exceptionnellement heureuse, elles reproduisirent avec une fidélité remarquable les
enseignements de leur bienheureux Père. Néanmoins, chacune a laissé dans sa rédaction une
empreinte personnelle assez marquée pour qu'il soit facile de distinguer ce qui doit être attribué à
l'une ou à l'autre. La diction de la Sœur Claude-Agnès est coulante et rapide; cette âme d'élite se
meut à l'aise dans les sujets les plus sublimes, et rend avec clarté les définitions théologiques et
des argumentations parfois un peu ardues. Elle sait à propos [VIII] laisser de côté des détails d'un
intérêt secondaire pour mettre en relief les grandes lignes de la prédication.
La rédaction de la Sœur Marie-Marguerite présente un caractère tout différent. Les
applications pratiques, les anecdotes familières sont reproduites avec plus de fidélité ; mais par
contre sa plume s'embarrasse facilement dans les considérations quelque peu abstraites. Ses
phrases lourdes et traînantes manquent de clarté et de précision, et ne sont pas toujours d'une
correction irréprochable.
La constatation de cette différence de style a été d'un grand secours aux éditeurs pour
déterminer la date probable d'un certain nombre de sermons. D'après le genre de rédaction ils se
divisent ainsi en deux groupes bien caractérisés: ceux qu'a recueillis la Sœur Claude-Agnès de La
Roche dès les premières années de l'Institut jusqu'à son départ pour Orléans (décembre 1613-juillet
1620), et ceux que nous a conservés la Sœur Marie-Marguerite Michel (août 1620-avril 1622). Il
est à remarquer que rien ne nous est parvenu des instructions que le saint Fondateur dut
probablement adresser à ses Filles d'Annecy pendant l'été et l'automne de cette année, la dernière
qu'il passa sur la terre. Et ce n'est pas la seule lacune que nous devions constater. Quelque riche
que soit notre collection, il est certain qu'une grande partie des sermons de saint François de Sales
n'ont pas été recueillis, ainsi que le prouvent les documents contemporains. Si la bonne volonté ne
4 Process. remiss. Parisiensis, ad art. 27.
5 Constitutions pour les Sœurs Religieuses de la Visitation: Constitution XXXIIIe, De la Directrice.
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manquait jamais, souvent le loisir faisait défaut, et les Religieuses devaient se contenter de
conserver dans leur cœur les enseignements reçus.
Outre les Sermons prêchés à Annecy, nous en possédons quelques-uns de ceux qui furent
prononcés par le saint Fondateur dans différents Monastères de la Visitation: un à Bourges, cinq à
Lyon6, un à Belley. [IX] Le ton est moins familier que dans les autres. On sent que le Prédicateur
est moins à l'aise et s'adresse à un auditoire dont il est peu connu; mais à en juger par l'étendue des
recueils, cet auditoire n'a pas dû être moins attentif que ne l'était celui d'Annecy.
II
Après la mort de l'Evêque de Genève les Manuscrits de ses prédications circulèrent de
Monastère en Monastère, et sainte Jeanne-Françoise de Chantal permettait même de les
communiquer quelquefois au dehors7. Il en alla ainsi pendant une vingtaine d'années sans qu'on
projetât de leur donner une publicité plus grande, car la Fondatrice de la Visitation s'y opposait
absolument. Le 28 juillet 1630, elle écrivait à la Mère Marie-Aimée de Blonay au sujet de ces
Manuscrits8 «que par des très bons conseils et capables, on s'était tout à fait résolu de ne les faire
point imprimer.» Mais les instances du Commandeur de Sillery triomphèrent enfin de cette
réserve, et obtinrent que trente-trois des Sermons recueillis fussent insérés dans l'édition des
Œuvres de saint François de Sales qui se préparait par ses soins. Il est assez difficile de déterminer
quelles raisons ont porté à éliminer les autres; car les prédications demeurées inédites ne le cèdent
assurément pas en intérêt à celles qui parurent dans cette publication. Peut-être les éditeurs avaient-
ils voulu donner seulement une série d'instructions correspondant aux principales fêtes et aux
diverses parties de l'année ecclésiastique; peut-être aussi tenaient-ils à ne pas admettre dans leur
collection les sermons qui traitent trop exclusivement des obligations de la vie religieuse. [X]
Quoi qu'il en soit, cette première édition laisse beaucoup à désirer sous le rapport de
l'exactitude. En comparant la leçon de 1641 avec les Manuscrits primitifs, on peut se rendre compte
des retouches très arbitraires infligées au texte fourni par la Visitation. Sans scrupule aucun,
l'éditeur multiplie les suppressions et les additions. S'agit-il d'une simple allusion à la Sainte
Ecriture, il cite le verset en latin et en français et souvent y ajoute un long commentaire. Au besoin,
il établit de son chef des divisions dans le discours; il compose des entrées en matière et des
conclusions parfois assez pompeuses pour les sermons restés inachevés dans les Manuscrits. Par
contre, il retranche certains épisodes gracieux et maintes comparaisons qu'il juge trop familières.
Si de loin en loin il introduit quelque amélioration dans le style, souvent aussi il le dénature, et par
l'abus des pronoms relatifs il produit des phrases à perte d'haleine.
De plus, il lui arrive de réunir deux sermons en un seul; ainsi, les quatre que nous avons
sur l'oraison (nos VII-X) n'en forment que deux dans son édition. D'autres fois, des passages assez
étendus sont transposés d'un sermon dans un autre: témoin le sermon pour la fête de sainte Anne,
1618 (n° XX), dans lequel sont intercalés de longs extraits de celui du Vendredi-Saint 1614 (n°
VI). Si l'éditeur en question rencontre certaines propositions qui lui semblent contradictoires, au
lieu d'éclaircir la difficulté il juge plus facile de l'éluder tout à fait en modifiant le passage obscur.
Par exemple, cette phrase de notre Sermon II: «Nous celebrons aujourd'huy la feste du glorieux
Martyr saint Blaise, et en cette maison l'on fait l'octave de la Purification de Nostre Dame» est
rendue par lui de la manière suivante: «Nous solemnisasmes hier la feste de la Purification de
Nostre Dame, et aujourd'huy nous celebrons celle du glorieux Martyr sainct Blaise.»
L'éditeur de 1643 ajouta dix sermons aux trente-trois précédemment publiés. Dans son
Epître dédicatoire Aux Religieuses de la Visitation, il leur rappelle que la seconde série des
6 Assurément les cinq sermons adressés aux Sœurs de Lyon n'ont pas été recueillis par la même plume; car la rédaction
de ceux qui remontent au mois de mars 1621 est beaucoup meilleure que celle des trois derniers prêchés en décembre
l'année suivante.
7 Sainte Jeanne-Françoise Frémyot de Chantal, sa Vie et ses Œuvrers (Paris, Plon 1877), tome V, Lettre DXCIII.
8 Lettre MXX.
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2 Pages 11-20

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Sermons de saint François de Sales [XI] «n'estant pas sortie immediatement de ses mains, ains
seulement recueillie conformement à ses Entretiens apres qu'il les avoit prononcez, il estoit tres-
difficile qu'il ne fut eschappé beaucoup de belles et bonnes choses qui leur donneroient sans doute
plus de perfection qu'ils n'en auront jamais.» On pourrait croire, tant ses procédés sont hardis, que
l'éditeur se crut en droit de combler ces lacunes, de polir le style, en un mot de travestir à l'aise ces
instructions si touchantes dans leur naïve simplicité9. Il dépasse de beaucoup sous ce rapport son
devancier immédiat et enchérit sur sa témérité.
Faut-il s'étonner après cela que le public ait accueilli ces deux premières éditions avec une
grande défiance? Mgr de Maupas, Evêque du Puy, se faisait l'interprète des protestations de ses
contemporains quand il écrivait en 165710: «Les Sermons imprimez sous le nom du B. H. François
de Sales ne sont point des productions de sa plume ny les ouvrages de son esprit; diverses
personnes se sont meslées de ramasser quelques fragmens des discours que ce grand Evesque
prononçoit en public, et les ayans accommodé selon leur sens, on n'y découvre [XII] plus les
lumieres de son bel esprit, ny le fonds de son eminente doctrine, ny les agreables figures de son
eloquence, ny les puissans attraits de sa devotion... si bien que l'on peut dire que le style de ses
copistes n'a point suivy leur zele, et que souvent ils n'ont produit que des foibles échantillons de
ses plus fortes pieces.» Il n'est pas besoin de faire remarquer combien cette critique est exagérée;
car quelque hardis qu'aient été les premiers éditeurs, on ne peut sans injustice leur reprocher d'avoir
de parti pris «accommodé à leur sens» les enseignements du saint Evêque, de manière à altérer «le
fonds de son eminente doctrine.» Ils ont prétendu ajouter aux grâces de la forme, mais le plus
ordinairement la pensée du Prédicateur a été respectée.
En 1844 l'abbé Boulangé, aumônier de la Visitation du Mans, inséra dans son second
volume des Etudes sur saint François de Sales sept sermons qu'il crut inédits et qu'il donna comme
tels, bien que celui pour la fête de sainte Anne eût déjà paru dans toutes les éditions antérieures
sous un titre différent (voir plus loin, note (507), p. 170).
Vivès, dans son édition complète des Œuvres de saint François de Sales, reproduit les
Sermons d'après le texte de 1641. Il ne laisse pas de commettre de nombreuses maladresses, et
même dans son Avertissement préliminaire, cet éditeur a la naïveté de se glorifier de celle que
nous signalons à la fin de la note ci-après, p. 46.
Migne s'attache de préférence à la leçon de 1643; il insère dans son tome IV les sermons
donnés par l'abbé Boulangé. Plus tard, ayant reçu communication des Manuscrits du Mans, il en
tira quelques autres qu'il fit paraître dans son tome VI. Nous passons sous silence les négligences
et les erreurs qu'on pourrait lui reprocher. Tout ce que nous avons dit de sa hardiesse de procédés
dans la reproduction des Sermons autographes s'applique non moins exactement aux recueillis.
[XIII]
9 Nombreux sont les exemples que nous pourrions citer; nous nous bornons aux deux suivants:
On lit dans les Manuscrits (voir ci-après, p. 447): «C'est pour cela qu'en ces maysons l'on enseigne le catechisme aux
novices, à ce qu'elles sçachent ce qu'elles doivent croire et comme elles doivent entendre ce qu'elles a meditent.» Cette
phrase est ainsi dénaturée dans l'édition de 1643: «C'est pourquoy il est tres-important de bien expliquer ces divins
mystères aux ames devotes, afin qu'elles sçachent et entendent bien ce qu'elles doivent croire et mediter.»
A la page suivante de notre texte on lit: «Voyla une fille à qui l'on donne l'habit: la Superieure, la Directrice
ou Maistresse l'habillent, luy mettent sa robe, mais elle ne laisse pas pour cela de s'ayder. Trois personnes interviennent
donc en cette action: cette fille, la Superieure et la Directrice; néanmoins il n'y en a qu'une qui soit habillée, à sçavoir
celle qui prend l'habit.» L'éditeur en question modifie ce passage ainsi qu'il suit: «Voila une personne qu'on habille,
et il y en a deux autres qui luy vestent sa robbe; mais elle ne laisse pas pour cela de s'ayder. Voila donc trois personnes
qui interviennent à l'habiller, et neantmoins il n'y en a qu'une seule qui soit habillée.»
10 Préface de La Vie du Venerable Serviteur de Dieu François de Sales, Evesque et Prince de Geneve. Paris, Sebastien
Huré et Frederic Leonard, M.DC.LVII.
11/272

2.2 Page 12

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III
Notre Edition contient, répartis dans ce volume et le suivant, soixante-et-dix Sermons, dont
quinze sont inédits. Elle se distingue des précédentes par l'adoption de l'ordre chronologique dans
le classement des matières et par l'exactitude du texte.
Pour fixer ce texte, les éditeurs, selon leur coutume, sont remontés aux sources; et, s'ils
n'osent se persuader que les originaux sont sous leurs yeux, du moins ont-ils entre les mains quatre
Manuscrits fort anciens, dont la conformité de rédaction et la différence d'écriture et d'orthographe
sont une preuve irrécusable de l'authenticité des documents qu'ils contiennent.
Il pourrait être superflu de prouver ici cette authenticité, tellement elle est évidente pour
tous ceux qui ont quelque habitude de la doctrine et du style de saint François de Sales. On retrouve
souvent dans ces Sermons, et formulées presque dans les mêmes termes, des pensées que le Saint
a énoncées ou développées dans ses autres ouvrages, surtout dans le Traitté de l'Amour de Dieu et
Les Vrays Entretiens spirituels; certaines figures, des citations qui lui sont familières reparaissent
ici avec la même grâce, la même fraîcheur qu'elles avaient en tombant de sa plume.
Ce sont assurément ces Manuscrits qui furent communiqués par sainte Jeanne-Françoise
de Chantal à l'éditeur de 1641; une confrontation attentive des deux leçons ne permet pas d'en
douter, tout en amenant à constater les retouches indiquées plus haut. Nous avons déjà dit11 que
trois instructions ont été, par ordre de la Sainte, extraites du recueil des Sermons et insérées in
extenso parmi les Entretiens; or il existe une identité [XIV] absolue entre le texte imprimé de ces
trois pièces et la leçon des Manuscrits. Certains passages des allocutions du saint Evêque, qui sont
tous signalés en note dans notre Edition, ont été intercalés dans les Entretiens et plus tard publiés
de nouveau en leur lieu dans les Sermons recueillis. Remarquons en passant que la leçon reproduite
dans les Entretiens représente plus exactement le texte de nos Manuscrits que celle de l'édition de
1641. Enfin ces Manuscrits contiennent textuellement les citations que le Père Dagonel, dans ses
Advis Chrestiens, publiés en 162912, donne comme extraites des Sermons de saint François de
Sales.
Après avoir établi l'authenticité des Manuscrits, il nous reste à en donner une rapide
description. Nous les désignerons sous le nom de Manuscrits d'Annecy, de Digne et du Mans (Mss.
A, B).
1. Le premier, qui est le plus complet, parait être le plus ancien de tous; il porte ce titre:
Recuil (sic) des Predications faittes par N. B. P. et Sainct Fondateur en ce Monastere de
la Visitation Saincte Marie Danesy13.
C'est un grand in-4o de 466 pages foliotées au recto seulement; on y distingue deux écritures
également anciennes; l'orthographe est très irrégulière et telle qu'on la rencontre communément
chez les premières Religieuses de la Visitation. Ce recueil comprend soixante-trois sermons,
distribués, à peu d'exceptions près, selon l'ordre de l'année liturgique. [XV]
2. Le Manuscrit de Digne, conservé à la bibliothèque publique de cette ville sous le n° 15,
nous a été obligeamment communiqué par le Ministère de l'Instruction publique. C'est un bel in-
4o de 470 pages foliotées; plus, deux pages occupées par les Tables des matières. On y remarque,
comme dans le Manuscrit précédent, deux écritures différentes, mais qui sont également régulières
et soignées. Ce volume contient trente-quatre sermons disposés d'après l'ordre liturgique; il est
intitulé:
11 Préface des Vrays Entretiens spirituels, p. XXIII.
12 Advis Chrestiens importans, et communs a tous, le tout compilé des Livres, Epistres, Sermons et Manuscrits de feu
le Reverendissime François de Sales, Evesque et Prince de Geneve, Fondateur des Religieuses de la Visitation de Se
Marie; par un Pere de la Compagnie de Jésus. A Paris, chez Sebastien Cramoisy, rue S. Jacques, aux Cicognes.
M.DC.XXIX. Avec Privilege du Roy.
13 Cette intitulation donne lieu à deux remarques, 1.Les qualifications de Saint et de Bienheureux décernées à
l'Auteur n'infirment en rien ce que nous disons de l'antiquité de ces Manuscrits; car on sait que les Religieuses de la
Visitation avaient accoutumé d 'attribuer ces titres à leur Fondateur longtemps avant que l'Eglise l'eût placé sur les
autels, 2. La copiste s'est trompée en indiquant le contenu du recueil; car il se compose non seulement des
prédications faites à Annecy, mais encore de cinq autres sermons prononcés dans différents Monastères.
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2.3 Page 13

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Predications de Bienheureux le Reuvernd Dissime (sic) Evesque et Prince de Geneve,
Nostre bien heureux Pere et Instituteur.
3. Les deux in-4o conservés à la Visitation du Mans paraissent moins anciens que ceux dont
nous venons de parler. Ils sont écrits tout entiers par une main d'homme, ferme et exercée. Si
l'orthographe est meilleure que dans les précédents, la fidélité du texte est peut-être moins absolue.
Les pages sont foliotées seulement au recto et les matières sont transcrites sans aucun ordre. Le
premier de ces recueils (Ms. A) se compose de 351 pages et compte vingt-et-un sermons. Il porte
ce titre:
Predications de nostre bien heureux Pere F. de Salles, Evesque de Geneve et Fondateur
des Filles de la Visitation Ste Marie.
Le second (Ms. B) renferme vingt sermons qui occupent 424 pages. Il est intitulé:
Predications de nostre B. H. Pere et Instituteur.
Dans le premier de ces recueils on trouve les deux sermons imprimés parmi les Entretiens
sous les titres suivants: Des trois Loix spirituelles et Des Vertus de saint Joseph. Celui De la
Fermeté est extrait du Ms. (B).
Des Tables de correspondance, qui seront placées à la fin de ce volume et du suivant,
aideront le lecteur à se rendre compte des matières renfermées dans les Manuscrits que nous
venons de décrire, et dans les quatre éditions mentionnées ci-dessus. [XVI]
La remarque faite sur le style des Vrays Entretiens spirituels14 s'applique exactement à
celui des Sermons. Ce style présente parfois des incorrections, des obscurités et telles autres
imperfections dont assurément saint François de Sales n'est pas responsable. Toutes les fois que
ces négligences dénaturaient le sens du texte ou le rendaient difficile à saisir, les éditeurs se sont
cru le droit et le devoir de dégager la pensée du saint Docteur des nuages qui l'entouraient; mais
en cela ils ont procédé avec une grande réserve, et se sont bornés aux modifications indispensables.
La transposition de quelques mots, le changement de temps d'un verbe, la suppression de certains
pronoms relatifs et de répétitions absolument inutiles ont suffi le plus souvent à produire les
améliorations nécessaires.
L'orthographe est semblable à celle qui a été adoptée pour les Entretiens; c'est-à-dire qu'elle
se rapproche de celle que saint François de Sales employait dans la dernière période de sa vie.
L'intitulation des sermons n'offrant aucune uniformité dans les Manuscrits, les éditeurs l'ont
régularisée. Il est rare aussi que ces recueils nous aient conservé les textes sacrés que, selon sa
coutume, le saint Evêque a probablement cités en commençant ses prédications. Quand ces textes
sont donnés par l'édition de 1641, nous les reproduisons dans la nôtre.
Les Sermons recueillis sont, comme les autographes, publiés d'après l'ordre chronologique.
La différence très marquée que l'on peut constater dans la rédaction des deux Religieuses qui ont
successivement tenu la plume fournit, comme nous avons dit, des jalons sûrs pour le classement
général. L'histoire de saint François de Sales, sa correspondance, celle de sainte Jeanne-Françoise
de Chantal, les Annales de la Visitation ont ajouté à ce premier renseignement des données
beaucoup plus précises. On a dû parfois s'abstenir de les indiquer en détail afin de ne pas nuire à
la brièveté des notes qui justifient la [XVII] date de chaque sermon. Ceux de Vêture et de
Profession renferment pour la plupart des allusions personnelles ou quelque mention de la fête du
jour. D'autre part, les Monastères de la Visitation possèdent deux registres, intitulés l'un: Le Livre
du Noviciat, l'autre, Le Livre du Couvent, où chaque Religieuse doit consigner l'acte de sa Vêture
et de sa Profession au jour même où s'accomplissent ces cérémonies. Or, le saint Evêque ne
manquait pas de les présider lorsqu'il se trouvait à Annecy; et les allusions contenues dans ces
sermons de circonstance, ajoutées aux renseignements fournis pair les deux livres mentionnés ci-
dessus, nous donnent la date de ces allocutions.
L'indication des dates, qui augmente l'intérêt des Sermons pour toutes les classes de
lecteurs, a plus spécialement cet avantage pour les Filles de la Visitation. C'est à leur considération
que l'on a renvoyé à l'Année Sainte toutes les fois que se trouve relatée dans cet ouvrage la vie des
14 Préface, p. LV.
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2.4 Page 14

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Religieuses qui ont été l'objet des cérémonies de Vêture et de Profession prêchées par saint
François de Sales.
En résumé, les Sermons recueillis sont la continuation, le développement des Entretiens
spirituels; une même sève y circule, un même esprit les inspire. Comme toujours, le saint Evêque
remonte ici des conséquences au principe. S'il recommande instamment la pratique des vertus, il
insiste plus encore sur la cause génératrice qui les produit. Sa grande prétention est d'obtenir que
l'âme soit vraiment fondée et enracinée dans la charité, afin que de là elle puisse, comme sans
effort, s'élever à tous les dévouements et à tous les sacrifices. Mais cette charité, le Docteur nous
la montre dans son radieux foyer, le Cœur adorable de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Toujours il
semble préoccupé de tourner les regards et de faire converger les affections de ses auditeurs vers
ce centre unique de toute sainteté. Nous l'avons insinué ailleurs, mais on ne peut se lasser de le
redire, c'est la gloire du saint Fondateur d'avoir été l'un [XVIII] des prophètes du culte du Sacré-
Cœur. Il a préparé les voies à cette dévotion salutaire, qui devait être la joie et l'espérance de
l'Eglise en ces derniers temps. Comme s'il eût pressenti la glorieuse mission destinée à son Institut,
il le disposa de loin à s'en rendre digne. On se plaît à constater combien souvent dans les Sermons,
notre aimable Saint revient sur cet intarissable sujet, et en termes aussi explicites qu'ils sont
touchants. Ainsi nous l'entendrons assurer que le Sauveur «desire de nous donner» une abondance
«de graces et benedictions, et son Cœur mesme;» que son divin «costé fut ouvert à fin qu'on vist
les pensées de son Cœur qui estoyent des pensées de dilection» (p. 80); que «si nous touchons son
Cœur nous le trouverons tout enflammé et embrasé d'un amour incomparable envers nous» (p.
230).
Bien des passages semblables pourraient être cités; mieux vaut laisser au lecteur le plaisir
de les remarquer lui-même. Assurément il en viendra à tirer pour son propre compte la conclusion
pratique qui seroit le plus beau fruit de la dévotion au Sacré-Cœur: c'est-à-dire, qu'il ne faut plus
«avoir d'autre cœur que celuy de Dieu, point d'autre esprit que le sien, point d'autre volonté que la
sienne, point d'autres affections que les siennes, ni d'autres desirs que les siens, en somme que
nous devons estre tout à luy.»
DOM B. MACKEY, O. S. B. [XIX]
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Seconde série. Sermons recueillis par les Religieuses de la
Visitation
I. Sermon pour la veille de Noël
24 décembre 161315
«Hodie scietis quia Dominus veniet,
et mane videbitis gloriam ejus.»
«Vous sçaurez aujourd'huy que le
Seigneur viendra, et au matin vous
verrez sa gloire
VIDE EXOD., XVI, 6, 7.
La tres sainte Eglise a accoustumé de nous preparer dès la veille des grandes solemnités, à
fin que nous venions à estre plus capables de reconnoistre les grans benefices que nous avons
receus de Dieu en icelles. En la primitive Eglise, les Chrestiens fidelles qui vouloyent rendre en
quelque façon satisfaction à Nostre Seigneur [1] du sang qu'il avoit fraischement respandu en
mourant sur la croix, avoyent un tres grand soin de bien employer le temps des festes et de les
solemniser le mieux qu'il se pouvoit; et pour ce sujet il n'y avoit presque point de feste qui n'eust
sa vigile, en laquelle ils commençoyent à se preparer pour la solemnité. Et non seulement cela s'est
fait en l'Eglise, ains encores en l'ancienne Loy, le jour du Sabbat estant tousjours precedé de
plusieurs preparations que l'on faisoit le jour devant.
La tres sainte Eglise nous voulant donques faire preparer en la vigile du saint jour de Noël,
et, comme une mere tres aymable, ne nous voulant laisser surprendre d'un si grand mystere, nous
dit ces paroles16: «Vous sçaurez aujourd'huy que Nostre Seigneur viendra» demain; qui est autant
à dire: Il naistra demain, et vous le verrez tout petit enfant couché dans une creche17. Ces paroles
sont tirées de celles que Moyse addressa aux enfans d'Israël lors qu'il sceut le jour que Dieu avoit
destiné pour leur donner la manne dans le desert. Les ayant fait assembler il leur parla donques
ainsy: Vous sçaurez au soir que le Seigneur vous a retirés de la terre d'Egypte, et au matin vous
verrez la gloire du Seigneur18; qui est autant que s'il eust dit: Il viendra demain au matin. Il parle
ainsy comme si le Seigneur devoit venir en sa propre gloire, bien que nous sçachions tous que
Dieu ne va et ne vient pas comme s'il avoit un corps, car il est immuable, ferme et solide, sans
mouvement aucun; neanmoins Moyse use de ces termes pour monstrer que le benefice de la manne
estoit si grand qu'il sembloit que Dieu deust venir luy mesme pour la porter et distribuer aux enfans
d'Israël. C'est pourquoy il prit soin de faire que les Israëlites se preparassent par la consideration
d'un si grand benefice, pour se rendre plus dignes de le recevoir. De mesme l'Eglise nous disant:
«Vous sçaurez aujourd'huy que le Seigneur viendra» demain, ne pretend autre chose sinon de faire
que nous enfoncions nos entendemens en la consideration de la grandeur du mystere de la tres
sainte Nativité de Nostre Seigneur. [2]
Ce que pour mieux faire, nous humilierons premierement nos entendemens, reconnoissans
qu'ils ne sont nullement capables de pouvoir penetrer dans le fond de la grandeur de ce mystere,
qui est un mystere vrayement chrestien. Je dis chrestien, d'autant que nuls que les Chrestiens n'ont
jamais sceu comprendre comme il se pouvoit faire que Dieu fust homme et que l'homme fust Dieu.
Tous les hommes ont tousjours eu une certaine inclination à croire que cela se peust et qu'il se
15 Bien que ce sermon contienne des amplifications qui ne sont pas indiquées dans le cadre primitif et que, par contre,
on trouve dans l'Autographe des idées qui n'ont pas été exposées par l'Orateur ou qui ont échappé à l'attention de son
auditoire, ce discours correspond évidemment au plan écrit par saint François de Sales pour le 24 décembre 1613.
(Voir le fac-simile placé en tête de ce volume et le n° XCV du tome précédent.)
16 In Invitat. Matutin. et in Introitu Missae.
17 Lucae, II, 12.
18 Exod., XVI, 6, 7.
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2.6 Page 16

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feroit; mais pourtant, nuls que les Chrestiens ne sont parvenus à connoistre comme il se pourroit
faire. Je sçay bien qu'en l'ancienne Loy il y avoit les Prophetes et certains personnages grans et
relevés qui le sçavoyent, mais quant au commun des hommes, nul ne le pouvoit comprendre. Entre
les payens, cet instinct qu'ils avoyent que Dieu fust homme et que l'homme fust Dieu leur a fait
faire des choses estranges, jusques là qu'ils croyoient, au moins quelques-uns, de se pouvoir faire
dieux et se faire adorer comme tels du reste des hommes. Car ils pensoyent que si bien il y avoit
un Dieu supreme qui est le premier principe de toutes choses, il pouvoit neanmoins y avoir
plusieurs dieux, ou du moins des hommes qui, participant en quelque façon aux qualités divines,
se pouvoyent appeller dieux. Alexandre le Grand estant à l'article de la mort, ses courtisans, fols,
insensés et flatteurs, luy vindrent dire: «Sire, quand te plaist-il que nous te fassions dieu?» Lors
Alexandre monstra bien, en la response qu'il leur fit, qu'il n'estoit pas si fol comme eux: «Vous me
ferez dieu quand vous serez bienheureux,» leur respondit-il19. Comme s'il eust voulu dire: Il
n'appartient pas à des hommes malheureux, perissables et mortels de faire des dieux, qui ne
peuvent estre que bienheureux et immortels.
Les Chrestiens ont esté plus esclairés, et ont eu l'honneur de sçavoir que l'homme a esté
fait Dieu et que Dieu s'est fait homme, bien qu'ils ne soyent pas capables de comprendre la
grandeur du mystere de l'Incarnation et de la tres sainte Nativité de Nostre Seigneur, car c'est un
mystere caché dans l'obscurité des tenebres de [3] la nuit; non pas que le mystere soit tenebreux
en soy mesme, car Dieu n'est que lumiere20. Mais comme l'on voit que nos yeux ne sont pas
capables de regarder la lumiere ou la clarté du soleil sans s'obscurcir (de sorte qu'apres s'estre
voulu appliquer à regarder cette lumiere nous sommes contrains de les fermer, n'estant pas
capables de rien voir pour quelque temps), de mesme, ce qui nous empesche de comprendre le
mystere de la tres sainte Nativité de Nostre Seigneur n'est pas qu'il soit tenebreux en soy mesme,
ains parce qu'il n'est que lumiere et clarté. Et nostre entendement, qui est l'œil de nostre ame, ne le
peut regarder longuement sans s'obscurcir, et confesser en s'humiliant qu'il ne peut penetrer dans
le fond de ce mystere, pour comprendre comme Dieu s'est incarné dans le ventre virginal de la tres
sainte Vierge, et s'est fait homme semblable à nous pour nous rendre semblables à Dieu.
Dieu faisoit pleuvoir de nuit la manne dans le desert pour les enfans d'Israël21; et à fin que
les Israëlites eussent plus de sujet de luy en sçavoir gré, il voulut dresser luy mesme le festin et la
table, car vous avez entendu que Moyse dit: Vous sçaurez que le Seigneur vous a retirés de
l'Egypte, et au matin vous verrez sa gloire. Il faisoit donques descendre premierement du ciel une
douce rosée qui servoit de nappe dans le desert, puis soudain la manne tomboit comme petits
grains de coriandre. Et puis, pour monstrer qu'il les servoit honnorablement comme on sert
maintenant les princes, à plats couverts, il faisoit pleuvoir une petite rosée qui conservoit la manne
jusqu'au matin que les Israëlites la venoyent promptement cueillir avant que le soleil fust levé22.
Dieu voulant de mesme faire un benefice signalé et incomparablement aymable aux hommes qui
vivent sur la terre comme en un desert, où ils ne font que souspirer et aspirer pour la jouissance de
la terre promise qui est nostre patrie celeste, vient luy mesme en personne nous l'apporter, et ce au
plus fort de la nuit23. Ce benefice n'est autre que la grace qui nous sert pour acquerir la jouissance
de la gloire et felicité, de laquelle [4] nous estions privés pour jamais sans ce don qu'il nous a fait
de sa grace. C'est donques en l'obscurité de la nuit que Nostre Seigneur naquit et se fit voir a nous
comme un petit enfant couché dans une creche, ainsy que nous le verrons demain.
Mais considerons un peu, je vous prie, comme cela se fit. La tres sainte Vierge produisit
son Fils virginalement, ainsy que les estoilles produisent leur lumiere. Or, Nostre Dame porte en
son nom la signification d'estoille de mer ou de l'estoille matiniere. L'estoille de mer c'est l'estoille
du pole vers laquelle tend tousjours l'aiguille marine; c'est par elle que les nochers sont conduits
sur mer et qu'ils peuvent connoistre où tendent leurs navigations. Chacun sçait que les anciens
19 Quint. Curt., De Gestis Alex. Mag., 1. X, ante med.
20 Joan., I, 5, 9 Ep. I, c. I, 5.
21 Num., XI, 9.
22 Exod., XVI, 13, 14, 21, 31; Num., XI, 7, 9; Sap., XVI, 27, 28.
23 Sap., XVIII, 14, 15.
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Peres de l'Eglise, les Patriarches et les Prophetes ont tous regardé ceste estoille polaire et dressé
leur navigation à sa faveur. Ç'a tousjours esté le nord de tous les nochers qui ont navigé sur les
ondes de la mer de ce miserable monde, pour s'empescher des naufrages ordinaires des navigations
des mondains.
La tres sacrée Vierge est aussi cette estoille matiniere24 qui nous apporte les gracieuses
nouvelles de la venue du vray Soleil25. Tous les Prophetes ont sceu que la Vierge concevroit et
enfanteroit un enfant26 qui serait Dieu et homme tout ensemble; elle concevroit, mais par la vertu
du Saint Esprit27; elle concevroit son Fils virginalement et l'enfanterait de mesme virginalement.
Quelle apparence, je vous prie, y a-t-il que Nostre Seigneur deust violer l'integrité de sa Mere, luy
qui ne l'avoit choisie sinon parce qu'elle estoit vierge? Luy qui estoit la pureté mesme eust-il peu
diminuer ou entacher la pureté de sa tres sainte Mere? Nostre Seigneur est engendré et produit
virginalement de toute eternité du sein de son Pere celeste; car si bien il prend la mesme divinité
de son Pere eternel, il ne la divise pourtant pas, ains demeure un mesme Dieu avec luy. La tres
sainte Vierge produit son Fils Nostre Seigneur virginalement en terre comme il fut produit de son
Pere eternellement au Ciel, avec cette difference neanmoins, qu'elle le produit de [5] son sein et
non pas dans son sein, car dès qu'il en fut sorti il n'y rentra plus; mais son Pere celeste l'a produit
de son sein et en son sein, car il y demeurera eternellement.
Cecy ne doit pas estre espluché ni consideré curieusement, et ne faut pas alambiquer nos
entendemens apres la recherche de cette divine production, qui est un peu trop haute pour eux. Il
est bon pourtant de s'en servir pour fondement des meditations que nous faisons sur le mystere de
la Nativité de Nostre Seigneur. C'est donc à juste rayson que la tres sainte Vierge a un nom qui
signifie estoille, car tout ainsy que les estoilles produisent leur lumiere virginalement et sans en
recevoir aucun detriment en elles mesmes, ains en paroissent plus belles à nos yeux, de mesme
Nostre Dame produisit cette lumiere inaccessible28, son Fils tres beni, sans en recevoir aucun
detriment ni souiller aucunement sa pureté virginale; mais avec cette difference neanmoins, qu'elle
le produit sans effort ni secousse et violence quelconque, ce que ne font pas les estoilles, ainsy que
l'on voit, car elles produisent leur lumiere par secousses et, ce semble, avec violence et forcement.
Je remarque en second lieu que la manne avoit trois sortes de gousts qui luy estoyent
propres et particuliers, outre ce qu'elle avoit tous les gousts que l'on eust peu souhaiter29; car si les
enfans d'Israël avoyent envie de manger du pain, la manne avoit le goust du pain; s'ils desiroyent
de manger des perdrix et autre telle chose quelle qu'elle fust, la manne avoit quant et quant ce goust
là. La pluspart des Peres sont en doute si tous, tant les mauvais que les bons, participoyent à cette
faveur; mais que cela soit ou non, la manne avoit le goust particulier ou la saveur de la farine, du
miel et de l'huile30. Ce qui nous represente les trois substances qui se trouvent en ce tres beni Enfant
que nous verrons demain couché dans une creche. Et comme ces trois gousts ou saveurs se
trouvoyent en une seule viande qui estoit la manne, de mesme en la personne de Nostre Seigneur
il y a trois substances, lesquelles toutes trois ne font qu'une mesme Personne, qui est Dieu et
homme tout ensemble. [6]
En ce tres beni Poupon se trouve la nature divine, la nature de l'ame et celle du corps. En
la manne estoit le goust du miel, qui est une liqueur celeste; car si bien les abeilles cueillent le miel
de sur les fleurs, elles ne tirent pourtant pas le suc des fleurs, ains cueillent et ramassent avec leur
petite bouchette le miel qui descend du ciel avec la rosée31, et seulement en un certain temps de
l'année. De mesme, la nature divine de Nostre Seigneur vint et descendit du Ciel à l'heure mesme
de son Incarnation sur cette benite fleur de la tres sainte Vierge Nostre Dame, où la nature humaine
24 Cf. Num., XXIV, 17.
25 Lucae, I, 78.
26 Is., VII, 14.
27 Lucae, I, 35.
28 I Tim., ult., 16.
29 Sap., XVI, 20, 25.
30 Exod., XVI, 31; Num., XI, 8.
31 Virg.(Eclog. IV, I), Aristot., Plin., alii.
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2.8 Page 18

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l'ayant recueillie l'a conservée dans la ruche des entrailles de la glorieuse Vierge l'espace de neuf
moys, apres lesquels il a esté transporté dans la creche où nous le verrons demain.
Le goust de l'huile qui se rencontroit en la manne nous represente la nature de la tres sainte
ame de Nostre Seigneur. Qu'est-ce autre chose sa tres benite ame qu'une huile, un baume, une
odeur respandue32 qui console infiniment l'odorat de tous ceux qui s'en approchent par la
consideration de son excellence? O quelle odeur respandit-elle en presence de la divine Majesté à
laquelle elle se voyoit unie sans l'avoir merité ni peu meriter d'elle-mesme! O quels actes de
parfaite charité, de profonde humilité ne produisit-elle pas en ce mesme instant de cette sacrée et
incomparable union qu'elle eut avec le Verbe eternel à l'heure mesme de l'Incarnation! Et pour
nous autres, quel parfum, quelle odeur, quelle senteur d'une suavité incomparable n'a-t-elle pas
respandu pour nous inciter à la suite et à l'imitation de ses perfections33!
En fin le goust de la fleur de farine qui se rencontrait encores en la manne represente cette
autre partie de la tres sainte humanité de Nostre Seigneur, son corps adorable, lequel ayant esté
moulu sur l'arbre de la Croix, a esté fait un pain tres precieux qui nous nourrit pour la vie
eternelle34. O pain savoureux, quiconque vous mangera dignement vivra eternellement et ne
pourra jamais mourir de la mort eternelle35. O que ce pain a un goust incomparablement delectable
pour les [7] ames qui le mangent dignement! Quelle delectation, je vous prie, de se nourrir du pain
descendu du ciel, du pain des Anges36! Toutefois, ce qui le rend plus delectable est l'amour avec
lequel il nous est donné par Celuy mesme qui est le don et le donateur tout ensemble. Mais à fin
que je ne m'arreste pas tant sur ces deux premiers points qui servent pour l'exercice de nostre
entendement, je passe outre pour parler du troisiesme qui contient quelque petite chose propre à
enflammer nostre volonté.
Je remarque en passant que de tout le peuple alors en grand nombre à Bethleem, il n'y eut
que des simples bergers qui vindrent visiter Nostre Seigneur, et puis apres eux les Rois Mages, qui
vindrent de fort loin pour adorer et prester hommage à nostre nouveau Roy couché dans une
creche. Les Anges ayant annoncé la nouvelle de cette heureuse naissance donnerent des enseignes
admirables aux pasteurs: Allez, dirent-ils, et vous trouverez l'Enfant emmaillotté en des langes et
couché dans une creche37. Dieu, quelles enseignes sont celles cy pour faire reconnoistre Nostre
Seigneur, et quelle simplicité des bergers de croire naïfvement ce qui leur estoit annoncé! Les
Anges eussent eu quelque rayson de se faire croire s'ils eussent dit: Allez, vous trouverez l'Enfant
assis sur un throsne d'ivoire et entouré de courtisans celestes qui luy tiennent compagnie. Mais ils
disent: Vostre Sauveur est né à ces enseignes: vous le trouverez dans une creche, entre des animaux
et emmaillotté dans des langes.
Pourquoy pensez-vous que les Anges s'addresserent aux bergers plustost qu'à nul autre qui
fust en Bethleem? Non pour autre cause, sinon parce que Nostre Seigneur, estant venu comme
Pasteur et le Roy des pasteurs38, ne vouloit favoriser que ses semblables. Mais qu'est-ce que
representent ces bergers? Les uns disent qu'ils representent les pasteurs de l'Eglise, comme sont
les Evesques, les Superieurs des Religions, les curés et tous ceux qui ont charge d'ames; c'est
l'opinion d'une [8] partie des saints Peres39 que Nostre Seigneur revele plus particulierement ses
mysteres à ceux-là, d'autant qu'ils sont commis de la part de Dieu pour les faire puis apres entendre
à leur troupeau, aux ames qui leur sont commises. Quelques autres40 disent que ces bergers
representent les Religieux et tous ceux qui font profession de pretendre à la perfection. Or, si un
chacun de nous est berger et pasteur, quel est, peut-on dire, nostre troupeau et quelles sont nos
brebis? Ce sont nos passions, nos inclinations, nos affections, les facultés de nostre ame. Mais
32 Cant., I, 2.
33 Ibid., v. 3.
34 Joan., VI, 55.
35 Ibid., vv. 50, 52, 55, 59.
36 Ps. LXXVII, 23-25; Sap., XVI, 20; Joan., VI, 33, 41, 50, 51, 59.
37 Lucae, II, 8-12.
38 I Petri, ult., 4.
39 Vide Maldonat., Comm. in Lucam, ad locum.
40 Maxime S. Bern., Homil. III in Vig. Nat., § 6.
18/272

2.9 Page 19

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remarquez qu'il n'y eut que les bergers qui veilloyent sur leur troupeau41 qui eurent l'honneur et la
grace d'ouïr cette gracieuse nouvelle de la naissance de Nostre Seigneur, pour nous monstrer que
si nous ne veillons sur le troupeau que Dieu nous a donné en charge, qui est comme j'ay dit, nos
passions, nos inclinations, les facultés de nostre ame, pour les faire repaistre dans quelque saint
pasturage et les tenir rangées et en leur devoir, nous ne meriterons point d'ouïr cette nouvelle tant
aymable de la naissance du Sauveur, et ne serons pas capables de l'aller visiter dans la creche où
sa tres benite Mere le posera demain.
O que c'est un mystere grandement suave que celuy de la tres sainte Nativité de Nostre
Seigneur! Tous et un chacun y peut rencontrer un grand sujet de consolation; mais plus ceux qui
seront mieux preparés et qui auront, à l'imitation de ces bergers, bien veillé sur leur troupeau.
Helas, nous estions indignes de sçavoir comme quoy nous les devions bien conduire et ranger;
mais Nostre Seigneur, comme bon Pasteur42 et berger tres aymable de nos ames, qui sont ses
brebis pour lesquelles il a tant fait, vient nous enseigner luy mesme ce que nous devons faire. O
que nous serons heureux si nous l'imitons fidellement et si nous suivons l'exemple qu'il nous vient
donner. Mais qu'est-ce qu'il fait, ce tres doux Enfant? Regardez-le couché dedans la creche: Vous
le trouverez, disent les Anges, emmaillotté dans des langes. Helas, il n'avoit point besoin d'estre
ainsy bandé. Certes, l'on a accoustumé d'emmaillotter [9] les enfans parce qu'estans encores
tendres, s'ils n'estoyent bandés et serrés il y auroit danger qu'ils ne prissent quelque mauvais
destour et par ce moyen fussent rendus contrefaits. On les bande encores à fin qu'ils ne viennent à
se gaster les yeux ou le visage, ayans la liberté d'y porter les mains pour se frotter quand ils
voudroyent, n'ayans pas l'usage de la rayson pour s'en abstenir ainsy qu'il seroit requis. Mais Nostre
Seigneur, qu'y avoit-il à craindre pour son regard, veu qu'il avoit l'usage de rayson dès l'instant de
sa conception? Il ne pouvoit prendre nul destour, luy qui est la droiture mesme. O Dieu, quelle
bonté de cet aymable Sauveur! Il s'est sousmis à faire tout ce que font les autres enfans, pour ne
paroistre autre chose qu'un pauvre petit poupon, sujet à la necessité et loy de l'enfance. Il pleure
vrayement, mais ce n'est point de tendreté sur luy mesme, ce n'est point par amertume de cœur,
ains tout simplement pour se conformer aux autres enfans43.
Je considere que, outre cette rayson pour laquelle Nostre Seigneur voulut estre bandé et
emmaillotté et sujet à sa tres sainte Mere, de telle sorte qu'il se laisse manier, porter et emmaillotter
tout ainsy qu'il luy plaist, sans tesmoigner nulle repugnance, il y a encores un autre sujet qui l'a
meu à ce faire: c'est pour nous apprendre à gouverner et regir nostre troupeau spirituel, c'est à dire
nos passions, nos affections et les facultés de nostre ame. Mais entre toutes nos facultés il y en a
deux lesquelles sont comme le principe d'où dependent toutes les autres, à sçavoir, la concupiscible
et l'irascible. Toutes les autres puissances, facultés et passions semblent estre sujettes à ces deux
facultés et ne se remuent que par leur commandement. La concupiscible est celle qui nous fait
aymer et desirer ce qui nous semble estre bon et profitable; c'est elle qui nous fait resjouir en la
prosperité et qui nous fait attrister en l'adversité, en la mortification et en tout ce qui repugne à la
propre volonté. Quant à l'irascible, elle produit les chagrins, les repugnances, les esmotions de
colere, le desespoir et ainsy des autres. Or, tout cecy Nostre [10] Seigneur veut que nous
apprenions de luy à le ranger sous la domination de la rayson. Et tout ainsy que nous le voyons
emmaillotté et serré dans des bandelettes et maillots par sa tres benite Mere, il entend de nous
inciter à bander et serrer toutes nos passions, affections, inclinations, et en fin toutes nos puissances
tant interieures qu'exterieures, nos sens, nos humeurs et tout ce que nous sommes, dans les maillots
de la sainte obeissance, pour ne vouloir jamais plus nous gouverner ni user de nous mesmes, de
crainte d'en mesuser, sinon autant que l'obeissance nous le pourra permettre.
Voyez de grace ce tres doux Enfant lequel se laisse tellement gouverner et conduire par sa
tres benite Mere qu'il semble veritablement qu'il ne puisse en façon quelconque faire autrement;
ce n'est pour autre sujet, mes cheres ames, sinon pour nous monstrer ce que nous devons faire,
principalement les Religieuses qui ont voué leur obeissance. Helas, Nostre Seigneur ne pouvoit
41 Lucae, II, 8.
42 Joan., X, 11, 14.
43 Cf. Sap., VII, 3.
19/272

2.10 Page 20

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pas mesuser de sa volonté ni de sa liberté; neanmoins il a voulu que tout fust caché sous les
maillots, et la science et la sapience eternelle44, avec tout ce qu'il avoit entant que Dieu, esgal à
son Pere, comme l'usage de rayson, le pouvoir de parler et bref tout ce qu'il devoit faire ayant
atteint l'aage de trente ans. Tout sans reserve fut clos et caché sous le voile de la sainte obeissance
qu'il portoit à son Pere, qui l'obligeoit à n'estre en rien dissemblable aux autres enfans, ainsy que
dit saint Paul45, qu'il a esté de besoin qu'il fust en tout semblable à ses freres.
Qu'avons nous de plus à dire sinon que le mystere de la Nativité de Nostre Seigneur est un
mystere de la Visitation? Comme la tres sainte Vierge fut visiter sa cousine sainte Elizabeth, de
mesme il nous faut aller fort souvent le long de cette octave visiter le divin Poupon couché dans
la creche, et là nous apprendrons de ce souverain Pasteur des bergers à conduire, gouverner et
ranger nos troupeaux, de sorte qu'ils soyent aggreables à sa Bonté. Mais comme les bergers ne [11]
l'allerent pas voir sans doute sans luy porter quelques petits agnelets, il ne faut pas que nous y
allions les mains vides, ains il nous faut porter quelque chose. Qu'est-ce, je vous prie, que nous
pourrions porter à ce divin Berger qui luy fust plus aggreable que le petit agnelet de nostre amour,
qui est la principale partie de nostre troupeau spirituel, car l'amour est la premiere passion de l'ame.
O qu'il nous sçaura bon gré de ce present, mes cheres Sœurs, et que la tres sainte Vierge le recevra
avec une grande consolation pour le desir qu'elle a de nostre bien; ce divin Enfant nous regardera
sans doute de ses yeux benins et gracieux pour recompense de nostre present, et pour tesmoignage
du plaisir qu'il en recevra. O que nous serons heureux si nous visitons ce cher Sauveur de nos
ames; nous en recevrons une consolation nompareille, et tout ainsy que la manne avoit le goust
qu'un chacun eust peu desirer, de mesme chacun peut trouver de la consolation en visitant ce
Poupon tres aymable.
Les bergers le visiterent et ils en receurent une joye tres grande, s'en retournant chantant
les louanges de Dieu et annonçant à tous ceux qu'ils rencontroyent ce qu'ils avoyent veu46. Mais
saint Joseph et la tres glorieuse Vierge receurent des consolations indiciblement plus grandes,
parce qu'ils luy assisterent et demeurerent arrestés à sa presence pour le servir selon leur pouvoir.
Ceux qui s'en allerent et ceux qui demeurerent furent tous consolés, mais non pas egalement, ains
un chacun selon sa capacité.
Anne, mere de Samuel, demeura longuement sans avoir des enfans, ce qui luy causoit une
si grande bigearrerie que l'on ne la trouvoit jamais de mesme humeur47; car quand elle voyoit des
femmes qui s'esjouissoyent avec leurs enfans, elle se lamentoit et se chagrinoit dequoy elle n'en
avoit pas, et quand elle en voyoit quelques unes qui se plaignoyent de leurs enfans, elle se
resjouissoit dequoy Dieu ne luy en donnoit point; mais dès qu'elle eut le petit Samuel, dès lors on
ne la vit jamais plus inegale. Nous avions quelques excuses [12] sans doute de nous chagriner et
estre changeans en nos humeurs tandis que nous n'avions pas cet Enfant tant aymable qui nous
vient de naistre ou qui naistra demain; mais desormais il ne nous sera plus loysible, puisque en luy
consiste tout le sujet de nostre joye et de nostre bonheur.
48Les abeilles n'ont aucun arrest tandis qu'elles n'ont point de roy: elles ne cessent de
voleter par l'air, de se dissiper et esgarer, n'ayans presque nul repos dans leur ruche; mais dès aussi
tost que leur roy est né, elles se tiennent ramassées tout autour de luy et ne sortent que pour la
cueillette et, ce semble, par le commandement ou congé de leur roy. De mesme nos sens, nos
puissances interieures, les facultés de nostre ame, comme des abeilles spirituelles, jusques à tant
qu'elles ayent un roy, c'est à dire jusqu'à ce qu'elles ayent choisi Nostre Seigneur nouveau né pour
leur Roy, elles n'ont aucun repos. Nos sens ne cessent de s'esgarer et d'attirer nos facultés
interieures apres eux pour se dissiper tantost apres ce sujet qu'elles rencontrent, puis tantost sur un
44 Coloss., II, 3.
45 Heb., II, 17.
46 Lucae, II, 20.
47 I Reg., I, 18.
48 Comme il a été dit dans la Préface de notre tome VI et dans l'Avant-Propos de celui-ci, les éditeurs des Vrays
Entretiens spirituels se sont cru permis d'insérer dans le texte de cet ouvrage plusieurs fragments extraits des Sermons.
C'est ainsi que l'alinéa suivant a été intercalé dans l'Entretien De la Modestie. (Voir au tome VI, la p. 138 et la Table
de correspondance.)
20/272

3 Pages 21-30

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3.1 Page 21

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autre, et ainsy ce n'est qu'une continuelle perte de temps, travail d'esprit, inquietude, qui nous fait
perdre la paix et tranquillité tant necessaire à nos ames. Mais dès qu'elles ont choisi Nostre
Seigneur pour leur Roy, elles doivent, à guise de chastes avettes ou abeilles mystiques, se ranger
aupres de luy et ne sortir jamais de leur ruche, sinon pour la cueillette des exercices de charité qu'il
leur commande de prattiquer à l'endroit du prochain; et soudain apres se retirer et ramasser aupres
de ce Roy tant aymable, pour mesnager et conserver le miel des saintes et amoureuses conceptions
qu'elles tirent de la presence sacrée de nostre souverain Seigneur, lequel, par des simples regards
qu'il fait sur nos ames, cause en elles des [13] ardeurs et affections nompareilles de le servir et
aymer tousjours plus parfaitement.
C'est la grace que je vous desire, mes cheres ames, que de vous tenir bien proches de ce
sacré Sauveur qui vient pour nous ramasser tout autour de luy, à fin de nous tenir tousjours sous
l'estendart de sa tres sainte protection, soit comme le pasteur a soin de ses brebis et de son troupeau,
soit comme le roy des abeilles, qui en a un tel soin que l'on dit qu'il ne sort jamais de sa ruche sans
estre entouré de tout son petit peuple. Sa Bonté nous veuille faire la grace que nous entendions sa
voix, ainsy que les brebis celle du pasteur49, à fin que le reconnoissant pour nostre souverain
Pasteur, nous ne nous esgarions et n'escoutions celle de l'estranger qui se tient pres de nous comme
un loup infernal, en intention de nous perdre et de nous devorer50; et que de mesme nous puissions
avoir la fidelité de nous tenir sousmis, obeissans et sujets à ses volontés et commandemens, ainsy
que les avettes font avec leur roy, à fin que par ce moyen nous commencions à faire dès cette vie
ce que moyennant la grace de Dieu nous ferons eternellement au Ciel, où nous conduisent le Pere
et le Fils et le Saint Esprit. Amen. [14]
49 Joan., X, 27.
50 I Petri, ult., 8.
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3.2 Page 22

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II. Sermon pour la fête de saint Blaise, sur le mystère de la
Purification et le renoncement évangélique
8 février 161451
Nous celebrons aujourd'huy la feste du glorieux Martyr saint Blaise, et en cette maison l'on
fait l'octave de la Purification de Nostre Dame. Il y a une telle conformité entre les Evangiles de
ces deux festes, que j'ay bien voulu des deux en tirer la petite exhortation que je m'en vay faire.
Nous trouvons en celuy d'aujourd'huy52 que Nostre Seigneur dit ces trois mots auxquels sont
comprises toute la doctrine et perfection chrestienne: Qui voudra venir apres moy, qu'il renonce à
soy mesme, prenne sa croix et qu'il me suive. Mais expliquons un peu que signifie renoncer à soy
mesme. Cela est autant à dire que se purifier ou purger soy mesme. [15] Nostre Dame nous en
monstre un exemple admirable, car l'Evangeliste53 dit que les jours estans venus ou passés de sa
purification, selon la Loy de Moyse, elle vint au Temple pour offrir son Fils avec deux colombes
ou tourterelles. Or, nostre chere Dame et Maistresse n'avoit point besoin de purification, elle qui
estoit plus belle que le soleil, plus pure que la lune et plus admirable que l'aurore54. Mais comme
en eust-elle eu besoin, veu qu'elle avoit produit son Fils plus purement que ne fait l'estoille son
rayon, rayon qui rend l'estoille d'autant plus belle à nos yeux qu'elle le produit plus frequemment?
Elle vient donques, nostre sacrée Maistresse, non pour se purifier en elle mesme, ains seulement
en l'imagination de plusieurs qui, ne sçachans pas qu'elle estoit exempte d'observer la Loy, eussent
murmuré dequoy elle ne l'observoit pas.
Elle n'eut non plus besoin de purification dès cette heure là; mais nous autres, il est tres
necessaire que nous sçachions cette verité, qui est que tant que nous serons en cette miserable vie
nous aurons tousjours besoin de nous purifier et de renoncer à nous mesme, et cette vie ne nous
est donnée pour autre fin. C'est un abus de croire pouvoir arriver à ce point de perfection de n'avoir
plus rien à faire, car nostre amour propre va tousjours produisant quelques rejetons d'imperfection
qu'il faut retrancher. Il se sert de nos sens, et il est si malicieux que dès que nous luy ostons le
pouvoir de faire ses operations en celuy de la veüe, il se saisit de celuy de l'ouÿe, et ainsy des
autres; bref, nous sommes au temps qu'il faut travailler.
Voyons un peu maintenant que veut dire Nostre Seigneur par cette parole: Qui veut venir
apres moy, qu'il renonce à soy mesme. Nous avons deux nous mesmes, et avons desja veu que
renoncer à soy mesme c'est se purifier soy mesme. Or, quel est ce nous mesme qu'il faut purifier,
puisque nous en avons deux, lesquels neanmoins ne font qu'une seule personne? Nous avons un
nous mesme qui est tout celeste55, lequel nous fait faire les bonnes œuvres; c'est cet instinct que
Dieu nous [16] a donné pour l'aymer et pour aspirer à la jouissance de la Divinité en la gloire
eternelle. Mais nous avons un autre nous mesme, et c'est celuy auquel il faut renoncer; ce sont nos
passions, nos mauvaises inclinations, nos affections depravées, et pour dire en un mot, cet amour
propre duquel nous avons desja parlé.
51 La première phrase de ce sermon démontre qu'il a été prononcé une année en laquelle, par l'occurrence d'une
solennité de rite supérieur, la fête de saint Blaise avait été transférée au jour où se faisaient les premières Vêpres de
l'octave, ou l'octave même de la Purification. Or, c'est précisément ce qui eut lieu en 1613 et en 1614; mais plusieurs
circonstances rapportées dans les Annales du 1er Monastère d'Annecy prouvent en faveur de cette dernière date.
Le lecteur s'étonnera peut-être de trouver la phrase sur laquelle nous nous appuyons en contradiction avec
cette autre proposition énoncée plus tard par saint François de Sales dans l'Entretien De la Modestie: «La feste de la
Purification, je vous l'ay desja dit une fois, n'a point d'octave.» Pour concilier cette opposition, il faut se rappeler que
cette octave, alors abolie pour le clergé, s'était faite de longues années dans le diocèse de Genève (un missel imprimé
en 1499 la mentionne encore). Peut-être est-ce en souvenir de cet antique usage qu'elle fut, au début, introduite à la
Visitation; toutefois on ne l'y conserva pas longtemps, car elle n'est pas prescrite dans la première édition du Coutumier
imprimée en 1648.
52 Matt., XVI, 24-27.
53 Lucae, II, 22, 24.
54 Cant., VI, 9.
55 I Cor., XV, 47.
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Il ne se faut point tromper, pensant pouvoir aller apres Nostre Seigneur sans renoncer tout
à fait et sans reserve à ce nous mesme, car non seulement Nostre Dame nous a baillé exemple de
le faire, mais le Sauveur mesme nous l'a enseigné en sa Mort et Passion, renonçant à l'inclination
qu'il avoit de vivre, pour s'assujettir à la volonté de son Pere, en se rendant obeissant jusques à la
mort et à la mort de la croix56; et c'est ainsy qu'il faut que nous fassions. Je veux dire qu'il faut
renoncer à ce mauvais nous mesme pour l'assujettir à l'autre, qui est la rayson et partie superieure
de l'ame, qui tend tousjours au vray bien par l'instinct que Dieu luy a donné; car il ne serviroit de
rien de renoncer à soy mesme pour en demeurer là; les philosophes d'autrefois l'ont fait
admirablement, mais cela ne leur a de rien servi57. Il faut renoncer à l'homme terrestre pour fortifier
le celeste58, et c'est une chose asseurée qu'à mesure que l'un s'affoiblira, l'autre sera renforcé59.
C'est assez parler sur ce premier point, puisque nous sommes enseignés que renoncer à soy
mesme n'est autre chose que se purifier et se purger de tout ce qui se fait par l'instinct de nostre
amour propre, lequel, nous le sçavons, produira tousjours, tandis que nous serons en cette vie, des
rejetons qu'il faudra couper et retrancher, tout ainsy qu'il faut faire à la vigne; car il ne se faut pas
contenter d'y mettre une fois la main, mais il faut la couper en un temps, puis apres la despouiller
de ses feuilles, et ainsy plusieurs fois l'année il faut avoir la main à la serpe pour retrancher les
superfluités. Il ne reste rien à adjouster sur ce sujet sinon qu'il faut avoir bon courage pour ne se
laisser jamais abattre ni estonner de nos imperfections, puisque tout le temps de nostre vie nous
est donné pour nous en desfaire et purger. [17]
Passons au second point, qui est qu'il faut prendre sa croix apres que l'on a renoncé à soy
mesme. Nostre Seigneur dit que l'on prenne sa croix. Voulez-vous sçavoir en un mot que cela
signifie? C'est autant à dire que: Prenez et recevez de bon cœur toutes les peines, contradictions,
afflictions et mortifications qui vous arriveront en cette vie. Au renoncement de nous mesme nous
faisons encor quelque chose qui nous contente, parce que c'est nous mesmes qui agissons, mais
icy il faut prendre la croix telle qu'on nous l'impose; et en cecy il y a desja moins de nostre choix,
c'est pourquoy c'est un point de perfection de beaucoup plus grand que le precedent. Nostre
Seigneur et tres cher Maistre nous a tres bien monstré comme il ne faut pas que nous choisissions
la croix, ains qu'il faut que nous la prenions et portions telle qu'elle nous est presentée. Lors qu'il
voulut mourir pour nous racheter et pour satisfaire à la volonté de son Pere, il ne choisit point sa
croix, ains receut humblement celle que les Juifs luy avoyent preparée.
Escoutons un peu son grand Apostre saint Paul, lequel nous asseure que rien ne le separera
de son Maistre60 parce qu'il est marqué de sa marque61, et qu'en quelle part qu'il aille il sera
tousjours reconneu pour estre des siens. Mais quelle est cette marque, sinon la souffrance? Il dit
de luy mesme qu'il estoit comme un homme à qui l'on donne l'estrapade, car il souffroit en son
interieur une peine insupportable, le vehement amour qu'il portoit à son Maistre le tirant
puissamment du costé du Ciel par le desir de jouir de luy62. D'autre part, il estoit cruellement
travaillé et tourmenté en son corps, car il nous asseure qu'il fut fouetté par trois fois, de sorte que
les traces en paroissoyent sur ses espaules; apres, qu'il fut lapidé et que l'on remarquoit encores les
coups; puis, qu'il fut submergé, et ainsy des autres tourmens qu'il endura63. Tout cela estoit la
marque de Nostre Seigneur, par laquelle on le reconnoissoit pour estre des siens.
Mais disons un peu, je vous supplie, un abus qui est en l'esprit de plusieurs, à sçavoir, qu'ils
n'estiment et [18] ne veulent porter les croix qu'on leur presente si elles ne sont grosses et pesantes.
Par exemple, un Religieux se sousmettroit volontiers à faire des grandes austerités, comme de
jeusner, porter la haire, faire des rudes disciplines, et tesmoigneroit de la repugnance à obeir lors
qu'on luy commande de ne pas jeusner, ou bien de prendre du repos, et telles choses auxquelles il
56 Philip., II, 8.
57 Cf. S. Hieron., in Matt., XIX, 28.
58 Vide pag. praeced.
59 Cf. II Cor., IV, 16.
60 Rom., VIII, ult.
61 Galat., ult., 17.
62 II Cor., V, 2-8; Philip., I, 23.
63 II Cor., XI, 23-27.
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3.4 Page 24

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semble y avoir plus de recreation que de peine. Vous vous trompez si vous croyez qu'il y ait moins
de vertu à vous sousmettre en cela, car le merite de la croix n'est pas en sa pesanteur, ains en la
façon avec laquelle on la porte. Je diray bien davantage: il y a quelquefois plus de vertu à porter
une croix de paille que non pas une croix bien pesante, parce qu'il faut plus appliquer son attention,
de crainte de la perdre. Je veux dire qu'il peut y avoir plus de vertu à retenir une parolle qui nous
a esté defendue par nos Superieurs, ou bien à ne pas lever la veùe pour regarder quelque chose que
l'on a bien envie de voir, que non pas de porter la haire, parce que dès qu'on l'a sur le dos il n'est
plus besoin d'y penser; mais en ces menues obeissances il faut avoir une grande attention pour n'y
pas faillir.
64Nous voyons donques assez que cette parolle de Nostre Seigneur qui ordonne qu'on
prenne sa croix, se doit entendre de recevoir de bon cœur les contradictions et mortifications qui
nous sont faites à tous rencontres, bien qu'elles soyent legeres et de peu d'importance. Je m'en vay
vous donner un exemple admirable pour vous faire comprendre la valeur de ces petites croix, c'est
à dire d'obeissance, condescendance et souplesse à suivre la volonté d'un chacun, mais
specialement des Superieures. Sainte Gertrude fut faite Religieuse en un monastere où il y avoit
une Abbesse ou Superieure laquelle reconnoissoit fort bien que la bienheureuse [19] Sainte estoit
d'une complexion foible et fort delicate; c'est pourquoy elle la faisoit traitter plus delicatement que
non pas les autres Religieuses, tant pour le vestir que pour la nourriture, et ne luy laissoit pas faire
les austerités qu'on avoit accoustumé de faire en cette Religion. Que pensez-vous que faisoit la
pauvre fille pour devenir sainte? Non certes autre chose que de se sous-mettre bien simplement à
la volonté de la Mere. Et, quoy que peut estre sa ferveur l'eust bien fait desirer de faire ce que les
autres faisoyent, elle pourtant n'en tesmoignoit rien; car quand on luy commandoit de s'aller
coucher, elle y alloit simplement, sans replique, estant asseurée qu'elle jouiroit aussi bien de la
presence de son Espoux dans son lit par obeissance, que si elle eust esté au chœur avec les Sœurs
ses compagnes. Et pour tesmoignage de la grande paix et tranquillité d'esprit qu'elle acquit en cette
pratique, Nostre Seigneur revela à sainte Mechtilde sa compagne, que si on le vouloit trouver en
cette vie, on le cherchast premierement au saint Sacrement de l'autel, et puis apres dans le cœur de
sainte Gertrude65. Il ne s'en faut pas estonner, puisque l'Espoux, au Cantique des Cantiques66, dit
que le lieu où il se repose est au midy. Il ne dit pas qu'il se repose au matin ou au soir, ains au
midy; et cela parce qu'au midy il n'y a point d'ombre. Or, le cœur de la grande sainte Gertrude
estoit un vray midy, où il n'y avoit point d'ombre de scrupule ni de propre volonté, et partant son
ame jouissoit tousjours pleinement de son Bien-Aymé, lequel prenoit ses delices en elle.
O Seigneur Dieu, me direz-vous, il faut estre grandement sur ses gardes pour ne la point
suivre, cette propre volonté, et n'escouter point ce que nostre amour propre desire, car ils font des
artifices pour attirer nostre attention. Il est vray, mais voicy le remede. Ceux qui navigent sur la
mer, approchant du lieu où sont les sirenes, courent tousjours grande fortune de se perdre à cause
qu'elles chantent si delicieusement qu'elles endorment ceux qui rament; mais il y en a qui ont usé
de cet expedient, de se faire attacher à l'arbre qui est planté [20] au milieu du navire, à fin de n'estre
pas attirés au bord par cette melodie. Il faut que nous en fassions de mesme lors que ces sirenes de
propre volonté, de repugnances et raysons de l'amour propre nous viendront chanter aux oreilles
pour nous conjurer de leur obeir; il faut, dis je, nous attacher fortement à l'arbre du navire, qui n'est
autre chose que la croix, nous resouvenant que Nostre Seigneur, pour le second point de la
perfection, nous ordonne de prendre nostre croix. Il dit la nostre, pour nous empescher de suivre
l'extravagance de plusieurs lesquels quand on leur fait quelque mortification s'en faschent, disant:
Si l'on m'eust fait celle-là que l'on a fait à un tel je la souffrirois volontiers. Et tout de mesme des
maladies; ils voudroyent avoir celles que Dieu a données à un autre et non pas celles qu'ils ont.
64 Cet alinéa ayant été inséré dans l'Entretien De la Volonté de Dieu, aucun des précédents éditeurs ne l'a réintégré
dans le Sermon pour la fête de saint Blaise dont il a été extrait, ce que, suivant en cela les Manuscrits primitifs, nous
nous croyons en devoir de faire. (Voir ci-devant, p. 13, note (48), et au tome VI de cette Edition, la p. 273, et la Table
de correspondance.)
65 Liber de Gratia speciali, Pars VI, c. II.
66 Cap. I, 6.
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3.5 Page 25

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Venons en maintenant au troisiesme point. Au premier, qui est de renoncer à nous mesme,
doivent estre mises, comme nous l'avons dit, ces deux esgales et invariables resolutions, à sçavoir
mon, de se resoudre à avoir tous-jours quelque chose à purger et mortifier pendant que nous serons
en ce monde, puisque nostre purgation ne se doit finir qu'avec nostre vie; et l'autre, d'avoir bon
courage pour ne point nous estonner d'avoir beaucoup à faire, ains de travailler tousjours le plus
fidellement que nous pourrons. Nostre Seigneur adjouste que l'on prenne sa croix, et pour
conclusion qu'on le suive. Il faut que nous sçachions qu'il y a difference entre aller apres Nostre
Seigneur et le suivre. Tous les Chrestiens qui aspirent au Ciel vont apres le Sauveur, car c'est par
ses merites qu'on en espere la possession, en observant neanmoins ses commandemens; mais
suivre Nostre Seigneur c'est marcher sur ses pas, imiter ses vertus, faire ses volontés et n'avoir
qu'une mesme pretention avec luy. Vous voudriez peut estre sçavoir quelle recompense vous aurez
de le suivre. C'est que, si vous perseverez le long de vostre vie, à la fin il vous mettra devant luy;
là vous jouirez de la claire veüe de sa face67, il s'entretiendra familierement avec vous comme
l'amy avec son amy, et cet entretien durera eternellement. [21]
Maintenant retournons à Nostre Dame qui apporta son Fils au Temple pour l'offrir au Pere
eternel, et par le moyen de cette offrande s'unir avec luy. Bienheureuses sont les ames qui sçavent
bien cette pratique de s'offrir à Dieu, et toutes leurs actions, en l'union de ce Sauveur! Mais
considerons aussi un peu cette autre prattique d'union que fit la Sainte Vierge avec saint Simeon
et Anne la prophetesse; car si bien les Evangelistes ne parlent point de cette derniere, il est pourtant
probable qu'elle eut l'honneur de tenir le Sauveur de nos ames entre ses bras68, puisqu'elle avoit
excellemment bien renoncé à soy mesme, bien porté sa croix et avoit esperé et aspiré tant de temps
apres la venue du Seigneur qu'elle voyoit de ses yeux. Nostre Dame donc se despouilla de la
consolation qu'elle avoit de tenir tousjours son sacré Fils entre ses bras, et le donna à saint Simeon,
et par luy à tous les hommes. Simeon le prit, le baysa, l'embrassa et le serra tres estroittement sur
sa poitrine.
Je remarque que plusieurs portent Nostre Seigneur, mais en diverses façons. Les uns l'ont
sur la langue: ils disent merveille de Dieu et le louent avec beaucoup d'ardeur; il y en a d'autres
qui le portent au cœur par des affections tendres et amoureuses, et se fondent presque en pensant
à luy. Mais ces deux façons de le porter ne sont pas grand chose si l'on n'y adjouste la troisiesme,
qui est de le porter dessus ses bras69, je veux dire l'imiter en ses œuvres, car les bras representent
les œuvres…………………………………………………………………………………….. [22]
67 I Cor., XIII, 12; II Cor., III, ult.
68 Lucae, II, 28.
69 Cant., VIII, 6.
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3.6 Page 26

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III. Fragment d'un sermon pour le premier Dimanche de Carême
16 février 161470
(INÉDIT)
Ductus est Jesus in desertum a Spiritu,
ut tentaretur a diabolo.
Jesus fut conduit far l'Esprit dans le
desert, pour y estre tenté par le diable.
MATT., IV, 1.
Nostre Seigneur a voulu estre tenté à fin de nous monstrer comme il nous faut comporter
en toutes sortes de tentations et comme nous y devons resister. Nous en verrons la prattique dans
les tentations qui luy furent faittes par le diable estant au desert, où, apres avoir jeusné quarante
jours, les Evangelistes71 rapportent qu'il eut faim. Le diable, qui le tenoit de pres pour sçavoir de
quel costé il le pourroit attaquer, s'en apperceut par quelque signe exterieur que Nostre Seigneur
fit. Il luy commença à dire: Si tu es Fils de Dieu, convertis ces pierres en pain et en mange. Et
Nostre Seigneur luy respondit: Je ne le feray pas, car il [23] est escrit72 que l'homme ne vit pas
seulement du pain, mais de toute parole qui part de la bouche de Dieu.
Il faut que nous sçachions que le diable donne souvent cette tentation aux ames les plus
pieuses, plus retirées et plus adonnées au service de Dieu; aussi est-ce celles-là particulierement
qu'il cherche, car il sçait bien qu'il aura plus d'honneur, c'est à dire d'honneur infernal, pour
l'acquisition d'une de ces ames, que non pas de beaucoup d'autres moins pieuses; et il fait cela aussi
pour la haine perpetuelle qu'il porte à Dieu. Les ames donques qui pretendent rendre quelque grand
service à Dieu se doivent armer pour supporter les attaques de l'ennemy, car il vient premierement
leur dire: Si tu es enfant de Dieu, convertis ces pierres en pain. Hé, tu dis qu'il y a tant de peine à
obeir et que tu y sens tant de repugnance; ne te fasche pas, fais de cette pierre du pain. Il faut
vrayement faire ce qui t'est commandé, mais fais le tant plus laschement, et quand l'on ne te verra
pas, hé, ne le fais pas. Tu as de l'ennuy à faire maintenant l'oraison; va, prens un livre et cherches
y de la consolation, tu la feras bien une autre fois que tu y seras attirée; promene-toy un peu, cela
te recreera.
O Dieu, que faites-vous, cheres ames? Ne changez pas la pierre en pain, convertissez-la
plustost en eau, car vostre Pere, qui est Dieu, l'a bien fait pour desalterer les enfans d'Israël73; mais
il n'en a jamais tiré du pain, ains a plustost fait descendre la manne du ciel74. Aussi Nostre Seigneur
n'a-t-il pas voulu operer ce miracle parce que son Pere ne l'avoit pas fait. Le vray enfant de Dieu
mangeroit plustost la pierre que de la convertir en pain. Il faut regarder l'intention de la divine
Majesté au temps de la tentation; non pas que nous puissions penser ni dire que c'est Dieu qui nous
tente; oh non, car il ne le peut75, ains il permet que nous soyons tentés et exercés. Et pourquoy,
sinon pour nous gendarmer, fortifier et rendre vaillans et courageux en son service pour la
conqueste des vrayes et solides vertus? C'est un abus de croire de les pouvoir acquerir et parvenir
à la [24] perfection sans estre tenté des vices contraires. Vaines sont les pensées des personnes du
monde qui croyent que les ames pieuses ne sont point tentées; mais plus vaines et frivoles sont les
70 La brièveté des quatre sermons suivants, le ton simple et familier qui les caractérise prouvent qu'ils ont été adressés
à un auditoire peu nombreux, et que par conséquent ils remontent à l'une des premières années de la Visitation.
Diverses raisons fournies par les Annales de l'Institut, raisons qu'il serait trop long d'exposer ici, ne nous permettent
pas néanmoins de leur attribuer une date antérieure au Carême de 1614.
71 Matt., IV, 1-11; Lucae, IV, 1-13.
72 Deut., VIII, 3.
73 Exod., XVII, 6; Num., XX, 11.
74 Exod., XVI, 13-15; Sap., XVI, 20.
75 Jacobi, I, 13.
26/272

3.7 Page 27

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plaintes et complaintes que les ames devotes font de leurs tentations et aridités, puisqu'elles
peuvent beaucoup gagner par icelles.
Or, le diable estant rejetté par nostre Maistre ne perdit pas courage, ains le prit et le porta
sur le pinacle du Temple, et luy dit: Si tu es Fils de Dieu, jette toy en bas, car il est escrit76 que les
Anges te porteront entre leurs bras, de peur que tu ne heurtes de ton pied à la pierre. Et Nostre
Seigneur ne le voulut pas pour plusieurs raysons, dont en voicy une: ce fut pour nous monstrer que
si bien nous sommes portés par le diable en un lieu haut et sureminent comme est la Religion, par
quelques intentions perverses, voire mesme de despit, que nous n'en devons pas descendre, ains y
devons demeurer, car Dieu sçaura bien convertir nostre mauvaise intention en une bonne. Jesus
luy dit donques: Je ne le feray pas, car il est escrit77: Tu ne tenteras point le Seigneur. Il y en a
plusieurs qui ayans un grand desir de la perfection, veulent se precipiter pour y parvenir. Ils
entendent raconter que les Saints ont accompli des œuvres admirables: les uns se sont precipités
pour estre martyrisés pour Dieu, les autres ont jeusné les semaines entieres, et ainsy des autres. Ils
disent: Puisque les Saints ont fait cela, nous le voulons faire aussi. Vous vous trompez: les Saints
ne sont pas parvenus à la sainteté par là, ains ils ont agi ainsy parce qu'ils estoyent saints. Ceux qui
se sont precipités l'ont fait par des particulieres inspirations de Dieu, car autrement ils eussent
peché78.
Il ne faut donc pas faire ce que vous dites, que vous aymez mieux employer à vostre
sanctification quarante jours de jeusne que de traisner tant à vous perfectionner. Oh non, cela ne
vous rendra pas saintes, mais ouy bien une longue perseverance à vous bien mortifier, et à endurer
amoureusement les mortifications, tentations, aridités et afflictions qui vous surviendront en cette
vie, [25] resistant aux tentations et appliquant les remedes à vos peines, avec beaucoup de patience
et d'humilité, avec resignation à souffrir autant et aussi longuement qu'il plaira à la divine Majesté,
sans jamais vous laisser aller à aucun desir d'en estre affranchies. Il faut que chacun marche en sa
voye79: la voye des Saints estoit de faire ce qu'ils faisoyent, mais la vostre c'est de parvenir, ou
tascher de parvenir à la perfection peu à peu, et non pas tout d'un coup comme vous voudriez. [26]
76 Ps. XC, 11, 12.
77 Deut., VI, 16.
78 Cf. Les Entretiens, tom. VI huj. Edit., p. 171.
79 I Cor., VII, 20, 24.
27/272

3.8 Page 28

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IV. Sermon pour le deuxième Dimanche de Carême
23 février 1614
(INÉDIT)
L'Eglise au premier Dimanche de Caresme nous fait voir la tentation de Jesus Christ80, au
second, sa Transfiguration et la gloire de la Hierusalem celeste81, et au troisiesme, la providence
de Dieu envers ceux qui, ayans appris de Nostre Seigneur à vaillamment combattre, l'ont fait si
fidellement qu'ils ont merité la recompense qu'il leur monstre apres la bataille82. Nous ferons
aujourd'huy quelques petites considerations par lesquelles nous monstrerons qu'il y a quatre degrés
en l'oraison; mais avant tout cela, disons trois paroles.
L'ame de Nostre Seigneur fut bienheureuse dès l'instant de sa conception; elle ressembloit
à l'eschelle de Jacob, laquelle de l'un des bouts touchoit le ciel et de l'autre la terre83. Il en estoit
tout de mesme de la sainte ame de nostre Maistre, car sa partie superieure estoit appuyée dans le
sein de son Pere, et sa partie inferieure touchoit la terre par le choix qu'il avoit fait de nos miseres,
peines et langueurs. Or cela estant, nous voyons clairement que le mystere de la Transfiguration
ne fut point un miracle, ains une cessation de miracle, puisque les dots de gloire qui enrichissoyent
la partie superieure de cette benite ame estoyent aussi deües à la partie inferieure qui n'en jouissoit
toutefois aucunement, ains estoit abandonnée et delaissée à la merci de toutes nos misere et
calamités; tout ainsy qu'une grande source [27] rejaillissant au sommet d'une haute montagne,
retiendroit ses eaux sans s'escouler par les vallons. A l'heure de la Transfiguration, ce miracle cessa
pour ce temps là, Nostre Seigneur laissant jouir sa partie inferieure de la gloire et consolation de
sa partie superieure.
Plusieurs ames devotes demanderont peut estre comment est-ce que nous connoistrons que
nous nous avançons à l'oraison, et par le moyen de l'oraison, à la perfection. C'est vrayement par
le moyen de l'oraison que l'on parvient à la perfection, et saint Bernard84, apres en avoir marqué
d'autres, dit que celuy ci les surpasse tous. Les quatre considerations que je m'en vay deduire vous
monstreront assez si vous faites de l'avancement, puisque ce sont des excellens degrés de
perfection.
La premiere consideration est celle cy: Jesus estant monté sur la montagne se mit à prier,
et estant en priere il fut transfiguré, et sa face devint plus reluisante que le soleil et ses vestemens
blancs comme la neige85. Or, nous connoissons que nostre oraison est bonne et que nous nous
avançons en icelle, si, lors que nous en sortons, nous avons, à l'imitation de Nostre Seigneur, la
face reluisante comme le soleil et nos habits blancs comme la neige; je veux dire, si nostre face
reluit de charité et nostre corps de chasteté. La charité est la pureté de l'ame, car elle ne peut
supporter en nos cœurs aucune affection impure ou qui soit contraire à Celuy qu'elle ayme (la
charité et l'amour n'est qu'une mesme chose); et la chasteté est la charité du corps, d'autant qu'elle
rejette toutes sortes d'impuretés. Si, au sortir de l'oraison, vous avez un visage renfrogné et chagrin,
l'on voit assez que vous n'avez pas fait l'oraison comme vous deviez.
La seconde consideration est sur ce que les Apostres virent Moyse et Elie qui parloyent à
Nostre Seigneur de l'exces qu'il devoit faire en Hierusalem86. Voyez-vous, emmy la
Transfiguration l'on parle de la Passion; car cet exces n'estoit autre que la Passion. Nostre divin
Maistre faisoit ses exces bien d'autre façon que non pas nous autres; car nous, nous jettons de bas
en haut. [28] Exces veut dire extase: il parloit donques de l'exces. Quel exces? Celuy ci, que Dieu
80 Matt., IV, 1-11.
81 Ibid., XVII, 1-9.
82 Lucae, XI, 14-28.
83 Gen., XXVIII, 12.
84 Epist. CCI ad Bald., § 3.
85 Matt., XVII, 1, 2; Lucae, IX, 28, 29.
86 Lucae, IX, 30, 31.
28/272

3.9 Page 29

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descende de sa gloire supreme. Et pour quoy faire? Pour prendre nostre humanité et se rendre sujet
aux hommes, voire mesme à toutes les miseres humaines, jusques là qu'estant immortel il s'est
rendu sujet à la mort et à la mort de la croix87. L'amour ne se repaist point comme nous pensons.
Nostre Seigneur parle donques de sa Passion et de sa Mort parce que c'est le souverain acte de son
amour; aussi les Bienheureux, en la gloire eternelle, ne parleront ni ne se resjouiront de rien tant
que de cette mort88. On doit par consequent emmy la consolation se resouvenir de la Passion. Non
certes, il ne faut pas dire comme saint Pierre: Il est bon que nous soyons icy89, mais: Il est bon que
nous passions par icy pour aller à la montagne de Calvaire.
Il faut monter sur la montagne de Thabor pour y estre consolé, direz-vous, car cela pousse
et fait avancer les ames foibles qui n'ont pas le courage de faire le bien sans y sentir de la
satisfaction. Ha certes, pardonnez moy, la vraye perfection ne s'acquiert point emmy la
consolation. Hé, ne le voyez-vous pas en nostre mystere d'aujourd'huy? Ces trois Apostres ayans
veu la gloire de Nostre Seigneur ne laisserent par apres de le quitter en sa Passion, et saint Pierre
qui avoit parlé tousjours plus hardiment, commit neanmoins un tres grand peché reniant son
Maistre. On descend de la montagne de Thabor pecheur, mais au contraire on descend de celle de
Calvaire justifié90; cela s'entend quand on s'y tient ferme au pied de la Croix comme Nostre Dame,
qui est le parangon de tout ce qui est de beau et d'excellent au Ciel et en la terre. Saint Jean y
demeura ferme aux pieds de son Maistre, et jamais plus on ne trouve qu'il commit des pechés. L'on
est veritablement fort en crainte emmy la consolation, car on ne sçait si on ayme les consolations
de Dieu, ou bien le Dieu des consolations91; mais en l'affliction il n'y a rien à craindre, pourveu
qu'on soit fidelle, d'autant qu'il n'y a rien de delectable. Voyla donques quant à la seconde
consideration. [29]
Je fais la troisiesme sur ce que l'on entendit la voix du Pere eternel qui dit: Celuy ci est mon
Fils bien aymé, escoutez-le92. Il faut donques obeir au Pere eternel en suivant Nostre Seigneur pour
ouyr sa parole. Et voyci comme nous sommes enseignés que tous, de quelle condition qu'ils soyent,
doivent prier et faire oraison, car c'est là où principalement ce divin Maistre nous parle. Je ne dis
pas que nous devons faire autant d'oraison les uns que les autres, car il ne seroit pas à propos que
ceux qui ont beaucoup d'affaires demeurassent aussi longuement en oraison que les Religieux. Je
dis bien neanmoins que si vous voulez bien faire vostre devoir, il faut que vous priiez Dieu, et c'est
en l'oraison que nous apprenons à bien faire ce que nous faisons. Quand Nostre Seigneur a voulu
accomplir quelque grande chose il s'est mis en oraison, mais non pas en une simple oraison faite
sans preparation, ains il se retiroit en la montagne et entrait en la solitude. Avant de commencer sa
predication et la conversion des ames, il s'y retira quarante jours93. Aujourd'huy il se veut
transfigurer et faire voir un eschantillon de sa gloire à ses trois Apostres, il se met en oraison et en
extase, et y estant, il fut veu la face plus reluisante que le soleil et ses vestemens plus blancs que
neige; et c'est nostre premiere consideration. Apres, il est veu entre Moyse et Elie, parlant de l'exces
qu'il devoit faire en Hierusalem; et celle cy est la seconde. Ensuite l'on entend la voix du Pere
eternel qui dit: Celuy ci est mon Fils bien aymé, escoutez le; le troisiesme degré de l'oraison, voire
mesme de la perfection, est donc d'obeir au Pere en escoutant son Fils.
Mais il ne servirait de rien de l'escouter. si nous ne faisions ce qu'il nous dit, observant
fidellement ses commandemens et ses volontés. Or, pour l'escouter volontiers il s'en trouverait
plusieurs; beaucoup aussi qui le voudroyent suivre en la montagne de Thabor, mais fort peu en
celle de Calvaire. L'une est neanmoins plus profitable que l'autre; comme de mesme il y a plus de
profit à accomplir la volonté de Dieu, ou bien à l'aymer en quelque evenement qui nous contrarie,
87 Philip., II, 6-8.
88 Apoc., V, 9, 13.
89 Matt., XVII, 4.
90 Cf. Lucae, XVIII, 14.
91 II Cor., I, 3.
92 Matt., XVII, 5; II Petri, I, 17.
93 Matt., IV, 1, 2.
29/272

3.10 Page 30

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que non pas à [30] escouter parler Nostre Seigneur emmy la consolation que l'on reçoit aucunefois
en l'oraison.
Je passe à la quatriesme consideration. Les Apostres estans relevés (car ils tomberent sur
leur face entendant la voix du Pere eternel), ne virent plus que Jesus seul94. Cecy est le souverain
degré de la perfection, de ne voir plus que Nostre Seigneur en quoy que nous fassions. Plusieurs
s'empescheront bien de regarder les hommes et les choses de ce monde, mais il en est extremement
peu qui ne se regardent point eux mesmes; ains les plus spirituels recherchent et choisissent entre
les exercices de devotion ceux qui sont plus à leur goust et plus conformes à leurs inclinations. Il
ne faut cependant voir que Dieu, ne chercher plus que luy, ni avoir aucune affection que pour luy,
et nous serons bienheureux. Les ames qui sont parvenues à ce degré de perfection ont un soin tout
particulier de regarder et se tenir aupres de Nostre Seigneur crucifié sur le Calvaire, parce qu'elles
l'y trouvent plus seul qu'en nul autre lieu. Amen. [31]
94 Matt., XVII, 6, 8.
30/272

4 Pages 31-40

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4.1 Page 31

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V. Sermon pour le Dimanche des Rameaux
23 mars 1614
(INÉDIT)
Digne d'admiration et plein de merveilles est le mystere d'aujourd'huy, à cause de sa grande
simplicité exterieure. Nostre Seigneur veut entrer en Hierusalem en magnificence royale, monté
sur une asnesse95. C'estoit sa coustume de retenir toute sa gloire et sa splendeur au dedans, ne
laissant paroistre en l'exterieur qu'abjection, bassesse et simplicité. Je suis donques porté, pour
suivre nostre Sauveur, à parler maintenant fort simplement. Et pour ce faire, je considere
premierement pourquoy il choisit cet animal pour faire sa parade et s'en servir en cet appareil royal,
veu que l'asnesse est un animal immonde et grandement desplaisant à cause de sa tardiveté et
paresse, vice que Nostre Seigneur a tellement en horreur, que s'addressant à un Evesque il luy
mande: Mieux vaudroit pour toy que tu fusses froid ou chaud; mais parce que tu es tiede je te
vomiray96. Il y a une malediction particuliere pour ceux qui font l'œuvre de Dieu negligemment97;
mieux vaudroit sans doute estre du tout froid, parce qu'à la fin on viendroit à reconnoistre sa misere
en sentant sa froideur, et se retourneroit-on avec ardeur du costé de la divine Majesté pour estre
secouru. L'on ne peut dire combien Dieu hait la negligence. Ou il faut travailler diligemment et
courageusement à son service, ou il le faut quitter du tout et suivre la piste du diable; ou il [32]
faut regarder ardemment le Ciel pour y aspirer, ou bien se precipiter tout d'un coup aux enfers.
Mais d'autant qu'il n'y a creature si malheureuse qui n'ait quelque chose de bon, l'asnesse a
une grande simplicité: elle est sans artifice, sans destour et sans fiel; c'est pour cela que Nostre
Seigneur l'a choisie, car il n'y a point de vertu que Dieu ayme tant et qui l'attire davantage dans
une ame que la simplicité. Aussi voyons nous qu'il la recommande fort particulierement à ses
Apostres quand il dit98: Soyez prudens comme le serpent et simples comme la colombe. Disons
quelque chose de cette vertu99.
Pour entendre que c'est que simplicité, nous devons premierement sçavoir qu'il y a trois
vertus qui ont un tel cousinage et ressemblance qu'il semble n'y avoir point de difference entre
elles: la verité, la pureté et la simplicité. La verité n'est autre chose sinon nous monstrer tels en
l'exterieur que nous sommes en l'interieur; car le mensonge gist à dire ou à faire quelque chose
contraire à nostre sentiment interieur. La pureté est une vertu qui ne peut souffrir aucune souilleure
de peché en nos cœurs. Une ame pure n'a point ses intentions meslées, ains elle n'en a qu'une en
tout ce qu'elle fait. Aller à l'eglise pour prier Dieu, et avoir encores intention d'y parler à quelqu'un
avec qui l'on a affaire, c'est une intention impure, car elle est meslée. Un autre exemple: aller à
l'oraison pour adorer Dieu, et y joindre l'intention d'obtenir des consolations, qui ne voit que cela
est impur? La pureté donques n'a qu'une seule intention, ou au moins n'en conserve point d'impure
et qui ne tende à la gloire de Dieu.
Mais la simplicité surpasse ces deux vertus, d'autant qu'elle regarde droit à Dieu. L'Espoux,
au Cantique des Cantiques100, nous le fait bien voir quand il asseure que son Espouse luy a ravi le
cœur par un de ses yeux et par un de ses cheveux; voulant dire: Ma mie, ma toute chere, ma
colombe, tu m'as regardé de tes deux yeux, mais maintenant tu as fermé l'œil gauche avec lequel
tu voyois les recompenses eternelles, parce que [33] tu en es toute asseurée en perseverant en mon
amour; tu ne regardes donques plus que moy, ni ne penses plus qu'en moy, car tes cheveux, à
sçavoir tes pensées, tu les as toutes reduites en une qui est pour moy, c'est pourquoy tu m'as ravi
le cœur. Cecy est la parfaite simplicité, de n'avoir en tout ce que l'on fait qu'une seule et unique
95 Matt., XXI, 1-9.
96 Apoc., III, 15, 16.
97 Jerem., XLVIII, 10.
98 Matt., X, 16.
99 Cf. Entretien XII, circa initium.
100 Cap. IV, 9; juxta Septuag.
31/272

4.2 Page 32

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pretention de plaire à Dieu, et c'est ce que Nostre Seigneur voulut enseigner à ses Apostres quand
il leur recommanda d'estre prudens comme le serpent et simples comme la colombe101. Je sçay
bien, vouloit-il dire, que conversant parmi les hommes il faut que vous ayez de la prudence pour
assembler diverses sortes de pretentions, mais aussi je veux que vous soyez simples, en les
reduisant toutes en une, qui est ma plus grande gloire.
Le trouble et l'inquietude que l'on a, voire mesme pour ce qui est de l'avancement de nos
ames en la perfection, est contraire à la parfaite simplicité, puisque cette vertu consiste en une
certaine tranquillité de cœur et paix interieure de l'ame qui se tient comme Magdeleine aux pieds
de Nostre Seigneur, tandis que Marthe s'empresse. C'est pourquoy il la reprend102, car si elle eust
eu simplement soin de le bien servir, elle n'eust pas assemblé tant de pretentions pour que tout fust
en bon ordre, et n'eust pas esté reprise. L'ame simple veut bien travailler pour se rendre parfaite,
puisque Dieu le veut, mais elle ne s'empresse point, ains en laisse l'evenement au divin bon playsir.
Cela soit dit quant à la premiere consideration.
Nostre Sauveur donques, voulant estre monté sur une asnesse pour entrer en Hierusalem,
dit à deux de ses Apostres: Allez vous-en au village qui est proche, entrez en une telle maison,
desliez l'asnesse et l'asnon, et me les amenez; et si l'on vous dit quelque chose, dites que le Seigneur
en a besoin. Ces deux disciples partent tout incontinent. Voyez-vous, ce sont des bons Religieux,
d'autant qu'ils obeissent tout promptement, sans replique. Les Religieux de ce temps cy eussent
bien esté plus discrets, car ils eussent au moins respondu : [34] O Maistre, si nous faisons cela,
qu'est ce qu'on dira? On le trouvera mauvais, cela nuira à vostre reputation. Mais ces bonnes gens
ne disent mot, ains vont simplement; et ils rencontrerent aussi des bonnes gens et bien simples, car
ayant deslié l'asnesse, ceux à qui elle estoit demanderent seulement: Que voulez vous faire? Et les
Apostres respondant: Le Seigneur en a besoin, ils ne repliquerent pas un mot103. O que cecy devroit
faire grand honte à tant de personnes qui sont si curieuses qu'elles veulent sçavoir le pourquoy de
tout ce que Dieu fait! Qu'il vous suffise que le Seigneur en a besoin.
Desliez l'asnesse et l'asnon; et c'est ce que je considere secondement. Qu'est-ce que deslier
l'asnesse et l'asnon? C'est deslier l'ame et l'amour qui est son asnon. Qu'est-ce que deslier l'ame?
C'est la deslier et destacher du peché par le moyen d'une bonne confession; car chacun sçait que
l'ame qui est en estat de peché est attachée et engagée dans les liens et filets du diable. Nul ne peut
comprendre le bonheur d'une ame qui est desliée et conduite à Nostre Seigneur par le moyen de la
grace; mais, o Dieu, combien plus grand est le bonheur de celle de qui l'on deslie encores l'amour!
Et pourquoy deslier l'ame et l'amour? Parce que le Seigneur en a besoin: de l'ame pour la sauver,
et de l'amour pour luy estre reservé. Dieu desire tellement cet amour qu'il le veut tout avoir, et
l'amour affectif et l'amour effectif. C'est l'amour affectif qui nous cause tant de grans desirs de
travailler pour la gloire de Dieu et de nous rendre parfaits; mais il veut principalement l'amour
effectif, car il ne nous servira de gueres d'affectionner fort sa sainte volonté si nous n'aymons
qu'elle soit accomplie en nous en l'affliction comme en la prosperité. Et que nul ne demande
pourquoy Dieu veut tout l'amour, car on ne le sçauroit dire, sinon parce qu'il en a besoin pour faire
des choses si excellentes et si grandes en l'ame qui le luy donne tout, que nul esprit humain ne les
peut sçavoir ni comprendre.
Mais, o Dieu, il faut que cet amour soit pur, qu'il nous fasse entreprendre la prattique de
toutes les vertus [35] egalement, et non pas selon nostre choix; car bien souvent nous nous faschons
dequoy nous avons fait quelque legere faute en la vertu que nous affectionnons, et ne nous mettons
point en peine d'avoir fait un defaut beaucoup plus grand en une autre vertu qui sera peut estre plus
excellente. Par exemple, aucun seroit fort fasché d'avoir laissé entrer dans sa bouche104 quelque
morceau superflu, à cause du grand amour qu'il porte à la sobrieté, et cependant ne se feindra point
d'en laisser sortir beaucoup de paroles contraires à la charité105. Il y a une heresie en la charité
101 Pag. praeced.
102 Lucae, X, 39-42.
103 Matt., XXI, 1, 3; Marc., XI, 1-6; Lucae, XIX, 29-34.
104 Matt., XV, 11, 18.
105 Cf. Introd. a la Vie dev., Partie I, c. I.
32/272

4.3 Page 33

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comme il y en a une en la foy. L'heresie n'est autre chose sinon le choix que l'on fait d'accorder
creance à quelques uns des articles de la foy, ne voulant pas croire les autres. Tout de mesme en
est-il de la charité: choisir un des commandemens de Dieu sans les vouloir observer et honnorer
tous, c'est estre heretique en la charité106. Il faut honnorer et estimer toutes les vertus parce qu'elles
nous rendent fort aggreables à Dieu, et non pas les prattiquer et nous y affectionner parce que
nostre esprit y a quelque correspondance.
Je passe à la troisiesme consideration. Nostre Seigneur s'acheminant en Hierusalem, ceux
de la ville luy vindrent au devant, et coupoyent des rameaux et branches d'olive et de palme107
pour parer le chemin par où il passoit. Chacun sçait que la palme est donnée aux martyrs en signe
de la victoire qu'ils ont remportée sur tous leurs ennemis; mais l'olive represente les confesseurs
qui ont beaucoup fait pour la gloire de Dieu en temps de paix, car aussi l'olive est le hieroglifique
de la paix. On le voit en ce que Dieu estant apaisé apres avoir si justement puni les hommes par le
deluge, il envoya à Noé, qui estoit dans l'arche, une branche d'olivier par la colombe108. Mais si
bien la palme appartient et represente particulierement les martyrs, elle appartient aussi aux
confesseurs, car la vie des justes est un continuel martyre. Ils sont en un continuel combat contre
leurs ennemis, qui sont leurs propres passions et inclinations, desquelles en fin ils demeurent [36]
maistres, les assujettissant toutes à la rayson, qui n'est pas une petite victoire, ains est plus grande
que de conquerir et gagner plusieurs villes109.
Je fais la quatriesme consideration sur ce que ce peuple jettoit ses habits par les rues
passoit Nostre Seigneur, pour embellir le pavé. Que representent, je vous supplie, ces habits jettés
sous les pieds du Sauveur? En latin, habit et habitude c'est la mesme chose; or ces bonnes gens
nous apprennent que si nous voulons bien honnorer nostre divin Maistre entant que nous le
pouvons, il faut que nous jettions devant luy et sousmettions à ses pieds toutes nos habitudes, tant
bonnes que mauvaises. Qui, je vous prie, trouverons-nous qui jette ses vertus aux pieds de Nostre
Seigneur, se sousmettant à ne les vouloir posseder que pour l'en honnorer, et ne les voulant avoir
pour son contentement particulier ou bien pour en estre estimé?
Voicy une histoire qui fait à mon propos110. Un jour que les princes d'Israël estoyent tous
reunis, Dieu parla à Elisée, luy commandant d'envoyer un fils des Prophetes en cette assemblée
pour sacrer roy l'un de ces princes. Il appella donques l'un de ces enfans et luy bailla une fiole
d'huile, luy enjoignant de la part de Dieu de s'y en aller, sans s'amuser à parler à personne, ains
qu'il demandast simplement le prince qu'il luy nomma; et l'ayant trouvé, qu'il le tirast à part, luy
vidast son huile sur la teste en luy disant: De la part de Dieu, je te sacre roy d'Israël; et puis, qu'il
s'en retournast sans faire autre chose.
Remarquez en passant, je vous supplie, la simplicité de l'obeissance de ce fils de Prophete;
c'estoit un bon Religieux, car il fit tout ainsy qu'on luy avoit commandé. O les Religieux de ce
temps icy eussent bien esté plus discrets, car ils eussent au moins salué la compagnie, d'autant qu'il
ne faut pas estre incivil; ou bien ils eussent recommandé au roy tout plein d'affaires pieuses apres
l'avoir sacré. Or, il ne faut jamais contrevenir à l'obeissance pour la prattique d'aucunes vertus,
puisqu'il n'y en a point de plus necessaire aux Religieux. [37] Mays cecy n'est pas tout ce que je
veux dire. Ce que je veux dire est qu'apres que ce fils de Prophete eut fait sa charge en la façon
qu'on luy avoit commandée, il se retira, sans craindre qu'on le jugeast ni fol ni incivil, et sans faire
aucune chose pour eviter l'abjection qui luy devoit venir en obeissant simplement, preferant ainsy
la simplicité de l'obeissance à sa reputation.
Cecy n'est pas encores tout ce que je pretens de remarquer en cette histoire; le voicy. Celuy
qui avoit esté creé roy, s'en retourna à l'assemblée et dit aux autres princes: Cet enfant que vous
avez veu qui m'a parlé, n'est point fol comme vous croyez; et leur raconta tout ce qui s'estoit passé
entre eux deux. Lors tous commencerent à despouiller leurs robes et les mirent toutes l'une sur
106 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. X, c. IX.
107 Matt., XXI, 8; Joan., XII, 13.
108 Gen., VIII, 11.
109 Prov., XVI, 32.
110 IV Reg., IX, 1-13.
33/272

4.4 Page 34

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l'autre, de sorte qu'ils en firent un throsne sur lequel ils assirent le nouveau roy; apres quoy ils se
prindrent tous à crier: Vive le roy! monstrant par cet acte qu'ils se sousmettoyent à luy le plus
parfaitement qu'il leur estoit possible111. Cet exemple confirme ce que j'ay ja dit, et de plus nous
sommes enseignés que si nous voulons crier veritablement vive le Roy, il faut que nous nous
despouillions de tout, voire mesme que nous aneantissions toutes nos passions, humeurs et
inclinations, les sousmettant avec tout nostre estre aux pieds de la divine Majesté pour estre
parfaitement sujets à sa sainte volonté; car l'on ne peut dire vive le Roy, pendant qu'il y a des
rebelles en son royaume. Amen. [38]
111 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. II, c. XIV.
34/272

4.5 Page 35

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VI. Sermon pour le Vendredi-Saint112
28 mars 1614
Nostre Seigneur a choisi la mort de la croix113 pour nous tesmoigner son amour, d'autant
que l'amour qu'il avoit pour nous ne pouvoit se satisfaire en choisissant une mort plus douce. Plus
on ayme, plus on desire de souffrir pour la chose aymée. Oh! il ne faut pas penser que Nostre
Seigneur ait voulu mourir seulement pour nous racheter, car un seul de ses souspirs, à cause de la
dignité et merite du Souspirant, suffisoit pour nous sauver et delivrer des mains de nos ennemis114;
mais cet amour infini ne pouvoit pas estre content s'il ne mouroit de l'amour mesme. Rien ne
tesmoigne tant l'amour que de mettre sa vie pour la chose aymée, comme Nostre Seigneur mesme
l'a dit115. Chose admirable que Dieu nous ayt tant aymés que de laisser mourir son Fils pour nous,
qui avions merité la mort116! Nostre Maistre ne s'est pas contenté de mourir pour nous d'une mort
commune, mais a choisi la plus pleine d'abjection et d'ignominie qui se pouvoit jamais penser. O
Dieu, [39] que vos secrets jugemens sont admirables et incomprehensibles117! Admirables et tres
grans sont ceux que nous sçavons et comprenons, mais bien plus, sans nulle comparaison, sont
grans et aymables ceux que nous ne sçavons pas118. Le Fils de Dieu est reduit sur une croix; et qui
l'y a mis? Certes, ç'a esté l'amour. Or, puisqu'il est certain qu'il est mort d'amour pour nous, le
moins que nous devions faire pour luy c'est de vivre d'amour119. A l'amour rien n'est impossible120;
il destruira tout ce qui est en nous qui est desaggreable à la divine Majesté.
L'autre rayson pour laquelle Nostre Seigneur et nostre Maistre a choisi la mort de la croix
est pour nous enseigner la prattique de l'humilité, estant bien convenable que nostre orgueil fust
confondu par la vertu contraire. Adam se vouloit rendre semblable à Dieu, voulant vivre de sa vie,
comme l'ennemy l'en avoit asseuré121 quand il prevariqua le commandement de la divine Majesté.
Remarquez icy, je vous prie, l'infinie bonté du Sauveur qui voulut mourir de la mort des hommes,
pour nous faire vivre, selon la pretention d'Adam, de la vie de Dieu. Mais pour voir l'humilité de
Nostre Seigneur, escoutons ce qu'en escrit saint Paul122: Quand il estoit le Fils de Dieu, il s'est
vuidé de luy mesme; c'est à dire qu'il a pour un temps resserré toute sa gloire en la partie superieure
de son ame, laissant sa partie inferieure exposée à la mercy de toutes les souffrances, abjections et
repugnances qui luy devoyent arriver en sa Passion. O Dieu, que cecy est admirable, que le Verbe
eternel s'aneantisse et se demette de sa propre gloire pour des creatures qui correspondent si peu à
son amour! Il s'est rendu obeissant jusques à la mort, et jusques à la mort de la croix; il est bien
raysonnable que nous luy soyons obeissans jusques à la mort, voire jusques à la mort de la croix,
pour luy tesmoigner nostre amour. Il s'en trouve qui mesprisent la mort en l'embrassant de bon
cœur, pourveu qu'elle soit accompagnée de gloire. Mais, o Dieu, il ne faut pas la choisir à nostre
gré, ains l'accepter de bon cœur telle qu'elle nous arrivera selon le divin [40] bon playsir; je ne dis
112 Ce sermon fournit un premier spécimen de la hardiesse avec laquelle l'éditeur de 1641 a procédé dans la
reproduction des Manuscrits; car plusieurs alinéas ont été extraits de ce discours pour le Vendredi-Saint et insérés
dans un sermon de Vèture, auquel est faussement attribué le titre de «Sermon pour la Profession de quelques
Religieuses. » Nous le donnerons à la date du 26 juillet 1618, après en avoir éliminé les interpolations, puisque ces
divers fragments sont réintégrés ici en leur lieu. Le premier et le dernier alinéa de ce Sermon VI sont inédits, ainsi que
les passages qui se trouvent p. 40, lignes 11-21; p. 41, II. 5-14; p. 42, II. 20-39; p. 43, II. 1, 2; p. 44, II. 1-15.
113 Philip., II, 8.
114 Lucae, I, 74.
115 Joan., XV, 13.
116 Cf. Joan., III, 16; Rom., V, 8, 9.
117 Rom., XI, 33.
118 Cf. dictum Socratis de Heraclito.
119 II Cor., V, 14.
120 Cf. S. Aug., Serin. LXX, c. III; S. Bern., Serm. I in Dom. Palm., § 2.
121 Gen., III, 4, 5.
122 Philip., II, 7, 8.
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pas seulement la mort, mais toutes sortes de peines, d'afflictions, de contradictions et abjections.
Encor ne sera-ce pas grand chose, puisque nostre misere est si grande que cela seul luy appartient.
La troisiesme rayson pour laquelle nostre Maistre choisit la mort de la croix fut pour nous
affermir en la constance, voyant qu'il a souffert si longuement et tant d'ignominies. Un souspir
eslancé devant son Pere suffisoit pour nous sauver, comme j'ay desja dit; mais sa Bonté voyoit
bien qu'il failloit qu'il nous donnast exemple de tout ce que nous devions faire. C'est pourquoy,
voulant mourir, il ne choisit pas d'estre estouffé ni estranglé, qui est une mort bien plus courte que
celle de la croix; nous monstrant par ce choix que nous ne nous devons point ennuyer de la
longueur ni de la quantité de nos souffrances, voire durassent-elles jusques à la fin de nostre vie,
puisqu'elles ne sçauroyent jamais approcher ni entrer en comparaison avec celles qu'il a endurées
pour nous. Il faut aggrandir nos courages et imiter celuy de nostre Capitaine, ne nous rendre jamais,
ains combattre vaillamment jusques à la mort, sans nous estonner de la quantité de nos ennemis.
Nous aurions voirement rayson d'en demeurer surpris si nous nous appuyions en nos forces, mais
il faut se confier en la vertu de Dieu qui est pour nous123 si nous combattons pour son amour, et
dire à l'imitation de son Apostre124: Je suis plus fort lors que je me sens plus foible. Et si bien nous
commettons des imperfections en combattant, il ne s'en faut point estonner ni perdre courage, tant
que nous avons la volonté de nous amender.
Je demande maintenant pourquoy Nostre Seigneur voulut estre tout nud sur la croix. La
premiere rayson fut pour ce que, par sa mort, il vouloit remettre l'homme en l'estat d'innocence, et
les habits que nous portons sont la marque du peché. Ne sçavez-vous pas qu'Adam tout aussi tost
qu'il eut prevariqué commença à avoir honte de luy mesme, et se fit au mieux qu'il peut des
vestemens de feuilles de figuier125? car devant le peché il n'y avoit point d'habits et Adam estoit
tout nud. Le Sauveur [41] par sa nudité monstroit qu'il estoit la pureté mesme, et de plus, qu'il
remettoit les hommes en estat d'innocence. Mais la principale rayson fut pour nous enseigner
comment il faut, si nous voulons luy plaire, nous despouiller et reduire nostre cœur en la mesme
nudité qu'estoit son sacré corps, le despouillant de toutes sortes d'affections et pretentions, à fin
qu'il n'ayme ni desire autre que luy. C'est le second fruit de la meditation de la Passion que ce
despouillement, car le premier c'est l'amour. Un jour le grand abbé Serapion fut trouvé tout nud
emmi une rue par quelques uns de ses amis; ceux-cy, meus de compassion, luy dirent: Qui vous a
mis en tel estat et qui vous a osté vos habits, mon cher ami? Oh, dit-il, «c'est ce livre qui m'a ainsy
despouillé,» parlant du livre des Evangiles qu'il tenoit126. Et moy je vous asseure que rien n'est si
propre pour nous conduire à une entiere resolution de nous despouiller, que la consideration de
l'incomparable despouillement et nudité du Sauveur crucifié.
Je considere que les Juifs, ayant crucifié Nostre Seigneur tout nud, luy laisserent la
couronne d'espines sur la teste, et je crois, quoy que leur intention ne fust pas telle, que c'estoit
pour tesmoigner que si bien il paroissoit tant mesprisé et deshonnoré, il ne laissoit pas d'estre
vrayement Roy. Mais nostre Maistre voulut qu'on luy laissast cette couronne pour nous monstrer
qu'il faut que nous ayons nos testes couronnées d'espines par une entiere mortification de nostre
propre jugement, opinions, passions, humeurs et propre volonté; car c'est en la teste que l'ame fait
ses principales fonctions. La Sainte Escriture raconte que pendant que ce malheureux garçon
Absalon s'enfuyoit pour se sauver de devant ses ennemis (car il avoit perdu la bataille), ses cheveux
estans grans s'entortillerent autour d'un arbre où il fut retenu127. Les anciens Peres128 considerant
cecy, disent qu'il ne faut pas, à cause de la meschanceté d'Absalon, faire une comparaison ni penser
qu'il soit une figure de Nostre Seigneur; mais qu'il represente plustost les hommes pecheurs, qui
doivent estre attachés à l'arbre [42] de la Croix par toutes leurs pensées, qui sont signifiées par
leurs cheveux.
123 Rom., VIII, 31.
124 II Cor., XII, 10.
125 Gen., III, 7.
126 Vite Patrum, 1.1, Vita S. Joan. Eleemos., c. XXII.
127 II Reg., XVIII, 9.
128 Vide S. August., Enarrat. in Pss. III, 1, CXLII, 4; S. Greg. Mag., in Ps. Pœnit. VII, proœm.
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Que me reste-t-il plus à adjouster, sinon à vous convier d'escouter ce que saint Paul129 nous
recommande aujourd'huy, qui est que nous taschions de ressentir en nous ce que nostre Maistre a
ressenti en ce jour pour nous? Qu'est-ce que ce grand Saint veut dire? Veut-il que nous ressentions
un amour purement affectif pour Nostre Seigneur sur la croix? veut-il que nous pleurions de
compassion? O non, ce n'est pas ce que le Sauveur demande de nous que l'amour affectif qui nous
fait jetter des larmes ou nous cause tant de desirs sans effects; l'enfer est plein de ces desirs130.
Vaines sont ces tendretés, que nous voudrions pourtant avoir comme si nostre bien dependoit
d'elles; il ne les faut ni desirer ni rechercher. Cela appartient aux esprits foibles de dependre de ces
sentimens qui ne servent pour l'ordinaire que d'amusement. C'est l'amour effectif que Nostre
Seigneur demande, et c'est celuy-là, avec l'amour affectif, qu'il nous a monstré sur la croix, joignant
fort bien l'un de ces amours à l'autre.
Mais voulez-vous sçavoir ce qu'il a ressenti et ce que saint Paul veut que nous ressentions
avec luy? C'est cet aneantissement. Il s'est vuidé de luy mesme131; il faut que nous le fassions aussi,
nous aneantissant jusques à nostre rien, et nous vuidant tant qu'il nous sera possible de toutes nos
passions, inclinations, aversions, repugnances au bien. De plus, il faut que nous gardions ce
ressentiment le reste de nostre vie, sans vouloir jamais estre consolés de la mort de nostre divin
Sauveur, ains que nos esprits gardent ce continuel regret, et soyent morts par la continuelle
mortification de leurs superfluités, à l'imitation du grand saint Ignace qui disoit que l'on ne pensast
pas qu'il vescust, puisqu'il avoit crucifié son amour, ou que son amour estoit crucifié132. Il vouloit
signifier qu'il avoit tellement mortifié son amour propre qu'il n'en avoit plus, ou qu'il l'avoit tout
logé en Nostre Seigneur crucifié. Il avoit bien rayson, ce grand Saint, d'asseurer qu'il ne vivoit
plus, car oster l'amour de nos ames c'est leur oster la vie. [43]
Ne trouvez donques pas estrange si je dis qu'il faut que nos esprits soyent en continuel
regret de la mort de nostre Maistre, puisque c'est la mort de nostre amour. Et comment ce divin
Sauveur ne seroit-il l'amour de nos ames, veu qu'il est leur Espoux, et tout particuliement celuy
des Religieuses? car les anciens Peres133 disent tout clair et hardiment qu'elles ont esté espousées
par le Fils de Dieu, et fondent sur cette alliance les relations speciales que Dieu le Pere et Nostre
Dame contractent avec elles. Le voile noir qu'elles portent les doit faire resouvenir qu'elles sont
espouses d'un homme trespassé. Les mariages du monde se rompent et se desfont par la mort; mais
celuy cy est bien au contraire, car il se fait en la mort et par la mort de nostre Sauveur et unique
Maistre. Allez donques, et aymez tellement Celuy qui est mort pour nous unir à luy et pour nous
tesmoigner son amour134, que rien ne puisse vivre en vous que luy, à fin que vous puissiez dire
avec saint Paul135: Je vis, mais non pas moy, ains Jesus Christ vit en moy. En fin, l'amour a fait
mourir nostre Maistre, il ne reste plus sinon que nous vivions d'amour pour luy; mais non pas d'un
amour tel quel, ains d'un amour semblable au sien (je ne dis pas esgal, car il ne se peut), d'un amour
fort et courageux qui croisse emmi les contradictions, sans se lasser jamais de combattre pour ce
divin Amant.
Soyons bien ayses de nous rendre semblables à luy en son abjection en cette vie, couronnant
nos testes de la couronne d'espines, à l'imitation de ce grand roy de Hierusalem, Godefroy de
Bouillon. Apres qu'il eut conquis la Terre Sainte pour la foy de Nostre Seigneur (car pour lors les
infidelles la possedoyent), on voulut mettre une couronne d'or sur son chef; mais luy, commençant
à s'escrier, la refusa disant: A Dieu ne plaise que je sois couronné d'une couronne d'or, où mon
Sauveur et mon Maistre a esté couronné d'espines136! Ha Dieu, il n'en sera pas ainsy; apportez-
m'en une d'espines, telle que celle de mon Maistre, et j'en orneray mon chef. O que ce roy estoit
grand en pieté! il le [44] monstra bien par cette action. Si nous choisissons en cette vie la couronne
129 Philip., II, 5.
130 Cf. S. Bem., Serm. III in Temp. Resur., §3; Ser. XIX in Cant.
131 Philip., II, 7.
132 Apud S. Dionys. Areopag., De Div. Nomin., 1. IV, § XII.
133 Vide Platum, De Bono Stat. Relig., 1. I, cc. XXXIII, XXXIV, 1. II, c. XIII.
134 Cf. II Cor., V, 14, 15.
135 Galat., II, 30.
136 Gulielm. Tyrius, Hist. Rer. Transm., 1. IX. c. IX.
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d'espines, indubitablement nous aurons celle d'or apres nostre mort, en l'eternité des Bienheureux,
où nous jouirons pleinement de l'amour de ce cher Sauveur, qui ne desire rien tant que de nous
voir brusler de ce feu sacré duquel il a dit qu'il l'a apporté en terre et qu'il ne l'a fait sinon à fin
qu'il brusle137. Amen. [45]
137 Lucae, XII, 49.
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VII. Sermon pour le troisième Dimanche de Carême
22 mars 1615138
Saint Bernard, duquel la memoire est douce à ceux qui ont à parler de l'oraison, escrivant
à un Evesque139 luy mandoit que tout ce qui luy estoit necessaire estoit de bien dire (s'entend
d'enseigner, de parler), puis de bien faire en donnant bon exemple, en fin de vacquer à l'oraison.
Et nous, addressant cecy à tous les Chrestiens, nous arresterons au troisiesme point qui est
l'oraison.
Remarquons d'abord en passant que, si bien nous condamnons certains heretiques de nostre
temps qui tiennent que l'oraison est inutile, nous ne pretendons pas neanmoins, avec d'autres
heretiques, qu'elle est seule suffisante pour nostre justification. Nous disons seulement qu'elle est
tellement utile et necessaire que sans icelle nous ne sçaurions parvenir à aucun bien, d'autant qu'au
moyen de l'oraison nous sommes enseignés à bien faire toutes nos actions.
J'ay donques approuvé le desir qui m'esmeut à parler [46] de l'oraison, bien que ce ne soit
pas mon dessein d'expliquer chaque espece d'icelle, parce que l'on en sçait plus par experience
qu'il ne s'en peut dire. Aussi importe-t-il peu d'en sçavoir les noms, et je voudrois que jamais l'on
ne demandast ni le nom ni quelle oraison l'on a; car s'il est vray, comme le dit saint Anthoine140,
que l'oraison en laquelle on s'apperçoit que l'on prie est imparfaite, aussi celle que l'on fait sans
sçavoir comment on la fait et sans refleschir sur ce que l'on demande, monstre assez que l'ame est
fort occupée en Dieu, et par consequent cette oraison est fort bonne. Nous traitterons donques ces
quatre Dimanches suivans de la cause finale de l'oraison, de la cause efficiente, de celle qui ne se
peut pas proprement appeller materielle, ains de son objet, et de la cause effective ou de l'oraison
en elle mesme. Pour maintenant je ne parleray que de la cause finale; mais avant que d'entrer dans
le sujet de l'oraison, il faut que je dise trois ou quatre petites choses qu'il est bon de sçavoir.
Quatre actions appartiennent à nostre entendement: la simple pensée, l'estude, la meditation
et la contemplation141. La simple pensée est lors que nous allons courant sur une grande diversité
de choses, sans aucune fin, comme font les mouches qui se vont posant sur les fleurs sans en
pretendre tirer aucun suc, ains s'y posent seulement parce qu'elles s'y rencontrent. Ainsy nostre
entendement passant d'une pensée à une autre, bien que ces pensées soyent de Dieu, si elles n'ont
une fin, loin d'estre bonnes elles sont inutiles et nuisibles et apportent un grand empeschement à
l'oraison.
Une autre action de nostre entendement est l'estude, et celle cy se fait lors que nous
considerons les choses seulement pour les sçavoir, pour les bien entendre et pour en pouvoir bien
parler, sans avoir autre fin que de remplir nostre memoire; et en cela nous ressemblons aux
hannetons qui se vont posant sur les roses, non pour autre fin que pour se saouler et se remplir le
ventre. Or, de ces deux actes de nostre entendement nous n'en dirons pas davantage, parce qu'ils
ne font pas à nostre propos. [47]
Venons à la meditation. Pour sçavoir que c'est que meditation il faut entendre les paroles
du roy Ezechias lors que la sentence de mort luy fut prononcée, laquelle fut despuis revoquée par
138 La date de ce sermon est écrite par l'Auteur sur le Sommaire autographe publié dans le tome précédent sous le n°
CV. En outre, les mots: «Nous traitterons donques ces quatre Dimanches suivans...» prouvent que les trois sermons
donnés ci-après remontent également au Carême de 1615; c'est ce que confirment diverses allusions contenues dans
celui du Dimanche des Rameaux (voir pp. 65, 66, 69). A l'appui de notre assertion peut encore être citée une lettre de
sainte Jeanne-Françoise de Chantal, écrite au printemps de la même année, dans laquelle il est question de ces discours
sur l'Oraison.
L'éditeur de 1641 a jugé bon de réunir ces quatre sermons, bien qu'ils soient distingués soigneusement dans les
Manuscrits, et de les donner comme ne formant que deux pièces, confusion qui a été maintenue dans les éditions
postérieures. Par une inconsidération que l'on a peine à s'expliquer, Vivès et Migne attribuent à ces deux pièces le titre
suivant: «Sermon de l'Orayson, pouvant se rapporter au cinquiesme» et «au sixiesme Dimanche apres Pasques
139 Ubi supra, p. 28.
140 Cassian., Coll. IX, c. XXXI.
141 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. VI. cc. I, II.
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sa penitence: Je crieray, dit-il, comme le poussin de l'arondelle, et mediteray comme la colombe142
au plus fort de ma douleur. Il vouloit dire: Lors que le petit de l'arondelle est tout seul et que sa
mere est allée querir l'Herbe chelidoine pour luy faire recouvrer la veuë143, il crie, il piole, d'autant
qu'il ne sent plus sa mere proche de luy et qu'il ne voit goutte. Ainsy moy, ayant perdu ma mere
qui est la grace, et ne voyant venir personne à mon secours, je crieray. Mais il adjouste: Et
mediteray comme la colombe. Il faut sçavoir que tous les oyseaux ont accoustumé d'ouvrir le bec
lors qu'ils chantent ou gazouillent, hormis la colombe, laquelle fait son petit chant ou gemissement
retenant sa respiration au dedans d'elle, et par le groulement et retour qu'elle fait de son haleine
sans la laisser sortir, en reussit son chant. De mesme, la meditation se fait lors que nous arrestons
nostre entendement sur un mystere duquel nous pretendons tirer des bonnes affections, car si nous
n'avions cette intention ce ne seroit plus meditation, ains estude. La meditation se fait donques
pour esmouvoir les affections, et particulierement celle de l'amour; aussi la meditation est elle
mere de l'amour de Dieu, et la contemplation, fille de l'amour de Dieu.
Mais entre la meditation et la contemplation il y a une petition qui se fait, lors que apres
avoir medité la bonté de Nostre Seigneur, son amour infini, sa toute puissance, nous entrons en
confiance de luy demander et le prier de nous donner ce que nous desirons. Or, il y a trois sortes
de demandes, lesquelles se font differemment: la premiere se fait par justice, la seconde se fait par
authorité et la troisiesme se fait par grace144. La demande qui se fait par justice ne se peut pas
appeller priere, bien que nous usions de ce mot, parce que nous demandons une chose qui nous est
deüe. Celle qui se fait par authorité ne se doit non plus appeller priere; aussi voit-on que si une
personne qui a beaucoup d'authorité [48] dessus nous, comme sont peres, seigneurs ou maistres,
use de ce mot de priere, nous luy disons incontinent: Vous pouvez commander, ou: Vos prieres
me servent de commandement. Mais la vraye priere est celle qui se fait par grace, lors que nous
demandons une chose qui ne nous est point deüe, et que nous la demandons à quelqu'un de fort
sureminent par dessus nous, comme est Dieu.
La quatriesme action de nostre entendement est la contemplation, laquelle n'est autre chose
que se complaire au bien de Celuy que nous avons conneu en la meditation et que nous avons
aymé par le moyen de cette connoissance. Cette complaisance fera nostre felicité là haut au Ciel.
Il nous faut donques parler de la cause finale de l'oraison. Nous devons sçavoir
premierement que toutes choses sont creées pour l'oraison, et que lors que Dieu crea l'Ange et
l'homme il le fit à fin qu'ils le louassent eternellement là haut au Ciel, bien que ce soit la derniere
chose que nous ferons, si derniere se peut appeller ce qui est eternel. Ce que pour mieux entendre,
nous dirons que quand nous voulons faire quelque chose, nous regardons tousjours à la fin premier
qu'à l'œuvre. Par exemple, si nous faisons bastir une eglise et que l'on nous demande pourquoy
nous la faisons faire, nous respondrons que c'est pour nous y retirer, et là dedans chanter les
louanges de Dieu; neanmoins ce sera la derniere chose que nous ferons. Une autre similitude: si
vous entrez en la chambre d'un prince, vous y verrez une voliere de divers petits oyseaux qui sont
dans une cage bien colorée et bien accommodée; et si vous voulez sçavoir la fin pour laquelle on
les y a mis, c'est pour donner du playsir à leur maistre. Si vous allez regarder en un autre lieu, vous
y verrez des esperviers, faucons et tels oyseaux de proye qui sont chaperonnés, et ceux là sont pour
prendre la perdrix et autres oyseaux pour nourrir delicatement le prince. Mais Dieu qui n'est point
carnassier, ne tient pas de ces oyseaux de proye, ains seulement des petits oyselets qui sont
enfermés dans la voliere pour luy donner du playsir. Par ces petits oyselets [49] on represente les
Religieux et Religieuses qui se sont volontairement renfermés ès monasteres pour chanter les
louanges de leur Dieu; aussi leur principal exercice doit estre l'oraison et d'obeir à cette parole que
Nostre Seigneur dit en l'Evangile145: Priez sans cesser.
142 Is., XXXVIII, 14.
143 Vide Plin., Hist. natur., 1. VIII, c. XXVII (al. XLI).
144 Vide tom. præced. hujus Edit., p. 167, not. (1050).
145 Lucae, XVIII, 1.
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5.1 Page 41

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Les anciens Chrestiens qui estoyent eslevés par saint Marc l'Evangeliste146 estoyent si
assidus à l'oraison, que pour cela plusieurs des anciens Peres les surnommerent les supplians, et
d'autres les appellerent medecins, parce que par le moyen de l'oraison, ils trouvoyent remede à tous
leurs maux. On les nomma encores moines, parce qu'ils estoyent fort unis; aussi le nom de moine
signifie-t-il unique. Les philosophes payens disoyent que l'homme est un arbre renversé147, d'où
nous pouvons conclure combien l'oraison est necessaire à l'homme, puisque l'arbre n'ayant
suffisamment de terre pour couvrir ses racines, ne peut subsister; aussi l'homme qui n'a une
particuliere attention aux choses celestes, ne sçauroit non plus subsister. Or l'oraison, suivant la
pluspart des Peres, n'est autre chose qu'une «eslevation d'esprit aux choses celestes148;» d'autres
disent que c'est une demande149; mais les deux opinions ne se contrarient point, car en eslevant
nostre esprit à Dieu, nous luy pouvons demander ce qui nous semble estre necessaire.
La principale demande que nous devons faire à Dieu c'est l'union de nos volontés à la
sienne, et la cause finale de l'oraison consiste à ne vouloir que Dieu. Aussi toute la perfection y
est-elle enclose, comme dit le Pere Gilles150, compaignon de saint François, lors qu'un certain
personnage luy demanda comme il pourrait faire pour estre bien tost parfait: «Donne,» respondit
il, «l'une à l'un;» c'est à dire: Tu n'as qu'une ame et il n'est qu'un Dieu; donne luy ton ame et il se
donnera à toy. La cause finale de l'oraison ne doit donques pas estre de vouloir ces tendretés et
consolations que Nostre Seigneur donne aucunefois, puisque l'union ne consiste pas en cela, ains
au vouloir de Dieu. [50]
146 Euseb., Hist.,1.11, cc. XVI, XVII. Cf. tom. præced. hujus Edit., p. 166, et tom. VI, p. 322.
147 Vide Commentar. in Ps. I, 3, et in Marc., VIII, 24.
148 S. Aug., Lib. de Spir. et An. (hod. in App.), c. L; S. Joan. Dam., De Fide Orthod., 1. III, c. XXIV.
149 Communiter, sensu strictiori.
150 Chronica Fratr. Min., 1. VII, c. XX. Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. V, c. VII, 1. XII, c. III.
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VIII. Sermon pour le quatrième Dimanche de Carême
29 mars 1615
Nous avons maintenant à parler de la cause efficiente de l'oraison; il nous faut donques
sçavoir qui peut et qui doit prier. La question seroit bien tost resolue si nous disions que tous les
hommes peuvent prier et que tous le doivent faire, mais à fin de mieux satisfaire les esprits nous
traitterons cette matiere plus au long.
Premierement, il faut que nous sçachions que Dieu ne peut point prier, puisque la priere est
une demande qui se fait par grace et qu'elle exige de nous une connoissance que nous avons besoin
de quelque chose, car l'on n'a pas accoustumé de demander ce qu'on possede desja. Or, Dieu ne
peut rien demander par grace, ains tout par authorité; de plus, il ne peut avoir besoin de rien,
d'autant qu'il possede toutes choses: c'est donques tout asseuré que Dieu ne peut ni ne doit prier.
Et cela soit dit quant à Dieu.
Plusieurs des anciens Peres151, et mesme saint Gregoire Nazianzene152, enseignent que
Nostre Seigneur Jesus Christ ne peut non plus prier (entant que Dieu il est tout evident, puisqu'il
est un mesme Dieu avec son Pere; nous en avons desja parlé). Ils fondent leur opinion sur ce que
ce divin Sauveur dit à ses Disciples153: Je m'en vay à mon Pere, mais je ne dis pas que je prieray;
et ils adjoustent: S'il ne dit pas qu'il va prier, pourquoy le dirons-nous, nous autres? L'autre partie
des Peres tiennent que Nostre Seigneur prie154, parce que son bien-aymé a escrit, en parlant de son
Maistre, que nous avons un Advocat aupres du Pere155. [51] Neanmoins les uns et les autres ne se
contrarient pas, bien qu'il le semble, en la diversité de leurs opinions ; car il est certain que Nostre
Seigneur Jesus Christ ne doit point prier, mais peut, par justice, demander à son Pere ce qu'il veut.
Aussi voit-on que les advocats n'ont pas accoustumé de demander par grace, ains selon la justice,
les droits desquels ils traittent. Le Sauveur ne demande pas sans bonnes enseignes, car il monstre
ses playes à son Pere quand il veut en obtenir quelque chose. Pourtant, c'est une verité toute
asseurée que si bien Nostre Seigneur demande ce qu'il veut par justice, il ne laisse pas, entant
qu'homme, de s'humilier devant son Pere, luy parlant avec une si grande reverence et faisant de
plus profonds actes d'humilité que jamais creature n'a sceu ni n'a peu faire; si que sa demande se
peut appeller priere.
Nous trouvons en quelques endroits de l'Escriture que le Saint Esprit a prié et qu'il a fait
oraison156. Cela ne se doit pas entendre qu'il ait prié, car il ne le peut, estant esgal au Pere et au
Fils; mais cela veut dire qu'il a inspiré l'homme à faire une telle priere.
Les Anges prient, et cela nous est monstré en plusieurs endroits de la Sainte Escriture157.
Mais pour les hommes qui sont au Ciel nous n'en avons pas tant de tesmoignages, parce que devant
que Nostre Seigneur fust mort, ressuscité et monté au Ciel il n'y avoit point d'hommes en Paradis;
ils estoyent tous au sein d'Abraham. C'est pourtant une chose toute claire que les Saints et les
hommes qui sont en Paradis prient, puisque les Anges avec lesquels ils sont prient.
Voyons maintenant si tous les hommes peuvent prier. Je dis qu'ouy, et que pas un ne se
peut excuser de le faire, non pas mesme les heretiques. Aussi y eut-il une fois un payen158 qui fit
une oraison si excellente qu'elle merita d'estre presentée devant le throsne de la divine Majesté; et
Dieu luy octroya la grace de luy bailler le moyen d'estre instruit en la foy, et despuis fut un grand
Saint emmy les Chrestiens. Il est vray que les grans pecheurs ont beaucoup de difficulté à faire
[52] l'oraison. Ils ressemblent aux petits oyseaux lesquels dès qu'ils ont pris leurs panaches peuvent
151 Cf. Suarez, In IIIam Partem S. Thom., qu. XXI, Disp. XLV.
152 Orat. XXX, § XIV.
153 Joan., XVI, 16, 26.
154 Cf. Suarez, ubi supra.
155 I Joan., II, 1.
156 Rom., VIII, 26, 27.
157 Tob., XII, 12; Apoc., VIII, 3, 4.
158 Cf. Act., X, 4, 30, 31.
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voler d'eux mesmes par le moyen de leurs aisles; mais s'ils se viennent poser sur le glu qu'on leur
a preparé pour les prendre, qui ne voit que cette humeur visqueuse leur serrera les aisles et qu'apres
ils ne pourront pas voler? Ainsy en arrive-t-il aux pecheurs, lesquels se meslent et se posent dessus
l'humeur visqueuse des vices, si qu'ils se laissent tellement serrer au peché qu'ils ne peuvent se
guinder au Ciel par l'oraison. Neanmoins, entant qu'ils sont capables de la grace, ils peuvent faire
oraison. Il n'y a que le diable qui ne la puisse faire, parce qu'il n'y a que luy seul qui soit incapable
d'amour.
Il nous reste maintenant à declarer quelles sont les conditions qu'il faut avoir pour bien
faire l'oraison. Je sçay bien que les anciens qui traittent cette matiere en rapportent beaucoup: les
uns en comptent quinze, les autres, huit. Mais puisque ce nombre est si grand, je me restreins et
n'en diray que trois. La premiere est qu'il faut estre petit en humilité; la seconde, grand en
esperance, et la troisiesme, qu'il faut estre enté sur Jesus Christ crucifié.
Parlons d'abord de la premiere qui n'est autre que cette mendicité spirituelle de laquelle
Nostre Seigneur dit: Bienheureux sont les mendians d'esprit, car à eux appartient le Royaume des
cieux159. Et si bien aucuns des docteurs interpretent ainsy cette parole: Bienheureux les pauvres
d'esprit, ces deux interpretations ne sont pas contraires, parce que tous les pauvres sont mendians
s'ils ne sont glorieux, et tous les mendians sont pauvres s'ils ne sont avaritieux160. Il faut donques,
pour bien faire oraison, que nous reconnoissions que nous sommes pauvres et que nous nous
humiliions grandement; car ne voyez-vous pas qu'un tireur d'arbalete quand il veut descocher un
grand trait, plus il veut tirer haut et plus il tire la corde de son arc en bas? Ainsy faut-il que nous
fassions quand nous voulons que nostre priere aille jusqu'au Ciel; il faut que nous nous
approfondissions par la connoissance de nostre rien. [53] David161 nous advertit de le faire par ces
paroles: Quand tu voudras faire oraison, dit-il, approfondis-toy tellement en l'abisme de ton neant,
que tu puisses par apres sans difficulté descocher ta priere comme une sagette jusque dans les
Cieux.
Ne voyez-vous pas que les grans voulant faire monter une fontaine au plus haut de leurs
chasteaux, vont prendre la source de cette eau en quelque lieu fort eslevé, puis la conduisent par
des tuyaux, la faisant descendré autant qu'ils veulent qu'elle monte? car autrement l'eau ne
monteroit jamais. Et si vous leur demandez comme ils l'ont fait monter, ils vous respondront qu'elle
monte par cette descente. Tout de mesme en est-il de l'oraison; car si on demande comme est-ce
qu'elle peut monter au Ciel, on vous respondra qu'elle y monte par la descente de l'humilité.
L'Espouse au Cantique des Cantiques162 fait esmerveiller les Anges et leur fait dire: Qui est celle
cy qui vient du desert, et qui monte comme une verge de fumée odoriferante, composée de myrrhe
et d'encens et de toutes les bonnes odeurs du parfumeur, et qui est appuyée sur son Bien-Aymé?
L'humilité en son commencement est un desert, bien qu'à la fin elle soit fort fructueuse, et l'ame
qui est humble pense estre un desert où n'habitent ni oyseaux, ni mesmes les bestes sauvages, et
où il n'y a aucun arbre fruitier.
Passons maintenant à l'esperance, qui est la seconde condition necessaire pour bien faire
l'oraison. L'Espouse venant du desert, monte comme un rejeton ou verge de fumée odoriferante,
composée de la myrrhe. Cecy represente l'esperance, car si bien la myrrhe jette une odeur suave,
elle est pourtant amere à gouster; aussi l'esperance est-elle suave entant qu'elle nous promet de
jouir un jour de ce que nous desirons, mais elle est amere parce que nous ne sommes pas en la
jouissance de ce que nous aymons. L'encens est bien plus proprement le symbole de l'esperance,
parce qu'estant mis dessus le feu il jette tousjours sa fumée en haut; aussi faut il que l'esperance
soit posée dessus la charité, [54] autrement ce ne seroit plus esperance, ains presomption.
L'esperance se guinde comme une sagette jusques à la porte du Ciel, mais elle n'y peut pas entrer
159 Matt., V, 3; juxta Graec.
160 Cf. S. Bern., Serm. XXI, in Cant., §§7, 8; Traitté de l'Am. de Dieu, 1. XII, c. II.
161 Ps. CXXIX, 1, 2; Eccli., XXXV, 21.
162 Cap. III, 6, VIII, 5.
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parce qu'elle est une vertu toute de la terre; si nous voulons que nostre oraison penetre le Ciel163 il
faut aiguiser la fleche avec la meule de l'amour.
Venons à la troisiesme condition. Les Anges disent que l'Espouse est appuyée sur son Bien-
Aymé; aussi avons-nous veu que pour derniere condition, il faut estre enté sur Jesus Christ crucifié.
L'Espoux ayant une fois loué son Espouse disant qu'elle estoit comme un lis entre les espines, elle
par contreschange respond: Mon Bien-Aymé est comme un pommier entre les halliers; cet arbre
est tout chargé de feuilles, de fleurs et de fruits, je me reposeray à son ombre et recevray les fruits
qui tomberont sur mon giron et les mangeray, et les ayant maschés je les gousteray en mon gosier,
où je les trouveray doux et suaves164. Mais cet arbre où est-il planté? en quel verger le trouverons-
nous? Sans cloute il est planté sur le mont de Calvaire, et il se faut tenir à son ombre. Mais quelles
sont ses feuilles? Ce n'est autre chose que l'esperance que nous avons de nostre salut par le moyen
de la Mort du Sauveur. Et ses fleurs? Ce sont les prieres qu'il faisoit pour nous à son Pere165; les
fruits sont les merites de sa Mort et Passion.
Demeurons donques au pied de cette Croix, et n'en partons point que nous ne soyons tout
detrempés du sang qui en descoule. Sainte Catherine de Sienne eut une fois un exces en meditant
la Mort et Passion de Nostre Seigneur: il luy fut advis qu'elle estoit dedans un bain fait de son
precieux sang; et quand elle fut revenue à elle, elle vit sa robe toute rouge de ce sang, mais les
autres ne la voyoient pas166. Aussi ne faut-il point aller à l'oraison que nous n'en soyons arrosés,
au moins s'en faut-il arroser dès le matin en sa premiere priere. Saint Paul escrivant à ses chers
enfans167 leur mandoit qu'ils se revestissent de Nostre Seigneur, c'est à dire de son sang. Mais
qu'est-ce estre revestu de ce sang? Ne sçavez-vous pas que l'on dit: Voyla un homme qui [55] est
revestu d'escarlatte; et l'escarlatte est un poisson. Cet habit est fait de laine, mais il est teint au sang
du poisson168. Et ainsy, encores que nous soyons revestus de laine, s'entend que nous fassions de
bonnes oeuvres, entant qu'elles sont de nous elles n'ont aucun prix ni valeur si elles ne sont teintes
dans le sang de nostre Maistre, le merite duquel les rend aggreables à la divine Majesté.
Lors que Jacob voulut avoir la benediction de son pere Isaac, sa mere luy fit apprester un
cabri en la sauce de la venaison, parce qu'Isaac l'aymoit; mais de plus elle luy fit mettre des gans
de poils, parce qu'Esaü, le fils aisné à qui appartenoit la benediction, estoit tout velu. Elle luy fit
encores mettre la robe parfumée qui estoit destinée pour l'aisné de la mayson, et le mena ainsy à
son mary qui estoit aveugle. Jacob demandant la benediction, Isaac se print à luy toucher les mains,
puis s'escria tout haut: Ha, que je suis en grand peine! la voix que j'entens est de mon fils Jacob,
mais les mains que je touche sont d'Esaü. Et ayant senti la robe parfumée il dit: La bonne odeur
que j'ay senti a causé tant de suavité à mon odorat, que je donne la benediction à mon fils169. Ainsy,
nous autres, ayant appresté cet Aigneau sans macule170 et l'ayant presenté au Pere eternel pour
rassasier son goust, lors que nous luy demanderons sa benediction, il dira, si nous sommes revestus
du sang de Jesus Christ: La voix que j'entens est de Jacob, mais les mains, qui sont nos mauvaises
œuvres, sont d'Esaü; neanmoins, à cause de la suavité que j'ay à sentir l'odeur de sa robe, je luy
donne ma benediction. Ainsy soit-il. [56]
163 Eccli., ubi contra.
164 Cant., II, 2, 3.
165 Cf. Heb., V, 7.
166 Cf. B. Raym. de Cap., in Vita ejus, Pars II, c. VI; S. Cath. Gen., Dialog., Pars Ia, c. XI.
167 Rom., XIII, 14.
168 Cf. tom. praeced. huj. Edit., p. 144.
169 Gen., XXVII, 9-29.
170 I Petri, I, 19.
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IX. Sermon pour le Dimanche de la Passion
5 avril 1615
Nous avons monstré que la fin de l'oraison est nostre union avec Dieu et que tous les
hommes qui sont en la voye de salut peuvent et doivent prier; mais il nous demeura un scrupule
en nostre derniere exhortation171, à sçavoir mon, si les pecheurs peuvent estre exaucés, car ne
voyez-vous pas que l'aveugle-né duquel il est parlé en l'Evangile172, et que Nostre Seigneur
illumina, dit à ceux qui l'interrogeoyent que Dieu n'exauçoit point les pecheurs? Mais laissons-le
dire, car il parloit encores comme aveugle.
Il nous faut donques sçavoir qu'il y a trois sortes de pecheurs: les pecheurs impenitens, les
pecheurs penitens et les pecheurs justifiés. Or, c'est une chose asseurée que les pecheurs impenitens
ne sont point exaucés, d'autant qu'ils veulent croupir en leurs pechés; aussi leurs oraisons sont-
elles en abomination devant Dieu. Luy mesme le fait entendre à ceux qui luy disoyent: Nous avons
jeusnè et affligé nos ames, et vous n'avez point regardé173. Et Dieu respondant leur dit: Vos
jeusnes, vos afflictions et vos festes me sont en abomination, d'autant qu'emmi tout cela vous avez
vos mains ensanglantées174. La priere de tels pecheurs ne sçauroit estre bonne, parce que nul ne
peut dire Jesus sinon en la vertu du Saint Esprit175, et nul ne peut appeller Dieu Pere, qu'il ne soit
adopté pour son fils176. Le pecheur qui veut perseverer en son peché ne sçauroit prononcer le nom
souverain de Nostre Seigneur, puisqu'il n'a pas le Saint Esprit avec luy, car il n'habite [57] point
au cœur souillé de peché177. Ne sçavez-vous pas aussi que nul ne peut avoir acces vers le Pere que
par la vertu du nom de son Fils, comme luy mesme a dit178 que tout ce que l'on demanderoit à son
Pere en son nom on l'obtiendroit Les prieres du pecheur impenitent ne sont donc point aggreables
à Dieu.
Venons au pecheur penitent. Sans doute on luy fait tort de l'appeller pecheur, car il ne l'est
plus, puisqu'il deteste desja son peché; et si bien le Saint Esprit n'est pas encores en son cœur par
residence, il y est neanmoins par assistance. Qui est-ce à vostre advis qui luy donne ce repentir
d'avoir offensé Dieu, sinon le Saint Esprit, puisque nous ne sçaurions avoir une bonne pensée pour
nostre salut s'il ne nous la donne179? Mais ce pauvre homme n'a-t-il rien fait de son costé? Si a,
certes; escoutez les paroles de David: Seigneur, dit-il, vous m'avez regardé lors que j'estois en la
fondriere de mon peché, vous m'avez ouvert le cœur et je ne l'ay pas refermé, vous m'avez tiré et
je me suis laissé aller, vous m'avez poussé et je n'ay pas reculé180. Nous avons des preuves en
quantité que les prieres des pecheurs penitens sont aggreables à la divine Majesté, mais je me
contenteray de vous apporter l'exemple du publicain, lequel monta au Temple pecheur et en sortit
justifié par le merite de l'humble priere qu'il fit181.
Passons maintenant à la matiere de l'oraison. Je ne diray rien de son objet, car j'en parleray
Dimanche. La matiere de l'oraison est de demander à Dieu tout ce qui est bien; mais il faut que
nous sçachions qu'il y a deux sortes de biens, les biens spirituels et les biens corporels ou temporels.
L'Espouse, au Cantique des Cantiques, ayant louangé son Bien-Aymé disant qu'il avoit les levres
171 Et cf. tom. praeced. huj. Edit., pp. 97, 98.
172 Joan., IX, 31.
173 Is., LVIII, 3.
174 Ibid., vv. 3-5; I, 13-15; LIX, 3.
175 I Cor., XII, 3.
176 Rom., VIII, 15; Galat., IV, 5, 6.
177 Sap., I, 4, 5.
178 Joan., XIV, 6, 13, XVI, 23.
179 II Cor., III, 5.
180 Pss. CI, 18, 20, 21, CII, 3, 4; Is., L, 5.
181 Lucae, XVIII, 10-14.
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comme un lis qui distille la myrrhe182, son Espoux luy respond en contreschange qu'elle a le miel
et le lait dessous la langue183.
Je sçay bien qu'on interprete ces paroles en cette façon184, sçavoir est, que les predicateurs
preschant au peuple ont le miel dessous la langue, et parlant à Dieu par la priere qu'ils font pour le
peuple, ils ont le lait [58] dessous la langue. D'apres une seconde interpretation185, les predicateurs
ont encores le lait dessous la langue lors qu'ils preschent les vertus de Nostre Seigneur entant
qu'homme: sa douceur, sa mansuetude, sa misericorde; et ils ont le miel dessous la langue parlant
de sa divinité. Plusieurs se trompent en ce qu'ils pensent que le miel soit fait seulement du suc des
fleurs. Le miel est une liqueur qui descend du ciel parmi la rosée186, et tombant dessus les fleurs
elle prend le goust d'icelles, comme font toutes les liqueurs que l'on met dans des vaisseaux qui
ont quelque sorte de goust. Le miel represente donques les perfections divines lesquelles sont
toutes celestes.
Mais appliquons ces paroles de l'Espouse à nostre oraison. Nous avons dit qu'il y a deux
sortes de biens que nous pouvons demander en icelle, les biens spirituels et les biens corporels.
Entre les biens spirituels il y en a de deux sortes: les uns nous sont necessaires pour nostre salut,
et ceux cy nous les devons demander à Dieu simplement et sans condition, car il nous les veut
donner; les autres biens, quoy que spirituels, nous les devons demander sous les mesmes conditions
que les biens corporels, sçavoir, si c'est la volonté de Dieu et si c'est pour sa plus grande gloire; et
sous ces conditions nous pouvons tout demander. Or, ces biens spirituels necessaires pour nostre
salut, signifiés par le miel que l'Espouse a dessous la langue, sont la foy, l'esperance, la charité et
les autres vertus qui nous conduisent à celles là. Les autres biens spirituels sont les extases, les
ravissemens, les douceurs et consolations, toutes lesquelles choses nous ne devons point requerir
de Dieu que sous condition, parce qu'elles ne sont aucunement necessaires pour nostre salut.
Il y en a qui pensent que s'ils estoyent doués de sapience ils seroyent bien plus capables
pour aymer Dieu, et cela n'est pas. Vous vous resouviendrez bien qu'une fois le frere Gilles s'en
alla trouver saint Bonaventure et luy dit: O que vous estes heureux, mon Pere, d'estre si sçavant,
car vous pouvez bien plus aymer [59] Dieu que nous autres qui sommes ignorans. Lors, saint
Bonaventure luy respondit que la science ne luy aydoit point à aymer Dieu, et qu'une simple femme
le pouvoit autant aymer que les plus doctes hommes du monde187.
Mais qui ne voit la tromperie de ceux qui sont tous-jours apres leur pere spirituel pour se
plaindre dequoy ils n'ont point de ces tendretés et consolations en leurs oraisons? Ne voyez-vous
pas que si vous en aviez vous ne pourriez eschapper à la vaine gloire, et ne sçauriez empescher
que vostre amour propre ne s'y compleust, en sorte que vous vous amuseriez plus aux dons qu'au
Donateur? C'est donques une grande misericorde que Dieu vous fait de ne vous en point donner;
et ne faut pas perdre courage pour cela, puisque la perfection ne consiste pas à avoir de ces gousts
et tendretés, ains à avoir nostre volonté unie à celle de Dieu. C'est ce que nous pouvons et devons
demander à la divine Majesté sans condition.
Tobie estant desja vieux et voulant mettre ordre à ses affaires, commanda à son fils de s'en
aller en Rages pour retirer quelque somme qui luy estoit deuë; et pour ce faire, il luy bailla une
police au moyen de laquelle on ne luy pouvoit refuser son argent188. Ainsy faut-il que nous fassions
quand nous voudrons demander au Pere eternel son Paradis, l'aggrandissement de nostre foy, son
amour, toutes lesquelles choses il nous veut donner, pourveu que nous portions la police de la part
de son Fils, c'est à dire que nous luy demandions tousjours au nom et par les merites de Nostre
Seigneur.
182 Cap. V, 13.
183 Cap. IV, 11.
184 S. Gregor. Mag, Expos. super Cant., in locum.
185 Gilb. Abb., Serm. XXXIV in Cant., § 4 (inter Op. S. Bern.); Hugo de S. Vict., Serm. de Assumpt., in Appendice
ad Mystica.
186 Vide supra, p. 7.
187 Chronica Fratr. Min., 1. VII, c. XIV. Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. VI, c. IV.
188 Tobiæ, IV, 21, 22, V, 3, 4.
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Ce bon Maistre nous a bien monstré l'ordre qu'il failloit tenir en nos demandes, nous
ordonnant de dire au Pater189; Sanctificetur nomen tuum, adveniat Regnum tuum, fiat voluntas tua.
Nous devons donc demander premierement que son nom soit sanctifié, c'est à dire qu'il soit
reconneu et adoré par tous les hommes; en suite de quoy nous demandons ce qui nous est le plus
necessaire, à sçavoir que son Royaume nous advienne, que nous puissions estre des habitans du
Ciel; et puis, que sa volonté soit faite. Et apres ces [60] trois demandes nous adjoustons: Donnez-
nous aujourd'huy nostre pain quotidien. Jesus Christ nous fait dire: Donnez-nous nostre pain
quotidien, parce que dessous ce nom de pain tous les biens temporels sont compris. Nous devons
estre grandement sobres à demander ces biens icy, et devrions beaucoup craindre en les
demandant, parce que nous ne sçavons si Nostre Seigneur ne nous les donnera point en son
courroux190. C'est pourquoy ceux qui prient avec perfection demandent fort peu de ces biens, ains
demeurent devant Dieu comme des enfans devant leur pere, remettant en luy toute leur confiance;
ou bien comme un valet qui sert bien son maistre, car il ne va pas requerant tous les jours sa
nourriture, mais ses services demandent assez pour luy. Cela soit dit quant à la matiere de l'oraison.
Les anciens Peres remarquent qu'il y a trois sortes d'oraisons, à sçavoir, l'oraison vitale,
l'oraison mentale et l'oraison vocale191. Nous ne parlerons pas maintenant de la mentale, ains
seulement de la vitale et vocale. Toutes les actions de ceux qui vivent en la crainte de Dieu sont
des continuelles prieres, et cela se nomme oraison vitale. Il est dit que saint Jean estant au desert
ne se nourrissoit que de locustes192, ou sauterelles et cigales, qu'il ne mangeoit point de raisin, ni
ne beuvoit cervoise ou chose qui peust enivrer193. Je ne m'arresteray pas sur tout cela, ains
seulement sur ce qu'il ne mangeoit que des locustes ou cigales.
L'on ne sçait si les cigales sont celestes ou terrestres, car elles se jettent continuellement du
costé du ciel, mais aussi elles retombent parfois sur terre; elles se nourrissent de la rosée qui tombe
du ciel et vont tous-jours chantant, et ce que l'on entend n'est autre chose qu'un retentissement ou
gazouillement qui se fait dans leurs intestins194. A bon droit donc le bienheureux saint Jean se
nourrissoit de cigales, puisqu'il estoit luy mesme une cigale mystique. L'on ne sçavoit s'il estoit
celeste ou terrestre, car si bien il touchoit aucunefois la terre pour prendre ses necessités, il se
relevoit soudain et se jettoit du costé du Ciel, se nourrissant plus des viandes [61] celestes que non
pas des terrestres. Ne voyez-vous pas sa grande abstinence? Il ne mangeoit que des locustes et ne
beuvoit que de l'eau, encores bien sobrement. Il chantoit aussi presque continuellement les
louanges de Dieu, car luy mesme estoit une voix195; bref, sa vie estoit une continuelle priere. De
mesme peut-on dire que ceux qui donnent l'aumosne, qui visitent les malades et s'exercent à toutes
telles bonnes œuvres font oraison, et ces mesmes bonnes actions demandent à Dieu recompense.
Venons maintenant à l'oraison vocale. Ce n'est pas faire oraison que de marmotter quelque
chose entre ses levres si l'attention du cœur n'y est jointe; car pour parler il faut avoir premierement
conceu en son interieur ce qu'on veut dire. Il y a la parole interieure et la parole vocale, laquelle
fait entendre ce que l'interieure a premierement prononcé. La priere n'est autre chose que parler à
Dieu; or il est certain que parler à Dieu sans estre attentif à luy et à ce qu'on luy dit, est une chose
qui luy est fort desaggreable. Un saint personnage raconte196 que l'on avoit appris à un perroquet
ou papegay à reciter l'Ave Maria; cet oyseau ayant une fois pris le vol, un espervier vint fondre sur
luy; mais le perroquet se prenant à repeter l'Ave Maria, l'espervier le laissa aller. Ce n'est pas que
Nostre Seigneur exauçast la priere du perroquet; non, car c'est un oyseau immonde197, aussi
n'estoit-il pas bon pour les sacrifices; neanmoins il permit cela pour monstrer combien cette oraison
189 Matt., VI, 9-11; Lucae, XI, 2, 3.
190 S. August., Sermo CCLIV, c. VII; alibi.
191 Cf. tom. praeced. huj. Edit., p. 407.
192 Matt., II, 4.
193 Lucae, I, 15.
194 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. VI, c. VIII.
195 Joan., I, 23.
196 P. Bernardinus de Bustis, Marialia.
197 Levitic., XI, 19.
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luy est aggreable. Les prieres de ceux qui les font comme ce papegay sont en abomination à Dieu198
qui regarde plus au cœur199 de celuy qui prie que non pas aux paroles qu'il dit.
Il faut que nous sçachions que les oraisons vocales sont de trois sortes: les unes sont
commandées, les autres recommandées, les autres libres et de bonne volonté. Celles qui sont
commandées sont le Pater et la Creance que nous devons reciter tous les jours, car Nostre Seigneur
nous le fait bien entendre quand il dit200: Donnez-nous aujourd'huy nostre pain quotidien; cela
nous monstre qu'il le faut demander tous [62] les jours. Et si vous me dites que vous n'avez point
prié d'aujourd'huy, je vous respondray que vous ressemblez aux bestes. Les autres prieres
commandées sont les Offices, pour nous autres qui sommes d'Eglise, et si nous en laissons quelque
notable partie nous pechons. Celles qui sont seulement recommandées sont les Pater ou Rosaires
qui sont ordonnés pour gagner les indulgences; laissant de les dire nous ne pechons pas, mais
nostre bonne Mere l'Eglise, pour monstrer qu'elle desire que nous les disions, donne des
indulgences à ceux qui les recitent. Les prieres de bonne volonté sont toutes celles que l'on fait
outre celles dont nous venons de parler.
Bien que les prieres que l'on fait volontairement soyent fort bonnes, les recommandées sont
de beaucoup meilleures, parce que la sainte vertu de la souplesse y intervient. C'est comme si nous
disions: Vous desirez, ma bonne mere l'Eglise, que je fasse cela; et encores que vous ne me le
commandiez pas, je suis bien ayse de le faire pour vous contenter. Il y a desja un peu d'obeissance.
Mais les prieres qui sont de commandement ont un prix tout autre, à cause de l'obeissance qui y
est attachée, et c'est sans doute qu'il y a aussi plus de charité.
Or, entre ces prieres, les unes sont communes et les autres particulieres. Les communes
sont les Messes, les Offices et celles que nous faisons en temps de calamités. O Dieu, que nous
devrions venir avec beaucoup de reverence à ces Offices, mais tout autrement preparés que non
pas pour les prieres particulieres, parce qu'en celles cy nous ne traittons avec Dieu que de nos
affaires, ou si nous prions pour l'Eglise nous le faisons par charité; mais aux prieres communes
nous prions pour tous en general. Saint Augustin raconte201 qu'estant encor payen il entra dans une
eglise où saint Ambroise faisoit chanter l'Office alternativement, comme despuis on a fait; il fut
tellement ravi et hors de soy qu'il pensoit estre en Paradis. Plusieurs asseurent qu'ils ont veu
souventefois venir les Anges troupes à troupes pour assister aux Offices divins. Avec quelle
attention n'y [63] devrions-nous donc pas assister, puisque les Anges sont presens et repetent là
haut en l'Eglise triomphante ce que nous disons ça bas!
Mais peut estre dirons nous que si nous avions veu une fois les Anges à nos Offices nous
y apporterions plus d'attention et de reverence. Ah non, pardonnez moy, certes il n'en seroit rien;
car si nous avions esté ravis avec saint Paul jusqu'au troisiesme ciel202, voire si nous avions
demeuré trente ans en Paradis, si la foy ne nous establit, tout cela n'y feroit rien. C'est une chose
que j'ay souventefois pesée, que saint Pierre, saint Jacques et saint Jean, apres avoir veu Nostre
Seigneur en sa Transfiguration, ne laisserent pas de le quitter en sa Mort et Passion.
Nous ne devrions jamais venir aux Offices, principalement nous autres qui les disons en
chant, sans faire des actes de contrition, et sans demander l'assistance du Saint Esprit, premier que
de les commencer. O que nous sommes heureux de commencer à faire ça bas ce que nous ferons
eternellement au Ciel, où nous conduisent le Pere, le Fils et le Saint Esprit. Amen. [64]
198 Is., I, 13.
199 Prov., XXIV, 12.
200 Ubi supra, p. 60.
201 Confess., 1. IX, c. VI, 1. X, c. XXXIII.
202 II Cor., XII, 2.
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X. Sermon pour le Dimanche des Rameaux
12 avril 1615
Il me reste à declarer la division qu'il y a en l'oraison, soit mentale soit vocale. Nous allons
à Dieu en deux façons pour le prier, lesquelles nous sont toutes deux recommandées de Nostre
Seigneur et commandées de nostre sainte Mere l'Eglise: à sçavoir, nous prions aucunefois
immediatement Dieu, et d'autres fois mediatement, comme quand nous disons les antiennes de
Nostre Dame, le Salve Regina et autres. Quand nous prions immediatement nous exerçons la
confiance filiale qui est fondée sur la foy, l'esperance et la charité; quand nous prions mediatement
et par l'entremise de quelqu'autre, nous pratiquons la sainte humilité qui provient de la
connoissance de nous mesme. Quand nous allons immediatement à Dieu nous protestons de sa
bonté et de sa misericorde en laquelle nous mettons toute nostre confiance; mais quand nous prions
mediatement et que nous implorons l'assistance de Nostre Dame, des Saints et Esprits bienheureux,
c'est à fin d'estre mieux receus de la divine Majesté, et alors nous protestons de sa grandeur et toute
puissance, et de la reverence que nous luy devons.
J'ay desir d'adjouster encores un mot au discours que je fis l'autre jour203 de la reverence
exterieure que nous devons avoir en faisant oraison. Nostre Mere l'Eglise marque toutes les
postures qu'elle veut que nous tenions en recitant l'Office: ores elle nous veut debout, ores assis et
puis à genoux, ores descouverts et ores couverts; [65] mais toutes ces façons et postures ne sont
autres choses que prieres. Toutes les ceremonies de l'Eglise sont pleines de tres grans mysteres, et
les ames devotes, humbles et simples ont une fort grande consolation à les voir. Que pensez-vous,
je vous prie, que signifient les rameaux que nous portions aujourd'huy en nos mains? Non autre,
sinon que nous demandons à Dieu qu'il nous rende victorieux par le merite de la victoire que Nostre
Seigneur remporta sur l'arbre de la Croix.
Quand nous sommes aux Offices il faut que nous observions de nous tenir en la posture qui
nous est marquée dans nos messels; mais en nos oraisons particulieres, quelle reverence y devons-
nous garder? Nous sommes devant Dieu comme aux communes, bien qu'aux communes nous
devons avoir un soin particulier à cause de l'edification du prochain; la reverence exterieure ayde
beaucoup à l'interieure. Nous avons plusieurs exemples qui tesmoignent comme nous devons nous
tenir en une grande reverence exterieure faisant l'oraison, bien qu'elle soit particuliere. Escoutez
saint Paul204: Je ploye mes genoux, dit-il, vers le Pere de Nostre Seigneur Jesus Christ pour vous
autres. Et ne voyez-vous pas que le Sauveur mesme priant son Pere se prosterne en terre205?
Encores cet exemple. Je pense que vous sçavez que le grand saint Paul hermite demeura
plusieurs dizaines d'années dans le desert, et saint Anthoine l'estant allé voir, le trouva en oraison;
apres il luy parla, puis se retira. Mais l'estant venu visiter pour la seconde fois, il le trouva en la
mesme posture que la premiere, la teste levée et les yeux bandés contre le ciel, les mains jointes,
et planté sur ses deux genoux. Saint Anthoine l'ayant desja long temps attendu, commença à
s'estonner parce qu'il ne l'entendoit point souspirer comme il avoit accoustumé de faire, il leve les
yeux, et le regardant à la face, il trouva qu'il estoit mort, et sembloit que son corps qui avoit tant
prié estant en vie, priast encores apres sa mort206. Bref, il faut que tout l'homme prie. David dit que
toute sa face prioit207, que ses yeux estoyent tellement [66] attentifs à regarder Dieu qu'il avoit la
veue toute attenuée208, et sa bouche baillante comme un oyselet qui attend que sa mere le vienne
rassasier. Mais en tout cas, la posture qui nous apporte le plus d'attention est la meilleure. Ouy
mesme la posture d'estre gisant est bonne, et semble que d'elle mesme elle prie; car ne voyez-vous
203 Vide pag. 63.
204 Ephes., III, 14.
205 Matt., XXVI, 39; Marc., XIV, 35.
206 S. Hieron., Vita S. Pauli Eremitae, § 15.
207 Ps. XXVI, 8.
208 Pss. LXVIII, 4, LXXXVII, 10. Cf. Is., XXXVIII, 14.
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pas le saint homme Job couché sur son fumier, faire une priere si excellente qu'elle merite que
Dieu l'escoute209? Or, cela soit dit ainsy210.
Parlons maintenant de l'oraison mentale; et si vous le trouvez bon, je vous monstreray, par
la comparaison du Temple de Salomon211, comme en l'ame il y a quatre estages. En ce Temple il
y avoit premierement un porche, qui estoit destiné pour les Gentils, à fin que personne ne peust
s'excuser d'adorer. C'est en quoy ce Temple estoit plus aggreable à la divine Majesté, d'autant qu'il
n'y avoit nulle sorte de nation qui ne peust venir luy rendre ses hommages en ce lieu. Le second
estage estoit destiné pour les Juifs, tant hommes que femmes, bien que par apres on fit une
separation pour eviter les scandales qui pouvoyent arriver estant ainsy meslés. Ensuite, allant
tousjours en remontant, il y avoit une autre place pour les prestres, et puis en fin finale l'estage
destiné pour les Cherubins et le Maistre d'iceux, où reposoit l'Arche de l'alliance et où Dieu
manifestoit ses volontés, et celuy cy s'appelloit le Sancta Sanctorum.
En nos ames il y a le premier estage, lequel est une certaine connoissance que nous avons
par le moyen des sens, comme par nos yeux nous connoissons que tel objet est vert, rouge ou
jaune. Mais apres, il y a un degré ou estage qui est desja un peu plus haut, à sçavoir, une
connoissance que nous avons par le moyen de la consideration; par exemple, un homme qui aura
esté maltraitté en un lieu cherchera, par le moyen de la consideration, comme il pourra faire pour
n'y pas retourner. Le troisiesme estage est la connoissance que nous avons par la foy. Le quatriesme
et le Sancta Sanctorum, c'est la fine pointe de nostre ame, que nous appelions esprit; [67] et
pourveu que cette fine pointe regarde tousjours à Dieu, nous ne nous devons point troubler.
Les navires qui sont sur la mer ont toutes une aiguille marine laquelle estant touchée de
l'aimant regarde tous-jours l'estoille polaire, et encores que la barque s'en aille du costé du midy,
l'aiguille marine ne laisse pourtant pas de regarder tousjours à son nord. Ainsy il semble aucunefois
quel'ame s'en aille toute du costé du midy, tant elle est agitée de distractions; que neanmoins la
fine pointe de l'esprit regarde tousjours à son Dieu, qui est son nord. Les personnes les plus
avancées ont aucunefois de si grandes tentations, mesme de la foy, qu'il leur semble que toute
l'ame consent, tellement elle est troublée; elles n'ont que cette fine pointe qui resiste, et c'est cette
partie de nous-mesme qui fait l'oraison mentale, car bien que toutes ses autres facultés et
puissances soyent remplies de distractions, l'esprit, sa fine pointe, fait l'oraison.
Or, en l'oraison mentale il y a quatre parties, dont la premiere est la meditation, la seconde
la contemplation, la troisiesme les eslancemens et la quatriesme une simple presence de Dieu. La
premiere se fait par voye de meditation, en cette sorte: nous prenons un mystere, par exemple
Nostre Seigneur crucifié, et puis nous l'estant ainsy representé, nous considerons ses vertus:
l'amour qu'il a porté à son Pere, lequel luy a fait souffrir la mort, et la mort de la croix212, plustost
que de luy desplaire, ou pour mieux dire, à fin de luy complaire; la grande douceur, humilité et
patience avec laquelle il souffrit tant d'injures; en fin sa grande charité à l'endroit de ceux qui le
mirent à mort, priant pour eux emmy ses plus grandes douleurs213. Ayant ainsy consideré toutes
ces choses, nous venons à avoir nostre affection esmeüe d'un ardent desir de l'imiter en ses vertus;
puis, nous passons à prier le Pere eternel qu'il nous rende conformes à son Fils214.
La meditation se fait comme les abeilles font et cueillent leur miel: elles vont cueillant le
miel qui descend du ciel sur les fleurs et tirent un peu du suc des [68] mesmes fleurs, puis le portent
clans leurs ruches. Ainsy nous allons picorant les vertus de Nostre Seigneur l'une apres l'autre,
pour en tirer l'affection d'imitation; [ensuite nous les considerons toutes ensemble d'un seul regard
par la contemplation.] Dieu à la creation medita215; car ne voyez-vous pas qu'apres qu'il eut creé
le ciel il dit qu'il estoit bon? et tout de mesme fit-il apres qu'il eut creé la terre, les animaux, puis
209 Job, ult., 9, 10.
210 Cf. Defense de la Croix, 1. III, c. IV.
211 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. II. c. XII.
212 Philip., II, 8.
213 Lucae, XXIII, 34.
214 Rom., VIII, 59.
215 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. VI, c. V.
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6.1 Page 51

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en fin l'homme. Il trouva tout bon le regardant piece à piece, mais voyant tout ce qu'il avoit fait
ensemble, il dit que tout estoit tres bon216.
L'Espouse, au Cantique des Cantiques217, apres avoir loué son Bien-Aymé pour la beauté
de ses yeux, de ses levres, bref de tous ses membres l'un apres l'autre, elle conclut en cette sorte:
O que mon Bien-Aymé est beau, o que je l'ayme, il est mon tres cher! C'est icy la contemplation,
car à force de considerer mystere apres mystere combien Dieu est bon, nous venons à faire comme
les cordons de nos bateaux. Quand l'on rame fortement, ces cordons se chauffent tellement que si
l'on ne les mouille le feu s'y prendroit; mais nostre ame s'eschauffant à aymer Celuy qu'elle a
reconneu tant aymable, continue à le regarder parce qu'elle se complaist tousjours davantage à le
voir tant beau et tant bon.
L'Espoux, au Cantique des Cantiques218, dit: Venez, mes bien-aymés, car j'ay cueilli ma
myrrhe, j'ay mangé mon pain et mon bornai avec son miel, j'ay beu mon vin avec mon lait. Venez,
mes bien-aymés, et mangez, enivrez-vous, mes tres chers219. Ces paroles nous représentent les
mysteres qui se vont celebrer ces semaines suivantes. J'ay cueilli ma myrrhe, j'ay mangé mon pain;
ce fut en la Mort et Passion du Sauveur. J'ay mangé mon miel avec mon bornal; ce fut lors qu'il
reunit son ame avec son corps. En fin l'Espoux adjouste: mon vin avec mon lait. Le vin represente
la joye de sa Resurrection, et le lait, la douceur de sa conversation. Il les a beus ensemble, car il
demeura sur la terre l'espace de quarante jours apres sa Resurrection220, visitant ses disciples, leur
faisant toucher ses [69] playes et mangeant avec eux. Or, quand il dit: Mangez, mes bien-aymés, il
veut dire meditez; car ne sçavez-vous pas que pour rendre la viande capable d'estre avalée il la faut
premierement mascher et amenuiser, et la jetter tantost d'un costé de la bouche et tantost de l'autre?
Ainsy faut il que nous fassions des mysteres de Nostre Seigneur: il faut que nous les maschions et
roulions plusieurs fois dans nostre entendement, premier que d'eschauffer nostre volonté et passer
à la contemplation. L'Espoux conclut par apres: Enivrez-vous, mes tres chers; et qu'est-ce qu'il
veut dire? Vous sçavez bien que l'on n'a pas accoustumé de mascher le vin, ains on ne fait que
l'avaler; ce qui nous represente la contemplation en laquelle on ne masche plus, ains on ne fait
qu'avaler. Vous avez assez medité que je suis bon, semble dire l'Espoux divin à sa bien-aymée,
regardez-moy, et vous delectez à voir que je le suis.
Saint François passa une nuit à repeter: Vous estes «mon tout221.» Il prononçoit ces parolles
estant en contemplation, comme voulant dire: Je vous ay consideré piece à piece, o mon Seigneur,
et j'ay trouvé que vous estiez tres aymable; maintenant je vous regarde et vois que vous estes «mon
tout.» Saint Bruno se contentoit de dire: O bonté! Et saint Augustin222: «O beauté ancienne et
nouvelle!» Vous estes ancienne parce que vous estes eternelle, mais vous estes nouvelle parce que
vous apportez une nouvelle suavité à mon cœur. C'estoyent des parolles de contemplation223.
Venons à la troisiesme partie de l'oraison mentale qui se fait par voye d'eslancemens. De
celle cy personne ne s'en peut excuser, parce qu'elle se peut faire en allant et venant, en ses affaires.
Vous me dites que vous n'avez pas le temps de faire deux ou trois heures d'oraison; qui vous en
parle? Recommandez-vous à Dieu dès le matin, protestez que vous ne le voulez point offenser, et
puis vous en allez à vos affaires, resolue de faire neanmoins plusieurs eslevations de vostre esprit
en Dieu, voire emmi les compagnies. Qui vous empesche de luy parler au fond de vostre cœur,
puisqu'il n'importe que [70] vous luy parliez mentalement ou vocalement? Dites des paroles
courtes mais ferventes. Celle que repetoit saint François est excellente, bien que ce fust une parole
de contemplation, parce qu'elle continuoit comme un fleuve qui va tousjours coulant. Il est vray
que de dire à Dieu: Vous estes «mon tout,» et vouloir quelque autre chose que luy, ce ne seroit pas
bien, parce qu'il faut que les paroles soyent conformes aux sentimens du cœur. Mais dire à Dieu:
216 Gen., I, 10-25, 31.
217 Cap. V, 9-16.
218 Ibid., v. 1; juxta Septuag. et Patres.
219 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. VI, c. VI.
220 Act., I, 3.
221 Chronica Fratr. Min., 1. I, c. VIII.
222 Confess., 1. X, c. XXVII.
223 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. VI, c. V.
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Je vous ayme, encores que nous n'ayons pas un grand sentiment d'amour, nous ne devons pas
laisser de le dire, parce que nous voulons et avons un grand desir de l'aymer.
Un bon moyen pour nous accoustumer à faire ces eslancemens est de prendre le Pater de
suite, choisissant une sentence pour chacun jour. Par exemple, vous avez pris aujourd'huy: Pater
noster qui es in caelis; vous direz donques la premiere fois: Mon Pere, qui estes au Ciel; et un
quart d'heure apres vous direz: Si vous estes mon Pere, quand seray-je parfaitement vostre fille?
Ainsy vous irez continuant de quart d'heure à autre vostre oraison. Les saints Peres qui vivoyent
au desert, ces anciens et vrays Religieux, estoyent si soigneux de faire ces oraisons et eslancemens,
que saint Hierosme raconte224 que quand on alloit les visiter on entendoit l'un qui disoit: Vous
estes, o mon Dieu, tout ce que je desire; l'autre: Quand seray-je tout vostre, o mon Dieu? et l'autre
repetoit: Deus in adjutorium meum intende225. En fin on entendoit une harmonie fort aggreable de
la diversité de leurs voix. Mais vous me direz: Si l'on prononce ces parolles vocalement, pourquoy
l'appellez-vous oraison mentale? Parce qu'elle se fait aussi mentalement et qu'elle part
premierement du cœur.
L'Espoux dit au Cantique des Cantiques226 que sa bien-aymée luy a ravi le cœur par un de
ses yeux et par un de ses cheveux qui pend dessus son col. Ces parolles sont un carquoy qui est
plein de tres aggreables et tres douces interpretations; en voicy une bien aymable. Quand un mari
et une femme ont des affaires en leur mesnage qui les contraignent de se separer, s'il arrive [71]
par hasard qu'ils se rencontrent, ils se regardent un peu en passant, mais ce n'est que d'un œil, parce
que, se rencontrant de costé, l'on ne peut pas bonnement le faire des deux. Ainsy cet Espoux veut-
il dire: Quoy que ma bien-aymée soit fort occupée, si ne laisse-t-elle pas de me regarder d'un œil,
me protestant par ce regard qu'elle est toute mienne. Elle m'a ravi le cœur par un de ses cheveux
qui pend sur son col, c'est à dire par une pensée qui descend du costé de son cœur.
Nous ne parlerons pas pour maintenant de la quatriesme partie de l'oraison mentale. O que
nous serons heureux si nous parvenons jamais au Ciel; car nous y mediterons, regardant et
considerant toutes les œuvres de Dieu par le menu, et nous les trouverons toutes bonnes; nous
contemplerons, les voyant toutes ensemble tres bonnes227, et nous nous eslancerons eternellement
en luy. C'est là où je vous desire. Ainsy soit-il. [72]
224 Cf. Ep. CVIII, ad Eustoch., §§ 14,18; Regulae Monac. (in Append.), c. II.
225 Ps. LXIX, 1.
226 Cap., IV, 9; juxta Septuag.
227 Vide supra, p. 69.
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XI. Sermon pour la fête de saint Jean Porte-Latine
6 mai 1616 ou 1617228
La sainte Eglise celebre aujourd'huy l'une des festes du glorieux saint Jean l'Evangeliste.
Je remarque que l'Evangile229 raconte les imperfections et pechés de ce bienheureux Saint, et l'une
de ses plus grandes tares, qui est, comme l'on tient, son ambition et presomption, au lieu de raconter
ses perfections, vertus et excellences; au lieu de le louer et exalter, il semble qu'il le blasme et
vitupere. J'admire ceux qui ont escrit ces choses. Les personnes du monde lors qu'elles veulent
louer quelqu'un qu'elles ayment, racontent tousjours ses vertus, perfections et excellences, tous les
tiltres et qualités qui le rendent honnorable, et cachent, couvrent et ensevelissent ses péchés et
imperfections, mettant en oubli ce qui le peut rendre abject et vil. Mais nostre Mere l'Eglise,
Espouse de Jesus Christ, fait tout au contraire; car bien qu'elle ayme uniquement ses enfans,
neanmoins lors qu'elle les veut louer et exalter, elle raconte exactement les pechés qu'ils ont
commis avant leur conversion, à fin de magnifier la majesté de Celuy qui les a sanctifiés pour sa
plus grande gloire et honneur, [73] faisant reluire sa misericorde infinie avec laquelle il les a
relevés de leurs miseres et pechés, les comblant de tant de graces et de son saint amour.
Certes, cette bonne Mere ne veut pas que nous nous estonnions et mettions en peine de ce
que nous avons esté, des grans pechés que nous avons commis autrefois, ni de nos miseres
presentes; o non, pourveu que nous ayons maintenant une resolution ferme et inviolable d'estre
tout à Dieu et d'embrasser à bon escient la perfection et tous les moyens qui nous peuvent faire
avancer en l'amour sacré, faisant que cette resolution soit efficace et produise des œuvres. Non
certes, nos miseres et nos foiblesses, pour grandes qu'elles soyent et ayent esté, ne nous doivent
pas descourager, mais nous doivent faire abaisser et nous jetter entre les bras de la misericorde
divine, laquelle sera d'autant plus glorifiée en nous que nos miseres seront plus grandes, si nous
venons à nous en relever; ce que nous devons esperer de faire moyennant sa sainte grace.
Le grand saint Chrysostome230 parlant de saint Paul le loue le plus pertinemment qu'il se
peut, et avec tant d'honneur et d'estime que c'est chose admirable de voir comme il raconte ses
vertus, perfections, excellences, les prerogatives et graces desquelles Dieu l'a orné et enrichi. Mais
apres tout cecy, ce mesme Saint, pour faire voir que ces dons ne venoyent pas de luy, mais de la
bonté infinie de la divine Majesté qui l'avoit fait ce qu'il estoit, il parle de ses defauts et raconte
exactement ses pechés et imperfections, disant: Voyez-vous ce petit bossu et contrefait (car il estoit
petit de stature comme de mauvaise mine), comme Dieu en a fait un vaisseau d'election231; ce
grand pecheur et grand persecuteur des Chrestiens, comme il l'a rendu de loup aigneau; ce chagrin,
cet opiniastre, cet orgueilleux et ambitieux, comme il l'a comblé et rempli de tant de graces et
benedictions, le rendant si humble et charitable qu'il dit de soy qu'il est le moindre et le plus petit
des Apostres232 et le plus grand des pecheurs233, et qu'il se fait tout à tous pour les gagner tous234.
Et il dit encores, [74] ce glorieux Saint235: Qui est malade avec lequel je ne sois malade? qui est
triste avec lequel je ne sois triste? qui est joyeux avec lequel je ne me resjouisse? qui est scandalisé
228 La manière si nette, si positive dont il est parlé du Cœur de Jésus dans ce sermon donne à croire qu'il remonte au
temps où ce divin Cœur favorisait la Visitation naissante de ses premières communications. La Mère Anne-Marie
Rosset, reçue au 1er Monastère d'Annecy dans l'automne de 1613, en fut spécialement honorée presque au début de sa
vie religieuse. Néanmoins ce sermon ne peut être antérieur aux années 1616 ou 1617; car le 6 mai 1613, saint François
de Sales se trouvait à Turin; l'année suivante, la fête de saint Jean Porte-Latine coïncidait avec l'Ascension, et en 1615,
le saint Evêque était à cette époque occupé à présider son Synode.
229 Matt., XX, 20-23.
230 De Pœnit., hom. II, § 5; cf. Serm. in S. Paul., apud Surium die 29 Junii. Citari videtur ex Cornel., (Coram. in II
Cor., X, 10) qui laudat etiam Nicephor., Hist.,1. II, c. XXXVII.
231 Act., IX, 15.
232 I Cor., XV, 9.
233 I Tim., I, 15.
234 I Cor., IX, 22.
235 II Cor., XI, 29; cf. Rom., XII, 15.
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avec lequel je ne sois bruslé? Certes, les anciens qui escrivoyent les vies des Saints estoyent tres
exacts à rechercher leurs defauts et pechés, les racontant et declarant à fin d'exalter et magnifier
Nostre Seigneur qui estoit glorifié en eux, les ayant relevés de leurs miseres, convertis et faits des
grans Saints.
Revenons maintenant à nostre glorieux et tout aymable saint Jean. Il avoit certes fort peu
de tares et imperfections, estant si pur et si chaste. Il estoit encores jeune lors qu'il fut preoccupé,
avec son frere saint Jacques, de cette sotte affection d'ambition de vouloir estre l'un à la dextre et
l'autre à la senestre de Nostre Seigneur. Il est à croire qu'ils concerterent eux deux comme ils
feroyent pour parvenir en cette dignité; ils ne vouloyent pas la demander, o non, car les ambitieux,
de peur d'estre estimés tels, n'ont garde de demander eux mesmes l'honneur. Ils trouvent donques
un expedient entre eux, disant: Nostre mere est une bonne femme qui nous affectionne grandement,
elle fera bien cela pour nous; et nostre Maistre nous ayme bien, il nous accordera sans doute cette
faveur. Il est vray qu'il les aymoit grandement, specialement saint Jean, son bien-aymé Disciple,
qui estoit le cœur le plus aymable que l'on peust s'imaginer. Ils vont donques prier leur mere de
faire cette requeste; elle, qui estoit toute desireuse du bonheur de ses enfans, s'en va trouver Nostre
Seigneur pour ce sujet, comme dit un des Evangelistes236, et, rusee comme un petit renardeau, elle
va autour de ses pieds avec tant de genuflexions et d'humiliations, elle se prosterne devant luy pour
gagner ses bonnes graces à fin qu'il luy donnast ce qu'elle souhaittoit de luy.
Ce divin Sauveur la voyant luy dit: Que demandez-vous? Et elle respondit: Une petite chose
ay-je à vous demander, Seigneur. Voyez-vous cette bonne femme, comme elle fait mille tours et
retours, n'allant point simplement. Or, c'est l'amour propre qui faisoit cela; [75] elle n'avoit garde
de luy dire: Je veux une telle chose, octroyez-moy cette grace; o non, car l'amour propre est plus
sage et discret que cela, il fait faire des preambules et harangues bien composées, avec une humilité
feinte et fausse, à fin que l'on pense que nous sommes bien braves et prudens. C'est une mauvaise
beste qui nous porte beaucoup de dommage, nous empeschant d'aller simplement et rondement en
toutes nos actions, nous faisant chercher nostre propre interest et satisfaction en toutes choses. Il
s'en trouve fort peu, voire mesme entre les plus spirituels, qui regardent purement Dieu sans
rechercher leur propre contentement, ne desirant que le contenter et non se contenter soy mesme.
Il luy dit donques: Que voulez vous? car le Sauveur ne se plaisoit point à tant de discours,
luy qui ayme uniquement la simplicité. Elle repartit: Seigneur, je demande que mes enfans soy eut
assis, l'un à ta dextre, l'autre à ta senestre en ton royaume. Et ses enfans qui estoyent avec elle
adjousterent: Nous voulons, Seigneur, que tout ce que nous vous demanderons vous nous le
donniez237. Voyez-vous que nostre misere est grande! Nous voulons que Dieu fasse nostre volonté,
et nous ne voulons pas faire la sienne sinon lors qu'elle se trouve conforme à la nostre. La pluspart
de nous autres, si nous nous examinons bien, nous trouverons que nos demandes sont grandement
impures et imparfaites: si nous sommes à l'oraison, nous voulons que Dieu nous parle, qu'il nous
vienne visiter, consoler et recreer, nous luy disons qu'il fasse cecy, qu'il nous donne cela; et s'il ne
le fait pas, quoy que pour nostre plus grand bien, nous nous en inquietons, troublons et affligeons.
Nostre ame a deux enfans, l'un desquels est le propre jugement et l'autre la propre volonté,
et veulent tous deux estre assis, le jugement à la dextre et la volonté à la senestre. Ouy, car nostre
jugement veut gaigner par dessus tous les autres et ne se veut point sousmettre, ni nostre propre
volonté non plus. Il s'en trouve plusieurs qui obeissent, mais extremement peu qui sousmettent
leur jugement et quittent entierement leur volonté. Il [76] s'en trouve beaucoup qui s'humilient, qui
se mortifient, portent la haire, font des penitences et austerités, qui prient et font oraison, mais fort
rares sont ceux qui sousmettent entierement leur propre jugement et leur propre volonté.
Rien ne nous porte tant de prejudice en la vie spirituelle, et nous empesche autant d'avancer
en la voye de Dieu; car si sa sainte volonté regnoit en nous, nous ne commettrions jamais aucun
peché, nous n'aurions garde de vivre selon nos inclinations et humeurs; non certes, car elle est la
regle de toute bonté. En fin, cette propre volonté est celle, comme dit saint Bernard238, qui bruslera
236 Matt., ubi supra.
237 Marc., X, 35.
238 Sermo XI de Diversis; etubi supra, p. 43.
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6.5 Page 55

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en enfer. Si elle est au Ciel on l'en met dehors, car les Anges en furent chassés parce qu'ils avoyent
une propre volonté et vouloyent estre semblables à Dieu; pour cela ils tresbucherent aux enfers. Si
elle est au monde, elle ruine et gaste tout. Lors que nous trouvons quelque chose en nous qui n'est
pas conforme à la volonté de nostre cher Sauveur, nous nous devons prosterner devant luy, et luy
dire que nous detestons et desavouons cela et tout ce qui est en nous qui luy peut desplaire et qui
est contraire à son amour, luy promettant de ne vouloir rien que ce qui sera conforme à son bon
playsir et vouloir divin.
Nostre Seigneur respondit donc à cette femme et à ses enfans: Vous ne sçavez ce que vous
demandez. Ils ne sçavoyent ce qu'ils demandoyent, de vray, puisqu'au Ciel il n'y a point de gauche,
car c'est là où sont les damnés qui sont privés de la presence de Dieu; il n'y a que la dextre où sont
les Bienheureux qui jouissent et jouiront eternellement de l'Essence divine qui les comblera de
toute sorte de contentement et felicité. Nous ne sçavons ce que nous demandons lors que nous
disons à Nostre Seigneur qu'il fasse nostre volonté et qu'il nous donne ce que nous desirons. O non
certes, car ne sçavez-vous pas, mes cheres ames, que tout nostre bien et bonheur depend d'estre
entierement abandonné à la Providence divine, ne cherchant que son bon playsir, estant
parfaitement sousmis à sa tres sainte volonté, [77] nous resjouissant de la voir accomplir en nous
et en toutes creatures, quoy que ce soit avec des afflictions et des souffrances? Nous avons
quelquefois affection et inclination à prattiquer les vertus qui sont selon nostre volonté. Par
exemple, une personne qui sera malade, si nous luy disons: Mon enfant, ne sçavez-vous pas bien
que les peines et souffrances prises avec patience et sousmission au vouloir divin sont uniquement
aggreables à sa Majesté? Ouy, vous respondra-t-elle, mais je voudrois estre au chœur pour prier
Dieu comme les autres, je voudrois faire des penitences et mortifications et les actions de vertu
comme eux, avec ferveur et sentiment. Voyez-vous, elle voudroit servir Dieu en l'action, et Dieu
veut qu'elle le serve en patissant et souffrant pour son amour.
Le divin Sauveur dit à ses Apostres sur ce sujet de l'ambition de ces deux Saints: Ne pensez
pas que pour avoir des preeminences et dignités en mon Royaume vous ayez pour cela plus de
gloire et d'amour239. Vous autres que j'ay choisis240 et esleus pour estre assis sur des throsnes pour
juger avec moy au jour du jugement241, vous n'en serez pas plus haut et n'aurez pas plus de gloire
pour cela. O non, car ma Mere qui n'a pas esté esleüe à telle dignité, ne lairra pourtant d'avoir
infiniment plus de gloire et d'amour au Ciel que vous et d'autres aussi.
Il y a un amour affectif et l'autre effectif, comme il y a deux manieres de souffrir le martyre:
l'un est affectif et l'autre effectif. Saint Jean fut martyr de la premiere maniere, Dieu ne permettant
pas qu'il fust martyr effectif, ains seulement de volonté et affection; car l'huile bouillant qu'on avoit
preparé pour le mettre, et dedans lequel on le mit, ne luy fit aucun mal, ains luy fut aussi doux et
suave que si c'eust esté un bain des plus aggreables. Saint Jacques fut martyr effectif, car Dieu luy
fit la grace de mourir pour son amour, quoy que saint Jean ne laissa pas d'avoir la recompense et
couronne du martyre.
Nostre divin Maistre dit donques à ces deux Saints: Pouvez-vous boire avec moy le calice
qui m'est [78] preparé242? car je suis descendu du Ciel pour faire la volonté de mon Pere qui m'a
envoyé et pour parachever son ouvrage243. Ils respondirent: Nous le pouvons. Et il adjousta:
Sçavez-vous que c'est que boire mon calice? Ne pensez pas que ce soit avoir des dignités, des
faveurs et consolations, o non certes; mais boire mon calice c'est participer à ma Passion, endurer
des peines et souffrances, des clous, des espines, boire le fiel et le vinaigre.
O que ces faveurs sont grandes! Que nous devons estimer à grand bonheur de porter la
croix et estre crucifiés avec nostre doux Sauveur! Les Martyrs beuvoyent tout d'un coup ce calice,
les uns en une heure, les autres en deux et trois jours, d'autres en un moys. Nous pouvons estre
martyrs et le boire, non en deux et trois jours mais toute nostre vie, nous mortifiant
239 Matt., XX, 25, 26.
240 Joan., XV, 16.
241 Matt., XIX, 38.
242 Matt., XX, 22.
243 Joan., VI, 38, IV, 34.
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continuellement, comme font et doivent faire les Religieux et Religieuses que Dieu a appellés en
la Religion pour porter sa croix et estre crucifiés avec luy. N'est-ce pas un grand martyre de ne
faire jamais sa propre volonté, sousmettre son jugement, escorcher son cœur, le vuider de toutes
ses affections impures et de tout ce qui n'est point Dieu, ne point vivre selon ses inclinations et
humeurs ains selon la volonté divine et la rayson? C'est un martyre qui est fort long et ennuyeux
et qui doit durer toute nostre vie, mais nous obtiendrons à la fin d'icelle une grande couronne pour
nostre recompense si nous sommes fidelles à cela.
Lors que quelque grande princesse ou seigneur meurt d'une mort inopinée, on ouvre son
corps pour voir de quelle maladie il est mort, et quand on a trouvé la cause de son trespas l'on est
content et ne passe-t-on pas plus outre. Nostre Seigneur estant sur l'arbre de la croix, il dit avant
que de rendre l'esprit ces paroles, mais d'une voix haute, esclattante et ferme: Mon Pere, je
recommande mon esprit entre vos mains244, et rendit son esprit245 tout incontinent en les
prononçant; l'on ne pouvoit croire qu'il fust mort, l'ayant ouy parler tout à l'heure d'une voix si
forte qu'il ne sembloit pas qu'il [79] deust si tost mourir; de sorte que le capitaine des soldats vint
pour sçavoir s'il estoit vrayement trespassé, et voyant qu'il l'estoit, il commanda qu'on luy donnast
un coup de lance au costé; ce que l'on fit, et donna-t-on droit contre son cœur246. Son costé estant
ouvert, l'on vit qu'il estoit vrayement mort, et de la maladie de son cœur, cela veut dire de l'amour
de son cœur.
Nostre Seigneur voulut que son costé fust ouvert pour plusieurs raysons. La premiere est à
fin qu'on vist les pensées de son cœur, qui estoyent des pensées d'amour et de dilection247 pour
nous, ses bien aymés enfans et cheres creatures, qu'il a creées a son image et semblance248, à fin
que nous vissions combien il desire de nous donner de graces et benedictions, et son cœur mesme,
comme il fit à sainte Catherine de Sienne249. J'admire cette grace incomparable dequoy il changea
de cœur avec elle; car auparavant elle prioit ainsy: «Seigneur, je vous recommande mon cœur,»
mais despuis elle disoit: «Seigneur, je vous recommande vostre cœur,» de sorte que le cœur de
Dieu estoit son cœur. Certes, les ames devotes ne doivent point avoir d'autre cœur que celuy de
Dieu, point d'autre esprit que le sien, point d'autre volonté que la sienne, point d'autres affections
que les siennes ni d'autres desirs que les siens, en somme elles doivent estre toutes à luy.
La seconde rayson est à fin que nous allions à luy avec toute confiance, pour nous retirer
et cacher dedans son costé, pour nous reposer en luy, voyant qu'il l'a ouvert pour nous y recevoir
avec une benignité et amour nom-pareil, si nous nous donnons à luy et que nous nous abandonnions
entierement et sans reserve à sa bonté et providence.
Vous me demanderez peut estre les raysons pour lesquelles nos cœurs à nous autres sont si
cachés qu'on ne les voit point. Pour deux raysons il est expedient qu'il soit ainsy. La premiere, pour
ce que l'on auroit horreur de descouvrir dans les cœurs des meschans et grans pecheurs des choses
si sales, horribles et tant de miseres; car sainte Catherine, qui avoit receu ce don de Dieu, de [80]
penetrer les consciences et connoistre les pechés les plus secrets, en avoit une si grande horreur,
qu'il failloit qu'elle se destournast pour s'empescher de les voir. Et de nostre temps, le bienheureux
Philippe Nerius avoit receu cette mesme grace de la divine Bonté; souvent il se bouchoit le nez
pour ne sentir une si grande puanteur qui sortoit des pecheurs. L'autre rayson est parce qu'il n'est
pas expedient que l'on voye le cœur des bons, de peur qu'ils ne tombent en vanité ou que cela ne
donne de la jalousie aux autres. Or, en Nostre Seigneur il n'y avoit rien à craindre que l'on vist son
cœur, parce qu'il n'y avoit rien en luy qui peust donner de l'horreur, puisqu'il estoit si pur, si saint
et la pureté mesme; il ne pouvoit point aussi tomber en vanité, luy qui estoit l'Autheur de la gloire.
Je considere la ferveur avec laquelle ces deux Saints respondirent à Nostre Seigneur lors
qu'il leur parla de boire son calice: Nous le pouvons, dirent-ils. Voyez-vous, lors que nous avons
244 Lucae, XXIII, 46.
245 Matt., XXVII, 50; Joan., XIX, 30.
246 Joan., XIX, 33, 34.
247 Cf. Jerem., XXIX, 11.
248 Gen., I, 26, V, 1.
249 B. Raym. de Cap., in Vita ejus, Pars II, c. VI.
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des chaleurs, des bons sentimens et consolations il nous semble que nous ferons des merveilles;
mais aux moindres petites occasions, nous choppons et donnons du nez en terre. Si l'on nous touche
le bout du doigt ou le bout du pied, nous nous retirons aussi tost; si on nous dit une petite parole
qui ne soit pas selon nostre gré, nous nous offensons. Nous faisons comme ces soldats d'Ephraïm,
lesquels avoyent fait des grans exploits de guerre et avoyent tant de vaillance en imagination qu'ils
pensoyent massacrer tous leurs ennemis; mais quand ce vint au fait et au prendre ils devïndrent
pasles et sans courage, tournant le dos250. Nous en sommes de mesme, car nous faisons en esprit
de beaux exploits et de belles resolutions, nous imaginant que nous faisons choses et autres pour
Dieu; mais quand ce vient aux occasions, nous tournons le clos et manquons de courage et de
fidelité.
Saint Pierre dit à Nostre Seigneur avec une grande ferveur: Je ne vous quitteray point, mais
je mourray avec vous251; et à la seule voix d'une chambriere, il le renia trois fois252. Certes, lors
qu'il nous vient de ces [81] ardens desirs de faire de grandes choses pour Dieu, nous devons alors
plus que jamais nous approfondir en l'humilité et defiance de nous mesmes et en la confiance en
Dieu, nous jettant entre ses bras, reconnoissant que nous n'avons nul pouvoir pour effectuer nos
resolutions et bons desirs, ni faire chose quelconque qui luy soit aggreable; mais en luy et avec sa
grace toutes choses nous seront possibles253. Celuy-là seroit bien fol qui voudroit faire quelque
grand bastiment et edifice et ne considereroit pas auparavant s'il a de quoy payer et satisfaire pour
cela254. Nous autres qui voulons acheter le Ciel, et faire ce grand bastiment et edifice de la
perfection, nous sommes des fols lors que nous ne considerons pas si nous avons de quoy payer et
ce qu'il faut donner pour l'avoir; faute de cette consideration, nous demeurons court en chemin.
La monnoye avec laquelle il nous faut acheter cette perfection, c'est nostre propre volonté,
laquelle il nous faut vendre et nous en desfaire, la quittant entierement. Il faut renoncer à nous
mesme et prendre la croix255, il faut sousmettre nostre propre jugement, il nous faut desfaire de
nos mauvaises inclinations et humeurs. En fin nous ne l'acquerrons jamais par une autre voye; il
nous faut vendre tout pour avoir cette precieuse perle256 de l'amour sacré que Dieu se prepare à
nous donner, si nous sommes fidelles à travailler pour l'acquerir. Bienheureuses sont donques les
ames qui boivent le calice avec Nostre Seigneur, qui se mortifient, portent la croix et souffrent
amoureusement pour son amour, et qui reçoivent egalement de sa main toutes sortes d'evenemens.
Mais, mon Dieu, qu'il s'en trouve peu! Toutefois, je ne dis pas cela sans faire quelques exceptions.
Vous me direz neanmoins qu'il y en a tant qui desirent de souffrir et porter la croix; et c'est
la verité. Je le sçay qu'il y en a plusieurs qui le desirent, et demandent à Dieu les peines et
afflictions, le priant qu'il les fasse souffrir; mais c'est avec cette condition qu'il les visite et console
souvent en leur souffrance, qu'il leur tesmoigne qu'il l'a aggreable, qu'il se plaist de les voir souffrir,
et [82] qu'il les en recompensera bien d'une gloire immortelle. Il y en a aussi plusieurs qui desirent
et veulent sçavoir le degré de gloire qu'ils auront au Ciel. Certes, c'est une tres grande impertinence,
car nous ne devons en façon quelconque nous enquerir de cela. Nous devons servir la divine
Majesté le mieux et le plus fïdellement que nous pourrons, observant exactement ses
commandemens, ses conseils et ses volontés, et avec le plus de perfection, de pureté et d'amour
qu'il nous sera possible, et ne nous point enquerir de la recompense qu'il nous donnera, laissant
cela à sa Bonté qui ne manquera pas de nous recompenser d'une gloire infinie et incomprehensible,
se donnant soy mesme à nous pour recompense257, tant il fait d'estat et a aggreable ce que nous
faisons pour luy. En somme c'est un bon Maistre, il nous faut seulement estre serviteurs et
servantes bien fideles, et asseurement il nous sera fidele Remunerateur258.
250 Ps. LXXVII, 9.
251 Lucae, XXII, 33; Joan., XIII, 37.
252 Matt., XXVI, 69-75.
253 Philip., IV, 13.
254 Cf. Luc., XIV, 28-30.
255 Matt., XVI, 24; Lucae, IX, 23.
256 Matt., XIII, 46.
257 Gen., XV, 1.
258 Matt., XXV, 21, 23.
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C'est un bonheur incomparable de servir ce divin Sauveur de nos ames et boire avec luy
son calice. Voyez-vous cette grande sainte Catherine de Sienne, laquelle prefera la couronne
d'espines à celle d'or? Nous en devons faire le mesme, car en fin le chemin de la croix, des
souffrances et afflictions est un chemin asseuré qui nous conduit à Dieu et à la perfection de son
amour, si nous sommes fideles. Pour conclusion, il nous faut courageusement boire le calice de
Nostre Seigneur et estre crucifiés avec luy en cette vie, et si nous suivons ses exemples et vestiges,
sa Bonté nous fera la grace d'estre avec luy glorifiés en l'autre259, où nous conduisent le Pere, le
Fils et le Saint Esprit. Amen. [83]
259 Rom., VIII, 17.
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XII. Sermon de Vêture pour la fête de saint Claude
6 juin 1617260
L'on a tousjours fait de grandes solemnités à la reception des ames qui se sont consacrées
à Dieu pour le servir en Religion; mais je remarque que l'on en a tousjours fait davantage pour
celle des filles que non pas pour celle des hommes; et pour moy je crois que c'est parce qu'estant
d'un sexe plus fragile, l'on doit d'autant plus admirer et solemniser la force qu'elles ont à se
desprendre de toutes les choses de la terre. Leur generosité fait certes honte à beaucoup de
personnes qui se tiennent pour bien vaillantes et courageuses.
Celles-cy estiment grandement, disent-elles, le bonheur d'estre tout à Dieu. Mais pourquoy
donques, s'il est vray que vous l'estimez tant, ne vous retirez-vous en Religion pour appartenir plus
entierement à Nostre Seigneur et le servir plus parfaitement, puisque vous n'avez point de legitime
occasion de demeurer dans le monde? O Dieu, je ne me puis destacher de telles et telles choses
que j'ayme tant; je le desirerois bien, mais je ne puis. [85] Confessez donques que vous manquez
de force et de courage et que vous vous laissez surmonter par des ames que vous estimiez plus
foibles et plus fragiles que vous. Mais à fin que les uns et les autres ayent occasion de s'humilier,
il faut que nous reconnoissions que nostre force et nostre courage ne vient pas de nous, car le grand
Apostre saint Paul dit261 que toute nostre suffisance vient du Ciel. C'est au Saint Esprit à qui nous
en devons rendre la gloire, d'autant qu'il se plaist à choisir les choses les plus foibles et viles pour
manifester sa grandeur et son incomprehensible bonté262.
Chose fort admirable que la diversité des attraits du Saint Esprit! L'Espouse, au Cantique
des Cantiques263, dit à son divin Espoux: Ton nom, o mon Bien-Aymé, est comme un huile et un
baume respandu; il donne une si bonne odeur par toute la terre, que les jeunes filles t'ont desiré. O
que grand est le bonheur des jeunes filles qui desirans Nostre Seigneur se viennent toutes consacrer
à son amour! Je n'entens pas, par ce mot de jeunes, parler de celles qui le sont d'aage264, bien que
le bonheur de celles cy soit tres grand de pouvoir dedier leurs premieres et meilleures années au
service de la divine Majesté; ains je veux dire celles qui sont encores tendres et jeunes à la
devotion. Mais que pensez-vous que soyent ces odeurs qui les attirent? O que cette divine amante,
et nous aussi, avons bien rayson de nous estonner, car ces odeurs ne sont autre chose sinon les
croix, les espines, les clous, la lance. O Dieu, quelle merveille est celle-cy, que Nostre Seigneur se
fasse desirer et attire les ames à sa suite par le moyen de tout ce qui est si rude et si affreux au sens
humain!
Voyez-vous, nous n'avons point accoustumé de tromper les filles qui se presentent pour
estre receues dans les Religions; car nous leur disons qu'elles meurent en y entrant, et qu'il ne
faudra plus qu'elles vivent à tout ce à quoy elles ont vescu au monde. Au monde vous viviez à [85]
vostre propre volonté, et maintenant il la faudra faire mourir; vous viviez en tous vos sens,
desormais il faut qu'ils soyent morts. Vous viviez en l'esperance d'avoir des biens que les anciens
philosophes ont voulu appeller de fortune, à sçavoir les richesses, les honneurs, les grandeurs, les
preeminences; desormais il faut mourir à cela. Vous ne possederez plus rien en propre, l'on ne
preschera plus vos louanges, il ne sera plus fait aucune mention de vous, non plus que si vous
260 Le procédé général d'après lequel sont déterminées les dates des sermons de Vêture et de Profession ayant été
expliqué dans l'Avant-Propos, nous ne nous croyons pas obligés de justifier isolément chacune de ces dates. Il suffira
de dire ici que ce sermon a été prêché pour la Vêture des Sœurs Marie-Michelle de Nouvelles, Claude-Jacqueline Joris
et Françoise-Marguerite Favrot. (Pour cette dernière, voir Les Vies de VIII venerables Veves Religieuses de l'Ordre
de la Visitation Sainte Marie, par la Mere de Chaugy. Annessy, M.DC.LIX.)
261 II Cor., III, 5,
262 I Cor., I, 27, 28.
263 Cap. I, 2, 3.
264 En prononçant ces paroles, le Saint avait probablement en vue la Sœur Françoise-Marguerite Favrot, âgée déjà de
trente-huit ans à l'époque de sa Vêture.
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n'estiez plus au monde. Bref, il faut que vous mouriez à la propre volonté, à la volupté et à la
vanité.
Mourir à la volonté, o que ce point est necessaire! l'on ne sçauroit assez peser sa necessité.
Un jour le grand saint Basile considerant cecy, se demanda265: Ne seroit-il pas possible de servir
Dieu parfaitement faisant de grandes et rudes penitences et austerités, voire de grandes œuvres
pour Nostre Seigneur, conservant sa propre volonté? Et soudain apres, il s'imagina que Nostre
Seigneur et tres sacré Maistre luy respondoit: Je me suis vuidé de ma propre gloire, je suis
descendu du Ciel, j'ay pris sur moy toutes les miseres humaines, et en fin finale je suis mort, et de
la mort de la croix266. Et pourquoy tout cela? C'est peut estre pour patir, et par ce moyen sauver
les hommes; ou, par adventure, l'ay-je fait par mon choix? O non, pardonnez-moy, la seule cause
pour laquelle j'ay fait tout ce que j'ay fait, ç'a esté pour me sousmettre à la volonté de mon Pere
qui estoit telle. Et pour monstrer que ce n'est pas par mon choix, il faut que vous sçachiez que si
la volonté de mon Pere eust esté que je fusse mort d'une autre mort que celle de la croix, ou bien
que j'eusse vescu en delices, je me serois trouvé tout aussi prompt que j'ay fait, parce que je n'estois
pas venu en ce monde pour faire ma volonté, mais celle de mon Pere qui m'a envoyé267. O Dieu,
si nostre cher Sauveur, dont la volonté ne pouvoit estre que tousjours absolument parfaitte, et
partant ne pouvoit choisir aucune chose qui ne fust tres aggreable à son Pere, n'a point voulu vivre
selon icelle, comme est-ce donques que nous autres [86] aurons bien la hardiesse de laisser vivre
la nostre, le choix de laquelle, pour l'ordinaire, gaste toutes nos œuvres?
268Mieux vaudroit mesme estre eslevé en dignités contre nostre volonté (et il y aurait sans
comparaison plus d'humilité à les accepter), que non pas de les refuser par nostre choix et eslection,
nous en reconnoissant indignes. Nous en voyons l'exemple aujourd'huy en ce grand saint Claude
duquel nous celebrons la feste. Apres avoir donné des rares exemples de vertu à l'ordre clerical,
estant chanoine de Besançon, il fut esleu d'un commun consentement Archevesque de cette ville;
et bien que son humilité faisoit qu'il s'en croyoit indigne, il ne laissa pas de l'accepter, parce que le
Superieur commandoit, le Pape ordonnoit, et le commun consentement du peuple luy faisoit
connoistre que c'estoit la volonté de Dieu. C'est orgueil de rechercher les charges, les
preeminences, et au contraire ce serait temerité de les refuser lors qu'elles nous sont presentées par
ceux qui ont du pouvoir sur nous.
En fin, point de vraye vertu sans la mort de la propre volonté, et saint Bernard269 nous dit
tout court que rien ne brusle en enfer que la propre volonté. Mais ce n'est pas tout, car nous disons
à ces filles qui veulent entrer en Religion qu'il faut mourir à tous leurs sens, à sçavoir, qu'il ne faut
plus avoir d'yeux pour voir ni d'oreilles pour ouïr, et ainsy des autres; on leur devra donques
retrancher leurs fonctions. Vous aviez accoustumé de porter la veüe haute et les yeux tousjours
ouverts pour regarder toutes choses; desormais il la faudra porter basse, n'ouvrant les yeux que
pour la necessité et non point pour le service de la curiosité. Les habits que nous leur donnons font
assez entendre tout cela, mais particulierement le voile que nous leur mettons dessus la teste, lequel
leur monstre qu'elles ne se doivent plus servir de leurs sens ni de leurs puissances [87] pour aucune
chose de la terre, ains que, comme des filles mortes, rien ne devra plus vivre en elles de tout ce qui
y a vescu jusques à l'heure presente. Bref, il faut que vous mouriez à vostre vie civile, leur repetons-
nous, car, ainsy que nous avons desja dit, vous n'aurez plus de reputation, l'on ne parlera plus de
vous que comme d'une personne morte; aussi vous revestira-t-on du sac noir qui vous en doit faire
resouvenir.
Mais pourquoy ainsy mourir à toutes choses, et si particulierement à soy mesme? Non
certes pour autre sujet sinon à fin que Jesus Christ vive en vous. Et quoy, Jesus Christ glorifié? O
non, pas encores, ce sera là haut au Ciel qu'il vivra en nous glorifié; mais pour l'heure presente ce
265 Regulae Breviores, Interrog. CXV-CXX.
266 Philip., II, 7, 8.
267 Joan.,V, 30, VI, 38; Ps. XXXIX, 9; Rom., XV, 3.
268 Migne, en publiant ce sermon (tome IV, col. 1620), s'est cru permis d'omettre cet alinéa, qui par conséquent est
inédit.
269 Ubi supra, p. 77.
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7 Pages 61-70

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7.1 Page 61

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doit estre Jesus crucifié, car nous sommes au temps de la souffrance, non de la jouissance. Escoutez
saint Paul qui parle de luy mesme: Je vis, dit-il270, mais ce n'est pas moy, ains c'est mon Seigneur
qui vit en moy; non pas mon Seigneur glorifié, ains mon Seigneur crucifié. Au demeurant, je
m'estonne grandement comme on a le courage de venir au service de Dieu, puisqu'on ne promet
point des consolations ni des delices, ains qu'il faudra tousjours travailler et souffrir, tousjours se
mortifier et humilier. O sans doute, il y a une vertu secrette qui opere en cecy; c'est la force des
attraits du Saint Esprit qui le fait ainsy pour sa plus grande gloire.
Ce pendant, je considere qu'en l'Evangile d'aujourd'huy271, qui est celuy des talens que le
seigneur bailla à ses serviteurs lors qu'il alla faire son voyage, il est rapporté qu'il en donna un,
puis deux, puis cinq. C'est un grand talent que celuy de vivre chrestiennement et en l'observance
des commandemens de Dieu; neanmoins celuy qui en a receu deux, c'est à dire qui avec celuy cy
a receu celuy de vouloir pretendre à la perfection de la vie chrestienne, est desja beaucoup plus
favorisé; mais, o Dieu, combien grand est le bonheur de celuy qui a receu en outre les trois talens
auxquels sont encloses toutes les perfections chrestiennes! Ce sont ces trois principaux conseils de
Nostre Seigneur: l'obeissance, [88] la chasteté et la pauvreté; ce sont ces trois vœux effectuels qui
nous unissent à Dieu (je dis effectuels, et non pas seulement voués). Par ces trois vœux nous luy
consacrons et dedions tout ce que nous avons: par celuy de pauvreté nous donnons nos biens et
toutes les pretentions que nous avions d'en posseder; par celuy de chasteté nous donnons nostre
corps, et par celuy d'obeissance nous donnons nostre ame avec toutes ses puissances272.
270 Galat., II, 19, 20.
271 Matt., XXV, 14-23.
272 Cf. Introd. a la Vie dev., tom. III huj. Edit., pp. 172, 91*, 92*.
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7.2 Page 62

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XIII. Sermon de Vêture pour la fête de Notre-Dame des Neiges
5 août 1617273
Nostre Seigneur parlant les paroles de la vie eternelle274, une femme s'esleva d'entre le
peuple, disant: Bienheureux est le ventre qui t'a porté et les mammelles que tu as succèes275.
Voyez-vous, nostre divin Maistre presche, et cette femme se prend à louer Nostre Dame. Hé certes,
ce n'est pas sans rayson, d'autant que de la devotion de Nostre Seigneur naist tout incontinent celle
de sa tres sacrée Mere, et nul ne peut aymer l'un sans l'autre. La sainte Eglise a accoustumé de
nous faire lire cet Evangile aux festes de Nostre Dame, mais tout particulierement aujourd'huy que
nous en celebrons une à son honneur. Il me semble mesme que l'histoire que l'Eglise nous presente
en ce jour a une tres grande correspondance avec cet Evangile.
On rapporte donques276 qu'il y avoit dans la ville de Rome un homme noble nommé Jean,
lequel n'ayant point d'enfans, desira de consacrer tous ses biens à la divine Majesté, mais à
l'honneur de Nostre Dame; sa femme estoit du mesme sentiment. Or, ne sçachant comme ils le
pourroyent faire pour luy estre plus aggreables, ils se mirent en priere; et la nuit il leur fut dit [90]
en songe d'aller sur le monticule nommé Esquilin, et de faire bastir une eglise à l'honneur de la
sacrée Vierge Nostre Dame en l'endroit qu'ils trouveroyent couvert de neige. Miracle certes tres
grand au mois d'aoust et en la ville de Rome où les chaleurs sont si excessives. Ce bien heureux
Jean s'en alla declarer sa revelation au Pape, et il se trouva que celuy-cy avoit eu le mesme signe.
Les trois revelations estans confrontées, on visita le lieu, on remarqua la place, et lors on y bastit
l'eglise qui y est encores aujourd'huy et que l'on nomme Sainte Marie Majeure.
Revenons maintenant à nostre Evangile277. Cette bonne femme s'estant escriée:
Bienheureux est le ventre qui t'a porté et les mammelles que tu as succées, Nostre Seigneur
respondant dit: Il est vray; comme qui diroit: Voire! mais bienheureux sont ceux qui escoutent la
parole de Dieu et la gardent, c'est à sçavoir, qui la mettent en effect. L'on en voit qui oyant parler
de la Mort du Sauveur pleurent fort tendrement, et neanmoins ne laissent pas de nourrir en eux
mille sortes d'imperfections contre cette sainte Passion sur laquelle ils ont pleuré278.
Vous autres qui faites profession de la spiritualité sçavez la difference qu'il y a entre l'amour
effectif et l'amour affectif. Nostre Seigneur ne se contente pas de l'affectif si on ne luy donne
encores l'effectif. Ne voyez-vous pas qu'il ne dit pas seulement estre bienheureux ceux qui
escoutent sa parole, ains adjouste ceux qui l'observent? Dieu monstre assez qu'il ne juge pas qu'on
l'escoute si on ne l'effectue avec affection de sousmission et d'obeissance; aussi se plaint-il de son
peuple parce que luy ayant parlé, il n'en a pas esté ouy279; c'est à dire qu'ils n'ont pas mis en effect
ses paroles, d'autant qu'ils l'avoyent bien ouy de leurs oreilles. Or, cela ne suffit pas, car il veut que
nous l'escoutions avec le dessein d'en faire nostre proffit. De mesme quand nostre divin Maistre
dit, parlant des Superieurs: Qui vous escoute m'escoute et celuy qui vous mesprise me mesprise280,
c'est comme s'il disoit: Je tiens que [91] ceux qui vous obeissent c'est à moy qu'ils obeissent; et
ceux qui mesprisent vos paroles ne s'en voulant pas servir, je tiens que ce sont mes paroles mesme
qu'ils mesprisent.
Sur ce propos, il me souvient d'avoir expliqué une fois en cette chaire comment nous
devons faire pour entendre la parole de Dieu et la predication avec utilité. J'adjouste maintenant
273 Vêture des Sœurs Jeanne-Térèse d'Albamey, Jeanne-Hélène de Gérard, Anne-Marguerite et Marie-Gabrielle
Clément. (Pour ces deux dernières, voir l'Année Sainte des Religieuses de la Visitation Sainte Marie, tome Ier, p. 40,
et tome VII, p. 268.)
274 Joan., VI, 69.
275 Lucae, XI, 27.
276 Vide Brev. Rom., ad diem.
277 Lucae, XI, 27, 28.
278 Cf. Introd. a la Vie devote, Partie IV, c. XIII.
279 Prov., I, 24; Is., LXV, 12, LXVI, 4; Jerem., VII, 13.
280 Lucae, X, 16.
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que, outre l'intention que nous y devons avoir apportée d'en vouloir faire nostre proffit et l'attention
durant icelle, nous devons par apres demeurer quelque temps renfermés dans le fond de nostre
ame, je veux dire recueillis, pour ruminer ce que nous avons entendu. Et à fin que les distractions
ne viennent se poser sur nostre cœur et troubler nostre repos, il nous faut faire ce que fit Salomon
en son Temple: tout le couvert estoit d'or, mais redoutant que les oyseaux ne le salissent venant à
se nicher et reposer dessus, il le fit garnir de pointes, moyennant lesquelles le toit ne pouvoit estre
endommagé281. De mesme, si nous voulons avoir soin de garder nostre cœur des suggestions et
distractions du malin esprit, il faut, au sortir de la predication, le garnir d'aspirations et oraisons
jaculatoires sur le sujet d'icelle, invoquant la divine Misericorde pour nous fortifier à fin de mettre
en effect ce que nous avons affectionné.
Voyez-vous ce bon homme Jean dont nous faisons mention, il fut prompt à suivre l'attrait
de Dieu; car estant inspiré de luy donner tous ses biens, et ne sçachant comme il le pourrait executer
à sa gloire et à l'honneur de Nostre Dame à laquelle il avoit une si particuliere devotion, il se mit
en priere et il entendit ce qu'il devoit faire. O que c'est une bonne chose que la priere! Mais le
bonheur de ce saint homme ne consistoit pas à sçavoir la volonté de Dieu, s'il ne l'eust incontinent
suivie comme il fit. O que ceux là sont heureux qui estans inspirés, comme ce bien heureux Jean
et sa femme, de se dedier et consacrer à Dieu avec tout ce qu'ils possedent, ont recours à la priere
pour connoistre en quel lieu ils le pourront faire pour sa plus grande gloire et pour l'honneur de
[92] nostre tres digne Maistresse; car, ainsy que nous l'avons desja declaré, point de devotion pour
Dieu sans affection de plaire à Nostre Dame.
Mais qui est-ce, je vous prie, qui ne luy en auroit, veu qu'elle est nostre tres aymable Mere?
Et qu'il ne soit vray, escoutez l'Espoux au Cantique des Cantiques282 lors qu'il luy dit: Ton ventre,
o ma Bien-Aymée, est comme un monceau de grains de froment qui est tout entouré de lys de la
pudeur de sa virginité. Que veut-il signifier ce divin Amant, sinon que Nostre Dame a porté tous
les Chrestiens en son sein? Et si bien elle ne produit que ce grain duquel il est escrit283 que s'il
n'est jettè en la terre il demeurera seul, et s'il y est jetté et couvert il germera et en produira
plusieurs, à qui est ce, je vous prie, doit-on attribuer la production de ces autres grains, sinon à
celle qui a produit le premier, Nostre Seigneur estant Fils naturel de Nostre Dame? Bien qu'elle
n'ait porté que luy en effect clans son sein, elle a pourtant porté tous les Chrestiens en la personne
de son divin Fils, car ce beni grain nous a tous produits par sa mort; de mesme la datte estant
plantée produit la palme de laquelle viennent par apres quantité d'autres dattes; et pourquoy ne
dira-t-on pas que ces dattes appartiennent à la premiere dont la palme est sortie?
Bienheureux est le ventre qui t'a porté et les mammelles que tu as succèes. Nous avons tous
esté nourris de ces sacrées mammelles, car Nostre Seigneur en ayant tiré sa nourriture et les ayant
succées, nous a par apres nourris des siennes. Il a, nostre tres cher Maistre, des mammelles tres
douces et tres delectables, comme nous le tesmoigne sa divine Espouse, disant284: O mon Bien-
Aymé, que tes mammelles sont douces! Elles sont meilleures que le vin de tous les contentemens
de ce monde. O Dieu, que nous devons d'honneur, d'amour et d'affection à Nostre Dame, tant parce
qu'elle est Mere de nostre Sauveur que parce qu'elle est encores la nostre!
Il se trouve beaucoup de personnes qui estans chrestiennes protestent qu'elles veulent
dedier et offrir à Dieu [93] tout ce qu'elles ont, tout ce qu'elles sont, parce qu'elles connoissent que
tout luy appartient, et aymeroyent mieux mourir que de l'offenser mortellement. Mais il est vray
aussi qu'elles veulent se reserver la disposition de leurs biens, et quoy qu'elles soyent resolues de
vivre en l'observance des commandemens de Dieu, elles veulent neanmoins retenir la volonté de
faire tout plein de petites choses qui ne sont pas contre la charité, mais qui vont biaisant; ce sont
des choses perilleuses, lesquelles si bien elles ne nous font pas perdre la charité, ne laissent pas de
desplaire à la divine Majesté. Dieu est jaloux de nostre amour, c'est pourquoy il va jettant ses
inspirations sur des ames qu'il separe d'entre les autres, lesquelles par une puissante resolution se
281 Joseph., De Bello Jud., 1. VI, c. VI (de tertio Templo).
282 Cap. VII, 2.
283 Joan., XII, 24, 25.
284 Cant., I, 1.
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viennent consacrer et dedier leur cœur avec toutes ses affections, leur corps et leurs biens à son
honneur et gloire, choisissant l'estat de la Religion pour y vivre avec plus de perfection et moins
de danger de se perdre et divertir de leur sainte resolution.
Cet estat est certes le plus parfait apres celuy de ceux qui sont sous le caractere de la
consecration episcopale285, d'autant que l'on ne s'en peut plus departir. Le martyre n'est pas un estat
à cause de sa briefveté, ains se doit plustost appeller une voye courte et passagere, que non pas un
estat. Ces ames donques qui sont si genereuses que de se venir toutes abandonner à Dieu sans
aucune reserve, se jettant sous les loys de la Religion et se liant si estroittement que jamais plus
elles ne s'en peuvent desprendre, font non seulement comme toutes les fleurs jaunes qui se vont
tousjours tournant du costé du soleil, mais aussi comme celle qu'on appelle tourne-soleil, laquelle
ne se contente pas de tourner sa fleur, ses feuilles et sa tige contre iceluy, ains encores, par une
secrette merveille, tourne aussi sa racine qui est dessous terre. Ainsy ces benites ames ne veulent
pas [94] seulement se tourner et abandonner à Dieu à demi, mais tout entieres; elles mesmes et
tout ce qui en depend: les feuilles des vaines esperances que le monde donne, la fleur de leur pureté
et les fruits de tout ce qu'elles feront et possederont à jamais.
Elles disent à Nostre Seigneur, à l'imitation du grand saint Paul286: Seigneur, que vous
plaist-il que je fasse? Et ayant dit cela, elles se sousmettent à la conduite de leurs Superieurs, pour
ne jamais plus estre maistresses d'elles mesmes ni de leur volonté, evitant par ce moyen la sentence
du grand saint Bernard287 qui asseure que «celuy qui se gouverne soy mesme est gouverné par un
grand sot.» Hé, pourquoy voudrions-nous estre maistres de nous mesme pour ce qui regarde
l'esprit, puisque nous ne le sommes pour ce qui est du corps? Ne sçavons-nous pas que les
medecins lors qu'ils sont malades appellent d'autres medecins pour juger des remedes qui leur sont
propres? De mesme les advocats ne plaident pas leur cause, d'autant que l'amour propre a
accoustumé de troubler la rayson.
Je considere maintenant que ce ne fut pas sans rayson que la neige fut la marque de la verité
de la revelation faite à ce bon homme Jean et sa femme. Nostre Seigneur pouvoit bien faire tomber
de la manne comme il fit anciennement au desert pour les Israëlites288, ou bien couvrir des plus
belles fleurs cette place qu'il avoit choisie; mais il ne le voulut pas, d'autant qu'ès qualités de la
neige se peuvent retrouver les conditions necessaires aux ames qu'il a esleües pour estre plus
specialement siennes en la Religion. Premierement, je remarque la blancheur de la neige;
secondement, son obeissance; troisiesmement, sa fecondité. Je laisse tout plein d'autres proprietés,
comme seroit de dire qu'elle ne tombe jamais dessus la mer, au moins dessus la haute mer; et je
pourrois adjouster que de mesme la sacrée et particuliere inspiration de se donner à Dieu sans
reserve ne tombe point sur les ames qui voguent sur la haute mer de ce miserable monde et qui y
sont eslevées sur les plus hautes dignités. Je sçay bien qu'il s'en est trouvé, comme [95] sainte
Magdeleine, saint Matthieu et les autres; de mesme un saint Louys, une sainte Elizabeth; mais tous
ceux-là sont rares, et partant nous pouvons bien dire que si cette bienheureuse inspiration y tombe,
c'est tres rarement.
Nous faisons comparaison de la blancheur de la neige à la blancheur d'une ame pure parce
qu'elle surpasse toute autre blancheur; et qu'il ne soit vray, vous le verrez demain en l'Evangile289
où il est dit que Nostre Seigneur estant transfiguré, ses vestemens devinrent blancs comme neige.
Cela monstre assez qu'il ne se trouvoit rien de plus blanc. Escoutez le Psalmiste royal David290,
lors que se plaignant à Dieu dequoy son ame estoit devenue par le peché plus noire qu'un ethiopien,
il le prie qu'il luy plaise l'arrouser de son hyssope, et par ce moyen elle sera rendue plus blanche
que la neige.
285 Le mot consecration n'est, dans le Manuscrit, suivi d'aucune épithète; cette omission est suppléée ici d'après la
doctrine même de saint François de Sales (Introduction a la Vie devote, Partie III, chap. XI) et celle de saint Thomas
d'Aquin (IIa IIae, quaest. CLXXXIV art. VI-VIII).
286 Act., IX, 6.
287 Epist. LXXXVII, ad Oger., § 7.
288 Exod., XVI, 14.
289 Matt., XVII, 1-9.
290 Ps. L, 9.
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Or, les ames divinement appellées à l'estat de Religion sont rendues blanches comme la
neige, car par le vœu de chasteté elles renoncent à tous les playsirs de la chair, tant licites que
illicites; et par apres leur viennent en contreschange les playsirs et contentemens de l'esprit. Le
saint Prophete291 disoit au Seigneur: Une chose vous ay-je demandée, c'est celle que je requiers
encores, que vous me meniez en vostre saint temple, à fin que là je jouisse de vostre volupté.
Comme s'il vouloit dire que nul ne jouira des cheres caresses ni des delicieux playsirs de Nostre
Seigneur, que ceux qui renonceront à tous les vains playsirs de la chair et du monde, puisqu'on ne
sçauroit posseder les uns et les autres tout ensemble. Il est pourtant veritable que le Sauveur ayant
deux mammelles, nourrit tous ses enfans de la misericorcle qui en distille. C'est en effect une
certaine liqueur de misericorde qui retire le pecheur de son iniquité et la luy pardonne; mais l'autre
de ses mammelles dont il nourrit les parfaits et les perfectionne tousjours davantage, jette une
liqueur plus douce que le miel292 et plus suave que le nectar et l'ambroisie; elle est toute sucrée.
Bienheureuses donc sont telles ames [96] qui renoncent absolument à tous les delices et playsirs
de la chair qui nous sont communs avec les bestes, pour jouir de ceux de l'esprit qui nous rendent
semblables aux Anges.
Passons à la seconde qualité de la neige. Je dis qu'elle est obeissante. C'est le divin
Psalmiste qui le declare293, asseurant qu'elle fait la volonté de Dieu, qu'elle obeit à sa parole. Hé,
voyez-la tomber: elle tombe si doucement! Voyez comme elle demeure sur la terre jusques à ce
qu'il plaise à Dieu d'envoyer un rayon de soleil qui la vienne dissiper et faire fondre. O qu'elle est
obeissante la neige! Telles sont les ames qui se dedient au Seigneur, car elles sont souples et se
sousmettent absolument sous la discretion et conduite de ceux qui commandent, sans se laisser
plus maistriser par leur propre volonté ni jugement. Et tout ainsy qu'elles ont renoncé à tous les
playsirs de la chair, de mesme renoncent-elles sans reserve au playsir qu'elles avoyent accoustumé
de prendre dans le monde, en suivant le mouvement de la propre volonté en tout ce qu'elles
faisoyent. Desormais elles ne luy seront plus sujettes, ains au contraire elles seront sujettes aux
Regles de leur Institut. O douce et amoureuse sujetion qui nous rend aggreables à Dieu!
En troisiesme lieu, la neige est feconde. Les paysans et ceux qui labourent la terre asseurent
que lors qu'il tombe mediocrement de la neige en hiver, la prise en sera plus belle l'année suivante,
d'autant qu'elle empesche la terre des grandes gelées. Et si bien il semble que la neige ne puisse
reschauffer la terre à cause de sa froideur, elle ne laisse pas de la rendre feconde pour la cause que
je viens de dire, car le grain se garde seurement dessous. La vocation religieuse est une vocation
feconde, d'autant qu'elle rend les actions les plus indifferentes, fertiles et tres meritoires. Le boire,
le manger, le dormir sont des choses d'elles mesmes indifferentes et sans aucun merite. Je sçay
bien qu'il faut manger et boire pour sustenter le corps, à fin qu'estant joint à l'ame, ils puissent par
ensemble passer le cours de cette vie [97] selon l'ordonnance de Dieu; de mesme qu'il faut dormir
pour, par apres, estre plus vigoureux pour servir la divine Majesté. Faire toutes ces choses ainsy,
c'est obeir; au grand Apostre qui dit294: Soit que vous mangiez, soit que vous beuviez, faites tout
au nom de Dieu. Et certes, celuy qui fait ces actions autrement, ne vit pas en Chrestien mais en
beste.
Or, ceux qui sont en la Religion font toutes ces actions bien plus particulierement au nom
de Dieu, d'autant qu'ils les font toutes par obeissance. Ils auroyent beau avoir appetit, qu'ils
n'iroyent pas manger si la cloche ne les y appelloit; ils ne vont donques pas manger pour satisfaire
à leur appetit, mais ils vont manger pour obeir. De mesme, ils ne vont point dormir parce qu'ils ont
sommeil ni parce qu'il faut dormir pour rendre le corps plus vigoureux, car si le temps n'en est
venu et la cloche, qui est le signe de l'obeissance, ne les y fait aller, ils n'iront point. O que le
bonheur de pouvoir obeir en tout ce que nous faisons est grand!
291 Ps. XXVI, 4.
292 Ps. XVIII, 11.
293 Ps. CXLVIII, 8.
294 I Corinth., X, 31; Coloss., III, 17.
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Mais sçavez-vous bien d'où procede le bonheur de ces ames religieuses? De ce qu'elles ont
obei à ces paroles que Nostre Seigneur leur a dites en la personne de son grand Prophete David295:
Escoute, ma fille, vois et incline ton oreille, oublie ton peuple et la maison de ton pere. Mais
remarquez, je vous prie, qu'il ne se contente pas qu'elle escoute si elle n'incline encores son oreille;
c'est pour monstrer qu'il veut estre escouté avec une particuliere attention et avec affection. Mais
dites nous, o saint Prophete, qu'en reussira-t-il de tout cecy? La suite de son discours le declare296:
Et le Roy convoitera ta beauté; c'est à sçavoir, il te fera son espouse bien aymée et prendra ses
delices en toy. Voyez-vous comme cette obeissance comprend en soy tout le bonheur et felicité de
ces ames? L'homme obeissant, dit la Sainte Escriture297, rendra compte à Nostre Seigneur de
plusieurs belles victoires lors qu'il viendra s'asseoir sur son throsne judicial au jour du jugement298.
Ces ames parleront alors des victoires remportées non seulement sur elles mesmes en
s'assujettissant à l'obeissance, [98] mais aussi de plusieurs qu'elles auront remportées sur leurs
ennemis. Et il ne faut point douter que s'estans conformées en cette vie à l'obeissance de leur
Maistre qui a mieux aymé mourir que de desobeir299, elles ne soyent receües amoureusement de
luy pour jouir avec luy eternellement de sa gloire, où nous conduisent le Pere et le Fils et le Saint
Esprit. Amen. Ouy, Seigneur, amen. [99]
295 Ps. XLIV, 11.
296 Vers. 13.
297 Prov., XXI, 38.
298 Matt., XIX, 38.
299 Philippens., II, 8. S. Bern., Tract, de Moribus et Offic. Episc., c. IX.
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XIV. Sermon de Profession pour la fête de l'Archange saint
Michel
29 septembre 1617300
(INÉDIT)
Nostre Seigneur veut et desire que nous honnorions les Anges, particulierement le glorieux
saint Michel duquel nous celebrons aujourd'huy la feste; car il a donné ce Prince de la milice
celeste pour special protecteur à son Eglise. Nous avons tous beaucoup de devoir de cherir, servir
et honnorer ces Esprits angeliques, veu qu'ils sont si desireux de nostre bien et ne desdaignent pas
de nous assister, puisqu'il n'y a creature, pour petite, vile et abjecte, fidelle ou infidelle, qui n'aye
son Ange pour la garder et solliciter continuellement au bien. Ils presentent nos oraisons à la divine
Bonté pour les faire exaucer301; si nous sommes lasches ils excitent nostre cœur à l'amour de la
vertu pour nous la faire embrasser, ils nous fortifient et nous obtiennent la force et le courage à fin
que nous la pratiquions; si nous sommes tristes et en adversité ils sont aupres de nous pour nous
resjouir et exhorter à la patience. En fin ils ne cessent de nous donner des inspirations pour le salut
et perfection de nostre ame en la dilection de l'amour divin, jusques à ce que nous parvenions à la
patrie celeste pour demeurer eternellement en leur compagnie. C'est [100] ce qu'ils desirent,
sçachant que nous avons esté creés pour cela. Ils sont si jaloux de nostre bonheur, qu'ils se
resjouissent quand ils voyent que nous sommes fidelles à Dieu et que nous correspondons à son
amour; et quand nous ne le faisons pas, s'ils pouvoyent avoir du desplaysir ils en auroyent.
Nos bons Anges nous donnent à tous des inspirations conformes à nostre vocation et
condition. Or, puisque nous avons tant d'obligations à tous ces Esprits celestes pour les grans
bienfaits que nous recevons d'eux et les bons offices qu'ils nous rendent en nous obtenant tant de
graces de la divine Bonté, voyons maintenant que nous pourrions faire pour leur estre aggreables,
pour les consoler et resjouir en reconnoissance de tant de faveurs.
Abraham fit un festin à trois Anges sous un arbre. Il leur donna premierement du pain cuit
sous la cendre, puis du beurre, du miel et du veau rosti, et leur fit ce banquet à l'heure du midy302.
Si nous voulons faire un festin aux Anges et à Nostre Seigneur le Roy des Anges, nous leur devons
donner, à l'imitation d'Abraham, du pain cuit sous la cendre de l'humilité. Chacun sçait que le pain
est une chose universelle dont on mange avec toutes sortes de viandes. Le pain que nous devons
donner à manger aux Anges, c'est une resolution forte, genereuse et invincible de vouloir servir,
honnorer et aymer Dieu, non seulement toute nostre vie, mais jusques à l'eternité. Cette resolution
doit estre cuite sous la cendre de l'humilité, parce que sans cette vertu nous ne pouvons estre
aggreables à Dieu ni aux Esprits angeliques, nostre edifice tombera par terre et nos resolutions ne
seront point efficaces; car nous ne pouvons rien sans Nostre Seigneur303. Or, il ne nous donnera
point sa grace si nous ne la luy demandons par le moyen de l'oraison; mais celle cy n'est point
aggreable à Dieu sans l'humilité, car sans icelle l'oraison n'est point oraison304. Sa Bonté desire que
nous nous rendions parfaits et signalés en cette vertu à son imitation, nous l'ayant singulierement
recommandée, disant que nous apprenions de luy «non à former la machine du monde, [101] à
ressusciter les morts et à faire des miracles» (nous en pourrions faire sans luy estre aggreables,
comme nous luy pouvons estre aggreables sans faire ces prodiges et grandes choses); «mais il a
dit que nous apprinssions de luy à estre doux et humbles de cœur305.» Donc, cette resolution forte
300 Profession des Sœurs Marie-Gasparde d'Avise, Françoise-Agathe et Françoise-Marie de Sales. (Voir l'Année
Sainte, tome I, p. 314, et tome III, p. 500).
301 Tob., XII, 12; Apoc., VIII, 3, 4.
302 Gen., XVIII, 1-8.
303 Joan., XV, 4, 5.
304 Cf. supra, pp. 53, 54.
305 Matt., XI, 29. S. Aug., Sermo LXIX, c. 1.
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doit estre le pain universel que nous devons manger avec toutes sortes de viandes, s'entend que
nous devons avoir en toutes nos actions; et par le moyen d'icelle il nous faut demeurer fermes et
stables en nos exercices et en tout ce que nous entreprenons pour la gloire de sa divine Majesté.
Nous sommes tous des poissons regenerés par l'eau baptismale, car nous voguons tous dans
la mer de ce monde; mais, mon Dieu, il y en a qui sont bien heureux! Ce sont ceux que la divine
Bonté retire du monde, les faisant devenir de poissons, oyseaux, et les mettant en la Religion
comme dans une cage. Encores que les oyseaux viennent souvent en la terre et y demeurent, on ne
laisse pas de les appeller oyseaux du ciel; ainsy, ces personnes religieuses, quoy qu'elles soyent en
la terre elles n'y ont point leur cœur, car elles le lancent si souvent du costé du Ciel et ont leurs
desirs, affections et pensées tellement tournés vers Dieu, ne visant qu'à luy complaire, que ce ne
sont plus des poissons, mais des oyseaux du Ciel. Qu'elles sont heureuses ces ames! parce
qu'encores qu'on puisse se sauver et arriver à la perfection parmi le monde en toutes sortes de
conditions loysibles, neanmoins ceux qui voguent en cette mer sont en plus grand danger de faire
naufrage et se perdre; tandis qu'en Religion l'on peut avec plus de facilité faire son salut et parvenir
à la perfection.
Les personnes du monde ne sont point en un estat stable, car pour grande que soit la dignité
en laquelle elles se trouvent eslevées, elles en peuvent descheoir; mais les ecclesiastiques et
Religieux sont en un estat stable, parce que, par le moyen des vœux qu'ils font, ils se lient
estroittement à Dieu, en sorte qu'ils ne peuvent plus demordre de leur resolution. Lors que nous
avons choisi par inspiration divine un estat ou condition, [102] si bien nous y avons esté portés par
quelque mauvaise fin, intention et affection impure, Dieu sçaura sans doute convertir le mal en
bien, si nous luy sommes fidelles. Nous devons donques demeurer stables, sans permettre à nostre
esprit de varier ou penser que nous servirions mieux Nostre Seigneur et ferions mieux nostre salut
en une autre Religion306. Quand nous serions en une autre Religion nous voudrions encor estre en
une autre, et ainsy nous ne ferions que changer. Il ne faut point penser que nous soyons plus
aggreables à Dieu par un autre exercice que par celuy-cy, car sa volonté est que nous fassions
celuy-là; partant nous le devons faire de bon cœur, et non pas en desirer un autre, où nous ne
trouverons peut estre pas sa volonté mais la nostre, et ce, à nostre confusion.
Il y a des personnes si bigearres! Plusieurs parlent de la bigearrerie, mais peu sçavent que
c'est que d'estre bigearre: je veux l'expliquer et donner à entendre. Les bigearres ce sont des
personnes qui n'ont point de stabilité et fermeté en leurs resolutions, qui ne font autre chose que
varier et faire divers desseins, sans les effectuer avec la maturité et consideration convenables;
c'est pourquoy elles changent à tous propos sans s'arrester à rien. Quand nous voyons une robbe
composée de rouge, de blanc, de vert, nous disons qu'elle est bigarrée; de mesme, quand nous
voyons des personnes qui ont divers desseins et resolutions, ne s'arrestant à rien, nous disons
qu'elles sont bigearres, parce qu'elles sont habillées de diverses couleurs: tantost de jaune, voulant
une chose, tantost de rouge, en voulant une autre. Aujourd'huy ils veulent estre d'une Religion, et
demain d'une autre; ils se plaisent aujourd'huy en la compagnie d'une personne, demain ils s'y
desplairont et ne la voudront plus voir ni ouïr parler; ils ayment à cette heure une chose, tantost ils
l'abhorreront307. Nous avons tous grand sujet de nous humilier, car ce sont des effects de la
foiblesse et niaiserie de l'esprit humain. Ha, je ne dis pas que nous puissions empescher cela et que
nous n'ayons point de tentations, mais je dis qu'il faut, avec [103] la partie superieure de nostre
ame, nous serrer aupres de Dieu et demeurer fermes en nos resolutions. Nous devrions penser et
regarder cent fois le jour comme nous pratiquons et conservons la sainte humilité; car si nous la
conservons bien nous conserverons aussi nostre vocation et nos bons propos.
Vous sçavez que chacun vit et se nourrit mieux en mangeant de la chair parce qu'elle a plus
de rapport avec la substance de nos corps. Or, l'aliment qui a le plus de rapport avec la nature des
Anges, c'est la volonté de Dieu308. Ils se nourrissent donques de la resolution qu'ils ont de servir
306 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. VIII, c. XI; Les Entretiens, t. VI huj. Edit., pp. 322, 323, var.
307 Cf. Entretien III.
308 Ps. CII, 21.
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Dieu, et sa volonté est leur viande309; car le Seigneur les ayant creés, il leur monstra en un instant
le bien et le mal, pour qu'ils eussent à choisir l'un ou l'autre. Lucifer et ceux de sa suite ne se
voulurent point sousmettre au vouloir divin ni se determiner à servir Dieu eternellement; mais
desirans, par orgueil et presomption, d'estre semblables à luy, ils se demanderent pourquoy le
Verbe eternel ne prenoit leur nature, à fin qu'ils luy devinssent esgaux. Lors saint Michel, comme
en reprenant Lucifer de sa temerité, luy dit: Qui est semblable à Dieu310? et par cette parolle le fit
tresbucher avec sa malheureuse trouppe au profond des enfers311. Le glorieux Archange au
contraire, et tous ceux de sa compagnie, reconnoissans qu'ils n'estoyent rien au prix de Dieu, firent
en un moment, et avec tant de perfection et stabilité, la resolution cuite sous la cendre de la sainte
humilité, qu'ils se sousmirent à la divine Majesté pour luy estre eternellement dediés et accomplir
ses saintes volontés non seulement aux choses excellentes, mais aux plus viles et abjectes312. Ils
firent alors les vœux, se liant estroittement à luy pour le servir à jamais; et la resolution des Esprits
angeliques, cuite sous la cendre de l'humilité, les a faits ce qu'ils sont et rendus eternellement
heureux.
Nostre Seigneur mesme nous a monstré par son exemple comme nous devons demeurer
fermes en nos resolutions; car dès l'instant de sa conception313 il fit celle de nous racheter et
s'humilier jusques à la mort de [104] la croix314. Estant sur icelle, plusieurs luy dirent: Si tu es Fils
de Dieu, sauve-toy toy mesme et descens de la croix315; mais il n'en voulut pas descendre parce
qu'il estoit enfant de Dieu, ains demeura ferme en la determination qu'il avoit prise de nous racheter
par sa mort et perseverer jusques à la fin316. A l'imitation de nostre Sauveur et de ses Anges
celestes, si nous sommes vrays enfans de Dieu, nous ne nous desprendrons jamais de nos
resolutions, mais nous persevererons à nous humilier et à le servir jusques à la fin de nostre vie,
voire jusques à toute eternité, car il n'a pas promis la couronne à ceux qui commencent, mais à
ceux qui persevereront317. Si nous avons fait dessein de servir Nostre Seigneur et d'estre tout à luy,
on aura beau nous contrarier, le monde au'ra beau nous dire que nous descendions de la croix et
que nous serons aussi bien enfans de Dieu demeurant au monde qu'en nous mettant en Religion;
si nous sommes ses vrays enfans, nous nous tiendrons en la fermeté de nos resolutions et
persevererons jusques à la fin en l'humilité et au service de cette divine Majesté.
318Je remarque qu'Abraham fit ce festin à midy. Cela nous monstre que nous devons faire
nos resolutions en la ferveur du cœur, lors que le Soleil de justice319 nous esclaire et nous incite
par son inspiration. Non, je ne dis pas qu'il faille avoir des grans sentimens et consolations;
neanmoins quand Dieu les nous donne nous sommes bien obligés d'en faire nostre proffit et
correspondre à son amour. Mais quand il ne les donne pas il ne faut pas que nous manquions de
fidelité à sa douce bonté, car nous devons vivre selon la rayson et la volonté divine, et faire nos
resolutions avec la pointe de nostre esprit et partie superieure de nostre ame, ne laissant de les
effectuer et mettre en prattique pour quelque secheresse et repugnance que nous ayons, ni pour
aucune contradiction qui se presente. [105]
Ce veau rosti que nous devons donner aux Anges à l'imitation d'Abraham, c'est nostre cœur
que nous devons rostir et escorcher par le moyen de la mortification, pour l'offrir à Dieu, pur, net
et vuide de nostre propre volonté et amour propre. Et combien que nous n'en venions pas à bout
durant nostre vie, nous en viendrons à bout à nostre mort, et remporterons la victoire si nous
309 Cf. Joan., IV, 34.
310 Hugo, Comm. in Apoc., XII, 7. Cf. S. Greg. Mag., hom. XXXIV in Evang., §9.
311 Is., XIV, 11, 14, 15; Apoc., XII, 7-9.
312 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. X, c. VII.
313 Heb., X, 5-7; Ps. XXXIX, 9.
314 Philip., II, 8.
315 Matt., XXVII, 40.
316 Ibid., X, 32.
317 Apoc., II, 10.
318 Cet alinéa a été inséré dans l'Entretien Des Sacremens. (Voir ci-devant, p. 13, note (48), et au tome VI de cette
Edition, la p. 350.)
319 Malach., ult., 1.
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perseverons à le mortifier, car nous ne le pouvons pas faire mourir tout à fait. Si nous faisons ainsy,
nous donnerons un mets delicieux à Nostre Seigneur et aux Anges, lesquels sont si purs et remplis
de l'amour divin qu'ils n'ont point d'amour propre, puisqu'ils en furent delivrés en un moment. Mais
nous ne les pouvons pas imiter en cela; ce qu'ils ont fait en un moment, il faut que nous taschions
de le faire en toute nostre vie.
Une personne qui va par un chemin, quand elle est au pied d'une montaigne elle s'arreste,
se despouille et pose ses habits. Si on luy demande pourquoy elle fait cela, elle respondra que c'est
à fin de monter plus legerement et à son ayse cette montaigne. De mesme, ces filles qui viennent
en Religion pour monter la montaigne de la perfection, se despouillent et posent leurs habits
mondains, c'est à dire leurs mauvaises habitudes, leur propre volonté et les affections qui les
peuvent esloigner de Dieu. Si vous leur demandez pourquoy, elles diront que c'est à fin de s'unir
plus promptement à la divine Bonté et monter plus legerement à la perfection de son amour, car
c'est une montaigne difficile que celle cy, parce que c'est la montaigne de Calvaire, de croix et
d'afflictions; neanmoins elle est suave, douce et aggreable pour les ames genereuses et fortes. On
ne presente point de playsirs et delices à ces filles qui viennent en ces maysons religieuses; o non,
car on leur dit qu'il faut porter la croix320 et estre crucifié avec Jesus Christ321, embrassant toutes
sortes de mortifications pour son amour. On ne leur presente pas des honneurs et grandeurs, mais
on leur dit qu'il faut s'humilier, vivre en pauvreté et quitter entierement toute propre volonté pour
passer sa vie en obeissance et parfaite sousmission. [106]
Le beurre et le miel que nous devons donner aux Esprits bienheureux c'est une grande
douceur, support du prochain et affabilité, en quoy nous les devons imiter; car il n'y a rien de si
doux, de si gracieux et affable qu'un Ange. Avec quelle benignité nous supportent-ils en nos
defauts et imperfections, sans jamais se lasser de nos foiblesses et miseres! Dès l'instant de nostre
naissance ils prennent soin de nous, la divine Bonté nous ayant tant aymés que de toute eternité
elle a ordonné que nous eussions chacun un bon Ange pour nous garder en nostre peregrination322.
Avec quel amour s'employent-ils en cet office, quelle douceur exercent-ils autour des petits enfans!
Si vous leur demandez ce qu'ils font aupres de ces berceaux, veu que ces enfans n'ont point l'usage
de rayson et ne sont capables de faire le bien ou de correspondre à leurs inspirations, ils vous diront
qu'ils leur donnent du lait, et qu'à mesure qu'ils vont croissant ils leur donnent de plus grandes
inspirations. Ils sont autour d'eux pour les garder et preserver de tout danger, et se plaisent à les
servir, les regardant comme des estres creés pour le Ciel et pour participer à leur felicité.
L'on n'a pas accoustumé de nourrir les petits enfans d'autre chose que de lait, et quand ils
deviennent grans et commencent à avoir des dents on leur donne du pain et du beurre; car on ne
leur baille pas le beurre tout seul, on attend qu'ils puissent manger du pain pour leur en mettre
dessus. Les Superieurs et ceux qui sont eslevés à la conduite des ames doivent particulierement
imiter les Anges en cette douceur et support du prochain, les conduisant, eslevant et traittant avec
une grande charité selon la capacité de leur esprit, pour les gaigner à Nostre Seigneur323 et les faire
croistre en des vertus vrayes et solides. Ils leur doivent donner du lait lors qu'elles sont encores
foibles et tendres en la devotion324; et à mesure qu'elles vont croissant et qu'elles sont plus fortes,
ils leur doivent presenter du pain, c'est à dire leur aggrandir le courage pour les faire croistre et
avancer en la perfection de l'amour divin et aux vrayes et solides [107] vertus, les y excitant plus
par leurs exemples que par leurs paroles.
Il y a des ames simples, douces et toutes colombines qui sont vrayement aymables; elles
sont bien heureuses ces ames là. Il y en a d'autres qui n'ont point le naturel doux et simple, qui ont
l'esprit fort; elles sont esgalement bien heureuses si elles s'addonnent à bon escient à la
mortification de leurs passions et mauvaises inclinations, parce qu'elles deviendront capables de
320 Matt., XVI, 24.
321 Galat., II, 19.
322 Ps. XC, 11; Matt., XVIII, 10.
323 I Cor., IX, 19-23; Galat., ult., 1.
324 I Cor., III, 2.
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rendre de grans services à Dieu et acquerront de grandes et solides vertus325. Il faut prendre garde
de traitter ces ames doucement, de peur qu'elles ne mordent, car elles ont des dents; elles ont leurs
passions si fortes que quand on les contrarie elles regimbent.
Mais, mon Dieu, qui n'admirera l'humilité des Esprits angeliques en les voyant abaissés en
des offices si vils que de servir les hommes, non seulement ceux qui ont l'usage de rayson et qui
sont capables de correspondre à leurs inspirations, mais encores les petits enfans? O qu'ils ont bien
compris la leçon de leur Maistre326: Apprenez de moy que je suis doux, debonnaire et humble de
cœur. Ils ne desdaignent pas de s'humilier, le voyant tant abaissé et humilié jusques à la mort, voire
la mort de la croix327. Et nous autres miserables, qui ne sommes rien, ne nous voulons point
humilier! Si l'on va dire à un monsieur qu'il est un homme, il s'offencera de cela et respondra:
Quoy, moy qui suis un monsieur, relevé en une telle dignité et grandeur, je suis prince, je suis
comte, et on m'appelle homme! Voyla jusques où nous porte nostre orgueil. Nous voulons qu'on
regarde en nous tout ce qui est excellent, les qualités, offices et charges auxquelles nous sommes
eslevés, que l'on nous estime pour cela, quoy que vrayement nous n'en soyons pas plus à estimer
ni plus grans devant Dieu; et nous voulons au contraire qu'on ignore nostre vileté et qu'on ne
regarde jamais nostre misere, nos defauts et imperfections. Plusieurs parlent de l'humilité et des
autres vertus, mais fort peu sçavent en quoy elles consistent; neanmoins c'est le principal que de
le [108] sçavoir par prattique, plustost que par science speculative. Je voudrois que ceux qui en
parlent et les preschent s'estudiassent à les prattiquer et non pas seulement à les expliquer.
Saint Jean en l'Apocalypse328 voyant un Ange, il se prosterna devant luy; mais celuy-cy,
par humilité, ne le luy voulut pas permettre et le fit lever, parce qu'il regarda saint Jean comme
Apostre de Nostre Seigneur et l'honnora en cette qualité. Car cette dignité est si excellente qu'elle
surpasse en certaine façon celle des Esprits angeliques, quoy qu'ils soyent plus heureux, estans en
lieu asseuré et voyans Dieu face à face329. Ceux qui sont eslevés en l'estat de prestrise ont une
grande grace et sont bien heureux de manier et toucher le precieux corps de Celuy que les Anges
voyent et que neanmoins ils ne touchent pas comme eux. Ils ont aussi le pouvoir de remettre les
pechés; ce sont les tresoriers de l'Eglise et dispensateurs des tresors que la divine Bonté y a
laissés330, à sçavoir des Sacremens qui nous conferent la grace.
L'Ange regarda aussi saint Jean comme estant creé à l'image et semblance du Fils de
Dieu331; car despuis que ce divin Sauveur de nos ames se vestit de nostre humanité il a tant honnoré
les hommes! Avant l'Incarnation du Verbe eternel, Abraham et d'autres Prophetes adoroyent les
Anges332, et ceux cy le leur permettoyent; mais despuis, ils portent tant de respect aux hommes
qu'ils ne le veulent pas souffrir. L'humilité de cet Ange faisoit qu'il se consideroit comme serviteur
de Dieu333 et non pas comme un Prince du Ciel, ne regardant en soy que ce qui estoit vil et abject.
Le vray humble en fait de mesme: il ne regarde jamais en soy ce qui est excellent, ni les dignités,
grandeurs et charges auxquelles il est eslevé; il ne veut point qu'on fasse estat de luy pour toutes
ces choses ni qu'on l'en estime davantage; il ignore tout cela par une sainte humilité, et ne considere
sinon ce qui est en luy de vil, d'abject, de pauvre et de miserable.
Bienheureuses donques sont les ames humbles d'une [109] humilité vraye; car, tant de
reverences qu'il vous plaira, tant de paroles d'humilité que vous voudrez, tout cela est peu de chose
si vous n'avez au cœur l'humilité vraye et sincere, qui vous fasse connoistre vostre vileté, vos
miseres, defauts et imperfections, vous reconnoissant la plus miserable de toutes les creatures et
vous sousmettant de bon cœur à toutes pour l'amour de Nostre Seigneur. Si vous distribuez tout
vostre bien aux pauvres, si vous me dites que vous travaillez beaucoup pour la gloire de Dieu et
325 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, l. XII, c. 1.
326 Ubi supra, p. 102.
327 Vide supra, p. 105.
328 Cap. XIX, 10, XXII, 8, 9.
329 I Cor., XIII, 12.
330 Ibid., IV, 1.
331 Rom., VIII, 29.
332 Gen., XVIII, 2; Dan., X, 9.
333 Apoc., ubi supra.
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pour convertir les ames à luy, et que vous donnez vostre vie et vostre corps pour estre bruslé, je
vous diray que tout cela n'est rien si vous n'avez la charité334. Et si vous avez la charité et que vous
n'ayez point d'humilité, vous n'avez pas veritablement la charité; car ces deux vertus ont une si
grande sympathie et liaison entre elles que l'une ne va point sans l'autre. Plus nous avons de charité,
plus nous avons d'humilité. Il en est comme de l'amour de Dieu et du prochain: ce sont deux amours
qui ne vont point l'un sans l'autre, et à mesure que nous aymons plus Dieu, aussi aymons-nous plus
le prochain.
Le miel335 a une douceur grandement douce; ainsy faut il que nostre charité soit non point
feinte et apparente, mais vraye et sincere, elle doit partir d'un cœur tout benin, debonnaire, doux
et affable. C'est un mets tres aggreable et delicieux que nous donnerons à ces Esprits celestes qui
seront fort resjouis de voir que nous les imitons en cette vertu de douceur et affabilité.
Abraham fit aussi son festin aux trois Anges sous un arbre. Cela nous represente que nous
devons faire toutes nos actions, soit de boire, manger, travailler, marcher et parler, à l'abri de l'arbre
de la Croix et en presence des Anges, ayant tousjours devant les yeux le divin Sauveur crucifié,
pour nous mirer en luy et nous conformer à sa vie, nous moulant sur ce divin portrait336, l'imitant
au plus pres qu'il nous sera possible selon nostre petit pouvoir. C'est l'Espoux de nos ames, suivons
ses traces et vestiges; lors que nous demeurerons aupres de luy nous serons là comme en un rempart
asseuré, ayant [110] nostre recours et refuge en ses sacrées playes, desquelles il fera distiller son
sang pretieux pour le respandre sur nous et nous appliquer le merite d'iceluy à fin de nous rendre
aggreables à la divine Majesté.
Soyons grandement devots à nos bons Anges et à tous les Esprits angeliques, specialement
au glorieux saint Michel. Servons-les et les honnorons; correspondons fidellement à leurs
inspirations, les consolant et resjouissant par l'amendement de nostre vie et l'avancement de nos
ames en la dilection et pureté de l'amour divin. Imitons-les autant qu'il nous sera possible en leur
resolution cuite sous la cendre de l'humilité et en leur stabilité au service de Dieu, en la pureté de
l'amour divin et denuement de tout amour propre, en leur douceur, affabilité, charité et support du
prochain. Et si nous nous rendons semblables à eux en cette vie par le moyen de l'imitation de
leurs vertus, nous ferons chose fort aggreable à Dieu et à ses Anges, et nous nous rendrons dignes
de parvenir à la gloire et felicité eternelle, où nous conduisent le Pere et le Fils et le Saint Esprit,
qu'à jamais nous louerons et benirons avec eux. Amen. [111]
334 I Cor., XIII, 2, 3.
335 Vide supra, p. 101.
336 Cf. Rom., ubi pag. praeced.
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XV. Sermon pour la fête de la Toussaint
1er novembre 1617337
Oculus non vidit, nec auris audivit,
nec in cor hominis ascendit quae
praeparavit Deus iis qui diligunt
illum.
Nul œil n'a veu, ni oreille ouÿ, ni
cœur d'homme n'a peu penser quelle
et combien grande est la gloire que
Dieu a preparée a ceux qui l'ayment.
I COR., II, 9; Is., LXIV, 4.
Ce sont, mes cheres Sœurs, les parolles desquelles saint Paul se servoit en escrivant aux
Corinthiens pour les exciter à se desprendre des choses basses et transitoires, à se desvelopper des
biens caducs et terriens, à se desgager des affections de cette mortalité, à relever leurs cœurs en
haut et à penser aux biens perdurables et eternels. Et moy, ayant à vous parler en cette solemnité
des Saints, j'ay pensé me servir des mesmes parolles de ce grand Apostre et de les vous addresser,
pour vous exciter par icelles à rehausser vos cœurs et vos pensées à la consideration de la gloire et
felicité eternelle que Dieu a preparée à ceux qui le craignent et ayment [112] en cette vie, et pour
vous inciter par ce discours à mespriser et retirer vos affections de toutes les choses creées,
puisque, comme l'escrit saint Jean en son Apocalypse338, le ciel et la terre passeront, c'est à sçavoir
que tout ce qui est ça bas prendra fin.
Or, pour vous dire quelque chose de cette gloire, je me serviray d'une histoire qui est
rapportée au premier chapitre du Livre d'Esther339. Là il est raconté que le roy Assuerus fit un festin
le plus admirable qui se puisse voir et entendre, car toutes les conditions requises et qui se peuvent
souhaitter en un banquet pour le rendre insigne et remarquable se trouverent en iceluy. En premier
lieu, celuy qui le faisoit estoit roy de cent vingt sept provinces, et il y fut present, d'autant que c'est
une des principales pieces du convive que celuy qui le fait y prenne part, mais sur tout lors que
c'est une personne de qualité royale. Quant aux viandes, elles estoyent des plus excellentes; les
vins, les plus exquis et delicieux qui se peussent trouver. Ceux qui servoyent à ce festin estoyent
des personnes constituées par le roy, lesquelles s'acquittoyent fort soigneusement de leur office.
Le lieu où se faisoit ce festin estoit le plus beau et magnifique: les piliers estoyent de marbre, le
pavé d'esmeraudes, les tapisseries toutes rehaussées de soye, de fil d'or et d'argent, le plancher
tout azuré. Il y avoit des couches battues d'or et d'argent; les musiques les plus belles et accomplies
des instrumens et accords les plus harmonieux; les parterres les plus artificieux et diaprés d'une
varieté innombrable de fleurs. Les invités estoyent les plus grans princes de cette contrée, et le
festin dura cent et quatre vingts jours avec toute cette grande magnificence. En somme, l'Escriture
le raconte comme la chose la plus excellente qui se puisse dire.
Je n'ay point trouvé d'histoire et de discours plus propre pour vous representer la gloire et
felicité des Saints que ce banquet du roy Assuerus, puisque cette felicité n'est autre qu'un festin ou
banquet auquel nous sommes invités340 et où ceux qui sont receus sont rassasiés et assouvis de
337 L'étendue et le ton de ce sermon donnent à penser qu'il a été prononcé devant un auditoire assez nombreux, tel que
pouvait le contenir l'église du Ier Monastère de la Visitation, consacrée en 1617. D'autre part, on reconnaît dans la
rédaction, le style de la Mère Claude-Agnès de La Roche, qui s'éloigna d'Annecy en juillet 1620. Or, en 1618, saint
François de Sales ne se trouvait pas en cette ville le jour de la Toussaint; en 1619, il adressa un sermon à la
Communauté la veille de cette fête, il est donc peu probable qu'il lui ait renouvelé la même faveur le jour même de la
solennité. Ces diverses considérations nous amènent à conclure que le présent discours est bien de 1617.
338 Cap. XXI, 1, 4.
339 Vers. 1-8.
340 Lucae, XII, 37, XIV, 15, 16; Apoc., XIX, 9.
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toutes sortes de delices. Mais certes, [113] quand je viens à comparer ce banquet à celuy du roy
Assuerus, je trouve que celuy-là n'est rien au prix de celuy-cy; aussi n'y a-t-il rien à quoy il puisse
estre parangonné. En ce festin de l'Aigneau sans macule, comme dit saint Jean341, se rencontre tout
ce que nous avons remarqué en celuy d'Assuerus; mais en une façon beaucoup plus excellente,
parce qu'en iceluy sont jointes ensemblement toutes les conditions requises pour rendre un banquet
magnifique et du tout admirable. Celuy qui le fait est Dieu mesme, qui surpasse en grandeur et
dignité tout ce qui est et peut estre, et cette personne royale et divine assiste au festin, mais qui
plus est, il est luy mesme la viande342 qui repaist et rassasie les conviés et esleus par les admirables
communications qu'il fait de soy mesme. Les assistans et personnes qui servent ce sont les Anges,
Archanges et autres Esprits celestes que Dieu a nommés et destinés à ce service. De parler de la
beauté du lieu où se fait le festin c'est impossible; mais pour les autres choses qui s'y retrouvent
nous les expliquerons par le menu et dirons un mot sur chacune de ses circonstances et conditions,
si Dieu nous fait la grace de nous en souvenir.
Et pour commencer par la chose principale, Dieu qui fait ce festin se trouve en iceluy et il
est luy mesme la viande qui rassasie ceux qui y sont conviés; car là est l’Aigneau, dit saint Jean343,
qui oste le peché du monde; c'est cet Aigneau de Hieremie344, qui a esté occis pour les pechés du
monde, c'est luy qui les a effacés et remis et qui s'est fait la nourriture de ses esleus. Or, c'est une
chose toute claire et hors de doute et de controverse que la felicité des Bienheureux, ainsy que les
theologiens enseignent345, consiste en la vision de Dieu, comme au contraire la peine des damnés
qu'on appelle du dam, consiste en la privation de cette claire vision. Mais outre cette gloire
essentielle il y en a encores une accidentelle, qui est celle que les Bienheureux reçoivent par
accident, comme les damnés, outre la peine du dam, en ont encores une autre que l'on appelle du
sens.
Disons un mot de cette gloire essentielle qui consiste [114] à voir clairement Dieu tel qu'il
est346, sans ombre ni figure. L'on voit en cette gloire des choses si relevées et excellentes que Dieu,
avec l'infinité de sa toute puissance, n'en peut pas produire de plus grandes. La premiere c'est la
Divinité, à sçavoir Dieu luy mesme; la seconde c'est la maternité de la Sainte Vierge, nostre
souveraine Mere et Maistresse; la troisiesme c'est la gloire elle-mesme, de laquelle Dieu est le
souverain objet.
Quant à la premiere chose qui fait la gloire essentielle des Saints, qui est la Divinité, il ne
se peut rien voir ni rien ne peut estre de plus grand, Dieu estant, comme disent les theologiens, un
Estre par dessus tout estre, un acte tres pur et tres simple. Rien n'est plus grand que Dieu avec
l'infinité de sa puissance, et il ne peut rien creer de plus haut que luy mesme; car s'il pouvoit creer
quelqu'autre plus grand ou plus haut que luy il ne seroit pas Dieu, puisque Dieu est un Estre par
dessus tout estre, que nul ne peut esgaler. Tous les theologiens sont d'accord en cecy et n'y a point
sujet d'aucune dispute, cela estant tout clair.
La seconde chose est la maternité de la Sainte Vierge, qui est l'œuvre la plus excellente que
la toute puissance du Seigneur puisse operer en une simple creature347; car, comme pouvoit-il
l'eslever plus haut que de la faire Mere de Dieu, c'est à dire de luy mesme348?
La troisiesme chose est la gloire, gloire la plus grande qui se puisse creer, puisqu'elle a pour
objet Dieu mesme, qui est une clarté et lumiere increée par laquelle on voit toutes les autres
341 Apoc., XIX, 7-9; I Petri, I, 19.
342 Joan., VI, 50, 51, 56.
343 Cap. I, 29.
344 Cap., XI, 19; Apoc., V, 6, 12.
345 Cf. S. Thom., Ia IIae qu. III, art. VIII.
346 I Joan., III, 2.
347 Un autre mystère incontestablement supérieur à celui-ci est l'union hypostatique du Verbe avec la nature humaine.
Il est probable que le saint Auteur l'a indiqué ici comme il l'a fait plus loin (voir p. 117), et que ses paroles à ce sujet
n'ont pas été recueillies. C'est ce qu'a supposé l'éditeur de 1641, et en conséquence, il s'est cru en droit d'introduire de
son chef un paragraphe supplémentaire que rien ne justifie dans le Manuscrit original. Il nous a semblé préférable,
tout en constatant la lacune, de nous en tenir à la stricte reproduction de ce Manuscrit.
348 Cf. Lucae, I, 35.
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8.5 Page 75

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lumieres349, lesquelles sortent de celle cy comme de leur source et origine sans la pouvoir tant soit
peu interesser. [115]
Or les Bienheureux jouissent de ces trois choses si grandes et eminentes. Là ils voyent face
à face, clairement, nettement, sans ombre, image ni figure, Dieu trin et un, non par enigme350 mais
tel qu'il est351, avec une telle clarté qu'on voit la lumiere en la lumiere352. Ils voyent en icelle la
grandeur et excellence de la maternité de la Vierge, et encores quelle et combien grande est la
gloire que Dieu donne à ses esleus. En cette claire vision de Dieu ils descouvrent et viennent à
l'intelligence des autres plus hauts et plus inscrutables mysteres, dont ils ont la connoissance avec
une telle allegresse qu'ils n'en peuvent souhaitter ni desirer de plus grande. C'est là qu'ils reçoivent
la mesure pleine, et comble, et qui regorge de toutes parts353, parce que la joye et liesse dont ils
jouissent en cette gloire essentielle par la connoissance des plus profonds mysteres les rassasie tres
parfaittement. Hé, combien pensez-vous qu'ils ressentent de suavité en la claire veuë du mystere
ineffable de la tres sainte Trinité, de l'eternité du Pere, du Fils et du Saint Esprit? Quelle joye de
comprendre que le Fils n'est pas moindre que le Pere, que le Pere pour estre Pere n'est point plus
grand que le Fils, et que le Saint Esprit est en tout esgal au Pere et au Fils! Quelle suavité de voir
que le Fils est eternel et aussi ancien que le Pere, et le Saint Esprit aussi bien que le Pere et le Fils,
et que ces trois Personnes ayant une mesme essence, ne font qu'un seul Dieu!
Je lisois hier en la Vie du bienheureux Ignace354, fondateur des Jesuites, que Dieu luy
descouvrit un jour le mystere de l'ineffable et tres adorable Trinité, de laquelle vision il receut tant
de clarté et de lumiere en son entendement qu'il en faisoit despuis des discours les plus relevés qui
se puissent entendre; et demeura plusieurs jours à escrire ce qu'il avoit appris, remplissant divers
cahiers des choses plus hautes et plus subtiles qui soyent en la theologie. Ce qui monstre que Dieu
luy fit connoistre de ce divin mystere tout ce qui s'en peut connoistre en cette vie, si que cette verité
demeura si fort gravée en son cœur et en son esprit, qu'il eut dès lors une [116] singuliere devotion
au sacré mystere de l'adorable Trinité, se fondant de joye toutes les fois qu'il en avoit le souvenir.
Que si ce Saint receut tant de consolation par cette vision, quelle pensez-vous doit estre celle des
Bienheureux en la claire veuë de ce mystere ineffable?
Ils voyent encores ce nœud indissoluble avec lequel l'humanité est jointe et unie avec la
Divinité, cette œuvre incomparable de l'Incarnation en laquelle Dieu s'est fait homme et l'homme
est fait Dieu. Ils entendent clairement comme ce mystere s'est accompli, comme le Verbe a pris
chair humaine au ventre de la Vierge, sans faire aucune bresche à sa virginité, la laissant toute pure
et toute nette, sans offencer en rien son integrité virginale355. Quelle felicité et quelle joye de voir
encores le fruit et l'utilité de l'usage des Sacremens, car c'est là où l'on conçoit comment la grace
se communique par iceux selon la correspondance que l'on y apporte; comme les uns la reçoivent,
les autres la rejettent, comme Dieu donne sa grace efficace aux uns, comme il la refuse à quelques
autres sans leur faire tort. Se peut-il penser avec quelle suavité les Bienheureux connoissent toutes
ces choses?
Or, non seulement ils voyent Dieu, qui est en quoy consiste la felicité, ains encores ils
l'entendent parler et parlent avec luy, et c'est icy un des principaux points de leur felicité. Mais
quel langage est-ce qu'ils tiennent et de quel parler se servent-ils? Leur parler et leur langage n'est
autre que celuy d'un pere avec ses enfans, il est tout filial et plein d'amour; car, comme ce lieu est
la demeure des enfans de Dieu, aussi leur langage est-il tout filial et plein de dilection, puisque le
Ciel est le lieu d'amour et que nul n'y entre qu'il n'aye la charité et qu'il n'ayme Dieu. Et quelles
paroles d'amour disent-ils? Telles que celles cy: Tu seras tousjours avec moy et je seray tousjours
avec toy; je ne m'esloigneray jamais pour peu que ce soit; tu seras desormais tout à moy et je seray
349 Cf. Ps. XXXV, 10.
350 I Cor., XIII, 12.
351 Vide pag. praeced.
352 Ps. supra cit.; cf. Symb. Nicaen.
353 Lucae, VI, 38.
354 Vide Ribad., c. VII.
355 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, I. III, c. XII.
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8.6 Page 76

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aussi tout à toy; tu es tout mien et je seray tout tien. De qui sont ces paroles? Non d'autre que de
Dieu mesme qui les dira au cœur de l'ame fidelle et bienheureuse, laquelle, par un amour
reciproque, respondra ces [117] gracieuses et douces parolles del'Espouse356: Mon Ami est tout à
moy et je suis toute à luy; il est à cette heure tout mien, et je seray desormais toute sienne. Que si
estant encores en cette vallée de misere, l'Espouse prononçoit ces parolles d'amour avec tant de
suavité, o Dieu, quelle joye et quelle jubilation pensons-nous que sera celle des Bienheureux en ce
dialogue qu'ils feront en cette felicité?
Là Nostre Seigneur leur descouvrira de grans secrets, il leur parlera de ce qu'il a souffert,
de ce qu'il a fait pour eux; il leur dira: En un tel temps j'ay souffert telle chose pour vous. Il les
entretiendra du mystere de l'Incarnation, de la salvation et Redemption, leur disant: J'ay fait telle
chose pour vous sauver et attirer à moy. Je vous ay attendus tant de temps, allant apres vous quand
vous faisiez les revesches, vous contraignant par une douce violence à recevoir ma grace. Je vous
donnois ce mouvement et telle inspiration en un tel temps; je me servis d'un tel pour vous attirer à
moy. En somme il leur descouvrira ses secrets jugemens et les voyes inscrutables357 qu'il a tenues
pour les retirer du mal et pour les disposer à la grace. En cette gloire essentielle, l'entendement
demeurera tout plein de clarté et de connoissance, tant de l'estre et grandeur de Dieu que de ce que
le Sauveur a fait et souffert pour nous, des graces qu'il nous a communiquées, comme de tous les
plus hauts et profonds mysteres de la tres sainte Trinité, de l'Incarnation et de tout ce qui concerne
la divinité et humanité de Nostre Seigneur, ainsy que de ce qui regarde Nostre Dame.
Saint Bernard estoit, comme vous sçavez, tout plein d'amour et grandement devot à Jesus
Christ et à sa tres sainte Mere, mais tout particulierement à l'humanité du Sauveur, en sorte qu'il
prenoit un particulier playsir de mediter son enfance. Que si estant un jour en l'eglise de Chastillon
sur Seine, meditant la sacrée Nativité de Nostre Seigneur, son entendement et toutes ses facultés
furent tellement englouties en la contemplation d'icelle, et avec tant de consolation et admiration
qu'il fut tout [118] absorbé, demeurant quelques jours sans se pouvoir desprendre ni retirer,
quelque violence qu'il se peust faire358, en quel abisme, je vous prie, l'entendement de l'homme se
perdra-t-il en la claire veue non seulement de la Nativité du Sauveur, mais de tous les divins
mysteres? La volonté sera alors en cette union inseparable avec son Dieu, sans que jamais elle
puisse faire aucune resistance à icelle, ains accomplira tousjours sans aucune repugnance tout ce
qui sera de son divin vouloir.
Reste maintenant la memoire, qui sera toute pleine de Dieu et des biens qu'il nous a faits
en cette vie, et mesme du peu de service que nous luy avons rendu au prix de ces grans salaires et
recompenses. Les puissances et facultés des Esprits bienheureux seront tellement rassasiées qu'ils
ne pourront rien souhaitter davantage de ce qu'ils ont. Je les rassasieray, dit Dieu359, d'une manne
celeste qui les assouvira, et outre cela je donneray à chacun une pierre blanche en laquelle il y
aura escrit un nom que personne n'entendra que celuy qui le recevra. Et quelle est cette pierre
blanche qui sera donnée à l'ame bienheureuse, sinon Jesus Christ, vraye pierre angulaire360, lequel
se donnera à chaque Bienheureux par cette douce communication qu'il fera de soy mesme? Quant
à la blancheur de cette pierre, ce n'est autre que la candeur et pureté de Nostre Seigneur, vray
Aigneau sans macule361. Mais quel sera le nom qui sera gravé en cette pierre? Certes, il n'y a point
de doute que nous sommes comme des caracteres gravés en l'humanité du Sauveur: il nous a escrits
en ses mains362, car ces clous qui les percent nous ont gravés en icelles; et de mesme la lance nous
a escrits en son cœur en luy ouvrant le costé.
Mais cette pensée m'est venue ce soir considerant ce que je vous devois dire: la parolle
escritte en cette pierre blanche, que personne ne sçait que celuy qui la reçoit, n'est autre qu'une
356 Cant., II, 16, VI, 2.
357 Rom., XI, 33.
358 Cf. Tr. de l'Am.de Dieu, loco quo supra, p. 117.
359 Apoc., II, 17.
360 Isaiae, XXVIII, 16; I Petri, II, 4, 6.
361 I Petri, I, 19.
362 Is., XLIX, 16.
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parolle filiale, une parolle d'amour, telle que celles dont nous avons parlé: Je suis tout à toy et tu
es toute à moy; tu ne te separeras [119] jamais de moy et je ne m'esloigneray jamais de toy. Ha,
mes cheres Sœurs, c'est icy le comble de la felicité des Bienheureux, de sçavoir que cette felicité
sera eternelle et ne prendra jamais fin. Qu'est-ce qui cause plus de joye aux prosperités de cette
vie, sinon l'esperance qu'elles seront de longue durée? Comme au contraire, rien ne rabat ni
diminue tant la joye sinon la crainte qu'elle ne dure pas long temps et ne vienne tost à passer. Mais
les Bienheureux possedent la felicité avec une plenitude de joye libre de toute crainte et
apprehension, ils ne peuvent avoir aucune peur de perdre le bien dont ils jouissent, car ils sont
asseurés que leur gloire sera eternelle et ne leur pourra jamais estre ostée363.
Vous aurez leu, je m'asseure, en la Vie de la bienheureuse Mere Therese364, la devotion
qu'elle avoit à ouÿr le Credo de la sainte Messe, selon que l'Eglise le chante, mais particulierement
elle estoit attentive à ces paroles: Cujus regni non erit finis, qui veulent dire: «Son royaume sera
eternel;» et en la consideration de cette eternité, elle se fondoit toute en larmes pleines d'une
extreme joye. Certes, je n'ay jamais leu ce trait en la Vie de cette grande Sainte que je n'en aye esté
grandement touché, nonobstant toute ma misere et la dureté et aspreté de mon cœur. Or, si la
pensée que le regne de Dieu est eternel cause au cœur humain tant de liesse spirituelle, quelle
pensez-vous doit estre la joye des Esprits celestes en l'asseurance qu'ils ont de la perpetuité de leur
gloire? Voyla pour ce qui est de la gloire essentielle des Bienheureux.
Disons maintenant quelques mots de la gloire accidentelle, qui est, comme nous l'avons
veu, celle qui leur arrive par accident. Cette gloire accidentelle vient de plusieurs choses, mais
specialement de la contemplation et claire vision de tous les habitans du Ciel; car vous sçavez que
tous n'ont pas de la gloire esgalement, ains en degrés differens: les uns en ont plus que les autres,
mais neanmoins tous sont contens et rassasiés. Ceux qui en ont moins se resjouissent de ceux qui
en ont davantage, car dans le Ciel la charité est en sa perfection, [120] il n'y a point d'envie ni de
jalousie365, ains elle s'esjouit de la gloire de ces bienheureux citadins, et par cette douce
participation et communication qu'ils ont de la felicité les uns des autres, tous demeurent satisfaits.
Mais vous entendrez mieux cecy par quelque similitude.
Voyla un bon pere de famille qui habille de drap d'or deux siens enfans; neanmoins tous
deux n'estans pas de mesme taille et grandeur, il en faut plus à l'un qu'à l'autre; il en faudra six ou
sept aunes à l'un, et à l'autre il n'en faudra que trois ou quatre. Si vous les regardez, ils sont tous
deux vestus de drap d'or et sont contens, d'autant qu'un chacun en a suffisamment pour son
habillement; et quoy que le premier qui en a sept aunes en ayt plus que celuy qui n'en a que trois
ou quatre, si est-ce que celuy cy ne luy en porte aucune envie, parce qu'il y a autant de drap en sa
robbe qu'il luy en faut pour le couvrir. Il en est ainsy de la felicité: tous sont contens du loyer et de
la participation de la gloire.
Tous en cette vie n'entendent pas esgalement le son et accord d'une musique: celuy qui a
l'ouïe un peu dure ne peut pas si bien remarquer tout ce qui se fait en icelle pour rendre la melodie
en sa perfection, quoy qu'il entende et sçache la musique, comme celuy qui a l'oreille plus subtile;
et bien que le premier se resjouisse en la suavité qu'il prend à ouyr cette musique, si est-ce toutefois
qu'il ne ressent pas une suavité aussi grande que celuy qui a l'ouye plus subtile, quoy que tous deux
soyent contens.
Le soleil n'est pas esgalement regardé d'un chacun, et neanmoins tous se contentent de sa
lumiere en recevant ce qu'ils en peuvent supporter; car celuy qui a les yeux chassieux ne peut
recevoir les rayons du soleil avec la mesme clarté que fait celuy qui a la veue bien nette. Toutefois,
et les uns et les autres sont satisfaits, bien que le contentement des uns soit beaucoup plus excellent
que celuy des autres.
Mais de vous parler de la beauté du lieu où se fait ce festin, qui est encores une gloire
accidentelle, et de la dignité de ceux qui y sont et qui y servent, certes c'est [121] une chose qui
seroit trop longue à raconter; voire, tout ce qui s'en pourrait dire ne seroit rien au prix de ce qui en
363 Lucae, X, ult.
364 Vide Iter Perfect., c. XXIII.
365 Cf. I Cor., XIII, 4, 5.
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est. La Mere Therese366, traittant de la beauté du Ciel, s'efforce de trouver quelque similitude pour
en faire concevoir quelque chose. Elle compare donques le Paradis à une grande salle, laquelle
seroit toute pleine et environnée de beaux tableaux et de mirouers: or, adjouste-t-elle, quand on
viendroit à se regarder dans l'un de ces mirouers on verrait celuy dans lequel on se regarde et on
se verrait soy mesme, et avec cela on verrait avec un singulier playsir tous les tableaux et tous les
mirouers de cette salle; mais ce qui est davantage, on y appercevroit aussi ce que les autres
mirouers representent en leur particulier. Cette salle où sont ces mirouers et tableaux c'est le Ciel
empiré. Et qu'est-ce ce mirouer où l'on voit tout ce que je vous ay dit, sinon l'essence de Dieu dans
lequel on le contemple et connoist on luy mesme tel qu'il est367? Dans cette mesme essence on se
connoist soy mesme avec tout ce qu'on a receu, et en icelle on voit encores la gloire de tous les
autres Saints, tous leurs merites, tout ce qu'ils ont fait et souffert et toutes les graces et faveurs qui
leur ont esté octroyées. On voit aussi toutes les choses creées: comme Dieu a fait le ciel, l'a orné
du soleil et de la lune, l'a enrichi des estoilles et de tout ce qui se retrouve en iceluy; comme il fit
la terre diaprée d'une si grande varieté de fleurs; en somme comme il crea toutes choses et la
maniere avec laquelle il y proceda. Tout cecy sera un sujet de cette gloire accidentelle qui provient,
comme vous voyez, de l'essentielle.
Là les Bienheureux auront encores pour gloire accidentelle la claire vision des Cherubins
et Seraphins, des Throsnes et Dominations, Vertus, Puissances, Principautés, Archanges et Anges,
qui sont les neuf chœurs de ces Esprits celestes divisés en trois hierarchies, parmi lesquelles se
trouveront les Saints. Ils admireront la foy des Patriarches, l'obeissance des Prophetes, la charité
des Apostres, l'ardeur et ferveur des Martyrs, la pureté des Vierges, l'humilité et fidelité des
Confesseurs. Ils [122] connoistront leurs penitences, leurs jeusnes, leurs veilles, leurs
mortifications; en fin la perfection, sainteté et gloire de tous les Saints servira de gloire accidentelle
à tous en general et à chacun en particulier.
Outre cela, nos corps seront glorieux apres la resurrection (je dis les nostres, avec cette
presupposition que je fais tousjours, sçavoir, si Dieu nous fait la misericorde d'estre du nombre de
ses esleus); ils auront, comme nos ames, les quatre dons de la gloire: la subtilité, l'agilité,
l'impassibilité et la clarté. Et comme à cette heure nos ames sont enchassées, s'il faut ainsy parler,
dans nos corps, qui les traisnent et les contraignent d'aller où ils vont, et semble, par maniere de
dire, qu'elles participent en quelque chose à leur misere368, aussi en cette reunion de l'ame glorieuse
avec son corps, luy seront communiqués ces quatre dons et joyaux par lesquels elle le gouvernera
et le menera où elle voudra, sans qu'il luy fasse jamais aucune resistance. Il aura une telle subtilité
qu'il ne sera empesché d'aucun obstacle, une agilité telle qu'il n'y aura trait d'arbalete qui aille si
viste; et comme il sera plus subtil que le rayon du soleil, de mesme sera-t-il aussi agile que les
mouvemens de l'esprit, et il ira plus viste que le vent. Il aura l'impassibilité qui ne peut estre
offensée ni alterée aucunement, sans jamais estre sujet à la maladie ni incommodité, et sa clarté
sera plus belle que celle du soleil369. Bref, pour comble de felicité, les Bienheureux seront
semblables à Dieu370, c'est à sçavoir par participation. C'est ce que nous fait entendre la Sainte
Escriture371 quand elle nomme Nostre Seigneur le Dieu des dieux, c'est à dire le Dieu de tous ces
petits dieux, des Saints qui sont en Paradis.
Je vous pensois encores dire un mot sur toutes les autres circonstances qui se retrouvent au
banquet de ce grand Assuerus, Nostre Seigneur; mais je voy que l'heure passe, c'est pourquoy je
finis ce discours parce que je suis appellé autre part, et aussi parce qu'il ne faut pas abuser de vostre
patience. Que me reste-t-il, mes cheres Sœurs, sinon de vous exciter derechef par ces parolles de
saint Paul372 à relever vos cœurs et vos pensées à ces [123] biens que nul œil n'a veu, ni oreille
366 Cf. Vitam a seipsa conscript., c. XL.
367 Vide supra, p. 115.
368 Sap., IX, 15.
369 Matt., XIII, 43.
370 I Joan., III, 2.
371 Ps. XLIX, 1.
372 Ubi supra, p. 112.
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entendu, ni cœur d'homme pensé, et que Dieu a preparé à ceux qui l'ayment en cette vie. Contentez
vos entendemens à les considerer, mes cheres Sœurs, à fin que par les beautés et excellences que
vous y descouvrirez vous veniez à les aymer et desirer. Retirez vos affections de toutes les choses
creées et transitoires de cette vie, et vous appliquez soigneusement à faire ce qu'il faut pour les
acquerir. Soyez constantes à mediter ce divin mystere de Nostre Seigneur et de nostre
Redemption373, à ce que, par la connoissance que vous en acquerrez, vostre volonté vienne à
l'aymer; car il faut aymer ce bien en terre pour l'aymer eternellement là sus au Ciel, parce qu'il n'y
a point de Ciel pour celuy qui n'a point de charité.
Contentez donques vostre volonté ça bas en terre, aymant autant que l'on peut aymer. Il n'y
a point de façon ni de mesure pour aymer: la façon d'aymer Dieu c'est de l'aymer plus que tout et
au delà de tout. «La mesure,» comme dit saint Bernard374, «est de ne point avoir de mesure.»
Remplissez vostre memoire de toutes ces choses et la contentez en Dieu, luy retranchant tous les
souvenirs et images de ce qui n'est point Dieu, et la nourrissez de ces divins mysteres, tant de
l'enfance du Sauveur que de tout le reste de sa vie, mort et passion. Remplissez-la encores du
souvenir de vos fautes et infidelités pour vous en humilier et amender, et des benefices que vous
avez receus de Dieu pour l'en remercier; et si vous avez receu des graces, resouvenez vous-en pour
les bien cultiver et conserver, vous disposant à l'augmentation et accroissement d'icelles. En fin
travaillez avec fidelité en cette vie et perseverez jusques à la fin375, à ce que vous puissiez estre
congregées et unies avec les bienheureux Esprits en cette felicité eternelle, pour aymer et jouir de
la divine Majesté pour toute eternité, qui est ce que je vous souhaitte de tout mon cœur. Amen.
[124]
373 Cf. Ephes., I, 9, 10, III, 3, 4, 9.
374 De dilig. Deo, c. 1.
375 Matt., X, 22, XXIV, 13.
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XVI. Sermon pour la fête de la Présentation de la Sainte Vierge
21 novembre 1617376
La sainte Eglise celebre aujourd'huy la feste de la Presentation de Nostre Dame au Temple.
Je peux bien dire de cette solemnité ce qui est escrit377 de la reyne de Saba allant visiter Salomon.
Ainsy que l'on ne vit jamais tant de parfums dans la ville de Hierusalem comme elle y en porta
quant et soy pour offrir à ce grand roy, de mesme, jamais tant de parfums et tant de baume ne
furent presentés à Dieu en son Temple comme la tres sainte Vierge en porte aujourd'huy avec elle;
jamais aussi la divine Majesté n'avoit jusques alors receu un si excellent et tant aggreable present
comme celuy des bien heureux saint Joachim et sainte Anne. [125] Ils vindrent donc en Hierusalem
pour accomplir le vœu qu'ils avoyent fait à Dieu de luy dedier leur glorieuse Enfant dans le Temple,
où on eslevoit d'autres jeunes filles pour le service de la divine Majesté.
Mais avec quelle ferveur d'esprit pensez-vous que cette bien heureuse Infante du Ciel
desiroit de quitter la mayson de ses pere et mere, pour se plus absolument dedier et consacrer au
service de son Espoux celeste qui l'attiroit et amorçoit par l'odeur de ses parfums, ainsy que le dit
la Sulamite378: O mon Bien-Aymé, ton nom est comme un baume ou huile respandu, c'est pour
quoy les jeunes filles t'ont desiré et sont allées apres toy; ains tu n'es pas seulement parfumé, tu es
le parfum mesme et le baume. Voyez-vous, le temps luy duroit sans doute, à nostre glorieuse
Dame, de voir arriver le jour auquel ses parens la devoyent offrir à Dieu, car c'est une chose tres
asseurée qu'elle avoit eu l'usage de la rayson dès le ventre de sa mere. Il ne faut pas croire que ce
privilege ayant esté donné à saint Jean, la Sainte Vierge en ait esté privée.
Document admirable, excellent et profitable que celuy ci, lequel je ne puis celer à cause de
son utilité. Le Sauveur s'estant revestu de nostre chair ne voulut point se departir des loix de
l'enfance; partant il fit ses croissances et toutes ses petites actions comme les autres enfans, tout
ainsy que s'il n'eust peu faire autrement. De plus, la Sainte Vierge et Nostre Seigneur son glorieux
Fils, ayant eu l'usage de rayson dès le ventre de leur mere, furent par consequent doués de beaucoup
de science; neanmoins ils la cacherent sous les loix d'un profond silence, car pouvant parler en
naissant ils ne le voulurent pas faire, ains s'assujettirent à ne parler qu'en leur temps. Et nous autres
qui à peine avons l'usage de rayson à l'aage de quarante ans, tellement sommes-nous irraisonnables,
pretendons faire les entendus et parler avant que sçavoir begayer; et à force de vouloir monstrer
que nous sommes sçavans et sages, nous ne pouvons cacher nostre folie379. Chose admirable
qu'estans si asseurés que nous ne sçaurions discourir beaucoup sans chopper [126] et faire des
fautes, nous soyons neanmoins tousjours si avides et prompts à le faire, voire mesme de ce que
nous ignorons! Et puis nous trouvons estrange qu'ès Religions il y ait des heures où le silence soit
imposé et que l'on ne puisse point parler.
C'est un acte de simplicité admirable que celuy de cette glorieuse Pouponne qui, attachée
aux mammelles de sa mere, ne laisse pas neanmoins de s'entretenir avec la divine Majesté. Elle
s'abstint de parler jusques à son temps, et encores alors ne le faisoit elle que comme les autres
376 La teneur de ce sermon prouve qu'il a été prononcé pour une cérémonie de rénovation des vœux; or, c'est seulement
à partir de 1615 que cette cérémonie a été fixée pour l'Institut de la Visitation à la fête de la Présentation de la Sainte
Vierge. Cette phrase (voir p. 130): «Mais d'autant que nous» avons presché ces années passées en cette mesme journée
sur le sujet du «renouvellement de nos ames,» ne permet pas de supposer que ce sermon soit antérieur à 1617; et ce
qui porte à conclure qu'il remonte à cette année même, c'est qu'on y reconnaît le style de la Mère Claude-Agnès de La
Roche. Il ne peut être de 1618, le Saint se trouvant alors absent de sa ville épiscopale, ni de 1619, car l'allocution
prononcée à cette époque nous a été conservée et sera donnée en son lieu. L'éditeur de 1643, le premier qui ait publié
ces deux sermons pour la Présentation, les a réunis de manière à n'en former qu'une seule pièce, après en avoir éliminé
plusieurs fragments.
Les quatre premiers alinéas et les trois dernières pages de notre texte sont inédits, ainsi que les passages qui
se trouvent p. 127, lignes 24-33; p. 128, II. 1-10, 20-37; p. 133, II. 28-38; p. 135, II. 39-39.
377 III Reg., X, 1, 2, 10.
378 Cant., I, 2, 3.
379 Rom., I, 22.
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9.1 Page 81

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enfans de son aage, quoy qu'elle parlast tousjours fort à propos. Elle demeura comme un doux
aignelet sur les flancs de sainte Anne l'espace de trois ans, apres lesquels elle fut sevrée et amenée
au Temple pour y estre offerte comme Samuel, qui y fut conduit par sa mere et dedié au Seigneur
en mesme aage380.
O mon Dieu, que j'eusse bien desiré de me pouvoir vivement representer la consolation et
suavité de ce voyage despuis la mayson de Joachim jusques au Temple de Hierusalem! Quel
contentement tesmoignoit cette petite Infante voyant l'heure venue qu'elle avoit tant desirée! Ceux
qui alloyent au Temple pour y adorer et offrir leurs presens à la divine Majesté chantoyent tout le
long de leur voyage381; et pour cet effect, le royal Prophete David avoit composé tout expres un
Psalme382 que la sainte Eglise nous fait dire tous les jours au divin Office. Il se commence par ces
mots: Beati immaculati in via; Bienheureux sont ceux, Seigneur, qui marchent en ta voye sans
macule, sans tache de peché; en ta voye, c'est à dire en l'observance de tes commandemens. Les
bien heureux saint Joachim et sainte Anne chantoyent donques ce cantique au long du chemin, et
nostre glorieuse Dame et Maistresse avec eux. O Dieu, quelle melodie! o qu'elle l'entonna mille
fois plus gracieusement que ne firent jamais les Anges; de quoy ils furent tellement estonnés, que
troupe à troupe, ils venoyent pour escouter cette celeste harmonie et, les cieux ouverts, ils se
penchoyent sur les balustres de la salle de la Hierusalem celeste pour regarder et admirer [127]
cette tres aymable Pouponne. J'ay voulu dire cecy en passant à fin de vous bailler sujet de vous
entretenir le reste de cette journée à considerer la suavité de ce voyage; à fin aussi de vous
esmouvoir à escouter ce divin cantique que nostre glorieuse Princesse entonne si melodieusement,
et ce avec les oreilles de vostre devotion, car le tres heureux saint Bernard dit383 que la devotion
est l'oreille de l'ame.
Venons maintenant à la solemnité qui se celebre aujourd'huy ceans, qui est le
renouvellement et reconfirmation des vœux. Les anciens Chrestiens faisoyent des grandes festes,
mais spirituelles, à l'anniversaire de leur Baptesme, qui estoit le jour de leur dedicace, c'est à dire
celuy auquel ils s'estoyent dediés à Dieu384. Ils ne faisoyent point de remarque du jour de leur
naissance, d'autant qu'en naissant nous ne sommes pas enfans de grace, ains adamistes ou enfans
d'Adam; mais ils remarquoyent, pour le solemniser, le jour auquel ils avoyent esté faits enfans de
Dieu par le Baptesme. De mesme Abraham fit un grand et solemnel festin, non en la naissance de
son fils Isaac, ains au jour qu'il fut sevré385 parce, disent les uns, que l'enfant estant encores si
tendre, il n'y avoit pas matiere de si grande joye à cause du danger et peril de mort où sont les
enfans en cet aage si foible; ou bien, comme les autres tiennent, parce que le festin estant fait en
la faveur d'Isaac, il estoit bien raysonnable qu'il y prist part et qu'il mangeast avec la compaignie,
ce qu'il n'eust peu faire avant ce temps là, auquel il avoit cinq ans. Il n'y avoit pas non plus de la
disproportion de demeurer si long temps à la mammelle, veu l'aage avancé que l'on atteignoit alors.
Ou bien encores, et cecy est la rayson la plus probable, Abraham fit alors ce banquet parce qu'à
cette heure là son fils estoit desja capable de donner quelque esperance de luy, d'autant qu'en cet
aage on commence à mettre les enfans dans la voye en laquelle on desire qu'ils marchent.
Il est donc tres à propos que les Religieux fassent tous les ans une feste particuliere au jour
de leur dedicace [128] et de leur entrée en Religion. Mais d'autant qu'ils ne doivent rien avoir de
particulier, nous avons trouvé expedient que les Sœurs de ceans solemnisent cette commemoration
en un mesme jour. La tres sainte Eglise celebre chaque année la commemoration des principales
actions de nostre divin Sauveur, de Nostre Dame et Maistresse, comme aussi de tant de Saints
qu'elle nous presente comme des patrons à imiter. Elle nous tesmoigne par là qu'elle desire que
tous les ans au moins une fois, nous nous recueillions et reconfirmions les vœux et promesses que
380 I Reg., I, 24, 25. Hugo, Comm. in hunc locum; alii.
381 Bellarm., in Ps. seq., Prolog.
382 Ps. CXVIII.
383 Serm. XXXVIII in §§ V-IX.
384 S. Gregor. Naz., Orat. XXXIX, XL. Cf. Introduct. a la Vie devote, Partie V, c. II.
385 Gen., XXI, 8.
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nous avons faites à la divine Majesté; mais sur tout les Religieux et nous autres qui luy sommes
particulierement dediés et consacrés sans que nous nous en puissions desdire.
L'on a choisi fort à propos en la maison de ceans le jour de la Presentation Nostre Dame
pour se renouveller, se presenter et offrir à la divine Majesté sous sa protection, accompagnant
ainsy de nostre propre offrande celle qu'elle fit d'elle mesme à Dieu. Et en cecy se voit verifié ce
qu'en avoit predit le grand Prophete David386, que plusieurs vierges seroyent amenées apres elle
au temple du Roy, à fin de luy estre offertes et consacrees à son imitation, pour servantes
perpetuelles. Il dit qu'elles viendront et seront amenées avec joye et exultation; c'est donques un
jour de joye et de consolation que celuy de la commemoration de nostre dedicace à la divine Bonté.
Certes, il est tres veritable, et ce jour est d'autant plus plein de contentement que nous avons plus
de connoissance du bonheur qu'il y a d'estre absolument dedié à Dieu.
Mais lors que le saint Prophete declare que plusieurs vierges seront amenées apres Nostre
Dame, il ne veut pas en exclure les vefves, car elles ne seront pas rejettées de cette bien heureuse
trouppe pour avoir perdu leur virginité, puisque cette perte se peut reparer par l'humilité. Ces
grandes Saintes qui ont esté mariées et qui se sont dediées au service de la divine Bonté en leur
vefvage, comme sainte Paule, sainte Melanie, sainte Françoise et tant d'autres, pensez-vous
qu'elles ne soyent [129] pas du nombre de ces vierges? Au contraire, elles ont gaigné par l'humilité
une tres glorieuse virginité. L'humilité est non seulement conservatrice de la virginité, mais elle
est sa reparatrice387.
Cette feste de la commemoration de nos vœux se fait principalement pour renouveller
nostre ame, pour renouer nos promesses et raffermir nos resolutions. Et tout ainsy qu'un homme
qui joue excellemment du luth a accoustumé d'en taster toutes les cordes de temps en temps pour
voir si elles ont point besoin d'estre rebandées ou bien laschées, à fin de les rendre bien accordantes
selon le ton qu'il leur veut donner, de mesme il est necessaire que tous les ans au moins une fois,
nous tastions et considerions toutes les affections de nostre ame pour voir si elles sont bien
accordées pour entonner le cantique de la gloire de Dieu et de nostre propre perfection388. A cet
effect l'on a ordonné les confessions annuelles pour reconnoistre les cordes discordantes, les
affections qui ne sont encores bien mortifiées, les resolutions qui n'ont pas esté fidellement
prattiquées. Et ayant ainsy resserré les chevilles de nostre luth, qui sont nos resolutions, nous
venons par apres, avec nostre glorieuse Dame et Maistresse et sous sa protection, apporter toutes
nos affections sur l'autel du temple de la divine Bonté, pour estre bruslées et consommées sans
aucune reserve par le feu de son ardente charité.
Mais d'autant que nous avons presché ces années passées en cette mesme journée sur le
sujet du renouvellement de nos ames, ramassons maintenant nostre discours revenans à nous
mesmes, et voyons que c'est qu'il faut faire pour nous bien renouveller. C'est une chose tres
necessaire que celle-cy, nostre misere estant si grande que nous faisons tousjours quelque perte
spirituelle, et ne venons que trop ordinairement à descheoir de nos propos. Partant, il est expedient
de nous reprendre, et considerer les moyens de pouvoir regaigner ce qui par nostre foiblesse, voire
negligence, nous est eschappé.
Il est vray qu'il ne faut pas nous en estonner, d'autant [130] que tout ce qui est en ce monde
est fait ainsy; voire mesme il semble que le soleil aye besoin de recommencer sa course tous les
ans une fois, à fin de reparer le deschet que paraissent avoir receu le long de l'année les lieux qui
n'ont pas l'aspect bon. Ne vous est-il pas advis que la terre descheoit en hiver, et quand ce vient le
printemps qu'elle veut regaigner les pertes qu'elle a faites le long des grandes froidures? Nous en
devons faire de mesme nous autres, faisant nostre course comme le soleil sur toutes les affections
et passions de nos ames, pour regaigner les pertes causées par leur immortification le long de
l'année. Puis, venant au printemps, qui est le temps de nos renouvellemens, nous devons prendre
courage pour reparer le deschet que nous avons fait au temps des froidures de nos laschetés.
386 Ps. XLIV, 15, 16.
387 Cf. S. Bern., hom. I super Missus est, §§ 5, 8; serm. II in Nativ. Dom., § 6.
388 Cf. Introd. a la Vie dev., Partie V, cc. I, VII.
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Pour bien faire ces renouvellemens il faut observer trois points que je considere en la
Presentation de nostre glorieuse Maistresse. Le premier c'est qu'elle vient se presenter en son
enfance, car estant sevrée elle quitte ses parens; le second, qu'elle est portée le long du voyage une
partie du temps entre les bras de ses pere et mere, et l'autre partie elle marche sur ses pieds; en
troisiesme lieu, je considere qu'elle se donne et offre toute entierement et sans aucune reserve.
Quant au premier point, à sçavoir qu'elle vient se dedier à Dieu en son enfance, comme
pourrions-nous faire cela, veu que nous ne sommes plus en cet aage là et que nous n'y sçaurions
jamais plus retourner, car le temps perdu ne se peut recouvrer? Dites-vous qu'il n'y a plus de
remede? O pardonnez-moy, il y a du remede en toutes choses. Si la virginité est reparée par
l'humilité et si la chaste vefve est rendue vierge glorieuse et triomphante, pourquoy voulez-vous
que nous ne puissions regaigner le temps perdu, par la ferveur et diligence à bien employer celuy
que nous avons presentement389? Il est tres veritable que le bonheur de ceux qui se sont dediés et
consacrés à la divine Majesté dès leur adolescence est tres grand, d'autant plus que Dieu le desire
et s'y complaist grandement390, se plaignant du contraire lors [131] qu'il dit par son Prophete391
que les hommes sont tellement pervertis que dès leur adolescence ils ont quitté sa voye et ont pris
le chemin de perdition. Les enfans ne sont ni bons ni mauvais, car ils ne sont non plus capables de
choisir le bien que le mal. Ils marchent pendant leur enfance comme ceux qui sortans d'une ville
vont tout droit quelque temps; mais au bout de ce peu de temps ils trouvent que le chemin se
fourche et partage en deux; il est à leur pouvoir de prendre à droite ou à gauche, selon que bon leur
semble, pour aller où ils desirent. De mesme, veut dire le Seigneur, les hommes pendant leur
enfance ont suivi la ligne du chemin droit, mais estans parvenus au chemin fourchu, ils ont pris
leur route à main gauche et m'ont quitté, moy qui suis la source392 de toute benediction, pour suivre
la voye de malediction.
Il est tres certain que la divine Bonté desire le temps de nostre jeunesse comme estant le
plus propre pour nous employer en son service. Mais pensez-vous que la jeunesse soit tousjours
prise et entendue de nostre aage, et que la divine Espouse veuille parler de celles qui sont jeunes
d'années, lors qu'elle dit au Cantique des Cantiques393 que les jeunes ames ont desiré son celeste
Espoux et sont allées apres luy attirées de l'odeur de ses parfums? O non, sans doute, ains elle
parle de celles qui sont jeunes de ferveur et de courage, et qui viennent nouvellement consacrer au
service de son saint amour non seulement tous les momens de leur vie, mais aussi toutes leurs
actions, sans reserve d'aucune. Mais, me direz-vous, quel est le temps le plus propre pour nous
dedier et consacrer tout à Dieu, apres que nous avons passé nostre adolescence? Oh, quel il est?
c'est le temps present, tout à cette heure394; c'est le vray temps, car celuy qui est passé n'est plus
nostre, le futur n'est pas non plus en nostre pouvoir, c'est donques le moment present qui est le
meilleur.
Mais que faut-il que nous fassions pour regaigner le temps perdu? Je l'ay desja dit, il le faut
regaigner par la ferveur et diligence à courir en nostre voye. Et tout [132] ainsy que les cerfs qui
courent si legerement, redoublent neanmoins le pas lors qu'ils sont pressés du veneur et vont d'une
si grande vistesse qu'il semble quasi qu'ils volent, de mesme devons-nous tascher de courir en
nostre voye; mais au temps de nostre renouvellement et de la reconfirmation de nos resolutions
nous ne devons pas seulement courir ains aussi voler, et pour cela demander avec le saint
Prophete395 des aisles de colombe, à fin qu'à tire d'aisles nous volions sans nous arrester jusques à
ce que nous allions reposer dans les trous du mur de la sainte Hierusalem396, je veux dire que nous
soyons tout unis à Nostre Seigneur crucifié sur le mont de Calvaire par une parfaite conformité de
vie.
389 Cf. Ephes., V, 15, 16.
390 Ecoles., XII, 1.
391 Gen., VI, 5, VIII, 21; Is., XLVII, 12, 15.
392 Jerem., II, 13.
393 Ubi supra, p. 126 cf. p. 85.
394 II Cor., VI, 2.
395 Ps. LIV, 7.
396 Cant., II, 14.
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Mais j'ay aussi consideré que nostre glorieuse Dame et Maistresse venant pour se dedier à
Dieu, fut portée par ses pere et mere une partie du chemin, et l'autre partie elle vint avec ses petits
pieds, tousjours aydée neanmoins. Car lors que saint Joachim et sainte Anne trouvoyent quelque
plaine ils la posoyent en terre pour la faire marcher, et alors cette glorieuse Infante du Ciel eslevoit
ses petits doigts pour prendre la main de son papa et de sa maman, de crainte de faire quelque
mauvais pas; mais soudain qu'ils rencontroyent quelque chemin raboteux, ils la prenoyent
incontinent entre leurs bras. Ce n'estoit pas pour se soulager qu'ils la faisoyent marcher parfois, car
ce leur estoit une consolation tres grande de la porter, ains c'estoit pour la complaisance qu'ils
prenoyent à luy voir faire ses petits pas. Et c'est icy la seconde remarque que je fais en cette sainte
Presentation, et le second point auquel nous devons imiter nostre glorieuse Princesse, pour bien
nous presenter de nouveau à fin de bien reoffrir à son divin Fils ce que nous luy avons une fois
dedié et consacré, à sçavoir nous mesme, par le moyen des vœux que nous venons maintenant
renouveller, c'est à dire renouer; car cette sainte coustume de renouveller nos vœux sert encores à
reparer les manquemens que nous pourrions avoir commis en les faisant.
Nostre Seigneur le long de nostre pelerinage en cette [133] miserable vie nous conduit en
ces deux sortes: ou il nous mene par la main en nous faisant marcher avec luy, ou il nous porte
entre les bras de sa Providence. Je veux dire qu'il nous tient par la main et nous fait marcher en
l'exercice des vertus, car s'il ne nous tenoit il ne seroit en nostre pouvoir de cheminer en cette voye
de benediction. Et ne voit-on pas ordinairement que ceux qui ont abandonné sa main paternelle ne
font pas un seul pas qu'ils ne choppent et donnent du nez en terre? Sa Bonté nous veut bien conduire
et tenir, mais elle veut aussi que nous formions nos petits pas, faisant, aydés de sa grace, ce que
nous pouvons de nostre costé. Et la sainte Eglise, esgalement tendre et soigneuse du bien de ses
enfans, nous enseigne de dire tous les jours une oraison397 où elle demande à Dieu qu'il luy plaise
nous accompaigner le long de nostre pelerinage et nous ayder de sa grace prevenante et
concomitante, car sans l'une et sans l'autre nous ne pouvons rien.
Mais Nostre Seigneur nous ayant menés par la main, faisant avec nous des œuvres pour
lesquelles il demande nostre cooperation, il nous porte par apres et fait en nous des œuvres toutes
ouvrées, je veux dire auxquelles il semble que nous ne fassions rien. Ce sont les Sacremens, car
dites-moy, je vous prie, que nous couste-t-il d'entendre ces parolles: «Je t'absous de tous tes
pechés,» ou bien de recevoir le tres saint Sacrement dans lequel est comprise toute la suavité du
Ciel et de la terre398? Et bien qu'il faille prononcer les parolles de la consecration que Nostre
Seigneur a commandées, qu'est-ce que cela pour faire venir nostre souverain Maistre à la voix d'un
prestre, pour meschant et indigne qu'il soit, se renclore sous ces especes pour nostre bonheur?
N'est-ce pas nous porter entre ses bras que de nous permettre de nous unir à luy en ces deux façons?
Quand donques vous viendrez dire: «Je renouvelle et reconfirme de tout mon cœur les vœux que
j'ay faits à mon Dieu399,» le Sauveur vous conduira par la main, d'autant que vous prononcerez ces
paroles et ferez quelque chose de vostre part; mais soudain que nous vous [134] communierons, il
vous prendra entre ses bras, faisant en vous cette œuvre toute ouvrée.
O qu'heureuses sont les ames qui font ainsy leur voyage et qui ne partent des bras de la
divine Majesté, sinon pour marcher et faire de leur costé ce qu'elles pourront en l'exercice des
vertus et des bonnes œuvres, tenant tousjours neanmoins la main de Nostre Seigneur; car il ne faut
pas que nous pensions estre suffisans pour rien faire de bien de nous-mesmes400. L'Espouse le
tesmoigne fort clairement au Cantique401 lors qu'elle dit à son Bien-Aymé: Tirez-moy, et nous
courrons apres vous à l'odeur de vos onguens. Elle dit: Tirez-moy, pour monstrer qu'elle ne peut
rien d'elle mesme si elle n'est tirée et aydée de sa faveur; et pour monstrer qu'elle veut correspondre
à ses attraits volontairement et sans estre violentée, elle adjouste: nous courrons; pour peu que
397 ln Grat. act. post Missam.
398 Sap., XVI, 20.
399 Coutumier et Directoire pour les Religieuses de la Visit. (Pour la fête de la Présentation.)
400 II Cor., III, 5.
401 Cap. I, 3.
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vous nous tendiez la main pour nous tirer, nous ne cesserons point de courir, jusques à ce que vous
nous ayez pris entre vos bras et unis à vostre Bonté.
Passons maintenant au troisiesme point qui est que nostre glorieuse Maistresse se donna et
abandonna toute sans aucune reserve à la divine Majesté. C'est ainsy qu'il faut que nous nous
donnions nous autres, car le Sauveur ne veut pas que nous fassions ce que luy mesme ne peut faire,
qui est de se donner à nous en partie. Sa bonté est si grande qu'il se veut tout donner à nous; de
mesme veut-il, et il est bien raysonnable, que nous nous donnions à luy sans restriction. Je sçay
bien que les gens du monde se donnent à Dieu à leur façon, mais je ne parle pas pour eux
maintenant, ains pour nous qui luy sommes dediés et consacrés. Il faut quitter tout pour avoir le
tout qui est Dieu. Il faut quitter la maison de nos peres402. Helas! est-ce si grande chose? N'y a-t-
il pas quelquefois plus de consolation que de mescontentement de le faire? Il faut se priver du
mariage. O Dieu, tout bien consideré, qu'est-ce que nous quittons? Le tracas du mesnage où le plus
souvent les choses vont de travers et contre nostre volonté. Que [135] faut-il de plus quitter? Les
conversations? Helas! je suis tres asseuré que l'on n'y a pour l'ordinaire que du mescontentement,
car ou l'on ne nous a pas assez honnorés selon que nous le desirions, ou l'on ne nous a pas assez
cheris, ou l'on a dit quelque chose qui nous a despieu; en un mot, les playsirs que l'on y a sont le
plus souvent tres degoustans à nostre goust mesme.
Mais, est-ce cela tout ce qu'il faut quitter? O non, il reste le plus difficile, qui est nous
mesme, nostre propre volonté: il la faut aneantir tout à fait sans aucune reserve. Je ne dis pas nostre
amour propre, car nous ne le pouvons faire mourir qu'en mourant nous mesmes, il vivra tant que
nous vivrons; mais il suffit qu'il ne regne pas en nous. C'est donques la propre volonté dont il se
faut desfaire. Il me souvient à ce propos qu'il faut tout quitter pour estre bonne Religieuse, qu'il y
eut un senateur lequel fut inspiré de Dieu d'abandonner le monde, car il pensoit que pour evader
les perils des vagues de la mer de ce miserable siecle il failloit surgir au port de la vie monastique.
Il prit en effect la resolution de se faire moine et se retirer dans le desert, ce qu'il executa. Mais le
pauvre homme voulut emporter quant et luy quelques unes de ses hardes et emmener quelques
unes de ses conversations. Or, que luy en arriva-t-il? Le bienheureux saint Basile, qui l'aymoit
grandement à cause de sa pieté et bonne vie, sçachant cela, luy escrivit une lettre qui contenoit ces
mots: O pauvre homme, qu'as-tu fait? Tu as quitté l'estat de senateur et les fonctions de ta charge,
et partant tu n'es plus senateur; et neanmoins tu n'es pas un bon moine403. Comme s'il eust dit:
Considere ton nom, et tu trouveras qu'il signifie uni, seul; or, par ce mot, seul, je n'entens pas
d'estre retiré et sequestré dans un desert, mais c'est à sçavoir que pour estre bon moine il ne faut
avoir que Dieu pour objet en tout ce que nous faisons; et cela c'est estre seul.
Voulez-vous devenir une bonne fille de la Visitation? Il faut tout quitter, non seulement ce
qui est hors de soy mais soy mesme, et estre absolument sevrée de la [136] propre volonté que
nous aymons tendrement comme si elle estoit nostre mere. Dieu ne se contente pas de nos offrandes
quand elles ne sont pas accompagnées de celle de nostre propre cœur, car il est comme l'aigle qui
se repaist plus pleinement du cœur des oyseaux qu'elle prend pour sa proye que non pas des autres
parties de leur corps404. De mesme la divine Majesté demande premièrement nostre cœur: Mon
fils, donne-moy ton cœur, dit cette Bonté incomparable405, et par apres tes offrandes me seront
aggreables.
L'exemple de Caïn406 monstre assez la verité de ce que nous disons; car ayant fait son
sacrifice, il ne fut pas aggreable à la Divinité comme celuy de son frere Abel, non seulement parce
qu'il avoit mal partagé407, offrant le moindre et le pire de ses troupeaux, mais aussi parce qu'il
n'avoit pas donné son cœur; partant il n'avoit pas bien fait son sacrifice, d'autant que Dieu vouloit
premierement son cœur. Ce que reconnoissant par apres, il fut si miserable qu'au lieu de se prendre
402 Ps. XLIV, 11.
403 Cassian., Instit., 1. VII, c. XIX.
404 Cf. Introd. a la Vie dev., tom. III hujus Edit., p. 201, linea antepenult.
405 Prov., XXIII, 26.
406 Gen., IV, 3-8.
407 Vide locum Septuag.
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à soy mesme de sa faute et de se reconnoistre, il s'en prit au pauvre Abel, l'offrande duquel avoit
esté fort aggreable à la divine Bonté parce qu'il s'estoit premierement offert luy mesme, et puis son
sacrifice. Caïn conceut de l'indignation contre son frere par la grande envie qu'il luy portait. Voyez
comme l'envie se fourre par tout. Dieu le reprit et luy dit: De quoy te troubles-tu? Si tu as bien
offert tu n'en as pas occasion, et si ton offrande estant bonne tu ne l'as neanmoins pas faite comme
il convient, repare ta faute, il y a remede en tout.
Voyla donques la façon avec laquelle nous devons faire nos sacrifices et nos offrandes à la
divine Bonté: si nous voulons qu'elles luy soyent aggreables, il faut nous offrir pleinement et
entierement nous mesmes. Si vous faites cela aussi parfaitement que nous venons de dire en cette
journée de vos renouvellemens, à l'imitation de Nostre Dame et glorieuse Maistresse, elle vous
acheminera au Ciel, en excitant vos cœurs à chanter en cette vie le Laudate Dominum
omnesgentes408, invitant un chacun à glorifier la divine Majesté. Puis vous [137] adjousterez:
Quoniam confirmata est super nos miser icordia ejus; Parce qu'il a confirmé sur nous ses
misericordes, nous attirant par sa bonté à la jouissance de tant de graces et benedictions dès cette
vie perissable, pour par apres, en la compaignie de nostre tres sainte Maistresse et des Bienheureux
qui sont au Ciel, chanter eternellement Gloire soit au Pere, au Fils et au Saint Esprit. Amen. [138]
408 Ps. CXVI.
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XVII. Sermon de Vêture pour la veille de l'Epiphanie
5 janvier 1618409
Il y a des festes que la sainte Eglise celebre beaucoup plus solemnellement que d'autres.
Celle de l'adoration des Roys en est une, car elle ne se contente pas d'en commencer l'office à
Vespres de la vigile, mais elle commence dès la Messe qui est propre à ce jour. Or en cette Messe,
on lit l'Evangile qui fait mention de la fuite de Nostre Seigneur en Egypte410.
Gedeon estant extremement affligé pour la rude et pressante guerre que luy faisoyent ses
ennemis qui l'avoyent environné de toutes parts, Dieu, dont la bonté est incomparable, en eut
compassion et luy envoya un Ange pour le consoler. Cet Ange l'ayant abordé le salua disant: Je te
salue, o homme le plus fort d'entre tous les hommes, le Seigneur est avec toy. Lors le pauvre
Gedeon luy respondit, pressé de son affliction: S'il est vray ce que tu dis que le Seigneur est avec
moy, pourquoy donques, avec luy, suis-je environné de tant de miseres411? Nous en pouvons bien
dire autant aujourd'huy. S'il est vray, comme il est, que la tres sainte Vierge et saint Joseph ont
Nostre Seigneur avec eux, pourquoy donques les voyons-nous si remplis de crainte qu'ils se
rendent fuyars pour l'apprehension d'un homme terrien, quoy qu'ils ayent avec eux le Dieu de [139]
la majesté infinie, par l'ordonnance duquel toutes choses se font et ont esté faites412?
La rayson de cette conduite est que Nostre Seigneur ne voulut aucunement user de son
pouvoir ou de son authorité, ni paroistre autre qu'un petit enfant sujet aux loix de l'enfance, ne
parlant qu'en son temps comme les autres; et luy, qui non seulement entant que Dieu mais aussi
entant qu'homme sçavoit toutes choses, cette grace luy ayant esté infuse dès l'instant de sa
conception, luy qui estoit rempli d'une science pleine et entiere, ne voulut neanmoins en rien
tesmoigner. Je sçay bien que les docteurs demeurerent fort estonnés l'entendant parler dans le
Temple413, lors qu'il fit paroistre un petit eschantillon de cette science tant incomparable qu'il
possedoit; mais c'est la seule fois qu'il le fit durant son enfance, la tenant close et cachée sous un
tres profond silence tout le reste de ce temps là. Hé Dieu, que luy eust-il cousté à ce beni Enfant,
qui aymoit si cherement sa tres sacrée Mere et saint Joseph son Pere nourricier, de leur dire un
petit mot à l'oreille pour les advertir d'eschapper à la furie d'Herode en s'en allant en Egypte, mais
d'estre sans crainte parce qu'il ne leur arriveroit aucune mesaventure? Il ne le fit pourtant pas, ains
attendit que l'Ange saint Gabriel vinst reveler au glorieux saint Joseph qu'il failloit fuir414.
La vie de Nostre Seigneur est le parfait exemple de tous les hommes, mais particulierement
de ceux qui sont en l'estat de perfection, comme les Religieux et les Prelats. Cet estat de perfection
doit estre consideré de deux manieres: pour les Religieux c'est un estat propre à se perfectionner,
et pour les Prelats il suppose la perfection desja acquise. De mesme, la vie du Sauveur doit estre
distinguée en deux parties. La premiere est le modele et le patron des Religieux: c'est celle de son
enfance jusques à ce qu'il commença sa predication; car l'Evangeliste415 dit expressement qu'il
demeura sujet à ses parens. Et dès qu'il eut commencé à enseigner et prescher, il fit toutes les
fonctions appartenantes aux Evesques. Il institua les Sacremens; puis, sur l'arbre de [140] la croix
il offrit le sacrifice sanglant de soy mesme, et devant celuy là, en la cene qu'il fit avec ses Apostres,
il institua le tres saint Sacrement de l'Autel qui est le sacrifice non sanglant.
Revenons à nostre propos et au sujet que j'ay devant mes yeux, qui est le vray exemplaire
de la vie religieuse, et disons apres les Peres, que la discipline monastique peut estre toute reduite
409 Vèture des Sœurs Louise-Marie Barfelly et Françoise-Gasparde de la Grave. (Voir l'Année Sainte, tome Ier, pp. 79,
599.)
410 Matt., II, 19-23.
411 Judic., VI, 12, 13.
412 Judith, XVI, 17; Pss. XXXII, 9, CXLVIII, 5.
413 Lucae, II, 46, 47.
414 Matt., II, 13.
415 Lucae, II, 51.
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sous ce mot d'abnegation416. Or, voyons comme Nostre Seigneur a prattiqué admirablement cette
abnegation durant tout le temps de son enfance; mais pour le mieux comprendre, nous en ferons
trois points que j'approprieray aux trois vertus desquelles tous les Religieux font les vœux, à
sçavoir, la pauvreté, la chasteté et l'obeissance417.
Et en premier lieu, se peut-il voir ou penser une pauvreté plus pauvre que celle du Sauveur?
Voyez comme il renonce à la maison de son Pere et de sa Mere, voire mesme devant sa naissance,
car il vient au monde en une ville laquelle si bien elle luy appartenoit en quelque façon, puisqu'il
estoit de la lignée de David418, neanmoins il renonce tellement à tout, que le voyla reduit dans une
estable destinée à la retraitte des bestes. Estant né, il est couché dans une creche qui luy sert de
berceau419. Quelles necessités pensez vous qu'il souffrit au voyage d'Egypte et durant le temps qu'il
y demeura? Bref, sa pauvreté fut si grande qu'elle passa jusques à la mendicité420; il ne vivoit que
d'aumosnes, car chacun sçait que les beaux-peres ne sont pas obligés de nourrir les enfans de leur
femme, et neanmoins Nostre Seigneur estoit nourri du travail de son Pere nourricier et de celuy de
sa Mere qui gaignoyent leur vie à la sueur de leur visage421; ainsy, ce divin Enfant ne pouvant
gaigner la sienne, recevoit l'aumosne de saint Joseph. De plus, quand il fut question de revenir
d'Egypte apres la mort d'Herode, s'ils eussent eu quelque bien en Israël ils n'eussent pas mis en
doute s'ils iroyent là ou s'ils retourneroyent en Judée; mais parce qu'ils n'avoyent rien, ou fort peu
par tout, ils ne sçavoyent de quel costé aller. Davantage, l'amour que [141] nostre cher Maistre
portoit à la pauvreté luy fit prendre et garder tousjours le nom de Nazareth422, parce que c'estoit
une petite ville mesprisée et tellement rejettée que l'on ne croyoit pas, comme le dit mesme
Nathanaël, que quelque chose de bon peust estre trouvé en Nazareth423. Il eust bien peu se faire
appeller de Bethleem, ou bien de Hierusalem, mais il ne voulut pas, tant pour cette cause que pour
d'autres que nous dirons tantost.
Passons au second point, qui est une abnegation tres entiere de tous les playsirs sensuels.
Nostre Seigneur eut une pureté tousjours incomparable; mais voyez un peu comme dès son entrée
au monde il priva ses sens de toutes sortes de playsirs. Et premierement, en l'attouchement il
ressentit un froid extreme. Vous sçavez sans doute la revelation que sainte Brigitte eut de la
naissance de ce divin Sauveur424. Elle dit que Nostre Dame estant en une grande abstraction, le vit
tout d'un coup couché sur la terre, tout nud, et que soudain elle le prit et le mit dans ses langes et
bandelettes. Quant à l'odorat, vray Dieu! quelle suavité, quel parfum pensez-vous que l'on puisse
avoir dans une estable? Lors que les enfans des grans roys naissent, quoy qu'ils ne soyent que des
miserables hommes comme les autres, l'on met tant de parfums, l'on fait tant de ceremonies; et
pour nostre Sauveur, qui n'est pas seulement homme ains Dieu tout ensemble, il ne se fait rien de
tout cela! Quelle musique pour recreer son ouye? Un bœuf et un asne qui chantent pour magnifier
la naissance de ce Roy celeste. En fin, il n'y a rien en luy qui trouve du contentement, sinon un peu
le goust, recevant ce lait tres sacré venu du Ciel que sa tres benite Mere luy fait tirer de ses
mammelles, car il faut confesser qu'il estoit meilleur que le vin le plus delicieux425; mais cela ne
duroit que jusques à ce qu'il eust passé le gosier.
Quant au troisiesme point, à sçavoir l'abnegation de soy mesme, qui a jamais peu parvenir
à un si entier renoncement pour se laisser conduire selon la volonté de ses Superieurs? O Dieu,
c'est en ce point que ce divin Enfant s'est bien monstré vray Religieux! Saint Joseph [142] et Nostre
Dame sont ses Superieurs, ils le menent, ils le portent d'un lieu à un autre, et il leur laisse faire sans
jamais dire un seul mot. Il fut obeissant à la nature mesme, ne voulant faire ses croissances ni
416 Cassian., De Instit. Renunt., 1. IV, per totum.
417 Cf. tom. praeced. hujus Edit., Serm. XCV, CII.
418 Lucae, II, 4.
419 Ibid., v. 7.
420 Cf. Les Controverses, tom. I hujus Edit., p. 111.
421 Gen., III, 19.
422 Matth., II, ult.; Marc., ult., 6.
423 Joan., I, 46.
424 Revelat., 1. VII, c. XXI.
425 Cant., I, 1.
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parler que comme les autres enfans. O abnegation non plus ouye que celle cy! estant à son pouvoir
d'operer des miracles, il n'en fait point. L'on en voit bien autour de luy en sa Nativité: la vocation
des Gentils representés par les Roys qui le vindrent adorer426, celle des pasteurs427, les Anges qui
chantent dans les airs428; mais en sa personne, nullement. Il ne se monstre en son exterieur qu'un
petit enfant comme les autres; luy, de qui les Anges sont illuminés et esclairés et par qui ils
entendent et comprennent toutes choses, ne fait aucunes revelations, ains laisse que les messagers
celestes les viennent faire à son Pere nourricier. Il faut fuir devant Herode, il n'en dit mot, mais
attend que l'Ange l'ordonne. Herode estant mort, il faut qu'il s'en retourne d'Egypte; il auroit peu
dire à sa Mere ou à saint Joseph qui l'aymoient si tendrement: Ma chere Mere, ou, mon Pere,
retournons nous-en quand il vous plaira, car Herode que vous craignez est mort; mais non, il attend
que l'Ange le revele à saint Joseph429.
Ne voyla-t-il pas une merveille tres grande, que ce tres saint Enfant ayt tellement renoncé
et abandonné le soin de soy mesme pour se laisser conduire selon la volonté de ses Superieurs,
qu'il n'ayt pas seulement voulu prononcer une petite parole pour avancer leur despart? Document
certes tres remarquable: Nostre Seigneur est rempli de toutes les sciences430, ains il est la science
et la sagesse mesme; neanmoins il tient un continuel silence, tandis que l'ordinaire des personnes
du monde est que si elles ont une once de sçavoir on ne les peut tenir de parler, tant elles ont envie
de se faire estimer sçavantes.
Nostre Sauveur estant donques venu pour donner un parfait exemple de la vie monastique,
il est bien raysonnable qu'on se range à sa suite pour embrasser cette vie qui luy est tant aggreable.
C'est pourquoy ces filles se [143] presentent aujourd'huy pour estre faittes Religieuses, car elles
ont fait ces considerations: Si mon Seigneur et mon Dieu a bien voulu renoncer aux richesses, à sa
patrie et à la maison de ses parens pour l'amour qu'il portoit à la pauvreté, pourquoy donc, à son
imitation, n'en ferois-je pas de mesme? Et s'il a renoncé à tous les playsirs, voire à soy mesme, à
fin de s'assujettir pour l'amour de moy et pour me monstrer combien la vie religieuse où tout cela
se prattique luy est aggreable, pourquoy donc ne le ferois-je pas pour luy aggreer? Non, disent-
elles, nous ne quittons pas le monde pour acquerir le Ciel, car les personnes qui y demeurent le
peuvent gaigner en vivant en l'observance des commandemens de Dieu, ains pour accroistre tant
soit peu nostre charité et nostre amour envers la divine Bonté.
Nostre Seigneur print le nom de Nazareen, outre la rayson que nous avons dite, parce que
ce mot signifie fleur, fleuri431; ces filles viennent donques à l'odeur de cette fleur432. Neanmoins il
y a une autre cause bien plus haute pour laquelle le Sauveur print et retint tousjours ce nom, mais
je ne la veux dire qu'en passant. C'est certes justement que tous les hommes prennent le nom du
lieu de leur naissance et non pas celuy du lieu de leur conception, d'autant que pendant qu'ils sont
dans le ventre de leur mere on ne sçait encor ce qui en arrivera, on ne peut asseurer si ce sera un
enfant mort ou vif, bref, on ignore quelle issue il aura; mais Nostre Seigneur print à bon droit le
nom du lieu de sa conception parce que dès cet instant il fut homme parfait comme en l'aage de
trente trois ans auquel il mourut.
Revenons à nostre seconde rayson pour laquelle il voulut prendre et retint ce nom de
Nazareen qui vaut autant à dire que fleur. Luy mesme declare au Cantique des Cantiques433 quelle
fleur il est: Je suis la fleur des campagnes et le lys des vallées. Mais quelle fleur des champs estes-
vous, Seigneur? O quand il dit la fleur seulement, on doit entendre la fleur qui excelle entre toutes
les autres et en odeur et en beauté. Entre toutes les fleurs qui sortent du bois, la rose emporte le
prix, [144] comme le lys entre celles qui sont herbues et qui ont leur tige d'herbe434. La rose croist
426 Matt., II, 1-11.
427 Lucae, II, 15, 16.
428 Ibid., vv. 13, 14.
429 Matt., ubi supra, p. 140. Cf. Entretien III, post med.
430 Coloss., II, 3.
431 Vide ad calc. Bibl.
432 Cant., I, 3.
433 Cap. II, 1.
434 Cf. tom. praeced. hujus Edit., p. 146.
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sans artifice et n'a presque point besoin de cultivage, aussi ne cultive-t-on point celles qui croissent
aux champs; son odeur est fort suave estant fraische, mais beaucoup plus estant seche. Tout de
mesme Nostre Seigneur est la fleur par excellence qui est sortie de la tres sainte Vierge, ainsy qu'il
avoit esté predit435 qu'une fleur sortiroit de la verge de Jessé: cette verge c'est Nostre Dame, et la
fleur c'est Nostre Seigneur, dont l'aggreable senteur a alleché les passans et fait venir ces jeunes
ames apres luy, attirées de l'odeur de ses exemples436.
Qu'il soit appellé lys, dont la blancheur est excellente, on n'en peut douter, d'autant qu'il a
tousjours esté blanc par une pureté incomparable. Le lys peut croistre sans artifice aussi bien que
la rose, comme on le voit en certains païs; et cecy nous monstre l'amour que Nostre Seigneur
portoit à la simplicité, car il ne veut pas estre appellé du nom des fleurs des jardins qui sont
cultivées avec tant de soin et d'artifice. Il choisit en outre la rose entre toutes les autres fleurs pour
l'amour qu'il portoit à la sainte pauvreté parce qu'il n'y a rien de plus pauvre que la rose: elle n'a
que des espines et ne requiert point, comme nous avons dit, que l'on s'employe apres elle pour la
cultiver. Neanmoins, elle ne laisse pas de rendre tousjours un tres suave parfum; de mesme, si bien
nostre cher Sauveur estoit environné de croix, d'espines et de toutes sortes d'afflictions en sa Mort
et Passion et pendant tout le cours de sa vie, il ne laissoit pas de respandre tousjours une certaine
odeur pleine de suavité. Cecy nous doit faire comprendre que les afflictions, tenebres interieures
et ennuys d'esprit, qui sont quelquefois si grans entre les personnes les plus spirituelles et qui font
profession de la devotion, qu'il leur semble presque d'estre du tout abandonnées de Dieu,437 ne les
reduisent jamais neanmoins à telles extremités, qu'elles ne [145] puissent tousjours respandre
devant la divine Majesté des parfums d'une sainte sousmission à sa tres sacrée volonté et d'une
continuelle promesse de ne le vouloir point offencer.
On ne trompe jamais ces ames qui se viennent presenter pour estre offertes et sacrifiées à
la divine Bonté; car on leur promet qu'elles jouiront des richesses de la felicité eternelle, mais à
condition qu'elles renonceront d'abord aux terriennes et perissables; on leur dit qu'il faut quitter la
mayson de ses parens et sa patrie438 d'effect et d'affection, pour n'en avoir jamais plus que celle de
Nostre Seigneur, qui est la Religion en laquelle elles entrent. On leur promet les consolations que
Dieu a accoustumé de donner à ceux qui le servent fidellement, consolations qui sont tres grandes,
voire mesme dès cette vie, mais à condition qu'elles renonceront à tous les playsirs sensuels, pour
licites qu'ils puissent estre. On leur asseure qu'elles seront eternellement unies avec la divine
Majesté, mais apres avoir renoncé entierement à elles mesmes, à toutes leurs passions, affections
et inclinations, faisant une absolue transmigration, car nous leur disons: Si vous avez aymé à vivre
selon vostre propre volonté et à faire estime de vostre propre jugement, desormais il ne le faudra
plus, ains rien plus estimer que l'obeissance et la sousmission; il faudra reduire tant qu'il vous sera
possible vos passions à neant, pour ne vivre plus selon icelles ains selon la perfection qui vous sera
enseignée.
Nous leur mettons un voile sur la teste pour leur monstrer qu'elles seront cachées aux yeux
du monde, et si par le passé elles ont affecté d'estre conneuës et estimées, desormais il ne se fera
plus aucune mention d'elles; le voile empeschera que l'on sçache si elles sont belles, de bonne
grace, ou aggreables, et partant il faut renoncer à l'affection qu'elles pourroyent avoir à tout cela.
Nous leur changeons d'habit pour leur donner [146] à entendre qu'elles devront changer
absolument d'habitudes. Nous leur disons qu'elles sont voirement appellées pour jouir de la felicité
du Sauveur sur le mont de Thabor, mais apres avoir esté crucifiées avec luy sur celuy de Calvaire,
par une continuelle mortification d'elles mesmes et volontaire acceptation, sans choix, des
mortifications qui leur seront faittes. Et pour conclusion, nous ne leur promettons pas qu'elles
435 Is., XI, 1.
436 Cant., I, 2, 3.
437 La fin de cet alinéa se retrouve dans l'Entretien De la Confiance (voir tome VI de notre Edition, p. 27, lignes 6-
10). Bien que nous ayons indiqué chaque fois par une note spéciale les passages extraits des Sermons et insérés dans
les Entretiens, nous nous bornerons désormais, quand ces passages seront de peu d'étendue, à les signaler par une
indication marginale.
438 Ps. XLIV, 11.
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10.1 Page 91

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seront espouses de Nostre Seigneur glorifié sinon apres qu'elles l'auront esté de Nostre Seigneur
crucifié, non plus que nous ne leur presentons pas la couronne d'or sinon apres qu'elles auront pris
celle d'espines439.
En fin nous leur disons que la Religion est «un mont de Calvaire440» où les amateurs de la
Croix se tiennent et font leur demeure. Et tout ainsy que les abeilles rejettent et abhorrent tous les
parfums estrangers, c'est à dire qui ne proviennent point des fleurs sur lesquelles elles cueillent
leur miel (et qu'ainsy ne soit, portez leur du musc ou de la civette, et vous les verrez incontinent
se resserrer et fuir cette senteur, parce qu'elle provient de la chair), de mesme les amans de la Croix
rejettent toutes sortes de senteurs, je veux dire de consolations terriennes et mondaines, que le
diable, le monde et la chair leur presentent, pour n'odorer jamais plus aucun parfum que celuy qui
provient de la croix, des espines, des fouets, de la lance de Nostre Seigneur. Toutes ces choses sont
les atours et les bagues que l'Espoux donne à son Espouse, d'autant qu'elles sont les plus riches
pieces de son cabinet. Les espoux du monde baillent à leurs espouses des carcans, des bracelets,
des bagues, des velours, des satins et semblables bagatelles; de plus, ils font des festins à leurs
noces. Nostre Seigneur en fait de mesme; mais sçavez-vous ce qu'il donne, au lieu des faisans et
des perdrix? Des mortifications, des humiliations, des mespris, des douleurs et des peines
interieures, lesquelles nous font presque douter que nous ne soyons tout à fait abandonnés de sa
bonté.
Il faut que je dise encores cette admirable condition des abeilles: c'est qu'elles sont si
fidelles à leur roy, [147] que lors qu'il vient à mourir elles se mettent tout autour de son corps et
mourroyent plustost que de le quitter; si leur gouverneur ne venoit pour les faire retirer,
indubitablement elles ne s'en separeroyent jamais. Les gouverneurs des abeilles spirituelles font
tout au contraire; car, comme celuy-là prend peine de les esloigner de crainte qu'elles ne meurent
autour de leur roy, ceux cy ont un tres grand soin de faire que les ames demeurent autour du corps
de leur Roy mort, c'est à dire proches de Nostre Seigneur mort et crucifié, aupres duquel nous
devons nous tenir fidellement tout le temps de nostre vie pour considerer l'amour qu'il nous a porté,
et qui l'a fait mourir pour nous à fin que nous vescussions pour son amour et en son amour441.
Ainsy soit-il. [148]
439 Cf. B. Raym. de Cap., Vita S. Cath. Senensis, Pars II, c. IV; et supra, p. 44.
440 Constit. XXXIII, XLIV.
441 Cf. II Cor., V, 15.
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XVIII. Sermon de Profession pour le vendredi dans l'octave de
la Pentecôte
8 juin 1618442
(INÉDIT)
La feste que nous celebrons en ces jours est tres solemnelle, tant pour son antiquité comme
à cause des grans mysteres qu'elle comprend et qu'elle nous represente. Vous ne sçavez peut estre
pas comme elle fut instituée par Dieu mesme lors que les enfans d'Israël furent sortis de l'Egypte
et delivrés de la captivité. Le Seigneur commanda qu'en reconnoissance on celebrast la feste de la
Pentecoste, cinquante jours apres Pasques, en action de graces d'un si signalé bienfait; et pour la
mieux solemniser, il marqua ce qu'il vouloit qu'on fist en icelle, à sçavoir, que l'on offrist au
Temple deux pains faits du blé nouveau, deux beliers, des petits aignelets et un bouc443. A Pasques
il estoit ordonné d'offrir des javelles comme primices des blés444; partant les anciens s'en alloyent
parmi leurs moissons couper les premiers espis qui s'avançoyent par dessus les autres; et à la
Pentecoste l'on offroit deux pains faits du froment ja meur. [149]
Mais à quoy bon tout cecy, sinon pour servir de preface au discours que je m'en vay vous
faire? Tous les Chrestiens en leur Baptesme sont offerts à la divine Majesté comme des javelles à
la feste de Pasques. Pasques ne signifie autre chose que passage445; et les hommes font un passage
tres heureux en leur Baptesme, car ils passent de la tyrannie et servitude du diable à la grace de
l'adoption des enfans de Dieu446. Ils sont voirement presentés comme javelles, qui ne sont bonnes
à rien si elles ne sont battues et froissées pour en faire sortir le grain, qui est environné de paille et
de mille sortes de superfluités. Ainsy sommes nous, nous autres, quand nous sommes baptizés,
environnés de mille sortes d'inclinations tendantes au mal; mais beaucoup plus miserablement lors
que, par nostre malheur, nous venons à suivre ces mauvais penchans et affections depravées. Nous
prenons l'habitude du mal et des vices, comme si c'estoit chose impossible de nous empescher de
faire ce à quoy nostre nature et la tentation nous convient.
Il s'en trouve en effect qui disent: Il est vray que je suis colere, mais que voulez-vous que
j'y fasse? c'est mon naturel. Qui ne voit la tromperie de nostre amour propre? Comme si par la
bonté de Dieu, il n'estoit pas en nostre pouvoir de nous surmonter et vivre contre nos inclinations,
et selon la rayson qui nous enseigne qu'il ne les faut pas escouter! Une autre dira: Il est vray, je
suis un peu vaine, mais c'est mon inclination de me parer et desirer d'estre louée et estimée; je ne
sçaurois que faire à cela. O Dieu, l'on ne regarde pas la fin pour laquelle la divine Bonté a permis
qu'en punition du peché de nostre premier pere plusieurs mauvaises inclinations nous soyent
demeurées apres le Baptesme, bien que la grace nous y soit donnée suffisamment pour nous
surmonter. Cette fin donques n'est autre que pour nous bailler sujet de meriter davantage par ce
moyen, travaillans courageusement pour l'amour de Dieu à nous surmonter nous mesme.
Pour cet effect, apres que nous avons l'usage de la rayson, nous recevons le Sacrement de
Confirmation par [150] lequel nous nous enroollons sous l'estendart de la divine Majesté, à fin de
combattre en valeureux soldats pour la gloire de son nom. Lors les Chrestiens ainsy fortifiés par
ce moyen, se viennent par apres offrir au jour de la Pentecoste comme des pains faits avec le
nouveau froment des inviolables resolutions qu'ils ont prises de plustost mourir que d'offenser
442 Les Manuscrits donnent ce sermon comme ayant été prononcé le jour même de la Pentecôte, ce qui est une erreur;
car, ainsi qu'en fait foi le Livre du Couvent, aucune cérémonie de Profession n'eut lieu à Annecy en cette fête même
pendant la vie du saint Fondateur. C'est le vendredi suivant que fut célébrée, en 1618, la Profession des Sœurs
Françoise-Marguerite Favrot, Marie-Michelle de Nouvelles et Claude-Jacqueline Joris, et la teneur de ce sermon nous
autorise à croire qu'il a été prêché pour cette circonstance.
443 Levit., XXIII, 15-21; Deut., XVI, 9-12.
444 Levit., XXIII, 10.
445 Exod., XII, 11.
446 Rom., VIII, 23; Ephes., I, 5; Coloss, I, 13.
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10.3 Page 93

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Dieu volontairement. Mais les Apostres ont fait cette offrande bien plus entierement et plus
parfaittement que nul autre, d'autant qu'ils ont prattiqué la perfection beaucoup plus excellemment
que nul autre. Ils se sont offerts à Nostre Seigneur comme de bienheureuses javelles, au temps de
Pasques, c'est à dire lors qu'ils quitterent toutes choses pour le suivre447; neanmoins c'estoyent à la
verité des javelles environnées de plusieurs superfluités: on le voit clairement en ce qu'ils
commirent des pechés et de grandes imperfections, voire mesme ils abandonnerent leur bon
Maistre!
Mais apres, en la Pentecoste, ils firent l'offrande parfaitte, d'autant qu'ils ne presenterent
plus seulement des javelles, ains des pains cuits par le feu de l'amour de Dieu. Aussi voit-on que
le Saint Esprit vint sur eux en forme de langues de feu448, comme voulant les rendre de vrays
holocaustes, tout sacrifiés et consacrés sans reserve au service de sa dilection; car ce feu sacré
consomma en eux toutes les superfluités qu'ils avoyent apportées quant et eux en la feste de
Pasques, c'est à dire lors qu'ils se mirent à la suite de Nostre Seigneur.
Vous sçavez que pour faire du pain il est necessaire de petrir la farine, la joignant et
l'unissant avec l'eau, et en fin il la faut cuire; car la paste est maniable et pliable avant d'estre cuite,
mais apres elle est impliable, ferme et dure. De mesme les Apostres furent moulus au temps de la
Passion; en apres, estans assemblés dans le cenacle où ils attendoyent la venue du Saint Esprit, ils
joignirent la farine de leurs resolutions avec l'eau de l'affliction et contrition pour la perte qu'ils
avoyent faite de leur Maistre, et pour l'avoir ainsy abandonné durant le cours de ses angoisses.
Lors cependant ils estoyent encores des pastes muables et pliables, car ils le pouvoyent [151]
derechef abandonner, et perdre son saint amour. Mais le Saint Esprit venant en forme de feu, les
rendit immuables et invariables en la dilection sacrée, fortifiant de telle sorte la paste de leurs
resolutions, que jamais despuis ils ne peurent la quitter ni perdre. On le voit au succes du reste de
leur vie, d'autant qu'ils s'immolerent pour la confession de la foy, comme des petits aignelets qui
sont conduits à la boucherie449. Ils paracheverent encores l'offrande que Dieu requeroit en la feste
de Pentecoste, se sacrifiant comme des boucs, je veux dire conversant avec les pecheurs et voulant
estre tenus pour tels comme le reste des hommes450. En fin les Apostres prattiquerent la perfection
selon l'exemple que leur Maistre, Nostre Seigneur, leur avoit enseigné.
Mais il faut que je donne l'interpretation à cette offrande. Les anciens Peres ont distingué
par ces deux pains les deux amours, affectif et effectif; les autres ont dit que ces deux pains
signifient nostre propre jugement ou entendement et nostre propre volonté; et cecy, à mon advis,
est la meilleure interpretation et qui fait plus à mon propos. Les beliers qu'il failloit offrir
representent nostre imagination, les petits aignelets nos affections, et le bouc nostre chasteté, par
laquelle nous nous privons pour l'amour de Dieu de tous les playsirs sensuels, voire mesme des
permis et licites.
Voyez-vous donques comment les Apostres firent excellemment bien cette offrande avec
toute sorte de perfection? car ils sousmirent absolument leur jugement et volonté par la profession
de l'obeissance. Ils offrirent le belier de leur imagination par la pauvreté. Le monde a accoustumé
de nous faire imaginer que les richesses, les honneurs et les commodités sont des biens desirables;
ils y renoncerent pour jamais, faisant estime de la pauvreté comme d'une chose tres prisable. Ils
offrirent les aignelets de toutes leurs affections, à fin de n'en avoir jamais plus que pour l'amour
celeste. Ils offrirent le bouc de l'inclination qu'ils pouvoyent avoir aux playsirs sensuels et caducs,
par la profession de la chasteté perpetuelle. Ces trois vertus furent tellement [152] estimées et
prisées comme estans les trois principales pour l'acquisition de la perfection, que tous les premiers
Chrestiens en faisoyent profession à l'imitation des Apostres451. Mais apres que cette premiere
ferveur fut esteinte, il n'y eut plus que des particuliers qui suivissent cette perfection evangelique;
447 Matt., XIX, 27.
448 Act., II, 3.
449 Ps. XLIII, 22; Is. LIII, 7; Rom., VIII, 36.
450 Lucae, XVIII, 11.
451 Euseb., Hist., l.II, c. XVII; S. Hieron., De Script. Eccles., Philo.
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10.4 Page 94

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et d'autant qu'il y a une extreme difficulté de s'y adonner demeurant dans le monde, ceux qui
veulent faire cette genereuse entreprise en sortent et se viennent renfermer dans les monasteres.
Or, me voicy maintenant au point que j'avois à traitter, car tout ce que nous avons dit n'a
esté que pour mieux entendre ce que je m'en vay deduire. Il est certain que tous les hommes, en
quelle vocation qu'ils soyent, se peuvent et se doivent dedier et donner à Nostre Seigneur; mais il
y a voirement grande difference entre les offrandes de ceux qui demeurent au monde et de ceux
qui le quittent tout à fait pour se consacrer plus absolument à l'exercice du divin amour.
Premierement, ces ames se viennent offrir en forme de javelles et d'espis de froment,
environnées de mille sortes de fantasies, d'imaginations, de passions et d'inclinations mondaines,
resolues qu'elles sont neanmoins de se laisser froisser entre les mains de l'obeissance et moudre
dans le moulin de la mortification, à fin d'estre faittes du pain capable d'estre mis sur la table de
Nostre Seigneur et de luy estre presenté au jour de la Pentecoste eternelle; et pour cela on leur
donne une année de probation. On ne les trompe point en leur promettant des consolations, bien
que la moindre qu'elles goustent vaille mieux sans nulle comparaison que toutes celles que le
monde presente, mises ensemble. On les fait entrer quant et quant en l'exercice d'une obeissance
continuelle, de la mortification de la propre volonté, de l'abnegation du propre jugement; on ne
leur parle que «de la mortification des sens et de toutes les» inclinations «humaines452;» en fin on
vient à leur faire connoistre combien leurs imaginations estoyent vaines d'estimer que les biens,
les richesses, les honneurs fussent choses desirables. On tasche de bouleverser toutes leurs
affections, [153] pour qu'elles n'en ayent jamais plus que pour Dieu et selon sa tres sainte volonté.
En fin on s'essaye tant que l'on peut durant cette année de leur noviciat, de les rendre capables de
venir faire cette derniere offrande d'elles mesmes en laquelle, par le moyen des vœux, elles se lient
totalement et sans s'en pouvoir jamais desdire au service de la divine Majesté, service qui est
voirement plus honnorable que les royautés et les empires. Elles assujettissent, il est vray, toutes
les puissances de leur ame, toutes leurs affections, passions et inclinations et en fin tout elles
mesmes à la regle de la perfection par l'exercice continuel de l'obeissance aux Regles et
Constitutions de leur Institut; mais c'est une sujetion si douce et si aymable qu'elle donne mille
fois plus de consolation que non pas la liberté que les mondains ont de vivre selon leur volonté,
liberté qui à proprement parler est une tyrannie, d'autant que pour l'ordinaire elle les porte à faire
ce que leur conscience leur dicte qu'il faut eviter pour vivre selon Dieu.
Ces ames donques estans preparées comme nous avons dit, ont desja receu les dons du
Saint Esprit453. Elles ont receu le don de sapience, savourant combien le Seigneur est doux et
suave454, et combien ses voyes sont aymables455, quoy que rudes456 et aspres au sens humain. Elles
ont receu le don de l'entendement, remarquant les maximes de la perfection evangelique: emmi les
richesses, elles ont conneu combien la pauvreté est precieuse; emmi les playsirs sensuels, elles ont
choisi la chasteté et pureté; emmi l'amour propre et la propre volonté, l'abnegation de soy mesme
pour s'assujettir à l'obeissance. Elles ont receu le don de conseil, ne faisant aucunes choses par leur
propre advis ni mouvement, sans au prealable demander la lumiere au Seigneur ou à ceux qui leur
tiennent sa place. Elles ont receu le don de force pour combattre valeureusement les ennemis de la
gloire de Dieu et pour accomplir la resolution qu'elles ont faitte de se vaincre elles mesmes. Elles
ont aussi receu le don de science, discernant le bonheur qu'il y a de se dedier absolument à Dieu
plustost que de demeurer [154] au monde. En fin elles ont receu le don de pieté et de crainte,
fuyant les occasions qu'elles pouvoyent rencontrer au monde de perdre l'amour de Dieu.
Si tous ces dons ont esté ainsy octroyés à ces ames, comme nous venons de le dire, elles
sont aussi fort resolues de les prattiquer, rejettant toute autre delectation que celle de gouster
combien le Seigneur est doux et suave, et combien les voyes par lesquelles on va à luy, c'est à
sçavoir par lesquelles nous nous unissons à sa Majesté, sont delectables. Elles sont determinées à
452 Constit. XLIV.
453 Is., XI, 2, 3.
454 Psalmi XXXIII, 9, LXXXV, 5.
455 Ps. XXIV, 10; Prov., III, 17.
456 Ps. XVI, 4.
94/272

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ne jamais plus occuper leur entendement à la consideration des choses terrestres et caduques, ains
à celle des vrays biens eternels et à la connoissance de Dieu et d'elles mesmes. Elles suivront
constamment les conseils de ceux que Dieu leur a donnés pour leur conduitte, se rendans souples
à suivre leurs volontés; elles sont resolues de faire les œuvres des ames fortes et genereuses,
n'ayans pas moindre pretention que de parvenir au plus haut point de la perfection chrestienne,
sans se descourager au bien, mais s'appuyans et s'asseurans en la faveur et protection de la divine
Bonté, qui ayant commencé l'œuvre de leur perfection la parachevera457, moyennant qu'elles luy
soyent fidelles.
Elles prattiqueront soigneusement le don de science qui consiste à suivre les vrays biens et
rejetter les faux, puisque par le moyen d'iceluy elles les ont sceu discerner d'entre les autres. Elles
seront fidelles à la prattique du don de pieté, regardant et honnorant Dieu comme leur Pere, d'autant
qu'il veut que nous l'appellions de ce nom tant aymable; puis elles feront tout ce qui sera en leur
pouvoir pour luy plaire, tenant les prochains pour enfans de Dieu comme elles, et par consequent
pour leurs freres, à fin d'exercer plus parfaittement toute sorte de pieté et d'offices de charité en
leur endroit. En fin elles craindront eternellement Dieu, non d'une crainte servile, ains d'une crainte
procedante de l'amour qu'elles luy portent, apprehendant non seulement de l'offencer, mais aussi
de ne pas assez luy estre aggreables458; et cette crainte amoureuse leur servira [155] d'aiguillon
pour s'avancer tous les jours davantage en la dilection sacrée.
Mais dites-moy, je vous supplie, que reste-t-il à ces ames bienheureuses qui se sont ainsy
disposées pour se sacrifier entierement et sans aucune reserve au service de l'amour celeste, sinon
que le Saint Esprit, qui leur a desja fait tant de dons, descende maintenant en forme de feu sur leur
sacrifice pour le consommer, ou, pour mieux dire selon nostre premier discours, qu'il vienne cuire
les pains qu'elles ont petris, puisqu'ils sont tout prests à estre mis dans le four? La paste a esté
preparée le long de leur année de noviciat, en suite des resolutions qu'elles ont prises de se laisser
froisser et moudre tant par la sainte obeissance que par la mortification de leur propre jugement et
volonté, qui sont les deux pains que Nostre Seigneur demande des ames religieuses. Elles se sont
encor determinées d'assujettir leur imagination et fantasie, qui, semblable à un belier, va courant
ça et là parmi les choses de la terre; elles ont ainsy reduit toutes leurs affections en une, qui est
pour Dieu.
Ces premieres resolutions, jointes avec les vœux qu'elles viennent faire, par lesquels elles
s'obligent pour le reste de leur vie à la prattique de tout ce que nous venons de dire, sont le pain
sacré qui doit estre cuit, affermi, et rendu impliable et immuable par le feu sacré du Saint Esprit,
qui est l'amour de nos ames. Lors la divine Majesté en rassasiera son goust comme d'un mets
delicieux, au festin de l'eternité, et en contreschange elle rassasiera les vostres de sa Divinité, qui
est le mets unique de la felicité et consolation eternelle, où sa souveraine Bonté nous veuille tous
conduire pour sa gloire. Ainsy soit-il. [156]
457 Philip., I, 6.
458 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. XI, c. XVI.
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XIX. Sermon pour la fête de la Visitation de la Sainte Vierge
2 juillet 1618459
Exurgens Maria, abiit in montana cum
festinatione, in civitatem Juda.
Marie se levant, s'en alla en grande
diligence dans les montagnes, en une
ville de Juda.
LUCAE, I, 39.
Nostre tres aymable et non jamais assez aymée Dame et Maistresse, la glorieuse Vierge,
n'eut pas plus tost donné son consentement aux paroles de l'Ange saint Gabriel, que le mystere de
l'Incarnation fut accompli en elle. Ayant appris par le mesme saint Gabriel que sa cousine Elisabeth
avoit en sa viellesse conceu un fils460, elle la voulut aller voir, comme estant sa parente, et à dessein
de la servir et soulager en sa grossesse, car elle sçavoit que c'estoit le vouloir divin; et au mesme
instant, dit l'Evangeliste saint Luc, elle sortit de Nazareth, petite ville de Galilée où elle demeuroit,
pour s'en aller en Judée à la mayson de Zacharie. Abiit in montana: elle monta dans les montagnes
de Juda et entreprit le voyage, quoy que long et difficile; car, comme disent plusieurs autheurs, la
ville en laquelle demeuroit [157] Elizabeth est esloignée de Nazareth de vingt sept lieues461;
d'autres disent un peu moins, mais c'estoit tousjours un chemin assez malaysé pour cette si tendre
et delicate Vierge, parce que c'estoit à travers des montagnes.
Sentant donques l'inspiration divine, elle s'y achemina, non point portée d'aucune sorte de
curiosité de voir si ce que l'Ange luy avoit dit seroit bien vray, car elle n'en doutoit nullement, ains
estoit tout asseurée que la chose estoit telle qu'il luy avoit declaré. Neanmoins, quelques uns ont
voulu soustenir qu'il se trouva en son dessein quelque sorte de curiosité; car il est vray que c'estoit
une merveille non ouye que sainte Elizabeth, laquelle n'avoit jamais eu d'enfans et estoit sterile,
eust conceu en sa viellesse. Ou bien, disent-ils462, il se peut faire qu'elle eust quelque doute de ce
que l'Ange luy avoit annoncé; ce qui n'est pas, et saint Luc les condamne et refute en la parole qu'il
escrit en son chapitre premier463, que sainte Elizabeth voyant entrer la Vierge s'escria: Vous estes
bienheureuse parce que vous avez creu. Ce ne fut donques point la curiosité ni aucune sorte de
doute de la grossesse de sainte Elizabeth qui luy fit entreprendre ce voyage, mais bien plusieurs
considerations tres aggreables; je vous en toucheray quelques unes.
Elle y alla pour voir cette grande merveille ou cette grande grace que nostre Dieu avoit fait
à cette bonne vielle et sterile, de concevoir un fils en sa sterilité, car elle sçavoit bien qu'en
l'ancienne Loy c'estoit une chose blasmable d'estre infeconde; mais parce que ceste bonne femme
estoit vielle, elle alla aussi pour la servir en cette sienne grossesse et luy donner tout le soulagement
qui luy estoit possible. Secondement, ce fut pour luy reveler le tant haut mystere de l'Incarnation
qui s'estoit operé en elle; car Nostre Dame n'ignoroit pas que sa cousine Elizabeth estoit personne
juste464, fort bonne, craignant Dieu et desirant ardemment la venue du Messie promis en la Loy
pour racheter le monde, et que ce luy seroit une tres grande consolation d'apprendre que les divines
promesses estoyent accomplies et que le temps desiré [158] par les Prophetes et les Patriarches
459 L'ensemble de ce sermon, l'allusion faite (p. 169) aux «maysons de la Visitation» prouvent qu'il a été prêché à une
époque où l'Institut avait déjà reçu un certain développement. Il n'est donc pas hors de propos de lui attribuer la date
de 1618, année où la Congrégation comptait déjà quatre Monastères. D'autre part, diverses raisons fournies par les
Annales de l'Institut ne permettent pas de supposer que ce sermon soit d'une époque postérieure.
460 Lucae, I, 36.
461 Salmeron (loquens de milliarib. German.), Comment. in loc. Lucae; post B. Canisium, de Maria Deip., 1. IV, c.
III.
462 Theophyl. Enarr., in loc. Lucas; Calvin., Harm.Evang., in eundem locum.
463 Vers. 45.
464 Lucae, I, 6.
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estoit ja venu. Troisiesmement, elle y alla aussi pour redonner la parole à Zacharie qui l'avoit
perdue par son incredulité à la prediction de l'Ange, lors qu'il luy dit que sa femme concevroit un
fils qui se nommeroit Jean465. Quatriesmement, elle sçavoit que cette visite apporteroit un comble
de benedictions en la maison de Zacharie, qui redonderoit jusques à l'enfant qui estoit dans le
ventre de sainte Elizabeth, lequel seroit sanctifié par sa venue. Voyla les raysons, et plusieurs
autres que je pourrois rapporter; mais je n'aurois jamais fait.
Au demeurant, ne pensez-vous point, mes tres cheres Sœurs, que ce qui incita plus
particulierement nostre glorieuse Maistresse à faire cette visite ce fut sa charité tres ardente et une
tres profonde humilité qui la fit passer avec cette vistesse et promptitude les montagnes de Judée?
O certes, mes cheres Sœurs, ce furent ces deux vertus qui la pousserent et luy firent quitter sa petite
Nazareth, car la charité n'est point oysive466: elle bouillonne dans les cœurs où elle regne et habite,
et la tres sainte Vierge en estoit toute remplie, d'autant qu'elle avoit l'amour mesme en ses
entrailles. Elle estoit en des continuels actes d'amour, non seulement envers Dieu avec lequel elle
estoit unie par la plus parfaitte dilection qui se puisse dire, mais encores elle avoit l'amour du
prochain en un degré de tres grande perfection, qui luy faisoit desirer ardemment le salut de tout
le monde et la sanctification des ames; et sçachant qu'elle pouvoit cooperer à celle de saint Jean,
encores dans le ventre de sainte Elizabeth, elle y alla en grande diligence. Sa charité la pressoit
aussi de s'esjouir avec cette bonne vielle de ce que le Seigneur l'avoit benie d'une telle benediction,
que de sterile et infeconde qu'elle estoit, elle conceust et portast celuy qui devoit estre le Precurseur
du Verbe incarné.
Elle alloit donques s'en esjouir avec sa cousine, et se provoquer l'une l'autre à glorifier Dieu
qui avoit versé sur toutes deux tant de graces: sur elle qui estoit vierge, luy faisant concevoir le
Fils de Dieu par l'operation du [159] Saint Esprit467, et sur sainte Elizabeth qui estoit sterile,
concevant miraculeusement et par grace speciale celuy qui devoit estre le Precurseur du Messie.
Mais comme il n'eust pas esté raysonnable que celuy qui estoit choisi pour preparer les voyes du
Seigneur468 fust entaché du peché, Nostre Dame alla promptement à ce qu'il fust sanctifié, et que
ce sacré Enfant qui estoit Dieu, à qui seul appartient la sanctification des ames, peust operer en
cette visite celle du glorieux saint Jean, le purifiant et retirant du peché originel; ce qu'il fit avec
une telle plenitude que plusieurs docteurs soustiennent hardiment que jamais il ne pecha
veniellement469, bien que quelques autres tiennent l'opinion contraire.
La charité fut donques cause que la tres sainte Vierge coopera à cette sanctification. Mais
ce n'est pas merveille que son cœur sacré fust tout rempli d'amour et de desir du salut des hommes,
puisqu'elle portoit en ses chastes entrailles l'amour mesme, le Sauveur et Redempteur du monde;
et me semble que c'est à elle que l'on doit appliquer ces paroles du Cantique des Cantiques470: Ton
chef ressemble au mont Carmel. Voyez, lors que le divin Espoux descrit la beauté de son Espouse
par le menu, il commence par son chef. Mais que veut entendre ce divin Amant quand il dit que le
chef de sa bien-aymée ressemble au mont Carmel? Le mont Carmel est tout diapré de fleurs tres
odoriferantes, et les arbres qui se trouvent sur iceluy ne portent que des parfums. Que signifient
ces fleurs et ces parfums sinon la charité, qui est une vertu tres belle et odoriferante, laquelle n'est
jamais seule dans une ame? Et bien que l'on approprie ces paroles du Cantique à l'Eglise, qui est
la vraye Espouse de Nostre Seigneur, en laquelle comme en un mont Carmel abondent toutes sortes
de fleurs de vertus et qui est odoriferante en toute sainteté et perfection, si est-ce que l'on peut
encor entendre cecy de la sacrée Vierge qui est la fidelle Espouse du Saint Esprit. Ayant donques
cette charité en si grande perfection, elle ressembloit au mont Carmel pour les actes frequens
qu'elle en produisoit, tant envers [160] Dieu qu'envers le prochain; et cette charité, comme un arbre
de parfums, jettoit une tres aggreable odeur et suavité.
465 Lucae, I, 13, 18-20.
466 Cf. opusc. Vitis Myst., c. XXXII, et De Modo bene vivendi, c. LI, inter Op. S. Bem.
467 Lucae, I, 35.
468 Ibid., v. 76.
469 Vide B. Canisium, De Corrupt. Verbi Dei, c. X.
470 Cap. VII, 5.
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Mais les rabbins et quelques autres471 semblent encor mieux faire entendre que le divin
Espoux, parlant du chef de sa bien-aymée, veut signifier la charité; car ils traduisent: Ton chef
ressemble à l'escarlatte. Et ailleurs472 les joues de l'Espouse sont comparées aux grains de la
grenade qui sont tout rouges. Et qu'est-ce tout cecy sinon la charité de la Sainte Vierge naïfvement
representée? puisque non seulement elle avoit la charité, mais elle l'avoit receue en telle plenitude
qu'elle estoit la charité mesme. Elle avoit conceu Celuy qui estant tout amour l'avoit rendue l'amour
mesme; tellement qu'on luy peut appliquer mieux qu'à nul autre ces parolles du Cantique des
Cantiques, lors que l'Espoux sacré, contemplant sa bien-aymée en son doux repos, fut saisi d'une
sainte complaisance qui luy fit adjurer les filles de Hierusalem de ne la point esveiller, disant473:
Filles de Hierusalem, je vous adjure par les chevreuils et chevres des champs de ne pas esveiller
ma bien-aymée qui est en l'amour, qu'elle ne le veuille ou desire. Et pourquoy? parce qu'elle est en
la charité et en l'amour. Ou plustost, selon une autre version474: Filles de Hierusalem, je vous
adjure de ne pas resveiller la dilection et l'amour mesme, qu'elle ne le veuille; et cette dilection et
amour est ma bien-aymée, c'est à dire la sacrée Vierge, qui non seulement a l'amour, mais est
l'amour mesme. C'est elle que Dieu a regardée avec une complaisance toute particuliere; car, qui
a jamais peu donner complaisance à Nostre Seigneur que celle qui estoit accomplie en toutes sortes
de vertus? Avec la charité elle estoit douée d'une profonde humilité, ainsy que le tesmoignent ces
parolles qu'elle dit lors que sainte Elizabeth la loua: Parce que Dieu a regardé l'humilité de sa
servante, toutes les nations la loueront et appelleront bienheureuse475.
Mais pour oster de nos esprits tout sujet d'embrouillement, expliquons comment ces
parolles se doivent [161] entendre. Plusieurs docteurs pensent que quand Nostre Dame dit que
Nostre Seigneur avoit regardé l'humilité de sa servante elle n'entendoit pas parler de la vertu
d'humilité qui estoit en elle. Entre ceux qui tiennent cette opinion, on trouve Maldonat476, et
quelques autres encor; car, adjoustent-ils, bien que la Vierge eust une tres profonde humilité, si ne
s'estimoit-elle pas humble, ni moins vouloit-elle parler de l'humilité, d'autant que cette parole eust
esté contraire à l'humilité mesme. Mais quand elle dit: Il a regardé l'humilité de sa servante, elle
veut signifier la vileté, misere et abjection qu'elle voyoit en elle mesme, en ce qui estoit de sa
nature et du neant dont elle estoit sortie; c'est en ce sens qu'elle asseuroit que Dieu avoit regardé
l'humilité de sa servante, car le vray humble, disent ces docteurs, ne croit ni ne voit jamais qu'il a
la vertu d'humilité.
D'autres tiennent l'opinion contraire477, et celle-cy est la plus probable; ils pensent que
Nostre Dame entendoit parler de la vertu d'humilité, et qu'elle connoissoit bien que c'estoit cette
vertu qui avoit attiré le Fils de Dieu dans ses entrailles. Il n'y a donc point de doute qu'elle sçavoit
que cette vertu estoit en elle, et cela sans danger de la perdre, parce qu'elle reconnoissoit que
l'humilité qu'elle voyoit en elle n'estoit pas d'elle. Le grand Apostre saint Paul ne confessoit-il pas
qu'il avoit la charité, par des parolles si asseurées qu'il semble parler avec plus de presomption que
d'humilité? Il disoit478: Qui est-ce qui me separera de la charité de Jesus Christ? Sera-ce les
chaisnes, les tribulations, la mort, la croix, le feu, le glaive? Non, rien ne me pourra separer de la
charité de Dieu qui est en Jesus Christ. Voyez-vous avec quelle asseurance parle cet Apostre? S'il
confesse que rien ne le pourra separer de là charité de son Dieu, il faut donques qu'il croye avoir
la charité. Certes, il n'y a point de doute en cela, bien que, quand il dit: Qui me separera de la
charité de mon Dieu, il faille entendre, moyennant la grace de Dieu. Ainsy la glorieuse Vierge ne
manqua point d'humilité, ni ne fit aucune faute contre icelle quand elle [162] asseura que Dieu
avoit regardé l'humilité de sa servante, non plus que saint Paul quand il s'escrioit: Qui est-ce qui
471 Aben Esra, Santes Pagninus, alii.
472 Cant., IV, 3, VI, 6.
473 Cap. II, 7, III, 5.
474 Hebraic., Syriac., Arab.
475 Lucae, I, 48.
476 Comm. in Luc., ad locum.
477 S. Aug., Expos, in Magnif., et serm. CCVIII (in Append.); S. Bern., homil. I super Missus est, et ubi infra, p. 164.
478 Rom, VIII, 35-39.
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me pourra separer de la charité? car elle sçavoit qu'entre toutes les autres vertus, celle-là touche
et attire le cœur de Dieu.
L'Espoux, au Cantique des Cantiques, apres avoir consideré par le menu son Espouse, jetta
ses yeux sur sa chaussure et sur sa demarche, ce qui le contenta si fort qu'il confessa en estre tout
espris: Oh, dit-il479, ta chaussure m'est aggreable; que tu as de bienseance en ton marcher! Nous
lisons aussi en la Sainte Escriture480 que quand Judith alla trouver Holophernes elle s'estoit
extremement bien parée; son visage estoit doué de la plus rare beauté qui se puisse voir, ses yeux
estincelans, ses levres pourprines, ses cheveux esparpillés et flottans sur ses espaules. Neanmoins,
Holophernes ne fut prins ni par les yeux, ni par les levres, ni par les cheveux de Judith, ni d'aucunes
des choses que je vous ay dit estre en elle; mais quand il jetta ses yeux sur ses sandales et
chaussures, qui, comme nous pouvons penser, estoyent recamées d'or avec une fort bonne grace,
il en demeura tout espris et touché. Ainsy Nostre Seigneur considera bien la varieté et beauté des
vertus de Nostre Dame, qui la rendoyent extrement belle, mais lors que le Pere eternel jetta les
yeux sur ses sandales ou souliers, il en fut tellement espris qu'il se laissa gaigner et luy envoya son
Fils, lequel s'incarna en ses tres chastes entrailles.
Et qu'est-ce que ces sandales et cette chaussure de la Vierge, sinon son humilité representée
par les souliers, qui sont les plus vils accoustremens dont on se sert pour l'ornement du corps, car
ils sont tousjours contre terre, foulant la fange et la boue. Aussi est-ce le propre de l'humilité, pour
estre vraye, de tousjours estre basse, petite et aux pieds de tout le monde. C'est elle qui est la base
et le fondement de la vie spirituelle, car elle veut tousjours estre contre terre et en son neant et
abjection. C'est cette bassesse que Dieu regarda en la sacrée Vierge, et de ce regard proceda tout
son bonheur; [163] ainsy, dit-elle, à cause de cela, elle sera publiée bienheureuse par toutes les
creatures, de generation en generation. Nostre Dame donques, disant que Dieu avoit regardé son
humilité, faisoit reflexion sur elle mesme tant à cause de sa nature que de l'estre qu'elle avoit, ce
qui fit qu'elle s'humilia.
Abraham dont la foy estoit si grande et qui ne pouvoit mesconnoistre les dons de Dieu en
luy, confessa neanmoins, comme il est escrit en la Genese481, n'estre que poudre et cendre. Et
Nostre Seigneur dit de luy mesme482 qu'il est un ver et non un homme. Ainsy la Vierge, considerant
sa vie qui estoit toute sainte et toute pure, la trouva bonne, et voyant en soy l'humilité elle peut dire
en ce sens que Dieu avoit regardé son humilité; mais aussi en l'autre sens, voyant son neant, elle
dit qu'il avoit regardé sa bassesse, sa vileté et son abjection, et que pour cela elle en seroit appellée
bienheureuse.
Or, tant en une maniere comme en l'autre, elle parla avec une si grande humilité qu'elle fit
bien voir qu'elle tenoit tout son bonheur de ce que Dieu avoit jetté les yeux sur sa petitesse; c'est
pourquoy on luy peut approprier ces parolles du Cantique des Cantiques483: Dum esset Rex in
accubitu suo, nardus mea dedit odorem suum; Ma bien-aymée m'est un nard qui respand une tres
odoriferante odeur. Le nard est un petit arbrisseau qui jette un parfum grandement suave, il ne
s'esleve point en haut comme les cedres du Liban, ains il demeure en sa bassesse, donnant son
parfum avec tant de suavité qu'il resjouit tous ceux qui l'odorent. La sainte et tres sacrée Vierge a
esté ce nard pretieux qui ne s'est jamais eslevé pour aucune chose qui luy ait esté faite ou dite;
mais en sa bassesse et petitesse, elle a, comme le nard, jetté un parfum de si suave odeur qu'il est
monté jusques au throsne de la divine Majesté, laquelle en a tellement esté esprise et resjouie
qu'elle a quitté le Ciel pour venir ça bas en terre s'incarner aux tres pures entrailles de cette Vierge
incomparable.
Vous voyez donques, mes tres cheres Sœurs, comme [164] l'humilité est aggreable à Dieu,
et comme nostre glorieuse Maistresse fut choisie pour estre Mere de Nostre Seigneur parce qu'elle
estoit humble. Son divin Fils en rendit mesme tesmoignage lors que cette bonne femme voyant le
479 Cap. VII, 1.
480 Judith, X, 3, XVI, 10, 11.
481Cap. XVIII, 27.
482 Ps. XXI, 7.
483 Cap. I, 11. Cf. S. Bern., serm, XLII in Cant.
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miracle qu'il venoit de faire et s'appercevant du murmure des Juifs, se leva et cria à haute voix:
Bienheureux le ventre qui t'a porté et les mammelles que tu as succées; à quoy le Sauveur
respondit: Plus heureux est celuy qui entend la parole de Dieu et la garde484. Comme s'il vouloit
dire: Il est vray que ma Mere est bien heureuse parce qu'elle m'a porté en son ventre; mais elle l'est
bien davantage pour l'humilité avec laquelle elle a ouÿ les paroles de mon Pere celeste et les a
gardées. Et en un autre endroit, lors qu'on luy vint annoncer que sa Mere le demandoit, ce divin
Maistre respondit que ceux là estoyent sa mere, ses freres et ses sœurs qui faisoyent la volonté de
son Pere485. Ce n'est pas qu'il ne voulust reconnoistre sa Mere, mais il vouloit faire entendre que
ce n'estoit pas seulement pour l'avoir porté en son sein qu'elle estoit aggreable à Dieu, ains plustost
par l'humilité avec laquelle elle accomplissoit sa volonté en toutes choses.
Mais je vois que l'heure s'en va passer, ce qui me fera finir et parachever le peu de temps
qui reste sur l'histoire de cet Evangile, car elle est extremement belle et de grande suavité à
entendre raconter, ce me semble. L'Evangeliste dit donc que la Vierge se leva hastivement et monta
les montagnes de Judée, pour monstrer la promptitude avec laquelle on doit correspondre aux
inspirations divines; car c'est le propre du Saint Esprit, lors qu'il touche un cœur, d'en chasser toute
la tepidité: il ayme la diligence et promptitude, il est ennemy des remises et dilayemens dans
l'execution des volontés divines486. Exurgens Maria; elle se leve promptement et va hastivement
par les montagnes de Judée, car l'Enfant duquel elle estoit grosse ne l'incommodoit aucunement,
d'autant qu'il n'estoit pas semblable aux autres; partant la Vierge n'en ressentoit pas l'incommodité
des autres femmes, lesquelles sont pesantes et [165] ne peuvent marcher à cause de la pesanteur
de l'enfant qu'elles portent, parce que ces enfans sont pecheurs. Mais celuy de Nostre Dame n'estoit
point pecheur, ains le Sauveur des pecheurs et Celuy qui venoit pour oster le peché du monde487,
partant elle n'en estoit aucunement chargée, ains plus legere et plus agile. Elle marchoit aussi
hastivement parce que sa pureté virginale l'incitoit à ce faire pour estre toist retirée, car les vierges
doivent demeurer cachées et ne paroistre que le moins qu'elles peuvent parmi le tumulte du monde.
Intravit Maria, elle entra dans la mayson de Zacharie et salua sa cousine Elisabeth488; elle
la baysa et embrassa. Voyla comme je vay courant sur nostre Evangile, car l'heure est finie. Saint
Luc dit bien que Marie salua Elisabeth, mais quant à Zacharie il s'en taist, d'autant que la virginité
de Nostre Dame ne luy permettoit de saluer les hommes, et elle nous vouloit enseigner que les
vierges ne sçauroyent avoir trop de soin de conserver leur pureté. Il y a mille beaux documens sur
toutes ces choses, mais je ne fais que passer et parachever cette histoire. Quelles graces et faveurs
pensez-vous, mes cheres Sœurs, tomberent sur la mayson de Zacharie lors que la Vierge y entra?
Si Abraham receut tant de graces pour avoir hebergé trois Anges en sa mayson489, si Jacob apporta
tant de benedictions à Laban490, quoy que celuy ci fust meschant homme, si Loth fut delivré de
l'embrasement de Sodome pour avoir logé deux Anges491, si le Prophete Elie remplit tous les
vaysseaux de la pauvre vefve492, si Elisée ressuscita l'enfant de la Sunamite493, en fin si Obededom
receut tant de faveurs du Ciel pour avoir abrité chez luy l'Arche d'alliance494, quelles graces et
combien de bénédictions celestes tomberent sur la mayson de Zacharie en laquelle entra l'Ange du
grand conseil495, ce vray Jacob et divin Prophete, la vraye Arche d'alliance, Nostre Seigneur enclos
dans le ventre de Nostre Dame!
484 Lucae, XI, 27, 28.
485 Matt., XII, 47-50.
486 Cf. S. Ambr., in locum Lucae.
487 Joan., I, 29.
488 Lucae, I, 40.
489 Gen., XVIII.
490 Ibid., XXIX.
491 Ibid., XIX.
492 III Reg., XVII, 10-16.
493 IV Reg., IV.
494 II Reg., VI, 10, 11.
495 Is., IX, 6; juxta Septuag.
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11.1 Page 101

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Certes, toute la mayson en fut comblée de joye: l'enfant tressaillit, le pere recouvra la
parole, la mere fut remplie du Saint Esprit et receut le don de prophetie, [166] car voyant cette
sainte Dame entrer dans sa mayson elle s'escria: D'où me vient cecy que la Mere de mon Dieu me
soit venue visiter496? Voyez-vous, elle la nomme Mere avant qu'elle ait enfanté, ce qui est contre
la coustume ordinaire, d'autant qu'on n'appelle point meres les femmes avant leur enfantement,
parce que souvent elles enfantent malheureusement. Mais sainte Elizabeth sçavoit bien que la
Vierge enfanteroit heureusement, et partant elle ne fait point de difficulté de l'appeller Mere avant
qu'elle le soit, car elle est asseurée qu'elle le sera, et non Mere d'un homme seulement, mais de
Dieu, et par consequent Reyne des hommes et des Anges; pour ce, elle s'estonne qu'une telle
Princesse la soit allée visiter.
Puis elle dit497: Vous estes bienheureuse, Madame, parce que vous avez creu; et de plus,
vous estes benite par dessus toutes les femmes. En quoy nous voyons en quel degré elle receut le
don de prophetie, car elle parle des choses passées, presentes et futures. Vous estes bienheureuse
d'avoir creu à tout ce que l'Ange vous a dit, parce que vous avez fait voir en cela que vous avez
plus de foy qu'Abraham498. Vous avez creu que la vierge et la sterile concevroyent, qui est une
chose qui surpasse le cours de nature: voyla pour le passé, qu'elle sceut par esprit prophetique.
Pour ce qui devoit advenir, elle vit par ce mesme esprit que la Vierge seroit benite entre toutes les
femmes, et le proclama; elle parla aussi du present, l'appellant Mere de Dieu. De plus, elle adjouste
que l'enfant qu'elle porte a tressailli de joye à son arrivée. Certes, ce n'est pas merveille si saint
Jean tressaillit de joye à la venue de son Sauveur, puisque Nostre Seigneur dit en parlant aux
Juifs499: Abraham vostre pere s'est resjoui voyant en esprit prophetique mon jour advenir que vous
voyez. Et si tous les Prophetes desiroyent le Messie promis en la Loy et se resjouissoyent sçachant
que tout s'accomplirait en son jour, combien plus devons-nous penser que saint Jean fut rempli
d'allegresse voyant au travers le sein de sa mere le vray Messie promis, le Desiré des Patriarches500,
qui le venoit visiter pour commencer [167] par luy l'œuvre de nostre Redemption en le retirant du
bourbier du peché originel!
O combien, mes tres cheres Sœurs, devez-vous estre comblées de joye lors que vous estes
visitées par ce divin Sauveur au tres saint Sacrement de l'autel, et par les graces interieures que
vous recevez journellement de sa divine Majesté par tant d'inspirations et paroles qu'il dit à vostre
cœur; car il est tousjours à l'entour frappant et vous parlant501 de ce qu'il veut que vous fassiez pour
son amour. Ah! que d'actions de graces devez-vous à ce Seigneur pour tant de faveurs! Que vous
le devez escouter avec grande attention et executer fïdellement et promptement ses divines
volontés!
La tres sainte Vierge entendant ce que sa cousine Elizabeth disoit à sa louange, s'humilia
et rendit de tout la gloire à Dieu; puis confessant que tout son bonheur, comme j'ay dit, procedoit
de ce qu'il avoit regardé l'humilité de sa servante, elle entonna ce beau et admirable cantique
Magnificat502, cantique qui surpasse tous ceux qui avoyent esté chantés par les autres femmes: plus
excellent que celuy de Judith503, plus beau sans nulle comparaison que celuy que chanta la sœur
de Moyse apres que les enfans d'Israël eurent passé la mer Rouge et que Pharaon et les Egyptiens
furent ensevelis dans ses eaux504, en somme plus beau que ceux qui ont esté chantés par Simeon505
et par tous les autres dont l'Escriture fait mention506.
496 Lucae, I, 41-44, 64.
497 Vers. 45, 42.
498 Cf. Genes., XVII, 17.
499 Joan., VIII, 56.
500 Aggaei, II, 8.
501 Apoc., III, 20.
502 Lucae, I, 46-55.
503 Judith, XVI, 1-21.
504 Exod., XV, 1-21.
505 Lucae, II, 59-32.
506 Cf. tom. praeced., hujus Edit., pp. 206-208.
101/272

11.2 Page 102

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O mes cheres Sœurs, qui avez cette Vierge pour Mere, filles de la Visitation Nostre Dame
et de sainte Elizabeth, que vous devez avoir un grand soin de l'imiter, sur tout en son humilité et
charité, qui sont les principales vertus qui luy firent faire cette Visitation. Vous devez donques
reluire tout particulierement en icelles, vous portant avec une grande diligence et allegresse à
visiter vos Sœurs malades, vous soulageant et servant cordialement les unes les autres en vos
infirmités, soit spirituelles ou corporelles; et par tout où il s'agit d'exercer l'humilité et la charité
vous vous y devez porter avec un soin et promptitude singuliere, car voyez-vous, ce n'est pas [168]
assez pour estre fille de Nostre Dame de se contenter d'estre dans les maysons de la Visitation et
porter le voyle de Religieuse. Ce seroit faire tort à une telle Mere, ce seroit degenerer de se
contenter de cela; mais il la faut imiter en sa sainteté et en ses vertus. Oh soyez donques, mes
cheres Sœurs, bien soigneuses de former vostre vie sur la sienne; soyez douces, humbles,
charitables et debonnaires, et magnifiez en cette vie le Seigneur avec elle. Que si vous le faites
fidellement et humblement en ce monde, indubitablement vous chanterez au Ciel, avec la mesme
Vierge, Magnificat; et benissans par ce sacré cantique la divine Majesté, vous serez benites d'elle
à toute eternité, où nous conduisent le Pere et le Fils et le Saint Esprit. Amen. [169]
102/272

11.3 Page 103

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XX. Sermon de Vêture pour la fête de sainte Anne
26 juillet 1618507
Simile est Regnum caelorum homini
negotiatori quœrenti bonas margaritas;
inventa autem una pretiosa
margarita, abiit et vendidit omnia
quae habuit et emit eam.
Le Royaume des cieux est semblable à
un marchand qui cherche des perles;
et en ayant trouvé une de grand
prix, il va, vend tout ce qu'il a et
l'achete.
MATT., XIII, 45, 46.
C'est certes tres à propos que Nostre Seigneur dit que le Royaume des cieux est semblable
à un marchand, lequel cherchant des perles en trouve en fin une d'un prix et d'une valeur si
excellente au dessus de toutes les autres, qu'il va et vend tout ce qu'il a pour l'acheter. Il veut nous
faire entendre par cette similitude que les negociateurs du Ciel sont semblables à ce marchand;
car, si vous y prenez garde, ils font un mesme negoce, je veux dire, ils negocient de mesme façon.
Voyez-vous ce marchand? Il cherche des perles, mais [170] en ayant trouvé une, il s'arreste à cause
de son prix et de son excellence; il vend tout ce qu'il a pour se la rendre sienne. De mesme en font
tous les hommes, car chacun cherche la felicité et le bonheur, neanmoins personne ne le trouve
que celuy qui rencontre cette perle orientale du pur amour de Dieu, et qui l'ayant trouvée, vend
tout ce qu'il a pour l'avoir.
Le malheur est que les hommes constituent la felicité chacun en ce qu'il ayme: les uns aux
richesses, les autres aux honneurs; mais ils se trompent bien, car tout cela n'est point capable
d'assouvir et contenter leur cœur. Saint Bernard le dit fort bien508: Ton ame, o homme, est de
grande estendue, et nulle chose ne la peut remplir ni satisfaire que Dieu seul. On en voit
l'experience en Alexandre qu'on appelle le Grand, lequel apres avoir assujetti à son empire presque
toute la terre, ne fut neanmoins pas satisfait; car un fol philosophe luy ayant fait accroire qu'il y
avoit encores d'autres mondes que celuy cy, il se mit à pleurer dequoy il croyoit ne les pouvoir
conquerir509. Or pensez, de grace, si celuy qui a possedé si eminemment les biens et les richesses
de la terre par dessus tout autre n'est pas content, qui donc le pourra estre?
Certes, non seulement les choses terrestres ne sont pas capables de satisfaire nos cœurs,
mais non pas mesme les celestes; et cecy nous le voyons tres bien en la Magdeleine510. La pauvre
Sainte, toute esprise de l'amour de son Maistre, retourna pour le chercher devant que nul autre,
apres qu'il fut mort et mis dans le sepulcre; mais ne l'ayant trouvé, ains des Anges, elle ne se peut
contenter, bien qu'ils fussent tres beaux et habillés à l'angelique511. Les hommes, pour grans qu'ils
soyent et pour magnifiquement ornés qu'ils puissent estre, ne sont rien aupres des Anges, leur
lustre n'a point d'esclat et ne sont pas dignes de comparoistre en leur presence; aussi voit-on que
507 Ce sermon, déjà mentionné plus haut (note (112), p. 39), a été prêché pour la Vêture des Sœurs Françoise-Jacqueline
de Musy et Marie-Françoise Bellet (voir l'Année Sainte, tome Ier, p. 768, et tome II, p. 58). On a peine à s'expliquer la
bévue par laquelle Migne l'a inséré deux fois dans son tome IV. Il figure d'abord (col. 1535) d'après le texte de 1641,
comme ayant été prononcé pour la Profession de quelques Religieuses de la Visitation, et un peu plus loin (col. 1624),
on le retrouve parmi les pièces inédites sous son vrai titre: Pour la fête de sainte Anne.
508 Serm. IV in Festo Omnium SS., § 5, sermo II in Dedic. Eccl., § 2.
509 Plutarc., De Tranquill. Animi, c. IV. (Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. III, c. X.)
510 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. V, c. VII.
511 Joan., XX, 1, 12, 13.
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jamais ils n'ont apparu aux hommes sans que ceux ci ne soyent tombés dessus leur face512, n'estans
pas capables de supporter la splendeur et l'esclat de la beauté angelique. La tres sainte Vierge,
laquelle, a [171] des sureminences si grandes, et qui est si particulierement gratifiée au dessus de
tous les Anges, s'estonne neanmoins à la veue de saint Gabriel qui l'estoit venu trouver pour parler
avec elle du tres sacré mistere de l'Incarnation513.
Magdeleine ne s'amuse point autour de ces celestes Esprits, ni à la beauté de leur visage,
ni à la blancheur de leurs vestemens, ni moins encores à leur maintien plus que royal. Elle va, elle
tourne tout autour d'eux, et ils l'interrogent: Femme, pourquoy pleures-tu? et que cherches-tu? Ils
m'ont prins mon Maistre, respond elle, et je ne sçay où ils l’ont mis. Les Anges luy demandent:
Pourquoy pleures-tu? comme s'ils eussent voulu dire: N'as-tu pas bien sujet de te resjouir et
d'essuyer tes larmes en nous voyant? Quoy, la splendeur et beauté de nos faces, l'esclat de nos
vestemens, nostre magnificence plus grande que celle de Salomon, n'est-elle pas capable de
t'apaiser? O certes non, mon cœur ne se peut contenter à moins que de Dieu. Magdeleine ayme
mieux son Maistre crucifié que les Anges glorifiés.
L'Espouse, au Cantique des Cantiques514, dit que son Bien-Aymé ayant frappé à sa porte
passa outre; et elle, ayant ouvert et ne le trouvant pas, s'en va apres luy pour le chercher, puis
rencontrant les gardes de la ville elle leur demande si elles ont point veu son Bien-Aymé: Hé, de
grace, si vous le rencontrez, annoncez-luy que je languis d'amour. Et apres, elle adjouste que les
gardes de la ville l'ont toute blessée. Tous ceux qui pratiquent l'amour sacré sçavent que ses
blesseures sont diverses et qu'il blesse les cœurs en plusieurs façons, dont l'une est d'estre arresté
et empesché de demeurer en ce qu'il ayme515. L'amante sacrée dit que les gardes l'ont blessée parce
qu'elles l'ont arrestée, car rien ne blesse tant un cœur qui ayme Dieu que de se voir retenu loin de
Dieu. Tout cecy n'est que pour servir de preface à ce discours.
Le Royaume des cieux, dit Nostre Seigneur, est semblable au marchand qui vend tout ce
qu'il a [172] pour acheter la perle inestimable qu'il a trouvée. Le pur amour de Dieu est cette perle
pretieuse que les negociateurs du Ciel trouvent, et pour laquelle acheter il faut qu'ils vendent tout
ce qu'ils ont. Nous voyons que ces anciens Chrestiens qui ne se contentoyent pas d'observer les
commandemens de Dieu, mais aussi se mettoyent à la prattique exacte de ses conseils516, quittoyent
tout sans reserve; si que l'on pouvoit veritablement bien asseurer qu'ils n'avoyent qu'un cœur et
qu'une ame517, car le mot de tien et de mien n'estoit jamais entendu parmi eux.
Mais escoutez, je vous prie, le maistre de tous et le Prince des Apostres: Voicy, dit-il à
Nostre Seigneur, que nous avons tout quitté; quelle recompense en aurons-nous518? Sur quoy le
grand saint Bernard519 luy parle en ces termes: O pauvre saint Pierre, comme vous pouvez-vous
ainsy vanter d'avoir tout quitté, et quelle rayson avez-vous d'exagerer l'abandonnement que vous
avez fait, disant que vous avez quitté toutes choses, puisque vous n'estiez qu'un pauvre pescheur
et n'aviez quitté qu'une petite barque et des rets? A quoy il respond luy mesme: C'est assez tout
quitter et abandonner que de ne se reserver point de pretentions au monde, et qui plus est, de se
quitter et abandonner soy mesme. Les Religieux et Religieuses ont esté de tout temps fort loués et
estimés à cause de ce parfait abandonnement de toutes choses; mais laissons les Religieux et ne
parlons que des Religieuses, puisqu'il est plus à mon propos.
Le grand saint Augustin520 fait reproche aux Manicheens dequoy en leur religion ils n'ont
rien de semblable ni qui approche tant soit peu la vertu des vierges renfermées dans les monasteres,
lesquelles sont pures comme des colombes et font vœu d'une perpetuelle chasteté; mais sur tout il
extolle ce renoncement de toutes choses, disant qu'elles ont tellement quitté tout ce qu'elles avoyent
512 Gen., XVIII, 2; Judic., XIII, 20; Tob., XII, 16; Dan., X, 9.
513 Lucae, I, 29.
514 Cap. V, 2-8, III, 2, 3, confuse.
515 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. VI, c. XIII.
516 Vide supra, p. 153.
517 Act., IV, 32-35.
518 Matt., XIX, 27.
519 In verba Ecce nos reliquimus; post S. Greg. Mag., hom. V in Evang., § 2.
520 Cf. Enarrat. in Ps. CXXXII; Epist. CCXI.
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qu'elles n'ont rien en particulier, et que jamais les mots pernicieux de mien et de tien ne s'entendent
parmi elles. Le bienheureux saint Ignace, [173] escrivant à un de ses amis521, luy recommande
expressement les vierges et les vefves congregées dans les monasteres; les vierges comme
consacrées à Dieu, et les vefves comme l'autel. Il les recommande tant les unes que les autres, à
cause du grand renoncement qu'elles ont fait de tout ce qui est sur la terre, tant de ce qu'elles
possedoyent comme des pretentions qu'elles pouvoyent avoir, comme aussi à cause de leur parfait
renoncement à elles mesmes.
C'est à ce renoncement parfait que vous estes appellées maintenant, mes tres cheres filles.
C'est une pretention bien haute que de conquerir le pur amour de Dieu, qui est la perle pretieuse
que vous cherchez et que vous avez trouvée, laquelle neanmoins ne se peut acheter qu'au prix de
toutes choses. Si vous la voulez avoir il est en vostre pouvoir, mais aussi il faudra faire
l'abandonnement parfait de tout, et ce qui est encores plus, il vous faudra quitter vous mesme, le
pur amour de Dieu ne pouvant souffrir aucun compagnon. Il ne veut pas seulement estre exempt
de rival, mais il veut estre seul dans nos cœurs et y regner paisiblement; car quand il cesse de
regner, il cesse quant et quant d'estre522.
Nous avons deux nous mesmes lesquels il faut renoncer et abandonner totalement et sans
aucune reserve pour estre vrays Religieux. Nous avons ce nous mesme exterieur que saint Paul523
appelle viel homme; nous avons encor l'autre nous mesme, qui est nostre propre jugement et nostre
propre volonté, et en ce nous mesme icy consiste le nœud de l'affaire. Il faut voirement bien
renoncer et mortifier le corps, mais ce n'est pas assez, il faut mortifier sur tout l'esprit. Escoutez
l'Espouse au Cantique des Cantiques524, laquelle dit que si quelqu'un donne toute sa substance
pour Dieu, pour son pur amour, il ne l'estimera rien, croyant de n'avoir gueres donné pour une
perle si pretieuse. La pretention de tous les Religieux n'est point moindre que de se transformer
tout en Dieu, pretention digne certes d'un cœur genereux, et pretention que nous devrions tous
avoir. Mais resouvenons-nous que ceux qui entreprennent de [174] transmuer et transformer le
metal en or, il faut qu'ils ayent une grande peine et qu'ils y apportent un tres grand soin, encores
ne sçay-je s'ils le peuvent faire ou non. Je sçay bien pourtant qu'ils mettent leur metal au feu, puis
ils le reduisent en poudre, et apres ils le font passer par la coupelle et le purifient derechef, asseurant
que s'ils le pouvoyent tant purifier qu'il ne restast qu'une certaine matiere ou liqueur qui est
descendue du ciel, il leur seroit facile de parvenir, ou ils seroyent parvenus au bout de leur
pretention.
De mesme les ames qui ont fait cette genereuse entreprise de se transformer toutes en Dieu,
helas! que ne faut-il pas qu'elles fassent pour s'aneantir, se confondre et se delaisser, jusques à ce
qu'elles soyent tellement purifiées que rien ne leur demeure que la seule liqueur celeste qui est en
elles, à sçavoir, l'image et la semblance de la divine Majesté. Voyez ce que saint Paul fit pour
pouvoir dire veritablement ces paroles: Je ne vis plus moy, ains c'est Jesus Christ qui vit en moy525.
Quelles persecutions, quelles mortifications, quelles sortes d'abjections, de tourmens et de
douleurs n'a-t-il pas souffert? Escoutez ce qu'il escrit526: Jusques à cette heure nous avons esté
blasphemés, persecutés à outrance, injuriés et mesprisés, jusques là que nous sommes tenus et
estimés comme les balayeures de ce monde. Chacun sçait qu'il n'y a rien de plus vil dans une
mayson que les balayeures, si que l'on ne voit l'heure qu'elles en soyent dehors. De mesme, dit
saint Paul, on ne voit l'heure que l'on nous oste de devant les yeux des hommes, tant ils nous ont
en horreur. Puys il adjouste: Nous sommes tenus comme la peleure d'une pomme, car si le monde
est une pomme nous en sommes estimés la peleure que l'on jette là comme une chose de neant527.
521 S. Ign. M., Epist. (supposit.) ad Tarsens., § IX.
522 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. IV, c. IV.
523 Rom., VI, 6.
524 Cap. ult., 7.
525 Galat., II, 20.
526 I Cor., IV, 11-13.
527 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. VI, c. XV.
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Pour parvenir donques à cette transformation à laquelle nous pretendons, il sera necessaire
que nous soyons aussi reduits à neant, rejettés, mesprisés et mortifiés comme le rebut du monde.
Vous avez abandonné les biens exterieurs; mais de sousmettre vostre propre jugement, assujettir
vostre entendement à celuy d'une [175] Superieure, et renoncer tellement vostre propre volonté
qu'elle ne paroisse plus et qu'elle soit absolument sujette et obeissante à ses ordonnances, c'est une
chose bien difficile et bien malaysée; il est besoin d'un grand courage pour faire cela. Il est vray,
mes cheres filles, mais si la difficulté vous estonne, je vous presente trois petites considerations
qui yous feront connoistre l'entreprise estre plus facile que vous ne pensez et qui vous serviront de
consolation.
La premiere est que Celuy qui vous appelle à la conqueste de son tres pur amour est assez
puissant pour vous ayder528. Dites luy hardiment: «Commandez, Seigneur, à nos ames tout ce qu'il
vous plaira, et nous donnez que nous le fassions529.» Donnez-nous le desir de parvenir à vous, de
faire tout ce qui sera aggreable à vostre Bonté, et accomplissez ce nostre desir530. Vous nous
appeliez, faites par vostre grace que nous allions; vous avez commencé l'œuvre de nostre
perfection, nous ne voulons jamais douter que vous ne la paracheviez531.
La seconde consideration qui vous relevera le courage c'est de sçavoir en quoy il consiste.
Je vous ay dit que vous aviez besoin d'une grande magnanimité pour parvenir au bout de vostre
entreprise; mais en quoy pensez vous que consiste cette magnanimité de courage? Certes, c'est en
la petitesse de courage. Vous l'aurez d'autant plus grand que vous serez plus petites en vous
mesmes. Resouvenez-vous de cette parole tant admirablement bien inculquée par Nostre Seigneur
dans le cœur des Apostres532: Si vous n'estes faits comme petits enfans, vous n'entrerez point au
Royaume des cieux. Il faut que nous soyons esgaux en courage aux petits enfans, c'est à dire
humbles comme eux. Mais remarquez, je vous supplie, comme le Sauveur prattiqua la grandeur
de son courage au plus excellent acte de l'amour qu'il nous a monstré avoir pour nous en sa Mort
et Passion. Voyez, il ne fait autre chose que de laisser faire de luy tout ce qu'on veut; la
magnanimité de son courage consiste à se laisser manier au gré de la volonté d'un chacun. C'est en
quoy le nostre doit de mesme paroistre, non pas tant à faire, [176] comme à laisser faire en nous
et de nous tout ce que l'on voudra; et non seulement à Nostre Seigneur, mais aussi à nos Superieurs,
nous rendant maniables, souples et humbles comme des petits enfans, car nostre grandeur gist en
nostre petitesse et nostre exaltation en nostre humiliation.
La troisiesme consideration qui vous doit estre de grande consolation, c'est l'honneur que
vous avez de venir faire vos offrandes sous la protection de la glorieuse mere de la tres sainte Mere
de Dieu, laquelle, comme une mere perle, demeura erami la mer de ce monde sans recevoir aucune
goutte d'eau salée533, je veux dire, sans estre aucunement abreuvée des vains playsirs terrestres,
ains vescut tousjours tres saintement en la prattique de toutes sortes de vertus. Ne doutez point
qu'elle ne vous prenne en sa protection si vous venez faire vos offrandes avec humilité et simplicité
de cœur, puisque ce sont les vertus qui ont le plus relui en elle durant le cours de sa vie, jointes à
celle de suivre fidellement les attraits et les inspirations celestes. Ce sont ces vertus qui luy firent
sans doute meriter d'estre, apres sa tes sacrée Fille, avantagée de plus de graces que nulle autre
femme, et en particulier d'appartenir de si pres à l'humanité tres sainte de nostre doux Sauveur et
Maistre...................................................................................................................................... [177]
528 I Thess., V, 24; II Tim., I, 12.
529 S. Aug., Confess. 1. X, c. XXIX.
530 Cf. Philip., II, 13.
531 Philip., I, 6.
532 Matt., XVIII, 3.
533 Plin., Hist. nat., 1. IX, c. XXXV (al. LIX). (Vide lntrod. a la Vie devote, tom. III hujus Edit., p. 6.)
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XXI. Sermon pour la fête de l'Assomption de la Sainte Vierge
15 août 1618534
La sainte Eglise celebre aujourd'huy la feste du glorieux trespas ou endormissement de la
tres sainte Vierge et de son Assomption. Plusieurs ont nommé cette feste de divers noms: les uns
l'appellent l'Assomption, les autres le couronnement de Nostre Dame et les autres sa reception au
Ciel. Il y a des milliers de considerations à faire sur ce sujet; mais je me restreins et n'en diray que
deux, à sçavoir mon, comment cette sacrée Vierge receut Nostre Seigneur et Maistre lors qu'il
descendit du Ciel en terre, et comment son divin Fils la receut lors qu'elle quitta la terre pour aller
au Ciel.
L'Evangile que nous avons dit aujourd'huy à la sainte Messe535 nous fournit assez de
matieres pour l'une et l'autre des propositions. Cet Evangile traitte de ce que Nostre Seigneur
passant par un village nommé Bethanie, entra en une maison qui estoit à une femme nommée
Marthe, laquelle avoit une sœur nommée Marie Magdeleine. Marthe s'embesoignoit et
s'empressoit pour apprester à disner à Nostre Seigneur, et Marie [178] se tenoit à ses pieds et
escoutoit sa parole. Marthe, qui desiroit que tous fussent aussi soigneux qu'elle de servir le
Sauveur, luy dit en se plaignant qu'il commandast à sa sœur de luy ayder, pensant qu'il n'estoit pas
necessaire que personne demeurast aupres de luy, d'autant qu'il se sçauroit assez entretenir tout
seul. Mais nostre divin Maistre la reprint en luy disant qu'elle avoit soin et qu'elle s'empressoit de
plusieurs choses, et adjousta: Or, une seule est necessaire; Marie a choisi la meilleure part
laquelle ne luy sera point ostée.
Ces deux femmes representent Nostre Dame: Marthe, en la reception que la sacrée Vierge
fit de son divin Fils et au soin qu'elle en eut tandis qu'il fut en cette vie mortelle, et Marie, en la
reception qui luy fut faite par son Fils là haut en sa gloire. Nostre Dame fit admirablement bien en
cette vie l'exercice de l'une et de l'autre de ces deux sœurs536. O Dieu, quel soin n'eut elle pas de
fournir Nostre Seigneur de tout ce qui luy estoit necessaire pendant qu'il fut petit! Quel
empressement, ou pour mieux dire, quelle diligence ne fit-elle pas pour eviter le courroux
d'Herode! Que ne fit-elle pour le sauver de tant de perils et mesaventures dont il fut menacé!
Mais voyons un peu, je vous prie, comme elle pratiqua merveilleusement bien l'exercice
de Marie. Le saint Evangile fait une particuliere mention du silence de Nostre Dame537. Marie se
taisoit et se tenoit aux pieds de son Maistre, elle n'avoit qu'un soin qui estoit de posseder sa
presence; de mesme il semble que nostre digne Maistresse n'eust que ce soin. La voyez-vous là,
dans la ville de Bethleem, où l'on fit tout ce qu'on peut pour luy trouver un logis? Il ne s'en trouve
point, elle ne dit mot. Elle entre dans l'estable, elle produit et enfante son Fils bien aymé, elle le
couche dans la creche538. Les Roys le viennent adorer, et l'on peut penser quelles louanges ils
donnerent à l'Enfant et à la Mere; elle ne dit pas un mot. Elle le porte en Egypte, elle le rapporte,
sans parler pour exprimer la douleur qu'elle a [179] de l'y porter, ni la joye qu'elle devoit avoir de
l'en rapporter. Mais ce qui est plus admirable, voyez-la sur le mont de Calvaire539: ni elle ne jette
des eslans, ni elle ne dit un seul mot; elle est aux pieds de son Fils, et c'est cela seul qu'elle desire.
Partant, elle est comme en une parfaite indifference: Arrive tout ce qui pourra, semble-t-elle dire,
534 L'allusion faite ci-après (p. 183) aux «grossiers et simples auditeurs» prouve que ce sermon a été prononcé devant
un auditoire nombreux et mélangé; par conséquent il est postérieur à la consécration de l'église qui eut lieu le 30
septembre 1617. D'autre part, bien que la rédaction ne soit pas des plus soignées, on ne peut s'empêcher d'y reconnaître
la touche de la Mère Claude-Agnès de La Roche; cette dernière ayant quitté Annecy en juillet 1630, et l'année
précédente le Saint se trouvant à Paris, il est de toute probabilité que ce sermon a été prêché en 1618.
535 Lucae, X, 38-42.
536 Cf. tom. VII huj. Edit., Serm. LVII, et tom. VIII, Serm. CLV.
537 Lucae, II, 51.
538 Ibid., v. 7.
539 Joan., XIX, 25-27.
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pourveu que je sois tousjours aupres de luy et que je le possede, je suis contente puisque je ne veux
et ne cherche que luy.
Remarquez, je vous prie, que Nostre Seigneur reprend Marthe parce qu'elle s'empresse, et
non pas de ce qu'elle a du soin. Nostre Dame avoit un grand soin pour le service de nostre divin
Maistre, mais un soin sans trouble et sans empressement. Les Saints qui sont au Ciel ont du soin
pour glorifier et louer Dieu, mais sans inquietude, car il n'y en peut avoir. Les Anges ont soin de
nostre salut, et Dieu mesme a soin de ses creatures, mais avec paix et tranquillité. Or, nous autres
sommes si miserables, que rarement avons-nous du soin sans empressement et sans trouble. Vous
verrez bien souvent un homme qui aura une grande affection de prescher; defendez-luy la
predication, le voyla troublé. Un autre qui voudra visiter et consoler les malades ne le fera pas sans
s'empresser, et mesme s'inquieter s'il est empesché de le faire. Un autre qui aura grande affection
à l'oraison mentale, si bien il semble que cecy ne regarde que l'esprit, il ne lairra pas de s'empresser
et d'en estre troublé si on l'en retire pour l'occuper à quelqu'autre chose.
Dites moy maintenant, si Marthe n'eust eu soin que de plaire à Nostre Seigneur, se fust-elle
tant embesoignée? Non certes, car un seul mets bien appresté suffisoit pour sa nourriture, veu
mesme qu'il prenoit plus de playsir qu'on l'escoutast comme faisoit Marie. Marthe, avec le dessein
et souci de pourvoir à ce qu'il failloit à nostre Maistre, avoit encores un peu de propre estime qui
la poussoit à monstrer et desirer que l'on vist la courtoisie et affabilité avec laquelle elle recevoit
ceux qui luy faisoyent l'honneur de la venir voir, se respandant toute au service propre au
traittement exterieur du [180] Sauveur; et la bonne fille pensoit estre bonne servante de Dieu par
ce moyen-là et s'estimoit estre quelque chose. Et parce qu'elle aymoit grandement sa sœur, elle
desiroit qu'elle s'embesoignast comme elle pour servir son tres cher Maistre, qui neanmoins prenoit
plus de playsir à l'exercice de Marie, dans le cœur de laquelle il distilloit, par le moyen de ses
paroles, des graces plus grandes que nous ne sçaurions penser.
Cecy correspond à la response qu'il fit à cette femme dont il est parlé en l'Evangile540: Vous
dites bien que bienheureux est le ventre qui m'a porté et les mammelles que j'ay succees; mais moy
je vous dis que bienheureux sont ceux qui escoutent la parole de Dieu et la gardent. Or, ces
personnes qui s'affectionnent et s'embesoignent comme Marthe à faire quelque chose pour Nostre
Seigneur, pensent estre bien devotes et croyent que cet empressement soit vertu; ce qui n'est
pourtant pas, ainsy que luy mesme le fait entendre: Une seule chose est necessaire, qui est d'avoir
Dieu et de le posseder. Si je ne cherche que luy, que me doit-il importer que l'on me fasse faire
cecy ou cela? Si je ne veux que sa volonté, que m'importera-t-il que l'on m'envoye en Espagne ou
en Irlande? Et si je ne cherche que sa croix, pourquoy me faschera-t-il que l'on m'envoye aux Indes,
aux terres neuves ou aux vielles, puisque je suis asseuré que je la trouveray par tout?
En fin nostre glorieuse Maistresse fit l'office de Marthe, recevant Nostre Seigneur avec une
extreme affection et devotion dans sa maison et dans ses entrailles mesmes. Elle le servit avec un
tel soin, tout le temps de sa vie, qu'il n'y en a point de pareil. Reste à voir comme son Fils, en
contreschange, la receut au Ciel. Ce fut avec un amour et gloire incomparable, avec une
magnificence d'autant plus grande au dessus de tous les Saints, que ses merites surpassoyent tous
les leurs.
Mais avant que de parler de sa reception au Ciel, il nous faut dire comme et de quelle mort
elle mourut541. Vous sçavez tous l'histoire de son glorieux trespas; je suis pourtant tousjours poussé
de faire le recit des [181] mysteres que nous celebrons, à cause des grossiers et simples auditeurs.
Nostre Dame et tres digne Maistresse, estant parvenue à l'aage de soixante trois ans, mourut ou
plustost s'endormit du sommeil de la mort. Il s'en trouveroit assez qui s'estonneroyent, disant:
Comment est-ce que Nostre Seigneur, qui aymoit si tendrement et si fortement sa sainte Mere, ne
luy donna le privilege de ne point mourir? Puisque la mort est la peine du peché, et qu'elle n'en
avoit jamais fait aucun, pourquoy est-ce qu'il la laissa mourir? O mortels, que vos pensées sont
contraires à celles des Saints, que vos jugemens sont esloignés de ceux de la divine Majesté542! Ne
540 Lucae, XI, 27, 28.
541 Cf. tom. VII huj. Edit., Serm. LXI; Tr. de l'Am. de Dieu, 1. VII, cc. XIII, XIV.
542 Cf. Is., LV, 8, 9.
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sçavez vous pas que la mort n'est plus ignominieuse, ains qu'elle est pretieuse543 despuis que
Nostre Seigneur et Maistre se laissa attacher par elle sur l'arbre de la croix? Ce n'eust point esté un
advantage ni un privilege pour la Sainte Vierge de ne point mourir, ains elle avoit tousjours desiré
la mort dès qu'elle la vit dans les bras et dans le cœur mesme de son tres sacré Fils. La mort est si
suave et si desirable que les Anges s'estimeroyent heureux de pouvoir mourir; et les Saints ont esté
heureux de la souffrir et y ont ressenti beaucoup de consolation, parce que nostre divin Sauveur
qui est nostre vie544 s'estoit laissé en proye à la mort.
L'on a accoustumé de dire que telle est la vie telle est la mort: de quelle mort pensez-vous
donques que mourut la Sainte Vierge, sinon de la mort d'amour? O c'est une chose indubitable
qu'elle mourut d'amour, mais je ne dis pas cecy parce qu'il est escrit. Elle a tousjours esté la Mere
de la belle dilection545; l'on ne remarque point de ravissemens ni d'extases en sa vie, parce que ses
ravissemens ont esté continuels; elle a aymé d'un amour tousjours fort, tousjours ardent, mais
tranquille, mais accompagné d'une grande paix. Et si bien cet amour alloit sans cesse croissant, cet
accroissement ne se faisoit point par secousses ni eslans, ains, comme un doux fleuve, elle alloit
tousjours coulant, et presque imperceptiblement, du costé de cette union tant desirée de son ame
avec la divine Bonté. [182]
L'heure donques estant venue pour la tres glorieuse Vierge de quitter cette vie, l'amour fit
la separation de son ame d'avec son corps, la mort n'estant autre chose que cette separation. Sa tres
sainte ame s'envola droit au Ciel; car qu'est-ce, je vous prie, qui l'en eust peu empescher, veu
qu'elle estoit toute pure et n'avoit jamais contracté aucune souilleure de peché? Ce qui nous
empesche nous autres quand nous mourons d'y aller tout droit comme Nostre Dame, c'est que nous
avons presque tous en nos pieds de la poussiere ou des souilleures qu'il est necessaire que nous
allions laver et purger en ce lieu que l'on nomme Purgatoire, devant que d'entrer au Ciel.
Les grans de ce monde font aucunefois des assemblées, et le plus souvent fort inutiles. Il
leur viendra en fantasie de ne pas vouloir que le lieu de leur reunion soit clair, ains ils le veulent
sombre et obscur, et cela pour faire quelque balet, ou que sçay-je moy quoy, qui paroistra
davantage en l'obscurité. Les chandelles et flambeaux apportent trop de clarté, partant il faut mettre
des lampes nourries d'huile parfumée; et ces lampes jettant des continuelles exhalaisons, donnent
plus de suavité et de recreation à la compagnie. Or, ces lampes venant à s'esteindre, rendent une
bien plus excellente odeur et remplissent la chambre d'une plus grande suavité. Nous trouvons en
beaucoup de lieux de la Sainte Escriture que les lampes representent les Saints546, lampes qui ont
jetté des continuelles exhalaisons de bons exemples devant les hommes et qui ont esté tousjours
ardentes du feu de l'amour de Dieu. O que ces lampes ont respandu des odeurs suaves devant la
divine Majesté durant le cours de leur vie, mais beaucoup plus à l'heure de la mort. La mort du
juste est pretieuse devant le Seigneur547, comme au contraire la mort des meschans luy est en
horreur548, d'autant qu'elle les porte à la damnation.
Or, si les Saints ont esté des lampes ardentes549 et odoriferantes, combien plus la tres sainte
Vierge, la perfection de laquelle surpasse toutes celles des Bienheureux; voire mesme si elles
estoyent toutes assemblées [183] en une, elles ne seroyent pas comparables à la sienne. Elle fut
certes une lampe toute nourrie d'huile parfumée; quel parfum pensez-vous donc qu'elle jettast à
l'heure de son glorieux trespas? Les jeunes filles sont allées apres elle à l'odeur de ses onguens550.
L'ame sacrée de nostre glorieuse Maistresse s'envola droit au Ciel, et alla respandre ses parfums
devant la divine Majesté, laquelle la receut et la colloqua sur un throsne à la dextre de son Fils.
Mais avec quel triomphe, mais avec quelle magnificence croyez-vous qu'elle fut accueillie
de son Fils bien aymé en contreschange de l'amour avec lequel elle l'avoit receu venant en terre?
543 Ps. CXV, 5.
544 Coloss., III, 4.
545 Eccli., XXIV, 24.
546 Eccli., XXVI, 22; Matt., V, 16.
547 Vide pag. praeced.
548 Ps. XXXIII, 22.
549 Cant., ult., 6; Joan., V, 35.
550 Cant., I, 2, 3.
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11.10 Page 110

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Il faut bien croire qu'il ne fut pas mesconnoissant, ains qu'il la recompensa d'un degré de gloire
d'autant plus grand au dessus de tous les Esprits bienheureux, que ses merites surpassoyent ceux
de tous les Saints ensemble. Le grand Apostre saint Paul, parlant de la gloire du Fils de Dieu Nostre
Seigneur, fait un argument par lequel on peut bien entendre le haut degré de celle de sa tres sainte
Mere. Il dit551 que Jesus Christ a esté eslevé d'autant plus haut au dessus de tous les Cherubins et
autres Esprits angeliques que son nom est relevé par dessus tous les autres noms. Il est escrit des
Anges: Vous estes mes serviteurs et mes messagers; mais auquel de ceux cy a-t-il esté dit: Vous
estes mon Fils, je vous ay engendré? De mesme en pouvons-nous dire de la tres sainte Vierge qui
est le parangon de tout ce qui est de beau au Ciel et en la terre: A laquelle a-t-on dit: Vous estes
Mere du Tout-Puissant et du Fils de Dieu, sinon à elle? Vous pouvez donques bien penser qu'elle
fut eslevée au dessus de tout ce qui n'est point Dieu.
L'ame tres sainte de Nostre Dame ayant quitté son corps tres pur, il fut porté au sepulcre et
rendu à la terre ainsy que celuy de son Fils, car il estoit bien raysonnable que la Mere n'eust pas
plus de privilege que le Fils. Mais tout ainsy que Nostre Seigneur ressuscita au bout de trois jours,
elle ressuscita de mesme au bout de trois jours; differemment neanmoins, d'autant que le Sauveur
[184] ressuscita de sa propre puissance et authorité, et Nostre Dame ressuscita par la toute
puissance de son Fils qui commanda à l'ame benite de sa tres sainte Mere de s'aller reunir à son
corps. Il estoit certes bien convenable que ce corps tres pur ne fust aucunement entaché de
corruption, puisque celuy de Nostre Seigneur avoit esté tiré de ses chastes entrailles et y avoit
reposé neuf moys durant.
L'Arche de l'alliance dans laquelle estoyent les tables de la Loy552 ne pouvoit estre atteinte
d'aucune corruption, d'autant qu'elle estoit faite de bois de cedre qui est incorruptible553; combien
estoit-il plus raysonnable que cette Arche en laquelle avoit reposé le Maistre de la Loy, fust
exempte de toute corruption? La resurrection de la tres sainte Vierge est declarée par ces paroles554:
Levez-vous, Seigneur, vous, et l'Arche de vostre sanctification. Quant à ces mots: Levez-vous, ils
font mention de la resurrection de Nostre Seigneur; mais ceux qui suivent: et l'Arche de vostre
sanctification, se doivent entendre de celle de sa Mere. Quant à nos corps, ils sont, le veuillons-
nous ou non, reduits en poussiere, et c'est le tribut que nous devons et qu'il faut que nous payions
tous à cause du peché que nous commismes tous en Adam. Tu es de terre et tu retourneras en
terre555. Les vers nous mangent et nous avons tous sujet de dire aux vers: Vous estes mon pere,
vous estes ma mere556.
Je ne sçay si vous aurez remarqué que le petit David, avant qu'entreprendre la bataille
contre Goliath, s'informa soigneusement parmi les soldats de ce que l'on donneroit bien à celuy
qui vaincroit et terrasseroit ce grand geant, ennemy des enfans de Dieu. On luy respondit que le
roy avoit promis de grandes richesses à celuy qui seroit si heureux que de le surmonter. Mais cela
n'estoit pas assez pour le cœur de David, qui estoit genereux et qui ne pensoit en rien moins qu'aux
richesses. Aux richesses on adjousta l'honneur: Non seulement, luy dit-on, le roy l'enrichira, mais
il luy donnera sa fille en mariage, il le rendra son gendre, [185] et en outre, il a encores promis
d'exempter sa maison de tribut557.
Nostre Seigneur et Maistre venant en ce monde s'informa, comme son grand pere David,
que c'est que l'on donneroit à celuy qui vaincroit ce puissant Goliath, le diable, que luy mesme
appelle prince du monde558, à cause du grand pouvoir qu'il avoit avant l'Incarnation du Verbe. On
luy fit la mesme response qu'à David: Le Roy enrichira celuy qui surmontera ce cruel Goliath. Et
qu'ainsy ne soit, escoutez ce qui est dit par le Pere eternel: Je le constitueray Roy et luy donneray
551 Heb., I, 3-7.
552 III Reg., VIII, 9; Heb., IX, 4.
553 Exod., XXV, 10.
554 II Par., VI, 41; Ps. CXXXI, 8.
555 Gen., III, 19; Eccles., ult., 7.
556 Job, XVII, 14.
557 I Reg., XVII, 25-27, 30.
558 Joan., XII, 31, XIV, 30.
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12 Pages 111-120

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12.1 Page 111

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plein pouvoir sur tout ce qui est au Ciel, sur tout ce qui est en la terre559. Mais Nostre Seigneur
n'eust pas esté content si l'on n'eust adjousté: Le Roy a promis qu'il luy donneroit sa fille en
mariage. Or, la fille du Roy, c'est à dire de Dieu, n'est autre chose que la gloire. Nostre divin
Maistre fut tousjours tres glorieux, et posseda tousjours toute la gloire; quant à la partie supreme
de son ame, elle fut tousjours unie et conjointe inseparablement à la Divinité dès l'instant de sa
conception; mais la gloire qu'on luy promettoit estoit la glorification de son corps. Neanmoins il
n'eust pas encores esté satisfait si l'on n'eust adjousté que sa maison seroit exempte de tribut. Or,
quelle est la maison de Nostre Seigneur sinon la tres sainte et virginale chair de Nostre Dame?
Elle fut donques exempte de tribut par les merites de son Fils, c'est à dire, elle fut ressuscitée avant
qu'elle eust aucunement receu de tare ni deschet dans le sepulcre.
Que nous reste-t-il maintenant à dire sinon de voir si nous ne pourrons point en quelque
façon imiter l'Assomption de nostre glorieuse et tres digne Maistresse? Quant au corps, nous ne le
pouvons point faire jusques au jour du jugement dernier, où les corps des Bienheureux
ressusciteront glorieux, et ceux des reprouvés pour estre eternellement damnés. Mais quant à son
ame qui s'en alla unir et conjoindre inseparablement à la divine Majesté, voyons comme nous
pourrions l'imiter en cela. Il est dit en l'Evangile que Marthe, en la maison de laquelle entra Nostre
Seigneur, s'empressoit et alloit [186] deça delà pour le bien traitter, tandis que Marie estoit aux
pieds du Sauveur, où elle escoutoit sa parole. Et pendant que Marthe soignoit pour nourrir le corps
de son Maistre, Marie quittoit tout autre soin pour celuy de nourrir et sustenter son ame, ce qu'elle
faisoit en escoutant Nostre Seigneur.
Marthe fut touchée d'un petit trait d'envie. Il y en a extremement peu qui n'en ayent, pour
spirituels qu'ils soyent; et d'autant qu'on est plus spirituel, d'autant plus l'envie est-elle fine et
comme imperceptible; elle fait ses actes si dextrement que l'on a prou peine de les remarquer.
Quand on loue quelqu'un et qu'on reserve un peu de la louange que nous savons qui luy est deue,
qu'est-ce qui fait cela sinon l'envie que nous avons de ses vertus? Mais Marthe fait son petit coup
et jette son petit trait d'envie par forme de joyeuseté, et cette cy est la plus fine. Maistre, dit-elle,
permettez-vous que ma sœur ne m'ayde point et qu'elle me laisse tout le soin de la maison?
commandez-luy qu'elle vienne m'ayder. Et Nostre Seigneur qui est incomparablement bon, encores
qu'il conneust bien son imperfection, ne la reprit pourtant pas severement, ains tout
amoureusement, car cet Evangile est tout d'amour. L'Evangeliste marque qu'il l'appella, disant:
Marthe, Marthe, tu t'empresses de beaucoup de choses. Une seule est necessaire; Marie a choisi
la meilleure part qui ne luy sera point ostée.
Mais parlons encores un peu de ces petits traits d'envie que produit nostre amour propre,
lesquels sont certes comme des petits renardeaux qui vont fracassant et gastant les vignes560.
561Escoutez des Religieux quand ils parlent de leur Institut, ils l'estiment tousjours au dessus de
tous les autres: Il est vray, disent-ils, que cet Ordre dont vous parlez est de grande perfection, mais
le mien est tousjours quelque chose davantage. Oh, je ne parle pas de moy, ains seulement de la
grande perfection à laquelle l'on aspire ceans. Prenez garde à [187] vous, car en fin vous
retournerez à vous mesme, je dis mesme sans vous en appercevoir. Un autre dira: Je suis miserable
et ne puis rien faire qui vaille; mais une telle predication que je fis... et ne se feindra point d'avancer
ces mots lors qu'on loue la predication de quelque autre. Et ainsy, entendant qu'on loue quelqu'un,
nous avançons quelque petit mot en passant à fin que l'on revienne à nous mesme.
Retournons à Marthe qui s'empressoit. Certes, nous autres nous ne sçaurions rien faire sans
empressement, ou pour mieux dire, sans avoir un grand soin quant à nostre homme exterieur. Il
faut que nous sçachions qu'il y a deux parties en nous qui ne font qu'un homme: il y a l'homme
exterieur et l'homme interieur. L'homme interieur tend tousjours à l'union avec la divine Majesté
et fait les discours necessaires pour parvenir à cette union. L'homme exterieur c'est celuy que nous
voyons, qui regarde, qui parle, qui touche, qui gouste, qui escoute; c'est celuy cy qui s'empresse
en l'exercice des vertus lesquelles concernent le commandement de l'amour du prochain, tandis
559 Ps. II, 6-8; Heb., I, 2.
560 Cant., II, 15.
561 La suite de cet alinéa et les lignes 6-15, 21-29 de la page 189 ne se trouvent pas dans les éditions antérieures.
111/272

12.2 Page 112

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que l'homme interieur prattique l'amour de Dieu. Ces deux hommes s'exercent ainsy en
l'observance des deux principaux commandemens, sur lesquels, comme sur deux colonnes, est
fondée et accomplie toute la Loy et les Prophetes562. Les anciens philosophes ont dit qu'il faut
regarder à la fin premier qu'à l'œuvre563; mais nous autres faisons tout au contraire, car nous nous
empressons à l'exercice de l'œuvre que nous avons entreprise, plustost que de considerer quelle en
doit estre la fin.
Disons cecy un peu plus clairement. La fin de nostre vie c'est la mort; nous devrions
donques penser soigneusement quelle doit estre nostre mort et que c'est qui en doit reussir, à fin
de faire correspondre nostre vie à la mort que nous desirons; car c'est chose asseurée que telle est
nostre vie telle sera nostre mort, telle est nostre mort telle a esté nostre vie.
Voyons maintenant comme cet homme exterieur ne sçauroit rien faire sans un extreme
souci, non pas mesme [188] la prattique des vertus. Les anciens qui ont fait le denombrement des
vertus en ont remarqué une peuplade, et à la fin ils s'y sont encores trouvés court. Entrons donc en
cette economie des vertus pour rechercher si nous en pourrions point prattiquer sans soin et
attention. Il faut avoir un grand soin pour la prattique de la modestie. Voyez-vous cette personne
qui a dessein de la prattiquer? Elle commence à faire pacte avec ses yeux564 qu'ils ne regarderont
que pour les choses necessaires et non point autrement; et pour cela elle leur fera comme aux
esperviers que l'on chaperonne quand on ne leur veut pas donner le vol et à fin de les porter plus
aysement sur le poing. Elle en fait de mesme à ses yeux, car elle leur met leur chaperon naturel,
qui sont les paupieres, à fin qu'ils ne voyent que ce qu'il faut565. Elle prend aussi un grand soin
pour se tenir en une continuelle modestie à fin de ne point s'eschapper en quelque action qui sente
la legereté.
Quelle attention ne faut-il pas pour prattiquer la patience et pour ne point eschapper en la
colere! Cassien escrit566 qu'il ne suffit pas de fuir les occasions de parler et converser avec les
hommes; aussi n'est-ce pas le moyen d'acquerir la vertu que d'en eviter l'exercice, d'autant qu'il
rapporte de luy mesme que, estant seul dans le desert, lors qu'il se levoit la nuit et qu'il prenoit son
fusil pour allumer sa chandelle, si le caillou ne vouloit pas faire feu il se mettoit en colere et le
jettoit contre terre567.
Il faut certes un grand soin pour ne point produire d'actes d'impatience; mais, o Dieu,
prattiquer la vaillance spirituelle, ne se laisser jamais descourager au bien, cela ne se peut faire
qu'avec une grande attention pour observer la discretion. J'en dis de mesme pour la constance, la
perseverance, l'affabilité, la prudence, la temperance, et principalement pour la temperance en ses
parolles. Quelles brides ne faut-il pas mettre à la langue pour l'empescher de courir par les rues
comme un cheval eschappé et d'entrer en la maison du prochain, voire mesme dans sa vie, ou pour
la censurer et [189] contreroller, ou bien pour luy oster tousjours un peu de l'estime que nous
sçavons luy estre deuë.
Mais quel remede, me direz-vous, pour ne pas avoir tant de soin, puisqu'il faut que je
m'exerce en la vertu? O certes, ce soin, pourveu qu'il soit sans anxieté et empressement, est tres
louable. Voicy neanmoins un remede pour vous delivrer de tant de sollicitudes: puisque Nostre
Seigneur dit qu'une seule chose est necessaire, qui est d'estre sauvé, il n'est pas requis de tant
multiplier les moyens pour l'acheminement de nostre salut568, bien qu'il faille un acheminement à
toutes choses. Je vous dis en un mot: ayez la tres sainte charité et vous aurez toutes les vertus. Et
qu'ainsy ne soit, escoutez le grand Apostre569: La charité est douce, elle est patiente, elle est
benigne, elle est condescendante, elle est humble, elle est affable, elle supporte tout; en fin elle
comprend en soy toutes les perfections des autres vertus, mais beaucoup plus excellemment
562 Matt., XXII, 40.
563 Cf. S. Thom., Ia IIae, qu. I, art. 1; et passim.
564 Job, XXXI, 1.
565 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. I, c. 11.
566 Instit., 1. VIII, c. XVIII.
567 Cf. Les Entretiens, tom.VI huj. Edit., pp. 53, 158.
568 Cf. supra, p. 34.
569 I Cor., XIII, 4-7.
112/272

12.3 Page 113

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qu'elles ne font pas elles-mesmes570. L'amour n'a qu'un seul acte qui est de conjonction et d'union.
Aymer Dieu sur toutes choses est le premier commandement; aymer le prochain sur tout ce qui
n'est point Dieu c'est l'image du premier commandement571.
La tres sainte Vierge, nostre glorieuse Maistresse, prattiqua l'un et l'autre de ces amours en
la reception qu'elle fit de son Fils: elle l'ayma et le receut en qualité de son Dieu, et elle le receut,
l'ayma et le servit en qualité de son prochain. Avoir l'un de ces amours sans l'autre, l'on ne
sçauroit572. Aymez-vous parfaitement Dieu, vous aymez donques parfaitement le prochain. A
mesure que l'un de ces amours croist, l'autre aussi croist; de mesme, si l'un diminue, l'autre ne
tardera pas à diminuer. Si vous avez l'amour de Dieu, ne vous mettez point en peine ni en souci de
prattiquer les autres vertus, d'autant qu'il ne se presentera point d'occasion de vous y exercer que
sans soin vous ne le fassiez; je dis quelle vertu que ce soit: de patience, de douceur, de modestie,
et ainsy des autres.
Les lapins font des petits toutes les trois semaines; l'on [190] trouve quantité de levraux,
des mouches, à milliers, des moucherons sans nombre, mais des aigles extremement peu.
L'elephante ne fait qu'un veau, qu'un elephanton; la lionne ne fait jamais qu'un lion573. Ainsy
l'exercice de Marthe a quantité d'actes, mais celuy de Marie, qui est l'amour, n'en a qu'un seul, qui
est, comme nous avons dit, de conjonction et d'union.
Il semble que l'Assomption de Nostre Dame fut en certaine façon plus glorieuse et
triomphante que non pas l'Ascension de Nostre Seigneur, d'autant qu'à l'Ascension il n'y avoit que
des Anges qui luy vinssent au devant, mais en l'Assomption de sa tres sainte Mere le Roy des
Anges y vint luy mesme. C'est pourquoy les trouppes angeliques s'escrioyent comme tout
estonnées: Qui est celle cy qui monte du desert appuyée sur son Bien-Aymé574? Par où nous
pouvons entendre que si bien Nostre Dame montoit au Ciel comme estant toute pure, nonobstant
sa pureté, elle estoit neanmoins appuyée sur les merites de son Fils, en vertu desquels merites elle
entra en la gloire. Et tout ainsy qu'il ne fut jamais veu tant de parfums dans la ville de Hierusalem
comme la reyne de Saba en porta lors qu'elle alla visiter le grand roy Salomon, lequel en
contreschange luy fit des presens selon sa grandeur et magnificence royale575, de mesme, dis-je,
l'on ne vit jamais tant de merites ni tant d'amour portés au Ciel par aucune pure creature, comme
la tres sainte Vierge y en porta à sa glorieuse Assomption. En contreschange dequoy, ce grand Roy
eternel, Dieu tout puissant, luy bailla un degré de gloire digne de sa grandeur, comme aussi le
pouvoir de distribuer à ses devots des graces dignes de sa liberalité et magnificence. Amen. [191]
570 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. XI, cc. VIII, IX.
571 Matt., XXII, 37-39.
572 I Joan., IV, 20, 21.
573 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, I. X, c. VII.
574 Cant., ult., 5.
575 III Reg., X, 1, 2, 10.
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12.4 Page 114

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XXII. Sermon pour le dix-septième Dimanche après la
Pentecôte coïncidant avec l'anniversaire de la Dédicace de
l'église de la Visitation
30 septembre 1618576
Magister, quod est mandatum magnum
in lege? Ait illi Jesus: Diliges
Dominum Deum tuum ex toto corde
tuo, et in tota anima tua, et in tota
mente tua.
Maistre, quel est le plus grand
commandement de la loy? Jesus luy
respondit: Tu aymeras le Seigneur
ton Dieu de tout ton cœur, de toute
ton ame et de toute ta pensée.
MATT., XXII, 36, 37.
Si j'eusse eu le temps, j'eusse parlé d'une certaine dedicace pieuse qui se fait par la
frequentation du temple, c'est à dire de l'eglise; mais je ne parleray pour cette heure que de la
dedicace du cœur, asseuré que je suis que les ames pour lesquelles je presche maintenant y
prendront plus de playsir. Or, d'autant que la dedicace de nostre cœur à la divine Majesté se fait
par l'amour, je suivray mot à mot ce que Nostre Seigneur dit en [192] l'Evangile qui court cette
semaine577 à un docteur de la loy qui luy demanda quel estoit le plus grand commandement. A
quoy nostre divin Maistre respondit: Tu aymeras le Seigneur ton Dieu d'un amour de dilection, de
tout ton cœur, de toute ton ame, de tout ton esprit, de toute ta pensée, de toutes tes forces et en fin
de tout ce que tu as et de tout ce que tu es.
Premierement je m'arreste sur cette parole: Tu aymeras Dieu d'un amour de dilection, c'est
à dire d'un amour d'election578. Il faut considerer toutes ces paroles l'une apres l'autre parce qu'elles
meritent d'estre pesées au poids du sanctuaire579, pour la grande jalousie que Nostre Seigneur
tesmoigne avoir que nous l'aymions uniquement et parfaitement, autant que nous le pouvons faire
en cette vie, ainsy que je diray tantost. Dieu veut estre aymé d'un amour d'election. Il ne se contente
pas, certes, d'estre aymé d'un amour commun, ainsy que nous faisons nos semblables, mais d'un
amour d'election, choisi et esleu entre tous les autres, en sorte que tous les amours que nous avons
pour les creatures ne soyent que des images en comparaison de celuy qu'il veut que nous luy
portions. Hé Dieu, n'est-il pas bien raysonnable que cet amour domine et tienne le donjon au dessus
de tous les autres, qu'il regne et commande et que tout luy soit sujet? Aymer le Seigneur d'un
amour d'election, c'est cela, c'est le choisir entre mille, comme l'Espouse du Cantique des
Cantiques580: Mon Bien-Aymé est beau à merveille, toutes sortes de perfections sont en luy, je l'ay
choisi entre mille, c'est à dire entre un nombre infini, pour mon Bien-Aymé et mon choisi.
Or, quand ce vient à nostre choix d'eslire un objet pour le principal but de nostre amour,
certes nous aurions grand tort de ne le pas chercher entre tous les sujets qui sont aymables, à fin
de choisir le plus excellent. Mais dites-moy, de grace, se peut-il rencontrer un objet plus excellent
576 L'allusion faite à l'Evangile courant prouve que ce sermon a été prononcé une année où le 30 septembre,
anniversaire de la consécration de l'église du Ier Monastère de la Visitation, se rencontrait dans la dix-septième semaine
après la Pentecôte. Or, cette coïncidence a eu lieu en 1618 et en 1621, et comme le style de la Mère de la Roche est
très reconnaissable dans la rédaction, on est fondé à conclure en faveur de la première de ces deux dates.
577 Matt., XXII, 34-46; Cf. Deut., VI, 5; Lucae, X, 27.
578 Cf. S. Thom., Ia IIae, quaest. XXVI, art. III. Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. X, c. VI.
579 Num., VII.
580 Cant., V, 10.
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12.5 Page 115

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que la Divinité mesme? Laissant à pari son incomparable beauté, considerons son indicible bonté
qui nous a par tant et tant de façons tesmoigné [193] qu'elle nous ayme et desire infiniment que
nous l'aymions. Qu'est-ce qui peut davantage esmouvoir nostre volonté à aymer que de se voir si
parfaitement aymée? Mais de qui? De Dieu mesme. Et qu'ainsy ne soit, les effects de son amour
le monstrent. O que ce commandement d'aymer Dieu est aymable!
Il y a certains fols et insensés581 qui ont voulu soustenir qu'il estoit impossible de l'observer
tant que nous serons en cette vie, en quoy ils ont grandement erré, d'autant que Nostre Seigneur
n'eust jamais donné le commandement à l'homme s'il ne luy eust donné quant et quant le pouvoir
de l'accomplir. Mais, disent quelques autres, Dieu veut que nous l'aymions de tout nostre cœur, de
tout nostre esprit, de toutes nos forces, de toute nostre pensée, et ainsy de tout nostre pouvoir: et
comme donques le pourrons nous faire en cette vie, puisqu'il faut que nous aymions nos peres, nos
meres, nos femmes et nos enfans? Comment, nostre amour estant partagé, pourrons-nous aymer
Dieu de toutes nos forces582? Cela ne se peut, dites-vous. O pauvres gens, que vous monstrez bien
qui vous estes, et que vous avez des esprits, mais non pas pour penetrer les choses de Dieu583, ni
les comprendre et connoistre pour telles qu'elles sont. Si Nostre Seigneur nous eust commandé de
l'aymer comme font les Bienheureux là haut au Ciel, vous auriez quelque rayson de dire que nous
ne le pouvons pas, d'autant qu'ils l'ayment d'un amour ferme, stable et constant, sans interruption
quelconque; ils le benissent perpetuellement, et par ainsy ils sont en un continuel exercice de leur
amour; ce que nous ne pouvons pas faire nous autres, car il faut que nous dormions, et pendant ce
temps là nostre amour cesse son exercice. Il n'y a que Nostre Dame qui ait eu ce privilege de
pouvoir aymer Dieu en cette vie sans interruption quelconque, car tandis qu'elle dormoit, son esprit
ne laissoit pas d'agir et de s'eslancer en Dieu584. Mais quant à nous, combien de fois nous trouvons-
nous en des distractions qui nous sont inevitables! Nous pouvons voirement aymer Dieu d'un
amour ferme et [194] invariable, mais non pas estre en l'exercice continuel de nostre amour585.
Pour aymer Dieu d'un amour d'election il faut avoir la volonté determinée de ne conserver
et ne reserver aucun autre amour qui ne luy soit sujet et sousmis, demeurans prests à bannir de nos
esprits non seulement tout ce qui sera contraire, mais aussi tout ce qui ne servira pas à la
conservation et augmentation de ce divin amour, qui est le seul digne du nom de dilection. Le nom
d'amour est commun à toutes les autres affections basses, terrestres et caduques, mais le nom de
dilection, jamais elles ne le meritent586.
Et comment, me direz-vous, pourrons-nous faire pour satisfaire à ce divin commandement
de l'amour de Dieu tandis que nous serons en cette vie, puisque vous asseurez que nous le pouvons
accomplir selon le desir de la divine Bonté? Il est vray sans doute, nous le pouvons, mais pour le
vous mieux faire entendre je me serviray d'une similitude.
Imaginez-vous, de grace, de voir trois archers qui tous trois portent leur arc tendu pour tirer
à tous rencontres selon la necessité, et pour cela ils ont leur carquoy plein de sagettes. L'un de ces
archers tient sa fleche en une main et son arc en l'autre, prest qu'il est de la poser sur la corde de
son arc toutes fois et quantes qu'il en sera mestier. L'autre porte non seulement son arc bandé, ains
encores la fleche est tendue dessus, à fin que selon les rencontres il n'ayt qu'à la descocher. Mais
le troisiesme ne se contente pas de cela, ains il tire sans cesse la corde de son arc à soy et lance
continuellement ses sagettes dans le blanc où il vise. Ce n'est pas sans rayson, mes chers auditeurs,
que les peintres peignent l'amour en archer, qui descoche incessamment des fleches dans le cœur
des mortels pour les blesser et navrer de ses aymables traits. L'amour est tout suave quand il
s'applique à un objet digne d'estre choisi entre mille, comme nous avons dit; car l'amour bas et
caduc qui s'attache à la creature au prejudice de l'honneur que nous devons à l'amour du Createur,
581 Calvin., Luther., alii. Vide Les Controverses, Partie II, c VIII, art. 11.
582 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. X, cc. III, VI, VII.
583 I Joan., IV, 1.
584 Cf. Cant., V, 2.
585 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. III, cc. VII, VIII.
586 Cf. Ibid., l. I, c. XIV.
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au contraire qu'il soit [195] doux et suave, il est desaggreable à merveille et remplit le cœur de
celuy qui le possede de trouble, d'empressement et d'inquietude.
L'amour que le vulgaire des hommes porte à Dieu, s'entend les Catholiques, est semblable
à ce premier archer que nous nous sommes representé, car ils sont resolus de mourir plustost que
d'offencer mortellement la divine Majesté en prevariquant ses commandemens. Ils tiennent
tousjours l'arc de cette resolution bandé, prests à descocher la fleche de leur fidelité en tous les
rencontres où il sera besoin de faire paroistre que l'amour qu'ils luy portent est le supreme entre
tous les autres amours, faisant tousjours ceder l'amour de la creature à celuy du Createur, voire
mesme celuy qu'ils ont pour leur pere, mere, femme et enfans; heureux qu'ils sont, certes, de
conserver ceste fidelité à Dieu, car ainsy faisant ils l'aymeront suffisamment pour ne point entrer
en sa disgrace.
Mais il y a des ames plus nobles et genereuses qui, sçachans que la suffisance ne suffit pas
en ce qui est d'aymer Dieu587, passent plus outre. Elles sont semblables à ce second archer que
nous nous sommes imaginé, qui non seulement tient son carquoy plein de fleches et son arc tout
prest pour tirer, mais il tire fort souvent, mettant le moins de distance qu'il peut entre chaque coup;
il n'attend pas la necessité, ains il lance ses traits à toutes les apparences de necessité. Ces ames
donques que je dis estre comparables au second archer, sont celles qui se retirent du commun du
peuple pour mener une vie plus parfaite, soit qu'elles s'en sequestrent tout à fait ou non, et qui ne
se contentent pas de vivre selon l'observance des commandemens de Dieu, mais passant plus outre,
embrassent la prattique de ses conseils; partant elles descochent le plus souvent qu'elles peuvent
des traits et des sagettes dans le cœur de la divine Majesté par des eslancemens fervens et
affectionnés de leur esprit. Par ainsy elles navrent et blessent ce Roy des cœurs, comme luy mesme
l'asseure quand il dit à son Espouse588: Ma mie, ma belle et ma colombe, tu m'as ravi le [196] cœur,
tu m'as blessé et navré par l'un de tes yeux et par l'un de tes cheveux qui pend sur ton col, c'est à
sçavoir par l'une des pensées qui viennent du costé de ton cœur. Destourne tes yeux de dessus moy,
luy dit-il ailleurs589, car tu m'as blessé. Pensez-vous que ce soit pour luy defendre de tirer ses
sagettes qu'il parle ainsy? O non, sans doute, c'est plustost pour la blesser reciproquement, car vous
m'advouerez que c'estoit bien la blesser amoureusement, mais d'une blesseure neanmoins
douloureuse, que de luy dire qu'elle destourne ses yeux de dessus luy.
Cette seconde façon d'aymer Dieu est celle que nous pouvons exercer en cette vie et à
laquelle nous devons tous pretendre; car quant à la troisiesme, qui est representée par cet archer
qui tire sans cesser, elle appartient aux ames des Bienheureux qui jouissent de la claire veue de la
Divinité en Paradis. O qu'ils sont heureux de blesser continuellement le cœur tres aymable de Dieu
de leur amour, amour qui sera infini et immortel et lequel ne pourra jamais avoir d'interruption en
son exercice sacré, parce qu'à mesure qu'ils descochent les traits de leurs affections la divine
Majesté remplit leurs carquois de sorte qu'ils seront eternellement inepuisables. Vous entendez
donc assez maintenant comme on peut prattiquer ce commandement.
Il est vray, me direz-vous, mais est-ce assez aymer Dieu que se contenter de l'aymer comme
ceux qui observent ses commandemens? O sans doute, qui se contenteroit de cela sans desirer de
l'aymer davantage, je veux dire sans avoir la pretention d'accroistre son amour envers la divine
Bonté, il ne l'aymeroit pas assez; car n'avons-nous pas veu que la suffisance n'est pas suffisante?
En effect, ce n'est pas icy comme aux desirs que l'on a d'acquerir des honneurs et des richesses,
parce que, en ces sortes de choses, rien ne sçauroit contenter ni assouvir la soif insatiable de celuy
à qui la suffisance ne suffit pas. Mais quant à l'amour divin, il ne faut jamais dire: C'est assez, j'en
suis content, car celuy qui parleroit de la sorte n'en auroit pas suffisamment590. [197] La Divinité
ne peut estre suffisamment aymée que d'elle mesme; c'est pourquoy nostre soif de l'aymer ne
pourra jamais estre assouvie. Nous devons tousjours estre haletans et souspirans apres cet amour
587 S. Bern., De dilig. Deo, § 1.
588 Cant., IV, 1, 7, 9; juxta Vulgatam et Septuag.
589 Cap. VI, 4.
590 Cf. S. Aug., serm LIII, c. V, serm. CV, c. III.
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sacré, à fin qu'il plaise à Nostre Seigneur nous donner un amour correspondant à celuy qu'il nous
porte.
Mais, o Dieu, considerons un peu quel est cet amour que le Seigneur nous porte et duquel
nous sommes si cherement aymés. Remarquez, je vous supplie, combien le Sauveur a de grace à
nous exprimer l'ardeur de sa passion amoureuse, tant en paroles et en affections qu'en œuvres. En
paroles, cela est tres clair, car jamais il ne s'estendit tant à parler sur aucun sujet comme sur celuy
de son amour envers nous et du desir qu'il a que nous l'aymions. Voyez combien il est jaloux de
nostre amour: Tu aymeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton ame, de toute ta
pensée, de toutes tes forces, de tout ton esprit et de tout ce que tu es, c'est à dire de tout ton pouvoir.
Puis en son Sacrement il semble qu'il ne sera jamais assez content d'inviter les hommes à le
recevoir, car il inculque d'une façon admirable le bien qu'il a preparé pour ceux qui s'en
approcheront dignement. Je suis, dit-il591, le pain qui est descendu du Ciel; quiconque me mange
ne mourra point eternellement; Qui voudra boire mon sang et manger ma chair il aura la vie
eternelle; Je suis le pain de vie; et tant d'autres paroles. J'ay desiré, dit-il592, d'un grand desir de
faire cette Pasque avec vous. Puis, parlant de sa mort593: Nul n'ayme d'un plus grand amour que
celuy qui met son ame pour son ami, c'est à sçavoir qui donne sa propre vie. Et en cent et cent
autres façons il nous exprima l'ardeur de son amour durant tout le cours de sa vie, et principalement
en sa Mort et Passion.
Ne vous semble-t-il pas, mes cheres ames, que nous ayons une tres grande obligation à
contreschanger autant que nous le pouvons cet amour sacré et incomparable duquel nous avons
esté et sommes aymés de Nostre Seigneur? C'est sans doute que nous le devons; au moins [198]
devons-nous avoir affection de le faire. Aymer Dieu de tout nostre cœur, qu'est-ce sinon l'aymer
de tout nostre amour, mais d'un amour ardent; et pour cela il ne faut pas aymer beaucoup d'autres
choses, au moins d'une affection particuliere. L'aymer de toute nostre ame, c'est occuper toute
nostre ame en l'exercice de son amour. L'aymer de tout nostre esprit, c'est l'aymer d'un amour pur
et simple. L'aymer de toute nostre pensée, c'est penser en luy le plus souvent que nous pouvons.
L'aymer de toutes nos forces, c'est l'aymer d'un amour ferme, constant et genereux, qui ne se laisse
jamais abattre, ains est tousjours perseverant. L'aymer de tout ce que nous sommes, c'est luy
abandonner tout nostre estre pour demeurer totalement sousmis à l'obeissance de son amour.
Mais vous seriez bien ayses de sçavoir comment vous pourrez connoistre si vous aymez
Dieu ainsy que nous venons de dire. Je vay vous en donner des marques infaillibles. La premiere,
si vous vous plaisez fort en sa presence, car vous sçavez que l'amour recherche tous-jours la
presence de celuy qu'il ayme. L'amour, comme dit le grand Apostre de la France594, tend à l'union;
si que l'amour unit d'une union presque inseparable les cœurs de ceux qui s'ayment, quand l'amour
est pur, car autrement nous n'en voulons pas parler. L'amour est un lien et un lien de perfection595,
c'est à dire qui ne se peut desfaire. Si vous aymez bien Dieu vous aurez un grand soin de rechercher
sa presence à fin de vous unir tousjours plus avec sa divine Bonté, non point pour la consolation
qu'il y a de jouir de cette presence, ains simplement pour satisfaire à son amour qui le desire ainsy;
vous rechercherez le Dieu de toutes consolations596 et non pas les consolations de Dieu. Les amans
cherchent tousjours de parler secrettement, bien que ce qu'ils ont à dire ne soyent pas des secrets
ou choses qui meritent d'estre tenues pour tels. De mesme en est-il en cet amour sacré597: la fidelle
amante s'essaye par tous les moyens possibles de rencontrer par tout son cher Bien-Aymé tout
seul, pour luy lancer dans le cœur quelques traits [199] de sa passion amoureuse et luy rendre
quelque petit tesmoignage de son amour, quand ce ne seroit que de luy pouvoir dire: Vous estes
tout mien, et moy je suis toute vostre598.
591 Joan., VI, 50, 51, 52, 55, 58.
592 Lucae, XXII, 15.
593 Joan., XV, 13.
594 S. Dionys. Areopag., De Div. Nom., c. IV, §§ XV, XVI.
595 Coloss., III, 14.
596 II Cor., I, 3.
597 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. VI, c. 1.
598 Cant., II, 16, VI, 2.
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Une autre marque pour connoistre si vous aymez bien Dieu, est si vous n'aymez pas
beaucoup d'autres choses avec luy, ainsy que j'ay dit (mais cela s'entend d'un amour fort et
puissant); car vous sçavez que quand on ayme beaucoup de choses ensemble, c'est les aymer d'un
amour moins fort et moins parfait. Nostre capacité d'aymer est petite tandis que nous sommes en
cette vallée de miseres, et partant nous ne devons pas laisser dissiper nostre amour, ains le tenir
ramassé tant qu'il nous sera possible pour l'employer à aymer un sujet tant aymable comme est
celuy dont nous parlons. Il faut voirement aymer quelque chose avec Dieu, mais d'un amour qui
n'aille point de pair, ains soit tousjours prest à estre rejetté entant que sa divine Majesté le desirera.
La troisiesme et la principale marque que je vous donne pour connoistre si vous aymez
bien Dieu est que vous aymerez aussi bien le prochain; car nul ne peut dire en verité qu'il ayme
Dieu s'il hait le prochain, ainsy que l'asseure le grand Apostre saint Jean599. Mais comme aymerez
vous le prochain, de quel amour? Oh! de quel? de l'amour dont Dieu mesme nous ayme, car il faut
aller puiser cet amour dans le sein du Pere eternel, à fin qu'il soit tel qu'il doit estre. Mais encor,
quel pensez vous qu'il soit? C'est un amour ferme, constant, invariable, qui, ne s'attachant point
aux niaiseries, ni aux qualités ou conditions des personnes, n'est pas sujet au changement ni aux
aversions comme celuy que nous nous portons les uns les autres, qui pour l'ordinaire se dissipe et
s'alangourit sur une mine froide ou qui n'est pas si correspondante à nostre humeur comme nous
desirerions. Nostre Seigneur nous ayme sans discontinuation (je ne parle pas de ceux qui sont en
estat de peché mortel, car le lieu où je suis ne le requiert pas); il nous supporte en nos defauts et
en nos imperfections, sans neanmoins les aymer ni les favoriser: il faut donques que nous en [200]
fassions de mesme à l'endroit de nos freres, ne nous lassant jamais de les supporter600, prenant bien
garde toutefois de ne favoriser ni aymer leurs imperfections, ains d'en rechercher l'extermination
tant qu'il nous sera possible, ainsy que fait la divine Bonté. Mais Dieu nous ayme pour le Ciel,
partant il ayme plus l'ame que le corps; de mesme devons-nous faire nous autres. Aymer le
prochain pour le Ciel c'est luy procurer des graces et des benedictions par le moyen de nos prieres,
voire encores l'encourageant à l'exercice des vrayes vertus, tant par paroles que par exemples.
Ainsy faisant, nous nous resjouirons davantage des dons que Dieu fera à leurs ames, de sa grace,
des vertus et benedictions celestes, que non pas des honneurs, richesses et biens caducs et
perissables qui leur pourroyent arriver. [201]
599 I Ep., IV, 20.
600 Coloss., III, 13.
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XXIII. Sermon pour une Vêture
9 octobre 1618601
(INÉDIT)
Pensant à ce que je devois prendre pour la ceremonie que nous allons celebrer, qui est de
recevoir nostre Sœur la Pretendante au Noviciat, j'ay trouvé que ces paroles des Epistres de saint
Paul, escrivant aux Ephesiens et Colossiens, viennent fort à mon propos: Soyez renouvellés en
justice et verité; despouillez-vous du viel homme pour vous revestir du nouveau en Nostre Seigneur
Jesus Christ602. Il dit: Despouillez-vous des habitudes du monde et des affections d'iceluy. C'est le
souhait que l'Eglise fait aux benedictions, en mettant le voile aux vierges, comme nous vous dirons
tantost en vous le donnant, ma tres chere fille: «Le Seigneur vous veuille despouiller du viel homme
pour vous revestir du nouveau603.» Et cecy est comme un avant propos de ce que je veux traitter.
Plusieurs entrent en Religion par divers motifs. Les uns par desespoir, ne sçachant plus que
faire au monde; le monde ne voulant plus d'eux, ils s'en viennent en [202] Religion. Oh leur
intention n'est pas bonne604. Les autres s'y viennent mettre de peur de l'enfer, craignant de se nerdre
s'ils demeurent au monde parmi les continuelles occasions de pecher et tant de malheurs et miseres
qui y regnent. Les autres viennent pour avoir le Paradis, parce qu'ils sçavent qu'on l'acquiert plus
facilement en Religion où, sequestrés des fatras de ce siecle et vivant en l'observance, ils pourront
plus facilement arriver au Ciel. Il y en a d'autres qui s'y enferment pour estre tousjours en repos
avec Nostre Seigneur par le moyen de l'oraison, et y jouir des douceurs qu'il donne à ceux qui le
servent; car, qui ne desireroit ces douceurs?
Toutes ces pretentions sont fort imparfaites et ne sont point dressées selon l'intention pour
laquelle Nostre Seigneur a institué les Religions, qui est «pour s'unir plus parfaittement à Dieu» et
estre crucifié avec Jesus Christ au «mont de Calvaire605,» pour vivre avec luy au Ciel606, et se
despouiller du viel homme pour se revestir du nouveau. Ceux qui viennent pour d'autres intentions
que celle cy se trompent grandement. Il n'y faut point venir pour avoir du bon temps, d'autant qu'il
se faut mortifier en tout ce à quoy la nature pouvoit prendre du playsir au monde, renoncer à sa
propre volonté pour suivre en tout celle des autres, renoncer à son propre jugement, surmonter ses
inclinations, ses passions, pour se sousmettre parfaittement aux Superieurs, en somme se
despouiller du viel homme, de nous mesme, de nostre chair, de nos habitudes que nous avons tant
suivies au monde.
Les mauvaises habitudes nous sont demeurées apres le peché de nos premiers parens Adam
et Eve, qui perdirent la grace originelle par la desobeissance. Mais despuis elles se sont mesme
enviellies, car l'on voit maintenant beaucoup plus de vanité qu'autrefois, plus d'avarice, plus de
convoitise des playsirs mondains, plus d'ambition pour les honneurs et grandeurs607. Je me
souviens qu'au temps où j'estois jeune garçon, l'on ne voyoit point tant de pompe, les enfans
alloyent vestus plus simplement; mais à cette heure il faut tant despendre [203] de choses pour la
vanité que rien plus; les dames de Paris sont tousjours à songer à inventer de nouvelles vanités
pour despendre le bien de leurs maris. Ainsy on vit au monde selon le viel homme. Qu'est-ce que
601 Bien que ce sermon ne fasse allusion à aucune fête, ce qui ne permet pas d'en préciser la date d'une manière absolue,
diverses circonstances se réunissent en faveur de celle que nous lui attribuons. Il s'adresse à une seule prétendante qui
est de «bonne mayson;» et la manière dont il est parlé des «habitudes tant suivies au monde» donne à penser que cette
prétendante est déjà d'un certain âge: or, la Sœur Marie-Aimée de Sacconnex qui appartenait à l'une des plus anciennes
familles de Savoie, était âgée de trente-six ans quand elle reçut le voile des mains de saint François de Sales le 9
octobre 1618. (Voir l'Année Sainte, tome VII, p. 572.)
602 Ephes., IV, 22-24; Coloss., III, 9, 10; Rom., XIII, 14.
603 Coutumier et Directoire four les Religieuses de la Visit., art. IV.
604 Cf. les Entretiens XVII, XX.
605 Constit. XXXIII, XLIV.
606 Rom., VI, 8; II Tim., II, 11, 12.
607 Cf. I Joan., II, 16.
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vivre selon le viel homme? C'est vivre comme les mondains: ils convoitent perpetuellement les
richesses pour en avoir tousjours davantage, ils n'en sont jamais assouvis; ils pourchassent les
grandeurs à fin d'estre estimés par dessus tous; ils suivent leur playsir brutal, sensuel et infame,
sans s'arrester; veulent estre maistres d'un chacun et ne recevoir la correction de personne; ayment
leur propre chair et leurs commodités en tout. Voyla le viel homme que saint Paul dit qu'il faut
crucifier, pour vivre selon le nouveau en justice et verité.
Le viel homme c'est nostre premier pere Adam et nostre premiere mere Eve. Nous avons
receu d'eux le peché et toutes les passions que nous avons: la colere, la convoitise qui nous fait
desirer des biens, des honneurs; l'amour à la propre estime, la tendreté sur soy rnesme qui fait que
l'on ayme tant la liberté et que l'on n'ayme pas la sujetion. Or, il faut mortifier tout cela pour venir
en Religion, et prendre des habitudes toutes contraires au monde pour vivre selon le nouvel homme.
On ayme sa liberté, et icy il se faut assujettir aux Regles, à l'obeissance et aux commandemens des
Superieurs. Au monde l'on ayme et cherit fort la propre estime, et en Religion il faut prattiquer
l'humilité par dessus tout, car qui s'exerce bien en cette vertu il a bien tost toutes les autres. Nostre
Seigneur l'a prattiquée souverainement et au supreme degré, car il n'y a creature au monde, non
pas mesme tous les Saints ni tous les Anges ensemble, qui puisse atteindre à l'humilité de nostre
Sauveur et Maistre. En Religion on doit vivre en une parfaitte chasteté, contraire à la liberté de la
chair et du sang; en une parfaitte pauvreté, contraire aux richesses et commodités dont le monde
fait tant de cas; mortifier son jugement, qui est une chose bien difficile, l'affection que l'on a pour
son propre repos, l'ayse que l'on prend à l'oraison avec Dieu pour jouir de ses suavités. [204]
Encores que cette derniere pretention paroisse bonne, ce n'est pourtant pas l'intention pour
laquelle les Religions sont instituées: c'est à fin de servir plus parfaittement à Dieu et se despouiller
du viel homme pour se revestir du nouveau, car entrant en Religion il n'y faut point apporter les
coustumes du monde. Saint Basile escrivant à Syncleticus608, qui de senateur s'estoit fait Religieux,
il luy mandoit: O mon frere, qu'as-tu fait? «Tu as desfait un senateur et tu n'as pas fait un
Religieux.» Tu n'es plus senateur, car tu as quitté cette charge; tu n'es pas bon Religieux, d'autant
que tu vis avec les coustumes que tu as portées du monde. O ma chere fille, si vous voulez
demeurer en Religion il n'y faut point apporter les moeurs du monde, mais vous despouiller du viel
homme: de ces petites esmotions de colere que l'on ressent quand on nous reprend, car personne
n'ayme la correction; de ces tendretés sur nous mesme quand on nous contrarie, de ces larmes de
compassion et ces petits ressentimens d'impatience aux contradictions qu'on nous fait sur nos
humeurs et inclinations, de la propre estime de nous mesme, du desir d'estre estimé de bonne
mayson et quelque chose de plus que les autres. Oh nous sommes tous esgaux, car nous sommes
tous enfans de mesme pere et de mesme mere, d'Adam et d'Eve; c'est donc une grande folie de se
glorifier de sa race.
Il se faut despouiller de tout cela. Ce n'est rien de quitter ces habits exterieurs que nous
voyons pour prendre ceux de la Religion, si nous ne prenons les habitudes et les mœurs d'icelle.
Combien a-t-on veu de personnes devenir saintes sous des habits de soye, de satin, de velours, de
drap d'or? tesmoin sainte Radegonde reyne de France, sainte Elizabeth reyne d'Hongrie, sainte
Elizabeth reyne de Portugal, et tant d'autres; de maniere que ce n'est rien de quitter ses habits
exterieurs si on ne se revest des nouveaux en justice et verité. L'Eglise fait encores cette priere609:
Dieu «vous veuille despouiller du viel homme et vous reveste du nouveau,» pour nous monstrer
que toute nostre force vient de [205] Dieu. Aussi lors que saint Paul pria Nostre Seigneur de le
delivrer de ses infirmités, il luy respondit: Paul, ma grace te suffit, car ma vertu se perfectionne en
ton infirmité610. Qu'est ce à dire cela: ma vertu se perfectionne en ton infirmité? C'est à dire en
nostre foiblesse, lors que nous croyans plus infirmes pour entreprendre le bien, nous nous
appuyons totalement en Dieu, reconnoissans nostre petitesse et que nous ne pouvons rien de nous
mesmes sans la grace divine. Oh! il nous faut bien humilier, car par cette vertu nous nous rendrons
aggreables à la divine Majesté et nous transformerons en Nostre Seigneur.
608 Vide supra, p. 136.
609 Vide supra, p. 202.
610 II Cor., XII, 8-10.
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Saint Augustin avoit esté grandement bien nourri, et avoit vescu longuement emmi les
habitudes du monde. Un jour estant en un jardin sous un figuier, il entendit comme des voix de
petits enfans, qui chantoyent si melodieusement que jamais il n'en avoit ouy de pareilles. Sans
doute c'estoyent les Anges qui chantoyent en musique et disoyent: «Prens et lis, prens et lis.» Ils
vouloyent qu'Augustin leust les Epistres de saint Paul qu'il avoit aupres de soy. Il prend le livre, et
l'ouvrant il trouve l'Epistre que l'Apostre escrivoit aux Romains611: Ne soyez ivrognes, ne soyez
faiseurs de banquets, fuyez la conversation des femmes, et ce qui s'ensuit612. Or, Nostre Seigneur
disoit au cœur de saint Augustin: Changez-vous des vielles habitudes, n'aymez point tant les
festins, les playsirs, les vaines conversations, despouillez-vous du viel homme et vous revestez du
nouveau.
Pour paroistre devant le Pere eternel il se faut revestir des livrées de son Fils et mespriser
tout ce dont le monde fait tant d'estat. Isaac estant malade et devenu viel, eut envie de manger de
la venaison; il dit à Esau: Mon fils, si tu m'apportes de la venaison je te donneray ma benediction
sacerdotale. Je ne raconteray pas toute l'histoire613, car il n'est pas necessaire. Rebecca ayant ouy
ce qu'Isaac avoit dit à Esau, print un chevreau qu'elle accommoda en guise de venaison, puis le fit
porter par Jacob à son pere à fin qu'il eust sa benediction (Dieu ne permit pas qu'elle vinst à Esau).
Mais pour mieux tromper Isaac, [206] elle fit mettre à Jacob les habits de son frere qui estoyent
tout parfumés. Isaac embrassant son fils, qu'il croyoit estre Esaü, et sentant l'odeur de ses
vestemens comme un champ fleuri, il luy print les mains et luy donna sa benediction de l'heritage
celeste. Revestez-vous donc aussi, ma chere fille, des habits et habitudes de ce sacré Fils du Pere
eternel, à fin que vous puissiez meriter la grace de recevoir sa benediction614.
O que bienheureuses sont les ames qui entrent en Religion à cette supreme fin, pour cueillir
les fleurs des graces de Dieu et jouir apres de leurs fruits au Ciel! Mais ceux qui sont venus pour
d'autres motifs il ne faut pas qu'ils perdent courage, car on peut tousjours redresser son intention,
la bonifier et la rendre meilleure, pourveu qu'on se despouille bien du viel homme, comme nous
avons dit, et qu'on prenne les habitudes de la Religion.
Or sus, ma tres chere fille, demeurez en paix, et vous revestez de l'homme nouveau, ainsy
que nous vous dirons en vous mettant le voile, et vous recevrez la benediction que l'Eglise donne
à cette intention. Amen. [207]
611 Cap. XIII, 13, 14.
612 Confess., 1. VIII, c. XII.
613 Gen., XXVII, 1-29.
614 Cf. supra, p. 56.
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13.2 Page 122

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XXIV. Sermon de Vêture pour le lundi de la dix-neuvième
semaine après la Pentecôte
15 octobre 1618615
(INÉDIT)
L'histoire que la sainte Eglise nous presente pour nous servir de consideration le long de
cette semaine est une parabole que Nostre Seigneur proposa aux Juifs pour leur faire reproche de
leur infidelité et de leur malice. Je diray courtement et en passant ce que contient l'Evangile616. Le
Sauveur preschant dit que le Royaume des cieux estoit semblable à un roy qui, voulant faire les
noces de son fils, fit preparer un grand festin, lequel estant dressé, il envoya ses serviteurs aux
invités pour leur dire qu'ils vinssent, d'autant que le banquet estoit prest; et ils s'excuserent. Le roy
n'estant pas content de cela leur en manda d'autres, lesquels ne furent pas seulement rejettés et
mesprisés par les conviés, mais ils furent esgorgés et mis à mort. Ce que sçachant, le roy fut fort
fasché, et appellant à soy de ses gentilshommes il leur commanda de s'en aller par la ville et par
toutes les avenues des chemins pour inviter [208] tous les pauvres, tant malades que sourdsmuets,
boiteux, aveugles, bossus et contrefaits, sans en laisser un seul auquel ils ne dissent: Le roy vous
prie de venir en son festin.
Cela fait, les tables estans dressées dans une grande salle, et toutes ces pauvres gens estans
assis, le roy vint pour voir l'ordre de son festin; et ayant bien regardé les invités, il arresta sa veue
sur un pauvre miserable qui y estoit venu sans la robe nuptiale, n'ayant point changé son habit de
tous les jours. Le roy luy parla en ces termes: Ami, comment as-tu esté si impudent et inconsideré
que d'entrer en une compagnie si honnorable sans ta robe nuptiale? Et le pauvre homme ne
repliqua rien; il demeura muet, car il n'eut point d'excuse. Ce que voyant, le roy ordonna qu'il fust
pris et lié pieds et mains et jetté aux tenebres exterieures. Puis la conclusion de cet Evangile est
que Nostre Seigneur adjousta: Beaucoup sont appelles, mais peu sont choisis.
Voyla le contenu de la parabole, laquelle je ne m'amuseray pas à expliquer selon le sens
litteral, parce qu'il regarde la prediction que nostre divin Sauveur faisoit de la reprobation des Juifs
et de l'election des Gentils, qui, comme borgnes, boiteux, bossus et impotens, furent amenés au
festin des noces du Fils du Roy par la predication du saint Evangile qui leur fut faitte tant par les
Apostres que par Nostre Seigneur mesme617. Je ne m'arresteray pas non plus au deuxiesme sens de
cette parabole, qui regarde l'appel general fait à tous les hommes pour les inviter à parvenir au
festin royal de l'eternité, à la semonce duquel neanmoins plusieurs ne se veulent pas rendre. Les
uns, comme les plus malheureux, ne refusent pas seulement d'y venir, s'excusans sur leurs affaires,
mais ils mesprisent, rejettent et maltraittent les inspirations que le Seigneur leur envoye comme
des messagers celestes. Les autres, ne refusans pas du tout de venir aux noces, dilayent neanmoins
et disent que ce sera tantost; et ces sortes de gens courent la mesme fortune que les premiers,
d'autant qu'ils ne [209] peuvent pas s'asseurer d'avoir le temps auquel ils se promettent d'aller à ce
divin banquet. Le jour de demain est incertain618 pour plusieurs qui l'ont choisi pour se convertir.
Il seroit hors de propos de m'arrester sur ce sujet, et partant je passe au troisiesme sens de
la parabole que je declareray un peu au long; puis j'adjousteray quatre mots sur la robe nuptiale
qu'il faut avoir pour aller au festin des noces de Nostre Seigneur. Et premierement, je considere
que ce festin auquel nous sommes invités par le souverain Roy de gloire, c'est le festin de la Croix,
615 Le Manuscrit commet une erreur en donnant ce sermon de Vêture comme ayant été prononcé le Dimanche dans
l'octave de la fête du Saint-Sacrement. Deux raisons se réunissent pour contredire cette assertion: d'abord les allusions
faites à l'Evangile ont trait à celui du XIXe Dimanche après la Pentecôte; ensuite la prise d'habit de Sœur Jeanne-
Marie de Fontany eut lieu, en 1618, le lundi qui suit ce Dimanche, tandis qu'aucune cérémonie semblable ne se fit à
Annecy pendant l'octave du Saint-Sacrement, durant la vie de saint François de Sales.
616 Matt., XXII, 1-14.
617 Cf. tom. praeced., huj. Edit., Serm. XC.
618 Cf. Prov., XXVII, 1; Jacobi, IV, 14.
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qui est dressé sur la montagne de Calvaire où se celebre la solemnité des fiançailles de Jesus Christ
avec nos ames. Je dis des fiançailles, parce que la consommation de nostre mariage eternel ne se
fera qu'en l'eternité et en la possession de la beatitude, où nous serons tellement unis avec la divine
Bonté que jamais nous n'en pourrons estre separés. Mais tandis que nous demeurons en cette vie
miserable, nous ne sommes que fiancés, et pouvons tousjours estre rejettés si nous manquons de
fidelité à nostre Espoux, ce que nous faisons toutes fois et quantes que nous venons à pecher
mortellement. Neanmoins, rien n'est si capable de nous rendre dignes de rejet que les defauts qui
se commettent contre la charité.
Mais, me demanderez-vous, comme osez-vous appeller le jour de la Passion jour des noces
de Nostre Seigneur, puisque le jour où on celebre des noces est ordinairement un jour de
consolation, de playsir et de joye? Il est vray; mais ne pensez pas que ce soit moy seul qui dise
cecy, ni de moy mesme, car sa divine Espouse le dit elle mesme au Cantique des Cantiques619. Elle
avoit quantité de filles, cette sainte amante, qui consideroyent soigneusement tous les traits de
passion amoureuse que son divin Amant et elle s'entrecommuniquoyent, et partant elle s'escrie en
cette sorte: O filles de Hierusalem, hé de grace, je vous supplie de mettre toutes la teste aux
fenestres pour considerer mon Bien-Aymé au jour de sa joye, et voir la couronne dont sa mere l'a
couronné au jour de ses fiançailles. [210]
Ces parolles de l'Espouse sont entendues diversement par les Peres, car une partie d'iceux620
disent que cette couronne estoit la sacrée humanité de Nostre Seigneur, et que sa tres sainte Mere
la luy avoit donnée pour en orner le chef de sa divinité. En quoy certes ils ont tres grande rayson,
car chacun sçait que la couronne est un ornement de teste et un ornement royal, mais pourtant
beaucoup moindre en valeur que la teste qui la porte et qui en est parée. De mesme, la tres sainte
humanité estoit beaucoup moindre que la divinité du Sauveur, mais neanmoins sa divine Majesté
s'est voulu servir de cette humanité sacrée pour nous faire connoistre la grandeur de sa sagesse,
bonté et misericorde621; et par ainsy elle a esté comme une couronne royale qui nous a fait
comprendre en quelque façon, selon nostre capacité, la dignité du chef qu'elle a environné et orné.
Le reste des Peres622 qui ont consideré les parolles de l'Espouse tiennent que lors qu'elle
invitoit ces filles de Sion à regarder la couronne de son Bien-Aymé, de laquelle sa mere [la
Synagogue] l'avoit couronné au jour de sa joye et de son allegresse, elle entendoit parler de la
couronne d'espines qu'il portoit au jour de sa Passion. Mais si cela est, pourquoy dit-elle au jour
de sa joye, puisque c'est au jour de sa douleur et de sa mort, ainsy que luy mesme le declare: Mon
ame est triste jusques à la mort623? Mon Dieu, qu'est-ce que cecy, qu'emmi une si grande allegresse
il se trouvast une si grande tristesse! O certes, la tristesse et la joye ne sont pas incompatibles
ensemble, de sorte qu'elles se pouvoyent facilement rencontrer toutes deux en l'ame de Nostre
Seigneur le jour de sa Passion. Nul ne doit douter qu'il n'y eust en son ame deux portions: l'une
superieure, qui embrassoit volontairement la mort pour satisfaire à la volonté divine à laquelle elle
estoit parfaittement unie; l'autre inferieure, qui craignoit la mort et les ignominies de la croix: si
que l'allegresse et la tristesse avoyent toutes deux trouvé place en cette ame tres sainte.
L'Espouse parle du jour de la joye de son Bien-Aymé. [211] Vous sçavez que chaque chose
se resjouit lors qu'elle produit son fruit; si que l'on dit qu'au printemps la terre semble se resjouir,
les arbres commençans à produire des fleurs qui sont des presages de la production des fruits. La
femme aussi se resjouit en la production de ses enfans624. Si cela est, qui peut douter que le jour
de la Passion du Sauveur ne fust le jour de sa joye et de son allegresse? car ne voyez-vous pas les
fleurs qui sortent et commencent à bourgeonner autour de la Croix, presage certain des fruits que
devoit rendre cet arbre de vie? je veux dire les merites de cette mort, produisans les doux fruits de
la salvation des hommes qui espereroyent en ces merites? Que si la joye de la femme est de
619 Cap. III, ult.
620 S. Gregor. Mag., Ven. Beda (Expos, in Cant.,ad locum); alii.
621 Cf. Ps. CII, 4.
622 Theodoret., Interpret. in Cant., ad locum; S. Bern., serm, II in Epiph.
623 Matt., XXVI, 38.
624 Ps. CXII, 9; Joan., XVI, 31.
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produire beaucoup d'enfans, combien de sujets de resjouissanee Nostre Seigneur et Maistre eut-il
au jour de sa Mort et Passion, puisque ce fut en iceluy qu'il fut fait Pere de tous les enfans des
hommes, et leur acquit la grace pour cette vie passagere et la gloire pour la vie eternelle.
Ce ne fut pas seulement le jour de la joye de nostre cher Sauveur, mais encores celuy de la
joye du Pere eternel, des Anges et de toutes les ames des Bienheureux. Et comment celuy du Pere
eternel, puisqu'il voyoit mourir son Fils de la mort naturelle? Ne vous semble-t-il pas que ce fut
plustost le jour de sa douleur que non pas celuy de son allegresse? Hé, non certes, mes cheres
ames, il ne nous doit pas sembler ainsy. La rayson nous le monstre, puisque ce fut alors que Dieu
rendit le fruit de sa justice, de sa charité et de sa misericorde envers les hommes. Outre cela, quel
playsir pensez-vous qu'il eut de voir son Fils attaché sur la croix pour obeir à sa divine Majesté?
Chacun sçait le contentement que les peres reçoivent en l'obeissance que leurs enfans leur rendent;
et plus ceux cy se monstrent sujets et obeissans à leurs volontés plus aussi ils reçoivent de
complaisance à les aymer. O Dieu, quel acte d'obeissance est celuy cy! Quel exces de complaisance
pour le Pere eternel, lequel avoit desja dit au baptesme de Nostre Seigneur qu'il estoit son Fils bien
aymé625! Combien pensez-vous qu'il receut de contentement voyant qu'il luy rendoit le dernier et
le plus [212] excellent tesmoignage626 de sa souveraine dilection et sousmission?
Quant aux hommes et aux Anges, nul ne peut douter que ce ne fust le jour de leur joye par
excellence au dessus de tous les autres. L'amour que Dieu porte aux Bienheureux en Paradis et que
ces ames bienheureuses portent à la divine Majesté est ce qui fait leur felicité. Je sçay bien que
quelques docteurs tiennent que c'est la veue de la Divinité qui fera cette felicite627; mais pourtant
l'un ne contrarie pas beaucoup à l'autre, d'autant que cette veue sacrée est ce qui nous excitera à
des ardeurs incomparables pour l'aymer. Partant, et la connoissance que nous aurons des grandeurs
de Dieu, et l'amour que nous luy porterons et qu'il nous portera seront le sujet de nostre bonheur
eternel. Cela estant ainsy, qui peut douter que le jour de la Passion de Nostre Seigneur et Maistre
ne soit un jour de joye et de delices pour les Anges et pour les hommes, puisque c'est en iceluy
qu'il a fait paroistre le grand amour qu'il nous portait, comme il l'asseure luy mesme: Nul n'a plus
grand amour que celuy qui met son ame, c'est à dire sa vie, pour celuy qu'il ayme628.
Mais, me demanderez vous, pourquoy dites vous que la Croix est un festin auquel nous
sommes tous invités, sans en excepter pas un? Hé, ne voyez-vous pas les mets delicieux qui nous
y sont preparés? Voyez et considerez de grace la souveraine misericorde que Dieu y presente aux
hommes; remarquez, je vous supplie, que c'est là où nous sont preparés et offerts tous les secours
necessaires pour parvenir à la gloire.
C'est assez pour ce point; disons un mot de la robe nuptiale qu'il faut avoir pour venir
dignement en ce banquet royal. Chose estrange! la table du roy estoit toute pleine, et cependant il
n'arresta sa veüe que sur un seul, qui avoit esté si impudent que d'y venir avec ses habits de tous
les jours; il s'irrita contre cet homme et le fit jetter pieds et mains liés aux tenebres exterieures.
Nous venons tous au festin de la Croix, car par la grace de Dieu nous esperons d'estre sauvés par
[213] les merites de Nostre Seigneur crucifié; mais le malheur est que nous n'y venons pas tous
avec la robe nuptiale, de sorte que plusieurs en sont bannis et jettés dans les flammes eternelles.
Mais qu'est-ce que cette robe nuptiale? C'est la tres sainte charité, car ainsy les Peres l'ont
determiné; c'est la charité, mais une charité ample, large et d'une grande estendue. Les robes de
noces que l'on faisoit du temps de nos peres estoyent extremement amples. Lors qu'il fut question
de conduire la belle et chaste Esther en la presence du roy Assuerus629, elle fut revestue à la royale:
on luy mit une robe si pesante qu'elle ne la pouvoit presque porter, si qu'il failloit qu'elle s'appuyast
sur l'espaule d'une damoyselle qui marchoit devant elle, et apres il y en avoit une autre chargée de
porter la grande queue traisnante de la robe, laquelle estoit fort ample et toute diaprée de pierreries
qui en augmentoyent le poids.
625 Matt., III, ult.
626 Joan., ubi infra.
627 Cf. S.Thom., Ia IIae, qu. IV, art. 11.
628 Joan., XV, 13.
629 Esther, XV, 4-7.
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Me voyci maintenant à ce que je voulois dire, et pour ne laisser plus vos attentions en
suspens, je vous declareray que cette robe d'Esther represente fort bien la robe nuptiale de laquelle
il faut que les ames soyent revestues pour estre trouvées aggreables par le grand Assuerus, par
nostre divin Sauveur630; mais principalement les Religieux et Religieuses qui luy sont presentées
pour estre ses espouses et qui pretendent de parvenir à son lit nuptial.
Je remarque premierement qu'il faut que cette robe, c'est à dire la charité dont elles doivent
estre revestues, soit une charité large et clans laquelle elles se puissent tourner à l'ayse. La charité
des personnes du monde est si estroitte que rien n'y sçauroit entrer que la simple observance des
commandemens de Dieu; car quant aux conseils ils ne peuvent entrer en cette robe. Au contraire,
celle des ames religieuses est large, tout y entre; je veux dire tout ce qu'elles peuvent sçavoir qui
est aggreable à leur Espoux.
Voyez, je vous prie, comme la difference des habits des filles du monde d'avec ceux des
Religieuses monstre bien cecy. Premierement les filles du monde portent des [214] robes qui les
serrent et les gesnent extremement, et cela pour faire voir qu'elles ont la taille belle; folie qui les
rend pour l'ordinaire incapables de rien faire, parce qu'elles en deviennent malades ou
languissantes. Les Religieuses au contraire sont vestues d'une robe large, qui puisse «faire des plis
estant ceinte631.» Les robes de ces filles du monde ont les manches larges et grosses du costé des
espaules, mais au bout, devant elles, elles sont fort estroittes. Que represente cela, je vous prie,
sinon qu'elles sont abondantes en parolles et ont fort peu d'œuvres? Oh, moy je suis une fille de
bien et d'honneur; mais de bonnes actions qui soyent conformes à ces parolles, point, ou du moins
peu. Quantité de bonnes affections de vivre devotement; mais d'effects, ils sont rares. Les manches
des robes des Religieuses sont larges du costé des mains pour monstrer que les parolles ne suffisent
pas, ains qu'il faut des œuvres; elles sont larges en sorte qu'elles puissent tenir les bras croisés
dedans632, pour monstrer que dès qu'elles ont fait quelques bonnes actions, quelques actes de vertu,
il faut remettre la main dans la manche, c'est à dire il faut cacher cette prattique de vertu pour en
eviter la louange, et ne vouloir qu'elle soit remarquée que de leur Espoux auquel seul elles desirent
de plaire.
Les filles du monde portent leurs cheveux esparpillés et poudrés, leur teste est ferrée
comme l'on ferre les pieds des chevaux, elles sont plus empanachées et bouquetées qu'il ne se peut
dire; bref, elles portent quantité d'affiquets. Au lieu de tout cela, on donne un voile aux Religieuses,
qui rejettent toutes ces vanités; et de mesme que leur divin Espoux est couronné d'une couronne
d'espines, comme estant le Roy des miserables, ainsy couvrent-elles leurs testes du voile
d'abjection et du mespris non seulement de toutes les vanités, mais aussi d'elles mesmes, pour estre
plus conformes à leur Bien-Aymé.
J'ay dit que la robe de la chaste Esther estoit longue et traisnante, de sorte qu'il failloit que
l'une de ses filles la portast apres elle. Que pensez-vous que je veuille [215] signifier par cela?
Puisque cette robe represente la robe nuptiale que nous devons apporter au banquet et festin de la
Croix, il faut que nostre charité soit longue et traisnante, qu'elle soit perseverante jusqu'à la fin de
nos jours. Les Religieux et Religieuses doivent avoir cette robe tres grande, ce qui represente le
bon exemple; et ne se faut pas contenter quelle aille jusqu'en terre et jusqu'à la fin de leur vie, mais
aussi qu'elle passe plus outre; que l'odeur de leur sainteté charge celles qui viennent apres elles,
qu'il y ait tousjours une bonne brassée de leurs bons exemples propre à estre portée, par imitation,
par tous ceux qui entendront parler d'elles.
La pauvre Esther estoit fort chargée, si qu'il estoit necessaire qu'elle s'appuyast sur une de
ses damoyselles. Aussi faut-il que les ames qui doivent estre presentées au Roy souverain par les
attraits et inspirations celestes soyent appuyées sur l'esperance de participer aux merites de la Mort
et Passion de Nostre Seigneur; car en s'appuyant sur leurs bonnes œuvres elles ne sçauroyent
marcher ni le faire seurement pour parvenir au festin nuptial de leur tres cher Espoux. Or cet
Espoux divin requiert de nous que nous connoissions et reconnoissions que tout ce que nous
630 Cf. Serm. jam indicatum, p. 209.
631 Constit. XVII.
632 Ibid.
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pourrions faire ou souffrir en cette vie mortelle ne sçauroit estre capable de nous meriter les delices
eternelles qu'il a preparées pour ceux qui l'ayment633, si ces mesmes œuvres ou souffrances ne
sont unies et conjointes avec les siennes634, lesquelles seules peuvent sanctifier les nostres et nous
obtenir la jouissance de sa divine presence, jouissance qui fera nostre felicité en la gloire de la
bienheureuse eternité. Dieu soit beni.
633 Is., LXIV, 4; I Cor., II, 9.
634 Joan., XV, 4, 5.
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XXV. Sermon pour la fête de saint Côme et de saint Damien
27 septembre 1619635
Mes tres cheres Sœurs, ayant un mot à vous dire de la part de Nostre Seigneur, je ne puis
vous entretenir plus utilement que de vous parler des medecins et des malades, puisqu'il est à mon
propos à cause de la feste que nous celebrons aujourd'huy de deux grans Martyrs et medecins tant
du corps que de l'esprit. Nous sommes tous malades; la sainte Eglise est un hospital dans lequel il
y a quantité de malades de diverses maladies, et le Sauveur est nostre souverain Medecin. Mais je
ne veux ni dois entreprendre ce discours sans avoir jetté le fondement de l'esperance que j'ay de
vous dire quelque chose qui vous soit utile et profitable en l'assistance du Saint Esprit, par
l'intercession de la Sainte Vierge, luy presentant le Salut angelique.
Ce grand Ouvrier duquel les ouvrages sont si parfaits, fit à la creation toutes choses si
excellentes et si belles636 qu'il n'y avoit aucune tache ni macule. Il crea les Anges en estat de justice
et de grace, quoy qu'ils en receurent chacun differemment, les uns plus, les autres moins selon leur
rang; neanmoins tous en furent parfaitement [217] doués autant qu'il estoit requis pour estre
aggreables à Dieu et posseder la felicité et beatitude eternelle. Les hommes furent creés en estat
d'innocence sans estre sujets à aucune infirmité et maladie. Mais dès lors qu'Eve fut seduite,
transgressant le commandement637 et mangeant du fruit defendu, et qu'elle en eut fait manger à
son mari, toute leur posterité a esté entachée du peché; car en fin nous avons tous esté piqués et
mordus du serpent. Certes, il le faut confesser, et nous reconnoistre pour infirmes et malades à fin
d'avoir recours aux medecins et aux remedes. C'est la verité que plus nous croirons et confesserons
que nous sommes infirmes, d'autant plus tost nous serons gueris et rendus sains. Comme au
contraire, si nous croyons que nous sommes sains, robustes et gaillars, c'est alors que nous sommes
plus mal et en plus grand danger638; car ceux qui sont malades et ne croyent pas l'estre, ne veulent
point suivre les ordonnances du medecin ni prendre aucun medicament, pensans qu'ils n'en ont pas
besoin, et partant ils ne guerissent point, ains viennent à mourir. Mais ceux qui croyent estre
malades se sousmettent volontiers aux commandemens du medecin et à prendre tous les remedes
qu'on juge leur estre propres pour les guerir, tellement qu'ils sont plus facilement remis en parfaite
santé.
Il y a deux sortes de malades: les uns sont malades à la mort, et les autres sont malades
d'une maladie langoureuse et traisnante; car on voit des personnes presque tousjours incommodées,
elles ont tousjours quelque fer qui loche, mais pourtant il n'y a rien à craindre qu'elles fassent
sonner les cloches. Ceux qui sont menacés d'apoplexie pensent estre pleins de santé, quoy qu'ils
ayent la mort à la gorge, de sorte qu'ils ne veulent point de medecin; neanmoins ils meurent
apoplectiques. Si vous entrez en un hospital vous y verrez quantité de malades de diverses
maladies; vous en verrez de si affreux et si extremement mal qu'ils sont fort proches de la mort,
quoy qu'ils en pensent estre bien esloignés. Il y a des ames grandement malades et si chargées de
pechés et d'imperfections qu'elles sont bien dignes de [218] compassion, d'autant qu'elles sont en
plus grand peril, parce qu'estans pleines de rancune, d'orgueil, presomption et de mille autres
defauts, elles s'estiment neanmoins bien parfaites et bien saines et ne reconnoissent pas leurs
maladies; partant elles ne recourent point au medecin, croyans n'en avoir aucune necessité, c'est
pourquoy elles viennent à mourir de la mort eternelle.
La sainte Eglise est une boutique d'apothicaire, toute pleine de medicamens pretieux et
salutaires, qui sont les saints Sacremens que nostre Sauveur et Maistre luy a laissés pour nous
guerir de nos infirmités. Par le Sacrement du Baptesme nous sommes lavés et nettoyés du peché
635 Ce sermon a été prêché à la Visitation de Bourges lors du séjour que saint François de Sales fit dans cette ville à
son retour de Paris, en septembre 1619. La date est précisée par l'Histoire inédite de la Fondation du Monastère.
636 Gen., I, ult.
637 I Tim., II, 14.
638 Cf. I Cor., X, 13.
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originel, nous rentrons en grace avec sa divine Majesté et sommes rendus ses enfans bien aymés.
Par le Sacrement de Penitence nous recevons l'absolution de tous nos pechés tant mortels que
veniels; car encor que la confession regarde seulement les pechés mortels, si est-ce que les veniels
sont suffisante matiere d'absolution, et il est tres bon de s'en confesser. Par le Sacrement de
l'Eucharistie nous sommes unis et conjoins à la divine Bonté et recevons la vraye vie de nos ames;
car ne sçavez-vous pas que le divin Sauveur a dit639: Celuy qui me mange vivra eternellement? En
fin il en est de mesme des autres Sacremens qui en une certaine façon nous lavent tous de nos
iniquités.
Ce cher Sauveur et Amant de nos ames voyant le danger où nous estions reduits à cause du
peché de nostre premier pere Adam, vint par son amour ineffable ça bas en terre pour s'unir à
nostre nature, et souffrir la mort à fin de nous donner la vie, nous laissant ses divins Sacremens
comme des medicamens efficaces et pleins d'energie pour nous guerir de toutes nos maladies et
souilleures, si nous nous en approchons avec l'humilité, la reverence et l'amour requis. Mais ceux
qui ne s'en approchent qu'une fois l'année, au temps de Pasque, par maniere d'acquit et pour eviter
le blasme, qu'ils ne pensent pas en rapporter aucun fruit.
Il y a aussi d'autres ames qui servent Dieu si langoureusement et negligemment que c'est
pitié; elles tombent [219] à tout propos en des imperfections et n'ont point de courage pour s'en
relever. Nous devrions avoir honte d'estre si lasches à ce qui est de nostre devoir. Si ces anciens
Peres, qui, à ce que rapporte Philon le Juif640, estoyent si fervens et zelés au service de leur Createur
et à travailler pour l'aggrandissement de sa gloire, s'ils venoyent maintenant parmi nous, ils
seroyent honteux de voir que nous appellans Chrestiens nous le sommes si peu. Que veut dire, je
vous prie, ce mot de Chrestien, sinon oint et embaumé, c'est à sçavoir que l'on se tient pour malade
et infirme? de sorte qu'il faut advouer que veritablement nous le sommes. Ne voyez-vous pas le
grand Apostre saint Paul, tout ravi qu'il avoit esté jusqu'au troisiesme Ciel, confesser qu'il est
infirme et malade de corps et d'esprit641? Oyez-le s'escrier: Qui me delivrera du corps de cette
mortalité642? Que veut-il signifier de grace, sinon: Qui me delivrera de mes maladies et infirmités?
Il y a deux sortes de maladies, celles du corps et celles de l'esprit. La maladie corporelle
arrive quelquefois lors qu'il y a quelque desordre en nous, que les humeurs s'espanchent par tout
le corps et que quelque humeur froide tombe sur le foie; cela donne des douleurs d'estomach. De
mesme, encores qu'il semble que ce soit marque de bonne santé d'avoir quantité de sang,
neanmoins s'il y en a trop grande abondance, cela nous pourrait causer quelque maladie. La
maladie de l'esprit est aussi causée par le desordre de nos passions interieures, lors qu'elles ne sont
pas bien rangées à leur devoir et sousmises à la rayson et à la volonté divine.
Quand je considere le bonheur de ces ames que Dieu a choisies de toute eternité pour les
mettre en la sainte Religion, à fin de «vaquer» plus soigneusement à la purgation de leurs maladies
et imperfections pour acquerir «la perfection du divin amour643,» j'ay de la jalousie pour elles,
d'autant qu'elles sont tres particulierement les espouses de l'Espoux celeste. Le grand saint Paul
escrivant aux Corinthiens644 leur dit: J'ay une sainte jalousie pour vos ames qui sont espouses de
Jesus [220] Christ; nuit et jour je suis consumé d'ardeur et de desir de vous rendre purs et nets,
sans aucune macule devant ses yeux645. Nous voyons par ces paroles que ce grand Saint appelle
toutes les ames des Chrestiens generalement, espouses de ce grand Dieu. Elles le sont, de vray;
mais il en est de Nostre Seigneur comme d'Assuerus qui avoit un grand nombre de damoyselles
en sa mayson, lesquelles estoyent toutes ses espouses; neanmoins il y en avoit une particulierement
destinée au lit royal, et quand il failloit qu'elle comparust devant le roy, on la lavoit, parfumoit et
ornoit d'habits fort pretieux, à fin qu'elle fust trouvée aggreable à ses yeux646. Certes, toutes les
639 Joan., VI, 52, 58, 59.
640 Apud Euseb., Hist., 1. II, c. XVII. Cf. supra, p. 50.
641 II Cor., XII, 2, 7-10.
642 Rom., VII, 24.
643 Préface des Constitutions.
644 II Ep., XI, 2.
645 Ephes., I, 4.
646 Esther, II.
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ames chrestiennes sont espouses de nostre Sauveur et Maistre et sont creées pour participer à sa
gloire; neanmoins les Religieuses sont particulierement destinées au lit nuptial de l'Espoux celeste,
car on ne sçauroit nier qu'elles ne soyent plus specialement ses espouses qu'aucune autre des
creatures. Elles sont en fin cette unique647; c'est pourquoy il faut qu'elles taschent de se laver,
nettoyer et purifier, voire des moindres defauts qui les peuvent rendre desaggreables à leur divin
Espoux à fin de paroistre devant luy toutes belles, toutes pures, candides et ornées des vertus qui
sont plus à son gré.
Les femmes du monde ayment voirement Dieu, mais leur amour est partagé, car elles
ayment leur mari, leurs enfans, leurs moyens; elles desirent d'en acquerir davantage, tellement que
leurs affections estans engagées en tant de choses, elles sont beaucoup diverties de la pureté de
l'amour divin et sacré. Mais les ames religieuses ont mille fois plus de facilité parce que leur amour
n'est point partagé; elles le logent tout en leur celeste Espoux, qui est l'unique objet de leurs
affections et pretentions, auquel elles se sont entierement dediées et consacrées pour estre siennes
à toute eternité, sans reserve ni exception; elles n'ont autre desir que de l'aymer et de luy plaire et
taschent d'aneantir leur amour propre pour faire vivre et regner l'amour de Dieu, car ces deux
amours ne peuvent compatir ensemble. L'amour propre [221] est si presomptueux qu'il veut regner;
l'amour divin si juste qu'il veut regner aussi, comme il est bien raysonnable. Vous sçavez que deux
roys ne peuvent subsister ensemble en un mesme royaume; de sorte que nous devons renoncer et
aneantir l'amour propre qui nous cause tant de mal, de troubles, d'inquietudes et chagrins, pour
laisser posseder nostre cœur au saint amour qui nous comblera de contentement, d'une paix et
tranquillité nompareille.
Regardons, je vous prie, nostre Sauveur en l'Evangile d'aujourd'huy648: il monte sur la
montagne avec une grande multitude de peuple qui le suivoit pour estre gueris de leurs maladies,
car il sortoit de luy comme une celeste liqueur qui guerissoit; tellement que les uns s'approchoyent
pour le voir, d'autres pour l'ouyr parler, d'autres pour toucher le bord de ses vestemens et d'autres
pour odorer cette divine odeur à fin d'estre gueris. Considerez comme ce cher Sauveur de nos
ames voyant ce peuple s'escrie: Venez à moy vous tous qui estes chargés de maladies et
d'infirmités, venez à moy, et je vous gueriray649. Voyons quelle methode il tient pour leur donner
la santé. Lors qu'ils furent arrivés au sommet de la montagne il commença à les instruire, nous
donnant à entendre qu'il faut que ceux qui veulent enseigner les autres montent premierement à la
montagne de la perfection à fin que leurs enseignemens ayent plus d'efficace. Il leur parle donques
ainsy, disant: Bienheureux sont les pauvres d'esprit, car le Royaume des cieux est à eux;
bienheureux les debonnaires, car ils possederont la terre; bienheureux ceux qui pleurent, car ils
seront consolés; et ce qui suit650.
Nostre Seigneur est tout au contraire du monde; car les mondains ne tiennent pour
bienheureux que les riches, parce qu'avec les richesses on fait tout ce qu'on veut. Dès qu'on voit
un homme riche on dit incontinent: Il luy faut faire place, car c'est Monsieur; et nostre cher
Seigneur dit: Bienheureux sont les pauvres d'esprit. Le monde estime bienheureux ceux qui rient,
qui font des festins et qui prennent leurs playsirs; et le [222] Sauveur s'escrie: Bienheureux ceux
qui pleurent. Le monde fait grand cas de ceux qui sont vaillans, qui tiennent bien leur courage
contre leurs ennemis; et Nostre Seigneur appelle bienheureux les doux et debonnaires. Les
mondains se font gloire de ne point pardonner et faire misericorde; et Jesus Christ enseigne:
Bienheureux les misericordieux, car ils obtiendront misericorde, nous monstrant par là que si nous
ne faisons misericorde elle ne nous sera pas faite651. Le monde ne veut point rendre justice qu'à
vive force. Une pauvre vefve à laquelle on la doit faire la demandera cent et cent fois avec tant
d'instances sans la pouvoir obtenir; l'on ne tient compte d'elle ni de luy octroyer sa requeste, et
647 Cf. Cant., VI, 7, 8.
648 Lucae, VI, 17-23.
649 Matt., XI, 28.
650 Lucae, VI, 20, 21; Matt., V, 1-12.
651 Cf. Matt., VII, 1.
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partant elle endure une faim et soif extreme. En fin Nostre Seigneur adjouste: Bienheureux ceux
qui ont faim et soif de justice, parce qu'ils seront rassasiés.
Allez tant que vous voudrez par tout le monde prescher la pauvreté; qui vous entendra?
Exaltez tant qu'il vous plaira la sainte humilité; à qui, je vous prie, la persuaderez-vous? Criez et
recriez tant que vous pourrez que bienheureux sont les pauvres; personne ne le veut estre pour tout
cela, sinon ceux à qui le Saint Esprit a donné le don de sapience, par lequel il fait gouster à leurs
ames la douceur qu'il y a au service de Dieu et en la prattique des vertus.652 De sorte que ces ames
religieuses reçoivent mille suavités et contentemens parmi la pauvreté, la mortification et les
exercices de la Religion, car c'est principalement à elles que ce divin Esprit depart ses pretieux
dons; partant elles ne doivent rechercher que Dieu et la mortification de leurs passions en la
Religion, car si elles y cherchent autre chose elles n'y trouveront jamais la consolation qu'elles
pretendent.
Tous les anciens Peres donnent plusieurs methodes pour acquerir la perfection. Ils disent
qu'il y a la voye purgative, illuminative et unitive; mais moy, pour abreger, j'ay tousjours
accoustumé de dire qu'il ne faut que nous purger de nos imperfections, d'autant que c'est une chose
infaillible qu'en desracinant de nous le vice, [223] la vertu y entrera.653 Il nous faut donques avoir
un grand courage pour ne nous point lasser en ce travail, et une grande patience avec nous mesme,
parce que nous aurons tousjours quelque chose à faire et à retrancher en nous. Certes, nous ne
serons jamais parfaittement gueris que nous ne soyons en Paradis; car si nous corrigeons
maintenant un defaut, tantost il en faudra corriger un second, et puis il en viendra d'autres. Nous
devons donques reprendre nostre cœur tout doucement et luy faire embrasser amoureusement tous
les moyens propres à nostre avancement, taschant de nous orner de belles habitudes pour paroistre
devant nostre celeste Espoux et luy estre aggreables. Les habitudes sont les habits de l'esprit
comme les habits exterieurs le sont du corps.
Helas! je considere la fidelité que nous avons tous jurée à la divine Majesté aux saints fonts
du Baptesme et comme il s'en trouve peu qui la gardent! Voyez, je vous prie, ces deux Saints dont
nous celebrons aujourd'huy la feste, saint Cosme et saint Damien, lesquels subirent tant de
tourmens et aymerent mieux mourir que de fausser la foy et loyauté deuë à leur Createur, disant
un petit ouy. Nous en devrions tous faire de mesme si nous estions tels que nous devons estre.
Retournons maintenant à nos beatitudes et parlons un peu de la pauvreté d'esprit. Que
pensez-vous que ce soit, la pauvreté d'esprit? Ce n'est autre chose que la tres sainte humilité, parce
que la richesse d'esprit c'est la vanité, l'orgueil et presomption qui font que nous nous enflons et
estimons estre riches, quoy qu'à la verité nous soyons tres pauvres654. L'humilité nous est tellement
necessaire, que sans icelle nous ne pouvons estre aggreables à Dieu ni avoir aucune autre vertu,
pas mesme la charité qui perfectionne tout, car elle est si conjointe à l'humilité que ces deux vertus
ne peuvent estre separées; elles ont une si grande sympathie ensemble que l'une ne va point sans
l'autre. Si vous me dites que vous avez la charité et que vous n'avez pas l'humilité, je vous
respondray que vous mentez; si vous [224] asseurez que vous avez l'humilité et que vous n'avez
pas la charité, vous ne dites rien qui vaille. L'humilité est une petite vertu et la moindre de toutes
en apparence, qui, de sa condition et nature, penche tousjours en bas parce qu'elle se cache et
aneantit au fond de la terre et du neant; la charité c'est la premiere, la plus excellente et la plus
relevée, car elle embrasse Dieu, et neanmoins elle se veut unir à l'humilité avec laquelle elle est
mariée.
Lors que les mondains voyent une personne devote ils disent incontinent qu'elle est sainte;
et si vous leur demandez: Pourquoy est-elle sainte? Parce, vous respondront-ils, qu'elle demeure
long temps aux eglises, qu'elle recite quantité de chapelets et entend beaucoup de Messes. Cela est
bon; mais encores, pourquoy est-elle sainte? Parce qu'elle communie si souvent. Voyla qui est bon;
mais pourquoy encores est-elle si sainte? Parce qu'elle jette tant de larmes en l'oraison. Cela est
bon quand Dieu les donne; mais que fait-elle encores pour estre si sainte que vous dites? Elle donne
652 Vide Entretien XX, tom. VI hujus Edit., p. 375, II. 11-19.Cf. supra, p. 145, not. (437).
653 Vide Entretien XX, pag. jam indicatam, II. 19-22.
654 Cf. Apoc., III, 17.
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souvent l'aumosne. Bon, tout cela est bon; mais a-t-elle de la charité et de l'humilité? car si elle
n'en a, je ne fais point d'estat de tout le reste; ses vertus ne sont que des fantosmes et non des vrayes
et solides vertus. Regardez cet Evesque de l'Apocalypse655 qui disoit en soy mesme: Je suis riche
et sçavant, je suis eloquent, je suis eslevé en dignité. Nostre Seigneur voyant sa presomption luy
fit escrire une petite lettre par laquelle il luy mandoit: Tu penses estre riche, mais tu es tres pauvre,
tu es miserable. (Il y a des pauvres qui ne sont pas miserables parce qu'ils sont sains, forts et
gaillars, de sorte qu'ils peuvent gaigner leur vie.)
Plusieurs diront à Nostre Seigneur au jour du jugement: Seigneur, nous avons fait des
miracles en ton nom, nous avons gueri les malades en ton nom, nous avons ressuscité des morts
en ton nom. Et nostre Sauveur leur respondra: Je ne vous connois point, ouvriers d'iniquité656.
Vous avez, de vray, fait toutes ces choses là en mon nom, mais non pas selon mon [225] nom; c'est
pourquoy je ne vous connois point, et vous n'aurez aucune recompense ni part avec moy657. En
fin, mes cheres Soeurs, vous voyez que sans l'humilité et la charité nous ne sommes rien. Cet
Evesque avoit de vray des grans talens et richesses interieures, mais parce qu'il n'avoit pas ces
deux vertus et qu'il estoit enflé d'orgueil et de vanité en soy mesme, devant Dieu il est pauvre et
vuide de tout bien. Si vous pensiez avoir la charité sans l'humilité vous vous tromperiez, car ce
seroit faire comme celuy qui voudroit poser le couvert d'une mayson sans avoir auparavant fait le
fondement et les murs; il seroit certes un grand sot. La charité est le couvert et le toit de tout
l'edifice de la perfection chrestienne et l'humilité en est le fondement, de sorte qu'elle vient en
l'ame devant la charité pour luy preparer le logis.
La sainte et vraye humilité fait que l'ame se tient fort rabaissée devant Dieu. Et non
seulement devant Dieu, car cela est facile (il est bien aysé à une mouche de se tenir pour rien au
respect d'un elephant), mais devant les creatures; s'estimant la moindre et la plus imparfaite de
toutes, elle s'aneantit, s'abaisse, se tient pour vile, abjecte et denuée de tout bien. Non seulement
elle se reconnoist pour telle en soy mesme, mais ce qui est plus parfait, elle veut, desire et se
resjouit que tout le monde la regarde et traitte pour telle. Il y en a encores plusieurs qui se croyent
miserables, imparfaites, viles et abjectes, mais celles qui veulent estre traittées pour telles sont
rares. C'est cette humilité qui a fait enfuir du monde ces ames religieuses pour s'aller cacher en la
sainte Religion. Voyant qu'elles n'estoyent rien qui vaille et qu'elles ne meritoyent pas que le
monde les regardast, elles se sont retirées pour estre estimées de luy viles et abjectes.
Ne sçavez-vous pas que le grand saint Paul dit658 que luy et les autres Apostres, parce qu'ils
servoyent leur Maistre et mesprisoyent le monde, estoyent reputés des mondains comme les
excremens du monde, les balayeures et peleures des pommes, qui sont des choses si viles et que
l'on jette là? Voyez comme il parle, ce divin [226] Apostre659: J'ay reputé toutes choses fange et
ordure pour gaigner Jesus Christ et sa bonne grace. Ainsy, à l'imitation de ce vaysseau
d'election660, ces ames religieuses ont reputé tout ce qui estoit au monde fange et ordure, car elles
ont tout quitté: leurs parens, leurs richesses et les contentemens qu'elles pouvoyent esperer, pour
se retirer dans le monastere à fin de gaigner Nostre Seigneur et sa bonne grace en s'adonnant à la
prattique de la sainte humilité, par laquelle elles se rendront dignes de recevoir les faveurs de leur
divin Espoux.
C'est certes la premiere vertu qu'il faut avoir lors qu'on entre en Religion, autrement l'on
n'y trouvera aucun contentement. On doit s'estimer vil, pauvre et vuide de tout bien, et y venir avec
cette croyance que l'on n'est rien, que l'on ne vaut rien; c'est pourquoy on se cache, comme ne
meritant pas d'estre regardé de Dieu ni des creatures. Lors que quelque personne de qualité entre
en une mayson honnorable, les damoyselles qui y sont se vont cacher l'une deçà, l'autre delà, parce
qu'elles ne sont pas parées selon leur desir; ainsy ces ames religieuses s'enfuyent en la Religion,
655 Ubi contra.
656 Matt., VII, 22, 23; Lucae, XIII, 27.
657 Joan., XIII, 8.
658 I Cor., IV, 13.
659 Philip., III, 8.
660 Act., IX, 15.
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de peur qu'on ne les voye, parce qu'elles pensent n'avoir rien qui merite qu'on les regarde et qu'on
tienne compte d'elles. Elles ont presque tousjours la veue baissée en terre, pour voir d'où elles sont
venues, pour s'aneantir et humilier. Elles sont bien au contraire de ces damoyselles du monde,
lesquelles pour estre bien accommodées, s'en vont enflées d'orgueil et de vanité, la teste levée, les
yeux ouverts, desirans estre remarquées des mondains.
Quand je vois que la plus grande partie des hommes ne respirent rien moins que l'humilité,
qu'ils la fuyent pour rechercher les honneurs, les charges relevées et les grandes dignités, qu'ils
sont pleins de presomption et de superbe, mon Dieu, cela m'est insupportable! Et ne sçavez-vous
pas, o mondains, que le mauvais riche661 pour s'estre enflé d'orgueil, comme il tesmoigna en
mesprisant le pauvre Lazare, est maintenant aux enfers pour toute eternité? Mais lors que ces
personnes du monde vont [227] un peu aux eglises entendre la sainte Messe, qu'elles communient
à Pasques et font quelque aumosne, elles pensent pour cela estre saintes, tellement qu'il ne faut
plus que les canonizer et les mettre sur les autels. Sçavez-vous pas, pauvres gens, que puisque vous
n'avez point de charité et d'humilité tout cela n'est rien662?
D'où pensez-vous que viennent ces relasches et desordres de certaines maysons religieuses?
C'est certes parce que l'humilité n'y est pas. Et pourquoy pensez-vous que l'humilité n'y est pas?
C'est parce que cette infortunée parolle tien et mien n'en est pas bannie; car dès que la communauté
et pauvreté n'est pas observée, la presomption et superbe y entre aussi tost, d'autant qu'il n'y a rien
qui nous enfle tant que les richesses, par lesquelles nous avons dequoy dire tien et mien. La sainte
pauvreté sert grandement pour nourrir et conserver l'humilité, parce qu'il n'y a rien qui nous
humilie et abaisse tant que d'estre pauvre, de sorte que l'humilité est tenue fort à couvert par le
moyen de la pauvreté et communauté.
C'est pourquoy tous les anciens Peres et instituteurs de Religions ont tousjours tasché
d'establir la communauté de biens en leurs congregations et monasteres. Voyez le grand saint
Augustin663 comme il veut qu'elle soit exactement observée, car il defend tres absolument que l'on
ayt «chose quelconque, pour petite qu'elle soit,» non pas mesme une epingle en particulier664, ains
que tout soit en commun, en sorte que ce mot de tien et mien en soit entierement banni; que les
portions et tout le reste soit esgal autant que la necessité le pourra permettre, parce qu'es Religions
où toutes choses ne sont communes il y a des portions particulieres. En fin la pauvreté n'y estant
pas, il n'y a par consequent point d'humilité, car ces deux vertus sont fort unies ensemble, l'une
servant grandement à conserver et maintenir l'autre, comme j'ay desja dit. Il ne se trouve presque
personne qui veuille estre pauvre, c'est pourquoy il y en a si peu qui soyent humbles.
Le grand saint François aymoit uniquement cette vertu de pauvreté, et beaucoup plus qu'un
amant n'ayma [228] jamais son amante, et que le grand Alexandre n'ayma jamais ses richesses.
Bienheureuses sont donques les ames auxquelles Dieu a fait tant de misericorde que de les avoir
appellées à une Religion où la sainte communauté est exactement observée, car elles ont certes
plus de moyens et de facilité pour acquerir la tres sainte humilité; et partant, ayant l'humilité elles
ont par consequent la vraye pauvreté d'esprit à laquelle est jointe et attachée la felicité eternelle,
puisque Nostre Seigneur et Maistre la leur a promise disant: Bienheureux sont les pauvres d'esprit,
c'est à sçavoir les humbles, d'autant que le Royaume des cieux est à eux.
Toutes les ames religieuses sont en l'estat de perfection, quoy que pour cela elles ne soyent
pas tousjours toutes en la perfection. Le grand saint Louys roy de France n'estoit pas en l'estat de
perfection; il estoit pourtant en la perfection et en un degré fort eminent et relevé, comme l'on
sçait. Il importe peu qu'on soit en l'estat de perfection ou non, pourveu qu'on soit en la perfection665.
Helas! voyez comme les mondains se comportent quand ils veulent mettre quelques uns de leurs
enfans en Religion: ils regardent pour l'ordinaire d'y mettre les plus laids, inutiles et contrefaits,
quoy que Nostre Seigneur veuille tousjours le plus beau et le meilleur, comme il est aussi
661 Lucae, XVI, 19-22.
662 I Cor., XIII, 2, 3.
663 Ubi supra, p. 173.
664 Vide Constit. V.
665 Cf. Introd. a la Vie devote, Partie III, c. XI.
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raysonnable de le luy donner. Et pourquoy font-ils cela ? Parce qu'ils tiennent les Religieux comme
les excremens, balayeures et peleures de pommes666. Mais en fin ces ames estans ainsy reputées
du monde, elles sont aymées et cheries de leur Espoux celeste, aux yeux duquel elles sont trouvées
aggreables par le moyen de leur humilité et charité, par lesquelles vertus elles s'unissent à luy.
Or, pour abreger et reduire tout en un seul point, je desire de vous donner une methode par
laquelle vous pourrez facilement mettre en prattique tout ce que nous avons dit cy dessus. C'est
qu'il vous faut cent et cent fois la journée toucher Nostre Seigneur crucifié. Toucher une chose
avec la main, qu'est-ce sinon appliquer la main à cette chose? De mesme, toucher une chose avec
l'esprit [229] c'est y appliquer son esprit: je veux donques dire qu'il nous faut appliquer nostre
esprit à voir et considerer Nostre Seigneur crucifié. Si nous touchons son chef, nous trouverons sa
teste couronnée d'espines poignantes, qui sont entrées dans icelle et en font sortir et ruisseler
abondance de sang qui descoule au long de son divin visage. Si nous touchons ses mains sacrées,
nous les trouverons percées de gros clous. Si nous touchons son pretieux corps, nous le trouverons
tout meurtri, noir et couvert de playes, par lesquelles de tous costés il verse son sang pour nous
laver de nos iniquités667. Si nous touchons son cœur, nous le trouverons tout enflammé et embrasé
d'un amour incomparable envers nous, sa divine poitrine toute consumée de l'ardeur de ce feu668
de nostre Sauveur et Maistre. En fin, touchant cet amour infini, comme se pourroit-il faire que
nous ne l'aymassions reciproquement? Comment pourrions-nous toucher et voir son humilité
extreme, sans nous humilier et nous aneantir nous mesme? Touchant sa patience, douceur et
benignité, nous deviendrons patiens, doux et benins. En fin, si nous touchons Nostre Seigneur
crucifié ça bas en terre, nous toucherons eternellement ce grand Dieu glorifié là haut au Ciel, où
nous conduisent le Pere et le Fils et le Saint Esprit. Amen. [230]
666 Vide supra, p. 226.
667 I Joan., I, 7; Apoc., I, 5.
668 Lucae, XII, 49.
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XXVI. Sermon pour la fête de la Présentation de la Sainte
Vierge
21 novembre 1619669
L'Evangile que la sainte Eglise nous propose en la feste d'aujourd'huy670 est composé de
deux parties qui tendent toutes deux à la louange de la tres sainte Vierge, de laquelle nous celebrons
la Presentation au Temple. La premiere est que Nostre Seigneur preschant, une femme se prit à
crier tout haut, luy parlant en cette sorte: Bienheureux est le ventre qui t'a porté et les mammelles
que tu as succées. A quoy il respondit: Bienheureux sont ceux qui oyent, qui escoutent la parole
de Dieu et la gardent. Et cecy est la derniere partie, sur laquelle je m'arresteray principalement
parce qu'elle est plus à la gloire de la tres sacrée Vierge.
Nostre divin Maistre nous le donne à entendre par la replique qu'il fit à cette femme, car si
bien la premiere louange estoit inspirée par le Saint Esprit mesme, elle estoit neanmoins prononcée
par une creature. Mais comme si le Sauveur eust voulu encherir et non pas diminuer la louange
que l'on rendoit à sa tres sainte [231] Mere, il poursuit le cantique d'honneur qui estoit entonné par
sainte Marcelle671 à la faveur de Nostre Dame, disant: Il est vray, mais plus heureuse encores est-
elle d'avoir escouté la parole de mon Pere et de l'avoir gardée. C'est un honneur tres grand sans
doute de m'avoir porté dans son ventre et nourri du lait descoulant de ses mammelles, moy qui suis
la pasture des Anges et des hommes là haut en la gloire celeste672; cependant cela n'a pas esté le
fondement de sa beatitude, ains d'avoir tousjours esté obeissante à la volonté de mon Pere. La
felicité n'est pas attachée à la dignité ni donnée selon icelle, ains selon la mesure de l'union que
nous avons avec la divine volonté; de façon que si l'on pouvoit separer la dignité de Mere de Dieu
d'avec la parfaite sousmission qu'avoit la tres sacrée Vierge à sa sainte volonté, elle auroit eu le
mesme degré de gloire et la mesme felicité qu'elle a maintenant au Ciel. Or, cela soit dit comme
en passant.
Nostre Dame a eu trois grans privileges au dessus de toutes les pures creatures: le premier
est qu'elle a tousjours esté tres obeissante à la volonté de Dieu, c'est à dire à sa parole, et cela dès
l'instant de sa conception, sans jamais varier ni discontinuer, non pas mesme un seul moment. Elle
ne fut jamais sujette au changement et ne peut jamais se desprendre de cette premiere union et
adhesion qu'elle fit alors de sa volonté avec celle de Dieu. Cette faveur ne fut accordée à nulle
autre pure creature, non pas mesme aux Anges, car ils peurent changer et se departir de la grace
qu'ils avoyent receue de la divine Majesté à leur creation. Qu'ainsy ne soit, la cheute de Lucifer et
de ses adherens le monstre assez. Et quant aux hommes, qui peut estre homme et ignorer qu'il ne
soit changeant et variable? L'experience s'en fait tous les jours en nous mesme. Quel est celuy qui
soit tousjours d'une mesme humeur? A cette heure nous voulons une chose, tantost nous ne la
voudrons plus, mais nous en desirerons une autre; dans peu de temps nous sommes joyeux et puis
tristes, en somme ce n'est qu'un perpetuel changement. [232]
Nostre Dame ne peut jamais descheoir de la premiere grace qu'elle receut de la souveraine
Majesté parce qu'elle alla tousjours adherant à la divine volonté, si qu'elle meritoit sans cesse de
nouvelles graces; et plus elle en recevoit, plus son ame se rendoit capable d'adherer à Dieu, en
sorte qu'elle s'unissoit plus que jamais et affermissoit sa premiere conjonction avec luy. Si donc
669 Quoique ce sermon ne contienne rien de très précis qui autorise à en fixer la date d'une manière absolue, ces paroles
du saint Orateur (voir p. 238): «Je viens du monde,» donnent à penser qu'il l'a prêché en 1619, après son retour de
Paris. Le style, qui est bien celui de la Mère Claude-Agnès de La Roche, appuie cette hypothèse.
L'éditeur de 1643 s'est permis de fusionner ce sermon avec celui qui avait été prononcé pour la même fête en
1617 (voir ci-devant, p. 125), et de faire de ces deux pièces un composé assez bizarre pour qu'il soit difficile d'y
reconnaître le genre de notre Saint. Certains passages du Manuscrit sont restés inédits; ils se trouvent p. 233, II. 26-
39; p. 234, II. 3-13; p. 235, II. 4-9; p. 237, II. 9-18; p. 238, II. 16-39; p. 239, II. 1-4.
670 Lucae, XI, 27, 28.
671 Vid. Raban. Maur., Vita Beatae Mariae Magd., c. XI.
672 Cf. Prosam Lauda Sion, sub finem.
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on peut trouver du changement en la tres sainte Vierge, ce n'est que pour s'unir davantage et croistre
autant qu'il se pouvoit en toutes sortes de vertus pour rendre invariable la resolution qu'elle avoit
faite d'estre toute à Dieu. Pour cela elle voulut se retirer au Temple, non qu'elle en eust besoin pour
elle mesme, ains pour nous enseigner que nous autres estans sujets au changement, nous nous
devons servir de tous les moyens possibles pour bien affermir et conserver nos bonnes resolutions
tant interieures qu'exterieures. Quant à elle, il suffisoit, pour perseverer en son bon propos, qu'elle
se fust donnée à Dieu dès le premier moment de sa vie, sans qu'elle eust besoin pour cela de sortir
de la mayson de son pere; elle n'avoit rien à craindre que les objets exterieurs la peussent jamais
divertir; mais, comme une bonne Mere, elle nous vouloit enseigner que nous ne devions rien
negliger pour bien asseurer nostre vocation, ainsy que saint Pierre nous exhorte673.
La Sainte Vierge eut l'usage de rayson dès l'instant de sa conception, et au mesme instant
elle vit comme la divine Bonté la preserva du precipice du peché originel, où elle alloit tomber si
sa main toute puissante ne l'eust retenue. Pour reconnoissance de cette grace, elle se dedia et
consacra dès lors si absolument à son service, que la parole qu'elle donna à la divine Majesté fut
irrevocable. Mais nonobstant cela, elle tint l'espace de trois ans sa resolution close et couverte sous
les apparences de l'enfance. Je dis sous les apparences, parce qu'en effect elle n'estoit point enfant,
ains ayant l'usage de rayson, elle menoit une vie purement contemplative; c'estoit un si sage enfant
qu'il ne s'en peut jamais imaginer un semblable, excepté son Fils bien aymé. Estant parvenue [233]
à l'aage de trois ans, elle fut apportée une partie du chemin dès Nazareth en Hierusalem, et l'autre
partie elle y vint avec ses petits pas. On rapporte674 que c'estoit chose belle à voir comme elle
montoit joyeusement les quinze marches du Temple.
Nous voicy en la seconde partie de nostre discours. Saint Joachim et sainte Anne la
portoyent vrayement pour satisfaire au vœu qu'ils avoyent fait à Dieu de la luy offrir dans son
Temple; mais cette benite Enfant y venoit aussi poussée de sa propre volonté, et, bien que pour se
tenir dans les bornes de l'enfance elle ne l'eust point manifestée, l'heure neanmoins luy tardoit fort
de se voir absolument toute consacrée au service de la divine Majesté. Elle venoit avec un cœur
nompareil se donner à Dieu sans reserve, et semble que si elle eust osé, elle eust dit volontiers aux
bonnes dames qui eslevoyent ces filles qu'on dedioit au Seigneur dans le Temple: Me voyci entre
vos mains comme une boule de cire, faites de moy tout ce que vous voudrez, je ne feray nulle
resistance. Aussi estoit-elle si maniable et sousmise qu'elle se laissoit tourner à toute main sans
jamais tesmoigner nulle volonté de cecy ou de cela, se rendant tellement condescendante qu'elle
ravissoit en admiration.
Elle commença dès lors à imiter son Fils qui devoit estre si sousmis à la volonté d'un
chacun, que si bien il estoit à son pouvoir de resister à tous, il ne le voulut pourtant jamais faire.
Au commencement de sa Passion il monstra sa toute puissance lors que, comme lion de la tribu
de Juda675, il se prit à rugir cette parole: Ego sum, c'est moy, quand les Juifs le cherchant, il leur
demanda: Qui cherchez-vous? Ils luy respondirent: Jesus de Nazareth. C'est moy, dit-il; et par ce
mot il renversa tous ses ennemis par terre676. Mais soudain, les ayant fait relever, il cacha derechef
sa toute puissance sous le manteau d'une sainte mansuetude et debonnaireté; si que dès lors ils
l'empoignerent et le conduisirent à la mort sans que plus ils vissent en luy aucune resistance, leur
permettant de non seulement le tondre comme un doux aignelet677, mais encores de luy [234] oster
jusqu'à sa propre peau. La sacrée Vierge prevoyant tout cecy, se sousmet sans reserve quelconque,
se donne et s'abandonne totalement à la merci de la divine volonté.
C'est icy le second privilege qu'elle a eu au dessus de toutes creatures, car jamais nulle ne
se donna si parfaitement et absolument qu'elle à la divine Majesté. Elle obeit plus parfaitement à
la parolle de Dieu que nulle autre, aussi se donna-t-elle plus absolument à luy que nulle autre. Qui
donne tout ne se reserve rien. Mais qu'est-ce, je vous prie, que nous donner tout à Dieu? C'est ne
673 II Ep., I, 10.
674 Vide S. Antonin. Chronica, Tit. IV c. VI, § X.
675 Apoc., V, 5.
676 Joan., XVIII, 4-6.
677 Is., LIII, 7; Jerem. XI, 19.
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se reserver aucune chose qui ne soit pour Dieu, non pas mesme une seule de nos affections ou de
nos desirs. Et qu'est-ce que Dieu demande de nous? Escoutez-le, de grace, ce sacré Sauveur de nos
ames: Mon enfant, donne-moy ton cœur678, va-t-il repetant à un chacun de nous.
Mais, me dira-t-on, comment cela se peut-il faire que je donne à Dieu mon cœur qui est
tout plein de pechés et d'imperfections? comment pourroit-il luy estre aggreable, puisqu'il est tout
rempli de desobeissances à ses volontés? Hé, pauvre homme, de quoy te fasches-tu? pourquoy
refuses-tu de le luy donner tel qu'il est? N'entens-tu pas qu'il ne dit point: Donne-moy un cœur pur
comme celuy des Anges ou de Nostre Dame, mais: Donne-moy ton cœur? C'est le tien propre qu'il
demande; donne-le tel qu'il est. Car, helas! ne sçavons-nous pas que tout ce qui est remis entre ses
mains divines est converti en bien679? Ton cœur est-il de terre, de boue ou de fange, ne crains point
de le remettre entre les mains de Dieu; quand il crea Adam il prit bien un peu de terre et puis il en
fit une ame vivante680. As-tu un cœur bon? donne-le tel qu'il est, car c'est ce que la divine Bonté
demande. Il ne veut sinon ce que nous sommes et ce que nous avons.
En l'ancienne Loy Dieu avoit ordonné qu'un chacun visitast son Temple, mais il defendit
que personne n'y vinst les mains vuides681, ni pauvres ni riches. Pourtant il ne vouloit pas que tous
fissent une esgale offrande, car il vouloit que les riches, comme opulens, offrissent selon [235]
leurs richesses et les pauvres, selon leur pauvreté682; de sorte qu'il ne se fust pas contenté si les
riches eussent fait des offrandes convenables aux pauvres, parce que cela eust ressenti l'avarice,
non plus qu'il n'eust pas esté content que les pauvres eussent fait l'offrande des riches, d'autant que
c'eust esté presomption. Que les seculiers viennent offrir à la divine Majesté l'affection et la volonté
qu'ils ont de suivre ses commandemens; Dieu s'en contentera et ils seront bien heureux, puisque
s'ils les observent fidellement ils seront sauvés683. Mais que les ames riches en saintes pretentions
de faire de grandes choses pour Dieu ne viennent pas apporter l'offrande des pauvres, car il ne s'en
contenteroit pas. Le Seigneur vous a enrichies de sa grace, il veut que vous luy apportiez ce que
vous avez.
Nostre Dame fait aujourd'huy une offrande telle que Dieu desirait, car outre la dignité de
sa personne qui surpasse toutes les autres apres son Fils, elle offre tout ce qu'elle est et tout ce
qu'elle a; et c'est ce que Dieu demande. Oh que bien heureux sommes-nous donques nous autres,
qui, par le moyen des vœux que nous avons faits, luy avons tout dedié, et nos corps et nos cœurs
et nos moyens, renonçant aux richesses par le vœu de pauvreté, aux playsirs de la chair par celuy
de chasteté, et à nostre propre volonté par celuy d'obeissance. O mondains, jouissez, si bon vous
semble, de vos biens, pourveu que vous ne fassiez tort à personne; prenez les playsirs licites et
permis par la tres sainte Eglise, faites vos volontés en tant et tant d'occurrences, Dieu vous permet
tout cela. Mais nous autres, gardons bien de rien reserver, car Dieu ne veut point de reserve, il veut
tout; et comme il se donne tout à nous en son divin Sacrement, de mesme il nous veut tout entiers.
Prenons garde qu'il ne peut pas estre trompé684; si nous disons que nous voulons tout donner,
faisons-le absolument, sous peine d'estre chastiés comme Ananie et sa femme Saphire qui
mentirent au Saint Esprit685.
Mais il n'est pas de nous comme de Nostre Dame, laquelle s'estant une fois donnée, n'avoit
nul besoin de [236] reconfirmer son offrande; car jamais elle ne discontinua, non pas mesme un
seul moment, d'estre toute à Dieu et d'estre appliquée, collée et conjointe avec la divine volonté.
Pour nous, au contraire, à cause de la continuelle vicissitude et varieté de nos affections et humeurs,
il est necessaire qu'à toute heure, tous les jours, tous les moys et toutes les années nous
reconfirmions et renouvellions les vœux et les paroles que nous avons prononcées d'estre tout à
Dieu. C'est pourquoy, non seulement en la nouvelle Loy, ains en l'ancienne mesme, l'on a tousjours
678 Prov., XXIII, 26.
679 Cf. Rom., VIII, 28.
680 Gen., II, 7.
681 Exod., XXIII, 15; Deut., XVI, 16.
682 Levit., XII, ult. Deut., XVI, 17; Lucae, II, 24.
683 Matt., XIX, 17.
684 Galat., VI, 7.
685 Act., V, 1-10.
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observé de marquer certains temps et certains jours pour encourager les hommes à renouveller
leurs bonnes resolutions.
Les Israëlites, qui estoyent le peuple de Dieu, faisoyent leur renouvellement à chaque
nouvelle lune, et pour y inviter un chacun, ils celebroyent des festes solemnelles, sonnant les
trompettes686 pour resveiller l'esprit, non en des fanfares ou choses vaines, ains apres les choses
eternelles. Et la sainte Eglise, comme une sage mere, nous va presentant de temps en temps, tout
le long de l'année, des festes signalées, pour nous encourager à renouveller nos bons propos. Car,
je vous prie, qui est celuy qui au jour solemnel de Pasques ne se renouvelle tout entier par des
saintes affections et resolutions de mieux faire, voyant Nostre Seigneur tout renouvellé en sa
Resurrection? Qui est le Chrestien qui ne renouvelle point son cœur au jour de la Pentecoste, où il
considere que Dieu envoye du Ciel un nouvel esprit sur ceux qui l'ayment687, et au jour de la
Toussaint où la sainte Eglise nous represente la gloire et felicité des Esprits bienheureux, apres
laquelle nous souspirons et pour laquelle nous esperons? En fin, qui peut estre de si petit courage
qu'il ne s'efforce de se renouveller au jour de Noël, où l'on voit le Sauveur de nos ames fait petit
enfant tant aymable qui vient pour nous racheter?
Mais outre toutes ces festes, ç'a esté la coustume de tous ceux qui se sont plus specialement
dediés à Dieu, comme les Religieux et Religieuses, de prendre un jour particulier pour reconfirmer
leurs vœux à fin de mieux [237] obeir au grand Apostre qui nous conseille de bien affermir nostre
vocation688. Et comme le pourrions-nous mieux faire que par des reconfirmations du dessein que
nous avons et du choix que nous en avons fait? Vous avez donques, mes cheres ames, mis
aujourd'huy un clou à vostre vocation par le renouvellement de vos vœux en presence de la divine
Majesté, qui demande cela de vous en reconnoissance du don sacré qu'elle vous a fait à mesme
temps d'elle mesme.
Je ne puis passer au troisiesme privilege de la glorieuse Vierge. Adjoustons neanmoins
encores ce mot, qui est qu'elle fut obeissante à la divine Majesté, non seulement à ses
commandemens, ains à ses volontés et à ses inspirations; et c'est en quoy il faut que nous prenions
garde, mes cheres ames, de l'imiter au plus pres qu'il nous sera possible. Ce que je dis parce qu'il
s'en trouve fort peu qui le fassent fidellement, et beaucoup qui protestent le vouloir faire. Obeir à
la volonté de Dieu c'est obeir à sa parole. Demandez, je vous prie, à un Chrestien s'il ne veut pas
obeir à la parole de Dieu: Oh! sans doute je le veux. Mais escoutez Nostre Seigneur qui dit689:
Bienheureux sont les pauvres d'esprit; et cependant il s'en trouve si peu qui ne veuillent estre
riches! Moy je ne me soucie point d'estre riche, mais j'ayme la pauvreté. Ouy, pourveu que rien ne
vous manque. Et de cette parole du Sauveur: Bienheureux sont les debonnaires, qui est-ce qui en
tient compte? Je viens du monde, et je vous puis asseurer qu'il s'en trouve bien peu qui la
pratiquent. Quand on leur presche la douceur, parce que Nostre Seigneur a dit690: Apprenez de moy
que je suis doux et humble de cœur, il y en a peu qui ne respondent: Mais ceux qui sont doux ne
se font pas assez craindre. O Dieu, si vous voulez estre redouté vous ne serez pas humble, car il
n'y a rien qui soit plus contraire à l'humilité. Prenez garde que nostre divin Maistre ne voulut estre
redouté qu'une fois en sa vie, ainsy que je l'ay desja touché691, quand il dit à ceux qui le voulurent
prendre au jardin des Olives: C'est moy. Il y en a moins encores qui veulent croire à cette [238]
parole: Bienheureux ceux qui sont persecutés pour la justice692.
Il ne faut non plus d'exemption en cette obeissance qu'en l'offrande que Dieu veut que nous
luy fassions de nous mesme, car si Nostre Dame n'eust pas esté aggreable à la divine Majesté sans
cette absolue obeissance, comme Nostre Seigneur le monstre par la louange qu'il luy donna apres
celle de cette benite femme mentionnée en nostre Evangile, beaucoup moins le serons-nous, nous
686 Levit., XXIII, 24; Num., X, 10, XXIX, 1; Ps. LXXX, 4.
687 Ps. L, 12; Ezech. XVIII, 31; Act., II, 17.
688 Ubi supra, p. 233.
689 Matt., V, 3, 4. Cf. supra, pp. 222, 223.
690 Matt., XI, 29.
691 Pag. 234.
692 Matt., V, 10.
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autres. Pourtant, mes cheres Soeurs, bien que nul autre que la Sainte Vierge puisse avoir cet
honneur d'estre Mere de Nostre Seigneur en effect, nous devons neanmoins tascher d'en meriter le
nom par l'obeissance à la volonté de Dieu. Vous sçavez que le Sauveur preschant un jour dans le
Temple les parolles de la vie eternelle693, Nostre Dame estant à la porte, quelqu'un luy vint dire
que sa Mere et ses freres le demandoyent (car il y avoit encores quelques uns de ses parens qu'il
appelloit ses freres); à quoy il respondit: Qui est ma mere et qui sont mes freres? Ce sont ceux qui
font la volonté de mon Pere qui est au Ciel694………………………………………………. [239]
693 Joan., VI, 69.
694 Matt., XII, 46-50.
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XXVII. Sermon de Profession pour la fête de saint Ambroise
7 décembre 1619695
(INÉDIT)
Nostre Seigneur ayant enseigné à ses Apostres la perfection de la loy evangelique, disant:
Bienheureux sont les pauvres d'esprit, bienheureux les debonnaires, bienheureux ceux qui
pleurent, et la suite, il adjousta: Vous estes le sel de la terre696; ce que l'on attribue non seulement
aux Apostres, mais aussi à tous leurs successeurs, tel que fut le grand saint Ambroise duquel la
sainte Eglise celebre aujourd'huy la feste. Cette mesme louange se peut donner aux Religieux et
Religieuses, non comme estans successeurs immediats des Apostres quant à l'office, car tous ne
preschent pas, mais ouy bien quant à la maniere de servir Dieu, en la pretention de suivre ses
conseils et ses volontés, à fin de tascher d'acquerir la perfection.
Nostre Seigneur dit donques à tous les hommes apostoliques et aux Religieux et
Religieuses: Vous estes le sel de la terre. Cecy ne se doit pas entendre materiellement ains
spirituellement; et pour vous le mieux faire comprendre je considere trois qualités du sel, sur
lesquelles nous nous arresterons principalement. La premiere est que le sel est composé de feu, et
si neanmoins il esteint le feu; la seconde, qu'il donne goust et saveur [240] à la viande; et la
troisiesme, qu'il preserve de corruption et putrefaction la chair, le poisson et autres choses qui ne
peuvent estre bonnement gardées sans estre salées. Cela estant donques ainsy, je ne m'arresteray
pas à la premiere proprieté, car l'experience s'en fait journellement. Que le sel soit composé de feu,
et qu'il esteigne neanmoins le feu, faites-en l'espreuve. Si vous en mettez un grain sur vostre
langue, tout incontinent vous sentirez qu'il brusle, comme le poivre ou autres espiceries fortes; au
contraire, jettez-en quelques grains dans le feu et vous verrez l'effect: s'il y a du feu à la cheminée
vous le verrez tomber et s'esteindre. De mesme, si le feu du Saint Esprit, l'amour de Dieu, touche
une ame et la choisit pour y faire sa demeure, vous appercevrez tout aussi tost que l'amour terrestre,
caduc et perissable commencera à s'esteindre, à mourir et perir, en fin à luy quitter la place.
Remarquez donques, je vous prie, combien il est vray que les Religieux et Religieuses sont
le sel de la terre (s'entend pourveu qu'ils soyent bons Religieux), puisqu'ils ont cette premiere
condition du sel. Car qui ne voit que non seulement ils ont esté touchés, mais esclairés et
enflammés du feu du Saint Esprit, en sorte qu'ils n'ont autre attention que d'exterminer et aneantir
l'amour charnel et perissable697? Qu'est-ce, je vous supplie, qui auroit peu esteindre le feu de la
convoitise des richesses ou des honneurs, que les Religieux et Religieuses renoncent pour jamais
en faisant le vœu de pauvreté, s'ils n'eussent esté touchés de cette flamme sacrée et tres aymable
de l'amour de Dieu, qui les a tirés d'entre le peuple pour les mettre ès lieux où plus à souhait ils
peussent monstrer les effects de son infinie misericorde exercée en leur endroit? O Dieu, qu'ils
sont heureux d'avoir donné entrée à ce feu celeste! car tout ainsy que le feu du ciel esteint celuy
de la terre, de mesme le feu sacré exterminera et consommera celuy de la concupiscence qui regne
et domine en nostre chair. Ils seront à bonne enseigne nommés successeurs du grand Apostre,
puisqu'ils pourront veritablement dire: J'ay reputé [241] toutes choses de ce monde comme ordure,
puanteur et en fin comme fumier, pour mieux gaigner Jesus Christ et sa bonne grace698. C'est de
ce feu dont Nostre Seigneur parloit lors qu'il dit699: J'ay apporté le feu du Ciel en terre, et que veux-
je sinon qu'il brusle? O Dieu, quelle grace d'estre touché de ce feu tres beni, car jamais plus on ne
se plaist ès ardeurs qui luy sont contraires.
La seconde proprieté du sel c'est qu'il donne goust et saveur aux viandes lesquelles sans
iceluy ne sont pas propres à nostre manger, ains meritent plustost d'estre abhorrées et rejettées; car
695 Profession des Sœurs Marie-Françoise Bellet et Marie-Aimée de Sacconex. Cf. les notes pp. 170, 202.
696 Matt., V, 3-13.
697 Cf. Rom., VIII, 13.
698 Philip., III, 8.
699 Lucae, XII, 49.
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elles sont insipides, sans goust et bonnes plustost à mortifier qu'à consoler et contenter le goust de
celuy qui les mange. Or, ce sel qui assaisonne tout ce que nous faisons, c'est la sagesse et discretion.
Quelle plus grande sagesse, je vous supplie, que celle des Religieux qui connoissans leur foiblesse
pour demeurer dans le monde, emmi les continuelles occasions de se perdre, s'en retirent pour plus
à souhait servir Dieu fidellement? Ils ont esté touchés de ce feu du Saint Esprit lequel leur a fait
connoistre, par un petit rayon de sa lumiere, qu'ils ont plusieurs maladies spirituelles auxquelles il
faut remedier pour ne point tomber au peril de la mort eternelle.
Les Religieux ont esté appellés d'un nom grec qui a deux significations, dont l'une vaut
autant à dire que remediateur, medecin, remede et medecine700. L'Eglise n'est autre chose qu'un
hospital où il y a plusieurs sortes d'infirmeries pleines de malades; car les pecheurs ne sont-ce paà
des malades701? Mais comme aux hospitaux il y a tousjours quelque infirmerie ou chambre pour
les convalescens, de mesme les Religions sont destinées aux ames relevées qui desirent
grandement de se rendre quittes des maladies qu'elles ont apportées du monde et que Nostre
Seigneur par sa grace leur a fait connoistre. Ces bigearreries, ces propres volontés qui ne se veulent
point sousmettre, ces jugemens particuliers, ces intentions impures qui ruinent et gastent toutes
nos meilleures actions, ces laschetés et cette negligence d'esprit qui n'a point de cœur pour la
pretention de la perfection, [242] qu'est-ce autre chose que des maladies contractées par nostre
ame en la communication que nous avons eue avec le peché?
Or, les Religieux et Religieuses recherchent la guerison de ces maladies, car si bien ils ne
sont pas tenus d'estre parfaits, ils sont neanmoins obligés de tendre à la perfection, puisque en
faisant des vœux, nous autres tant ecclesiastiques que Religieux, nous nous obligeons quant et
quant de tascher de tout nostre pouvoir d'acquerir la perfection et de vivre selon icelle. C'est en
cette façon que tous peuvent estre appellés et estre par consequent dignes successeurs des
Apostres; car si bien tous ne preschent pas et n'administrent pas les Sacremens, qui sont les
remedes dont se sert la sainte Eglise pour la guerison de ses malades, tous neanmoins peuvent et
doivent prescher d'exemple; et cette predication ne sera peut estre pas moins utile que l'autre. Et
comme les medecins jugent que le repos et la tranquillité aydent beaucoup à recouvrer plus
promptement la santé, de mesme les Religieux se retirent au port de la tranquillité qui est la
Religion, pour plus aysement acquerir la santé de leurs ames qui est la sainteté.
L'autre explication ou signification du nom qu'on leur a donné est cultivateur, qui est autant
à dire que laboureur702. Certes, c'est à bon droit qu'on leur a donné ce nom, car il est fort conforme
à leur office. 703Qu'est ce que l'office du Religieux sinon de bien cultiver son esprit, pour en
desraciner toutes les mauvaises productions que nostre nature depravée fait bourgeonner tous les
jours, si qu'il semble qu'il soit tousjours à refaire? Et comme il ne faut pas que les laboureurs se
faschent, puisqu'ils ne meritent pas d'estre blasmés, pour n'avoir recueilli une bonne prise, pourveu
neanmoins qu'ils ayent eu soin de bien cultiver la terre et de bien ensemencer, de mesme le
Religieux ne doit point se fascher s'il ne recueille pas si tost les fruits de la perfection et des [243]
vertus, pourveu qu'il aye une grande fidelité pour bien cultiver la terre de son cœur en retranchant
ce qu'il apperçoit estre contraire à la perfection à laquelle il est obligé de pretendre, et faisant ce
qu'il voit devoir estre fait pour l'acquisition des vertus.
Mais, je vous supplie, considerez un peu la folie des mondains lesquels estans fort malades
n'estiment pourtant pas l'estre, ains ils se louent de la meilleure santé du monde, bien que leurs
maladies soyent telles qu'ils sont prests à tomber dans la fosse de la mort eternelle. La convoitise
de l'honneur brusle les uns, celle de l'avarice les autres, et d'autres le sont par la convoitise des
playsirs vilains, brutaux et deshonnestes; cependant ils ne sont point malades! ou du moins ils se
vantent de ne l'estre pas. Voyons, je vous prie, en quoy ils constituent leur sagesse. Ils estiment
estre sages de conserver ou d'acquerir leur liberté, d'estre maistres de leur volonté; et qui a plus de
700 Vide supra, p. 50.
701 Cf. supra, p. 217.
702 Euseb., Hist., 1. II, c. XVII; S. Dionys. Areop., ubi tom. praeced. huj. Edit., p. 166.
703 La suite de cet alinéa est insérée dans l'Entretien De la Pretention religieuse. (Voir ci-devant, p. 13, note (48), et
au tome VI de cette Edition, la page 375.)
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cette miserable liberté est consideré comme le plus sage et le plus heureux. De là vient qu'ils
tiennent pour malheureux les serviteurs parce qu'ils sont sujets à leurs maistres, et plus encores les
esclaves, d'autant qu'ils ne sont pas maistres de leur liberté.
Mais, o Dieu, que leur folie est grande de se vouloir gouverner eux mesmes! Escoutez le
grand saint Bernard704 qui demande à l'un de ceux cy: Dis-moy, je te prie, qui est ton maistre? Je
le suis moy mesme. O pauvre miserable, respond-il, tu es «gouverné par un grand fol;» puisque tu
es maistre de toy mesme, tu es par consequent disciple d'un sot. Les Religieux ne veulent pas estre
si insensés que ceux cy, lesquels le sont d'autant plus qu'ils ne le pensent pas estre, ains s'estiment
si sages705 qu'ils ne tiennent nul compte des autres hommes, ne les croyant pas mesme capables de
leur servir de planche, eu esgard à leur grande sagesse et preudhommie. Les Religieux ayans esté
esclairés par le Saint Esprit constituent toute leur sagesse en la tres sainte sousmission, sujetion,
humilité et mespris d'eux mesmes, car ils ont fort bien consideré que c'est l'abus de leur liberté qui
a fait [244] descendre les Anges du Ciel et les a precipités en l'abisme de l'enfer, où ils seront
eternellement esclaves de ses peines eternelles.
Et non seulement cette liberté a ruiné les Anges, mais encores les hommes. Qu'est-ce, je
vous prie, qui precipita nostre mere Eve, et apres elle nostre premier pere Adam, dans le gouffre
du peché, sinon le desir de faire leur propre volonté et jouir de leur independance? Vous sçavez ce
qui leur en arriva, et à nous apres eux. Escoutez le Prophete706, lequel introduisant les mondains
dit qu'ils ont secoué leur joug, et ayans rompu les liens de charité se sont pris à dire: Qui est nostre
maistre? se voulans ainsy gouverner eux mesmes, et protestans: Nous ne servirons pas; c'est à
sçavoir, nous ne dependrons de personne sinon de nostre propre volonté, et par ainsy nous jouirons
de nostre liberté. Mais, o Dieu, qu'est-ce qui suit cette liberté? non autre certes qu'un eternel
esclavage apres cette vie mortelle, qui est de si peu de durée au prix de l'eternelle.
La folie des mondains fait d'autant plus connoistre et estimer la sagesse de ceux qui
renoncent à leur propre liberté et s'assujettissent volontairement pour jamais. Mais quel est ce sel
qui donne goust et saveur à toutes nos actions et sans lequel elles ne sçauroyent meriter que Nostre
Seigneur les trouve bonnes ni aggreables à sa bonté? C'est la sainte obeissance qui les rend aussi
meritoires de la vie eternelle; ouy, mesme une action qui de soy n'est nullement bonne et de nul
merite, si elle est faite par obeissance elle devient bonne, et les indifferentes sont rendues
meritoires et aggreables à Dieu707. Certes, la pluspart des mondains font presque tout par caprice
et fantasie. S'ils s'en vont dormir ils le font souventesfois par caprice; ils mangent de mesme et
ainsy des autres choses. Voire, bien souvent ils font leurs prieres par caprice. Je le remarque en ce
qu'on en trouve qui ne sont pas contens s'ils ne disent une grande quantité d'oraisons devant la
Messe et apres, et cependant voyez les durant le temps qu'on la dit, ils s'amusent bien souvent à
causer et à se distraire. Pourtant ils sçavent [245] bien que ce temps là est principalement donné
pour la priere et pour rendre graces à Nostre Seigneur des mysteres qui y sont representés.
Or les Religieux et ceux qui vivent vertueusement et sagement dans le monde n'agissent
pas de la sorte, car ils ne font chose quelconque que par obeissance. S'ils se vont coucher ils le font
simplement parce qu'il est expedient de donner du repos à leur corps à fin d'avoir par apres assez
de force pour le travail ordinaire et necessaire pour la gloire de Dieu. Et ainsy du manger; ils n'y
vont que pour la mesme fin et parce que la cloche les appelle. Et quant aux prieres, ils s'y rendent
fidelles aux heures marquées, pour les faire avec la perfection qui leur est enseignée. O qu'ils sont
heureux ceux cy parce qu'ils ne font rien qui ne soit aggreable à Dieu! Vous estes le sel de la terre;
c'est à dire vous assaisonnez les actions mesme terrestres, et par ce moyen vous les rendez celestes.
Pourquoy pensez-vous que le Seigneur en l'ancienne Loy708 eust commandé aux Israelites
qu'ils se gardassent bien de luy offrir aucun sacrifice où ils ne missent du sel? Nostre divin Maistre
704 Ubi supra, p. 95.
705 Cf. Rom., I, 32.
706 Jerem., II, 20; Ps. XI, 5.
707 Cf. supra, pp. 97, 98; et Entret. XI, tom.VI hujus Edit., p. 185.
708 Levit., II, 13.
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15.2 Page 142

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reconfirma ce mesme commandement par sa sacrée bouche709, pour nous monstrer qu'il vouloit
que tous nos sacrifices fussent offerts avec une grande sagesse et consideration. Ce qu'ayant fort
bien consideré, ces filles qui se viennent offrir à Nostre Seigneur en sacrifice tres aymable ont fait
dessein de renoncer à leur propre liberté; ne s'estimans pas assez sages pour se conduire elles
mesmes, elles se viennent abandonner entre les bras de la sainte obeissance pour demeurer à jamais
sujettes et sousmises à la volonté de Dieu et de leurs Superieurs. O que c'est une grande sagesse
de ne s'estimer pas assez sage pour se conduire soy mesme! Je sçay bien que si nous nous laissions
gouverner par la rayson elle nous meneroit bien avant dans le Ciel; mais le peché a tellement gasté
et tracassé nos puissances interieures, que la partie inferieure de nostre ame a pour l'ordinaire plus
de pouvoir pour nous tirer au mal que non pas la partie superieure pour nous [246] faire tendre du
costé du bien. C'est pourquoy il est fort à propos de nous lier et engager à la poursuite des biens
eternels par le moyen du vœu que nous faisons de l'obeissance à la volonté de Dieu qui nous est
signifiée par ses commandemens, ses conseils, nos Regles et les ordonnances des Superieurs.
Quiconque sera plus fidelle à cette sainte sousmission sera tenu pour le plus sage. Le roy
ne seroit pas reputé sage et prudent s'il ne se faisoit paisiblement obeir par ses sujets et ne
gouvernoit son royaume selon la justice et l'equité comme il convient à un souverain; un marchand
ne sera pas estimé sage s'il ne tasche, par le moyen de son traffic, de s'enrichir et augmenter ses
moyens; et ainsy des autres. De mesme les Religieux ne seront point tenus pour sages s'ils ne
recherchent de tout leur pouvoir d'aller tousjours plus avant au chemin de la perfection, puisqu'ils
s'y sont obligés de leur propre mouvement, car nul ne les y a peu contraindre. C'est donques à eux
que Nostre Seigneur dit: Vous estes le sel de la terre.
Mais je considere en apres la troisiesme proprieté du sel: c'est qu'il est propre à preserver
de corruption et de putrefaction ce à quoy on l'applique. Les mondains font beaucoup d'œuvres
bonnes en elles mesmes, mais le sel de la bonne intention y manquant, elles viennent quasi toutes
à se corrompre et à estre desaggreables à la divine Majesté. O Dieu, si nous autres qui sommes
drdiés au service de la divine Bonté faisions la centiesme partie des choses que les courtisans des
rois et des princes font pour eux, indubitablement nous serions tous saints. Que de veilles
insupportables et autres travaux tant du corps que de l'esprit! Et cependant, ces pauvres gens
perdent pour la pluspart toute leur peine, faute de relever leurs intentions et de le faire parce que
les rois et les princes tiennent la place de Dieu quant aux choses temporelles, et que partant il les
faut honnorer et servir de bon cœur710. La droite intention est ce qui rend nos œuvres meritoires de
la vie eternelle, et, comme nous avons desja dit, les œuvres indifferentes, voire mesme [247] les
necessaires pour la conservation de nostre vie, sont meritoires et fort aggreables à Nostre Seigneur.
Or, considerez combien le sont davantage les actions penibles et contraires à la nature: la
mortification des passions, de la propre volonté, du propre jugement et en fin l'entier renoncement
de nous mesmes pour nous laisser conduire et gouverner au gré d'autruy, nous rendre maniables,
pliables et entierement sousmis en toutes occasions. Ces actions sont aussi infiniment aggreables
à la divine Majesté et au Sauveur mesme qui s'est voulu rendre nostre Maistre, en nous enseignant
cette prattique excellente du delaissement de nous mesmes pour nous sousmettre à autruy, et se
rendant obeissant pour nous à son Pere celeste jusques à la mort de la croix711. C'est cette droite
intention qui amene icy ces filles pour se sacrifier à Nostre Seigneur par la resolution inviolable
d'estre toutes à Dieu; elles ne se contentent pas d'observer ses commandemens, car elles ont esté
touchées de cet amour du Saint Esprit qui fait qu'elles ne veulent pas seulement s'unir à Dieu par
la prattique d'iceux comme le reste des Chrestiens, mais, par une pretention plus genereuse et
amoureuse, elles se viennent obliger à l'observance de ses conseils et de ses volontés, pour estre
tant soit peu plus unies au Ciel avec sa divine Bonté.
O que vous estes heureuses, mille fois plus que les imperatrices et les reynes, non seulement
parce qu'apres avoir esté espouses de Jesus crucifié en cette vie vous le serez de Jesus glorifié là
haut en sa gloire, mais aussi parce que la Croix du Sauveur est mille fois, et sans comparaison,
709 Marc., IX, 48.
710 Rom., XIII, 1-6 ; I Petri, II, 13, 17.
711 Philip., II, 8.
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15.3 Page 143

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plus honnorable que les sceptres et couronnes et les royaumes tout entiers de ce monde perissable.
Que vous avez bien conceu Nostre Dame en la veille de sa Conception! car, qu'est-ce autre chose
concevoir la sacrée Vierge sinon concevoir la volonté et le desir de l'imiter en ses vertus? Elle
estoit si droite en ses intentions qu'elle ne voulut point donner son consentement d'estre Mere de
Dieu que premier elle n'eust consideré si c'estoit la divine volonté; mais l'ayant [248] reconneuë
elle dit: Fiat; me soit fait selon ta parole712. Dieu vous fasse la grace d'enfanter Nostre Dame ainsy
que vous l'avez conceue, c'est à sçavoir de bien mettre en effect vos resolutions et vos desirs.
Oh que vostre pretention est masle et genereuse, et qu'elle vous rendra grandement
aggreables à la mesme Vierge, qui sera vostre protectrice pourveu que vous luy soyez fidelles.
Vous allez devenir esclaves bien aymées de son Fils tres beni Nostre Seigneur, car que voulons-
nous signifier quand nous jettons la croix au col de ces filles, ainsy que vous verrez tantost? Que
nous les attachons à la Croix de Nostre Seigneur, pour passer le reste de leurs jours sur le mont de
Calvaire à fin d'y considerer le renoncement parfait et les travaux qu'il a soufferts pour nous, nous
excitant par ce moyen à cette continuelle attention de faire tout pour luy, et preserver ainsy nos
actions de la corruption et putrefaction qu'elles contractent en la communication des intentions
obliques et impures. Les Religieux sont donques tres justement le sel de la terre, puisqu'ils ont,
comme nous venons de le dire, les qualités et conditions du sel. [249]
712 Lucae, I, 38.
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XXVIII. Sermon pour la fête de la Purification
2 février 1620713
Dieu dit comme il fait et fait comme il dit714; en quoy il nous monstre qu'il ne nous faut pas
contenter de bien dire, mais qu'il faut que nous ajustions les effects à nos propositions et les œuvres
à nos parolles si nous luy voulons estre aggreables; et tout ainsy que son dire est faire, il veut de
mesme que nostre dire soit incontinent suivi du faire et de l'execution de nostre bon propos. Pour
cela, quand les anciens vouloyent representer l'homme de bien, ils se servoyent de la comparaison
d'une pesche sur laquelle ils appliquoyent une feuille de pescher, parce que la pesche a la forme
d'un cœur et la feuille du pescher celle de la langue715. Ils signifioyent ainsy que l'homme de bien
et vertueux a non seulement une langue pour dire beaucoup de bonnes choses, mais que cette
langue estant appliquée sur son cœur, il ne parle sinon à mesure que son cœur le veut, c'est à
sçavoir, il ne dit sinon des paroles qui procedent premierement de son cœur, qui le porte quant et
quant à l'operation et aux effects de ses paroles. Pour le mesme sujet, les quatre-animaux n'avoyent
pas seulement des aisles pour voler, mais aussi des mains au dessous d'icelles716, à fin de nous
donner à entendre que nous [250] ne nous devons pas contenter d'avoir des aisles pour voler au
Ciel par des saints desirs et speculations, si avec cela nous n'avons des mains qui nous portent aux
œuvres et à la prattique de nos desirs, estant chose asseurée que les seuls bons propos et saintes
resolutions ne nous conduiront point en Paradis, s'ils ne sont accompagnés des effects conformes
à iceux.
Nostre Seigneur donques pour confirmer cette verité, vient aujourd'huy au Temple pour y
estre offert à Dieu son Pere, s'assujettissant à l'observance de la Loy que jadis il avoit donnée à
Moyse, escritte sur les tables de pierre717. Il y avoit en cette Loy une grande quantité d'observances
particulieres auxquelles nostre divin Maistre et Nostre Dame n'estoyent nullement obligés, car le
Sauveur estant le Roy et le Monarque de toute la terre, voire du Ciel, de la terre et de tout ce qu'ils
contiennent, ne pouvoit estre sujet à aucune loy ni commandement. Neanmoins, parce qu'il devoit
estre mis devant nos yeux comme un souverain et incomparable patron auquel nous nous devions
conformer en toutes choses, autant que la foiblesse de nostre nature le peut permettre, il voulut
observer la Loy et s'y assujettir, et sa tres benite Mere à son exemple, ainsy que nous voyons en
l'Evangile d'aujourd'huy718, qui nous propose la purification de Nostre Dame et la presentation de
Nostre Seigneur au Temple. Sur ce sujet je fais trois considerations auxquelles je ne m'arresteray
pas beaucoup, ains ne feray que les toucher en passant, les laissant par apres ruminer à vos esprits,
comme des animaux mondes719, pour en faire une bonne et heureuse digestion. La premiere
consideration est sur l'exemple d'une profonde et veritable humilité que nostre divin Sauveur et la
glorieuse Vierge nous donnent; la seconde, sur l'obeissance qui est entée sur l'humilité; et en
troisiesme lieu, sur la methode excellente qu'ils nous enseignent pour bien faire l'oraison.
Et premierement, quelle humilité plus grande et plus profonde se peut-il imaginer que celle
que Nostre Seigneur et Nostre Dame pratiquent en venant au Temple, [251] l'un pour y estre offert
comme tous les autres enfans des hommes pecheurs, et l'autre se venant purifier? C'est chose
certaine que Nostre Seigneur ne pouvoit estre obligé à cette ceremonie, puisqu'il estoit la pureté
mesme et qu'elle ne regardoit que les pecheurs. Quant à Nostre Dame, quelle necessité avoit-elle
713 Plusieurs raisons se réunissent pour autoriser à croire que ce sermon et le suivant sont de 1620, époque à laquelle,
selon le témoignage de sainte Jeanne-Françoise de Chantal, le saint Evèque prêchait fort souvent à la Visitation. De
plus, on reconnaît dans ces deux pièces le style de la Mère Claude-Agnès de La Roche. Enfin le sermon pour le
Vendredi-Saint contient diverses allusions qui ne permettent pas de lui assigner une autre date.
714 Psalmi XXXII, 9, CXLVIII, 5.
715 Plutarch., Opusc. de Iside et Osiride, c. XXXV.
716 Ezech., I, 5-8.
717 Exod., XXIV, 12, XXXIV, 1; II Cor. III, 7.
718 Lucae, II, 32-38.
719 Levit., XI, 2, 3, 47.
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de se purifier, puisqu'elle n'estoit ni ne pouvoit estre souillée, ayant receu une grace si excellente
dès l'instant de sa conception que celle des Cherubins et des Seraphins ne luy est nullement
comparable? car si bien Dieu les prevint de sa grace dès leur creation pour les empescher de tomber
en peché, neanmoins ils n'y furent pas confirmés dès cet instant en sorte qu'ils ne peussent plus
prevariquer, ains le furent par apres en vertu du choix qu'ils firent de se servir de cette premiere
grace, et par la volontaire sousmission de leur franc arbitre. Mais Nostre Dame fut prevenue de la
grace de Dieu et confirmée en icelle au mesme instant de sa conception, de sorte qu'elle ne pouvoit
en descheoir ni pecher. Neanmoins, et l'Enfant et la Mere, nonobstant leur incomparable pureté,
se viennent aujourd'huy presenter au Temple comme s'ils eussent esté pecheurs ainsy que le reste
des hommes. O acte d'humilité incomparable!
Plus la dignité des personnes qui s'humilient est grande, plus aussi l'acte d'humilité qu'elles
font est estimable720. O Dieu, quelle grandeur de Nostre Seigneur et de Nostre Dame qui est sa
Mere! Que c'est une consideration belle, et la plus utile et profitable que nous sceussions faire que
celle cy, de l'humilité que le Sauveur a si cherement aymée! Il semble qu'elle ait esté sa bien aymée
et qu'il ne soit descendu du Ciel pour venir en terre que pour l'amour d'elle721. C'est la plus grande
de toutes les vertus purement morales, car je n'entens pas parler de l'amour de Dieu et de la charité,
celle-cy n'estant pas seulement une vertu particuliere ains une vertu generale qui se respand sur
toutes les autres, et dont elles tirent leur splendeur. Mais quant aux vertus particulieres, il n'y en a
point de si grande ni de si necessaire que l'humilité. [252]
Nostre Seigneur l'a tellement cherie qu'il a mieux aymé mourir que d'en laisser la prattique.
Il a dit luy mesme722: Il n'y a point de plus grand amour que de mettre sa vie pour la chose aymée.
Or, il a vrayement donné sa vie pour cette vertu, car il a fait en mourant le plus excellent et le plus
souverain acte d'humilité qui se puisse jamais imaginer. L'Apostre saint Paul723, pour nous faire
concevoir en quelque façon l'amour que nostre Sauveur portoit à cette sainte vertu, dit qu'il s'est
humilié jusques à la mort et à la mort de la croix, comme voulant dire: Mon Maistre ne s'est pas
humilié seulement pour un temps ou pour quelques actions particulieres, ains jusques à la mort,
c'est à sçavoir dès l'instant de sa conception et puis tout le temps de sa vie jusques à la mort; et
non seulement jusques là, mais il l'a voulu mesme pratiquer en mourant. Et encherissant cette
humilité il adjouste: et la mort de la croix, mort la plus ignominieuse et pleine d'abjection sur tout
autre genre de mort.
Par ce divin exemple nous sommes enseignés qu'il ne nous faut pas contenter de pratiquer
l'humilité en quelques actions particulieres ou pour un temps seulement, ains tousjours et en toutes
occasions; non pas seulement jusques à la mort, mais jusques à la mortification de nous mesmes,
humiliant ainsy l'amour de nostre propre estime et l'estime de nostre propre amour. Il ne se faut
pas amuser à la prattique d'une certaine humilité de contenances et parolles, qui consiste à dire que
nous ne sommes rien et à faire tant de reverences et d'humiliations exterieures que vous voudrez,
et que sçay-je moy, choses semblables qui ne sont rien moins que l'humilité mesme. Or, celle-cy
pour estre bonne, doit non seulement nous faire connoistre, mais reconnoistre pour des vrays
neants qui ne meritons pas de vivre; elle nous rend souples, maniables et sousmis à un chacun,
observant par ce moyen ce precepte du Sauveur qui nous ordonne de renoncer à nous mesmes si
nous le voulons suivre724.
Il y en a plusieurs qui se trompent grandement en ce qu'ils pensent que l'humilité ne soit
propre à pratiquer [253] que par les novices et commençans, et que dès qu'ils ont fait un peu de
chemin en la voye de Dieu ils se peuvent bien relascher en cette prattique. Certes, s'estimans desja
assez sages, ils se trouvent estre bien sots725, car ne voyent-ils pas que Nostre Seigneur s'est
humilié jusques à la mort, c'est à dire tout le temps de sa vie? O que ce divin Maistre de nos ames
720 Cf. tom.VII hujus Edit., pp. 69, 70.
721 Cf. supra, pp. 163, 164.
722 Joan., XV, 13.
723 Philip., II, 8.
724 Matt., XVI, 24.
725 Rom., I, 22.
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sçavoit bien que son exemple nous estoit necessaire, car il n'avoit nul besoin de s'abaisser, et
neanmoins il a voulu perseverer à ce faire parce que la necessité estoit en nous. O que la
perseverance est grandement requise en ce sujet, car combien en a-t-on veu qui ayans fort bien
commencé en la prattique de l'humilité se sont perdus faute de perseverance. Nostre Seigneur n'a
pas dit: Celuy qui commencera, ains celuy qui perseverera en humilité sera sauvé726.
Qu'est-ce qui fit pecher les Anges sinon le defaut d'humilité? car si bien leur peché fut une
desobeissance, neanmoins, pour prendre toutes choses en leur origine, ce fut l'orgueil qui les fit
desobeir. Le miserable Lucifer commença à se mirer et contempler, puis il passa de là à s'admirer
et complaire en sa beauté, sur laquelle complaisance il dit: Je ne serviray point, et secoua ainsy le
joug de la sainte sousmission727. Il avoit bien rayson de se mirer et considerer son excellente nature,
mais non pas pour s'y complaire et en tirer de la vanité. Ce n'est point mal de se considerer soy
mesme pour glorifier Dieu des dons qu'il nous a faits, pourveu que nous ne passions à la vanité et
complaisance sur nous mesmes. C'est une parole des philosophes, mais qui a esté approuvée pour
bonne par les docteurs chrestiens: «Connois-toy toy mesme728,» c'est à dire, connois l'excellence
de ton ame à fin de ne la point avilir ni mespriser. Cependant il faut tousjours demeurer dans les
termes et limites d'une sainte et amoureuse reconnoissance envers Dieu de qui nous dependons et
qui nous a faits ce que nous sommes729.
Nos premiers peres et tous les autres qui ont peché ont presque tous esté esmeus à ce faire
par l'orgueil. Nostre Seigneur, comme un bon et amoureux medecin de nos ames, prend le mal en
sa racine, et au lieu de [254] l'orgueil il vient premierement planter la belle et utile plante de la tres
sainte humilité, vertu qui est d'autant plus necessaire que son vice contraire est plus general entre
tous les hommes. Nous avons veu comme l'orgueil s'est trouvé entre les Anges et comme le defaut
d'humilité les a fait perdre pour jamais; mais voyons comme entre les hommes, plusieurs, ayans
bien commencé, se sont perdus miserablement faute de perseverance en cette vertu. Le roy Saul
que ne fit-il pas au commencement de son regne? L'Escriture dit730 qu'il estoit en l'innocence d'un
enfant d'un an; et cependant il se pervertit de telle sorte par son orgueil qu'il merita d'estre reprouvé
de Dieu. Quelle humilité Judas ne tesmoigna-t-il pas vivant en la compagnie de Nostre Seigneur?
et cependant, voyez quel orgueil il avoit en mourant; ne se voulant point humilier et faire les actes
de penitence qui presupposent une tres grande et bonne humilité, il desespere d'obtenir le
pardon731. Superbe insupportable de ne vouloir s'abaisser devant la divine misericorde, de laquelle
nous devons attendre tout nostre bien et tout nostre bonheur.
Bref, c'est un mal commun entre tous les hommes; c'est pourquoy l'on ne peut jamais assez
prescher et inculquer dans leurs esprits la necessité de la perseverance en la prattique de la tres
sainte et tres aymable vertu d'humilité. Et à cette intention, Nostre Seigneur et Nostre Dame
viennent aujourd'huy prendre la marque des pecheurs, eux qui ne le pouvoyent estre, et s'assujettir
à la Loy qui n'estoit point faitte ni pour l'un ni pour l'autre. Humilité grande de s'abaisser ainsy. Ce
n'est pas grand chose ni un abaissement de grande importance que celuy que font les petits en
comparaison de celuy des geants. Les chats, les rats et autres telles bestes qui ont presque le ventre
rampant sur la terre n'ont pas grande difficulté de se relever quand ils sont une fois cheus ou
affaissés; mais les elephans, quand ils sont une fois baissés ou tombés, ils ont une tres grande peine
et difficulté à se relever et se remettre sur pied. De mesme ce n'est pas grand chose de nous voir
[255] abaisser et humilier nous autres qui ne sommes que des neants et qui ne meritons que
l'abjection et l'aneantissement; mais nostre cher Sauveur et la sacrée Vierge qui sont comme des
geants d'une grandeur et hauteur incomparable, leurs humiliations sont d'un prix inestimable. Dès
qu'ils se furent une fois humiliés, ils persevererent tout le temps de leur vie et ne se voulurent plus
relever; car Nostre Seigneur, et sa tres benite Mere à son imitation, s'humilia jusques à la mort et
726 Matt., X, 22, XXIV, 13.
727 Is., XIV, 13, 14; Jerem., II, 20.
728 Socratis dictum; ex inscript. Delph.
729 Ps. XCIX, 3.
730 I Reg., XIII, 1.
731 Matt., XXVII, 4, 5.
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la mort de la croix732. Mais nous autres miserables qui, comme des rats, des chats et autres tels
animaux, ne faisons que ramper et nous traisner sur la terre, dès que nous nous sommes abaissés
ou humiliés en quelques legeres occurrences, nous nous relevons tout incontinent, faisons les
hautains et recherchons d'estre estimés quelque chose de bon.
Nous sommes l'impureté mesme, et nous voulons qu'on nous croye purs et saints; folie
grande à la verité plus qu'il ne se peut dire. Nostre Dame n'a point peché, neanmoins elle veut bien
estre tenue pour pecheresse. Prenez, je vous prie, une fille d'Eve: comme quoy n'est-elle pas
ambitieuse de l'honneur et de se faire estimer? Certes, si bien ce mal est general entre les hommes,
cependant il semble que ce sexe y soit plus enclin que tout autre. Nostre glorieuse Maistresse
n'estoit nullement fille d'Eve selon l'esprit, ains seulement selon le sang, car elle ne fut jamais
qu'extremement humble et rabaissée, comme elle dit elle mesme en son sacré cantique733: Le
Seigneur a regardé l'humilité de sa servante, c'est pour quoy toutes les nations la prescheront
bienheureuse. Je sçay bien qu'elle entendoit ainsy, que Dieu avoit regardé sa petitesse et sa
bassesse734, mais c'est en cela mesme que nous reconnoissons davantage sa profonde et sincere
humilité. Escoutez-la, de grace, comme elle se mesestima tousjours, et principalement quand
l'Ange luy annonça qu'elle devoit estre Mere du Fils de Dieu: Je suis, dit-elle, sa servante735. Donc,
pour conclusion de ce premier point (car il faut estre court, d'autant que le sujet se presente fort
souvent), nous sommes enseignés par nostre divin Maistre de l'estime que nous devons faire [256]
de la tres sainte humilité qui a tousjours esté sa bien cherie. Aussi est-elle la base et le fondement
de tout l'edifice de nostre perfection, lequel ne peut subsister ni s'eslever que par le moyen de la
prattique d'une profonde, sincere et veritable reconnoissance de nostre petitesse et imbecillité, qui
nous porte à un vray aneantissement et mespris de nous mesmes.
Passons au second point, et disons que nostre divin Sauveur et sa tres benite Mere ont
tousjours accompagné leur humilité d'une parfaite obeissance; obeissance qui eut tant de puissance
sur l'un et sur l'autre qu'ils ont plus aymé mourir, et de la mort de la croix, que de manquer
d'obeir736. Nostre Seigneur mourut sur la croix par obeissance; et Nostre Dame, quels actes signalés
n'en fit-elle pas à l'heure mesme de la mort de son Fils qui estoit le cœur de ses entrailles? car elle
ne resista nullement à la volonté du Pere celeste, ains demeura ferme et constante au pied de la
croix737 et pleinement sousmise au divin bon playsir. Nous pouvons, ainsy que nous l'avons fait
pour l'humilité, dire les mesmes paroles de saint Paul738: Nostre Seigneur s'est fait obeissant
jusques à la mort, et à la mort de la croix; il ne fit jamais rien que par obeissance tout le temps de
sa vie, ce qu'il nous manifeste luy mesme quand il dit739: Je ne suis point venu pour faire ma
volonté, ains celle de Celuy qui m'a envoyé. Il regardoit donques tousjours et en toutes choses la
volonté de son Pere celeste pour la suivre, et non pas pour un temps, ains tousjours et jusques à la
mort.
Quant à Nostre Dame, voyez et considerez tout le cours de sa vie, vous n'y trouverez
qu'obeissance. Elle a tellement estimé cette vertu, que si bien elle avoit fait vœu de virginité,
neanmoins elle se sousmit au commandement qui luy fut fait de se marier. Apres, elle persevera
tousjours en obeissance, ainsy que nous voyons aujourd'huy, puisqu'elle vient au Temple pour
obeir à la loy de la purification, bien qu'elle n'eust nulle necessité de l'observer ni son Fils non
plus, comme nous l'avons desja touché au premier point; ains c'estoit une [257] obeissance
purement volontaire, et pour estre volontaire et non necessaire elle n'en estoit pas moindre. Elle a
mesme si cherement aymé cette vertu, que son sacré Fils avoit entée comme un divin greffe sur le
tronc de la sainte humilité, qu'elle n'en a point recommandé d'autre aux hommes. Il ne se trouve
point en l'Evangile qu'elle ait parlé, sinon aux noces de Cana en Galilée lors qu'elle dit: Faites ce
732 Vide supra, p. 253.
733 Lucae, I, 48.
734 Cf. tamen supra, pp. 162-164.
735 Lucae, I, 38.
736 Cf. S. Bern., ubi supra, p. 99.
737 John., XIX, 25.
738 Ubi supra, p. 253.
739 Joan., VI, 38.
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que mon Fils vous dira740, preschant ainsy l'observance de l'obeissance. Cette vertu est compagne
inseparable de l'humilité; elles ne se trouvent point l'une sans l'autre, car l'humilité fait que nous
nous sousmettons à obeir.
Nostre Dame et sacrée Maistresse ne craignoit pas de desobeir, parce qu'elle n'estoit
nullement obligée à la Loy qui n'estoit point faite pour elle ni pour son Fils, ains elle craignoit
l'ombre de la desobeissance; car si elle ne fust pas venue au Temple pour offrir Nostre Seigneur et
pour se purifier, quoy qu'elle n'en eust point besoin, estant toute pure, l'on eust peu trouver des
gens qui eussent voulu faire l'enqueste de sa vie à fin de sçavoir pourquoy elle ne faisoit pas comme
le reste des femmes. Elle vient donques aujourd'huy au Temple pour lever tout ombrage aux
hommes qui l'auroyent peu considerer, et pour nous monstrer encores que nous ne nous devons
pas contenter d'eviter les pechés ains l'ombre des pechés741, ne nous arrestans pas non plus à la
resolution que nous avons faite de ne point commettre tel ou tel peché, mais fuir mesme les
occasions qui nous pourroyent servir de tentation d'y tomber. Elle nous apprend aussi à ne nous
pas tenir pour satisfaits du tesmoignage de nostre bonne conscience, mais à prendre soin de lever
tout ombrage aux autres de se mal edifier de nous ou de nos deportemens. Ce que je dis pour
certaines personnes lesquelles, estans resolues de ne point commettre quelques pechés, ne se
soucient pas d'eviter les tesmoignages qu'elles rendent qu'elles les commettroyent volontiers si
elles osoyent.
O combien cet exemple que Nostre Seigneur et Nostre Dame nous donnent de la tres sainte
obeissance nous [258] devroit inciter à nous sousmettre absolument et sans aucune reserve à
l'observance de tout ce qui nous est commandé, et ne nous pas contenter de cela, mais observer
encores les choses qui nous sont conseillées pour nous rendre plus aggreables à la divine Bonté!
Mon Dieu, est-ce si grand chose de nous voir obeir, nous autres qui ne sommes nés que pour servir,
puisque le Roy supreme à qui toutes choses doivent estre sujettes742 s'est bien voulu assujettir à
l'obeissance? Recueillons donques cet exemple sacré que nous donnent le Sauveur et la glorieuse
Vierge, et apprenons à nous sousmettre, à nous rendre souples, maniables et faciles à tourner à
toutes mains par la tres sainte obeissance, et non pas pour un temps ni pour certains actes
particuliers, ains pour tousjours, tout le temps de nostre vie jusques à la mort.
Voyons en troisiesme lieu comme nous pouvons remarquer en l'Evangile d'aujourd'huy une
excellente maniere de bien faire l'oraison.743 Plusieurs se trompent grandement, croyant qu'il faille
tant de choses, tant de methodes pour la bien faire. L'on en voit aucuns qui sont en un grand
empressement à fin de rechercher tous les moyens possibles pour trouver un certain art qu'il leur
semble necessaire de sçavoir pour la bien faire, et ne cessent jamais de subtiliser et pointiller autour
de leur oraison pour voir comme ils la pourront faire ainsy qu'ils desirent. Les uns pensent qu'il ne
faille tousser ni se remuer, de crainte que l'Esprit de Dieu ne se retire: folie tres grande, comme si
l'Esprit de Dieu estoit si delicat qu'il dependist de la methode ou de la contenance de ceux qui font
l'oraison. Je ne dis pas qu'il ne faille se servir des methodes qui sont marquées; mais l'on ne s'y
doit pas attacher et les affecter tellement que nous mettions toute nostre confiance en icelles,
comme ceux qui pensent que pourveu qu'ils fassent tousjours leurs [259] considerations devant les
affections, tout va bien. Il est fort bon de faire des considerations, mais non pas de s'attacher
tellement à une methode ou à une autre qu'on pense que tout depende de nostre industrie.
Il n'y a qu'une seule chose necessaire pour bien faire l'oraison, qui est d'avoir Nostre
Seigneur entre nos bras; cela estant, elle est tousjours bien faitte de quelle façon que nous nous y
prenions. Il n'y a point d'autre finesse, et sans cette condition jamais nos oraisons ne vaudront rien
ni ne pourront estre receues de Dieu; car le divin Maistre l'a dit luy mesme744: Nul ne peut aller à
740 Joan., II, 5.
741 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, tom. V hujus Edit., p. 417, not. (1223).
742 Ps. CXVIII, 91.
743 La suite de cet alinéa, sauf la dernière phrase, est intercalée dans l'Entretien Des Sacremens, ainsi que les lignes
29-39 de p. 262, 1-4 de p. 263 et 4-15 de p. 264. (Voir ci-devant, p. 13, note (48), et au tome VI de notre Edition, les
pp. 347-349 et la Table de correspondance.)
744 Joan., XIV, 6.
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mon Pere que par moy. L'oraison n'est autre chose qu'une «eslevation de nostre esprit en Dieu745
que nous ne pouvons nullement faire de nous mesmes. Or, quand nous avons nostre Sauveur entre
nos bras, tout nous est rendu facile. Voyez, de grace, le saint homme Simeon comme il fait bien
l'oraison ayant Nostre Seigneur entre les siens. Laissez, dit-il, maintenant aller vostre serviteur en
paix, puisqu'il a veu son salutaire et son Dieu. Ce seroit une horrible meschanceté de vouloir
exclure Nostre Seigneur Jesus Christ de nostre oraison et de la penser bien faire sans son assistance,
puisque c'est une chose indubitable que nous ne pouvons estre aggreables au Pere eternel sinon
entant qu'il nous regarde à travers son Fils nostre Sauveur746; et non seulement les hommes, mais
encor les Anges, car si bien il n'en est pas le Redempteur, il est neanmoins leur Sauveur et ils ont
esté confirmés en grace par luy. Et tout ainsy comme quand on regarde au travers d'un verre rouge
ou violet, tout ce qu'on voit paroist à nos yeux de la mesme couleur, le Pere eternel nous regardant
au travers de la beauté et bonté de son Fils tres beni nous trouve beaux et bons selon qu'il nous
desire; mais sans cet artifice nous ne sommes que laideur et la difformité mesme.
J'ay dit que l'oraison est «une eslevation en Dieu.» Il est vray, car si bien en allant à Dieu
nous rencontrons les Anges ou les Saints en nostre chemin, nous n'eslevons pas nostre esprit à eux
ni ne leur addressons pas nos [260] oraisons, comme l'ont voulu dire meschamment les heretiques;
ains seulement nous les prions de joindre leurs oraisons aux nostres et en faire une sainte confusion,
à fin que par ce sacré meslange les nostres soyent mieux receues de la divine Bonté, qui les a
tousjours aggreables si nous menons quant et nous son cher Benjamin, ainsy que firent les enfans
de Jacob quand ils allerent voir leur frere Joseph en Egypte747. Si nous ne le conduisons avec nous,
nous aurons la mesme punition dont Joseph menaça ses freres, à sçavoir qu'ils ne verroyent plus
sa face et n'auroyent rien de luy s'ils ne luy menoyent leur petit frere748.
Nostre cher petit frere c'est ce beni Poupon que Nostre Dame vient aujourd'huy apporter
au Temple et qu'elle remet elle mesme ou par l'entremise de saint Joseph au bon viellard Simeon.
Il est plus probable que ce fut saint Joseph que non pas la sacrée Vierge, pour deux raysons, dont
l'une est que les peres venoyent offrir leurs enfans, comme y ayans plus de part que la mere mesme;
l'autre, que les femmes n'estans pas encores purifiées n'osoyent pas approcher de l'autel où se
faisoyent les offrandes749. Mais quoy qu'il en soit, il n'importe pas beaucoup; il suffit que saint
Simeon receut ce tres beni Poupon entre ses bras, ou des mains de Nostre Dame ou bien de saint
Joseph. O qu'heureux sont ceux qui vont au Temple disposés pour recevoir cette grace, d'obtenir
de cette divine Mere ou de son cher Espoux Nostre Seigneur et Maistre, car l'ayant entre nos bras
nous n'avons plus rien à desirer, et pouvons bien chanter ce divin cantique: Laissez maintenant
aller vostre serviteur en paix, o mon Dieu, puisque mon ame est pleinement satisfaite, possedant
tout ce qui est de plus desirable soit au Ciel soit en la terre750.
Mais considerons un peu, je vous prie, les conditions necessaires pour obtenir cette faveur
de prendre le Sauveur entre nos bras et de le recevoir des mains de Nostre Dame, comme saint
Simeon et Anne, cette bonne vefve qui eut le bonheur de se trouver au Temple en [261] ce mesme
temps. L'Eglise nous fait chanter que saint Simeon estoit juste, qu'il estoit timoré751. En plusieurs
endroits de l'Escriture Sainte ce mot de timoré nous fait entendre la reverence envers Dieu et les
choses de son service. Il estoit donc plein de reverence autour des choses sacrées; en apres, il
attendoit la redemption d'Israël et le Saint Esprit estoit en luy752. Ces quatre conditions sont
necessaires pour bien faire l'oraison, puisqu'il les faut avoir premier que nous puissions tenir Nostre
Seigneur entre nos bras, en quoy consiste la vraye oraison.
745 Cf. supra, p. 50.
746 Cf. Ps. LXXXIII, 10; Rom., VIII, 29.
747 Gen., XLIII, 15. Cf. tom. praeced. hujus Edit., Serm. XCIII, CIX.
748 Genes., XLII, 20, XLIII, 3.
749 Levit., XII, 4.
750 Ps. LXXII, 25.
751 Antiph. Ia in Laud. Purifie., ex Luc., II, 25.
752 Luc., ibid.
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15.10 Page 150

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Premierement, Simeon estoit juste; qu'est-ce à dire cela, sinon qu'il avoit ajusté sa volonté
à celle de Dieu753? Estre juste n'est autre qu'estre selon le cœur de Dieu et vivre selon son bon
playsir. Quant à nous autres, nous sommes d'autant moins capables de faire la tres sainte oraison,
que nous avons nostre volonté moins unie et ajustée avec celle de Nostre Seigneur. Il faut que je
me fasse mieux entendre. Demandez à une personne où elle va: Je m'en vay faire l'oraison. Cela
est bon, Dieu vous veuille acheminer au but de vostre desir et entreprise; mais dites-moy, je vous
prie, qu'est-ce que vous y allez faire? Je m'en vay demander à Dieu des consolations. C'est bien
dit; vous ne voulez donques pas ajuster vostre volonté à celle de Dieu qui veut que vous y ayez
des secheresses et des sterilités? cela n'est pas estre juste. Oh! je m'en vay demander à Dieu qu'il
me delivre de tant de distractions qui m'y arrivent et qui m'y importunent.754 Helas, ne voyez-vous
pas que tout cela n'est pas rendre vostre volonté capable d'estre unie et ajustée à celle de Nostre
Seigneur, qui veut qu'entrant à l'oraison vous soyez resolue d'y souffrir la peine des continuelles
distractions, secheresses et degousts qui vous y surviendront, demeurant aussi contente que si vous
y aviez beaucoup de consolations et de tranquillité, puisque c'est une chose certaine que vostre
oraison ne sera pas moins aggreable à Dieu, ni à vous moins utile, pour estre faite avec plus de
difficultés. Pourveu que nous ajustions nostre volonté avec celle de la divine Majesté [262] en
toutes sortes d'evenemens, soit en l'oraison ou ès autres occurrences, nous ferons tousjours nos
oraisons et toutes autres choses utilement et aggreablement aux yeux de sa Bonté.
La seconde condition que nous trouvons estre necessaire pour bien faire l'oraison est que
nous attendions, comme le bon saint Simeon, la redemption d'Israël, c'est à dire que nous vivions
en l'attente de nostre propre perfection.755 O qu'heureux sont ceux qui vivans en attente ne se
lassent point d'attendre! Ce que je dis pour plusieurs lesquels ayans le desir de se perfectionner par
l'acquisition des vertus les voudroyent avoir toutes d'un coup, comme si la perfection ne consistoit
qu'à la desirer. Ce seroit certes un grand bien si nous pouvions estre humbles tout aussi tost que
nous avons desiré de l'estre, sans autre peine; ou bien si un Ange pouvoit un jour remplir une
sacristie de vertus et de la perfection mesme, et que nous n'eussions à faire que d'entrer là dedans
et nous revestir d'icelle comme nous ferions d'une robe; certes, ce seroit bien aggreable. Mais cela
ne se pouvant, il faut que nous nous accoustumions à rechercher l'evenement de nostre perfection
selon les voyes ordinaires, en tranquillité de cœur, faisant tout ce que nous pouvons pour acquerir
les vertus par la fidelité que nous aurons à les pratiquer, un chacun selon nostre condition et
vocation; et demeurons en attente pour ce qui regarde de parvenir tost ou tard au but de nostre
pretention, laissant cela à la divine Providence, laquelle aura soin de nous consoler, comme saint
Simeon, au temps qu'elle a destiné de le faire756. Et quand mesme ce ne seroit qu'à l'heure de nostre
mort, cela nous doit suffire, pourveu que nous rendions nostre devoir en faisant tousjours ce qui
est en nous et en nostre pouvoir. Nous aurons tousjours assez tost ce que nous desirons, quand
nous l'aurons lors qu'il plaira à Dieu de nous le donner. [263]
La troisiesme condition est qu'il faut estre, comme saint Simeon, timoré, c'est à dire plein
de reverence devant Dieu au temps de la sainte oraison.757 Car, en quel respect et en quelle
reverence ne devons nous pas estre en parlant à la divine Majesté, puisque les Anges qui sont si
purs tremblent en sa presence? Mais, mon Dieu, je ne puis point avoir ce sentiment de la presence
de Dieu qui cause une si grande humiliation de toute l'ame, c'est à dire de toutes les facultés de
nostre ame, en fin cette reverence sensible qui me feroit aneantir si doucement et aggreablement
devant Dieu. Or, ce n'est pas de celle cy que j'entens parler, ains de celle qui fait que la partie
supreme et la pointe de nostre esprit se tient basse et en humilité devant Dieu, en reconnoissance
de son infinie grandeur et de nostre profonde petitesse et indignité. O qu'il faisoit bon voir le
753 Cf. Entretien XIX, cub finem.
754 Vid. not. (743), p. 259.
755 La suite de cet alinéa, sauf les. lignes 16-21, figure dans l'Entretien De l'Obeissance. (Voir tome VI de cette Edition,
pp. 164, 165, et la Table de correspondance.)
756 I Petri, ult., 7, 10.
757 Vid. not. (743), p. 259.
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respect avec lequel ce saint homme Simeon tenoit le divin Enfant entre ses bras, puisqu'il avoit la
connoissance de la souveraine dignité de Celuy qu'il tenoit!
En quatriesme lieu, il est dit que le Saint Esprit estoit en saint Simeon et qu'il faisoit sa
demeure en luy; ce fut pour cela qu'il merita de voir Nostre Seigneur et de le tenir entre ses bras.
Il est donques necessaire que nous donnions place en nous au Saint Esprit, si nous voulons que
Nostre Dame ou saint Joseph nous donne à tenir et porter entre nos bras ce divin Sauveur de nos
ames auquel consiste tout nostre bonheur, puisque nous ne pouvons avoir acces vers son Pere
celeste que par son entremise et par sa faveur758. Or, que faut-il faire pour donner place en nous au
Saint Esprit? L'Esprit du Seigneur a esté respandu sur toute la terre759; mais pourtant il est dit en
un autre endroit760 qu'il n'habite point en un cœur feint et dissimulé. Grand cas que ce divin Esprit
ne fasse nulle reserve pour n'habiter point en nous, que celle de la feintise et artifice! Il faut donc
estre simples et naïfs, si nous voulons qu'il vienne en nous, et par apres Nostre Seigneur; car le
Saint Esprit semble estre le fourrier de nostre Sauveur Jesus Christ, et comme il procede de luy de
toute eternité entant que [264] Dieu, il semble qu'il luy rende son change, Nostre Seigneur
procedant de luy entant qu'homme.
Que nous reste-t-il donc plus à dire maintenant, sinon qu'ayant dès cette vie perissable et
mortelle le Saint Esprit en nous, nous tenant en grand respect et reverence devant la divine Majesté
en attendant avec sous-mission l'evenement de nostre perfection et ajustant, autant qu'il nous sera
possible, nostre volonté à celle de Dieu, nous aurons le bonheur de porter le Sauveur entre nos
bras, et au moyen de cette grace nous serons bienheureux eternellement. Amen. [265]
758 Rom., V, 2; Ephes. II, 18, III, 11.
759 Sap., I, 7.
760 Ibid., vv. 4, 5.
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XXIX. Sermon pour le Vendredi-Saint
17 avril 1620
Le grand Apostre saint Paul, predicateur de la Croix de Nostre Seigneur, raconte761
qu'estant allé un jour en la ville d'Athenes il fit de ses yeux le rencontre d'un autel qui avoit pour
tiltre: Au Dieu inconneu. Je rencontray de mes yeux, dit-il, un autel dedié au Dieu inconneu; et de
là il print occasion de prescher aux Atheniens quel estoit ce Dieu inconneu qu'ils adoroyent. O
bien aymés et tres chers Atheniens, leur disoit ce grand predicateur de la Croix, ce Dieu que vous
ne connoissez point encores et que tout maintenant je vous veux faire connoistre n'est autre que
Dieu le Pere tout puissant, qui a envoyé son Fils ça bas en terre pour prendre nostre nature humaine;
en icelle, bien qu'il fust Dieu comme son Pere, de mesme nature et essence que luy, ce divin Fils
a neanmoins souffert la mort, et la mort de la croix762, pour satisfaire à la justice de Dieu son Pere
justement indigné contre les hommes en suite du peché de nos premiers parens, peché qui nous
eust sans doute causé à tous la mort eternelle. Les Atheniens, comme la pluspart des hommes de
ce temps-là, reconnoissoyent plusieurs dieux, mais en fin ils confessoyent qu'entre tous ceux-là il
y en avoit un qu'ils ne connoissoyent point.
Le grand Apostre donc print sujet de cette inscription pour leur faire une excellente
predication, leur donnant à entendre avec des termes admirables quel estoit ce Dieu qu'ils
ignoroyent encores. Et moy, mes tres cheres [266] Sœurs, ayant à vous entretenir icy quelque peu
de temps, j'ay jetté les yeux de ma consideration sur le tiltre que j'ay veu non au dessus de l'autel
des Atheniens, mais au dessus de cet autel incomparable sur lequel nostre Sauveur et Maistre s'est
offert pour nous à Dieu son Pere en sacrifice tres aggreable et d'une suavité nompareille, autel qui
n'est autre que la Croix, laquelle despuis a tousjours esté honnorée comme tres pretieuse et
adorable. Or, ayant consideré le tiltre placé sur icelle, j'ay pensé qu'à l'imitation du predicateur de
la Croix, je ne devois pas rechercher autre sujet pour fondement de ce que je vous devois dire. Non
pas que je vous veuille parler d'un Dieu inconneu, car grace à sa bonté nous le connoissons; mais
certes, je pourrois bien parler d'un Dieu mesconneu. Nous ne vous ferons donc pas connoistre,
mais nous vous ferons reconnoistre ce Dieu tant aymable qui est mort pour nous.
Oh que c'est une chose utile que cette reconnoissance! Car veritablement, au dire de
plusieurs, Abraham, Isaac et Jacob eussent eu quelque excuse s'ils n'eussent pas reconneu la divine
Majesté, d'autant qu'ils ne l'avoyent pas conneue si clairement que nous, qui sommes hors d'excuse,
ayans appris de Dieu mesme ce qu'il est, par la divine bouche de Nostre Seigneur qui est, comme
nous avons dit, un mesme Dieu avec son Pere. Les Chrestiens seront inexcusables763 de ne l'avoir
pas aymé et servi de tout leur cœur, puisqu'ils ont esté si bien enseignés combien il est aymable et
comme cherement il les a aymés en donnant sa vie pour eux764.
Or je n'entens pas vous parler, mes cheres Sœurs, avec combien d'ignominies, de douleurs,
d'amertumes, d'angoisses, de vituperes, d'affronts, de mespris nostre divin Maistre souffrit la mort,
ni moins vous faire un narré de la cruauté envenimée avec laquelle les Juifs l'attacherent à la croix;
car vous sçavez que je vous ay tousjours fait entendre que c'est la moindre consideration en la
Passion de nostre Sauveur que celle cy, et celle sur laquelle vous vous devez moins arrester,
puisque l'affection de compassion sur ses souffrances est la moins utile. [267] Luy mesme a semblé
nous le vouloir inculquer lors qu'il dit aux femmes qui le suivoyent de ne point pleurer sur luy,
ains sur elles mesmes765. Si nous avons des larmes, pleurons tout simplement, car nous ne les
sçaurions jetter pour un plus digne sujet; mais ne nous arrestons pas là, passons à des
considerations plus utiles selon que le requiert le patir de nostre Sauveur.
761 Act., XVII, 22, 23.
762 Philip., II, 6-8.
763 Rom., I, 20.
764 Cf. Galat., II, 20; Ephes., V, 2.
765 Lucae, XXIII, 27, 28.
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16.3 Page 153

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Je reprens donques mon propos et considere le tiltre qui est posé sur le haut de la croix. O
qu'il est admirable! Je suis presque ravi en le considerant. Jesus Nazarenus, Rex Judaeorum766.
Qui eust jamais pensé que des paroles si saintes eussent esté prononcées par la miserable bouche
d'un si meschant homme qu'estoit Pilate? Pourtant elles furent tres veritables, et Nostre Seigneur
les confirma pour telles en sa Passion, ainsy que nous verrons en la suite de nostre discours. C'est
chose remarquable combien les Juifs dirent de belles paroles en la mort de nostre Sauveur, quoy
qu'ils ne les entendissent pas et les dissent malicieusement et à mauvaise intention. Quelle sentence
plus belle et plus vraye peut estre prononcée, que celle du plus meschant d'entre tous les hommes,
ce miserable Caïphe: Il est requis qu'un homme meure (c'est à dire, un homme le plus excellent
d'entre tous les hommes), de peur que tous les autres ne perissent, que toutes les gens ne
perissent767. Et les Juifs: Que son sang soit respandu sur nous et sur nos enfans768. Ce qui arriva
tant en la personne de plusieurs d'entre eux, comme en la conversion des Apostres et des autres
disciples qui estoyent leurs enfans. Pilate ayant escrit le tiltre de la croix: Ce que j'ay escrit est
escrit, dit-il; il est ainsy, reconfirmant cette verité769.
Mais que veulent donc signifier ces divines paroles? Premierement, Jesus est autant à dire
que Sauveur; deuxiesmement, de Nazareth, ville fleurissante, fleurie; en troisiesme lieu, il est dit
que Nostre Seigneur estoit Roy: trois qualités qui luy sont extremement bien deuës.
Et d'abord, il est Sauveur. O combien cecy est veritable! Il est Sauveur non seulement des
hommes mais [268] aussi des Anges. Tous tiennent le salut de la divine Bonté, et l'ont en vertu de
la Mort et Passion de Jesus Christ; car de toute eternité il projetta cette misericordieuse pensée770
qu'il mourroit pour tous. Mais il faut confesser que les hommes ont un sujet d'une consolation
inexplicable en cette Mort et Passion de Nostre Seigneur; car si bien il est le Sauveur des Anges il
n'est pas pourtant leur Redempteur771, mais ouy bien des hommes. Aussi tost que les Anges eurent
peché ils furent en mesme temps confirmés en leur malice par la volontaire election qu'ils firent
du mal et de ce qui pouvoit estre desaggreable à Dieu; si que dès lors il n'y eut plus d'esperance
pour eux de s'en pouvoir desprendre. Dès qu'ils eurent esleu le peché ils furent rendus ses
esclaves772; ils furent cloués et attachés de telle façon à la perdition que jamais plus il ne leur sera
possible de s'en destacher. Ils se servirent malheureusement de leur franc arbitre contre la volonté
divine, c'est pourquoy ce franc arbitre a esté fait serf des peines infernales pour jamais. Mais dès
que l'homme eut mangé du fruit defendu de l'arbre de science du bien et du mal773, Nostre
Seigneur, c'est à dire la seconde Personne de la sainte Trinité, resolut de venir racheter ce pauvre
homme au prix de son tres pretieux sang, se revestant de la nature humaine qu'il unit
inseparablement à sa Personne divine pour se rendre capable de patir et mourir ainsy qu'il a fait.
O quelle pensée suave et aggreable plus qu'il ne se peut dire, quelle joye, quelle douceur
de cœur, quelle delectation doit causer à l'homme cette verité, que Nostre Seigneur est son
Redempteur et qu'il tient la vie de luy! La vie luy a esté donnée à fin qu'il la donnast à un chacun
et que tous la tinssent de luy comme il la tenoit de son Pere774. Ce n'est pas de la vie corporelle que
nous entendons parler, car nul n'en peut douter, ains de la vie spirituelle. Or, Nostre Seigneur
possede une vie non commune et petite, mais une vie surabondante775, à fin qu'un chacun des
hommes y participast et vescust de la mesme vie, qui est celle de la grace, toute parfaite et tout
aymable. Mais pour nous acquerir cette vie, Nostre [269] Seigneur nous l'a achetée au prix de son
sang776 et a livré la sienne: donques nostre vie n'est pas nostre, ains sienne, nous ne sommes plus
766 Joan., XIX, 19.
767 Ibid., XI, 49, 50.
768 Matt., XXVII, 25.
769 Joan., XIX, 22.
770 Jerem., XXIX, 11, XXXI, 3. Cf. Introd. a la Vie dev., Partie V, c. XIV.
771 Cf. supra, p. 260.
772 Joan., VIII, 34; Rom., VI, 16; II Petri, II, 19.
773 Gen., II, 17, III, 6.
774 Joan., V, 24-26, VI, 58.
775 Ibid., X, 10.
776 I Corinth., VI, ult.; I Petri, I, 18, 19.
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à nous, ains à luy. Puisqu'il nous a achetés, nous sommes ses esclaves; quel heureux esclavage! Il
ne faut donques plus vivre pour nous ains pour luy777. O que cette rayson est puissante pour nous
faire dedier totalement au service de cet amour celeste duquel nous avons esté si cherement
favorisés, et si je l'ose dire, au dessus des Anges mesmes.
Voyons maintenant comme Nostre Seigneur se monstra veritablement Sauveur et
Redempteur des hommes en sa Mort et Passion. Les felons Juifs ayans presque assouvi leur cruauté
barbare et inouïe sur ce tres doux Aigneau778, l'ayans attaché à la croix, et vomi de leurs miserables
bouches plusieurs execrables blasphemes contre sa divine Majesté, nostre Sauveur se print à crier
ces divines parolles comme en contrecarrant ces injustes et indignes blasphemes: Pere, pardonnez-
leur, car ils ne sçavent ce qu'ils font779. Mon Dieu, que ces parolles sont admirables! Considerez,
je vous prie, la douceur du cœur de nostre Maistre, et voyez comme la charité recherche des
artifices pour parvenir au but de sa pretention qui est la gloire de Dieu et le salut du prochain. Mon
Pere, s'escrie nostre cher Sauveur; comme s'il eust voulu dire: Je suis vostre Fils, resouvenez-vous
que vous estes mon Pere, et partant que vous ne me devez rien refuser. Et qu'est-ce qu'il demande?
Rien pour luy, car il s'est oublié soy mesme. Il souffre beaucoup plus qu'il ne se peut jamais
imaginer, mais pourtant il ne pense point à luy ni à ce qu'il endure; il fait tout au contraire de nous
autres qui ne pouvons penser qu'à nostre douleur quand nous en avons, et oublions presque toutes
autres choses; ouy mesme un mal de dents nous oste le souvenir de ce qui est autour de nous, tant
nous nous aymons nous mesmes et nous sommes attachés à cette miserable chair.
Les hommes pensent presque toute leur vie à ce qu'ils ont à faire à leur mort, comme quoy
ils pourront bien establir leurs dernieres volontés à fin qu'elles soyent [270] bien entendues de ceux
qu'ils laissent apres eux, soit leurs enfans ou autres qui doivent heriter de leurs biens. Et pour cela,
plusieurs font leur testament en pleine santé craignant que l'effort des douleurs mortelles ne leur
oste le moyen de manifester leurs intentions à leur trespas. Mais Nostre Seigneur sçachant qu'il
mettroit sa vie et la garderoit comme et quand il luy plairoit780, remit à faire son testament à la
mort, testament qu'il scella et cachetta avant mesme qu'il fust escrit et prononcé.
Les hommes, pour monstrer que ce qui est escrit est leur volonté et qu'ils entendent qu'il
soit ainsy fait, le cachettent de leur sceau, mais ils ne l'appliquent qu'apres que tout est parachevé.
Le Sauveur ne voulant prononcer son testament qu'en la croix et un peu avant que de mourir,
appliqua neanmoins son sceau et cachetta son testament avant toutes autres choses. Son sceau n'est
autre que luy mesme, ainsy qu'il l'avoit fait dire à Salomon parlant en sa personne à l'ame devote781:
Mets moy comme un sceau sur ton cœur et comme un cachet sur ton bras. Il appliqua ce sceau
sacré lors qu'il institua le tres saint et tres adorable Sacrement de l'autel, qu'il appelle son nouveau
testament782; Sacrement qui contient en soy la Divinité et l'humanité tout ensemble, et entierement
la Personne sacrée de Nostre Seigneur.
Il se posa et appliqua donques sur nos cœurs par le moyen de la tres sainte Communion
comme un sceau sacré et un cachet tres aymable. Puis il fit son testament, manifestant ses dernieres
volontés sur la croix un peu avant que de mourir, à fin qu'un chacun des hommes qui devoyent
estre ses coheritiers783 au Royaume de son Pere celeste fussent grandement bien instruits, tant de
ce qu'ils devoyent faire comme de l'affection incomparable qu'il avoit pour eux. Il s'oublie soy
mesme pour penser premierement à eux, tant sa charité est grande, puis en apres il retournera à
soy mesme.
Son testament, mes cheres ames, n'est autre que les divines paroles qu'il prononça estant
en la croix. Absorbé donques en cet amour qu'il portoit aux pecheurs, il se [271] print à amadouer
son Pere celeste l'appellant Pere: Mon Pere, par donnez-leur, parce qu'ils ne sçavent ce qu'ils font.
777 II Corinth., V, 15. Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. VII, c. VIII.
778 Jerem., XI, 19.
779 Lucae, XXIII, 34.
780 Joan., X, 17, 18.
781 Cant., ult., 6.
782 Matt., XXVI, 28; Lucae, XXII, 20; I Cor., XI, 25.
783 Rom., VIII, 17.
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O que voicy un document incomparable d'une parfaite charité! Aymez-vous les uns les autres
comme je vous ay aymès784, disoit-il souvent preschant au peuple ou à ses Apostres, de telle sorte
qu'il sembloit n'avoir point tant d'affection pour autre chose que pour inculquer cette tres sainte
dilection.785 Mais maintenant il en donne un exemple du tout inimaginable: il excuse ceux-là
mesme qui le crucifioyent et l'injurioyent d'une rage toute barbare, et cherche des inventions pour
faire que son Pere leur pardonne, et cela en l'acte mesme du peché et de l'injure. O que nous
sommes miserables nous autres, car à peine pouvons-nous oublier une injure dix ans apres qu'elle
nous a esté faite; ouy mesme il s'en est trouvé qui à l'heure de la mort ne pouvoyent ouïr parler de
ceux dont ils avoyent receu quelque outrage et ne leur vouloyent pardonner. O Dieu, quelle misere
est la nostre! A peine pouvons-nous pardonner à nos ennemis, et Nostre Seigneur les aymoit si
cherement et prioit ardemment pour eux!
Cette priere si admirable porta un tel fruit que plusieurs d'entre eux se convertirent: aucuns
tout sur le champ, confessant, apres l'avoir ouïe, que cela estant tout à fait au dessus de la nature
humaine, il estoit veritablement Fils de Dieu786. Les autres firent comme une biche laquelle estant
blessée va neanmoins rendre les abbois encores assez loin du lieu où elle a receu le coup de la
mort. Nostre divin Maistre avoit obtenu de son Pere celeste qu'il envoyast des hauts lieux plusieurs
traits et sagettes dans les cœurs de ceux pour qui il prioit; ce qu'il fit tout ainsy qu'il avoit desiré.
Mais pourtant plusieurs ne rendirent pas sur l'heure mesme leur vie par leur conversion, ains
porterent le coup de ces divines sagettes des remords interieurs jusques à la Pentecoste, jour auquel,
en la premiere predication de saint Pierre, se convertirent bien trois mille personnes787, entre
lesquelles estoyent indubitablement plusieurs de ceux qui se trouverent à la mort de nostre
Sauveur; conversion [272] qui appartenoit au merite de cette tant admirable priere qu'il fit à son
Pere celeste en l'acte mesme des injures et meschancetés que ses ennemis luy faisoyent souffrir.
Chose estrange certes, en mesme temps que les hommes pervers et malheureux
vomissoyent contre sa divine Majesté et contre celle de son Pere ces blasphemes insupportables:
S'il est tout puissant comme il dit, et se confie en son Pere qui l'a envoyé, qu'il l'appelle maintenant
et qu'il le sauve; s'il veut que nous croy ions en luy, qu'il se sauve maintenant soy mesme; il dit
qu'il restablira le Temple en trois jours, et semblables paroles vrayement diaboliques788, Nostre
Seigneur, dis-je, à mesme temps eslançoit vers Dieu des souspirs de compassion et des parolles
plus douces que le miel789 et le sucre à fin qu'il leur pardonnast leurs forfaits et leur donnast sa
grace. Voyez donques comme Nostre Seigneur est tres justement appellé Sauveur.
Mais outre la grace qu'il octroye aux pecheurs, il la demande pour eux à son Pere celeste
avec une charité si artificieuse qu'il ne l'appelle point son Dieu ni Seigneur, comme nous verrons
qu'il fera cy apres en parlant pour soy, ains il l'appelle mon Pere, sçachant bien que ce mot si tendre
estant prononcé par l'amour cordial, est plus respectueux que celuy de mon Seigneur, et que partant
il seroit plus tost exaucé. Et semble qu'il commence par là sa priere pour charmer ce cœur paternel,
à fin qu'il pardonne aux pauvres pecheurs pour lesquels il se rendoit pleige et caution devant la
justice divine; comme s'il eust voulu dire: Mon Pere, pardonnez à ces pauvres pecheurs et à ceux
mesme qui me crucifient, car je suis icy pour payer pour eux. je ne demande pas que vous me
pardonniez à moy, car je suis monté sur le comptoir de la croix à fin de satisfaire à toutes leurs
dettes; et pour que vous ne leur demandiez rien et que vostre bonté leur pardonne je respandray
jusques à la derniere goutte de mon sang, bien qu'une seule fust suffisante. Je me sousmets de tres
bon cœur à supporter les effects de vostre justice, prenez sur moy la vengeance de leurs pechés;
mais quant aux pecheurs, pardonnez [273] leur, car telle est ma volonté. O Dieu, quelle bonté et
quelle douceur du cœur de nostre tres doux Sauveur!
784 Jonn., XIII, 34, XV, 12. Cf. Matt., V, 44, Lucae, X, 37.
785 Vide Entretien IV, tom. VI, huj. Edit., p. 66, 11. 2-9. Cf. supra, p. 145, not. (437).
786 Matt., XXVII, 54; Marc., XV, 39.
787 Act., II, 41.
788 Matt., XXVII, 39-43; Marc., XV, 29-32; Lucae, XXIII, 35-37.
789 Ps. CXVIII, 103.
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Le premier legat qu'il fit en son testament fut de donner aux pecheurs sa grace, par le moyen
de laquelle ils peussent par apres parvenir à sa gloire, où nul ne peut entrer sans sa grace et sans
les merites de sa Passion. Ayant donques desja monstré qu'en donnant sa grace aux pecheurs il
estoit tres veritablement appellé Sauveur, il promet la gloire au bon larron qui estoit penitent790.
Mais il faut remarquer en passant que l'un des larrons se convertit et l'autre non. Nous autres, dit
le bon larron, sommes tres justement punis de nos mesfaits, car nous avons tousjours esté meschans
et malheureux, ayans commis des grandes voleries: il confessa ainsy ses pechés. Nous en pourrions
bien faire autant toutes fois et quantes que nous recevons quelque affliction. Nous sommes tres
justement punis, devrions nous dire, faisant ainsy de necessité vertu, et confessant nos pechés;
mais helas, nous nous comportons comme l'autre larron qui demeura en son endurcissement, et
blasphemoit encores en mourant.
Soudain apres avoir fait sa confession, le bon larron demanda l'absolution: Hé, Seigneur,
adjousta-t-il, souviens toy de moy quand tu seras en ton Royaume. A quoy nostre cher Sauveur
respondit gracieusement: Aujourd'huy tu seras avec moy en Paradis. Et ce fut la premiere fois qu'il
le promit, à ce que l'on sçache. O quelle douce et aymable parolle: Aujourd'huy tu seras avec moy.
Grand a tousjours esté l'amour de Nostre Seigneur envers les penitens. Peu auparavant il demandoit
que la grace fust donnée aux pecheurs; maintenant il donne la gloire aux penitens. La grace rend
les pecheurs penitens, et ceux-ci sont seuls rendus dignes de la gloire. Le Ciel n'est presque rempli
que de penitens. Il n'y a que Nostre Dame, saint Jean Baptiste, saint Joseph et quelques autres qui
ayent esté exempts de peché et prevenus de la grace qui les a empeschés d'y tomber. La tres sainte
Vierge l'a esté d'une façon toute particuliere au dessus de tous autres, car elle ne fut pas [274]
seulement preservée de peché tant originel qu'actuel, mais elle fut aussi preservée de l'ombre
d'iceluy, ne commettant pas mesme des imperfections pour petites qu'elles peussent estre.
Le Paradis est tout tapissé de penitens, et, comme nous avons dit, l'on n'y voit presque autre
chose. Les Martyrs ont esté penitens en respandant leur sang dans lequel ils ont esté lavés comme
dans un bain de penitence; tous les tourmens qu'ils ont soufferts n'ont esté que des actes de
penitence. Les Vierges ont esté penitentes, les Confesseurs aussi; bref, nul n'est entré au Ciel sans
penitence et sans se reconnoistre pour pecheur, excepté ceux dont nous avons parlé. Tous sans
exception ont eu besoin du merite du sang respandu par Nostre Seigneur, lequel, comme je crois,
jettoit des odeurs et des parfums si excellens, tant devant la Majesté du Pere eternel que devant les
hommes, qu'il estoit presqu'impossible qu'il ne fust reconneu pour estre le sang non d'un homme
seulement, mais d'un homme Dieu.
Il m'est advis que ce sang tres sacré estoit comme l'encens lequel estant jetté dessus le feu
respand de toutes parts autour d'iceluy sa fumée odoriferante, voire exhale cette fumée en haut;
ainsy le sang de Nostre Seigneur distillant de son corps tres sacré en terre jusques à la derniere
goutte, jettoit des parfums de tous costés791. Aussi cette odeur pretieuse parvint jusques au bon
larron, lequel fut rempli d'une si grande suavité qu'il se convertit à l'instant et merita d'ouïr cette
tant gracieuse parolle: Aujourd'huy tu seras avec moy en Paradis, Paradis dont nostre Sauveur
n'avoit pas voulu parler jusques à maintenant qu'il estoit si proche d'y entrer et se trouvoit desja à
la porte. N'est-ce pas une vraye marque que Nostre Seigneur estoit vrayement nostre Sauveur,
puisqu'il promet si absolument la gloire qu'il ne differe point de la donner, ains dit aujourd'huy?
O parolle de grande consolation pour les pecheurs penitens, car ce que sa Bonté a fait pour le bon
larron elle le fera pour tous les autres enfans de la Croix qui sont les Chrestiens. O heureux enfans
de la Croix, puisque vous [275] estes asseurés qu'au mesme temps que vous serez penitens et vous
repentirez de vos pechés, nostre Sauveur sera vostre Redempteur et vous donnera la gloire!
Cependant il luy restoit encores quelque legat à faire en son divin testament. Et quoy, me
direz-vous, qu'y a-t-il autre chose? Quoy, mes chers Sœurs? Il y a une certaine delicatesse
spirituelle dont il devoit faire present à ses plus chers amis, delicatesse qui n'est autre qu'un moyen
tres singulier pour conserver la grace acquise et pour parvenir au plus haut degré de gloire.
Regardant donques de ses yeux pleins de compassion sa tres benite Mere, qui estoit debout au pied
790 Lucae, XXIII, 59-43.
791 Cf. Ephes., V, 2.
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de la croix avec son bien aymé disciple, il ne luy voulut pas donner la grace ou la demander pour
elle, car elle la possedoit desja fort excellemment, ni moins luy promettre la gloire, car elle en
estoit toute asseurée; mais il luy donna une certaine union de cœur et amour tendre pour le
prochain, cet amour des uns pour les autres qui est un don des plus grans que sa bonté fasse aux
hommes.
Mais quel amour? Un amour maternel. Femme, dit-il, voyla ton fils792. O Dieu, quel
eschange; du Fils au serviteur, de Dieu à la creature793! Neanmoins elle ne refuse point, sçachant
bien qu'en la personne de saint Jean elle acceptoit pour siens tous les enfans de la Croix et qu'elle
en seroit la chere Mere. Nostre divin Maistre nous enseignoit par là que si nous voulons avoir part
en son testament et aux merites de sa Mort et Passion, il faut que nous nous aymions tous les uns
les autres de cet amour tendre et grandement cordial du fils envers la mere et de la mere envers le
fils, qui est en quelque façon plus grand que non pas celuy des peres.
Il nous faut remarquer que Nostre Dame estoit debout au pied de la croix. En quoy certes
ont grand tort ceux qui pensent qu'elle fut tellement outrée de douleur qu'elle en demeura pasmée;
car sans doute cela n'est point, ains elle demeura ferme et constante, bien que son affliction fust la
plus grande que jamais femme aye ressenti pour la mort de son enfant, parce qu'il ne s'en est jamais
trouvé qui ayt eu autant d'amour qu'elle en avoit pour Nostre [276] Seigneur, non seulement parce
qu'il estoit son Dieu, mais aussi parce qu'il estoit son Fils tres cher et tres aymable.
Grande fut la constance de la tres sainte Vierge et du bien aymé Disciple; c'est pourquoy
celuy cy fut favorisé du don que sa bonté luy fit de sa tres sainte Mere, Mere la plus aymable qu'il
soit possible d'imaginer. Cette vertu de constance et generosité d'esprit a tousjours esté grandement
cherie de Nostre Seigneur au dessus de plusieurs autres. L'amour de Nostre Dame estoit vrayement
plus fort et plus tendre qu'il ne se peut dire, et par consequent sa douleur plus vehemente que toute
autre en la Mort et Passion de Jesus Christ; mais comme cet amour estoit selon l'esprit, conduit et
gouverné par la rayson, il ne produisit point de mouvement desreglé en l'affliction qu'elle ressentit
se voyant privée de son Fils, qui luy causoit une consolation incomparable. Elle demeura donc,
cette tres glorieuse Mere, ferme, constante et parfaittement sousmise au bon playsir de Dieu, qui
avoit decreté que Nostre Seigneur mourroit pour le salut et redemption des hommes.
Il nous faut passer outre, car je n'ay pas le temps de m'arrester beaucoup sur ce sujet, bien
que je prendrais playsir de finir sur cette sainte delicatesse spirituelle, c'est à dire cet amour cordial
et tendre que nostre cher Maistre desire tant que nous ayons les uns pour les autres. Nostre Seigneur
fut donques appellé Sauveur, et à tres juste rayson, puisqu'il l'approuva luy mesme et en fit tout
particulierement l'office sur la croix, comme nous avons dit. Car si bien tout ce qu'il a fait durant
le cours de sa vie mortelle a esté pour nous sauver et en intention de satisfaire pour nous vers son
Pere celeste, neanmoins ce qu'il opera en sa Mort et Passion est appellé l'œuvre de nostre
Redemption par excellence, comme en estant l'abbregé.
Mais il ne se monstra pas seulement digne du nom de Jesus, ains encores de celuy de
Nazareen; et cecy est le deuxiesme point de nostre discours et la deuxiesme parolle de ce tiltre
sacré que j'ay regardé et consideré sur l'autel de la Croix, dedié non au Dieu inconneu mais au
Dieu mesconneu794. Le doux Sauveur de nos ames [277] voulut qu'on le nommast Jesus de
Nazareth pource que Nazareth est interpreté ville fleurie ou fleurissante795; et luy mesme, au
Cantique des Cantiques, avoit voulu estre appellé la fleur des champs et le lys des vallées796. Or,
pour nous monstrer qu'il n'estoit pas seulement une fleur, ains qu'il estoit un bouquet composé de
l'assemblage des plus belles et plus odoriferantes fleurs que l'on sceust rencontrer, il a voulu garder
le nom de fleurissant sur l'arbre de la croix. Mais dites-moy, Nostre Seigneur n'estoit-il pas sur
icelle une fleur plustost fletrie, fanée et passée que non pas fleurie? Regardez-le, de grace, comme
il ose se nommer fleuri, puisqu'il est si transi, tout couvert et sali de crachats infects et puants, les
792 Joan., XIX, 26.
793 Cf. S. Bern., Dom. oct. Assump., § 15.
794 Vide supra, p. 267.
795 Vide ad calc. Bibl. Cf. supra, pp. 144, 145.
796 Cap. II, 1.
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yeux haves et ternis, sa face meurtrie de coups, pasle et decolorée à force de douleurs et d'avoir
respandu son sang tres beni. Bref, les douleurs de la mort s'estoyent desja saisies de toutes les
parties de son corps797.
O mes cheres Filles, grandes et belles à merveille sont les fleurs que cette benite plante de
la Mort et Passion de Nostre Seigneur fit esclore et espanouir tandis qu'il estoit sur la croix. Elles
seroyent trop longues à vous les rapporter toutes, c'est pourquoy je me contenteray d'en remarquer
quatre tant seulement, lesquelles je ne feray que toucher en passant, les laissant par apres
considerer le reste de cette journée à une chacune de vous autres, à fin que leurs odeurs tres
aggreables puissent parfumer toutes vos ames et les embaumer d'un saint propos de les odorer
souventesfois, ainsy que le Sauveur le desire pour vostre avancement en la perfection. Ces quatre
fleurs ne sont autre que quatre vertus des plus remarquables et des plus necessaires. La premiere
est la tres sainte humilité, laquelle comme la violette respand une odeur extremement suave en la
mort de Nostre Seigneur; la seconde est la patience, la troisiesme, la perseverance, et la quatriesme
est une vertu grandement excellente qui est la tres sainte indifference.
Quant à la premiere, Nostre Seigneur ne prattiqua-t-il pas au temps de sa Passion l'humilité
la plus profonde, la plus veritable et sincere qui se puisse imaginer, ains [278] la plus inimaginable,
dans tous les tourmens et abjections qu'il endura? Ne prattiqua-t-il pas cette vertu tout le temps de
sa vie? Elle fut certes tres grande en ce que se pouvant faire appeller Hierosolymitain ou bien de
Bethleem, ville où il estoit né et qui appartenoit à son grand pere David, il ne le voulut neanmoins
pas, pour monstrer qu'il choisissoit tout au contraire des grans de ce monde, lesquels prennent les
noms les plus honnorables qu'ils peuvent. Mais quant à luy, il choisit le nom de la moindre ville
qu'il peut, gardant tousjours pour son partage l'abjection, la pauvreté et la bassesse.
Or, les Evangelistes798 nous disent que soudain que nostre Sauveur eut prononcé les trois
premieres paroles que nous avons remarquées, les tenebres se firent sur toute la face de la terre
par l'espace de trois heures et le soleil s'ecclipsa, non que cette ecclipse fust naturelle, ains elle
arriva extraordinairement. La lune ayant rebroussé sa course et se venant opposer devant la lumiere
du soleil, les tenebres s'ensuivirent. En quoy certes je m'imagine que la lune fit un extreme playsir
aux estoilles, à fin qu'elles eussent l'honneur de venir respandre leur lumiere en la presence de ce
vray Soleil de justice799, qui sans doute sembloit s'estre ecclipsé tant sa couleur estoit ternie. Cette
fleur estoit fletrie par les douleurs mortelles dont il estoit desja environné, de sorte qu'il sembloit
expiré, car durant tout ce temps là il ne dit pas un seul mot, ains observa un tres profond silence
par l'espace de trois heures; d'où vient que l'on a tousjours ordonné quelques heures de silence en
tous les monasteres bien reformés, pour imiter celuy de Nostre Seigneur en la croix.
Mais que pensez-vous qu'il faisoit, ce doux Sauveur de nos ames, durant ce silence? Il
rentroit en soy mesme et consideroit le mystere de son abjection; car l'humilité, qu'est-ce autre
chose sinon un rentrement en nous mesme pour nous considerer plus meurement? Et que cela ne
soit ainsy il nous le fait entendre par ce qu'il dit par apres: Mon Dieu, mon Dieu, pour quoy m'avez
vous delaissé800? Ayant consideré sa pauvreté, non tant [279] exterieure que beaucoup plus
interieure, il eslança cette parole de parfaite humilité, faisant connoistre sa disette, son abjection
et son delaissement. Il ne faut neanmoins pas entendre que le Pere celeste l'eust abandonné d'un
abandon tel qu'il eust retiré sa protection paternelle pour un Fils tant aymable, car cela ne se peut,
puisqu'il estoit joint et uni à la Divinité. Mais quant au sentiment de cette tres sainte protection et
union, il estoit retiré tout entierement en la pointe de son esprit, le reste de l'ame estant absolument
delaissé à la merci de toutes sortes de peines et d'afflictions, si qu'il se print à dire: Pourquoy
m'avez-vous abandonné? Durant le cours de sa vie il avoit tousjours, ou pour l'ordinaire, receu
quelques consolations; il tesmoignoit aucunesfois de ressentir de la joye en la conversion des
pecheurs, comme il le disoit aux Apostres801; mais en sa Mort et Passion il n'en avoit aucune, tout
797 Pss. XVII, 5, CXIV, 3.
798 Matt., XXVII, 45; Marc., XV, 33; Lucae, XXIII, 44, 45.
799 Malach., ult., 2.
800 Ps. XXI, 1; Matt., XXVII, 46; Marc., XV, 34.
801 Lucae, XV, 4-10, 32.
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luy servoit d'affliction, de tourment et d'amertume. Grande donc fut sa pauvreté interieure, et grand
l'acte d'humilité qu'il fit en nous la donnant à connoistre.
Mais encores, que pensons-nous que nostre doux Sauveur fist durant ce long silence? Pour
moy je crois sans doute qu'il regardoit tous les enfans de la Croix, et tous les hommes voirement
bien, mais plus specialement ceux qui tireroyent du fruit de sa Mort et Passion802. Il nous
consideroit tous les uns apres les autres, meditant les moyens requis pour nous appliquer le merite
de ses souffrances.803 O Dieu, quelle douceur du cœur de nostre Maistre qui nous aymoit si
cherement; nous, dis-je, et ceux mesme qui estoyent en l'acte du peché le plus enorme que jamais
homme puisse faire! car il n'y a point de plus grand peché que de haïr Dieu qui n'est en façon
quelconque capable d'estre haï en soy mesme. Non, cette haine ne se peut trouver qu'au cœur des
hommes forcenés de desespoir et de rage à cause des vehementes douleurs qu'ils souffrent; et cela
fait que quelquefois ils haïssent Dieu et sont du tout incapables de l'aymer.804 Mais quant aux Juifs
qui crucifierent Nostre Seigneur, le peché qu'ils commirent fut un monstre [280] de meschanceté;
et neanmoins Nostre Seigneur avoit des pensées d'amour pour eux, prevoyant les moyens qu'il leur
vouloit donner pour tirer le fruit de sa sainte Passion.
Cecy appartient desja à la seconde fleur que nous avons pris à considerer, qui est la
patience. Cette patience fut grande plus qu'il ne se peut dire; car jamais l'on n'entendit nulle plainte
sortir de la bouche du Sauveur805, il ne rendit nul tesmoignage, comme nous faisons nous autres,
de la grandeur de sa souffrance à fin d'esmouvoir ceux qui estoyent presens à compassion sur luy.
Ses douleurs estoyent indicibles. Je vous laisse à penser: estant attaché avec des clous sur la croix,
navré dès la teste jusques aux pieds en telle sorte qu'il n'avoit qu'une seule playe qui tenoit tout au
long de son tres sacré corps806; ses os tout disloqués. Et quant aux douleurs interieures, elles
estoyent sans comparaison plus grandes. Or, cette parolle que nous disions nagueres ne fut
nullement prononcée pour se plaindre, ains seulement pour nous enseigner comme au fort de nos
peines interieures, delaissemens et abandonnemens spirituels nous nous devons addresser à Dieu
et ne nous plaindre qu'à luy mesme qui seul doit voir nostre affliction, ne souffrant pas que les
hommes s'en apperçoivent sinon le moins qu'il se peut.
Mais quelle fut la douleur de nostre Maistre oyant ces detestables blasphemes que ses
ennemis vomissoyent contre luy et contre son Pere celeste, et voyant que leur rage ne se pouvoit
assouvir à force de le tourmenter? Sans doute, cela luy outreperçoit le cœur plus sensiblement
encores que les clous ne perçoyent ses pieds et ses tres benites mains. Et en outre, quel devoit estre
l'attendrissement que luy causoit la douleur de sa tres sainte Mere qui l'aymoit si cherement? Les
cœurs du Fils et de la Mere se regardoyent avec une compassion nompareille, mais aussi avec une
generosité et constance incomparables; car ils ne se plaignoyent point, ils ne destournoyent point
leur veue l'un de dessus l'autre pour rendre leur peine moins sensible, ains ils se regardoyent [281]
fixement. Bref, il n'est pas en nostre pouvoir de descrire ni mesme imaginer quelles furent les
souffrances de nostre Maistre en sa Passion.
Cependant il ne se plaignit jamais.807 Il dit bien voirement qu'il avoit soif808, mais quoy
qu'il fust tres vray, helas, il ne demanda pourtant pas à boire, car c'estoit du salut des ames qu'il
estoit alteré. Il manifesta neanmoins simplement sa necessité pour nostre instruction, si vous le
voulez prendre en ce sens; apres quoy il fit un acte de tres grande sousmission, car quelques uns
luy ayant tendu au bout d'une lance un morceau d'esponge trempé dans du vinaigre pour le
desalterer, il le sucça avec ses tres benites levres809. Chose estrange! il n'ignoroit pas que c'estoit
un breuvage qui augmenteroit ses peines, neanmoins il le prit tout simplement, sans rendre nul
802 Cf. Introd. a la Vie devote, Partie V, c. XIII; Tr. de l'Am. de Dieu, 1. XII, c. XII.
803 Vide Entretien IV, tom. VI huj. Edit., p. 65, II. 35-38. Cf. supra, p. 145, not. (437).
804 Vide Ibid., II. 38, 39, et p. 66, 1. I.
805 Is., LIII, 7.
806 Cf. Ibid., I, 6.
807 La suite de cet alinéa et le suivant forment une partie de l'Entretien De ne rien demander. (Voir ci-devant, p. 13,
note (48), et au tome VI de cette Edition, les pp. 387, 388 et la Table de correspondance.)
808 Joan., XIX, 28.
809 Ibid., vv. 29, 30.
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tesmoignage que cela luy faschoit ou qu'il ne l'eust pas trouvé bon, pour nous apprendre avec
quelle sousmission nous devons prendre ce qui nous est ordonné quand nous sommes malades,
voire quand nous serions en doute que cela pourroit accroistre nostre mal; et de mesme devons-
nous faire des viandes qui nous sont presentées, sans rendre tant de tesmoignages que nous en
sommes degoustés et ennuyés.
Helas! si nous avons tant soit peu de mal nous faisons tout au contraire de ce que nostre
tres doux Maistre nous a enseigné, car nous ne cessons de nous lamenter et de nous plaindre; nous
ne trouvons pas assez de gens, ce semble, pour leur raconter toutes nos douleurs par le menu.
Nostre mal, pour petit qu'il soit, est incomparable, et ceux que les autres souffrent ne sont rien en
comparaison; nous sommes plus chagrins et impatiens qu'il ne se peut dire; nous ne trouvons rien
qui aille comme il faut pour nous contenter. En fin c'est grande compassion de voir combien nous
sommes peu observateurs de la patience de nostre Sauveur, lequel s'oublioit de ses souffrances et
ne taschoit point de les faire remarquer [282] par les hommes, se contentant que son Pere celeste,
par l'obeissance duquel il les enduroit, les considerast810, et apaisast son courroux envers la nature
humaine pour laquelle il patissoit.
Je passe outre et remarque la troisiesme vertu que Nostre Seigneur nous presente sur la
croix, comme une fleur tres aggreable: c'est la tres sainte perseverance, vertu sans laquelle nous
ne sçaurions estre dignes du fruit de sa Mort et Passion; car ce n'est pas tout de bien commencer
si l'on ne persevere jusques à la fin811, puisque c'est chose asseurée que l'estat auquel nous nous
trouverons à la fin de nos jours, lors que Dieu coupera le fil de nostre vie, sera celuy où nous
demeurerons pour toute eternité812. Bienheureuse donques sera l'ame qui perseverera à bien vivre
et à faire ce pour quoy elle a esté envoyée, comme Nostre Seigneur qui persevera jusques à la mort
en la prattique de toutes les vertus, comme saint Paul escrit813 de l'obeissance: Il a esté obeissant
jusques à la mort; c'est à sçavoir tout le temps de sa vie jusques à la mort. C'est pourquoy il dit en
fin tres veritablement: Tout est consommé814. O l'admirable parolle que celle cy: Tout est
consommé! c'est à sçavoir: Il ne reste plus rien à faire de ce qui m'a esté commandé. Que les
Religieux et Religieuses seroyent heureux si à la fin de leur vie ils pouvoyent dire bien
veritablement avec le Sauveur: Tout est consommé; j'ay fait tout ce qui m'estoit commandé soit par
les Regles, soit par les Constitutions ou par les ordonnances des Superieurs; j'ay persevere
fidellement en tous mes exercices, il ne me reste plus rien à faire.
Mais plus excellente que toute autre est la quatriesme vertu,815 car elle est la cresme de la
charité, l'odeur de l'humilité, le merite, ce semble, de la patience et le fruit de la perseverance;
grande est cette vertu, et seule digne d'estre prattiquée des plus chers enfans de Dieu: c'est la tres
aymable indifference. Mon Pere, dit nostre [283] tres doux Sauveur apres la sixiesme parole, je
remets mon esprit entre vos mains816. Il est vray, vouloit-il dire, que tout est consommé et que j'ay
tout accompli ce que vous m'aviez commandé817; mais pourtant, si telle est vostre volonté que je
demeure encor davantage sur cette croix pour souffrir plus long temps, j'en suis content; je remets
mon esprit entre vos mains, vous en pouvez faire tout ainsy qu'il vous plaira. Nous en devrions
faire de mesme, mes cheres Sœurs, en toutes occasions, soit quand nous souffrons ou quand nous
jouissons, et repeter: Mon Pere, je remets mon esprit entre vos mains, faites de moy tout ce qu'il
vous plaira, nous laissant ainsy conduire à la volonté divine, sans jamais nous laisser preoccuper
de nostre volonté particuliere.
Nostre Seigneur ayme donques d'un amour extremement tendre ceux qui sont si heureux
que de s'abandonner entierement en son soin paternel, se laissant gouverner par sa divine
810 Cf. Matt., VI, 1-6, 16-18.
811 Matt., X, 22, XXIV, 13.
812 Cf. Eccles., XI, 3.
813 Philip., II, 8.
814 Joan., XIX, 30.
815 La suite de cet alinéa et le suivant sont intercalés dans l'Entretien De la Confiance. (Voir au tome VI de notre
Edition, les pp. 36, 27 et la Table de correspondance.)
816 Lucae, XXIII, 46.
817 Joan., XVII, 4.
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providence comme il luy plaist, sans s'amuser à considerer si les effects de cette providence leur
sont utiles, profitables ou dommageables; estant tout asseuré que rien ne nous sçauroit estre envoyé
de ce cœur paternel et tres aymable, ni qu'il ne permettra que rien nous arrive de quoy il ne nous
fasse tirer du bien et de l'utilité, pourveu que nous ayons mis toute nostre confiance en luy, et que
de bon cœur nous disions: Je remets mon esprit entre vos mains; et non seulement mon esprit, mais
mon ame, mon corps et tout ce que j'ay, à fin que vous en fassiez selon qu'il vous plaira.
Et en cecy il sera verifié que tres raysonnablement et veritablement Nostre Seigneur doit
estre appellé Roy, troisiesme qualité que Pilate luy bailla, et que la bonté de nostre Maistre a bien
voulu luy estre donnée jusques à present; car il veut que nous demeurions absolument et sans
reserve sousmis à ses volontés. Nostre cher Sauveur expose son ame818, c'est à dire sa vie, à la
cruauté des ennemis des hommes, pour les defendre de tous malheurs et leur redonner la paix qu'ils
avoyent pour jamais perdue par le peché. Pour nous restablir en sa [284] grace et nous rendre
dignes de sa misericorde, il a pris sur soy les coups de la justice divine, justice qui se devoit exercer
sur nous qui estions les seuls contre qui elle fust irritée à bon droit. Considerons donques si tres
justement il ne doit pas estre appelle nostre Roy, ayant eu un tel soin de garantir son pauvre peuple
de tous malheurs et l'ayant defendu contre ses ennemis.
Or, puisqu'il est nostre Roy, il faut sousmettre tout ce que nous avons à son service. Nous
luy devons nos corps, nos cœurs et nos esprits à fin qu'il en fasse comme de choses siennes, et que
jamais nous ne les employions pour contrevenir à ses lois divines. Mais quelles sont-elles ces lois
de nostre Roy? O quelles elles sont, mes cheres Sœurs? C'est tout ce que je viens de dire, qu'il a
observé le premier pour nous donner exemple: la tres sainte humilité, la generosité, la patience, la
constance et invariable perseverance, et en fin la tres aymable et excellente vertu d'indifference. Il
veut que nous apprenions de luy ces vertus en la consideration de sa Mort et Passion, et desire que
nous luy tesmoignions par icelles nostre amour et nostre fidelité, puisque ç'a esté en les pratiquant
qu'il nous a monstré l'excellence et l'ardeur du sien envers nous qui en estions si indignes. Que le
nom de Jesus soit eternellement beni! Amen. [285]
818 Is., LIII, 11, 12.
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XXX. Sermon pour le mardi de Pâques
21 avril 1620819
Pax vobis, ego sum, nolite timere.
Paix vous soit, c'est moy, ne craignez
point.
LUCAE, ult., 36.
Les Apostres et les disciples de Nostre Seigneur, comme des enfans sans pere et des soldats
sans capitaine, s'estans retirés dans une mayson tout craintifs qu'ils estoyent, le Sauveur s'apparut
à eux pour les consoler en leur affliction et leur dit: Paix vous soit820. Comme s'il eust voulu dire:
Qu'y a-t-il que vous estes si craintifs et affligés? Si c'est le doute que ce que je vous ay promis de
ma resurrection n'arrive point, pax vobis, demeurez en paix, la paix soit faite en vous, car je suis
ressuscité. Voyez mes mains, touchez mes blesseures; je suis bien moy mesme, ne craignez plus, la
paix soit en vous. Sur lesquelles parolles je considere trois sortes de paix. La premiere est celle du
saint Evangile et de l'Eglise; car l'Evangile et l'Eglise ne sont que paix821, que douceur, que
tranquillité. Hors de l'observance de l'Evangile et de l'obeissance à l'Eglise il ne se trouve que
guerre et que trouble, ainsy que nous dirons tantost. La seconde paix est celle que les saints Peres
ont distinguée en trois parties: la paix avec Dieu, [286] la paix les uns avec les autres et la paix
avec nous mesme822. La troisiesme est celle que nous possederons en la vie eternelle. Si j'ay du
temps je traitteray de ces trois sortes de paix, mais du moins parleray-je des deux premieres.
Les Iraëlites ayans quitté l'observance des commandemens de Dieu et s'estans departis de
sa grace, le Seigneur justement indigné contre eux, les laissa, en punition, tomber entre les mains
des Madianites823, leurs ennemis jurés; partant il leur osta sa paix en laquelle il les avoit tousjours
tenus tandis qu'ils avoyent esté fidelles. Grand certes est le chastiment que Dieu tire de nous lors
qu'il nous laisse entre les mains de nos ennemis, qu'il retire son divin secours et ne nous tient plus
en sa tres sainte protection. Quand il nous laisse à l'abandon c'est un tres grand signe et indice
certain de nostre perte, car indubitablement les Madianites, qui sont nos ennemis spirituels, auront
prise sur nous et nous demeurerons vaincus.
Les Madianites donques ayans resolu de brusler les Israelites à petit feu, venoyent tous les
ans trouppe à trouppe dans leurs villages au temps de la cueillette, de sorte qu'ils ne leur laissoyent
rien pour vivre. Or, la bonté de Dieu qui est si grande envers les hommes, ayant abandonné les
Israelites par l'espace d'environ sept ans, se resolut d'avoir pitié d'eux et envoya un Ange annoncer
à Gedeon qu'il vouloit les restablir en leur premiere paix, et par son moyen824. L'Ange l'ayant
rencontré dans un lieu où il battoit du blé, le salua en cette sorte: Le Seigneur est avec toy, homme
fort entre tous les hommes. Puis il luy dit de quitter son occupation, de prendre les armes contre
les Madianites et que sans faute il remporteroit la victoire et terrasseroit ses ennemis. Gedeon
demeura bien estonné de ces parolles et respondit: Hé, comment est-il possible que ce que vous
dites soit vray? Vous m'asseurez que le Seigneur est avec moy; si cela estoit, comme seroit-il
possible que je fusse saisi et environné de tant d'afflictions? Le Seigneur est le Dieu de paix825, et
je ne suis qu'en [287] guerre et en trouble. Grand cas de la tromperie du monde et des hommes qui
819 Il est permis de conjecturer que ce sermon a été prononcé en 1620, d'après une allusion faite à la fin du sermon
suivant, dont la date est certaine. Le Dimanche de Quasimodo en effet, prêchant une Véture, le Saint rappelle diverses
considérations énoncées ici, et ajoute: «ainsy que nous le disions l'autre jour.» Il s'agit donc bien, selon toute
vraisemblance, de ce sermon pour le mardi de Pâques.
820 Lucae, ult., 36-39.
821 Is., 1. II, 7; Rom., X, 15; Ephes., ult., 15.
822 S. Bern., serm. V in festo Omn. SS., §8; S. Thom., Expos. in Joan., ad cap. XIV, lectio VII.
823 Judic., VI, 1-24.
824 Cf. supra, p. 139.
825 Rom., XV, 33, XVI, 20; et passim.
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croyent que là où est Nostre Seigneur l'affliction et la peine n'y peut estre, ains que la consolation
y abonde tousjours. Or cela n'est pas; au contraire, en l'affliction et en la tribulation Dieu se tient
plus pres de nous826, d'autant que nous avons plus besoin de sa protection et de son secours.
Le Seigneur est avec toy, dit l'Ange, nonobstant que tu sois affligé. Mais, reprend Gedeon,
helas, comment m'osez-vous appeller fort, puisque je suis si foible? C'est le propre de l'ennemy de
nous faire trouver foibles, en sorte qu'il nous semble n'avoir aucune force. Vous me dites, poursuit-
il, que je prenne les armes et que je demeureray victorieux; hé, ne sçavez-vous pas que je suis le
moindre de tous les hommes? C'est tout un, respond l'Ange, Dieu veut que ce soit toy qui delivres
les Israelites de l'affliction en laquelle ils sont. Bien, dit Gedeon, je crois ce que vous m'annoncez,
mais à fin d'en estre plus certain je voudrois qu'il vous pleust m'en donner quelques signes par
lesquels je puisse reconnoistre que veritablement il arrivera tout ainsy que vous m'asseurez. Lors,
l'Ange condescendant à son desir, luy dit: Va, prens un chevreau et dresse un sacrifice au Seigneur.
Ce que Gedeon fit tout promptement, et ayant tué le chevreau et l'ayant accommodé avec une
bonne sauce, print de la farine et fit des tourtes cuites sous la cendre. Ensuite il revint et dressa son
sacrifice, lequel estant prest, l'Ange le toucha du bout d'une baguette et soudain le feu du ciel
descendit qui le consuma. Puis l'Ange disparut; ce que voyant Gedeon: Oh, dit-il, je suis mort, car
j'ay veu un Ange. C'estoit l'opinion du vulgaire, quoy que fausse, car l'experience l'avoit demonstré
en plusieurs, qu'un homme vivant ne pouvoit voir un Ange sans mourir. Mais s'estant un peu
rasseuré il reprint cœur et forces, et fit ce qui luy estoit commandé par l'Ange, que jusques à cette
heure il avoit tenu pour quelque prophete passager. Despuis il esleva un autel au lieu où il luy avoit
parlé, lequel il nomma Domini pax, c'est à dire la paix du Seigneur, [288] parce que la paix luy
avoit esté annoncée de la part de Dieu en ce lieu là.
Il n'y a point de cloute, mes cheres ames, que la Croix ne represente merveilleusement bien
cet autel sur lequel fut offert le sacrifice de la paix, et lequel fut nommé ensuite la paix du Seigneur;
ou que plustost le sacrifice de Gedeon et son autel ne fust la figure de celuy que Nostre Seigneur
et Maistre accomplit sur la croix, puisque ce sacrifice a esté appellé le sacrifice d'accoisement et
de pacification; car les hommes ayant esté pacifiés avec Dieu827, receurent la paix en eux mesmes
au moyen de la grace que le Sauveur leur acquit par sa Mort et Passion. En cette mort il fut fait
peché pour nous, ainsy que dit saint Paul828; c'est à sçavoir, luy qui estoit impeccable fut rendu
comme un pecheur devant la face de Dieu son Pere, ayant par sa bonté non ouye pris sur luy toutes
nos iniquités829 à fin de satisfaire pour nous à la justice divine.
C'est ainsy qu'il fut offert comme un chevreau rosti. En l'ancienne Loy830 il n'estoit pas si
expressement dit que l'on celebrast la Pasque en mangeant un aigneau, que l'on ne peust prendre
un chevreau au lieu d'un aigneau, si qu'on se servoit de l'un ou de l'autre. Mais en cette Pasque ou
en ce sacrifice que celebra Nostre Seigneur au jour de sa Passion, il s'offrit luy mesme non
seulement comme un aigneau tout doux831, tout benin, gracieux et plein de pureté, mais aussi
comme un chevreau qui porte les pechés de son peuple832. Il fut donc ainsy fait peché pour nous.
Le sacrifice de Gedeon estant dressé, l'Ange le toucha d'une baguette par le moyen de
laquelle le feu du ciel descendit sur iceluy et le consuma; de mesme, le sacrifice de la Croix estant
dressé, le Pere eternel et non un Ange, le toucha de sa toute bonté, et soudain le feu de la tres sainte
charité survint qui le consuma. Et tout ainsy que par ce signe Gedeon demeura confirmé en
l'esperance de l'evenement de la paix et de la victoire qu'il devoit remporter sur les Madianites,
comme l'Ange le luy avoit predit, de mesme le sacrifice de la Croix [289] estant consommé et
Nostre Seigneur ayant dit: Mon Pere, je remets mon esprit entre vos mains833, les hommes furent
soudain confirmés en l'esperance que les Prophetes leur avoyent donnée par tant de siecles, que la
826 Pss. XXXIII, 19, XC, 15; Lucae, ult., 15, 17.
827 Rom.,V, 1; Ephes. II, 14-16; Coloss. I, 20.
828 II Cor., V, ult.
829 Is., LIII; Gal., I, 4; I Petri, II, 24.
830 Exod., XII, 5.
831 Is., LIII, 7; Jerem. XI, 19.
832 Levit., XVI, 21, 22.
833 Lucae, XXIII, 46.
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paix seroit un jour faite en eux, et que l'ire de Dieu estant accoisée par le moyen de ce sacrifice,
qui est un sacrifice de pacification, ils seroyent rendus victorieux et triomphans de leurs
ennemis834.
C'est ce que nostre divin Maistre vouloit signifier à ses Apostres par ces paroles: La paix soit avec
vous, voyci mes pieds et mes mains, leur monstrant un signe certain que la paix leur estoit asseurée
par le moyen de ses playes. Comme s'il eust voulu dire: Qu'avez-vous? Je vois bien, mes Apostres,
que vous estes tout craintifs et peureux; mais desormais vous n'en avez plus aucun sujet, car je
vous ay acquis la paix que je vous donne. Non seulement mon Pere me la doit parce que je suis
son Fils, mais encores parce que je l'ay achetée au prix de mon sang et de ces playes que je vous
monstre. Desormais ne soyez plus couards ni peureux, car la guerre est finie. Vous avez eu
quelques raysons de craindre ces jours passés quand vous m'avez veu fouetter (ou du moins vous
l'avez ouï dire, car tous m'ont abandonné835 excepté l'un d'entre vous qui m'a esté fidelle). Vous
avez donques sceu que j'ay esté battu, couronné d'espines, navré dès la teste jusques aux pieds836
et attaché à la croix, que j'ay souffert toutes sortes d'opprobres, de derelictions et d'ignominies, et
qu'en somme mes ennemis bandés contre moy m'ont fait endurer mille tourmens. Mais à cette
heure ne craignez plus, la paix soit en vos cœurs; car je suis demeuré victorieux et ay terrassé tous
mes adversaires: j'ay vaincu le diable, le monde et la chair. N'ayez point peur, car j'ay fait la paix
entre mon Pere celeste et les hommes, et c'est en ce sacrifice que j'ay offert à la divine Bonté sur
l'arbre de la croix que s'est accomplie cette sainte reconciliation837. Jusques à cette heure je vous
ay donné diverses fois ma paix, mais maintenant je vous monstre comme je vous l'ay acquise. Je
suis pauvre, car je n'ay rien, [290]
Vous sçavez que ma grandeur ne consiste point en la possession des biens de la terre,
puisque je n'en ay point eu tout le temps de ma vie; mais pour toutes richesses j'ay la paix, qui est
le legat eternel que je vous ay fait en me departant d'avec vous838 et lequel je vous reconfirme
encores. Tout ce que je donne à mes plus chers, c'est la paix; c'est pourquoy, Pax vobis, et à tous
ceux qui croiront en moy.
Allez, leur avoit-il dit auparavant839, annoncez aux hommes les choses que je vous ay
apprises, et entrant aux maisons dites: La paix soit ceans. Comme s'il eust voulu dire: Annoncez
d'abord en entrant ès maisons que vous n'y allez pas pour y mettre la guerre, mais pour y apporter
la paix de ma part, et que quiconque vous recevra demeurera en paix; au contraire, quiconque vous
rejettera aura indubitablement la guerre. Mais cecy je le diray tantost.
Le saint Evangile, comme la sainte Eglise, n'est que paix840. Il a esté commencé par la paix,
comme nous voyons en l'Evangile qui se lit en la Nativité de Nostre Seigneur, en laquelle les Anges
chantoyent: Gloire à Dieu ès lieux hauts, et paix en terre aux hommes de bonne volonté841. Et par
apres il ne presche que la paix: Je vous donne ma paix, dit le Sauveur842 parlant à ses Apostres, je
vous baille ma paix, mais je ne la vous donne pas comme le monde la donne, ains comme mon
Pere me la donne. Le monde, semble-t-il dire, ne donne point ce qu'il promet, car il est un trompeur;
il amadoue les hommes, leur promettant beaucoup, et puis en fin ne leur donne rien, se moquant
ainsy d'eux apres qu'il les a trompés. Mais moy je ne vous promets pas la paix tant seulement, ains
je vous la donne; et non pas une paix telle quelle, ains telle que je l'ay receue de mon Pere, par
laquelle vous surmonterez tous vos ennemis et en demeurerez victorieux. Ils vous feront voirement
bien la guerre, mais nonobstant leurs assauts vous conserverez la tranquillité et la paix en vous
mesme. En somme, le saint Evangile ne traitte presque par tout que de la paix; et comme il
commence par la [291] paix, de mesme il finit par la paix pour nous enseigner que c'est l'heritage
834 Ibid., I, 70-79.
835 Matt., XXVI, 56.
836 Is., I, 6, LIII, 5.
837 Vide pag. praeced.
838 Joan., XIV, 27.
839 Matt., X, 7,12-14; Lucae, X, 3, 5, 6.
840 Vide supra, p. 286. Cf. tom. Praeced., hujus Edit., p. 374.
841 Lucae, II, 14.
842 Joan., ubi supra.
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que le Seigneur Dieu nostre Maistre a laissé à ses enfans qui sont en la sujetion de la tres sainte
Eglise, nostre bonne Mere et son Espouse tres chere.
Cependant, comme cette paix est un peu bien generale, il nous faut traitter de la seconde,
qui est celle qui nous pacifie avec Dieu, avec le prochain et avec nous mesme. Quant au premier
point, nous avons desja dit que c'est par le moyen de la Mort et Passion de Nostre Seigneur que
nous avons esté reconciliés avec Dieu. Mais comme despuis nous nous sommes tant de fois rendus
rebelles et desobeissans à ses divins commandemens et avons perdu, autant de fois que nous
sommes tombés au peché, cette paix que Jesus Christ nous avoit acquise, nous avions besoin d'un
nouveau moyen de reconciliation. C'est à cette fin que nostre divin Maistre institua le tres saint et
tres auguste Sacrement de l'Eucharistie, à fin que comme nostre paix avoit esté faite avec son Pere
celeste par le sacrifice qu'il luy offrit luy mesme sur la croix, il fust semblablement apaisé par ce
divin sacrifice autant de fois qu'il seroit offert à sa justice irritée. Nul homme, fors les enfans de
l'Eglise, ne peut avoir de tels moyens pour se reconcilier avec Dieu, à faute desquels aussi ils
demeurent tousjours enfans d'ire843 et miserables.
Nostre Seigneur disoit donc bien justement: Je vous donne ma paix, puisqu'il se donnoit
luy mesme qui est la vraye paix844. La paix n'appartient qu'aux enfans de l'Eglise, il est vray; car
tous les autres n'ont point les moyens de reconciliation que nostre Sauveur nous a donnés pour
nous remettre en la bonne grace de Dieu son Pere autant de fois que nous la perdons, bien que
veritablement nous la perdions par nostre faute. La guerre n'est entre les Chrestiens sinon entant
qu'ils ne sont pas en la grace de Dieu; car, s'ils y demeurent, le diable, le monde et la chair n'ont
nul pouvoir sur eux. Hé, ne le voyez-vous pas, puisque Nostre Seigneur asseure ses Apostres qu'ils
vivront en paix, ayant par [292] le moyen de ses playes et de ses tourmens terrassé leurs ennemis
et abattu toutes leurs forces?
Imaginez-vous un prince revenant de la guerre en laquelle il a battu à dos et à ventre ses
ennemis et les a fait passer par le fil de l'espée, sans en laisser aucun en vie, sinon quelques fuyars,
quelques laquais et couards auxquels il auroit fait grace par compassion. Apres cette victoire, il
s'en retourneroit tout triomphant dans la ville principale, chargé neanmoins de blesseures, et
rencontrant ses sujets il leur diroit: Courage, mes amis, voyla les playes avec lesquelles je vous ay
acquis la paix ; demeurez en repos, ne craignez plus, car j'ay terrassé nos ennemis. J'ay bien donné
la vie à certains goujats qui peut estre viendront vous servir de quelque importunité; mais ne
craignez rien, parce qu'ils n'ont aucun pouvoir sur vous, et ne vous sçauroyent nuire, bien qu'ils
vous ennuyent.
Nostre Seigneur et Maistre, qui est appellé le Prince de paix845, revenant de la guerre où il
avoit veritablement receu quantité de playes, mais playes non point dignes de mespris ains
d'honneur incomparable, et desquelles il fait trophée et merite une eternelle louange, il s'addresse
à ses Apostres comme à son peuple bien aymé et les leur monstre: Pax vobis, voyla mes playes.
Touchez, dira-t-il Dimanche à saint Thomas, touchez de vos doigts les playes de mes pieds et de
mes mains; mettez, si bon vous semble, toute vostre main dans mon costé846, et voyez que je suis
bien moy mesme847; ayant fait cela, ne soyez plus incredule mais fidelle. Voyez mes playes et
sçachez que je les ay receues en terrassant et vainquant vos ennemis, lesquels j'ay desconfits et
exterminés. Il en est resté voirement quelques uns, mais ne craignez point, car ils n'auront aucun
pouvoir sur vous, ains vous aurez pleine authorité sur eux; partant, demeurez en paix.
Le second point de cette paix est de l'avoir les uns avec les autres. Le defaut d'icelle est la
source de tous les malheurs, afflictions et miseres que l'on voit en ce monde parmi les hommes.
Car, d'où vient, je vous prie, [293] tant de pauvreté que plusieurs souffrent, sinon des miserables
pretentions que les autres ont d'accroistre leurs biens et d'estre riches, quoy que ce soit aux despens
du prochain? Les uns ont trop et les autres n'ont rien. Qu'est-ce qui ruine la paix, sinon les proces,
843 Ephes., II, 3.
844 Ibid., v. 14; Mich., V, 15.
845 Is., IX, 6.
846 Joan., XX, 27.
847 Lucae, ult., 39.
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les ambitions, les desirs des honneurs, des dignités, des preeminences? Si la paix estoit entre les
hommes l'on ne verroit point de telles miseres. D'où viennent tant de guerres sinon du defaut de la
paix?
Bref, rien ne fait la guerre à l'homme que l'homme mesme. Il n'y a rien qui ne puisse estre
rangé et gouverné par l'homme que le seul homme; car si bien le pouvoir que Dieu avoit donné à
Adam au paradis terrestre sur tous les animaux a receu quelque deschet par le peché, si est-ce
pourtant que l'homme peut dompter les bestes les plus farouches, par l'entremise de la rayson dont
Dieu l'a doué, ainsy que l'experience s'en fait tous les jours. Si les hommes vivoyent en paix les
uns avec les autres rien ne pourroit troubler leur tranquillité. Que craindroyent-ils? de quoy
auroyent-ils peur? Des lions? Nullement; car, comme nous disions tout à cette heure, ils auroyent
suffisamment d'industrie en eux mesmes pour eviter leur rage et celle de tous les autres animaux,
pour brutaux qu'ils puissent estre.
Nostre Seigneur sçachant fort bien la grande necessité que les hommes en avoyent, n'a rien
tant presché que cette paix qui procede de l'amour qu'il nous a tant recommandé d'avoir les uns
pour les autres. C'est ce qu'il a le plus inculqué à ses Apostres; si que le glorieux saint Paul dit ne
vouloir sçavoir ni prescher autre chose que Jesus Christ crucifié848, qui nous a pacifiés et donné
cette paix par laquelle nous luy soyons rendus semblables en toutes choses849, à luy, dis-je, qui est
le Prince de paix850, et qui a fait la paix tant en la terre qu'au Ciel851. Le Sauveur visite ses
Apostres, mais c'est quand ils sont tous assemblés, qu'ils sont tous en paix, qu'ils vivent en une
sainte union. Et si bien il apparut aux deux disciples allant en Emmaus852, lesquels estoyent sortis
de la ville de Hierusalem qui represente la paix, [294] estant appellée vision de paix853, nous ne
devons pourtant pas croire que ce qu'il a fait pour ces deux il le veuille faire pour tous. Saint
Thomas ne receut pas cette faveur qu'il ne fust retourné en l'assemblée des autres Apostres854. Si
nous ne vivons en paix et en union les uns avec les autres nous ne devons pas attendre de recevoir
la grace de voir Nostre Seigneur ressuscité.
La troisiesme condition de cette paix est que nous l'ayons avec nous mesme ou en nous
mesme; ce que pour mieux entendre il faut sçavoir ce que nous asseure tres bien le grand
Apostre855, que nous avons deux parties en nous lesquelles se font une perpetuelle guerre: l'esprit
et la chair. La chair convoite contre l'esprit, et l'esprit a ses lois tout à fait contraires à celles de la
chair. Une chacune de ces deux parties a ses adherens et ses forçats. La chair a la partie
concupiscible et certaines facultés et sens communs à l'ame qui guerroyent en sa faveur contre
l'esprit. L'esprit n'a pour toutes ses forces que trois soldats qui combattent pour luy, et lesquels
encores font à tous propos des faux bonds et des cheutes en la fidelité qu'ils doivent à leur capitaine,
se rangeant du costé de la chair pour combattre pour elle contre l'esprit mesme qui est leur maistre.
Or, si ces soldats estoyent fideles, l'esprit n'auroit aucune crainte, ains il se moqueroit de
ses ennemis, comme font ceux qui, ayans des munitions suffisantes, se trouvent au donjon d'une
forteresse imprenable; et ce, bien que les ennemis soyent aux fauxbourgs, voire que la ville fust
prinse, ainsy qu'il arriva en la citadelle de Nice, devant laquelle les forces de trois grans princes
n'estoyent pas capables d'estonner ceux qui estoyent au donjon856. De mesme, l'esprit qui est le
donjon de l'ame, demeurant retiré en soy mesme, ne craint rien, pourveu qu'il soit accompagné de
ses trois soldats, l'entendement, [295] la memoire et la volonté. Le monde, le diable et la chair
ayans bandé toutes leurs forces contre luy ne peuvent aucunement l'espouvanter; ils brouilleront
848 I Cor., II, 2.
849 Cf. Heb., II, 17;
850 Vide pag. praeced.
851 Coloss., I, 20.
852 Lucae, ult., 15.
853 Vide ad calc. Bibl.
854 Joan., XX, 24, 26.
855 Rom., VII, 21-25; Galat., V, 17.
856 Cette phrase embarrassant l'éditeur de 1641, il en a supprimé la seconde partie, qui doit en effet contenir une erreur
de rédaction. Le Saint a probablement fait allusion au siège que la ville de Nice soutint en 1543, non pas contre trois
princes, mais contre les efforts réunis de la France et de la Porte Ottomane.
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bien quelque chose, se servant des autres facultés de l'ame, mais pourtant, en vertu de la paix que
Nostre Seigneur nous a acquise, ils ne sçauroyent nullement luy nuire. Si l'esprit vit en bonne
intelligence avec ces trois serviteurs il se moquera tousjours de ses ennemis et ils resteront vaincus.
Ce sont les vrayes armes des Chrestiens que la paix; avec icelle ils demeureront victorieux
en tous combats. Mais si elle manque, et que cette intelligence entre l'esprit et l'entendement, la
memoire et la volonté vienne à defaillir, tout est perdu; indubitablement l'homme perira. Lors que
l'entendement se tient ferme en la croyance des choses que la foy nous enseigne ou que Nostre
Seigneur nous a apprises, il a une force incomparable au dessus de celle de la chair, laquelle n'est
que foiblesse au prix de celle là. Mais quand il vient à escouter les raysons et les harangues que la
chair luy represente pour le destourner de cette attention aux divines verités, incontinent tout est
perdu; l'experience s'en fait tous les jours.
Nul ne peut douter que nostre cher Maistre n'ayt dit857: Bienheureux les pauvres et ceux qui
souffrent persecution; et l'entendement, au lieu de demeurer fermement attentif à cette verité, va
recevoir la suggestion que la chair luy represente qu'il faut avoir des biens et beaucoup, à fin de
luy donner ses ayses et commmodités: voyla quant et quant la guerre. La chair dicte miserablement
à l'entendement que les pauvres ne sont pas estimés; il escoute ces opinions, le voyla perdu. En
somme, tout ce que la chair desire est absolument contraire à l'esprit qui, estant esclairé de la
lumiere celeste, ne peut s'empescher de voir que ces raysons inspirées par la chair sont bestiales et
impertinentes, et qu'il ne les sçauroit approuver. Il souffre par ce moyen une tres grande guerre,
voyant l'un de ses soldats presque gaigné, et bien souvent tout à fait perdu. Nous disons voirement
tous [296] que nous avons la foy, mais nous ne la monstrons pas par les œuvres. Si nous voulons
garder en nous mesme la paix parmi la guerre il faut tenir l'entendement fermement attaché aux
verités que Nostre Seigneur nous a enseignées, et l'empescher d'escouter ou recevoir les opinions
et raysons humaines.
La perte des Anges et des hommes est venue de là. Les Anges apostats escouterent cette
fausse opinion qu'ils devoyent estre comme Dieu, et se perdirent en leurs pensées858. Saint Michel
ayant entrepris de resister à leur temerité: Miserables, dit-il, qui est comme Dieu859? et au son de
cette parolle ils furent precipités et malheureux pour jamais. Mais soudain que Lucifer vit que son
ambition outrecuidée l'avoit perdu, il presenta cette mesme tentation à nostre pauvre mere Eve,
l'asseurant qu'elle ne mourroit point, bien que Dieu l'eust dit, ains qu'elle seroit semblable à luy en
mangeant du fruit defendu. Et la pauvrette, au lieu de se tenir ferme en la parolle que le Seigneur
luy avoit donnée, escouta et consentit à cette perverse proposition, qui fut cause qu'elle perit et son
mari avec elle860. Il luy eust bien mieux valu, et à nous aussi, qu'elle eust respondu à l'ennemy:
Miserable, laisse-nous demeurer en la bassesse et humilité en laquelle nous avons esté creés,
plustost que de nous proposer un eslevement duquel tu as esté precipité. O que le pauvre Adam
eust esté heureux de demeurer seul et sans estre marié, car il n'eust pas encouru l'indignation de
Dieu en prevariquant son commandement!
Nos entendemens sont ordinairement si pleins de raysons, d'opinions et de considerations
suggerées par l'amour propre que cela cause de grandes guerres en l'ame. Au lieu de l'arrester et
attacher à se conduire en tout selon que Nostre Seigneur nous l'a enseigné, nous nous servons des
considerations de la sagesse humaine laquelle nous represente qu'il faut bien estre discret, et
moderer les choses selon la prudence pour que tout aille bien. Et cependant c'est tout au contraire,
car c'est à fin que tout aille mal. Certes, on ne sçait plus de [297] quel biais prendre ces personnes
qui se servent de cette fausse prudence, parce que, faute de simplifier leur entendement, elles ne
veulent pas entendre les raysons qu'on leur donne et en apportent cent contraires pour soustenir
leurs opinions, quoy que bien souvent mauvaises; dès qu'elles s'y sont une fois attachées, l'on ne
sçait plus que faire avec elles.
857 Matt., V, 3, 10.
858 Rom., I, 21.
859 Vide supra, p. 104.
860 Gen., III, 1-6.
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Servez-vous de la prudence, car elle est bonne, mais servez-vous-en comme d'un cheval:
montez dessus, et la tournez à toutes mains, donnez-luy cent coups d'esperons, jusques à tant que
vous l'ayez rangée et domptée pour la rendre sousmise à la simplicité de Nostre Seigneur. Ce tres
bon Maistre voyant les Apostres entortillés en diverses considerations et doutes de
l'accomplissement de ses parolles, n'ayans pas la patience d'attendre que le soir du jour auquel il
avoit dit qu'il ressusciteroit fust venu (estans seulement au matin ils commençoyent à douter), Pax
vobis, leur dit-il861; vostre entendement soit pacifié par le rejet de tant de reflexions. Voyez mes
playes, et ne soyez pas mescroyans, mais fidelles.
Grand cas de l'esprit humain! Nostre Seigneur a dit862: Tout ce que vous demanderez en
mon nom vous sera donné; neanmoins, parce que nous ne le recevons pas si promptement que nous
voudrions, incontinent nous sommes chancelans en la foy de cette promesse. Mais, j'ay desja tant
demandé une telle vertu, et cependant je ne l'ay point. Oh! patience, le jour n'est pas passé; ce n'est
que le matin, et vous doutez. Attendez au soir de cette vie mortelle; indubitablement, si vous
perseverez à demander vous obtiendrez. Les Apostres ne voyoient pas si promptement Nostre
Seigneur ressuscité, et les voyla bien tost en perplexité. Oh! pensoyent-ils en eux mesmes, que
nous eussions esté heureux si nous eussions eu un Maistre immortel! et plusieurs telles raysons
par lesquelles ils monstroyent qu'ils estoyent en doute de l'effect de la promesse du Sauveur; et
partant il leur dit pour les accoiser: La paix soit avec vous. Donques le premier sujet qui cause en
nous la guerre et qui en chasse la paix n'est autre chose que le manquement de [298] foy et
d'asseurance ès parolles de Nostre Seigneur, et la facilité avec laquelle nous escoutons la multitude
des raysons de la prudence humaine.
Le second soldat de nostre esprit est la memoire, la fidelité duquel venant à faillir le trouble
se fait grand en l'ame. La memoire est le siege de l'esperance et de la crainte. Je sçay bien que
l'esperance est en la volonté, mais je veux dire ainsy pour maintenant. La pluspart des troubles que
nous avons en nostre ame viennent dequoy l'imagination de la chair presente des souvenirs à
l'imagination de l'esprit, lesquels estans receus par nostre memoire, nous nous laissons aller à de
vaines craintes de n'avoir pas assez de cecy et de cela, au lieu de nous occuper à nous resouvenir
des promesses que Nostre Seigneur nous a faites, et ainsy demeurer fermes en cette confiance que
tout perira plustost que ces promesses viennent à manquer863, et partant les inquietudes arrivent.
La chair employe toutes ses forces contre l'esprit, attirant de son costé l'entendement et la memoire
pour combattre pour elle.
C'est grand pitié du desgat que ce manquement de paix fait en l'ame; au lieu que nous
jouirions d'un grand repos si la memoire demeuroit ferme au souvenir des promesses divines qui
nous asseurent non seulement de la fidelité de Dieu, mais encor de son soin tendre et amoureux
pour tous ceux qui se confient en luy et ont logé en sa bonté toutes leurs esperances864. Que nous
serions heureux si nous nous occupions aussi des promesses que non seulement au Baptesme,
mais, la pluspart d'entre nous, par le moyen des vœux, nous avons faites à Dieu de luy estre fidelles
et de ne nous arrester jamais qu'à ce qui nous pourra rendre plus aggreables à ses yeux! Si les
Religieux et Religieuses accomplissoyent les promesses qu'ils ont faites d'observer fidellement
leurs Regles et Constitutions et de suivre les conseils qui leur seront donnés, ils possederoyent,
dis-je, la paix en leurs ames, Nostre Seigneur viendrait en eux et leur dirait: Paix vous soit, comme
il fit à ses Apostres.
Le troisiesme soldat de nostre esprit et le plus fort de [299] tous c'est la volonté, car nul ne
peut surmonter la liberté de la volonté de l'homme; Dieu mesme qui l'a creé ne veut en façon
quelconque la forcer ni violenter865. Neanmoins elle est si lasche que bien souvent elle se laisse
gaigner aux persuasions de la chair, se rendant à ses efforts, bien qu'elle sçache que la chair est le
plus dangereux ennemy de l'homme; c'est cette felone Dalila qui tue meschamment le pauvre
861 Ubi supra, p. 293.
862 Joan., XIV, 13, XVI, 23.
863 Matt., XXIV, 35; Marc., XIII, 31.
864 Thren., III, 25.
865 Eccli., XV, 14, 17, 18.
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Samson qui l'aymoit si cherement866. La chair a des ruses nompareilles pour vaincre l'esprit et
l'attirer à ses bestiales inclinations; mais le principal ennemy de la volonté et ce qui la fait estre si
lasche que de quitter l'esprit qui est comme son tres cher espoux, c'est la multitude des desirs que
nous avons de cecy et de cela867. Bref, nostre volonté est si pleine de pretentions et de desseins que
bien souvent elle ne fait rien que s'amuser à les regarder l'un apres l'autre, ou bien tous à la fois,
au lieu de s'occuper à en faire reussir quelques uns des plus profitables.
Combien avez-vous de desirs en vostre volonté? dira-t-on à quelqu'un. Combien? je n'en
ay que deux. C'est trop, car il n'en faut qu'un; Nostre Seigneur le dit luy mesme868: Marie a choisi
cet un necessaire. Et quel est-il cet un? C'est Dieu qu'il faut vouloir, mes cheres Sœurs, et rien
autre; car qui ne se contente pas de Dieu merite de n'avoir rien. Mais, me repliquerez-vous, ne
faut-il pas vouloir aymer le prochain? Puisque vous dites qu'il ne faut aymer que Dieu et ne vouloir
que luy seul, pourquoy donques tant de livres spirituels, tant de predications et tous les autres
exercices de devotion? Un exemple vous fera entendre cecy: vous regardez cette muraille qui est
blanche, et je vous demande ce que vous voyez. Je vois, respondrez-vous, cette muraille qui est
blanche. Mais ne voyez-vous point l'air qui est entre elle et vous? Non, me direz-vous, parce que
je ne regarde que cette muraille; et bien que ma veiie passe et traverse parmi l'air qui est d'icy là,
neanmoins je ne le vois pas, d'autant que je n'y arreste pas ma veüe869. De mesme, pourriez-vous
bien dire, en aymant Dieu je rencontre plusieurs autres choses, comme les livres, les vertus, [300]
l'oraison, le prochain que j'ayme voirement bien; cependant mon dessein principal estant de
n'aymer que Dieu, fait que j'ayme toutes ces choses et que je m'en sers, mais ce n'est qu'en passant,
pour m'exciter à l'aymer davantage, et tousjours plus parfaitement, car tel est mon vouloir et je
n'en veux jamais point d'autre.
En fin finale, si nous voulons avoir la paix en nous mesme il ne faut avoir qu'une seule
volonté, ainsy que nous avons dit, non plus que saint Paul qui ne pretendoit sçavoir et prescher
qu'une seule chose, Nostre Seigneur Jesus Christ crucifié870. C'estoit là toute sa doctrine, en cela
consistoit toute sa science; en cette mort de Nostre Seigneur il occupoit toute sa memoire, et en ce
seul amour du Crucifié il avoit arresté tous ses desirs et toutes ses volontés. Ainsy puissions-nous
faire, mes cheres ames, car nous possederons comme luy la vraye paix; nos puissances et nos
facultés estans toutes ramassées en nous mesme, nostre doux Sauveur, pour l'amour duquel nous
les aurons accoisées, ne manquera pas, sans doute, d'estre en nous et de nous apporter cette paix
qu'il donne aujourd'huy à ses Apotres bien aymés.
Mais, mon Dieu, quelle paix est celle cy, et qu'elle est differente de celle que le monde
donne871! Les mondains se vantent aucunesfois d'avoir la paix, mais c'est une paix fausse, laquelle
est en fin suivie d'une tres grande guerre. Imaginez-vous, je vous supplie, de voir deux barques ou
navires qui voguent sur la mer, dont l'une soit celle où Nostre Seigneur estant avec ses Apostres,
dormoit tout doucement. Pendant son sommeil les vents se lavent, la tourmente se fait grosse, les
vagues si impetueuses qu'elles semblent à tous momens faire perir le navire; les Apostres bien
esmeus du present danger courent de proue en poupe et de poupe en proue; en fin ils resveillent
Nostre Seigneur, disant: Maistre, nous perissons, si tu ne nous secours. O pauvres gens, dequoy
vous troublez-vous? n'avez-vous pas avec vous le Sauveur qui est la vraye paix872? Alors Jesus
leur dit: Que craignez-vous, gens de petite foy? n'ayez point peur. Incontinent il commanda à la
[301] mer de s'accoiser, et le calme fut soudain fait873, le divin Maistre perseverant en la paix avec
laquelle il dormoit, qui procedoit de la candeur et pureté de son ame. Son bien aymé Apostre saint
Pierre en fit tout de mesme apres luy, car il dormoit paisiblement quand l'Ange le vint tirer de la
866 Judic., XVI.
867 Cf. Introd. a la Vie devote, Partie III, c. XXXVII. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. XII, c. III.
868 Lucae, X, ult.
869 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. IX, c. IV.
870 Vide supra, p. 294.
871 Joan., XIV, 27.
872 Vide supra, p. 292.
873 Matt., VIII, 23-26 ; Marc., IV, 36-40; Lucae, VIII, 23-25.
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prison, le soir devant le jour auquel on le devoit faire mourir874; tant les vrays amis de Dieu sont
tranquilles et possedent la paix que Nostre Seigneur leur a acquise.
L'autre barque dont je vous parle et qui represente la paix des enfans du monde, est celle
où estoit Jonas. La tempeste estant grande et les matelots ne sçachant plus que faire pour eviter le
peril eminent auquel ils se voyoient presque reduits, s'en vont au fond du navire, où trouvant le
pauvre Jonas qui dormoit, non d'un sommeil de paix mais d'un sommeil de detresse, ils luy dirent:
Quoy, miserable, tu dors en cette affliction! Et s'estant enquis d'où il estoit: Oh! respondit-il, je
suis un miserable homme qui fuis de devant la juste indignation de Dieu irrité contre moy. Ce
qu'entendant, le patron du navire luy dit soudain: D'où viens-tu et d'où es-tu? Jonas respondit
derechef: Je suis un miserable homme. Et soudain les pilotes le jetterent en la mer875. De mesme
en font les hommes pecheurs lors qu'ils pensent fuir l'ire de Dieu. Ils se vantent de dormir d'un bon
repos, comme s'ils possedoyent la paix, mais en fin ils se trouvent bien trompés à leur resveil, se
voyant environnés de mille troubles qui sont pres de les precipiter en la mer des tourmens eternels,
s'ils ne se repentent et ne se retournent du costé de la divine Bonté pour implorer sa misericorde
sur eux, à fin de pouvoir par leur contrition, recouvrer la grace qu'ils ont perdue emmi leur paix et
tranquillité. Cette paix devroit plustost estre appellée trouble, puisqu'elle se termine en fin en une
inquietude insupportable.
La paix, mes cheres ames, ne se trouve qu'emmi les enfans de Dieu et de l'Eglise, qui vivent
selon la volonté divine en l'observance de ses commandemens. Mais beaucoup plus vraye et plus
grande est celle que possedent [302] ceux qui ne vivent pas seulement selon les commandemens,
ains en l'observance des conseils et selon la regle de la vertu, car la vraye paix se trouve en la
parfaite mortification876. Les enfans de la paix877 font une continuelle guerre à la chair qui leur
cause des attaques tres violentes, laquelle n'a pourtant pas le pouvoir de troubler leur repos, non
plus que le diable et le monde, ainsy que nous avons desja dit.
Mais il faut qu'un chacun de nous sçache qu'on ne doit pas demeurer en une paix
accompagnée de faineantise, car il faut tousjours combattre. Nous pouvons bien affoiblir la chair,
nostre principal ennemy, qui nous poursuit de si pres que jamais il ne nous abandonne; mais
pourtant nous ne le pouvons abattre ni terrasser tout à fait, parce que c'est l'un de ces goujats et
coquins que Dieu a laissés en vie pour nous exercer, bien qu'ils ne nous puissent nuire. La chair
fait sa demeure dans nostre sein878, c'est pourquoy elle nous inquieté quelquefois le cœur. Elle a
des ruses estranges pour dresser des embusches à nostre esprit; mais si nous nous tenons fermes
dans le donjon, accompagnés des trois soldats dont nous avons parlé, nous serons tousjours les
plus forts et possederons la vraye paix qui nous tient contens emmi les injures, les mespris, les
afflictions, les contradictions et en fin emmi tout ce qui nous arrive de contraire à la nature.
Il faut que je vous raconte sur ce sujet un bel exemple que je lisois l'autre jour dans les Vies
des Peres nouvellement recueillies879. (C'est un livre qui n'a pas encor esté traduit en françois.) Je
finiray par cet exemple. Un jeune homme, touché de l'esprit de Dieu pour se retirer en Religion,
s'en alla clans un monastere de la Thebaïde trouver un bon Pere auquel il raconta son dessein, le
suppliant de le recevoir pour son disciple. Il luy fit une harangue remarquable, selon sa ferveur,
disant: Mon Pere, je viens à vous à fin qu'il vous plaise m'enseigner comme je pourray faire pour
estre bien tost parfait; car voyez-vous, il le vouloit estre, mais bien tost. Le bon Pere loua son
dessein et luy respondit: Mon fils, quant [303] à vous enseigner la voye de vous perfectionner je
le feray de bon cœur, mais que vous soyez parfait si tost que vous voudriez, je ne le puis pas
promettre; car en cette mayson nous n'avons pas de perfection toute faite, ains il faut que chacun
fasse la sienne.
874 Act., XII, 6.
875 Jonae, I, 4-15.
876 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. XI, c. XX.
877 Lucae, X, 6.
878 Cf. Mich., ult., 5.
879 Liv. III, § 84, 1. VI, libell. IV,§ 15 (Edit. Rosweydi, 1615), sed paulo aliter.
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Ce pauvret pensoit que la perfection luy seroit donnée comme l'on donne l'habit de
Religion, mais il fut bien trompé, car le bon Pere poursuivant son discours luy dit: Mon fils, la
perfectionne s'acquiert pas tout d'un coup comme vous pensez; l'on n'y sçauroit parvenir si
promptement. Il faut passer par tous les degrés, commençant par les plus bas et montant l'un apres
l'autre jusqu'au plus haut. Ne voyez-vous pas qu'en l'eschelle de Jacob il y avoit des eschellons par
lesquels il failloit monter de l'un à l'autre jusques à tant que l'on fust au haut bout auquel on
rencontroit la poitrine du Pere celeste880? Et avant que d'aller succer ses divines mammelles il faut
monter de degré en degré, car la perfection que vous desirez ne se trouve pas toute faite. Si vous
la voulez avoir un jour, je vous enseigneray bien comme elle s'acquiert, pourveu, mon fils, que
vous ayez bon courage et que vous fassiez fidellement ce que je vous diray. Ce que le jeune homme
ayant entendu, il promit qu'il le feroit. Lors le bon Pere adjousta: Mon fils, il faut que trois ans
durant, outre la generale prattique de toutes les vertus, vous entrepreniez de soulager tous les freres;
de sorte que, par exemple, si vous rencontrez le cuisinier qui va puiser de l'eau ou qui va querir ou
fendre du bois, vous y alliez pour luy. Puis si vous en rencontrez d'autres qui sont chargés, vous
preniez leur charge et les soulagiez en la portant pour eux; bref, que vous vous rendiez le valet de
tous en les servant en toute chose, sans reserve. Aurez-vous bien le courage de le faire? A quoy le
jeune apprentif desireux de la perfection se sousmit. Mais au bout de ces trois ans, seray-je pas
parfait? De cela, respondit le Pere, je ne le puis sçavoir; nous verrons ce qui en sera.
Les trois ans expirés, le bon novice revient trouver son maistre pour sçavoir s'il estoit
parfait. Mon Pere, [304] dit-il, je me vois au bout de mon terme. Ce n'est pas tout, repartit le bon
Pere, il faut entreprendre encores un autre exercice pour autres trois ans si vous voulez estre parfait.
Vous avez bien et fidellement fait ce que je vous ay commandé ces trois années, il est vray, mais
il ne faut pas s'arrester là. O Dieu, dit le pauvre garçon, quoy, n'est-il pas encores fait? faut-il
encores recommencer? est-il requis de faire si souvent des noviciats? trois ans ne suffiront-ils pas?
Helas, je pensois estre parfait en le voulant, et cependant il y a encores tant à faire! Apres qu'il eut
bien fait ses plaintes, le bon maistre ne s'en estonnant pas beaucoup, commença à l'encourager
disant que puisqu'il avoit desja tant fait il failloit poursuivre, que la perfection estoit un si grand
bien qu'il ne failloit pas regretter la peine ni le temps que l'on employe à l'acquerir.
En fin le pauvre novice fut si bien persuadé qu'il promit de faire encores ces trois ans ce
qu'il luy diroit. La prattique que le Pere luy recommanda fut de recevoir si bien les mortifications,
mespris, corrections et humiliations que jamais il ne manquast de faire quelque service ou quelque
present à ceux qui les luy procureroyent, et cela tout promptement; et s'il n'avoit rien autre chose
à donner, qu'il fist des bouquets pour leur presenter, ou des stolles, ou telles et semblables choses.
Ce qu'il promit d'accomplir, et le fit fort fidellement, bien qu'il ne manquast pas d'exercice; car le
bon Pere donna le mot du guet aux Religieux pour l'esprouver comme il failloit, si qu'à tous propos
il estoit en peine de faire des presens, d'autant que les mespris, mortifications et humiliations ne
luy manquoyent point.
Or, le second noviciat estant parachevé il vint rendre compte à son maistre, plein du desir
de sçavoir s'il estoit parfait. Mais le Pere luy dit: Mon fils, il n'appartient qu'à Dieu de juger si vous
l'estes ou non; mais si vous voulez, nous en ferons bien une petite espreuve. Le Pere donques le fit
tout barbouiller et le mena dans une ville qui estoit proche de là, à la porte de laquelle il y avoit
des soldats qui n'avoyent pas autre chose à faire qu'à [305] regarder les passans et prendre d'eux
sujet de rire, de maniere que si tost qu'ils virent ce pauvre jeune homme ils commencerent à se
mettre apres luy: qui le brocardoit de parolles, qui venoit jusques aux coups, d'autres l'injurioyent;
bref, ils s'en jouoyent tout ainsy que s'il eust esté fol. Et ce qui leur faisoit prendre opinion qu'il
l'estoit, fut que tandis que ces soldats le traittoyent comme j'ay dit, il avoit? une joye telle dans le
cœur qu'elle paroissoit sur sa face, et à mesure qu'on luy disoit plus d'injures il sembloit estre plus
joyeux et content. Ce qui surprenoit fort les assistans et contentoit grandement le bon Pere qui le
regardoit pendant cette espreuve.
880 Gen., XXVIII, 12, 13. Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. XI, c. XV.
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L'un des soldats retournant en fin son esprit sur la contenance de ce pauvre novice, plein
d'estonnement, se print à l'interroger, luy demandant comment il pouvoit rire (il ne rioit pas d'un
grand ris, ains se sousrioit seulement), ne comprenant pas qu'un homme peust demeurer aussi
insensible aux injures comme il le sembloit estre. Voyez-vous, Nostre Seigneur permet tousjours
que les vertus de ses vrays amis et serviteurs soyent reconneues par quelques-uns. Lors le bon
novice respondit: Certes, il me semble que j'ay bien rayson de rire et d'estre content, car je possede
la paix en mon ame parmi toutes les attaques et risées que vous me faites; mais de plus, j'ay un
grand sujet de contentement, car en verité vous m'estes bien plus doux et gracieux que n'a pas esté
mon maistre que vous voyez là, lequel m'a icy amené; car il m'a tenu trois ans en telle sujetion,
qu'il failloit que je fisse quelque present à tous ceux qui me maltraittoyent pour recompense de
l'offence qu'ils m'avoyent faitte. Et cependant, vous taschez de me tourmenter et affliger, et vous
ne m'obligez point à vous en recompenser.
Grande estoit la paix que ce jeune homme possedoit en son ame, puisque les injures, les
moqueries et les risées d'une trouppe desbauchée ne l'avoyent nullement esbranlé. C'est la vraye
paix, mes cheres ames, que je vous desire, qui se conserve, ains qui s'accroist emmi la guerre et
les tourbillons des vents des persecutions, [306] humiliations, mortifications et contradictions que
nous rencontrons en cette vie mortelle, afflictions et peines qui seront en fin suivies des
consolations et repos eternel, pourveu que nous les ayons souffertes avec paix interieure à
l'imitation de ce bon Religieux. Or, telle paix ne s'acquiert en cette vie que par l'union de
l'entendement, de la memoire et de la volonté avec l'esprit, ainsy que nous avons monstré tantost;
de plus, elle ne se peut trouver hors de la sainte Eglise, ainsy que l'experience nous l'enseigne tous
les jours, et en fin finale elle ne se rencontrera jamais qu'en l'obeissance du saint Evangile lequel
n'est que paix881. Amen.
881 Vide supra, p. 286.
172/272

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XXXI. Sermon de Vêture pour le Dimanche de Quasimodo
26 avril 1620882
(INÉDIT)
En la primitive Eglise on celebroit la feste d'aujourd'huy fort solemnellement, parce que
c'estoit la feste des nouveaux convertis et catechisés; c'est pourquoy on l'appelle le Dimanche
blanc, d'autant que les nouveaux baptizés se revestoyent à tel jour de robes toutes blanches. Jadis,
en l'ancienne Loy, l'on n'avoit pas accoustumé de faire feste à la naissance des enfans, comme on
fait en beaucoup de lieux, ains seulement quand on les sevroit, ainsy que nous apprenons en
l'histoire d'Abraham, lequel ne fit pas de festin à la naissance d'Isaac son cher fils, ains au jour
qu'on le retira de la mammelle et qu'on le sevra883. Les Chrestiens ne doivent pas solemniser le
jour de leur naissance, ains celuy de leur renaissance, qui est celuy de leur Baptesme884; c'est pour
cette cause que le grand saint Louys roy de France ne vouloit pas estre appellé Louys de France,
mais Louys de Poissy, parce que c'estoit le lieu où il avoit esté baptizé et celuy de sa naissance
spirituelle.
La grace que nous recevons au jour de nostre Baptesme est certes grande, car nous sommes
rendus enfans de Dieu. Mais grande est aussi la grace que Dieu nous fait au jour où il nous reçoit
pour estre entierement dediés [308] à son service, car c'est une nouvelle renaissance spirituelle en
laquelle, comme la pluspart des Peres tiennent885, nous sommes remis en l'innocence premiere;
c'est à dire, qu'au mesme instant où ceux qui se dedient tout à fait au service de Nostre Seigneur
font cette offrande d'eux mesmes, ils sont rendus purs comme des enfans qui viennent d'estre
baptizés.
Ce n'est donques pas sans juste rayson que l'on a accoustumé de faire des grandes
solemnités en la reception ou Profession des Religieux et Religieuses, puisque ce n'est pas
seulement le jour où ils sont sevrés et retirés de la mammelle, de la jouissance des consolations
terrestres et perissables, à fin d'estre sustentés de viandes plus solides et qui les nourrissent à
l'immortalité, le bon Pere celeste les fortifiant petit à petit par l'exercice des vertus appartenantes
aux plus forts, telles qu'elles se trouvent en Religion. Ce n'est pas non plus seulement pour ce que
c'est le jour de leur naissance spirituelle auquel ils reçoivent la grace divine et renouvellent les
promesses qu'ils ont faittes, ou que l'on a fait pour eux en leur Baptesme, de vivre selon les
commandemens de Dieu; mais ils solemnisent beaucoup plus parfaittement et se resjouissent
davantage en cette journée, d'autant que c'est celle de leur renaissance. En effect, ils ne se
contentent pas de renouveller les vœux, à sçavoir les promesses d'observer les commandemens de
Dieu, ains se resolvent d'entreprendre la prattique des conseils de Nostre Seigneur et de vivre selon
la perfection du saint Evangile. Ce que pour mieux faire, ils embrassent la vie religieuse en laquelle
ils peuvent plus facilement qu'en nulle autre, demeurer inviolables en leurs resolutions.
Grande donques, pour toutes les raysons que nous venons de dire, doit estre la joye de ces
ames qui se presentent aujourd'huy à fin d'estre dediées au service amoureux de la divine Bonté.
Cependant, la Religion est un continuel exercice de mortification, de renoncement et
despouillement de soy mesme; il faut crucifier la chair avec toutes ses sensualités886, la propre
volonté avec tous ses desirs, renoncer au monde et à toutes les [309] choses terrestres pour n'aspirer
plus qu'apres les biens eternels et n'avoir plus autre desir que de plaire à Dieu, plus de volonté que
la sienne et celle des Superieurs qui ont la charge des Religieux.
882 Vêture dos Sœurs Marguerite-Agnès de Rajat et Claude-Cécile de Châtel. (Pour cette dernière, voir l'Année Sainte,
tome IV, p. 106.)
883 Gen., XXI, 8.
884 Cf. supra, p. 128, et tom. praeced. huj. Edit., p. 142.
885 Vid. S. Athan.,Vita S. Anton., c. XXXVII, et notas ad illum locum apud Rosweydum, in Vitis Patrum.
886 Galat., V, 24.
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18.4 Page 174

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Il me semble que j'ay entendu vos cœurs, mes tres cheres Filles, dire telles ou semblables
paroles à Nostre Seigneur, que vous venez maintenant choisir pour vostre Espoux et «l'unique
objet de vostre dilection887:» Il est vray, mon Seigneur et mon Dieu888, qu'en la Religion on ne
presche que la mortification tres entiere de nous mesme à fin d'obeir à cette semonce sacrée que
vous avez faite889: Quiconque veut estre parfait il est requis et necessaire qu'il renonce à soy
mesme, qu'il prenne sa croix et qu'il me suive. Lors que nous venons en Religion l'on ne nous
amorce point par les promesses des consolations, comme fait le monde quand il veut attirer
quelqu'un à sa suite; l'on ne nous fait point d'offre de biens terrestres, ni des honneurs, grandeurs
ou dignités, ains des humiliations, des abjections, et au lieu des consolations on nous presente des
mortifications. Nonobstant tout cela, nous ne laisserons pas de nous venir ranger sous l'estendart
de vostre sainte protection, estans tres asseurées que puisque vostre Bonté nous a appellées à cette
maniere de vie plus parfaite que la commune des mondains, voire de ceux qui font profession de
vivre tres chrestiennement dans le monde, vostre mesme Bonté nous fortifiera et nous baillera la
grace de bien faire ce que nous entreprenons890 aujourd'huy pour la gloire de vostre saint nom891
et pour le salut de nos ames; car nous croyons fermement que, selon la parolle de vostre saint
Apostre892, si nous mourons avec vous en cette vie, nous ressusciterons avec vous en la gloire.
Oh! qu'à bon droit et joyeusement pourrez-vous chanter desormais, mes cheres Filles: Non
fecit taliter893; le Seigneur n'a pas usé d'une telle misericorde à l'endroit d'un chacun, l'appellant à
la suite de ses parfums894 et au renoncement de toutes choses pour son amour; grace bien grande
à la verité, puisqu'elle est un moyen tres efficace [310] et tres excellent pour nous sauver. O qu'il
est bon, dit le saint Prophete895, que les freres habitent par ensemble! Ouy certes, d'autant qu'ils
s'entreporteront les uns les autres au bien. C'est une chose des plus necessaires pour nostre
salvation que de faire de saintes conversations en cette vie, car, à dire vray, nous sommes quasi
pour l'ordinaire tels que ceux que nous aymons et pratiquons.
Voyez, je vous prie, le pauvre saint Thomas aujourd'huy (et j'entre par icy dans le sujet de
l'Evangile896): il s'estoit absenté de la compagnie des Apostres pour aller se promener, promenade
et séparation qui luy cousta cher. Il quitta la communauté, et partant il cuida se perdre, si la bonté
de son Maistre ne l'eust secouru misericordieusement. Pendant qu'il estoit absent, Nostre Seigneur
s'apparut aux autres Apostres; et luy, ayant ouÿ d'eux tous la grace qu'ils avoyent receüe, il dit qu'il
ne croiroit point que son Sauveur fust ressuscité s'il ne le voyoit et ne mettoit ses doigts dans les
trous de ses playes, et ne fourroit toute sa main dans l'ouverture de son costé. Incredulité tres
grande! Malheur qui ne luy arriva que pource qu'il avoit quitté la conversation tres sainte des
Apostres et de Nostre Dame mesme, pour aller vagabond à la promenade, sous pretexte de
quelqu'affaire qui n'estoit pas sans doute si necessaire qu'elle ne peust bien estre remise jusques
apres le temps que Nostre Seigneur leur avoit marqué, auquel ils le devoyent voir ressuscité. C'est
grand cas des personnes libertines et qui ne veulent point avoir d'autres lois que celles que la propre
volonté leur dicte. L'on en voit une grande quantité lesquelles n'ont nulle affaire tout au long de la
journée, mais si ce vient l'heure de la sainte Messe ou du sermon, il n'y a rien de si affairé qu'elles
sont, et pour des choses si pressantes qu'elles ne se peuvent remettre.
Les Peres ont fait beaucoup de considerations sur cette incredulité de saint Thomas pour
en reconnoistre la source et la racine. Plusieurs racines de ce peché ont esté remarquées; mais je
me contenteray d'en dire trois, dont la premiere est le chagrin, la seconde l'orgueil et la vanité, et
la troisiesme le desespoir. [311]
887 Coutumier et Directoire pour les Religieuses de la Visit., art. XI.
888 Joan., XX, 28.
889 Matt., XVI, 24.
890 I Thess., V, 24.
891 Ps. LXXVIII, 9.
892 Rom., VI, 4, 5, 8; II Tim., II, 11.
893 Ps. CXLVII, ult.
894 Cant., I, 3.
895 Ps. CXXXII, 1.
896 Joan., XX, 19-29.
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Quant au premier point, c'est une chose toute claire que le chagrin produit l'incredulité, car
la preuve s'en fait tous les jours. Parlez, je vous supplie, à une personne preoccupée de chagrin,
elle ne croit point ce que vous luy dites. Il est bien aysé à dire, vous respondra-t-elle, qu'il se faut
et que l'on peut se divertir, mais nenny, c'est une chose impossible. Grande fut la tristesse et l'ennuy
que receut saint Thomas quand il ouyt que ses compagnons avoyent veu Nostre Seigneur, et il se
laissa tellement preoccuper l'esprit et l'entendement de cette passion, qu'il commença à
s'opiniastrer et croire que cela n'estoit pas; et plus on vouloit le retirer de son incredulité, plus aussi
il s'opiniastroit à soustenir qu'il n'en croiroit rien. Saint Pierre auquel il devoit tant de creance luy
disoit: Il est vray, Thomas, je l'ay veu, il m'a fait l'honneur de m'apparoistre encores en mon
particulier. Tout cela n'y faisoit rien. Nostre Dame, sans doute, touchée de la perte de cet Apostre,
l'en asseuroit aussi: O Thomas, mon cher fils, il est vray, vostre Maistre est ressuscité; j'ay eu la
grace de le bayser et de l'embrasser. O Dieu, quelle dureté de cœur! car pour tout cela il ne
s'amollissoit pas, ains perseveroit en son obstination, disant tousjours qu'il ne croiroit point s'il ne
touchoit et voyoit luy mesme les playes de son Maistre. Le chagrin offusque et trouble le jugement,
de sorte que tandis qu'il est en l'ame elle est en extreme danger de commettre de grans defauts,
parce qu'il fait que l'on rejette tout en ce temps là, et la correction et l'instruction, bref, tout ce qui
est contraire à son opinion erronée.
La seconde source de l'incredulité de saint Thomas fut l'orgueil et la vanité; car s'estimant
aussi capable de cette grace que tous les autres, il pensoit: Et pourquoy seroit-il apparu à tous sinon
à moy? S'il estoit vray qu'il fust ressuscité, je l'aurois veu aussi bien que les autres; ne suis-je pas
autant qu'eux? Vanité tres grande qui le porta à commettre un tel peché. C'est le propre de l'orgueil
d'entraisner nos ames à mille sortes de maux, mais principalement à celuy de nous faire [312]
tellement attacher à nostre propre jugement, que nous soyons opiniastres à ne le point sousmettre
à celuy d'autruy, pour authorité qu'il puisse avoir sur nous. Cette vanité de faire estime de son
propre jugement produit l'incredulité et la mesestime des jugemens des autres, et fait que l'on
raysonne en cette sorte: Pourquoy m'assujettiray-je à croire que ce que l'on me dit est vray? Ne
l'aurois-je pas aussi bien compris ou sceu comme les autres? O que les ames qui faisans estime
d'elles mesmes se laissent ainsy gouverner par leur propre jugement sont en grand danger! Nous
le voyons en l'exemple du pauvre saint Thomas qui faillit se perdre.
Or, de ces deux sources de son peché proceda le desespoir; car, poussé du chagrin et de
l'orgueil, il perdit l'esperance que Nostre Seigneur accompliroit la promesse qu'il leur avoit faitte
de ressusciter apres trois jours897, d'autant qu'il ne l'avoit pas veu. Son chagrin faisoit qu'il ne
vouloit pas croire ce qu'on luy asseuroit; l'orgueil luy faisoit dire que si son Maistre ne se monstroit
à luy comme il vouloit, avec les conditions qu'il luy marquoit, il ne croiroit pas, et le desespoir
survenant le rendit opiniastre en son obstination.
C'est une chose toute ordinaire entre les jeunes apprentifs de la perfection d'estre attaqués
de cette sorte de tentation; car dès qu'ils rencontrent de la difficulté en leur chemin, voyla quant et
quant le chagrin qui les pousse à faire tant de plaintes qu'il semble qu'il y ayt grand pitié en eux.
L'orgueil ou la vanité ne leur peut permettre un petit defaut que tout incontinent ils n'entrent en de
grans troubles qui les portent par apres au desespoir: O Dieu, il ne faut plus rien attendre de moy,
je ne feray jamais rien qui vaille! C'est bien dit; hé, pensiez-vous estre si brave que de ne point
faillir? En toutes sortes d'arts il faut estre apprentif, premier que d'estre maistre.
Nostre Seigneur tout bon et tout misericordieux, ne pouvant plus souffrir que cette chere
brebis de son troupeau demeurast errante et vacillante en la foy, vient tout doux et debonnaire
trouver saint Thomas en presence des autres Apostres, et apres les avoir salués selon son [313]
accoustumée, disant: Paix vous soit, il s'addresse au plus malade de tous. Voyez, je vous supplie,
comme amiablement il contrecarre de point en point son incredulité; car premierement il l'appelle
par son nom et luy dit: Thomas, mets ton doigt dans les ouvertures de mes mains, et fourre si tu
veux toute ta main dans la playe de mon costè, et prens si tu veux mon cœur (car, bien qu'il ne die
pas: Prens mon cœur, il semble qu'il le vouloit signifier, luy donnant liberté de le toucher);
897 Matt., XVI, 21, XVII, 22.
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considere que l'esprit n'a ni chair ni os, et reconnois que je suis moy mesme898. Je suis Celuy qui
est899, partant ne sois plus incredule, mais fidelle. O Dieu, quelle confusion pour le saint Apostre,
lequel ayant ouÿ son Maistre, se print à dire ces parolles de fidelité: Mon Seigneur et mon Dieu!
Et à l'instant ses yeux furent ouverts, il vit le peril eminent dont son cher Maistre l'avoit tiré. Peril
tres grand, certes, auquel il avoit esté reduit par le defaut de la paix de l'entendement, de la memoire
et de la volonté, paix de laquelle estans privés, l'ame et l'esprit courent grande risque de se perdre,
ainsy que nous disions l'autre jour900.
Or, Thomas perdit cette paix pour s'estre separé de la communauté; car les Apostres
estoyent dans le cenacle comme dans une Religion, où les Religieux qui veulent se conduire selon
leur sens et leur volonté, se retirans du train de l'observance commune, ne peuvent conserver la
paix, ains vivent en de continuels troubles. C'est donc pour la conserver ou acquerir que ces ames
viennent maintenant se dedier au service de la divine Majesté, resolues qu'elles sont de luy
consacrer si entierement leurs cœurs, leurs corps et de plus leurs volontés, qu'elles ne s'en puissent
jamais plus servir que pour suivre en toutes choses la volonté de Dieu qui leur sera signifiée par la
direction des Regles et Constitutions de la Religion, direction qui les conduira à l'entiere
mortification d'elles mesmes, «pour le service de la dilection» de leur celeste Espoux901. Ainsy
soit-il. [314]
898 Lucae, ult., 39.
899 Exod., III, 14.
900 Vide pag. 296 et not. (819), p. 286.
901 Constit. XLIV.
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XXXII. Sermon pour la fête de la Pentecôte
7 juin 1620902
Et apparuerunt illis dispertitae linguae
tanquam ignis, seditque supra singulos
eorum, et repleti sunt omnes
Spiritu Sancto.
Des langues comme de feu leur apparurent,
et s'estans departies elles se
poserent sur chacun d'eux, et ils
furent tous remplis du Saint Esprit.
ACT., II, 3, 4.
Nous celebrons aujourd'huy la feste des presens et du don des dons qui est le Saint Esprit,
lequel fut envoyé du Pere et du Fils sur les Apostres, sous la forme et figure de langues de feu.
Mais en ce don sept autres sont enclos, lesquels nous nommons dons du Saint Esprit. Certes, ce
fut un tres grand don que le Pere celeste fit au monde lors qu'il luy donna son propre Fils, comme
il a dit luy mesme, et apres luy son grand Apostre saint Paul: Si le Pere eternel a bien tant aymé le
monde que de luy avoir donné son propre Fils, pourquoy ne luy donnera-t-il pas tout autre don
avec celuy là903?
Vous resouvenez-vous de cette belle histoire du grand Joseph904 qui a desja tant de fois esté
ditte, mais qui ne peut assez estre considerée? Pendant qu'il estoit vice roy [315] de l'Egypte, ses
freres le vindrent voir par plusieurs fois pour estre secourus de luy en l'extreme necessité où leur
pere Jacob et eux se trouvoyent reduits à cause de la famine qui estoit en leur pays. Il les renvoya
tous-jours chargés de blé et de viandes; mais lors qu'on luy amena le petit Benjamin, il les renvoya
non pas comme auparavant, chargés de grains et de vivres donnés par mesure, ains accompagnés
de riches dons, avec des chariots remplis de tout ce qu'ils pouvoyent desirer. De mesme voyons-
nous que le Pere eternel a fait en ce jour. Bien qu'en l'ancienne Loy il octroyast de tres grans
presens à son peuple, toutefois ce n'estoit que par mesure; mais en la nouvelle, dès qu'il revit son
cher Benjamin, c'est à dire, dès que Nostre Seigneur fut entré en sa gloire905, il ouvrit sa main pour
respandre ses dons et ses faveurs sur tous les fidelles906, ainsy qu'il estoit escrit qu'il deverseroit
son Esprit sur toute chair907, à sçavoir sur tous les hommes, et non point seulement sur les
Apostres.
Ne sçavez-vous pas qu'il est dit908 que le Sauveur receut des graces infinies et que les dons
du Saint Esprit reposerent sur son chef? Et pourquoy cela, puisque estant la grace mesme il n'en
avoit ni pouvoit avoir nulle sorte de necessité? Ce ne fut donques sinon pour nous faire entendre
que toutes les graces et benedictions celestes nous devoyent estre distribuées par luy, les laissant
couler sur nous qui sommes membres de l'Eglise de laquelle il est le Chef909. Et pour preuve de
cette verité, escoutez ce qu'il dit luy mesme à sa bien-aymée au Cantique des Cantiques910: Ouvre-
moy, mon espouse, ma sœur. Il l'appelle mon espouse à cause de la grandeur de son amour, et ma
sœur pour tesmoigner la pureté de son affection. Ouvre-moy, dit-il, mais ouvre-moy vistement, car
902 La date de ce sermon ne saurait être prouvée d'une manière certaine. Ce que l'on peut affirmer c'est qu'on y reconnaît
le style de la Mère Claude-Agnès de La Roche et que par conséquent, il n'est pas postérieur à 1620. Diverses raisons
trop longues à énumérer ne permettent pas d'autre part de lui attribuer une date antérieure.
903 Joan., III, 16; Rom. VIII, 32.
904 Gen., XLII, seqq. Cf. supra, p. 261.
905 Lucae, ult., 26; Joan., VII, 39.
906 Pss. LXVII, 19, CXLIV, 16; Joan., III, 34; Ephes., IV, 8.
907 Joel, II, 28.
908 Is., XI, 2, 3.
909 I Cor., XII, 12; Ephes., I, 22, 23, IV, 7-16.
910 Cap. V, 2.
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j'ay mes cheveux tous pleins de la rosée, et les flocons de ma cheveleure pleins des gouttes de la
nuit. Or, la rosée et les gouttes de la nuit ne sont qu'une mesme chose. Que pensez-vous que veuille
signifier ce Bien-Aymé de nos ames, sinon qu'il desire ardemment que son Espouse luy ouvre
promptement la [316] porte de son cœur, à fin qu'il y puisse respandre les dons et les graces qu'il
avoit si abondamment receus de son pere comme une rosée et liqueur tres pretieuse.
Voyons donques maintenant comment Dieu envoya son Saint Esprit sur tous les hommes
qui se trouverent assemblés au cenacle, lesquels estoyent au nombre de six vingts911 et parloyent
tous selon que le Saint Esprit leur donnoit912. Les Apostres l'avoyent desja receu lors que Nostre
Seigneur soufflant sur eux leur dit: Recevez le Saint Esprit, les constituant prelats de son Eglise et
leur donnant le pouvoir de lier et deslier les ames913; mais ce ne fut pas avec la gloire et
magnificence qu'ils le receurent aujourd'huy, et ne leur laissa pas de tels effects. De mesme le Pere
eternel fit un tres grand don au monde lors qu'il luy donna son propre Fils; neanmoins ce fut un
present couvert, restreint et resserré dans la bourse vile et abjecte de nostre humanité et mortalité.
Mais le present qu'il fait en ce jour à son Eglise doit estre tenu pour le plus excellent, d'autant que
c'est le Pere et le Fils qui l'envoyent914.
Les presens sont estimés grans selon l'amour avec lequel ils sont faits; or, celuy ci n'est pas
seulement fait avec un grand amour, ains c'est l'amour mesme qui est donné, car chacun doit
sçavoir que le Saint Esprit est l'amour du Pere et du Fils. Mais ce que nous disons que le Saint
Esprit nous a esté donné par le Pere et par le Fils, ne se doit pas entendre qu'il soit separé ni de l'un
ni de l'autre, parce qu'il ne se peut, n'estant qu'un seul et vray Dieu indivisible; ains nous voulons
dire que Dieu nous a donné sa divinité, bien que ce soit en la personne de son Saint Esprit. Et de
cecy il en faut peu parler et beaucoup croire.
Nous pouvons considerer la grandeur du don du Saint Esprit avec tous ses effects, entant
qu'il est envoyé par le Pere eternel et par Nostre Seigneur à son Eglise, ou bien entant qu'il est
envoyé à un chacun de nous en particulier. Certes, nous ne sçaurions assez remercier Dieu de ce
qu'il a fait ce singulier present à son Eglise, à cause des biens qui en resultent. Le Saint Esprit fut
[317] fort convenablement envoyé sous la forme et figure de langues et de langues de feu parce
que c'est en la langue que l'Eglise a toute sa force. Qui ne sçait qu'elle opere tous ses mysteres par
la langue? La predication se fait par la langue; dans le saint Baptesme, sans lequel nul ne peut estre
sauvé915, il est necessaire que la langue intervienne pour donner à l'eau la force916 de laver nos
pechés et iniquités; de mesme le tres saint Sacrifice de la Messe ne se peut celebrer que par le
ministere de la langue.
Mais considerons, je vous prie, ce don si pretieux entant qu'il est fait à un chacun de nous
en particulier. Nous avons desja dit qu'il y a enclos en celuy ci sept autres dons, que nous appelions
de crainte, science, pieté, force, conseil, entendement et sapience917. Par la suite que nous ferons
de ces sept dons en remontant comme par une eschelle, nous connoistrons si nous avons receu le
Saint Esprit ou non, puisqu'il a accoustumé de les communiquer aux ames dans lesquelles il
descend et qu'il trouve preparées pour le recevoir.
Commençons donques par celuy de crainte. Le don de crainte est le plus universel, car
nous voyons que les meschans mesme ont de la crainte et frayeur entendans parler de la mort, du
jugement et des peines eternelles. Cette crainte ne leur a pourtant point fait eviter le peché ni
l'iniquité pource qu'ils n'avoyent pas receu le Saint Esprit; car la crainte qui s'appelle don du Saint
Esprit non seulement nous fait redouter les divins jugemens, la mort et l'enfer, mais elle nous fait
craindre Dieu comme nostre Seigneur et nostre Juge, et partant nous porte à fuir le mal et tout ce
que nous sçavons luy estre desaggreable. Remarquons, je vous prie, qu'il est dit918 que les dons du
911 Act., I, 15.
912 Ibid., II, 4.
913 Joan., XX, 22, 23.
914 Ibid., XIV, 16, XV, 26, XVI, 7.
915 Marc., ult., 16.
916 S. August., Tract. LXXX in Joan., § 3. Cf. Les Controverses, Partie III, c. I, art. IX.
917 Isaiae, ubi supra, p. 316.
918 Ibid.
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Saint Esprit, de sapience et les autres, reposerent sur le chef de nostre divin Sauveur, et puis ensuite
qu'il fut rempli de la crainte du Seigneur. Que veut dire cecy? car nostre Maistre n'avoit point
besoin de crainte. Nous devons donc sçavoir qu'il en fut rempli pour la respandre sur un chacun
de nous, tant parfaits qu'imparfaits, parce que les parfaits doivent craindre de [318] descheoir de
leur perfection, et les imparfaits de ne la pouvoir acquerir. Et comme nous voyons qu'une fiole est
remplie de quelque eau sans qu'elle en aye aucune necessité, puisqu'elle est si dure que mesme elle
n'en est pas penetrée, ainsy nostre beni Sauveur fut rempli de la crainte du Seigneur, non point
pour luy, car il ne s'en pouvoit servir, ains seulement pour la respandre sur ses freres919.
Il ne faut pas beaucoup parler de la crainte, principalement au lieu où je suis, puisqu'on ne
s'en doit servir que pour venir au secours de l'amour quand il le requiert. Il ne faut pas non plus se
tenir dans la crainte, ni moins la tenir dans nos cœurs, car c'est la place de l'amour, ains seulement
la laisser à la porte de nostre cœur920, à fin qu'elle soit preste pour secourir l'amour, ainsy que j'ay
dit. Passons au don de pieté qui est le second.
La pieté n'est autre chose qu'une crainte filiale, qui ne nous fait plus regarder Dieu comme
nostre Juge, ains comme nostre Pere, auquel nous redoutons de desplaire et desirons d'aggreer.
Mais il ne nous serviroit de gueres d'avoir le desir de plaire à Dieu et la crainte de luy
desplaire si le Saint Esprit ne nous octroyoit le troisiesme don, qui est celuy de science, par lequel
nous apprenons que c'est que vertu et que c'est que vice, ce qui est aggreable à Dieu et ce qui luy
est desaggreable. Plusieurs des anciens philosophes ont bien sceu faire cette distinction. Aristote
a fait un traitté admirable des vertus921, lequel nonobstant cela, ne laisse pas de brusler en enfer922,
parce qu'ayant reconneu le chemin de la vertu il ne l'a pas voulu suivre923. Par le don de science,
le Saint Esprit nous ayde à reconnoistre les vertus dont la prattique nous est necessaire et les vices
qu'il faut eviter.
Il est aussi tres necessaire que le Saint Esprit nous baille le quatriesme don qui est celuy de
la force, car autrement les precedens ne nous serviroyent de rien, puisqu'il ne suffit pas d'avoir la
volonté d'eviter le mal et celle de faire le bien, encores moins de connoistre l'un et l'autre, si nous
ne mettons la main à l'œuvre. [319] Pour cela nous avons une grande necessité de la force; mais il
faut que nous sçachions en quoy elle consiste. Ce n'est pas à faire comme Alexandre le Grand,
lequel conquit tout le monde à force d'armes. Il n'avoit pas le don de force, combien qu'on le luy
attribue pour ses conquestes; sa force consistoit en des balles de plomb qui fracassoyent les
murailles des villes et abattoyent les chasteaux. Il avoit encor moins le courage dont on le loue
tant; la preuve est qu'il n'avoit pas le pouvoir sur soy mesme de se surmonter à ne pas boire un
verre de vin, car il estoit un ivrogne. Voyez-le se vautrer, et pleurer lors qu'un certain philosophe
luy vint dire qu'il y avoit encores d'autres mondes que celuy qu'il avoit subjugué et assujetti924: il
eut un tel regret de ne les pouvoir conquerir qu'il ne s'en peut resoudre.
Faisons un peu comparaison de la vaillance et du courage d'un saint Paul ermite, ou plustost
du grand Apostre saint Paul, avec cet Alexandre. Celuy ci ruine les villes, abat les chasteaux,
s'assujettit le monde à force d'armes et se laisse à la fin vaincre par soy mesme. Au contraire, nostre
grand Apostre semble vouloir subjuguer et parcourir toute la terre pour renverser non les murailles
mais les cœurs des hommes, et les sousmettre à son Maistre par sa predication925; et non content
de cela, voyez, je vous prie, le pouvoir qu'il a sur soy mesme, debellant et assujettissant ses
affections et passions à la regle de la rayson926, et le tout à la tres sainte volonté de la divine
Majesté. C'est en quoy consiste le don de force et la grandeur de courage: à se surmonter soy
mesme pour s'assujettir à Dieu, mortifiant et retranchant de nos esprits toutes leurs superfluités et
imperfections pour petites qu'elles soyent, sans aucune reserve; et de plus, ce don nous fait
919 Cf. tom. praeced. hujus Edit., p. 63.
920 I Joan., IV, 18. Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. XI, c. XVII.
921 Ethica; alia.
922 Cf. S. Aug., Enarrat., in Ps. CXL, § 19; Traitté de l'Am. de Dieu, 1. V, c. VIII.
923 Cf. Rom., I, 19-21.
924 Vide supra, p. 171.
925 I Cor., X, 21-25.
926 Ibid., IX, ult.
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entreprendre de parvenir à la plus haute perfection, sans craindre la difficulté qu'il y a pour
l'acquerir.
Mais estans ainsy resolus et fortifiés pour embrasser la vraye prattique des vertus, il faut
que nous ayons le don de conseil pour choisir celles qui nous sont le plus necessaires selon nostre
vocation; car, bien qu'il soit [320] tousjours bon de prattiquer les vertus, si faut-il pourtant les
sçavoir prattiquer par ordre. Que sçay-je moy, si en telle occasion il ne sera point plus expedient
que je ne prattique la patience sinon interieurement et non pas exterieurement, ou bien si je dois
joindre l'une avec l'autre927? Il faut donques avoir le don de conseil à fin de suivre l'exercice que
le don de force et de courage nous a fait commencer, et pour que nous ne nous trompions point
nous mesmes, choisissant les vertus selon nos inclinations et non selon nostre necessité, regardant
seulement à l'escorce et non point à la vraye essence des vertus.
Apres le don de conseil vient celuy d'entendement, lequel nous fait penetrer les mysteres
de nostre foy par le moyen des meditations, et choisir les maximes de la perfection interieure au
fond de ces mysteres. Mais remarquez, je vous supplie, que je dis par la meditation et oraison, et
non par la curiosité, speculation et estude, comme font les theologiens; car une simple et pauvre
femmelette sera plus capable de le faire que non pas les plus excellens docteurs qui auront moins
de pieté928. Voyons cette pauvre femme: elle s'en ira promptement reconnoistre sur la Croix du
Sauveur, voire mesme dans le cœur de Dieu, cette maxime de la perfection: Bienheureux sont les
pauvres d'esprit929; au mystere de l'Incarnation elle remarque la mesme maxime, et de plus celle
de l'humilité et abjection. Vous voyez donques bien clairement les effects du don d'entendement,
lequel, outre ce que nous avons dit, nous fait comprendre la verité des mysteres de nostre foy et
combien il nous est necessaire de regarder à la vraye essence des vertus et non pas à l'apparence
exterieure seulement, combien aussi il nous est utile de suivre les verités conneues, soit par le don
de conseil ou par celuy d'entendement.
Or, le Saint Esprit n'a pas accoustumé de laisser l'ame à laquelle il a bien voulu octroyer
ces six dons que nous venons d'expliquer, sans y adjouster celuy de sapience, c'est à dire de la
«savoureuse science930,» luy donnant un goust, une saveur, une estime, bref un [321] contentement
en la prattique des maximes de la perfection chrestienne qu'elle a reconneues par le don
d'entendement. Ainsy, faisant tout au contraire des gens du monde, qui estiment bienheureux les
riches, ceux qui sont honnorés et qui vivent delicieusement, elle tient pour bienheureux les pauvres
d'esprit, puisqu'elle a trouvé cette vertu dans le cœur de Dieu mesme; bienheureux les humbles,
bienheureux ceux qui portent et font paroistre dans leur exterieur la mortification procedante de
l'interieure renonciation et mespris de tout ce dont le monde fait estat.
Je finis par cette consideration que tous ceux qui estoyent dans le cenacle receurent le Saint
Esprit et parloyent tous selon que le mesme Saint Esprit leur donnoit931; mais non pas tous d'une
mesme façon, n'ayans pas tous esté commis pour prescher l'Evangile comme saint Pierre et les
autres Apostres; car nous ne pouvons pas nier qu'il n'y eust des femmes, puisque l'Evangeliste
escrit932 qu'ils estoyent six vingts avec Nostre Dame et les autres femmes. Or, ils parloyent selon
que le Saint Esprit leur donnoit, c'est à dire, ceux qui ne preschoyent publiquement
s'entrencourageoyent les uns les autres à louer Dieu. Mais il faut que nous sçachions qu'il y a un
parler qui se fait sans dire mot; c'est le bon exemple. David dit933 que les cieux annoncent la gloire
de Dieu. Et comment cela? car les cieux ne parlent point. Il veut entendre que la beauté des cieux
et du firmament convie les hommes à admirer la grandeur du Createur et à prescher ses merveilles.
Il adjouste934 que les jours et les nuits se laissent la charge l'un à l'autre d'annoncer la gloire de
Dieu. Qui ne sçait que lors que nous regardons le ciel en une nuit bien sereine, nous sommes
927 Cf. Introd. a la Vie devote, Partie III, c. 1.
928 Vide supra, pp. 59, 60.
929 Matt., V, 3.
930 S. Thom., Ia Pars, qu. XLIII, art. V, et IIa IIae, qu. XLV, art. II; juxta Ecclus., VI, 23.
931 Vide supra, p. 317.
932 Act., I, 14, 15.
933 Ps. XVIII, 1.
934 Ibid., v. 2.
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excités à admirer et adorer la toute puissance et sapience de Celuy qui l'a parsemé de tant de belles
estoiles? Il en est de mesme lors que nous voyons un beau jour esclairé de la lumiere du soleil,
voire quand le mesme Seigneur nous envoye la pluye, puisqu'elle sert à produire les plantes.
Que veux-je dire par tout cecy, sinon que nous, qui [322] sommes plus que les cieux et que
tout ce qui est creé, puisque le tout a esté fait pour nous et non point nous pour eux, sommes
beaucoup plus capables d'annoncer la gloire de Dieu que non pas les cieux ou les astres. Le bon
exemple est une predication muette, et si bien nous n'avons receu le don des langues pour prescher,
nous pouvons neanmoins le faire tousjours en cette sorte. N'est-ce pas une plus grande merveille
de voir une ame decorée de plusieurs grandes vertus que non pas le ciel decoré d'estoiles? Les
jours se donnent charge l'un à l'autre d'annoncer la gloire de Dieu; et qui ne sçait que les Saints
en ont fait de mesme, se resignant leurs vertus les uns aux autres? A saint Anthoine succeda saint
Hilarion, à saint Hilarion d'autres Saints, et ils iront ainsy tousjours perseverant935.
935 Cf. supra, p. 216, et tom. praeced. huj. Edit., Serm. XC.
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XXXIII. Sermon pour la fête de saint Augustin
28 août 1620936
Apres que saint Augustin a raconté937 ce grand conteste et divorce, ce grand combat et
contention qu'il avoit sur le point de sa conversion, en ses deux parties, l'inferieure et la superieure,
combat le plus grand qui se puisse voir, appercevant en fin les yeux de la misericorde qui desja le
regardoyent, il s'escrie au commencement du Livre neufviesme de ses Confessions938: O Seigneur,
vous avez regardé vostre serviteur et le fils de vostre servante939. Puis apres, sentant la main
puissante de Dieu qui le deslioit, il poursuit avec ces paroles qui sont du Psalme CXV940: Dirupisti
vincula mea; O Seigneur, vous m'avez deslié des liens de mes pechés, et que feray-je en
reconnaissance d'une telle faveur? Je vous sacrifieray un sacrifice de louange, je boiray le calice
de vostre salutaire et invoquer ay le nom du Seigneur. Ayant donques à m'entretenir avec vous,
quel meilleur sujet pourrois-je prendre que ces paroles du Psalmiste: Dirupisti, et ce qui suit? Mais
pour rendre mon discours plus familier, je le diviseray en trois points: au premier nous verrons
quels sont les liens desquels saint Augustin estoit lié; au second, quel sacrifice de louange il a
offert à Nostre Seigneur; et au troisiesme, quel est ce calice du salutaire.
Quant au premier, c'est chose merveilleuse comme ce [324] grand saint Augustin parle de
luy mesme au divin livre de ses Confessions, et comme il raconte d'un style admirable les liens
desquels il estoit enchaisné. Je ne m'arresteray pas à vous en beaucoup parler, car vous avez ce
livre où vous le lirez avec bien plus de playsir, parce que vous y verrez les choses tout au long,
mieux que je ne les vous sçaurois rapporter. Je me contenteray seulement de vous dire ce qui est à
mon propos. J'estois, escrit-il941, lié et enchaisné des chaisnes et liens d'une maudite volupté, avec
une volonté enferrée qui faisoit que de mon plein gré je me vautrois dans mes vicieuses habitudes.
Les theologiens, parlans des liens dont les hommes sont liés, disent qu'il y en a de trois sortes. Le
diable a des liens et cadenes par lesquels il tient les hommes enchaisnés et les rend ses esclaves et
sujets. Ces cadenes ne sont autre chose que le peché qui nous rend non seulement esclaves de nos
passions, mais encores du demon; et nul ne nous en peut deslier que la main puissante de Dieu.
Ces liens, comme dit le mesme saint Augustin942, nous sont merveilleusement bien representés par
les chaisnes et manottes de fer dont saint Pierre fut lié en la prison943; car, bien qu'il fust emprisonné
pour la justice, ses liens neanmoins ne laissent pas de nous representer le peché qui, comme
manottes et chaisnes de fer, tient le pecheur si estroittement enserré qu'autre que Dieu ne le peut
desenchaisner.
Les seconds liens sont du monde, et ne sont autres que la sensualité et volupté, liens
grandement dangereux et difficiles à rompre.
Mais Dieu a aussi des liens, des ceps et cadenes desquels il enchaisne ses serviteurs: les
uns sont de fer et les autres d'or. Ceux de fer, comme dit nostre grand Pere saint Augustin944, ne
sont autres que la crainte des jugemens, de la mort et de l'enfer; ces menaces que nous lisons dans
l'Evangile et celles par lesquelles l'Apostre saint Paul espouvantoit les roys et les princes, les
laboureurs et artisans, les petits et les grans, leur disant945: Je vous advertis qu'il y a un souverain
Juge [325] des vivans et des morts, et c'est à luy à qui vous rendrez compte. Or, plusieurs oyans
telles et semblables paroles et redoutans les terribles jugemens de Dieu, faisoyent penitence, et se
936 La date de ce sermon se trouve dans le Manuscrit de Digne.
937 Confess., 1. VIII, cc. XI, XII.
938 Cf. init. libri VIII.
939 Ps. CXV, 7.
940 Vers. 3, 4, 7.
941 Confess., 1. VIII, cc. V, XI.
942 Vide serm. CCIII in Append., ad finem; Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. II, c. IX.
943 Act., XII, 6.
944 Enarrat. in Ps. CXLIX, § 15.
945 Act., XVII, 31, XXIV, 25; II Cor., V, 10, 11; Coloss., IV, 1.
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laissant enchaisner par la crainte et vive apprehension, ils se convertissoyent. Les liens d'or sont
des liens d'amour et dilection desquels Nostre Seigneur lie plusieurs ames et les rend ses sujettes
et esclaves, mais d'un esclavage doux et grandement amoureux. Ce sont ces ames qui, sans aucune
consideration de crainte, ains attirées par les suaves et amiables attraits de la dilection de nostre
cher Maistre, viennent se dedier et consacrer entierement à son divin service.
Saint Augustin estoit lié de trois divers liens desquels il parle dans ses Confessions946, mais
certes en telle sorte qu'il fait pleurer ceux qui les lisent avec attention, voyant comme ce pauvre
jeune homme estoit embarrassé et si fort pressé qu'il ne se pouvoit desprendre. Considerez-le
enchaisné dans ces maudits liens de la volupté947; il luy estoit advis qu'il n'estoit pas moyen de
vivre sans commettre ce detestable vice. Il vouloit et ne vouloit pas en estre delivré. Et que ne
firent pas Alype et ses autres amis pour l'en destourner, le persuadant de se marier, à fin, par ce
moyen, de changer en licites ses playsirs illicites. Vains furent tous leurs efforts. Il failloit, comme
il dit luy mesme948, vostre main toute puissante, o Seigneur, pour me deslier de ces liens et pour
m'arracher des griffes de mon ennemy, entre lesquelles je m'estois volontairement jetté. Et certes,
ce peché est detestable et le plus dangereux de tous. Que si bien il n'est pas si grand que le
blaspheme et la haine de Dieu, si est-il le plus difficile de tous à s'en depetrer et desbrouiller.
Le second lien duquel saint Augustin estoit lié est la vanité, car il estoit maistre de la
rhetorique. Et qu'est-ce que la rhetorique et humanité humaine, sinon une escole de vanité? Il estoit
donques maistre de la vanité, et il le confesse luy mesme949. O pauvre Augustin, vous estiez de ce
temps-là maistre de la rhetorique, et parmi ces belles phrases, poesies, proses et declamations,
vostre esprit devint enflé, vain et superbe, car la science humaine [326] enfle950. Il estoit un grand
orateur et faisoit des oraisons de rhetorique à merveille, d'où vient qu'il se faisoit ainsy redouter,
car on ne l'osoit approcher ni entrer en dispute avec luy, crainte d'en sortir confus. Cela l'enfloit
davantage, à quoy aydoit encores son bel esprit qui estoit grandement subtil.
J'ay accoustumé de dire qu'entre les beaux et les bons esprits il y a la mesme difference
qu'entre le paon et l'aigle. Le paon, comme chacun sçait, est un bel oyseau, il a un beau plumage,
mais il est grandement vain et orgueilleux. Il fait la roue et esparpille ses plumes; mais quelles sont
ses œuvres? Il ne s'amuse qu'à des niaiseries; il se nourrit de mouches et de moucherons, et pour
cela l'artisan n'en nourrit point, d'autant qu'outre qu'il est inutile en sa maison, il y apporte du
dommage, car il monte sur le toit et le descouvre pour chercher des araignes951. Les aigles, au
contraire, qui n'ont point cette beauté en leur plumage et cette apparence exterieure, font
neanmoins des œuvres plus nobles et solides. On ne les voit presque jamais sur terre, ains elles se
guindent tousjours en haut; aussi les naturalistes disent que c'est le roy des oyseaux, non à cause
de sa beauté mais pour sa generosité.
Il en est tout de mesme des beaux et des bons esprits. Les uns estans vains, ne s'amusent
qu'à des vaines imaginations, et pour peu qu'ils fassent deviennent enflés à merveille. Au contraire,
les bons esprits font des œuvres bonnes et solides et ne s'enflent point, ains deviennent plus
humbles et rabaissés. Un petit escolier de rhetorique, sur un petit mot de phrase ou d'histoire se
paonnera et deviendra, par maniere de dire, un pedant, à sçavoir enflé, vain et superbe. Et que faire
à cela? Les beaux esprits sont sujets à telles vanités et folies; mais un bon esprit fait, comme j'ay
dit, des œuvres bonnes et solides, ne s'enfle ni glorifie point, ains se tient tousjours bas et humble.
C'est ainsy que fit saint Augustin apres sa conversion: il changea la beauté de son esprit en bonté,
ou plustost joignit la bonté avec la beauté, car certes ç'a esté le phenix entre les Docteurs, et l'on
partage la [327] gloire entre saint Thomas d'Aquin et saint Augustin, l'un pour la theologie en
general, l'autre pour la scholastique en particulier.
946 Lib. VI, c. VI, initio.
947 Confess., 1. VI, cc. XII-XV.
948 Ibid., c. XVI, l. IX, c. 1.
949 Ibid., 1. VII, c. XX.
950 I Cor., VIII, 1.
951 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. X, c. XV.
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Le troisiesme lien duquel saint Augustin estoit lié, c'est l'avarice, car il enseignoit pour le
gain952. Il gaignoit beaucoup à cause de sa grande doctrine et il estoit fameux et renommé par tout.
(Il n'estoit pas de grande extraction, mais ouy bien d'une bonne famille, quoy que pauvre. Il avoit
des freres et des sœurs; il confesse luy mesme et n'a point honte de le declarer, qu'il fut entretenu
aux estudes par un gentilhomme953. O Dieu, cela ne se diroit pas par un homme de nostre temps!)
Or, il estoit avaritieux. C'est un puissant lien que celuy cy; car, par le moyen de son gain, il avoit
de grandes pretentions et esperances de s'enrichir et avancer.
O Dieu, qu'il failloit bien une main toute puissante pour le deslier de tant et de si fortes
chaisnes! Helas! qui pourroit concevoir les combats et convulsions qu'enduroit cette pauvre ame
lors qu'elle vouloit reprendre sa liberté et se desfaire des fers et manottes dont elle estoit enferrée?
Mais lors que Dieu, par sa misericorde infinie, eut touché ces liens, se sentant en liberté, il
commença, comme tout ravi, à chanter le cantique des misericordes divines et s'escria saisi
d'estonnement954: Dirupisti vincula mea! O Seigneur, mon Dieu, vous m'avez desliè des fers et
cadenes de mes passions, vicieuses coustumes et habitudes. O Dieu, combien grans sont les effects
de vostre puissance et misericorde!
Or, plusieurs, comme saint Augustin, sont ainsy desliés par le mesme Seigneur quand ils
viennent en Religion. Aucuns y viennent chastes, libres de toutes voluptés; d'autres ne sont point
avaritieux et quittent volontairement toute possession temporelle pour se faire pauvres. Toutefois,
l'on delaissé bien souvent la terre et autres telles bagatelles, mais il y en a peu qui abandonnent
leurs pretentions comme il faut, et qui soyent entierement quittes de l'avarice interieure. On a tant
de desirs, tant de belles esperances; on est si peu vuide de son propre [328] interest! Et quant à ce
qui est de la vanité, certes, je ne sçay s'il y en a pas un qui en soit libre. C'est un mal commun et
universel, il y en a fort peu qui ne soyent enlacés dans ses filets, et saint Augustin en parlant dit955:
J'ignore si quelqu'un est exempt de vanité, de complaisance de soy mesme, de sa propre estime; si
cela est je n'en sçay rien, mais pour moy je ne suis pas du nombre, car je suis homme pecheur956.
O Dieu, comme apres sa conversion ce glorieux Saint estoit contrit et humilié957, combien
rabaissé et plein de reconnoissance des graces qu'il avoit receuës de la souveraine Bonté! Avec
quel ressentiment de dilection s'escrioit-il: Que rendray-je au Seigneur pour tant de biens qu'il m'a
faits? Puis, cherchant en soy avec un esprit tout plein d'une humble et amoureuse gratitude, il
disoit958: Je luy sacrifieray un sacrifice de louange.
Que veut il signifier par ces paroles? (Elles sont prises d'une de ces phrases hebraïques qui
ont certes une proprieté admirable pour bien representer ce qu'elles expriment.) Il y a mille
interpretations sur icelles, mais je me contenteray de celle cy. Sacrifier un sacrifice de louange
n'est autre chose que louer et glorifier Dieu pour ses misericordes. Louer la divine Majesté est un
acte que tout homme est obligé de faire et duquel personne ne se peut exempter. On ne peut nier
le devoir qu'un chacun a de louer Dieu à cause de ses bienfaits, non plus que l'on ne sçauroit nier
qu'il y a un Dieu createur et gouverneur du monde. Les philosophes payens ont esté contrains de
le confesser, encores qu'ils ne fussent pas esclairés de la lumiere de la verité. Un Ciceron, comme
plusieurs autres, a librement reconneu qu'il y avoit une Divinité, et qu'autre qu'elle ne pouvoit creer
l'homme, ni regir et conserver ce grand univers959. Et la doctrine chrestienne nous enseigne qu'il
faut en tout temps louer Dieu960: en beuvant, en mangeant, en veillant et dormant, de jour, de
nuit961, d'autant qu'en tout temps nous sentons les effects de sa misericorde. Tous les bons
952 Confess., 1. IV, c. II.
953 Contra Acad., 1. II, c. II.
954 Ubi supra, p. 324.
955 Cf. Confess., 1. X, cc. XXXVI-XXXVIII.
956 Lucae, V, 8.
957 Ps. I, 19.
958 Ubi supra, p. 324.
959 De Leg., l. I, c. VII, 1. II, c. VII; De Nat. Deor., passim.
960 Ps. XXXIII, 1.
961 Cf. I Cor., X, 31; Coloss., III, 17.
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Chrestiens le font lors qu'ils assistent aux Offices ou vont aux eglises pour connoistre Dieu, le
louer [329] et adorer, et lors que parmi leurs autres occupations ils le benissent et invoquent.
Mais saint Augustin ne dit pas simplement qu'il chantera ses louanges, ains qu'il luy
sacrifiera un sacrifice de louange, pour monstrer qu'il n'entend pas seulement parler de ceux qui,
comme le commun du peuple, louent Dieu, ains d'une sorte de gens comme ceux qui en ont receu
des graces particulieres. Ils se retirent pour cela de la meslée du monde, se dedient et consacrent
au service de Nostre Seigneur, et là ils offrent un sacrifice de louange, qui n'est autre chose que
de dire de cœur et d'esprit ce qu'ils disent de bouche962, accompagnant leurs chants, psalmodies,
hymnes et cantiques d'une amoureuse et douce attention qui recrée le Bien-Aymé de nos ames.
C'est ce que le divin Espoux a signifié lors que parlant de l'Espouse au Cantique des
Cantiques963, il dit: Ma bien-aymée, ma mie qui est parmi vous et que vous connoissez, laquelle
s'est donnée toute à moy, ne prend playsir qu'à me louer et me repaistre des fruits de son jardin; et
non contente de m'en donner les fruits, elle me donne encores l'arbre. Ailleurs, descrivant la beauté
de cette Sulamite, il conclut en fin: Ma bien-aymée est telle qu'elle blesse mon cœur964; elle
ressemble à des chœurs et à des armées965. Et qui est cette Sulamite sinon l'ame devote? Qu'est-ce
que des chœurs sinon des lieux designés pour chanter les louanges divines? Donc, l'ame devote
qui s'essaye de louer et glorifier Dieu ressemble à des chœurs. Mais le divin Espoux ne se contente
pas de cela, ains dit encores qu'elle ressemble à des armées. Quelles sont ces armées sinon les
diverses affections d'amour, d'humilité, componction et sousmission avec lesquelles elle
accompagne les louanges qu'elle chante à son Bien-Aymé?
Cette douce Sulamite donques est semblable à des chœurs et à des armées, car elle
accompagne ses louanges d'affection et ses affections de louange; elle donne les fruits de son jardin
lors quelle loue, et l'arbre, lors qu'elle unit aux louanges ses affections amoureuses; [330] et avec
cette belle varieté elle va, comme une armée celeste, mettant en fuite les ennemis de Dieu, qui ne
taschent rien tant sinon d'empescher ce saint exercice. Si le diable pouvoit louer la divine Majesté
il ne seroit pas diable; et on voit en ce grand divorce et rebellion qui se fit au Ciel, duquel nous ne
dirons point icy la cause ni comme il advint, que le diable ne devint diable que parce qu'il ne voulut
pas louer son Createur. Ce que voyant, le grand Archange saint Michel s'escria: Qui est comme
Dieu? qui est comme Dieu966? Ce qu'il repeta souventesfois, et fut suivi de tous les autres Esprits
bienheureux qui respondirent de chœur en chœur ce mesme mot: Qui est comme Dieu? et
donnerent par ce moyen la fuite à Lucifer et à ses complices. Ceux cy furent donc precipités en
l'abisme pour n'avoir voulu entonner ce divin motet comme les autres Anges, lesquels furent
confirmés en grace. Certes, il n'y a point de meilleur moyen que celuy cy pour donner la fuite au
diable, parce que le miserable ne peut supporter les louanges de Dieu ni de le voir adorer et
glorifier.
Or, nous pouvons dire que l'ame de saint Augustin fut cette amante Sulamite parce que dès
l'instant de sa conversion il ne cessa jamais de louer Dieu, de jour, de nuit, en beuvant, en
mangeant, en parlant, en escrivant, chantant les cantiques de sa misericorde et de sa grace. Il estoit
si devot à cette divine grace qu'il ne se pouvoit rassasier non seulement de l'exalter, mais encores
de parler et escrire à sa louange; il refute d'une eloquence admirable ces heretiques qui en nient
l'efficacité, et par ses escrits et disputes demontre que leurs doctrines sont des resveries. En somme,
aux livres et traittés qu'il a faits sur la grace, il en parle avec tant d'efficace et d'un style si haut et
si eloquent qu'il surpasse tous les autres Docteurs, de sorte que l'on voit clairement combien il
l'aymoit et prisoit.
Mais la Sulamite de l'Espoux sacré est encores entendue de l'Eglise. Qu'est-ce en effect que
l'Eglise de Dieu sinon des chœurs et des armées, et qui sont ces chœurs sinon, comme j'ay desja
dit, tous les Chrestiens qui [331] chantent continuellement les louanges divines en toutes sortes
962 Cf. Is., XXIX, 13; Matt., XV, 8.
963 Cap. V, 1, VI, 1, 2.
964 Cap. IV, 9.
965 Cap. VI, 3, VII, 1. Cf. tom. praeced. hujus Edit., pp. 205, 206.
966 Vide supra, p. 104.
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d'estats et de conditions? Saint Louys (duquel nous avons celebré la feste ces jours passés), le plus
grand Saint entre les roys et le plus grand roy entre les Saints, estoit arrivé au plus haut point de la
perfection chrestienne. Il est un mirouër aux roys et à tout le peuple fidelle, il a fait de grans
exploits pour la foy de Jesus Christ; neanmoins il n'estoit point Religieux, ains seculier. Toutefois,
par ces chœurs et ces armées nous devons entendre particulierement les Religieux et
ecclesiastiques, lesquels non seulement louent Dieu par psalmes, hymnes et cantiques967, ains de
plus, tant par les sermons que par les fonctions propres à leur estat, taschent d'attirer les autres à la
connoissance de la verité, à fin de les exciter à louer Dieu.
Et que la prudence humaine ne vienne point apporter icy ses raysons et dire: Oh! cela est
bon pour les ecclesiastiques, predicateurs et docteurs, lesquels par leurs labeurs continuels assistent
au public; mais à quoy servent ceux qui sont enfermés dans ces cloistres? A rien; ils sont inutiles
à l'Eglise de Dieu. Ce sont les discours des mondains. C'est grand cas que cette prudence humaine
pretend tout gouverner et en veut tous-jours à ceux qui ont choisi la vie contemplative. Ceux-là,
disent-ils, ne font rien. O Dieu, les pauvres gens! ils sont aveugles en leurs opinions. Ils ne sçavent
pas que le Seigneur se plaist en ces cloistres et lieux retirés. Le chant des Religieux n'est pas si
haut que celuy des autres, mais il est plus melodieux; ils ressemblent aux oyseaux qui sont dans
des cages pour recreer leur maistre par leur gazouillement.
Il y a deux sortes d'oyseaux dans les maysons des grans: les uns ne chantent pas et les autres
chantent. Ceux qui ne chantent pas sont les esperviers, qui vont tousjours à la queste pour apporter
quelque provision à leur maistre968. Ils representent les Evesques et pasteurs qui veillent sur leurs
troupeaux, qui sont en continuelle action pour gaigner quelque ame à Dieu et, comme de vaillans
soldats, font de bons exploits en la sainte Eglise. [332] Il y en a d'autres qui ne font que chanter,
mais d'un air si melodieux que Nostre Seigneur y prend playsir.
On raconte qu'un jour un grand seigneur acheta un petit oyseau qui cousta cinq cent
septante escus; c'estoit une grande somme et il y en avoit suffisamment pour acheter des chevaux.
Les murmurateurs ne manqueent pas, le monde a trop de prudence pour ne sçavoir à qui s'en
prendre. Et qu'est-ce que cela? disoyent les uns; à quoy servira cet estourneau? car ils l'appelloyent
ainsy. On eust peu avoir tant et tant de chevaux qui auroyent rendu grand service à la mayson, et
cet oyseau ne sert de rien. Hé, pauvres gens, que vous estes grossiers et terrestres! Il est vray que
les chevaux eussent esté utiles, mais ce petit estourneau ne l'est pas moins parce que, dans cette
cage, il n'a autre soin et estude que de resjouir son maistre par son chant melodieux; il est mesme
trescontent de perdre sa liberté pour demeurer en cette prison toute sa vie à fin de donner du
contentement à son seigneur. Et de plus, c'est le playsir de ce seigneur: n'est-il pas maistre de son
bien pour en faire ce qu'il luy plaist? Cessez donques vos murmures, et que cela vous suffise
puisqu'il le veut ainsy.
L'on en peut dire autant des ames qui se sont enfermées dans les cloistres, lesquelles,
comme des petits oyseaux, recreent leur Maistre par la melodie de leurs chants; elles quittent leur
liberté, qui est la vie de l'ame, pour vivre en prison, et se privent de toutes sortes de contentemens
pour le resjouir par leurs prieres, souspirs et continuelles meitations. Et non seulement cela, mais
de plus, ceux qui travaillent pour l'Eglise sont merveilleusement fortifiés pour s'acquitter de leurs
fonctions et perseverer aux travaux qui les accompagnent, par cette douce harmonie, c'est à dire
par les prieres que les ames religieuses appliquent pour ce sujet.
Saint Augustin a esté de ces chœurs et armées. Il ne s'est pas contenté de louer Dieu, comme
nous avons dit, ains a tasché d'amener à luy plusieurs ames, preschant les uns et donnant aux autres
une maniere vie tre parfaite. Ce qu'il fit estant Evesque, assemblant [333] une multitude de prestres
auxquels il donna sa Regle, entant sur un mesme tige la Religion et l'estat seculier, en telle sorte
que ses prestres estoyent Religieux et ses Religieux estoyent prestres. Et non content de cela, il
reunit encores une quantité de filles auxquelles il bailla aussi une Regle.
Voyez-vous comme ce glorieux Saint disoit avec beaucoup de rayson: Je vous sacrifieray
un sacrifice de louange? Il avoit en effect le cœur plein d'une grande douceur et gratitude. Il y a
967 Ephes., V, 19, 20; Coloss., III, 16.
968 Cf. supra, p. 49.
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des hommes qui sont mesconnoissans des graces et faveurs qu'ils ont receues; cette ingratitude
reside quelquefois en l'entendement, et fait qu'ils ne voyent point le devoir qu'ils ont à ceux qui
leur font du bien. Certes, quand l'ingratitude est en l'entendement, elle est bien mauvaise et
dangereuse et passe pour l'ordinaire en la volonté, la viciant en telle sorte qu'on ne veut point se
reconnoistre redevable à personne. Telles sortes de gens sont tres superbes et infectés d'une
dangereuse maladie, car il leur semble que nul ne les sçauroit obliger, mais ils croyent au contraire
qu'ils peuvent obliger tout le monde. Pour bien qu'on leur fasse ils se font accroire que cela leur
est deu, et ne pensent pas qu'on leur puisse rien donner gratuitement; ains, s'ils reçoivent quelques
graces, ils croyent qu'ils les ont meritées par quelque signalé service.
O Dieu, que c'est un vice espouvantable que cette ingratitude! Saint Augustin n'en estoit
nullement entaché, mais au contraire il se sentoit tellement redevable à ce bien aymé Sauveur de
nos ames qui l'avoit deslié des liens de ses pechés et vicieuses habitudes, qu'il se perdoit en la
consideration de l'amour qu'il portait à son souverain Bienfacteur et Liberateur. Souvent en ses
meditations son ame se fondoit d'amour969 pour Celuy qui luy avoit fait de si grandes misericordes;
voire, il fut tellement enivré des douceurs et suavités de cet amour, que, comme en ce qui est de la
theologie il partage la gloire avec saint Thomas, aussi la partage-t-il avec saint Bernard en ce qui
est de la dilection sacrée. [334]
J'ay souvent dit qu'il y a deux amours: le premier est l'affectif, le second, l'effectif; et faute
de les connoistre et sçavoir discerner il arrive de grans abus et tromperies. Le premier, qui est
l'amour affectif, est desiré de tous; et de vray, il est bon cet amour là. C'est luy qui fait qu'à l'oraison
l'on a le cœur tout emmiellé et plein d'une douceur bien aggreable. O Dieu, que c'est une grande
suavité! On sent des presseures de cœur, des sentimens d'amour que le Saint Esprit donne comme
grains sucrés ainsy qu'à des petits enfans pour nous attirer970. Cela est bon quand il vient de Dieu,
et saint Augustin l'a experimenté, à ce qu'il confesse luy mesme avec une grande sincerité lors qu'il
dit971: O Dieu, Jesus, Jesus, vous me desliiez des liens de mes pechés, mais à mesme temps vous
me reliiez et menottiez avec ces liens, ces cadenes d'amour et de dilection. Oh, adjoustoit-il, où
estois-je? où estoit ma liberté avant que vous l'eussiez liée de ces douces chaisnes qui me tiennent
à present en cette bienheureuse esclavitude?
Voyez-vous, il ne parle que de sa liberté; si bien est-ce la plus riche piece de l'homme, car,
comme j'ay dit, c'est la vie de nostre cœur; c'est donc le plus pretieux don que nous puissions faire.
Aussi est-ce la derniere chose que nous quittons, et qui nous fait plus de peine à renoncer. C'est
une piece si excellente que le diable n'y peut toucher; il tourne, brouille et roule bien tout à l'entour,
mais il ne la sçauroit forcer. Dieu mesme qui nous l'a donnée ne la veut point avoir par force, et
quand il demande que nous la luy donnions il veut que ce soit franchement et de nostre bon gré. Il
n'a jamais contraint personne de le servir et ne le fera jamais. Il va bien nous piquant, crochettant
nos consciences, rodant à l'entour de nos cœurs, nous sollicitant à nous convertir et donner tout à
luy, mais de nous prendre par force, jamais. A la verité, il le pourroit faire, car il a tout pouvoir,
mais il ne le veut pas.
O Dieu, qui pourroit descrire ce parfait abandonnement, cet entier delaissement que saint
Augustin fit à la divine Bonté de soy et de sa propre vie, qui n'est [335] autre que cette liberté? Je
suis tout ravi quand je lis en ses Confessions972 ce qu'il en dit. Il s'estoit tellement donné soy mesme
qu'il ne sçavoit plus ce qu'il estoit. Certes, on ne sçait ce qu'on doit plus admirer, ou la sincerité
avec laquelle il parle sans aucun doute ni scrupule, ou le style admirable avec lequel il fait entendre
ce qu'il ressentoit en soy mesme. Il estoit tellement enflammé de l'amour sacré, qu'il avoit perdu
le goust de toutes choses, et trouvoit en toutes le goust de son Sauveur. Je beuvois et mangeois,
dit-il, sans sçavoir que je mangeois; je dormois, sans sçavoir que je faisois; je trouvois en tout le
goust de l'amour de mon Sauveur.
969 Cf. Ps. XXXVIII, 4.
970 Cf. Introd. a la Vie devote, Partie IV, c. XIII.
971 Confess., l. IX, c. I.
972 Lib. IX, cc. I-IV.
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J'ay adjousté qu'il y a un autre amour, qui est effectif. Oh! celuy cy est bon par excellence,
et nostre glorieux Saint passa de l'amour affectif à l'effectif. Celuy-cy travaille et n'est point oisif973.
Il souffre des travaux et des peines, il endure des injures et calomnies. C'est ce que je voulois
declarer par mon troisiesme point: Je boiray le calice de mon salutaire; mais il n'est pas moyen
d'en parler, car le temps est desja passé. Je diray seulement que cet amour ne se lasse point de
patir; il fait agir en tout temps. Voyez-vous la Magdeleine? Elle estoit touchée de l'amour affectif
quand voyant son Maistre et luy voulant bayser les pieds, elle s'escria: Rabboni. Mais Nostre
Seigneur la repoussa, luy disant: Ne me touche pas, va-t-en à mes freres. Or, voyla l'amour effectif,
car elle sortit et alla promptement974.
Saint Augustin ayant gousté les douceurs de l'amour affectif passe aux travaux de l'effectif.
Il donne sa Regle à une assemblée de filles975, et soudain les heretiques se levent contre luy976.
Leurs calomnies luy baillent occasion de protester qu'il n'est pas l'inventeur, ains seulement le
propagateur de la vie monastique en Afrique. Combien pensez-vous qu'il souffrit lors qu'il
rembarra les heresies des Manicheens, des Donatistes et autres Africains? O Dieu, ce ne fut pas
sans grand travail et peine. Et vous, vous avez receu de grandes douceurs en l'oraison, mais hors
d'icelle vous ne pouvez supporter une injure, une parole et action faite par [336] surprise; vous ne
pouvez vous accommoder aux personnes d'une humeur contraire à la vostre! Il y en a à qui la
nature a donné de grans advantages et il est bien facile de s'accommoder avec elles; d'autres n'ont
pas ces qualités, elles ont au contraire je ne sçay quoy qui repugne à nos inclinations. Mais certes,
l'amour effectif franchit tout cela et quitte ses propres humeurs pour se conformer en tout et par
tout à celles des autres.
Saint Augustin disoit une parole que nous devrions tous graver sur le frontispice de nos
chambres ou plustost de nos cœurs: O Dieu, dit-il977, qu'il seroit à souhaiter que l'on n'aymast que
vous, qu'on vous aymast en toutes choses et qu'on n'aymast aucune chose sans vous! Mais, o
glorieux Saint, vous voulez que l'on n'ayme que Dieu; ne faut-il pas aussi aymer ses amis? Ouy,
mais en Dieu. Et ne faut-il pas aussi aymer ses ennemis? Ouy, mais pour Dieu. Que nous serions
heureux si nous observions cecy! Il s'en trouve prou qui cherissent leurs amis, mais ils ne les
ayment pas en Dieu, car ils commettent de grandes injustices pour les favoriser, et les ayment aux
despens de l'honneur et gloire de Dieu. Et encores ce n'est pas grande merveille d'aymer ses amis,
c'est naturel, les payens en font bien autant; mais d'aymer ses ennemis, o certes, voyla qui est digne
d'un vray Chrestien. Or, cela est bon pour prescher en public; revenons donques à cet amour qui
nous fait mourir à nous mesme par une abnegation entiere et absolue. Saint Augustin, dit au sujet
de ces paroles addressées par Nostre Seigneur à Magdeleine, Va-t-en à mes freres978: Pour marcher
il faut faire deux pas: mourir et renoncer à toutes les choses qui sont hors de nous, et mourir et
renoncer à soy mesme, qui est le plus difficile. On en trouve assez qui, venant en Religion,
renoncent à toutes les commodités, biens et amis; mais on en trouve peu qui renoncent absolument
à eux mesmes par cette parfaite et entiere abnegation. Plusieurs disent bien qu'ils ayment les
travaux, et mesme qu'ils les desirent, mais peu les souffrent avec la perfection requise.
En fin (car il faut que je finisse) ce grand Saint, estant [337] parfaittement mort et aneanti
en soy mesme, se plaint à Nostre Seigneur en ces termes979: O Seigneur, faites que je meure à fin
que je ne meure pas! Monstrez moy vostre face, o mon Dieu980. Mais sçachant qu'homme mortel
ne peut voir Dieu981, il demande de mourir à fin de ne pas mourir; comme s'il disoit: L'amour que
vous m'avez donné pour vous est si grand que vivre sans vous m'est une mort; c'est pourquoy,
973 Cf. S. Aug., Enarr. in Ps. XXXI, §§ 5, 6.
974 Joan., XX, 16-18.
975 Epist. CCXI.
976 Possid., Vita S. Aug., cc. V, VI.
977 Cf. Confess., 1. X, c. XXIX; Ribad.,Vita S. Aug., circa med.
978 Cf. Medit, (in Append.), cc. XXXVI, XXXVII; S. Grcgor. Mag., hom. XXXII in Evang., § 1.
979 Cf. Ribad., Vita S. Aug., circa finem.
980 Ps. LXXIX, 4, 8, 20.
981 Gen., XXXII, 30; Exod., XXXIII, 20; cf. Deut., V, 24-26.
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Seigneur, faites que je meure à fin que je ne meure pas, car vous voir c'est ma vie. Ouy, en verité
nostre vie consiste à voir la face de Dieu982.
De ce grand amour de Dieu procedoit celuy du prochain. Ce glorieux Saint fut mesme tenté
du desir d'operer des miracles en faveur de ce prochain, tant il souhaitloit de luy faire du bien et
de l'ayder en ses miseres. Il estoit si charitable qu'il ne se gardoit rien. Quelque personne luy ayant
un jour demandé ce que certes il n'avoit pas, il luy respondit franchement: Je n'ay pas ce que vous
me demandez983. Mais comme elle continuoit à l'importuner, Augustin s'addressa à Nostre
Seigneur, le priant de le luy octroyer; neanmoins, adjousta-t-il, Seigneur, si vous ne me le voulez
pas donner, donnez-le luy vous mesme. Sa charité passa si avant qu'estant proche de sa mort on le
sollicita de faire son testament, et il dit: Hé, je vous prie, ne me pressez pas de le faire. Or, comme
on l'en importunoit fort il ne se trouva rien984.
Avant que de finir, disons encores ce mot que saint Augustin escrit en un autre endroit985:
O Dieu, est-il possible que l'on sçache que vous estes Dieu et que l'on ne vous ayme pas! Certes,
c'est chose pitoyable en cet aage que nous sçachions que Dieu est Dieu, que nous le croyions et
que nous ne l'aymions pas. C'est ce que Nostre Seigneur dit comme en se plaignant: Si quelqu'un
m'ayme, qu'il me suive986. Si quelqu'un m'ayme; voyez-vous, il monstre en cela que le nombre de
ceux qui l'ayment est petit.
987Mais achevons par la mort amoureuse de saint [338] Augustin. Je vous repeteray ce
qu'un predicateur disoit un jour à ses auditeurs, les entretenant du trespas d'un grand Saint: Je
finiray, concluoit-il, de peur qu'en vous parlant de la mort d'un tel (et il le nomma), je ne vous fasse
mourir, voyant l'attention avec laquelle vous avez ouy ce que j'en ay touché. Et moy, mes cheres
Sœurs, vous ayant dit quelque chose de ce grand saint Augustin, et me trouvant à la fin de cette
mienne exhortation sur sa mort et parfaite abnegation, je paracheveray, non point de peur que vous
mouriez d'une semblable mort, mais bien de crainte de vous ennuyer par un trop long discours; car
ayans esté une partie du jour attentives à chanter l'Office divin, vous voudrez apres cette
predication que vous avez entendue avec attention, faire quelque chose de ce que nous avons dit
de ce glorieux Pere, lequel vous admirerez et imiterez. Pour vous laisser suivre vostre Office, je
finiray donques en vous disant: Que Celuy qui a beni ce glorieux Saint vous benisse, que Celuy
qui l'a sanctifié vous sanctifie, et que Celuy qui l'a glorifié vous glorifie là haut, par tous les siecles
des siecles. Amen. [339]
982 Cf. Ps. supra citat.
983 Ribaden., Vita S. Aug.
984 Possid., Vita S. Aug., c. ult.
985 Cf. serm. IX.
986 Joan., XIV, 23, XII, 26.
987 Les dix-sept lignes qui suivent sont inédites.
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XXXIV. Sermon de Vêture et de Profession pour la fête de saint
Nicolas de Tolentin
10 septembre 1620988
C'est une verité qui a tant et tant de fois esté dite par la Sainte Escriture et par les anciens
Peres, que la perfection chrestienne n'est autre chose qu'une abnegation du monde, de la chair et
de la propre volonté, qu'il semble qu'elle n'aye plus besoin d'estre repetée. Ce grand Pere de la vie
spirituelle, Cassian989, parlant de cette perfection, dit que la base et le fondement d'icelle n'est
qu'une parfaite abnegation de toutes les volontés humaines. Et saint Augustin990, traittant de ceux
qui se consacrent à Dieu pour tendre à cette perfection, escrit: Ces gens icy que sont-ils, sinon une
assemblée de personnes qui vont en la milice, à la guerre et au combat contre le monde, la chair et
soy mesme? [340]
Nostre doux Seigneur et Sauveur est le chef, le defenseur et capitaine non seulement de
cette armée ains encores de chaque combattant. Or, bien que le Pere eternel l'aye constitué et
declaré gouverneur d'icelle991 et qu'il en soit unique et souverain Capitaine, si est-ce qu'il s'est
trouvé tant de douceur et clemence dans le cœur de nostre cher Maistre qu'il a voulu que d'autres
participassent à la gloire d'estre chefs de cette milice, mais sur tout la sacrée Vierge, laquelle en a
esté comme la capitainesse principalement du sexe feminin, quoy que Nostre Seigneur ne laisse
pas pour cela d'en estre Maistre et gouverneur absolu, et d'une façon souveraine. Lors que Dieu
crea Adam il le fit pere de tout le genre humain, des hommes et des femmes esgalement; neanmoins
il crea la femme, que nous appelions nostre mere Eve, qui est comme la capitainesse du sexe
feminin. Ce n'est pas pour cela qu'Adam ne soit le chef absolu des deux sexes; oh non, mais Eve
participe en quelque façon à la gloire qu'il en reçoit.
Certes, quand Dieu delivra les Israëlites de l'Egypte pour les mener en la terre de
promission, il les mit sous la main et conduite de Moyse, lequel fut declaré pour capitaine et
conducteur de ce peuple. Et lors que, par inspiration divine, il commanda à toute son armée de
passer à travers la mer Rouge pour eschapper la furie et tyrannie de Pharaon qui la poursuivoit, la
mer se separant laissa le chemin sec et libre aux Israëlites, et engloutit et submergea les
Egyptiens992. Ce que voyant, Moyse entonna son beau cantique avec un ressentiment interieur
inconcevable, s'accompagnant de fifres, de hautbois, tambours et flageolets. Mais l'Escriture sacrée
remarque qu'en ce mesme temps Marie sa sœur chantoit le mesme cantique avec celles de son
sexe, comme capitainesse et chef d'iceluy, ayant aussi des fifres et flageolets993. Ce n'est pas que
Moyse ne fust gouverneur et conducteur de toute l'armée esgalement, des femmes comme des
hommes; neanmoins Marie sa sœur participoit à cette gloire, d'autant qu'elle estoit comme la
conductrice de celles de son sexe. Cela ne se faisoit pas seulement pour [341] la bienseance et
988 Vêture de Sœur Bernarde-Marguerite Valeray et Profession de Sœur Marie-Etiennette Devillers. (Pour la première,
voir l'Année Sainte, tome VI, p. 410.)
Bien que la date de ce sermon soit fournie par les Manuscrits mêmes, l'éditeur de 1643, le premier qui l'ait
publié, a cru pouvoir, vu le sujet qui y est traité, n'avoir nul égard à cette date et le donner comme ayant été prononcé
pour la Nativité de Nostre Dame. Et afin de n'être pas contredit par le texte même, il modifie hardiment les phrases
qui l'auraient gêné. Par exemple, celle qui se lit ci-après, page 342, lignes 5-8, est ainsi rendue par lui: «La divine
Providence ayant permis que vous ayez demandé... d'estre reçeuës à la saincte Profession en cette grande feste.» Et la
leçon originale reproduite ci-après (p. 344, 11. 12, 13) est ainsi dénaturée par l'éditeur en question: «Et le glorieux
sainct Nicolas de Tolentin, la feste duquel se trouve dans l'octave de la feste que nous celebrons aujourd'huy.» De
plus, quelques passages ayant trait à saint Nicolas de Tolentin (voir le dernier alinéa de la p. 349, et les deux derniers
de la p. 354) ont été supprimés.
989 Instit., 1. IV, c. XXXIV.
990 Ep. CCXX, ad Bonif., Sis; Contra Faust., 1. V, c. IX.
991 Ps. II, 6.
992 Exod., XIV, 26-31.
993 Ibid., XV, 1-21.
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civilité, mais comme remarque l'Escriture, d'apres l'ordonnance de Dieu, qui monstra souvent par
diverses figures et exemples les faveurs et graces qu'il devoit faire à la sacrée Vierge Nostre Dame.
Or, la divine Providence a permis qu'estant encores dans l'octave de la Nativité de cette sainte
Vierge, ces filles ont demandé l'une d'estre receuë à l'habit, l'autre à la Profession. O que leur
entreprise est grande! car c'est un combat et une continuelle guerre qu'elles livrent au monde, à la
chair et à elles mesmes, sous l'estendart et protection de nostre tres chere Maistresse. C'est
pourquoy il faut que nous regardions comment cette sainte Vierge a vaillamment triomphé de ces
trois adversaires, dès sa premiere entrée en cette vie ou en sa sainte nativité. Certes, cette glorieuse
Dame a esté un mirouer et abbregé de la perfection chrestienne; mais bien que Dieu l'aye fait passer
par tous les estats et degrés pour servir d'exemple à tous les hommes, si est-elle le particulier
modele de la vie religieuse.
Elle a esté d'abord sujette à sa mere; elle est demeurée dans sa famille pour monstrer aux
filles et enfans l'honneur et sujetion qu'ils doivent rendre à leurs parens et avec quel esprit ils se
doivent tenir en leur mayson. Elle fut presentée au Temple en sa jeunesse, n'ayant que trois ans994,
pour apprendre aux peres et meres avec quel soin ils doivent eslever leurs enfans et avec quelle
affection ils les doivent instruire en la crainte de Dieu et les porter à son service. Elle fut encores
en cela l'exemple des filles qui se consacrent à la divine Majesté. Puis elle fut mariée, pour estre
le mirouer des mariés, et en fin vefve. La divine Providence l'a donc fait passer par tous les estats
à fin que toutes les creatures puissent puiser en elle, comme en une mer de grace, ce qu'elles auront
besoin pour se bien former et dresser en leur condition.
Il est vray neanmoins qu'elle a particulierement esté, comme j'ay dit, le mirouer de la vie
religieuse; car dès sa nativité elle prattiqua tres excellemment cette parfaite abnegation du monde,
de la chair et de soy mesme, en laquelle consiste la perfection chrestienne. Quant au [342] monde,
la sacrée Vierge en fit en sa naissance les plus parfaits et les plus entiers renoncemens qui se
puissent faire. Et qu'est-ce que le monde sinon une affection desreglée que l'on a aux biens, à la
vie, aux honneurs, dignités, preeminences, propre estime et semblables bagatelles apres lesquelles
les mondains courent et desquelles ils se rendent idolatres? Je ne sçay comme cela est arrivé, mais
le monde est tellement entré dans le cœur de l'homme, que l'homme est devenu monde et le monde
homme. Les anciens philosophes semblent l'avoir voulu dire lors qu'ils ont appellé l'homme un
microscorne, à sçavoir un petit monde995. Et saint Augustin parlant du monde dit996: Qu'est-ce que
le monde? Ce n'est autre chose que l'homme; et l'homme, qu'est-ce autre chose que le monde?
Comme s'il vouloit dire: L'homme a tellement mis et attaché ses affections aux honneurs, richesses,
dignités, preeminences et propre estime qu'il a pour cela perdu le nom d'homme et receu celuy de
monde; et le monde a si fort tiré à soy les affections et appetits de l'homme qu'il ne s'est plus
appellé monde mais homme.
C'est de ce monde ou de ces hommes que le grand Apostre parle lors qu'il escrit: Le monde
n'a point conneu Dieu, et pour ce il ne l'a point receu997 ou voulu entendre ses loix, ni moins les
recevoir et garder, d'autant qu'elles sont entierement contraires aux siennes. Et Nostre Seigneur
luy mesme dit à ce sujet998: Je ne prie point mon Pere pour le monde d'une priere efficace, car le
monde ne me connoist pas et je ne le connois pas aussi. O Dieu, que c'est une chose difficile que
de se rendre bien quitte de ce monde! Nos affections sont tellement embrouillées en iceluy et nostre
cœur en est tellement sali qu'il faut un grand soin pour le bien laver et nettoyer, si nous ne voulons
qu'il en demeure tous-jours souillé et enlaidi. Plusieurs pensent avoir desja beaucoup fait et
travaillé en l'exercice du renoncement et abnegation du monde; mais helas! ils se trouvent bien
trompés en cecy, car pour peu que Ton se regarde de pres on se trouve tout apprentif, et voit-on
que tout [343] ce que l'on a fait n'est rien au prix de ce qu'on devroit avoir fait et de ce qu'on doit
faire.
994 Vide supra, p. 127.
995 S. Thom., Ia Pars, qu. XCI, art. 1; in Physica, 1. VIII, lectio IV.
996 De Grat. Christi, c. XX; Opus imperf. contra Jul., 1. IV, c. LXXVII.
997 Joan., I, 10, 11, XVII, 25; I Cor., I, 21, II, 6-8.
998 Joan., XVII, 9.
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C'est pourquoy tous les chefs et fondateurs des Ordres religieux, dans lesquels regnoit
l'esprit de Dieu qui les gouvernoit et conduisoit en leurs entreprises, ont tous commencé par là. Le
grand saint François entrant dans une eglise ouyt ces paroles de l'Evangile999: Va, vens tout ce que
tu as et le donne aux pauvres, et me suis; il obeit et commença sa Regle par cette abnegation. Saint
Antoine entendant les mesmes paroles quitta tout et fit ce qu'elles requeroyent de luy.
Et ce glorieux saint Nicolas Tolentin, duquel nous faisons la feste aujourd'huy, se convertit
oyant dans une eglise un Religieux de saint Augustin qui traittoit en une predication ces paroles
de saint Jean l'Evangeliste1000: Le monde passe. Le predicateur exhortoit vivement le peuple à ne
point s'arrester à ses pompes et vanités, disant: Je vous prie, mes tres chers freres, de ne vous point
attacher au monde de cœur ni d'affection, car le ciel et la terre passeront1001, et tout ce qui se trouve
en iceux; ce qu'il vous presente n'a qu'un peu d'apparence, mais certes, ce ne sont que des fleurs
qui passent et sont ja toutes fletries1002. Si vous voulez demeurer au monde, servez-vous des choses
qui se trouvent en iceluy, usez-en et en prenez ce qui est requis pour vostre usage; mais, pour Dieu,
ne vous y affectionnez pas, ni vous y attachez en sorte que vous veniez à oublier les biens celestes
et eternels pour lesquels vous estes creés, car toutes ces choses passeront1003. Le grand saint
Nicolas entendant ces paroles quitta tout, se fit Religieux de saint Augustin et vescut et mourut
saintement.
Il est vray que c'est beaucoup de quitter le monde et se retirer de ses tracas pour se mettre
en quelque Religion, comme font ces filles; mais certes, il faut non seulement en retirer le corps,
ains aussi le cœur. Plusieurs entrent en des monasteres qui ont leur affection aux honneurs,
dignités, preeminences, surestime et playsirs du monde, et ce qu'ils ne peuvent posseder en effect
ils le possedent de cœur et de desir. Cecy est un [344] grand malheur. Il faut que je vous die à ce
propos ce que je me souviens d'avoir leu1004. Le bon homme Syncleticus estant grand senateur
quitta son estat pour se faire moine; mais ce qu'il ne possedoit pas en effect il le possedoit de cœur,
et alloit promenant ses pensées parmi les delices, playsirs, honneurs et autres fatras du monde. Ce
que sçachant le grand saint Basile, il luy escrivit une lettre qui contenoit ces lignes et luy mandoit:
Pere Syncleticus, quid fecisti? Que fais-tu ou qu'as-tu fait? Tu as quitté le monde et ton estat de
senateur pour te faire moine; mais qu'as-tu fait? Tu n'es à cette heure ni moine ni senateur. Tu n'es
pas senateur d'autant que tu as quitté ton estat pour te faire moine, et partant il n'est plus à toy; tu
n'es pas moine parce qu'avec tes affections tu vas courant apres ce qui est du monde. Or, il n'en
faut pas faire ainsy, car pour estre moine il ne suffit pas d'en porter l'habit, mais il faut relier
fortement ses affections à Dieu1005 et vivre en une parfaitte abnegation du monde et de tout ce qui
luy appartient. Voyez-vous par où il faut commencer la perfection chrestienne? Par ce
renoncement et abnegation.
O Dieu, la sacrée Vierge Nostre Dame et Maistresse le fit si absolument et parfaittement
en sa nativité que c'est chose admirable. Approchez-vous de ce berceau, considerez les vertus de
cette sainte Enfant, et vous trouverez qu'elle les prattique toutes d'une façon tres eminente.
Interrogez les Anges, les Cherubins et Seraphins, et leur demandez s'ils esgalent en perfection cette
petite fille, et ils vous respondront qu'elle les surpasse infiniment. Voyez-les à l'entour de son
berceau, et oyez comme tout esmerveillés de la beauté de cette Dame ils dient ces paroles du
Cantique des Cantiques1006: Qui est celle-cy qui monte du desert comme une verge de fumée sortant
de la myrrhe, de l'encens et de toutes sortes de parfums odoriferans? Puis, la considerant encores
de plus pres, ravis et hors d'eux mesmes ils poursuivent leur admiration1007: Qui est celle-cy qui
chemine comme l'aurore à son lever, belle comme la lune, choisie comme le soleil, terrible comme
999 Matt., XIX, 21.
1000 I Ep., II, 17. Cf. tom. praeced. hujus Edit., p. 393, et tom. VI, p. 315, (987).
1001 Matt., XXIV, 35; Apoc., XXI, 1, 4.
1002 Eccli., XIV, 18; Is., XL, 6; Jacobi, I, 10, 11.
1003 Cf. I Cor., VII, 31.
1004 Vid. supra, pp. 136, 205.
1005 Cf. Entretien XX, tom. VI hujus Edit., p. 373
1006 Cap. III, 6.
1007 Ibid., VI, 9.
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un [345] bataillon de soldats rangés? Cette fille n'est pas encor glorifiée, mais la gloire luy est
promise; elle l'attend non en esperance comme les autres, mais en asseurance. Et ils continuoyent
ainsy leurs louanges.
Elle estoit là, cette sacrée et benite Vierge, prattiquant toutes les vertus, mais d'une façon
admirable celle du renoncement du monde. Car, parmi ces applaudissemens et cette exaltation, la
voyez-vous rabaissée et ne voulant paroistre que comme un enfant simple et ordinaire, combien
qu'elle eust l'aage de rayson dès l'instant mesme de sa conception. Je trouve trois enfans qui ont eu
l'usage de rayson avant leur naissance, mais differemment. Le premier est saint Jean Baptiste qui
fut sanctifié dans le ventre de sa mere, où il conneut Nostre Seigneur, tressaillit de joye à sa
venue1008 et l'adora. Or, cet usage de rayson ne luy fut point osté, car Dieu fait ses dons absolument
et sans aucune revocation ni rappel1009. Quand il donne sa grace à une ame il la luy donne pour
tousjours et ne la luy oste jamais si celuy à qui il l'octroye ne la veut perdre luy mesme; ainsy en
est-il des autres dons, qui ne nous sont point ostés si ce n'est par nos demerites. Le second enfant
fut nostre Sauveur et souverain Maistre qui eut l'usage de rayson dès l'instant de son Incarnation.
O Dieu, ja n'advienne qu'un seul petit doute contraire passe tant soit peu par nostre entendement!
Or, sa vie fut une vie toute sainte et glorieuse, car sa tres benite ame jouit continuellement de la
claire vision de la Divinité avec laquelle elle estoit unie dès le moment de sa creation.
Le troisiesme enfant fut la sacrée Vierge qui tient le milieu entre ces deux. Elle n'eut pas
l'usage de rayson en la mesme façon que nostre Sauveur, cela n'appartenoit qu'à luy seul; mais elle
l'eut en une façon plus excellente que saint Jean Baptiste, d'autant qu'elle estoit choisie pour une
dignité plus grande que n'estoit celle de ce Saint. Il est vray que saint Jean devoit estre Precurseur
du Fils de Dieu, mais la sacrée Vierge estoit esleuë pour estre la Mere de Dieu. Le grand Apostre
saint Paul, qui certes est admirable en tout ce qu'il dit, [346] fait un argument par lequel nous
pouvons entendre quelle est la dignité de Mere de Dieu1010: Y a-t-il Ange ni Seraphin à qui le Pere
eternel ayt dit: Celuy-cy est mon Fils? O non, cela estoit deu seulement à nostre cher Sauveur et
Maistre qui estoit son Fils vray et naturel. Et nous pouvons adjouster: Y a-t-il quelque creature à
qui le Fils de Dieu ayt dit ma Mere? Non certes, cela estoit deu à cette seule Vierge qui l'avoit
porté neuf mois dans son ventre sacré. Concluons donques, d'apres ce grand Saint, que le plus haut
tiltre qu'on puisse donner à la Sainte Vierge c'est de l'appeller Mere de Dieu.
Or, il n'y a point de doute qu'estant esleuë pour une plus haute dignité que celle de saint
Jean, elle n'ayt eu l'usage de rayson en une façon plus excellente. Nous autres sommes de pauvres
gens, nous naissons en la plus grande misere qui se puisse voir, car nous sommes comme des bestes
qui n'avons en nostre enfance ni discours ni rayson. Et pour ce, quand on demande aux
philosophes: Qu'est-ce que l'homme? ils respondent: C'est un animal raysonnable. Aristote dit1011
que les abeilles naissent comme des petits vers, puis il leur vient des aisles et en fin elles deviennent
abeilles; mais leur roy ne naist pas en cette sorte, ains il naist comme roy. Nous sommes certes
comme des mouches, nous naissons comme des petits vers foibles et impuissans; mais la sacrée
Vierge naist comme nostre Reyne, avec l'usage de rayson, et en cette naissance elle fait desja les
mesmes renoncemens qu'elle fit puis apres avec tant de perfection.
Et qui ne s'estonnera de voir cette celeste Enfant dans ce berceau, estant capable de
connoissance et d'amour, discourant et adherant à Dieu, et en cette adhesion vouloir et accepter
d'estre tenue et traittée de tous comme un simple enfant et en tout semblable aux autres? O Dieu,
quel renoncement de la gloire, du faste et appareil du monde est celuy cy! et ce avec un tel
deguisement que cette merveille n'estoit point conneue. Les enfans sont aggreables en leur enfance
et innocence, car ils n'affectionnent rien, ils ne sont attachés à rien, ils ne [347] sçavent que c'est
de ces points d'honneur, de reputation ou de vitupere. Ils font autant d'estat du verre que du cristal,
du cuivre que de l'or, d'un faux rubis que d'un fin; ils quitteroyent quelque chose de bien pretieux
pour une pomme. Tout cela est aymable aux enfans, cependant il n'est pas admirable, d'autant
1008 Lucae, I, 41, 44.
1009 Rom., XI, 29.
1010 Heb., I, 5. Cf. supra, p. 184.
1011 De Hist. Animal., 1. V, c. XXII.
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qu'ils n'ont pas encores l'usage de rayson. Mais en la Sainte Vierge qui, paraissant petit enfant et
faisant tout ce qu'ils font, a neanmoins les mesmes discours et rayson que lors qu'elle mourut, o
Dieu, c'est une chose qui est non seulement aymable et aggreable, ains tres admirable. Voyla donc
le premier renoncement qu'elle a fait.
Le second est celuy de la chair. Il n'y a point de doute que celuy cy ne soit encores plus
difficile que l'autre, aussi est-il d'un degré plus haut. Plusieurs quittent le monde et en retirent
encores leur affection, lesquels ont bien de la peine à se desfaire de la chair. Et pour ce le grand
Apostre dit1012: Defiez vous de cet ennemy mortel qui vous accompagne tousjours, et gardez qu'il
ne vous seduise. Qui est cet ennemy dont parle saint Paul? C'est la chair que nous portons tousjours
avec nous, et soit que nous beuvions, soit que nous mangions ou que nous dormions, tousjours
cette chair nous accompagne et tasche de nous tromper. Car voyez-vous, c'est l'ennemie la plus
desloyale, la plus traistreuse et perfide qui se puisse dire; aussi le continuel renoncement qu'on en
doit faire est certes bien difficile. Il faut avoir bon courage pour entreprendre ce combat; mais pour
nous y animer, jettons les yeux sur nostre Chef et souverain Capitaine et sur nostre capitainesse la
sacrée Vierge.
Quant à Nostre Seigneur, il a fait tres excellemment cette abnegation de la chair; toute sa
sainte vie n'a esté qu'une continuelle mortification et renoncement d'icelle. Et quoy que sa chair
sacrée fust tres sujette à l'esprit et ne fist jamais aucune rebellion, si est-ce qu'il n'a pas laissé de la
mortifier, pour nous donner exemple et nous enseigner comme nous devons traitter la nostre qui
repugne à l'esprit1013. La leçon que nostre cher Maistre nous donne en cecy est que nous ne
transformions point [348] nostre esprit en chair pour puis apres mener une vie brutale et non
humaine, mais que nous transformions nostre chair en esprit pour mener une vie toute spirituelle
et divine. C'est à quoy l'on arrive par le moyen de la mortification et renoncement continuel. O
Dieu, si Nostre Seigneur a traitté si rudement sa chair tres sainte, qui n'avoit aucune mauvaise
inclination, nous qui en avons une tant desloyale, traistreuse et maligne, refuserons-nous et serons-
nous lasches à la mortifier pour l'assujettir à l'esprit1014? Et, voyant ce que fait nostre Chef et
Capitaine, serons-nous des soldats couards et foibles de courage?
La sacrée Vierge a fait tres parfaittement ce renoncement de la chair en son berceau. Il est
vray que les petits enfans font mille actes de renoncement, car on leur en fait faire en cent et cent
façons; le trop grand soin que l'on a d'eux est cause qu'on ne suit jamais leurs affections et
inclinations. Voyez-vous ce pauvre enfant, il tiendra une pomme, et de crainte qu'il la mange et
que puis apres il en soit malade, on la luy oste, et souvent à grande force. Il veut estendre ses petits
bras, on les prend et on les luy replie; il veut manier ses petits pieds, et on les lie avec des
bandelettes; il voudroit bien voir le jour, mais on le couvre de peur qu'il ne l'apperçoive; il veut
veiller, et on le berce pour l'endormir; en somme, on le contrarie en tout. Neanmoins les enfans ne
sont certes point louables pour tout cela, car ils n'ont pas l'usage de rayson; mais la sacrée Vierge
qui l'avoit d'une maniere tres parfaitte, a souffert volontairement toutes ces mortifications et
contradictions en son enfance; et voyla comme elle a fait ce second renoncement.
Le glorieux Pere saint Augustin a tousjours esté heureux en ses enfans, tant du sexe feminin
que masculin, c'est à dire en ses Religieux et Religieuses; car ils ont tous tasché de le suivre et
imiter de fort pres. Et pour ne parler à present que de saint Nicolas Tolentin, son vray et legitime
fils, ce grand Saint fit le renoncement de la chair en une façon du tout admirable, traittant son corps
si rudement et avec tant de severité dès qu'il [349] fut Religieux jusques à la fin de sa vie, qu'il
doit en cela estre plustost admiré qu'imité.
C'est ce qui se prattique en Religion, en laquelle on vient pour crucifier sa chair et ses sens,
et c'est ce qu'on enseigne à ces filles quand elles entrent. On leur dit qu'il faut crucifier ses jœux
pour ne rien voir, ses oreilles pour ne rien entendre, sa langue pour ne rien dire. Et vous verrez
qu'on leur mettra un voile sur la teste non seulement pour leur apprendre qu'elles sont mortes au
monde et à ses vanités, mais encores pour leur faire souvenir qu'elles doivent desormais porter la
1012 Rom., VII, 23; Galat., V, 16, 17.
1013 Ibid.
1014 Cf. I Petri, III, 18.
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veuë basse et regarder la terre de laquelle elles sont petries, et à fin de leur monstrer qu'elles sont
venues pour marcher en esprit d'humilité. Or, quoy que ces filles pretendent au Ciel comme au lieu
où est l'unique objet de leur cœur, si est-ce qu'on ne leur fait point lever les yeux pour le regarder,
mais ouy bien la terre où elles ne veulent point s'arrester. Elles imitent en cecy les nochers et
rameurs, lesquels pour bien conduire leur navire ne regardent point le lieu où ils veulent aborder
ains luy tournent le dos, et conduisant ainsy leur barque, ils arrivent en fin à bon port; de mesme
en prendra-t-il à ces ames: regardant la terre pour s'humilier et confondre, elles parviendront au
Ciel qui est un port tres asseuré1015. On ne leur voit point aussi les oreilles, pour leur apprendre
qu'elles n'en doivent avoir que pour entendre ces paroles de l'Espoux sacré: Audi filia; Escoute,
ma fille, vois et me preste l'oreille. Et que dit-il? Oublie ton peuple et la mayson de ton pere1016.
Que veut signifier ce silence qu'elles gardent, sinon qu'elles ne doivent plus avoir de langue que
pour chanter avec Moyse ce beau cantique de la divine misericorde1017, qui les a non seulement
retirées comme des Israelites de la tyrannie de Pharaon, c'est à dire du diable qui les tenoit en
esclavage et servitude, mais encores qui n'a point permis qu'elles fussent englouties dans les ondes
de la mer Rouge de leurs iniquités.
Quant au troisiesme renoncement, qui est le plus important de tous, à sçavoir de renoncer
à soy mesme, [350] il est bien plus difficile que les deux autres. Des deux autres on en vient encores
à bout, mais de celuy cy il s'agit de se quitter soy mesme, c'est à dire son propre esprit, sa propre
ame, son propre jugement, voire en des choses bonnes et qui mesme semblent estre meilleures que
celles qu'on nous ordonne, pour s'assujettir en tout à la conduite d'autruy, c'est icy où il y va du
bon. Neanmoins c'est à quoy l'on vise en Religion, car en cela consiste la perfection chrestienne,
de tellement mourir à soy mesme que l'on puisse dire avec l'Apostre1018: Je ne vis pas moy, mais
c'est Jesus Christ qui vit en moy. Or, les exercices de ce renoncement doivent estre continuels, car
tant que vous vivrez vous trouverez tous-jours de quoy renoncer à vous mesme; et ce renoncement
sera d'autant plus excellent que vous le ferez avec plus de ferveur. Il ne se faut point lasser en cette
besoigne, car on doit commencer et finir la vie spirituelle par le renoncement de sa propre volonté.
Ne vous y trompez donques pas, car si vous venez en Religion avec vostre esprit propre, vous y
aurez souvent du trouble et des convulsions, d'autant que vous y trouverez un esprit entierement
contraire au vostre et qui l'ira tousjours contrepointant jusques à ce qu'il vous en ayt entierement
rendues quittes. Partant il faut avoir bon courage et y entrer avec cette determination, que si bien
vous souffrez quelque chose, vous ne vous en estonnerez point parce qu'il n'en peut estre
autrement.
Saint Paul parle merveilleusement bien de ce renoncement quand il dit: Je vis, non pas
moy, mais c'est Jesus Christ qui vit en moy. Comme s'il disoit: Bien que je sois homme de chair,
je ne vis point selon la chair ains selon l'esprit1019; et non selon l'esprit propre, mais selon celuy de
Jesus Christ qui vit et regne en moy. Or, ce grand Apostre n'est pas arrivé à cette parfaite
abnegation de soy mesme sans avoir souffert beaucoup de peines et convulsions en son esprit;
l'Escriture nous le tesmoigne1020. Voyez-vous, cette abnegation consiste à quitter son ame, son
esprit propre pour le sousmettre à celuy d'autruy. Les Anges devindrent diables et tresbucherent
[351] en enfer pour n'avoir voulu s'assujettir à Dieu; car quoy qu'ils n'eussent point d'ame humaine
ils avoyent neanmoins leur esprit propre, lequel n'ayant pas voulu renoncer pour le rendre sujet et
sousmis à leur Createur, ils se perdirent miserablement. Il est vray que tout nostre bonheur consiste
en cette sujetion de nostre propre esprit, comme au contraire tout nostre malheur vient du defaut
d'icelle.
Les devots qui sont dans le monde font en quelque maniere les deux premiers renoncemens
dont nous avons parlé, mais pour celuy cy, o certes, il se fait seulement en Religion; car bien que
1015 Cf. Defense, etc., 1. III, c. IV.
1016 Ps. XLIV, II.
1017 Vide supra, p. 341.
1018 Galat., II, 20.
1019 Cf. Rom., VIII, 12, 13.
1020 II Cor., XII, 7, 9, 10.
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les seculiers renoncent au monde et à la chair et qu'ils s'assujettissent en certaine façon, ils
retiennent tousjours quelque chose, et tous se reservent au moins la liberté du choix des exercices
spirituels. Mais en Religion l'on renonce à tout et on s'assujettit en tout, puisqu'en quittant sa liberté
on renonce absolument au choix des exercices de devotion pour suivre le train de la Communauté.
La tres sainte Vierge fit en sa nativité ce dernier renoncement en telle sorte qu'elle ne se
servit jamais de sa liberté. Regardez bien tout le cours de sa vie, et vous ne verrez autre chose
qu'une continuelle sujetion. Elle va au Temple, mais ce sont ses parens qui l'y menent, l'ayant ainsy
promis à Dieu. Bien tost apres on la marie. Voyez sa sortie de Nazareth pour aller en Bethleem, sa
fuite en Egypte, son retour en Nazareth; en somme vous ne trouverez en toutes ses allées et venues
qu'une sujetion et souplesse admirable. Elle en vient jusques là que de voir mourir son Fils et son
Dieu sur le bois de la croix, demeurant ferme et debout au pied d'icelle, s'assujettissant à ce qui
estoit du divin vouloir en adherant à la volonté du Pere eternel. Non par force mais de son plein
gré, elle approuve et consent à la mort de Nostre Seigneur; elle bayse cent mille fois la croix sur
laquelle il est attaché, elle l'embrasse et l'adore. O Dieu, quelle abnegation est celle cy! Il est vray
que le cœur tendrement amoureux de cette dolente Vierge estoit transpercé de vehementes
douleurs1021; et qui pourroit [352] exprimer les peines et convulsions qui se passoyent alors dans
ce cœur sacré! Neanmoins nous voyons qu'il suffit à cette sainte Dame de sçavoir que c'estoit la
volonté du Pere eternel que son Fils mourust et qu'elle le vist mourir, pour la faire tenir debout au
pied de la croix1022 comme aggreant et acceptant cette mort.
Saint Augustin, parlant de la verge de Jessé, apres avoir fait un long et beau discours1023
que je ne rapporteray pas à cause de sa longueur, car il nous faudroit du temps infiniment, dit que
cette verge ressembloit à l'amande; ce qu'il applique à Nostre Seigneur. Je finiray par icy cette
exhortation, en vous monstrant comme nostre cher Maistre et Sauveur a fait excellemment cette
abnegation. Saint Augustin explique donques que l'amande a trois choses remarquables: la
premiere c'est la bourse qui est toute bourrue, la seconde c'est l'escorce ou le bois qui environne le
noyau, la troisiesme c'est le noyau. Cette bourse qui est au dehors represente l'humanité de Nostre
Seigneur qui a esté toute noircie et tellement meurtrie de coups qu'il a dit1024 estre un ver et non
un homme. Le noyau, qui non seulement est doux et bon à manger, mais qui estant broyé est
encores propre à faire de l'huile pour esclairer et illuminer, nous signifie la Divinité. L'escorce
nous represente le bois de la croix sur lequel Nostre Seigneur a esté attaché et tellement pressé
qu'il a jetté l'huile de misericorde; il a aussi esclairé en telle sorte qu'il a delivré le monde de ses
tenebres et ignorances. C'est sur ce bois que nostre cher Sauveur et souverain Capitaine a fait ce
parfait renoncement de luy mesme; c'est à cette croix que tous les Saints se sont attachés, ce sont
ces douleurs qu'ils ont pris pour sujet particulier de leurs oraisons; et certes, le vray Religieux doit
tousjours avoir la Croix et le Crucifix devant ses yeux pour apprendre de luy à se bien quitter et
renoncer. Et bien que la bonté de Nostre Seigneur soit si grande que de faire quelquefois gouster
la douceur de sa Divinité, accordant quelque grace et faveur aux ames, si est-ce que pour cela nous
ne nous devons point oublier des amertumes qu'il a souffert pour [353] nous en son humanité; car
je l'a y dit et le diray et ne me lasseray jamais de le redire, la Religion «est un mont de Calvaire»
où il se faut crucifier avec Nostre Seigneur et Maistre pour regner «avec luy1025
Mais pour finir par le glorieux saint Nicolas Tolentin, je vous diray qu'ayant fait ces trois
renoncemens dont nous avons parlé et s'estant bien crucifié en la Croix de nostre Sauveur, il voulut
qu'à l'heure de sa mort on luy apportast ce bois sacré; puis, le voyant et l'embrassant il s'escria,
comme un autre saint André1026: «O bonne Croix, o Croix tant desirée, o Croix, je te salue!» O
Croix unique, o Croix pretieuse, sur laquelle demeurant et m'appuyant comme sur un baston tres
asseuré, je passe à pieds secs la mer tempestueuse de ce monde. Estant donques tout transformé ès
1021 Lucae, II, 35.
1022 Joan., XIX, 35.
1023 Serm. XXXI, in Ap.
1024 Ps. XXI, 7.
1025 Constit. XLIV.
1026 In Actis ejus.
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douleurs de Nostre Seigneur, il merita que ce divin Sauveur s'apparust à luy à l'heure de sa mort,
appuyé d'un des bras sur la sacrée Vierge et de l'autre sur saint Augustin. Lors Jesus Christ luy dit:
Viens, mon «fidelle serviteur,» qui m'as si bien servi sous la Regle que j'avois donnée à ton
Fondateur; «viens posseder la couronne qui t'est preparée1027
O que vous serez heureuses, mes cheres Filles, si vous faites ce renoncement absolu du
monde, de la chair et de vous mesme, et si vous vivez desormais en l'exacte observance des Regles
et Constitutions qui vous ont esté données de la part de Dieu. En ce faisant vous aurez sans doute
la mesme faveur que saint Nicolas receut de Nostre Seigneur, de Nostre Dame et de saint Augustin,
puisque vous estes filles d'un mesme Pere et d'une mesme Mere que luy. Si vous avez fidellement
gardé vos Regles, le Sauveur viendra asseurement vous recevoir à l'heure de vostre mort avec la
sacrée Vierge, sinon visiblement, car il ne le faut pas desirer, du moins invisiblement pour vous
introduire en la vie eternelle, où nous conduisent le Pere et le Fils et le Saint Esprit. Amen. [354]
1027 Respons. Ium ad Matut. Conf. Pont, et Virg.; cf. Luc., XIX, 17; Jac., I, 12.
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XXXV. Sermon pour une Vêture
17 octobre 16201028
(INÉDIT)
L'honneur que la sainte Eglise a tousjours porté à la sacrée Vierge a esté cause qu'outre les
festes qu'elle solemnise le long de l'année, elle en fait encores une particuliere qui est celle que
nous celebrons aujourd'huy; je veux dire que l'Eglise, pour monstrer le grand honneur et amour
qu'elle professe pour cette sainte Dame, luy dedie le samedi de chaque semaine quand en iceluy il
n'escheoit point de feste double.
Or, à la sainte Messe de ce jour on recite pour l'ordinaire l'Evangile1029 où il est dit qu'une
bonne femme oyant parler Nostre Seigneur s'escria: Bienheureux est le ventre qui t'a porté et les
mammelles qui t'ont allaitté. Mais le Sauveur, par un saint contreschange luy respondit:
Bienheureux sont ceux qui escoutent la parole de Dieu et la gardent. Voyez-vous par où
commence cette femme qui veut louer Nostre Seigneur? Par le ventre qui l'a porté et par les
mammelles qui l'ont allaitté; comme si elle eust voulu dire, poussée de la grande estime qu'elle
avoit conceue de la grandeur et excellence de nostre divin Maistre: O qu'heureux [355] sont le
ventre qui t'a porté et les mammelles que tu as succées! et par consequent, que la Dame qui a esté
esleue pour ta mere est bienheureuse!
Et nostre Sauveur approuvant son dire: O femme, luy respond-il, il est vray; car quel
Cherubin ou autre Esprit celeste se peut vanter qu'il ayt esté dit de luy: Celuy-cy est mon Fils1030?
Il n'y en a pas un duquel ayt esté prononcée cette parole amoureuse. De mesme il n'est pas de
Seraphin ni de creature quelle qu'elle soit, hormis Nostre Dame, à qui le Sauveur ayt dit: Vous
estes ma Mere. O non certes, ces paroles: Celuy cy est mon Fils, ne sont dites ni pour Cherubin ni
pour Seraphin, ains seulement pour nostre Sauveur, qui est luy seul vray et legitime Fils du Pere
eternel. Et le tiltre de Mere de Dieu est reservé à la sacrée Vierge qui l'a porté dans ses chastes
entrailles où il prit chair humaine. Voyla pourquoy, o femme, il est vray ce que tu dis; mais d'autant
que le sein et les mammelles que tu loues n'ont point d'intelligence et par consequent ne meritent
point de louanges, je t'asseure que bienheureux sont ceux qui entendent la parole de Dieu et la
gardent. Et quoy que ma Mere soit bienheureuse d'estre Mere de Dieu, neanmoins elle l'est en
quelque façon davantage pour avoir entendu cette parole et l'avoir gardée.
Or, bien que le texte de cet Evangile soit fort court, neanmoins si je me voulois arrester sur
toute l'histoire d'iceluy je serois extremement long. J'ay desja plusieurs fois, et mesme en ce lieu
icy, parlé sur ce sujet1031, mais il me reste quelques choses à dire qui me semblent bien à propos
touchant l'action que nous allons faire à present. Laissant donques les premieres paroles
prononcées par Nostre Seigneur pour considerer la derniere, je diviseray ce mien discours en trois
points: au premier nous verrons que c'est qu'ouyr la parole de Dieu; au second, comme il la faut
garder; au troisiesme, comment sont bienheureux ceux qui l'oyent et qui la gardent.
Quant au premier, Dieu a coustume de nous enseigner sa volonté et faire entendre sa parole
en trois façons. La premiere c'est par le moyen des hommes qui ont [356] l'intelligence et
connoissance de la Sainte Escriture, comme les docteurs et predicateurs qui journellement nous
preschent et annoncent la divine parole, la laideur du vice et la beauté de la vertu. Certes, nous les
devons escouter avec beaucoup de reverence et attention, comme aussi nos Superieurs et toutes
personnes inspirées et esclairées de l'Esprit de Dieu, par lesquelles il nous signifie ses volontés et
1028 La date du jour est précisée par le Manuscrit, dans lequel ce sermon est précédé de ce titre: Pour la veille de saint
Luc. Or, comme la seule cérémonie de Vêture (celle des Sœurs Paule-Jéronyme et Marguerite-Scholastique Favrot)
qui ait eu lieu à Annecy le 17 octobre se rencontrait en 1650, il n'y a pas de doute que cette allocution ait été prononcée
pour la circonstance. (Voir l'Année Sainte, tome V, p. 70, et tome XII, p. 340.)
1029 Lucae, XI, 27, 28.
1030 Heb., I, 5. Cf. supra, p. 347.
1031 Vide supra, pp. 90-92, 181, 231, 232.
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son bon playsir. Mais ces paroles, quoy qu'inspirées de Dieu, sont paroles d'hommes, et pour
l'ordinaire ne demeurent pas dans les cœurs, ou au moins fort peu. Ce n'est pas que l'on n'entende
bien les semonces qui nous sont faites tant par les predicateurs que par les Superieurs; l'on en est
mesme quelquefois touché, mais pour la pluspart des Chrestiens ces enseignemens ne font que
passer par une oreille et sortir par l'autre.
O Dieu, d'où vient qu'ils produisent si peu de fruits? car nous sommes Chrestiens, disons-
nous, et comme tels nous escoutons de la voix des hommes la parole divine1032. Il est vray que
nous sommes Chrestiens, mais helas, nous nous contentons d'en porter le nom sans ouyr comme
tels cette parole sacrée, car nous y apportons si peu d'attention, de foy et de devotion qu'elle ne
peut faire ses effects dans nos cœurs. Pourtant nous croyons ce qu'on nous dit. Sans doute, ce nom
de Chrestien veut que nous y croyions; cependant cette croyance et cette foy est toute endormie;
voyla pourquoy ce qu'on nous presche et enseigne ne nous profite point. De plus aussi, ces sacrées
semonces sont proferées par les hommes qui ne peuvent pas donner à leurs discours la force et
vertu qu'ils desireroyent. Ils ont beau crier, exhorter, se peiner, si la vertu de Dieu ne les anime et
que de vostre costé vous n'y apportiez quelque disposition, rien ne vous en demeurera dans le cœur.
Dieu a encores une autre façon de parler à ses creatures: c'est par le ministere des Anges.
Cette-cy est plus relevée et fait dans les ames de merveilleux effects. Toute la Sainte Escriture en
est pleine. Ces bienheureux Esprits annoncent aux hommes les divins vouloirs avec une telle force
que leurs paroles sont en quelque façon [357] operatives et apportent quant et elles un certain
respect et reverence. En tesmoignage dequoy tous ceux que la divine Majesté a tant favorisés en
leur enseignant ses volontés et son bon playsir par le moyen de ces glorieux messagers, se sont
tousjours grandement humiliés, les uns se jettant par terre en signe de profond abaissement, les
autres escoutant avec crainte et tremeur ce qui leur estoit dit par iceux1033. Voire, il y en a qui les
ont voulu adorer1034, pensans voir Dieu mesme qui leur partait, tant estoit grande la majesté de ces
celestes Esprits et merveilleux les effects que leurs paroles operoyent dans les cœurs, le Seigneur
s'en servant pour fidelles interpretes de ses volontés. Il est escrit1035 que Dieu parla à Moyse sur la
montagne de Sina cœur à cœur, bouche à bouche; toutefois il est dit aussi ailleurs1036 que Dieu ne
parla jamais à aucun homme. Cependant saint Hierosme1037, fidelle interprete de la Sainte
Escriture, tient que ce fut vrayement Dieu, mais par le ministere des Anges. Que s'ils parlerent à
Moyse, suivant l'opinion de ce Docteur, o Dieu, combien grans furent les effects que leurs paroles
opererent en iceluy1038!
Mais la troisiesme façon par laquelle Dieu se fait entendre aux hommes est tres admirable
et familiere: ses effects sont tout autres, car il leur parle interieurement1039. Il entretient Moyse
cœur à cœur et luy enseigne ce qu'il doit faire touchant la conduite des Israelites, et en tant d'autres
choses desquelles il l'instruisoit si clairement et confidemment, tantost par ses Anges, comme nous
avons dit, et tantost par luy mesme. Il apprit à Salomon comme il devoit bastir le Temple1040; il a
aussi parlé à tant d'autres saints personnages, et ses paroles ont operé ce qu'elles disoyent.
Mais, mon Dieu, que cette divine parole est admirable! elle s'escoule dans l'ame avec tant
de douceur, elle la penetre, l'embrase et demeure en icelle. Certes, il est tres vray que le fond du
cœur est reservé à Dieu seul et qu'il n'y a que luy qui le puisse penetrer. Ce sont ces advertissemens
que Nostre Seigneur a prononcés en cent endroits de la Sainte Escriture: Va, vens tout ce [358] que
tu as et me suis1041. Et ailleurs: Quiconque veut venir apres moy, qu'il renonce à soy mesme, prenne
1032 I Thess., II, 13.
1033 Judic., XIII, 20; Tob., XII, 16; Dan., X, 9, 16, 17.
1034 Apoc., XIX, 10, XXII, 8.
1035 Exod., XXXIII, 11; Num., XII, 8.
1036 Cf. supra, p. 338, lin. 4.
1037 Comm. in Galat., ad III, 19.
1038 Exod., XXXIV, 39; II Cor., III, 7.
1039 Cf. Osee, II, 14.
1040 Cf. III Reg., V, 12; I Par., XXVIII, 19.
1041 Matt., XIX, 21.
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sa croix et me suive1042. Puis aussi en d'autres endroits: Bienheureux sont les pauvres d'esprit, car
le Royaume des cieux est à eux; bienheureux les debonnaires, car ils possederont la terre1043. Et
plusieurs tels enseignemens sortis de la divine bouche de nostre cher Sauveur, lesquels estans
entendus de grand nombre de personnes ont fait et font encores aujourd'huy de si merveilleux
effects. Ils ont penetré et sondé le fond de leur cœur, et leur ont fait quitter tout ce qu'elles avoyent
pour suivre Nostre Seigneur où il les appelloit; et ce contre l'esprit et jugement du monde qui
condamne et tient pour folie le tiltre de bienheureux que nostre divin Maistre donne aux pauvres
d'esprit1044. Bienheureux sont ceux qui escoutent la parole de Dieu et la gardent.
Un jour le grand saint Antoine ayant receu des lettres de l'Empereur et voyant ses Religieux
tout estonnés de l'honneur que ce prince luy faisoit, il les reprint en leur monstrant leur
aveuglement. Et quoy, dit-il, vous vous estonnez que l'Empereur qui n'est qu'un homme comme
un autre m'ayt escrit et envoyé un de ses ambassadeurs, et vous ne vous estonnez point que Nostre
Seigneur nous parle dans la Sainte Escriture? Voire, non content de cela, il nous envoye ses
messagers, qui sont ses Anges, pour nous faire entendre ses volontés, et de plus il vient encores
luy mesme s'incarner et demeurer sur cette terre pour nous enseigner en propre personne1045. Helas!
qui est-ce qui nous couvre les yeux de fange, pour n'admirer point ces merveilles et pour nous
estonner si fort de ce que font les hommes à l'endroit de leurs semblables? Cet estonnement de
saint Antoine ne procedoit d'autre cause sinon de la connoissance qu'il avoit du grand bien et
honneur qui nous revient d'entendre la parole de Dieu. Bienheureux donc ceux qui l'escoutent et la
gardent.
Or, voyci mon second point. Plusieurs oyent cette divine parole; mais ce n'est pas assez, il
la faut garder, et pour la garder il la faut mascher et avaler. Qu'est-ce [359] que la mascher sinon
la mediter? En latin, mediter n'est autre chose que mascher; il n'y a autre difference sinon que le
mot mascher est employé pour les choses corporelles, et celuy de mediter pour les spirituelles.
Pour manger les viandes corporelles il les faut mettre dans la bouche, puis les mascher et les avaler;
ainsy pour cette manducation spirituelle il faut prendre la viande qui nourrit l'ame, la mascher,
c'est à dire la mediter, pour puis apres l'avaler et convertir en soy mesme1046. Et qu'est-ce cette
viande spirituelle sinon la parole de Dieu, qui est la vraye pasture de l'ame, comme luy mesme l'a
declaré en tant et tant d'endroits de la Sainte Escriture1047? Il faut donques la recevoir. Et comment?
Dans la bouche de nostre ame qui n'est autre que les oreilles du corps par lesquelles elle vient
jusqu'à nous; car tout ainsy que l'on ne sçauroit manger les viandes corporelles sans les avoir
premierement receuës dans la bouche, aussi ne sçaurions-nous mascher, c'est à dire mediter la
parole de Dieu, sans l'avoir bien ouye. Donques bienheureux sont ceux, dit Nostre Seigneur, qui
escoutent la parole de Dieu, puisque c'est desja un bon signe qu'ils la garderont.
C'est une chose si importante de bien mediter cette divine parole que le Seigneur en
l'Ancien Testament1048 ne vouloit point recevoir en son sacrifice les animaux qui ne ruminoyent
pas. Voyla pourquoy les corbeaux, les ours, lions et autres semblables estoyent declarés immondes
et ne s'en servoit-on jamais pour les sacrifices. Ce sont des animaux qui engloutissent la viande
sans la mascher, et pour cela Dieu les rejettoit en l'ancienne Loy, comme au contraire il aggreoit
ceux qui ruminent, tels que les taureaux et aigneaux lesquels luy estoyent ordinairement offerts et
immolés. O Dieu, si l'on sçavoit l'importance de ce point! Helas, il y a tant de personnes qui
entendent la divine parole! mais que font-elles sinon l'engloutir comme des corbeaux, ours et lions,
sans la ruminer? De là vient que tant de gens se perdent1049, qui pour cela sont appellés immondes
et ne sont point propres pour le sacrifice. Ils reçoivent dans la bouche de [360] l'ame c'est à sçavoir
ils escoutent avec les oreilles du corps, ce qu'on leur dit de l'horreur de l'enfer, de la beauté du
1042 Ibid., XVI, 24.
1043 Ibid., V, 2, 3.
1044 Cf. supra, p. 344.
1045 S. Athan., Vita S. Ant., § 81. Cf. Introd. a la Vie dev., Partie II, c. XIII.
1046 Cf. supra, p. 70; et Tr. de l'Am. de Dieu, 1. VI, c. VI et ubi proxime infra.
1047 Deuter., VIII, 3; Amos, VIII, 11; Matt., IV, 4.
1048 Levitic., XI, 1-16; Deut., XIV, 6-8. Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. VI, c. II, circa finem.
1049 Cf. Jerem., IX, 21. Vide Tr.de l’Am. de Dieu, 1. XI, c. VII, initio.
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Paradis et autres telles choses; mais ils l'enloutissent, et faute de le ruminer ils ne peuvent le digerer
ni en tirer de la nourriture, et n'en ont aucune apprehension.
Voyez-vous, pour que les viandes nous profitent il faut faire une bonne digestion par le
moyen de laquelle elles aillent en l'estomach et se convertissent en sang, qui passant par toutes les
veines se change puis apres en nous mesme. Ce que saint Bernard entendoit fort bien lors qu'il
exhortoit ses Religieux à garder diligemment ce pain sacré de la parole de Dieu1050: Soyez bien
soigneux de garder vostre pain, si vous en avez, leur disoit-il; mettez-le en quelque lieu où il ne
vous puisse estre desrobé par les larrons. Mais pour le bien conserver, comme ferez-vous? Voyez,
adjouste ce grand Saint, un pauvre homme qui a un pain dans un coffre ou buffet; il est content, il
pense qu'il en a assez pour le soir et pour le lendemain. Hé, malheureux, ne sçavez-vous pas qu'il
n'est pas asseuré? Des larrons pourroyent venir vous le desrober dans cette armoire. Ne peut il pas
aussi estre mangé par les rats ou par les souris? Que si vous voulez bien faire, vous le devez
manger, et non seulement cela, mais en faire aussi une bonne digestion par le moyen de laquelle
vous le convertissiez en vostre propre substance.
Saint Bernard veut dire qu'il ne suffit pas de bien escouter et mediter la parole de Dieu,
mais qu'il faut encores la digerer et la changer ainsy en nous mesme. Certes, il se trouve des
estomachs si indigestes que si tost qu'ils ont receu les alimens ils les rejettent. Telles gens sont à
plaindre, car quoy qu'ils mangent de bonnes viandes ils n'en tirent point de nourriture et demeurent
maigres et moribonds. Et d'où vient cela? C'est qu'ils ne font point de digestion. Il faut donques
bien digerer ce que nous meditons, en tirant de bons desirs, de bonnes affections et resolutions,
lesquelles nous cacherons ensuite en un coin de nostre cœur pour nous en servir aux occasions et
les prattiquer en toutes sortes [361] de rencontres, en telle sorte que nous ne soyons plus nous
mesme, mais que les affections et resolutions prises en l'oraison paroissent en toute nostre vie.
Les naturalistes disent1051 qu'il y a un animal terrestre auprès de la mer qui va si souvent
s'y jetter qu'il se nourrit de ses eaux, et les conserve et digere en telle sorte par les frequentes
entrées et sorties qu'il fait en icelles qu'il change en fin de nature, car luy qui estoit animal des
champs devient poisson comme ceux qui vivent dans la mer. O Dieu, que nous serions heureux si
estans appellés à une vocation nous meditions et digerions tellement son excellence, que par la
grande estime que nous en ferions et le grand amour avec lequel nous pratiquerions nos Regles et
Constitutions, nous vinssions à la convertir en nostre propre substance, en sorte que, laissant d'estre
ce que nous sommes, nous devinssions nostre vocation mesme! O que bienheureux sont ceux qui
oyent la parole de Dieu et la gardent!
Lors que Satan tenta Nostre Seigneur au desert et luy dit qu'il changeast ces pierres en pain
pour subvenir à sa faim, Jesus luy respondit: L'homme ne se nourrit pas seulement de pain, ains
de toute parole de Dieu1052. Comme s'il vouloit dire: Tu me demandes de changer ces pierres en
pain; mais je n'ay pas besoin de le faire, puisque cette pierre, estant benite, me peut servir de
nourriture; comme au contraire, le pain sans la benediction de Dieu ne peut nullement nourrir. Lors
que Dieu punit les hommes par le fleau de la famine, nous voyons que quoy qu'ils mangent une
grande quantité de pain ils ne sont point rassasiés, d'autant que la benediction de Dieu n'est pas sur
iceluy; mais pour peu qu'il y ayt de pain beni par le Seigneur il rassasie l'homme. L'experience
journaliere nous en fait foy, car nous voyons tant de saints personnages qui vivent tres longuement
parmi de grandes penitences et austerités. Ce n'est donques pas le pain seul qui nourrit l'homme;
non certes, mais c'est la parole de Dieu qui non seulement sustente l'ame comme estant la viande
qui luy est propre, ains sa vertu passe encor au corps, luy conservant une certaine force [362] et
vigueur que le pain materiel ne luy peut pas donner. Bienheureux donc sont ceux qui escoutent la
parole de Dieu et la gardent. C'est mon troisiesme point.
Et pour commencer par la sacrée Vierge, comme celle qui l'a mieux escoutée et gardée,
que diray-je sinon emprunter pour ce sujet les paroles de ce grand saint Hierosme en l'epistre qu'il
1050 Cf. Ad Milites Templi, c. VI; serm. III in Dom. Palm., § 4. (Cum additamentis ipsius Salesii?)
1051 P. Almeyda, S. J., Epist. ex Japonia, anno 1566. Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. VIII, c. I, et tom. VII hujus Edit., p.
404.
1052 Matt., IV, 3, 4.
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escrit à Eustochium1053 sur la mort de sa mere Paula? Si toutes les parties de mon corps se
convertissoyent en langues, si tous mes nerfs resonnoyent en voix humaines, je ne publierois
encores assez dignement combien la Sainte Vierge est bienheureuse pour avoir entendu et gardé
la parole de Dieu, car elle l'a fait avec tant de perfection que pour cela elle a esté dite bienheureuse
par la bouche de sainte Elizabeth, qui estoit poussée de l'Esprit Saint1054. Elle mesme a confessé
en son sacré cantique1055 que pour ce sujet elle seroit appellée bienheureuse de generation en
generation; et Nostre Seigneur semble aussi le vouloir faire entendre en la response par laquelle il
contreschangea la louange que cette femme donnoit à son ventre et à ses mammelles.
Il est vray, c'est en cecy que consiste la beatitude tant en cette vie comme en l'autre, puisque
nous ne serons bienheureux qu'autant que nous nous serons convertis en cette divine parole. Le
grand saint François fut admirable en la digestion qu'il fit des maximes sacrées qu'il entendit en
l'Evangile1056, car il se convertit absolument et les changea tellement en soy qu'il n'estoit plus luy
mesme, ains estoit devenu ce que ces maximes signifioyent. Qu'y avoit-il de si pauvre, de si
humble que saint François? Il se cachoit, et Dieu le rehaussoit; il s'appauvrissoit, et Dieu
l'enrichissoit. C'estoit un pauvre homme qui n'avoit point estudié, et neanmoins il preschoit et
faisoit des merveilles. Certes, il n'avoit ni saint Bonaventure ni saint Thomas, et tels autres autheurs
ecclesiastiques, ni Ciceron, ni rien moins que tout cela; cependant il enseignoit une doctrine bonne,
vraye et solide. O Dieu, qu'il estoit heureux d'avoir si bien digeré cette sainte parole jusques à estre
tout transformé en icelle! Saint Jean [363] Baptiste qui entra si jeune dans le desert, s'estoit-il pas
tellement transformé en la penitence que son langage, sa voix, ses habits, tout son exterieur et
interieur ne preschoyent que penitence? Voyla donques comme l'on peut justement dire:
Bienheureux ceux qui escoutent la parole de Dieu et qui la gardent.
O que vous estes heureuses, mes cheres Filles, car vous estes du nombre de celles qui ont
entendu cette divine parole de Celuy qui seul peut penetrer les cœurs1057. Il vous a dit un mot en
secret et vous luy avez obei; car c'est luy seul qui peut parler au cœur des hommes, et, par mesme
moyen, leur donner la grace de faire ce qu'il demande d'eux. Et que l'on ne pense pas que les
vocations puissent venir d'autres que de Dieu. O non certes, les hommes ont beau nous exciter;
qu'ils fassent tout ce qu'ils pourront, qu'ils employent toute leur rhetorique et philosophie pour
persuader à une ame d'entrer en Religion, de faire choix d'une vocation, tout leur travail sera
inutile; il faut que Dieu touche et parle à ce cœur. Je sçay bien que plusieurs (je veux dire quelques-
uns) entrent en Religion poussés ou forcés par les hommes, et ceux-là veritablement ne sont pas
meus par l'Esprit de Dieu; aussi en arrive-t-il souvent de grans malheurs, et si la divine misericorde
ne touche ces pauvres cœurs ils viennent non pas à se convertir en leur vocation mais à la
corrompre. Or, vivans licentieusement dans la Religion, que doivent-ils attendre que la damnation?
O Dieu, qu'il vaudroit bien mieux qu'ils fussent demeurés au monde pour s'y sauver, puisqu'on le
peut faire en gardant les divins commandemens.
Mais ces filles sont venues parce que Dieu les a appellées, car c'est luy qui va touchant
ceux qu'il luy plaist pour les conduire où il veut. Que vous reste-t-il plus sinon de bien entendre et
garder la parole divine, à sçavoir vos Regles et Constitutions, et vous convertir tellement en elles
que vous soyez desormais vostre vocation mesme? Les Religieuses ne doivent avoir autre soin que
celuy là, d'autant que dans leurs Regles et Constitutions elles voyent la volonté de Dieu qui leur
[364] signifie et monstre ce qu'elles ont à faire pour parvenir à la perfection et union avec sa divine
Majesté. Or, pour y parvenir il faut ajuster nostre volonté à la sienne. Vous voyez que quand on
veut joindre deux pieces de bois l'on y apporte la regle, ensuite on retranche ce qui est superflu,
puis on les ajuste; et ainsy des pierres que l'on taille pour mettre en quelque edifice, et lors on dit:
Voyla qui est bien ajusté. Nostre regle n'est autre que la volonté de Dieu, à laquelle nous devons
ajuster la nostre en la renonçant et mortifiant. On ne le fait pas sans peine, mais certes les roses ne
1053 Epist. CVIII, initio.
1054 Lucae, I, 41, 45.
1055 Ibid., v. 48.
1056 Matt., XIX, 21. Cf. supra, p. 344.
1057 I Reg., XVI, 7; Ps. VII, 10; Jerem., X, 20.
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se trouvent pas sans espines, et nous ne devons pas craindre de nous piquer pour cueillir ces belles
roses parmi les difficultés, car puis apres, elles s'espanouiront et jetteront une odeur qui nous
resjouira tout le cœur. En fin, si nous travaillons fidellement pendant cette vie en entendant et
gardant la parole de Dieu, comme nous avons dit, nous serons bienheureux non seulement en
icelle, mais beaucoup plus en l'autre, où nous conduisent le Pere et le Fils et le Saint Esprit. Amen,
ainsy soit-il. [365]
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XXXVI. Sermon pour la fête de la Toussaint
1er novembre 16201058
Cette feste est pleine d'un grand nombre de matieres propres à monstrer sa grandeur et
solemnité, et les predicateurs s'esgayent parmi la varieté et l'affluence des sujets dont on peut
traitter à ce jour. Les uns parlent de la gloire des Saints et de leur felicité, les autres, autant
utilement que louablement, discourent de leurs vertus et sainteté par laquelle ils ont acquis cette
felicité. D'autres expliquent cet admirable sermon de la montagne auquel Nostre Seigneur
prononça les huit beatitudes1059. Mais pour moy, je veux en ce discours me conformer et suivre au
moins mal qu'il me sera possible l'intention de la sainte Eglise, en vous entretenant de l'un des
articles de nostre foy, à sçavoir de la communion des Saints.
Cette communion se peut comprendre et expliquer en diverses façons, comme nous voyons
en la Sainte Escriture; mais nous vous monstrerons qu'elle se doit sur tout entendre de deux sortes
d'amours lesquels se declarent beaucoup mieux quand on parle de ce qui concerne Nostre Seigneur
que non pas les creatures. Le premier est l'amour de complaisance et le second l'amour de [366]
bienveuillance. Par l'amour de complaisance nous nous complaisons au bien que possede celuy
que nous aymons, et par l'amour de bienveuillance nous luy en desirons lus qu'il n'en a. On peut
aymer Dieu de ces deux manieres1060. La complaisance nous fait resjouir de ce qu'il est infini,
immense, d'une perfection incomprehensible, en un mot de ce qu'il est Dieu, prononçant avec un
vif ressentiment ces paroles de David1061: J'ay dit: Vous estes mon Dieu; et je m'en suis resjoui.
On peut donc exercer cet amour envers Dieu, mais pour celuy de bienveuillance il semble
impossible, car puisqu'il est infini et l'infinité mesme, on ne luy sçauroit souhaitter plus de sainteté
et de perfection qu'il n'en a. Il est immense en grandeur, il surpasse infiniment en gloire les
Cherubins et Seraphins, les Vertus, les Throsnes, tous les Anges et Esprits celestes; il a plus de
perfection que tous les Saints et Saintes ensemble, et toute la leur, voire mesme celle de la glorieuse
Vierge Marie, n'est rien en comparaison de celle du Fils de Dieu. Sa beatitude est au dessus de
celle de tous les Bienheureux, des Anges, de la Vierge, et leur bonheur derive de Dieu, car c'est
luy qui le leur donne et communique. Pourtant ils peuvent tousjours avoir quelque accroissement
en leur gloire, non point essentiellement ains accidentellement; mais la gloire et perfection de Dieu
ne procede de personne, et ne peut y avoir en icelle augmentation ni diminution. Comment donques
ferons-nous pour l'aymer d'un amour de bienveuillance? Nous ne pouvons exercer ces actes que
par imagination de chose impossible, comme en luy disant que si nous luy pouvions souhaitter
plus de gloire et de perfection qu'il n'en a, nous le luy desirerions et procurerions s'il estoit en
nostre pouvoir. Et voyla comme par tels moyens nous exerçons l'amour de bienveuillance envers
Nostre Seigneur.
Mais revenons à nous mesmes, et voyons comment la communion des Saints, en laquelle
nous croyons, se peut entendre par cet amour de complaisance et de bienveuillance. Quand nous
disons: «Je crois en la communion des Saints,» cela monstre que leurs biens [367] nous sont
communs, c'est à dire que nous participons à tous les biens qu'ils ont au Ciel, et que les Saints
participent aux petits biens que nous autres mortels avons icy bas. Ne pensez pas que quoy que les
Bienheureux soyent au Ciel et que nous soyons miserables mortels en terre, que cela empesche
cette communion. O non, la mort n'a point le pouvoir de faire cette desunion. Nous n'avons tous
qu'un mesme chef qui est Jesus Christ1062; or, nostre amour et union sont fondés en luy, comme
1058 II n'est pas possible de préciser d'une manière certaine la date de ce sermon et du suivant; ce qui est sûr c'est qu'on
y reconnaît le style de la Mère Marie-Marguerite Michel, et que, par conséquent, ils appartiennent à l'une des dernières
années de la vie de saint François de Sales, Mais comme en 1620, le Saint s'est occupé beaucoup plus assidûment de
ses Filles de la Visitation, il est fort à présumer que les deux sermons remontent à cette même année.
1059 Matt., V, 1-11.
1060 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. V, cc. I, VI, et tom. VII hujus Edit., pp. 198, 199.
1061 Pss. XV, 2, LXXVI, 3.
1062 Ephes., I, 22, IV, 15; Coloss., I, 18.
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donques la mort aura-t-elle le pouvoir de les rompre? Saint Paul disoit1063: Qui est-ce qui me
separera de la charité de Jesus Christ? Ni les Anges, ni les Vertus, ni le ciel, ni la terre, ni l'enfer
ne nous pourra separer de la charité de Dieu qui est en Jesus Christ. Cette charité n'est autre que
la communion des Saints, et quand nous mourrons nous serons plus unis avec eux que nous ne
sommes pas avec les plus chers amis que nous ayons ça bas en terre.
Les biens auxquels nous participons par ce moyen sont inexplicables, tant à cause de leur
grandeur que de la multitude innombrable d'Anges et d'ames bienheureuses qu'il y a dans la gloire.
Car, comme il est dit en tant d'endroits de la Sainte Escriture1064, il y a des Anges au Ciel en telle
quantité que le nombre en est inconcevable; et quoy qu'il en tombast la troisiesme partie dans
l'enfer avec Lucifer (car il est escrit1065 que dans sa cheute il tira apres soy le tiers des estoilles du
Ciel, c'est à sçavoir des Esprits angeliques), neanmoins le nombre de ceux qui sont restés fidelles
est si grand qu'il est impossible de le concevoir. En outre de tous ces celestes Esprits, la multitude
des ames bienheureuses est si grande que le denombrement n'en peut estre fait; car, combien
pensez vous qu'il y a eu de Saints despuis la creation du monde jusques à maintenant? C'est une
chose qui ne se peut dire. Saint Hierosme1066, parlant de la multitude des Saints qui sont au Ciel,
dit que si l'Eglise vouloit faire la feste de tous les Martyrs il y en auroit chaque jour de l'année sept
cents de ceux que l'on sçait asseurement avoir esté martyrisés; or, combien y en a-t-il qu'on ne
[368] connoist pas! Et s'il y a tant de Martyrs, combien y aura-t-il de Docteurs, de Confesseurs et
autres? Le nombre en est indicible. C'est pourquoy aujourd'huy nous faisons la feste de tous en
general, non seulement des Saints, mais encores des Seraphins, des Cherubins, et de tous les
Anges, lesquels se resjouissent en cette solemnité, louant Dieu des graces qu'il a octroyées aux
Bienheureux que nous festons. L'Eglise participe à cette joye, et nous invite à nous resjouir en ce
jour et à louer le Fils de Dieu à cause des Saints.
Or, pour nous bien resjouir et entrer en l'intention de l'Eglise, il faut exercer l'amour de
complaisance et de bienveuillance à l'endroit des Saints qui sont au Ciel, puisque nous le pouvons
aysement faire. Considerant cette Hierusalem celeste et voyant en icelle ces ames bienheureuses
jouissantes d'une si grande gloire et felicité, hors des perils et dangers de ce monde où nous
sommes encores nous autres mortels, nous devons produire des actes de complaisance, nous
resjouissant et complaisant en leur gloire et felicité comme si nous en jouissions nous mesmes.
C'est cette complaisance qui fait la communion des Saints, car à mesure que nous nous
complaisons aux biens qu'ils ont nous en sommes faits participans, la complaisance ayant cette
vertu de tirer à soy la chose aymée pour se la rendre propre. Nous voyons en effect qu'une personne
en aymant une autre de cet amour attire à soy le bien qui se trouve en elle, car il est impossible
d'aymer en cette sorte sans avoir la participation et communion aux biens de ceux qu'on ayme1067.
Les Bienheureux ayment Nostre Seigneur; aussi le Ciel est rempli de cet amour de
complaisance, qui est la cause principale de leur beatitude; car connoissans clairement la grandeur
et perfection de Dieu et tous les divins attributs qu'ils voyent en luy, ils l'ayment souverainement
de cet amour de complaisance, et par ainsy attirent en eux ses perfections. J'ay dit que cet amour
de complaisance est la cause principale de la beatitude des Saints, car, tout en parlant tousjours
avec estime et respect de ceux qui tiennent l'opinion contraire, je pense [369] que la cause
principale de la gloire des Bienheureux ne consiste pas en l'entendement par lequel ils voyent et
connoissent Dieu, mais en la volonté par laquelle ils l'ayment de cet amour de complaisance; et
j'estime qu'en cela gist leur felicité. C'est de la mesme maniere que se prattique l'amour de
complaisance envers les Saints.
L'amour de bienveuillance envers iceux se peut aussi pratiquer sans difficulté; car bien
qu'ils soyent tous rassasiés et contens en la beatitude qu'ils possedent et que nous ne puissions
1063 Rom., VIII, 35, 38, 39.
1064 Cf. Dan., VII, 10; Apoc., V, 11.
1065 Apoc., XII, 4.
1066 Vid. Ep. ad Chrom. et Heliod., in capite Martyrolog. S. Hieron. attrib.
1067 Cf. Tr. de l'Am, de Dieu, 1. V, cc. III, IV.
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accroistre leur gloire essentielle, laquelle consiste à voir Dieu face à face1068 et à l'aymer
souverainement, si est-ce que nous leur pouvons causer un accroissement de gloire accidentelle et
partant pratiquer l'amour de bienveuillance. Nous pouvons leur souhaitter et desirer les biens qu'ils
n'ont pas encores, à sçavoir la resurrection de la chair, la reunion avec leurs corps, car en cette
reunion consiste une partie de leur gloire; non pas de l'essentielle, qui appartient à l'ame, car celle
cy ne sera point accreuë par la resurrection de la chair, mais de l'accidentelle, qui appartient au
corps aussi bien qu'à l'ame.
Les ames bienheureuses jouissent là haut au Ciel de la gloire essentielle et de l'accidentelle,
d'autant qu'elles sont rassasiées et ne peuvent rien desirer qu'elles ne possedent desja, si ce n'est
d'estre reunies à leurs corps; c'est pourquoy elles souspirent tousjours apres cette reunion, laquelle
rendra leur gloire accidentelle pleine et entiere1069. Les Saints sont des hommes comme nous,
composés d'ame et de corps. Pour faire un homme parfait il faut qu'il aye une ame et un corps; et
quoy que ce soit l'ame qui fait l'homme, neanmoins Dieu à la creation l'unit avec un corps organisé.
Nous disons donc que l'homme est composé d'ame et de corps; et, bien que la mort, qui est entrée
au monde par le peché1070, les separe, cependant nous esperons et croyons en «la resurrection de
la chair,» par laquelle nos miserables corps seront reunis à nos ames, et par cette reunion ils
participeront à leur gloire et felicité, ou à leur peine et condamnation eternelle. [370]
L'Eglise exerce donc en ce jour l'amour de complaisance et de bienveuillance à l'endroit
des Saints, et se resjouissant de la gloire que desja ils possedent, elle les congratule et provoque
ses enfans à s'y complaire et à glorifier Dieu qui les a sanctifiés. Elle fait aussi des actes de
bienveuillance lors qu'elle leur souhaitte la resurrection de la chair, comme nous voyons qu'elle la
demande par tant de Psalmes et Cantiques tirés de la Sainte Escriture1071. Mais elle veut encor que
tous ses enfans la desirent et demandent; ce que nous faisons tous les jours en l'Oraison Dominicale
ou Pater noster, en laquelle nous souhaittons aux Saints cette resurrection. Car que signifient ces
paroles1072: Vostre royaume nous advienne, sinon que nous representons le desir que nous avons
de la reunion des ames avec leurs corps? Comme si nous disions: Seigneur, vostre royaume est
desja venu, il est fait et preparé pour les Saints, il est preparé pour tous; et non seulement pour tous
ceux qui sont saints, mais encores pour ceux qui ne le sont pas. (Dieu desire de sauver tout le
monde1073. C'est à nous de nous servir de la liberté qu'il nous a donnée pour choisir le Paradis ou
non, cela depend de nous; que si nous le choisissons, il nous octroye suffisamment de graces pour
y parvenir.) Vostre royaume nous advienne. Il est desja advenu aux Saints, c'est à dire à ces ames
glorieuses qui sont au Ciel. Quant à nous autres, qui sommes ça bas en terre, il nous est aussi desja
advenu; car, Seigneur, vous nous en laissez le choix et disposition, et les justes le possedent par
desir et esperance. Mais, vostre royaume nous advienne, c'est à sçavoir, ce royaume que vous avez
fait pour les ames et pour les corps; que cette resurrection de la chair se fasse, car les Saints ont
encores leurs corps en terre, et partant ils ne sont pas entierement glorifiés. C'est pourquoy nous
vous demandons la resurrection generale, apres laquelle ceux qui sont au Ciel et nous autres
mortels souspirons.
Outre ces actes de bienveuillance que nous exerçons a l'endroit des Saints, il y en a encores
deux autres qui dependent immediatement de nostre cooperation, par [371] lesquels nous pouvons
correspondre aux desirs qu'ils ont, et par cette correspondance leur causer une gloire accidentelle
qu'ils n'auroyent point sans cela. Premierement, les Saints louent et glorifient perpetuellement Dieu
sans pause ni intermission. Ils chantent un cantique continuel, sans se lasser ni se reprendre; ils
benissent Dieu avec une joye et complaisance pleine d'une incomparable suavité, s'excitant et
provoquant les uns les autres à le tousjours magnifier, mais d'un desir doux, tranquille et qui les
rassasie pleinement. Ils louent Dieu en luy mesme de ce qu'il est Dieu et des biens qu'il a en soy
1068 I Cor., XIII, 12.
1069 Cf. tom. VII huj. Edit., p. 393.
1070 Rom., V, 12.
1071 In Officio et Missa Defunct.
1072 Matt., VI, 10.
1073 I Tim., II, 4.
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et de soy, de la veuë desquels ils ont une parfaite complaisance; ils le louent encores de ce qu'il les
a faits saints, reconnoissant que leur sainteté procede de luy comme de son principe et cause
fondamentale, et luy en donnent toute la gloire. Puis ils se felicitent aussi les uns les autres de ce
qu'ils sont bienheureux et de ce que Dieu les a sanctifiés, prenant un singulier playsir à voir
comment il leur a fait sentir les effects de sa grande et infinie misericorde.
Or, les Saints nous ayment souverainement, et desirent que nous fassions ça bas en terre ce
qu'ils font là haut au Ciel, c'est à dire que nous louions incessamment et perpetuellement Dieu.
Mais quand nous disons qu'ils souhaittent que nous louions le Seigneur comme eux il ne faut pas
entendre que ce soit en tout et par tout, parce qu'ils le benissent sans cesse, sans se reprendre ni
discontinuer, et ils sçavent bien que, à cause de l'infirmité de nostre nature, nous ne le pouvons
faire. Et quoy que les louanges que nous donnons à Dieu doivent estre continuelles et invariables,
neanmoins ce sera tousjours avec quelque pause; car il n'y a homme, pour saint qu'il soit, qui ose
dire qu'il a sa volonté si collée et unie à celle de Dieu qu'il n'en peut point estre separé un seul
moment ou distrait par aucun accident de cette vie, ni qui puisse tenir son cœur si attentif à louer
Dieu, qu'il ne fasse quelque interruption en l'exercice de l'amour et benediction qu'il luy doit.
Il y a un grand nombre de phrases et de passages en la [372] Sainte Escriture qui semblent
exiger cela de nous. Les uns disent1074: Louez Dieu perpetuellement; et en d'autres endroits1075:
Que Dieu soit loué de jour et de nuit; mais il faut entendre cecy en cette façon. L'Eglise, non plus
que les Saints, ne pretend pas que nous louions tousjours le Seigneur sans intermission, ni moins
encores que nous passions les nuits entieres ou tous les jours en prieres; ains tousjours signifie que
nous le fassions le plus souvent que nous pourrons, que nous rejettions frequemment nos cœurs en
luy, que nous le louions en quelque temps et heure de la nuit et du jour, comme il se fait en l'Eglise.
En toutes les heures du jour et de la nuit il se trouve des ames qui louent et glorifient Dieu.
Les Saints desirent donques que nous le magnifiions en la terre comme ils font au Ciel,
mais selon nostre condition et la portée de nos esprits; que nous chantions et souhaittions que tous
chantent comme eux: Saint, Saint, Saint1076, et que tous correspondent à ses desirs. Or, lors que
nous faisons tels souhaits nous leur causons une gloire accidentelle, laquelle ils n'auroyent pas si
nous ne magnifiions Dieu et si nous ne desirions qu'il le fust de tous. Mais apres que nous avons
correspondu à ce desir qu'ont les Bienheureux de nous voir louer le Seigneur, nous devons encores
les congratuler eux mesmes de ce qu'ils sont Saints et benir Dieu en eux; et c'est icy un autre acte
de bienveuillance en leur endroit. La sainte Eglise en fait de mesme lors qu'elle celebre leurs festes:
elle loue Dieu en eux1077, car qui voudroit celebrer la feste de tous les Saints à leur honneur et non
à celuy de Dieu ne feroit rien d'aggreable ni à Dieu ni aux Saints mesmes, puisqu'ils ne peuvent
recevoir de gloire sinon de voir que le Seigneur est exalté en eux et eux en luy.
Un autre acte de bienveuillance que nous pouvons exercer envers les Saints est de
correspondre au desir qu'ils ont que nous devenions saints comme eux; et quand nous
correspondons à ce desir nous leur donnons un surcroist de gloire. Quand nous taschons de nous
perfectionner de plus en plus, de procurer la sanctification [373] des autres, contribuant de nostre
costé tout ce que nous pouvons, que nous desirons que tous louent et benissent Dieu, puisque tous
le peuvent et doivent faire, que tous soyent saints, puisque tous le peuvent estre, nous causons une
gloire accidentelle aux Bienheureux, laquelle ils n'auroyent pas sans cela. Voyla comme se fait la
communion des Saints par l'amour de complaisance et de bienveuillance.
Il y a encores un autre amour qui est l'amour d'imitation; et pour celuy cy il est necessaire
d'avoir de la sympathie avec ceux que l'on ayme. Mais que veut dire sympathie? Les gens du
monde l'entendent bien, mais vous qui n'estes pas du monde, peut estre ne l'entendrez vous pas si
je ne le vous dis. La sympathie est une certaine participation que nous avons aux passions de ceux
que nous aymons; et cet amour d'imitation fait que nous attirons en nous les vertus ou les vices
1074 Cf. Pss. XXXIII, 1, XXXIV, ult.
1075 Cf. Pss. I, 2, XVIII, 3, XLI, 9.
1076 Is., VI, 3; Apoc., IV, 8.
1077 Cf. Ps. ult., 1.
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que nous voyons en eux1078. La sympathie fait que le colere a de l'inclination pour le colere, le fier
et arrogant pour le fier et arrogant. La passion de l'amour est la premiere et la plus forte qui soit en
l'ame; de là vient que l'amour nous rend tellement propre ce que nous aymons, que nous disons
communement que les biens de la chose aymée sont plus à celuy qui ayme qu'à celuy qui les
possede. Voyla que c'est que sympathie.
C'est à cause d'icelle que plusieurs gens du monde trouvent de grandes difficultés à se
resoudre de s'amender de quelques vices auxquels ils sont sujets. Dites à une personne qu'il est
expedient qu'elle se corrige de la colere ou de la fierté, ou qu'elle quitte un point d'honneur dont
elle est si amoureuse qu'elle s'esleve bien fort si tost qu'on la touche en sa reputation (c'est une
chose dequoy tous les hommes sont tellement jaloux qu'il semble qu'ils ne soyent nés que pour se
faire estimer, louer et aymer; aussi applique-t-on son principal soin à acquerir des honneurs et de
la renommée devant tous). Or, dites à telles gens ce qu'il faut faire contre ce vice là; que vous
respondra-t-on? C'est mon naturel d'estre colere et d'aymer l'honneur. Je tiens cela de race, c'est la
[374] sympathie que j'ay avec mon pere,1079 car il estoit colere et cherissoit la gloire comme je fais.
Belle rayson! comme qui vous diroit: Vostre pere estoit fol, il faut donques que vous le soyez
aussi, car on connoistra à cela la sympathie que vous avez avec luy.
Bien que nous ayons dit que cet amour d'imitation vient d'une certaine sympathie des uns
avec les autres, il ne faut pas entendre neanmoins que les ambitieux de l'honneur et gloire humaine
s'accordent mieux avec ceux qui sont coleres et fiers qu'avec ceux qui ne le sont pas. O non, car
les ambitieux sont tousjours à contester qui d'entre eux aura plus d'honneur et telles autres choses,
chacun voulant devancer son compagnon. Mais ils ont de la ressemblance, et l'on dit en effect:
Voyla deux hommes aussi coleres l'un que l'autre; et ils se plaisent à se rencontrer, prenant de là
occasion de faire voir leur vaillance à se surmonter. C'est ainsy que parle le monde.
Or, que l'amour nous rende semblables à ceux que nous aymons, cela se pourroit monstrer
par mille exemples. Les peres ayment bien leurs enfans, mais singulierement quand ils leur
ressemblent, ou à quelques uns de leurs predecesseurs; ils se regardent en eux comme dans un
mirouer et se plaisent à les voir representer leurs façons, mines et contenances. Les Grecs aymoient
tant leur Empereur qu'ils desiroyent que leurs enfans ressemblassent à sa personne; pour cela,
quand ils venoyent au monde ils taschoyent de leur façonner tant qu'ils pouvoyent la face à la
ressemblance de celle de leur Empereur.
Donques, pour bien celebrer la feste des Saints, il les faut aymer d'un amour d'imitation, de
complaisance et de bienveuillance. Par l'amour d'imitation nous nous rendrons semblables à eux,
imitant leur vie, aymant ce qu'ils ont aymé, faisant ce qu'ils ont fait, et taschant d'aller au Ciel par
le chemin qu'ils ont suivi pour y [375] arriver. C'est ce que l'Eglise nous represente aujourd'huy
quand en l'Evangile de la sainte Messe elle nous propose le sermon que Nostre Seigneur fit sur la
montagne1080, où il parle des huit beatitudes. Il est escrit en iceluy qu'estant assis il ouvrit sa bouche
sacrée et dit: Bienheureux sont les pauvres d'esprit, car le Royaume des cieux est à eux;
bienheureux les debonnaires, bienheureux ceux qui pleurent; bienheureux ceux qui sont persecutés
pour la justice, car le Royaume des cieux est à eux; et ainsy des autres. Or, ce n'est pas sans sujet
que l'Evangeliste remarque qu'il ouvrit sa bouche sacrée, pour nous monstrer que sa divine Bonté
nous vouloit dire quelque chose de grand, et nous enseigner une doctrine qui n'avoit point encores
esté ouye. Il s'addressa à ses Apostres pour nous faire voir que c'estoit pour eux et ceux qui les
ensuivroyent qu'il prononçoit principalement la premiere et la derniere des beatitudes:
Bienheureux les pauvres d'esprit, bienheureux ceux qui sont persecutés pour la justice; car ils
devoyent pratiquer cette pauvreté d'une façon speciale, et souffrir plusieurs persecutions comme
personnes dediées plus particulierement à Nostre Seigneur. Puis, regardant le reste du peuple il
dit: Bienheureux ceux qui pleurent, qui ont faim et soif de justice, qui sont purs et nets de cœur;
monstrant par là que ces conseils evangeliques estoyent non seulement pour les Apostres, mais
1078 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. VIII, c. 1.
1079 Les vingt-cinq lignes suivantes sont inédites, ainsi que les lignes 12-35 de la p. 377.
1080 Matt., V, 1-12.
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21.9 Page 209

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pour tous, puisque tous doivent faire penitence, tous doivent estre purs et nets de cœur. En fin,
bienheureux les debonnaires.
Or, sur ces beatitudes les hommes ont fait mille interpretations. Les uns ont pensé que
quand le Sauveur dit: Bienheureux les pauvres d'esprit, il entendoit parler de ceux qui sont simples
et qui n'ont guere d'intelligence. Je ne nie pas que les gens de cette sorte ne soyent facilement
heureux, neanmoins ce n'est pas en ce sens que Jesus Christ a proclamé bienheureux les pauvres
d'esprit; mais il entendoit parler de la pauvreté qu'il a pratiquée luy mesme et de celle
qu'exerceroyent ceux qui, apres avoir tout quitté, supporteroyent volontiers [376] les
incommodités et mesayses qu'elle tire apres soy. Celuy-là en est bien esloigné qui ne veut point
avoir d'indigence, et qui ambitionne l'honneur d'estre pauvre pourveu que rien ne luy manque. La
pauvreté est honnorable, et il s'est trouvé mesme des philosophes payens, comme un Crates, un
Epictete, qui se sont glorifiés d'estre pauvres1081. Plusieurs veulent bien embrasser la pauvreté
pourveu qu'ils ayent tout ce qui leur est necessaire, mais ce n'est pas de tels pauvres d'esprit que
Nostre Seigneur parle, ni à qui il promet le Royaume des cieux.
Nostre divin Maistre ayant prononcé ces beatitudes, le monde en a prononcé d'autres et a
dit: Bienheureux les riches, car la richesse fait que l'on n'a besoin de rien, que l'on est honnoré, que
l'on gaigne des proces; en un mot, les riches sont bienheureux, car ils n'ont besoin de personne et
chacun a à faire d'eux. Bienheureux ceux qui ne font point misericorde, qui gardent ce qu'ils ont
sans se mettre en souci de servir les pauvres, ains seulement de tousjours amasser biens sur biens
et de ne les donner à personne, de peur qu'ils ne diminuent. Bienheureux ceux qui ne pleurent
point, ains qui se recreent et prennent du bon temps, car les larmes sont ennuyeuses. Bienheureux
ceux qui se vengent. En somme, l'esprit du monde va tout au contraire de celuy de Dieu. Mais les
Apostres et ceux qui les ont imités de plus pres ont prattiqué la pauvreté d'esprit selon l'intention
de Nostre Seigneur, car ils quitterent tout pour le suivre1082 et supporterent beaucoup
d'incommodités qui sont ordinaires aux pauvres. Apres la venue du Saint Esprit ils allerent
prescher l'Evangile, mais ce n'estoit point pour gaigner de l'argent, des rentes ou des revenus, ains
ils vivoyent d'aumosnes qu'ils mendioyent de jour à autre. Saint Paulin, Evesque de Nole, donna
tout ce qu'il avoit aux pauvres, à l'exemple de saint Paul, et non content de cela il se donna luy
mesme pour racheter les captifs.
Et quelle pauvreté fut celle du grand Apostre, lequel apres avoir tout quitté pour l'amour
de son Maistre voulut servir les Corinthiens et autres pour rien! En effect, [377] apres avoir
presché, sué et souffert pour l'Evangile et pour monstrer la voye du salut, il ne vouloit point vivre
des aumosnes des Chrestiens, ains du travail de ses mains et à la sueur de son corps; car il travailloit
pour gaigner sa vie, disant1083: Pour monstrer combien j'ayme mon Maistre pour l'amour duquel je
vous sers, et que la peine que je prens n'est point pour m'enrichir de vos moyens, ains purement
pour l'amour de Celuy à qui je sers, je ne veux pas qu'apres vous avoir aydé à vous sauver vous
me nourrissiez de vos aumosnes comme vous faites les autres Apostres, ains je veux gaigner ma
vie à la sueur de mon front et vous servir pour rien, vous donnant ainsy tout ce que j'ay. Il dit tout
ce que j'ay, parce que ce qu'il gaignoit estoit à luy; et toutefois il n'en mettoit rien en espargne, ains
s'en servoit seulement pour son entretien. Et passant plus outre, il vouloit estre luy mesme sacrifié
pour eux1084. Non seulement, disoit-il, je veux me sacrifier moy mesme pour vostre salut, mais qui
plus est, je me veux laisser sacrifier et vendre par d'autres. Par exemple, je me veux non seulement
discipliner, ains je veux souffrir que d'autres me disciplinent; car si je me disciplinois tout seul,
quand j'en aurois assez il seroit en mon pouvoir de m'arrester et ne passer plus outre; mais me
laissant discipliner par d'autres à leur gré, encores que je fusse tout meurtri ils ne laisseront pas
pour cela de frapper. Je veux donques, mes chers enfans, estre battu pour vostre salut, flagellé,
garrotté et emprisonné, non par moy mesme mais par les autres et à leur gré, donnant tout ce que
j'ay pour vous, sans reserver ni mon corps ni ma peau.
1081 Vide S. Hieron., in locum Matt., infra. Cf. Entretien II, ante med.
1082 Matt., XIX, 27.
1083 Act., XX, 33, 34; I Cor., IX; II Cor., XII, 13, 14.
1084 II Cor., XII, 15.
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Voyla une parfaite pauvreté; et c'est de celle là que Nostre Seigneur a dit: Bienheureux les
pauvres d'esprit. Plusieurs Saints l'ont pratiquée fort exactement et s'en sont rendus si amoureux
qu'ils ont enduré avec playsir les miseres et incommodités qui l'accompagnent. Car que pensez-
vous qui aye fait supporter avec tant de suavité l'aspreté des deserts à nos anciens Peres, en sorte
qu'elle leur sembloit peu de chose, sinon cette pauvreté qu'ils cherissoyent si tendrement que rien
plus? Saint François [378] n'en estoit-il pas passionné comme un jeune homme de sa maistresse
qu'il aymeroit grandement? Aussi l'appelloit-il sa dame et estoit-il tousjours en attention pour en
ressentir les incommodités, prenant en icelles tous ses delices. Or, comme les Saints sont tous
entrés au Ciel par la pauvreté d'esprit, par les larmes, par la misericorde, par la faim et la soif de la
justice et autres beatitudes, l'Eglise nous propose ces beatitudes au jour de leur feste, nous invitant
de les suivre et marcher apres leurs vestiges. Travaillez donques avec fidelité en cette vie, mes
cheres Filles, et perseverez jusques à la fin1085, à ce que vous puissiez estre congregées et unies
avec les bienheureux Esprits en cette felicité, pour aymer et jouir de Dieu à toute eternité. Amen.
[379]
1085 Matt., X, 22, XXIV, 13.
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XXXVII. Sermon pour la fête de la Présentation de la Sainte
Vierge
21 novembre 1620
Inspice, et fac secundum exemplar quod
tibi in monte monstratum est.
Regarde, et fais selon le modele qui
t'a esté monstré sur la montagne.
EXOD., XXV, ult.
En l'ancienne Loy1086, la divine Majesté commanda à Moyse de faire l'Arche et de dresser
le tabernacle selon les particularités desquelles il l'informa tres minutieusement lors qu'il luy parla
sur la montagne. Ce qui fut fait, mais d'une façon si admirable qu'il n'y avoit rien, jusques dans les
moindres ageancemens, qui ne fust plein de grans misteres. Les anciens Peres, apres avoir tout
consideré, s'arrestent avec admiration sur la plus vile et abjecte partie de toutes; car entre autres
choses, Dieu avoit ordonné qu'on mist une cuve entre le tabernacle exterieur auquel demeuroit le
peuple qui venoit pour offrir des sacrifices, et le tabernacle interieur où demeuroyent les prestres
de la Loy; ou bien entre les deux autels, c'est à dire entre l'autel des holocaustes et celuy des
parfums. Cette divine Majesté avoit donc commandé à Moyse1087 que l'on fist une cuve d'airain,
laquelle on rempliroit d'eau, à fin que les prestres de la Loy s'y lavassent les pieds et les mains
avant que d'aller offrir les sacrifices; et que pour l'embellissement d'icelle on l'entourast toute de
miroüers tels qu'estoyent ceux des dames juifves. Or, nos anciens Peres ont fait un si grand nombre
d'interpretations sur cette cuve et [380] sur ces mirouers, que si je voulois dire un mot de chacune
il m'y faudroit employer l'heure toute entiere. Je m'arresteray seulement à trois de leurs
conceptions, à sçavoir: premierement, que signifie cette cuve et ce que nous devons entendre par
icelle; deuxiesmement, pourquoy elle estoit entre les deux tabernacles; troisiesmement, que
veulent representer les mirouers dont elle estoit environnée.
Quant au premier point, une grande partie des anciens Peres disent que cette cuve
representoit le Baptesme1088, et que pour cela elle estoit posée entre le tabernacle exterieur et
l'interieur. Certes ils ont bien quelque rayson, car personne ne sçauroit entrer au tabernacle
interieur, qui n'est autre que le Ciel, sans passer par l'exterieur qui est l'Eglise, à laquelle appartient
cette cuve pleine des eaux baptismales où il faut estre trempé et lavé. Ces eaux purifient, justifient
et effacent toutes les taches du peché dont les hommes sont souillés; et pour offrir et sacrifier à
Nostre Seigneur quelque victime et holocauste il est tellement necessaire d'estre lavé de cette eau,
par effect ou du moins par un tres ardent desir d'icelle, que sans cela toutes les offrandes et
oblations ne sont pas offrandes mais execrations.
Quelques autres Peres tiennent que cette cuve represente la penitence1089, et ceux cy
approchent de la verité encores de plus pres, ce me semble; car qu'est-ce autre chose la penitence
sinon des eaux dans lesquelles il est du tout expedient que nous lavions nos pieds et nos mains, je
veux dire nos œuvres et affections souillées et tachées de tant de pechés et imperfections? O mes
cheres arnes, il est vray que la seule porte pour entrer au Ciel est la Redemption, sans laquelle nous
n'y eussions jamais eu d'acces; mais à fin que cette Redemption nous soit appliquée il faut que
nous fassions penitence. Il ne s'y faut point tromper, car nos anciens peres ont tous passé par là:
jeunes et vieux, petits et grans, en somme tous ont lavé leurs pieds et leurs mains dans les eaux de
la penitence. C'est une regle si generale que celle cy que pas un n'en peut estre exempt, sinon la
tres sacrée [381] Vierge, laquelle n'ayant point peché n'avoit point besoin d'expiation; et
1086 Exod., XXV, seqq.
1087 Ibid., XXX, 18-20, XXXVIII, 8. Cf. tom. praeced. huj. Edit., Serm. CL.
1088 Vide Ven. Bedam, De Templo, c. XIX.
1089 S. Gregor. Mag., hom. XVII in Evang., § 10; Ven.Beda, De Tabernac. et Vasis ejus, 1. III, c. ult.
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neanmoins elle n'est pas entrée au Ciel par une autre porte que par celle de la Redemption. Mais
quant à nous autres, il est necessaire, comme j'ay dit, de faire penitence soit en ce monde ou en
l'autre. Je sçay bien qu'autre est la penitence à laquelle nous obligent les pechés mortels et autre
est celle qu'il faut faire pour les veniels; toutefois elle est absolument necessaire pour les uns et
pour les autres, et qui ne la fera en cette vie la fera indubitablement en l'autre. Voyla pourquoy,
disent nos Peres, cette cuve estoit entre les deux tabernacles, l'exterieur et l'interieur, pour signifier
que les eaux de la penitence sont entre le tabernacle exterieur de l'Eglise militante, et l'interieur de
la triomphante, et que pour passer de la militante à la triomphante il faut se laver dans ces eaux.
D'autres ont dit que cette cuve representoit la doctrine evangelique. Certes ils ont rayson, car cette
doctrine n'est autre que l'eau dont quiconque boira n'aura plus soif, et, comme dit Nostre
Seigneur1090, elle rejaillira jusques à la vie eternelle. C'est dans cette eau sacrée qu'il faut tremper
tous nos membres, c'est à dire laver nos œuvres et affections, pour les purifier, les former et dresser
selon la loy de l'Evangile. Sans cela nous ne pouvons faire aucune oblation ni sacrifice; et moins
encores pouvons-nous estre sauvés sinon en croyant1091 cette doctrine chrestienne et nous formant
selon icelle; c'est là que nous voyons ce que nous devons croire, demander et esperer. Que personne
ne se trompe en cecy, pensant arriver à ce tabernacle interieur pour y sacrifier des sacrifices de
louange1092 sans se laver dans ces eaux ou se mouler sur cette doctrine; car nul ne peut estre sauvé
en se faisant des lois selon son caprice ou fantasie ou se contentant de la loy naturelle. Non certes,
cela ne se peut. Vous voyez donques que cette cuve placée entre les deux tabernacles represente
le Baptesme, la penitence et la doctrine evangelique, qui sont les liens par lesquels l'Eglise
militante est unie à la triomphante. [382]
Nous autres avons aussi deux tabernacles: l'un exterieur qui est ce corps que nous portons,
et l'autre interieur, qui est l'ame par laquelle nous vivons. C'est ce qu'a voulu dire le grand Apostre
saint Paul1093: nos corps sont des tabernacles faits et formés d'argile, et Dieu a enfermé dans iceux
de grans tresors1094. Quels sont ces tresors sinon nos ames qui, comme des tabernacles interieurs,
sont cachées dans nos corps? Mais tout ainsy que l'ame anime et donne la vie au corps, aussi la
doctrine evangelique la nourrit et vivifie, luy fournissant la lumiere et la force pour la conduire et
la faire arriver à cet autre tabernacle plus interieur où habite le Tres Haut. Certes, un jour viendra
où nous ressusciterons, et ces corps mortels que nous portons, maintenant sujets à la corruption,
seront immortels, tout spirituels1095 et reformés sur celuy de Nostre Seigneur1096. Lors nous les
verrons avec un contentement indicible, tout glorieux par leur reunion à l'ame avec laquelle ils
n'auront plus aucun divorce ni rebellion, ains luy seront absolument sousmis et sujets. Elle les
possedera en telle sorte qu'elle les gouvernera souverainement; et quant à eux ils participeront à sa
gloire, par le moyen de laquelle ceux qui estoyent mortels seront rendus immortels comme l'ame.
Cette cuve estoit toute entourée de mirouers. Ceux cy nous representent les exemples des
Saints, qui ayans receu la doctrine chrestienne, l'ont pratiquée si parfaitement et au pied de la lettre,
que nous pouvons dire que les histoires de leur vie sont autant de mirouers qui ornent et
enrichissent cette cuve de la Loy evangelique. Et tout ainsy que cette Loy les a ornés et enrichis,
et que s'estans plongés dans icelle ils se sont purifiés et rendus capables d'offrir à la divine Bonté
des sacrifices d'un prix et valeur inestimable, ils luy ont aussi, de leur costé, fait ce que faisoyent
à cette cuve les mirouers des dames hebreuses et juifves; car ils l'ont embellie par la pratique des
preceptes et conseils qu'ils ont puisés en icelle, nous laissant à imiter des admirables exemples, qui
sont comme des mirouers dans lesquels nous [383] nous pouvons continuellement regarder. Car
bien que nous n'ayons pas besoin de miroüers comme ces dames hebreuses, pour mirer nos corps
qui pourriront avec les chiens et autres animaux, neanmoins nous devons tous-jours avoir devant
1090 Joan., IV, 13, 14.
1091 Marc., ult., 16.
1092 Ps. CXV, 8.
1093 II Cor., V, 1, 4.
1094 Ibid., IV, 7.
1095 I Cor., XV, 51-54.
1096 Philip., III, ult.
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22.3 Page 213

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les yeux les mirouers des vertus et exemples des Saints pour former et dresser sur iceux toutes nos
actions.
Me voyci maintenant sur le sujet de la feste de nostre tres chere Mere et Maistresse que
nous celebrons aujourd'huy; car, je vous prie, quel plus beau et pretieux mirouer vous sçauroit-on
presenter que celuy-cy? N'est-ce pas le plus excellent qui soit en la doctrine evangelique? N'est-ce
pas elle qui l'a le plus ornée et enrichie, tant par ce qu'elle mesme a prattiqué que par les exemples
admirables qu'elle nous a laissés? Certes, il n'y a point de Saint ni de Sainte qui luy puisse estre
parangonné, car cette glorieuse Vierge surpasse en dignité et excellence non seulement les Saints,
mais aussi les plus hauts Seraphins et Cherubins. Elle a un grand avantage par dessus tous les
Bienheureux, qui est qu'elle s'est donnée et totalement dediée au service de Dieu dès l'instant de
sa conception, puisqu'il n'y a nul doute qu'elle n'ayt esté toute pure et n'ayt eu l'usage de rayson
dès que son ame fut mise en ce petit corps formé dans les entrailles de sainte Anne.
Comme cette glorieuse Vierge devoit naistre de pere et de mere ainsy que les autres enfans,
aussi semble-t-il que, comme eux, elle devoit estre tachée du peché originel; mais la divine
Providence en ordonna tout au contraire, et estendant sa main tres sainte la retint, de peur qu'elle
ne tombast dans ce precipice. Elle luy donna l'usage de la rayson et la foy par laquelle Nostre
Dame conneut Dieu et creut tout ce qui estoit de la verité, en sorte que, remplie de cette clarté, elle
se dedia et consacra toute à la divine Majesté, mais d'une façon tres parfaite. Les theologiens nous
asseurent que Nostre Seigneur jettant un rayon de sa lumiere et de sa grace dans l'ame de saint
Jean Baptiste lors qu'il estoit encor aux entrailles de sainte Elizabeth, le sanctifia et luy [384] donna
l'usage de rayson avec la foy, par laquelle ayant reconneu son Dieu dans le ventre de la tres sainte
Vierge il l'adora et se consacra à son service. Que si le Sauveur fit une telle grace à celuy qui devoit
estre son precurseur, qui pourra douter que non seulement il ayt fait la mesme faveur, mais qu'il
n'ayt avantagé d'un privilege beaucoup plus grand et tout particulier celle qu'il avoit choisie pour
estre sa Mere? Pourquoy ne l'auroit-il pas sanctifiée dès le sein maternel1097 aussi bien que saint
Jean?
C'est donc une chose toute asseurée que dès l'instant de sa conception Dieu la rendit toute
pure, toute sainte, avec l'usage parfait de la foy et de la rayson en une façon du tout admirable et
qui ne peut assez estre admirée; car il avoit fait cette pensée de toute eternité parce que ses
cogitations sont tres hautes1098, et ce qui n'avoit jamais peu entrer en l'entendement des hommes,
Dieu l'avoit medité avant tous les temps. Oh combien de faveurs, graces et benedictions la divine
Bonté versa dans le cœur de la glorieuse Vierge! Mais elles estoyent si secrettes et interieures que
personne n'en pouvoit rien connoistre qu'elle qui les experimentoit, et encores sa mere sainte Anne;
car il est croyable qu'à l'instant que le Seigneur respandit tant de graces dans l'ame de cette benite
Enfant, la mere s'en ressentit, et receut de grandes douceurs et consolations spirituelles à cause de
sa Fille qui en estoit comblée.
Je ne parleray pas à cette heure ni de ce que nostre tres chere Mere et Maistresse fit en sa
conception et nativité, ni des benedictions qu'elle y receut; je ne veux traitter que de cette feste en
laquelle elle se vint offrir et consacrer au service du Temple. O Dieu, qu'elle fut heureuse, car elle
n'avoit que trois ans quand elle quitta sa patrie et la mayson de son pere1099. Elle fut comme une
belle fleur qui exhala son odeur de grand matin. Il y a deux sortes de fleurs, les roses et les œillets,
qui jettent la suavité de leur odeur differemment; car les roses sont plus odorantes dans la matinée,
et leur parfum en ce temps-là est plus suave; les œillets, au contraire, [385] sont plus odorans sur
le soir et leur senteur est plus forte et aggreable. Certes, cette glorieuse Vierge a esté comme une
belle rose parmi les espines; et, bien qu'elle ayt tousjours respandu une odeur de parfaite suavité
tout le temps de sa vie, si est-ce qu'au matin de sa douce enfance elle a jetté une senteur
merveilleusement suave.
Cette aymable Pouponne ne fut pas plus tost née qu'elle commença d'employer sa petite
langue à chanter les louanges du Seigneur, et tous ses autres petits membres pour le servir. Sa
1097 Psalmi LXX, 6, CXXXVIII, 13.
1098 Is., LV, 8, 9.
1099 Gen., XII, 1; Ps XLIV, 11. Cf. supra p. 127.
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22.4 Page 214

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divine Bonté luy inspira de se retirer de la mayson de ses pere et mere pour s'en aller au Temple,
et là le servir plus parfaitement. Cette glorieuse Vierge se comportoit en ce bas aage avec tant de
sagesse et discretion en la mayson de ses parens qu'elle leur donnoit de l'estonnement, si qu'ils
jugerent bien, tant par ses discours que par ses actions, que cette Enfant n'estait pas comme les
autres, mais qu'elle avoit l'usage de rayson, et partant qu'il failloit anticiper le temps et la conduire
au Temple pour servir le Seigneur avec les autres filles qui y estoyent pour ce sujet. Ils prindrent
donques cette petite Vierge à l'aage seulement de trois ans1100, puis la menerent, et en partie la
porterent, au Temple de Hierusalem.
O Dieu, combien estoyent grans les souspirs et eslans d'amour et de dilection que jetta cette
petite Pucelle ainsy que ses pere et mere, mais elle sur tout, comme celle qui alloit pour se sacrifier
derechef à son divin Espoux qui l'appelloit et luy avoit inspiré cette retraitte, non seulement à fin
de la recevoir comme son espouse, ains encores pour la preparer à estre sa mere! Oh qu'elle alloit
doucement chantant ce cantique sacré du Psalmiste1101: Beati immaculati in via. Ce Psalme est
certes admirable et tout emmiellé à cause des paroles de louange et benediction qu'il donne à la
divine Majesté; aussi le Prophete royal disoit1102: Je me sers de ce cantique comme d'une douce
recreation pour entonner et psalmodier aux trois divers temps que je vay au Temple, selon qu'il est
ordonné par la Loy. Les dames hebreuses et juifves le chantoyent encores avec grande devotion
[386] quand elles y alloyent. Mais qui pourroit expliquer avec quel ressentiment d'amour et de
dilection le disoit cette sainte Vierge, veu que ce sacré cantique ne traitte d'autre chose que de la
Loy et volonté de Dieu1103, pour à laquelle obeir elle s'acheminoit au Temple?
Plusieurs dames hebreuses et juifves s'estoyent dediées en iceluy au service divin, mais pas
une n'avoit approché de la perfection de cette glorieuse Vierge. Elle s'y offrit et consacra avec telle
ferveur, amour et humilité que les Anges et plus hauts Seraphins qui se promenoyent sur le balustre
et galerie du Ciel en demeuroyent tout ravis, s'estonnant comme en la terre il se peust trouver une
creature si pure, et qu'une ame revestue de corps humain peust faire une offrande et oblation si
parfaite. Il est vray que l'on pouvoit bien dire d'elle ce que le Saint Esprit raconte1104 de la reyne
de Saba quand elle fut voir Salomon: Elle vint chargée de tant de nard et de parfums que jamais il
ne s'en estoit veu en Hierusalem autant que ce que cette reyne en apporta. De mesme nostre
glorieuse Vierge vint avec tant de parfums de sainteté qu'il ne s'en estoit jamais veu autant en
toutes les dames qui s'estoyent dediées au Temple qu'il s'en trouva en elle seule. La voyla donques
en ce bas aage vouée et sacrifiée entierement à Dieu.
O que bienheureuses sont les ames qui, à l'imitation de cette sacrée Vierge, se dedient
comme des primices au service de Nostre Seigneur dès leur jeunesse! O qu'elles sont heureuses de
s'estre retirées du monde avant que le monde les ayt conneùes, car n'ayans point esté mariées, ni
par consequent flestries par l'ardeur de la concupiscence, elles donnent une odeur de grande suavité
par leurs vertus et bonnes œuvres. Mais encores que toutes les ames puissent pretendre et desirer
ce bonheur, neanmoins toutes n'en reçoivent pas la grace; c'est pourquoy j'ay accoustumé de dire
qu'il y a deux sortes d'enfance. La premiere est celle dont nous parlons à cette heure; l'autre est
celle par laquelle on correspond promptement aux secrettes inspirations de Dieu lors que, se
rendant tout à fait au premier mouvement et attrait d'icelles, en [387] quelque temps et aage que
Nostre Seigneur nous appelle, l'on quitte tout pour le suivre1105.
C'est donques une grande feste que celle que nous celebrons aujourd'huy, en laquelle cette
petite Pucelle s'est allée presenter au Temple en sa tendre jeunesse et à la premiere semonce de
l'inspiration. Cette feste n'est point nouvelle, car les Grecs en font mention. Nous lisons mesme
qu'elle a tousjours esté celebrée des cathoques orientaux, bien qu'en Orient la solemnité s'en fust
un peu refroidie; mais despuis que le Pape Sixte Quint l'a restablie, l'Eglise la solemnise et en fait
1100 Cf. supra, p. 127.
1101 Ps. CXVIII.
1102 Vide ibid., V, 54; cf. Bellarm., ubi supra, p. 127.
1103 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. VIII, c. V.
1104 III Reg., X, 1, 2, 10.
1105 Cf. supra, p. 132.
214/272

22.5 Page 215

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l'office. C'est pour vous, mes cheres Sœurs, un jour grandement solemnel, d'autant qu'en iceluy
vous vous venez offrir à la divine Majesté, à l'imitation de cette glorieuse Vierge, ou plustost
renouveller l'offrande que vous luy avez desja faite.
Mais vous me direz: Declarez-nous un peu comme et avec quelle perfection nostre divine
Maistresse fit son offrande, à ce que nous l'imitions; car estans ses filles nous serons bien ayses de
la suivre. Voyez-vous, en cette feste nous n'avons point d'autre Evangile que celuy qui se lit toutes
les fois qu'on fait l'office de Nostre Dame1106; or, vous trouverez en iceluy tout ce qu'il faut faire
pour l'imiter. Il est donques dit que Nostre Seigneur preschant au peuple qui le suivoit, et le voulant
illuminer et esclairer, il faisoit à cet effect plusieurs miracles. Les Pharisiens, pleins d'envie,
commencerent à murmurer et à le calomnier, disant que ce n'estoit pas en son nom qu'il operoit
ces choses, ains par la puissance du prince des tenebres1107. Au plus fort de ces blasphemes et
injures une femme esleva sa voix (laquelle les saints Peres disent estre sainte Marcelle1108, mais
comme l'Evangeliste ne la nomme pas, il vaut mieux dire seulement que c'estoit une femme), et
surprise d'admiration pour le divin Maistre s'escria: Bienheureux le ventre qui t'a porté et les
mammelles que tu as succées! Alors le peuple tout estonné se tut, et le Sauveur se retournant du
costé de cette femme luy respondit: Plustost bienheureux ceux qui escoutent la parole de Dieu et
la gardent. [388]
Or bien que je me souvienne de vous avoir desja entretenues trois ou quatre fois sur ce sujet
et sur cet Evangile1109, si est-ce que c'est un puits où il y a tant à prendre que je ne me peux lasser
d'en parler ni de puiser dans sa profondité ce qui est propre pour nostre instruction. Bienheureuses
donques, dit-elle, les mammelles qui t'ont allaitté et le ventre qui t'a porté. Et Nostre Seigneur luy
respondit: Il est vray que le ventre qui m'a porté est bienheureux et les mammelles que j'ay succées
sont bienheureuses; car quel plus grand bonheur pouvoit arriver à une femme que de porter dans
son sein Celuy qui est esgal au Pere, «Celuy que les cieux ne peuvent comprendre1110?» O que
veritablement ce sein dans lequel le Fils de Dieu a pris chair humaine est heureux, et que cette
Vierge a receu d'honneur ayant donné son plus pur sang pour former la sacrée humanité du Sauveur
de nos ames! Partant, il est bien vray, o femme, ce que tu dis que non seulement ce sein, mais
encores les mammelles que j'ay succées sont bienheureuses, d'autant qu'elles ont nourri Celuy qui
sustente toutes les creatures. Ce grand aumosnier Abraham fut estimé bien favorisé parce qu'en
logeant les pelerins il eut un jour la grace d'avoir le Roy et Seigneur des pelerins en sa mayson, de
manger avec luy et luy laver les pieds1111; comme n'estimerons-nous heureux ce ventre de la Vierge
qui l'a logé non un jour ains neuf mois tout entiers, et ces mammelles qui l'ont nourri non de pain
mais de lait, de la propre substance de cette glorieuse Vierge?
O que ce que tu dis, femme, est veritable! Ces chastes entrailles ressemblent à l'Arche dans
laquelle estoyent la manne, la verge et les tables de la Loy de Moyse1112. Qu'est-ce que cette manne
sinon le Fils de Dieu qui est descendu du Ciel1113? N'est-il pas aussi cette verge et ces tables de la
Loy? Ouy, il est la pierre vive1114; sur son propre corps ont esté escrits et gravés les dix
commandemens de la loy de grace avec les burins des clous, de la lance et des fouets. O que ce
sein donc est bienheureux, semble dire Nostre Seigneur, puisqu'il est plus pretieux [389] que
l'Arche d'alliance; et partant, que cette femme est bienheureuse, parce qu'elle est ma Mere. Et
certes, ce bonheur n'appartient qu'à elle, d'autant qu'aucune autre creature quelle qu'elle soit ne
peut estre ni ne sera jamais honnorée du tiltre de Mere de Dieu. Il n'appartient qu'à la sacrée Vierge;
car tout ainsy qu'entant que Dieu je n'ay qu'un Pere sans mere, ainsy entant qu'homme devois-je
avoir une Mere sans pere; et comme je n'ay qu'un Pere au Ciel, aussi ne devois-je avoir qu'une
1106 Lucae, XI, 27, 28.
1107 Ibid., v. 15.
1108 Vide supra, p. 232.
1109 Vide supra, p. 356.
1110 Respons. Ium ad Mat. Fest. B. M. V.
1111 Gen., XVIII, 1-8.
1112 Heb., IX, 4.
1113 Joan., VI, 31-33.
1114 I Petri, II, 4.
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Mere en terre: cela a esté ordonné de toute eternité par mon Pere celeste. Neanmoins je te dis
maintenant que quoy que ma Mere soit si heureuse parce qu'elle m'a porté dans son ventre et que
j'ay succé ses mammelles, elle l'est beaucoup plus parce qu'elle a ouÿ la parole de Dieu et l'a
gardée. Or, tous peuvent participer à cette beatitude.
Mais voyez comme cette sainte Vierge a entendu la divine parole et comme elle l'a gardée.
Et pour laisser toute autre parole et ne parler que de celle de la vocation, o Dieu, combien a-t-elle
esté fidelle en cecy! Voyla que le Seigneur luy dit à l'oreille, ou plustost à l'interieur du cœur: Audi
filia; Escoute, ma fille, preste moy l'oreille, oublie ta patrie et quitte la mayson de ton pere, et le
Roy convoitera ta beauté1115. Remarquez ces paroles: Escoute, ma fille. Comme s'il vouloit dire:
Pour bien ouyr il faut bien escouter; mais outre cela, il faut encores incliner et prester l'oreille, c'est
à sçavoir s'abaisser et humilier, pour entendre ce qui est de la volonté de Dieu. Oublie ta patrie et
retire-toy de la mayson de tes parens, viens en la terre que je te monstreray1116, et le Roy convoitera
ta beauté. Comme s'il disoit: Ne te contente pas d'escouter l'inspiration divine et de t'abaisser pour
la mieux ouÿr, mais retire ton cœur et tes affections de ta patrie et de tes parens, viens au lieu que
je te monstreray, et je convoiteray ta beauté.
O sainte, divine et admirable semonce que Dieu fait au cœur de tant de creatures, et qui a
esté escoutée et entendue par un grand nombre! Cependant je ne sçay [390] comment cela est
arrivé, plusieurs ont ouy la parole sacrée de la vocation et ne sont pourtant point sortis ni allés où
Dieu les appelloit. L'on fait tant d'examens, il faut tant considerer, il faut parler aux uns et aux
autres pour sçavoir si l'inspiration est vraye, si elle vient de Dieu, il faut tant esplucher toutes
choses! Certes, il est bon de bien considérer et discerner quelle est l'inspiration, mais apres ce
regard, sortez et allez en la terre que Dieu vous monstre1117; n'escoutez point tant de discours, ne
prestez point l'oreille à tant de raysons que l'on vous apporte, n'usez point de tant de dilayemens,
car vous vous mettez en grand peril; ne vous endormez point, soyez prompts. O Dieu, combien fut
diligente la glorieuse Vierge, et qu'on luy peut bien appliquer ce verset du Psalmiste1118: Ecce non
dormitabit, neque dormiet. Elle ne fut point endormie, car à cette divine parole de sa vocation elle
se leva promptement et s'en alla. Elle n'eut point besoin de faire de longs examens, parce qu'elle
avoit la grace de discernement. Elle s'en alla où Dieu la conduisoit, et le Roy du Ciel convoitant sa
beauté la choisit non seulement pour son Espouse, ains aussi pour sa Mere.
Donques, bienheureux ceux qui escoutent la parole de Dieu et la gardent. Tous sont
appellés1119, et plusieurs entendent l'inspiration, differemment neanmoins; les uns plus, les autres
moins. Il en prend tout de mesme comme en la cour de quelque grand prince qui seroit en son
palais environné de plusieurs seigneurs. Ils sont bien tous, en la cour et en la presence du prince,
lequel regarde les uns, jette des œillades plus particulieres sur les autres, rit contre cestuy cy, parle
à celuy là, donne des dignités aux uns, favorise les autres, que sçay-je moy, telles ou semblables
choses qui se passent tous les jours parmi les cours des roys. Tous estiment ces faveurs et en font
grand estat. Mais il y en a que le prince favorise bien davantage et auxquels il tesmoigne un plus
particulier amour: ce sont ceux qu'il fait entrer dans son cabinet pour s'entretenir avec eux, leur
descouvrir ses secrets et leur communiquer ses conceptions. [391]
Tous les Chrestiens sont ces princes et chevaliers qui demeurent en la cour de ce souverain
Roy Nostre Seigneur, qui n'est autre que l'Eglise. Nostre cher Sauveur les regarde tous: il favorise
les uns, il esleve les autres, en somme il depart ses graces à qui il luy plaist et comme il luy plaist.
Mais outre les faveurs qu'il octroyé à tous les enfans de son Eglise, il en a de particulieres pour
ceux qu'il retire en son cabinet, c'est à dire en la Religion; là il leur parle plus familierement au
cœur, leur revele ses secrets et leur descouvre ses intentions. De ce nombre a esté la sacrée Vierge;
c'est elle qui a esté menée au cabinet de Dieu et à laquelle ont esté descouverts mieux qu'à nulle
1115 Ps. XLIV, 11, 12.
1116 Gen., XII, 1.
1117 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. VIII, c. XI.
1118 Ps. CXX, 4.
1119 Matt., XX, 16, XXII, 14; I Tim., II, 14. Cf. tom. praeced. hujus Edit., p. 109.
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autre creature les plus hauts mysteres. Donques, bienheureux sont ceux qui oyent la parole de Dieu
et la gardent.
C'est ce que vouloit signifier Isaïe1120 quand il disoit qu'il croyoit en la parole du Seigneur
et qu'il graveroit son nom en son cœur; c'est à sçavoir qu'il entendroit l'inspiration et la volonté de
Dieu et la garderoit dans son cœur. Je sçay qu'il y a diverses interpretations sur cecy, car les uns
tiennent que par ce nom l'on doit entendre le saint et sacré nom de Jesus qui signifie Sauveur, par
lequel il est venu sauver le monde1121, nom qui est demeuré gravé en son Eglise et dans le cœur de
tous les vrays enfans d'icelle. Les autres ont voulu dire que ces paroles d'Isaïe se devoyent
interpreter de l'Eglise mesme. En fin elles peuvent estre aussi entendues de l'inspiration et volonté
divine; car c'est le propre des vrays fidelles de porter le sacré nom de Jesus gravé dans leur cœur,
non avec un burin autre que les clous, lance et espines qui percerent son saint corps; et de plus,
tout bon Chrestien doit escouter et garder la parole de Dieu, ouyr son inspiration et faire sa volonté.
Mais helas, c'est un grand malheur que si peu entendent comme il faut ces saintes
inspirations! Plusieurs vivent au monde et usent des richesses, honneurs et dignités dont la loy
divine permet d'user, mais non point d'abuser; ils ajustent aux commandemens de Dieu leur
affection pour la jouissance des biens et dignités, [392] quoy qu'il ne leur faille pas parler des
conseils, d'autant qu'ils se contentent seulement d'eviter ce qui les peut condamner. Ceux-là sont
heureux neanmoins, car ils auront part au Royaume de Dieu.
D'autres entendent bien l'inspiration, mais ils se veulent donner du bon temps. Ils proposent
de se dedier tout à Dieu, mais ils se veulent reserver quelque chose. Hé, disent-ils, je me donneray
à Dieu, mais non pas si absolument que le monde n'y aye encores quelque part. Je rendray à Dieu
ce qui luy est deu1122, mais je me reserveray ce qui est deu au monde, à sçavoir les yeux, les
cheveux, que sçay-je moy, telles autres bagatelles, sans toutefois rien faire en cela qui soit contraire
à la loy divine. Ils sont encores heureux ceux icy.
D'autres veulent bien suivre l'inspiration et la volonté de Dieu, ils veulent estre tout à luy,
mais non pas totalement; car il y a bien difference entre estre tout à Dieu, et totalement à Dieu. Au
moins ils pretendent se reserver le choix des exercices spirituels, car cela est bon, disent-ils, c'est
pour Dieu, c'est à fin de le mieux servir, et je voy bien qu'un tel exercice m'est meilleur qu'un autre.
Helas! ceux cy se mettent en danger d'estre seduits et trompés en se voulant gouverner à leur
fantasie pour ne se pas sousmettre, et se reservant le choix de leurs exercices ou maniere de vivre
qu'ils se forment selon leur caprice. Et ne voyez-vous pas qu'en faisant cette reserve vous n'estes
pas totalement à Dieu? Mais c'est pour Dieu. Je le veux; cependant la glorieuse Vierge ne fit certes
pas ainsy, car elle se donna totalement à luy au jour de sa Presentation, sans aucune reserve pour
petite qu'elle peust estre; elle n'usa jamais de sa volonté ni de son choix, n'en ayant retenu un seul
petit brin pour chose quelconque, et elle persevera tres parfaitement en cecy tout le temps de sa
vie, demeurant tousjours totalement à son Dieu.
Oh! quand on considere le cours de la tres sainte vie de cette Dame, je vous asseure qu'on
a le cœur tout rempli de douceur et suavité; et quand on regarde les rares exemples qu'elle nous a
laissés, l'on est tout [393] ravi en admiration. Si l'on veut avoir de la douceur pour se comporter et
mesme pour la porter au cœur de son prochain, il la faut prendre en la consideration de la vie de
nostre divine Maistresse. Elle vous doit tousjours estre devant les yeux, mes tres cheres Filles,
pour former vostre vie sur la sienne et ajuster toutes vos actions et affections au niveau des siennes;
car vous estes ses filles, vous la devez donc suivre et imiter, et vous servir de ses exemples comme
d'un mirouer dans lequel vous vous regardiez sans cesse. Or, bien que la douceur que vous recevrez
par le regard et consideration de la vie de Nostre Dame tombe dans un vaysseau d'argile, elle ne
lairra pas d'estre d'une suavité admirable, car le baume mis dans un vaysseau de terre est aussi
suave que dans une fiole de cristal.
Combien cette divine Mere nous a-t-elle laissé de merveilleux exemples de son obeissance
à la volonté de Dieu! Voyez son mariage à saint Joseph, sa fuite en Egypte. Où allez-vous, o
1120 Cap. LXII, 2, 4. Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. VIII, c. VII.
1121 Matt., I, 21; Lucae, I, 31; Act., IV, 10, 12.
1122 Matt., XXII, 21.
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glorieuse Vierge, avec ce petit Poupon? Je m'en vay en Egypte. Qui vous y fait aller? La volonté
de Dieu. Sera-ce pour long temps? Tant qu'il luy plaira. Et quand reviendrez-vous? Quand Dieu le
commandera. Mais lors que vous reviendrez ne serez-vous pas bien plus joyeuse qu'en y allant? O
non certes. Et pourquoy? Parce que je feray aussi bien la volonté de Dieu en y allant et demeurant
qu'en m'en revenant. Mais vous en retournant vous irez dans vostre patrie. O Dieu, je n'ay point de
patrie que celle d'accomplir la volonté divine1123. O admirable exemple d'obeissance que celuy-
cy!
Puisque je suis sur le sujet de l'obeissance, je vous diray deux conditions fondamentales de
cette vertu, lesquelles je deduiray briefvement. La premiere est que pour obeir parfaitement il faut
aymer Dieu qui commande; la seconde c'est qu'il faut aymer la chose commandée. Tous les
manquemens que nous faisons à l'obeissance procedent pour l'ordinaire du defaut de ces deux
conditions. Plusieurs ayment Dieu qui commande, mais ils n'ayment pas la chose commandée;
d'autres [394] ayment la chose commandée et n'ayment pas Dieu qui commande. Voyla un
predicateur qui annonce la divine parole; tout le monde y court. Pourquoy? parce qu'il fait des
merveilles. En voyla un autre qui presche la mesme parole; personne n'y va. Hé, dit-on, ce
predicateur ne me plaist pas, il n'a point de grace; son discours n'est point aggreable. Helas! pauvres
gens, pourquoy cela? C'est qu'il n'a point de langue fretillante et telles autres choses. Oh! quel
aveuglement est celuy cy! N'est-ce pas la parole et volonté de Dieu qu'il vous annonce? Or, si vous
aymez cette divine parole, et Dieu qui vous l'envoye et qui commande qu'on fasse sa volonté,
pourquoy ne la recevrez-vous pas d'aussi bon cœur de celuy cy comme d'un autre? Si un prince ou
un roy vous envoyoit quelques lettres par un sien page, regarderiez-vous, pour avoir ces lettres
aggreables, si le page est vestu de gris, vert ou jaune? Non certes, ains vous prendriez ces lettres
et les mettriez sur vostre teste en signe de resjouissance et reverence, sans avoir esgard à la livrée
de celuy qui les apporte. Pourquoy donques n'escoutez-vous et ne recevez-vous la sacrée parole
des uns comme des autres?
Plusieurs ayment la chose commandée et n'ayment pas Dieu qui commande. On ordonnera
à une fille (pour ne parler à cette heure que de vostre sexe) d'aller faire oraison ou tel autre exercice
qu'elle goustera. Certes, elle ira volontiers. Et pourquoy? parce qu'elle l'ayme à cause de quelque
suavité et consolation qu'elle y trouve. On ne luy dit mot, elle ne parle point, elle ne fait rien,
personne ne la touche, elle reçoit là quelque douceur. Et c'est l'amour propre qui fait cela. Il est
vray, car tirez-la de là et l'employez à d'autres choses qu'elle n'aymera pas, et vous verrez si elle le
fait et si elle en sort sans rechigner. Qui ne voit qu'elle n'ayme pas Dieu qui commande, ains
seulement la chose commandée? car si elle aymoit Dieu qui commande elle aymeroit autant le
Donateur des contrarietés que le Donateur des consolations.
Un autre aymera Dieu qui commande et n'aymera [395] pas la chose commandée. Je sçay
bien, dira-t-il, qu'estant la volonté de Dieu, la chose qui m'est ordonnée est bonne; mais j'y ay tant
de repugnance et de difficulté, je ne la sçaurois aggreer. De plus, quand je tascherois de l'aymer,
celuy qui me l'ordonne de la part de Dieu est de si mauvaise grace, il a une si pauvre mine, qu'il
me la rend tout à fait desplaisante et de mauvaise saveur. Il a une mine si froide, si seche que l'on
ne trouve nulle suavité à ce qu'il commande. O Dieu, voyci la cause de tous nos maux1124. Quand
nos Superieurs et ceux qui gouvernent sont à nostre goust, fantasie et inclination et selon nos
humeurs, nous ne trouvons rien de difficile; mais s'ils ne sont pas selon nostre affection, les
moindres choses ordonnées par eux nous sont rudes. D'où vient cela sinon de ce que nous ne
regardons pas Dieu qui nous envoye le commandement, et que pour l'aggreer nous prenons garde
si celuy qui nous l'apporte est vestu de vert ou de gris, et quelle est sa mine et contenance? Or, il
ne faut pas faire cela, mais recevoir l'obeissance comme volonté divine, n'importe par qui elle nous
soit signifiée, aymant Dieu qui ordonne, prenant ce commandement et le mettant sur nostre teste,
c'est à dire dans le fond de nostre volonté, pour l'accepter et executer avec fidelité. Que si nostre
cœur repugne à la chose commandée, il le faut flatter et la luy faire aggreer tout doucement. Ce
faisant, nous imiterons la glorieuse Vierge et nous rendrons totalement à Dieu.
1123 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. IX, c. XIV.
1124 Cf. Entretien XI.
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Par vos renouvellemens, mes cheres Filles, vous allez reprendre de nouvelles forces et
rebander tous vos arcs pour le service et dilection de Nostre Seigneur; car certes, tant que nous
vivrons nous aurons besoin de nous renouveller et relever. Tous les Saints ont fait ainsy, et mesme
ce renouvellement se prattiquoit en l'ancienne Loy1125, d'autant que nostre nature est de soy si
infirme que facilement elle se refroidit et vient à descheoir. La terre mesme se lasse et ne veut pas
faire ses productions, elle se repose en hiver; mais quand le printemps arrive elle se renouvelle, et
nous nous resjouissons de voir qu'ayant repris sa vigueur elle nous fait amplement part de ses fleurs
et de ses fruits1126. Ainsy, mes cheres Filles, vous venez faire vos renouvellemens comme Nostre
Dame nous l'enseigne en cette Presentation; car bien qu'elle n'eust point besoin de se renouveller,
d'autant que n'ayant point peché elle ne pouvoit descheoir, neanmoins la divine Providence permit
pour nostre instruction qu'elle reconfirmast à ce jour le sacrifice qu'elle luy avoit fait en sa
conception. Faites-les donques avec une grande ferveur d'esprit, une profonde humilité et ardente
charité. Jettez des souspirs et eslancemens amoureux à nostre cher Sauveur; accompagnez cette
glorieuse Vierge, mettez vos cœurs et vos vœux entre ses mains et elle les presentera à son Fils,
lequel les recevra et offrira à son Pere eternel qui vous benira avec iceluy et le Saint Esprit. Amen.
1125 Cf. supra, p. 237.
1126 Cf. supra, p. 131.
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XXXVIII. Sermon pour le deuxième Dimanche de l'Avent
6 décembre 16201127
Tu es qui venturus es, an alium
expectamus?
Estes-vous Celuy qui doit venir, ou
devons-nous en attendre un autre?
MATT., XI, 3.
L'Evangile que nous lisons à la Messe de ce jour1128 est divisé en trois parties desquelles
nous parlerons maintenant. La premiere est comme quoy saint Jean estant en prison pour la verité,
envoya deux de ses disciples à Nostre Seigneur pour sçavoir s'il estoit le Messie promis ou s'ils en
devoyent attendre un autre; la seconde est la response que leur fit le Sauveur; et la troisiesme, de
ce qu'il dit apres que les disciples de saint Jean s'en furent retournés.
C'est une chose admirable que nos anciens Peres, qui ont esté si clairvoyans et ont eu de si
grandes lumieres pour expliquer et developper les plus grandes et obscures difficultés que presente
la Sainte Escriture, se soyent neanmoins tous trouvés estonnés sur le premier point de cet Evangile
pour sçavoir comme se doit entendre cela, que saint Jean qui connoissoit Nostre Seigneur envoya
[398] ses disciples pour apprendre s'il estoit ce grand Prophete, ce Messie promis, ou s'ils en
devoyent attendre un autre. Car, disent-ils1129, si saint Jean sçavoit asseurement qu'il estoit le
Messie, pourquoy luy envoye-t-il demander quel il est?
Or, qu'il sceust bien que Celuy à qui il envoyoit faire la demande estoit vrayement le
Messie, cela est indubitable, car il le conneut estant encores dans le ventre de sa mere, et n'y a
aucun Saint qui ayt eu une plus grande lumiere et intelligence du mystere de l'Incarnation que ce
glorieux saint Jean. Il fut l'escolier de Nostre Dame, et lors qu'elle alla visiter sa cousine Elizabeth
il fut sanctifié par le cher Sauveur de nos ames, lequel il conneut; et tressaillant d'ayse dans les
entrailles de sa mere1130, il l'adora et se consacra à son divin service. Il fut son Precurseur, et
annonça sa venue au monde. C'est luy qui le baptiza, luy qui vit descendre le Saint Esprit en forme
de colombe et qui entendit la voix du Pere disant: Celuy cy est mon Fils bien aymè auquel je prens
tout mon playsir. C'est luy qui le monstra du doigt, prononçant ces paroles: Ecce Agnus Dei; Voicy
l'Aigneau de Dieu qui oste le peché du monde1131.
Voyla comme il connoissoit bien Nostre Seigneur, et il n'y a point de cloute qu'il ne
chancella jamais en rien que ce fust, de la croyance et asseurance qu'il avoit de sa venue. Pourquoy
donques, disent nos anciens Peres, estant en prison et entendant parler des grans prodiges et
miracles que faisoit nostre divin Maistre, envoye-t-il ses disciples pour sçavoir de luy quel il est,
si c'est luy qui doit venir ou s'ils en attendroyent un autre? Certes, tous sont admirables à demesler
cette difficulté, et si je vous voulois rapporter la multitude et varieté de leurs opinions sur ce sujet,
il me faudroit employer beaucoup de temps qui nous desroberoit ce que nous avons à deduire pour
nostre utilité. Je m'arresteray seulement à ce qu'en disent deux de nos plus grans Docteurs, à sçavoir
saint Hilaire1132 et saint Chrysostome1133, qui ont le mieux rencontré, ce me semble, et ont visé
droit au blanc de la verité. [399]
1127 Ce sermon appartient certainement d'après le style aux dernières années de la vie de saint François de Sales.
L'allusion faite à saint Ambroise (voir ci-après, p. 415) prouve qu'il a été prononcé en 1630, année où le second
Dimanche de l'Avent se trouvait précisément être la veille de la fête du glorieux Docteur de Milan. Et comme les deux
sermons suivants ont une étroite connexité avec celui-ci, il est évident qu'ils remontent à la même année, ce qui nous
dispensera d'en justifier la date par des notes spéciales.
1128 Matt., XX, 2-10.
1129 Cf. tom. praeced. hujus Edit., pp. 66, 67.
1130 Lucae, I, 41, 44.
1131 Matt., III, 13-17 Joan., I, 29-36.
1132 Comm. in Matt., ad cap. XI, initio.
1133 Hom. XXXVI (al. XXXVII) in Matt.
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L'on n'interroge pas tousjours pour sçavoir, disent ces saints Peres, ni moins parce que l'on
ignore ce que l'on demande, mais l'on fait des questions pour plusieurs autres causes et raysons;
car autrement la divine Majesté ne feroit jamais aucune question aux hommes, d'autant qu'elle
sçait tout et ne peut ignorer chose quelconque. Elle penetre le plus intime du cœur, et n'y a rien de
si secret et caché qui ne soit tres clair et manifeste à cette divine Sapience1134. C'est ce que va disant
en un sien Psalme1135 le royal Prophete David, grand et divin poëte: Seigneur, vous avez de loin
considere mon sentier et mes voyes. Comme s'il disoit: Bien que je sois fin comme un renard, vous
avez neanmoins conneu toutes mes finesses. J'ay esté comme un cerf qui a couru et sautelé par les
fourrés les plus entourés de ronces et d'espines, mais vous estes ce divin chasseur qui de loin avez
remarqué mes pas et mes vestiges; vous m'avez apperceu au lieu où j'estois, d'autant que vos yeux
voyent et penetrent tout. Que feray-je pour me cacher de vous? Si je monte au Ciel vous y estes, et
là je vous trouveray beaucoup plus present que moy mesme. Si, comme l'aube du jour et la belle
aurore, je m'en vay courant sur les eaux, vous y serez plus tost que moy. Je ne sçaurois eschapper
de devant vostre face; que feray-je donc, o Seigneur?
Mais encores que Dieu sçache toutes choses, il n'a pas laissé de faire plusieurs questions
aux hommes; non point qu'il ignorast ce qu'il leur demandoit, mais sa divine Providence l'a fait
pour trois diverses causes. La premiere, à fin de leur faire confesser leurs pechés, comme il fit lors
que Adam eut transgressé son commandement. Il l'appella, luy disant: Ubi es? Adam, où es-tu? et
demanda à nostre premiere mere Eve ce qu'elle avoit fait1136. Ce n'estoit pas qu'il ne sceust bien
où estoit Adam et la desobeissance qu'il avoit commise; mais le Seigneur l'interrogea à fin de luy
faire advouer sa faute pour luy pardonner. Et le miserable, au lieu de la confesser, s'excusa sur sa
femme1137, et fut pour cela chastié de Dieu, avec toute sa posterité. Une partie des [400] Peres
tiennent1138 que s'il eust advoué son peché quand Dieu l'appella, s'il eust frappé sa poitrine et dit
un bon peccavi1139, le Seigneur luy eust pardonné et ne l'eust pas chastié par le fleau dont il le
menaçoit et duquel il a puni luy et tous ses descendans. Mais d'autant qu'il ne le fit pas, nous
sommes tous demeurés tachés du peché de nos premiers parens, et par consequent sujets à la peine
qu'il tire apres soy.
La seconde cause pour quoy la divine Majesté fait des questions aux hommes est pour les
esclairer ou instruire sur ce qui concerne les mysteres de la foy, comme il fit à l'endroit des deux
disciples qui alloyent en Emmaus1140. S'apparoissant à eux en forme de pelerin, il leur demanda
dequoy ils parloyent, les interrogeant et esclaircissant sur le doute qu'ils avoyent touchant sa
resurrection. Il ne leur demanda donques point quels estoyent leurs discours parce qu'il ignoroit de
quoy ils parloyent, mais bien à fin que, confessant leur ignorance et leurs doutes, ils peussent estre
instruits et esclaircis.
La troisiesme cause pour quoy l'on peut faire des demandes c'est pour provoquer l'amour.
Par exemple, la Magdeleine, apres la Mort et Passion de Nostre Seigneur, s'en alla pour oindre et
embaumer son sacré corps1141; mais trouvant le monument ouvert elle pleura amerement. Elle y vit
deux Anges lesquels la voyant pleurer luy dirent: Femme, pourquoy pleures-tu? Hé, dit-elle, parce
qu'ils m'ont ostè mon Seigneur et je ne sçay où ils l'ont mis. Puis, passant un peu plus avant, elle
apperceut Nostre Seigneur, en forme de jardinier, lequel luy demanda encores: Femme, pourquoy
pleures-tu? que cherches-tu1142? Certes, ce n'estoit pas merveille que les Anges fussent estonnés
de voir pleurer Magdeleine ni moins qu'ils luy en demandassent la rayson, car ils ne sçavent comme
l'on pleure; et bien que mistiquement l'on dise que les Anges pleurent, la Sainte Escriture s'exprime
1134 Eccli., XLII, 18-20; Heb., IV, 13.
1135 Ps. CXXXVIII, 1-9.
1136 Gen., III, 9, 13.
1137 Ibid., v. 12.
1138 S. Ambr., De Paradiso, c. XIV; S. Greg. Mag., Moral, in Job, XXXI, 33.
1139 II Reg., XII, 13. Cf. Les Controverses, tom. I, hujus Edit., p. 11.
1140 Lucae, ult., 15, 17, 25-27.
1141 Marc., XVI, 1.
1142 Joan., XX, 11-15.
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ainsy1143 pour representer la terreur de quelque chose formidable, car en effect ils ne pleurent point.
Mais nostre cher Sauveur, qui sçait que la nature humaine est sujette aux larmes, ne laisse pas
[401] de s'enquerir de cette femme pourquoy elle pleure. Et pourquoy, Seigneur, le luy demandez-
vous? ne sçavez-vous pas bien quelle est la cause de sa douleur et ce qu'elle cherche? Certes, il le
sçavoit tres bien; aussi ce n'est point pour l'apprendre qu'il l'interroge, d'autant que toutes choses
luy sont tres claires et manifestes1144. Mais ce cher Sauveur de nos ames fait telles et semblables
questions pour faire produire des oraisons jaculatoires et actes d'amour et d'union.
Voyla donques comme on ne demande pas tousjours en ignorant, pour sçavoir ou
apprendre, ains pour diverses autres causes. Aussi le glorieux saint Jean n'envoya pas ses disciples
à Nostre Seigneur pour sçavoir s'il estoit le Messie ou non, car il n'en doutoit nullement, mais ouy
bien pour trois raysons.
La premiere, pour le faire connoistre à tout le monde. Il avoit desja tant presché sa venue,
ses merveilles et ses grandeurs, qu'il les envoya voir Celuy qu'il leur avoit annonce. Certes, ce doit
estre le principal but de tous les docteurs et predicateurs de faire connoistre Dieu. Les maistres et
ceux qui gouvernent et ont charge des ames ne doivent chercher ni procurer sinon que Celuy qu'ils
preschent et au nom duquel ils enseignent soit conneu de tous. C'estoit le desir de ce glorieux Saint.
Le signe pour trouver Dieu et le connoistre c'est Dieu mesme. A la naissance de nostre Sauveur,
les Anges allerent trouver les pasteurs pour leur annoncer sa venue, chantans avec une melodie
merveilleusement aggreable ces sacrées paroles que l'Eglise repete si souvent: Gloria in excelsis
Deo. Mais lors qu'ils voulurent confirmer la merveille qu'ils leur faisoyent entendre ils leur dirent:
Allez le voir1145, et alors vous croirez et tiendrez pour certain ce que nous vous annonçons; car il
n'y a point de moyen ni de signe asseuré pour trouver Dieu que Dieu mesme. C'est pourquoy nostre
glorieux Saint, apres avoir long temps presché la venue de Nostre Seigneur à ses disciples, les
envoye maintenant à luy à fin que non seulement ils le connoissent, mais encores qu'ils le fassent
connoistre aux autres. [402]
La seconde cause pour laquelle il les manda fut parce qu'il ne les vouloit pas attirer à luy
ains à son Maistre, à l'escole duquel il les envoyoit pour estre instruits de sa propre bouche. Car
que vouloit-il signifier sinon: Ouoy que je vous presche et enseigne, ce n'est point pour vous attirer
à moy, mais bien à Jesus Christ duquel je suis la voix1146; c'est pourquoy je vous addresse à luy.
Sçachez de luy s'il est le Messie promis ou si nous en devons attendre un autre. Comme s'il vouloit
dire: Je ne me contente pas de vous asseurer que c'est Celuy que nous attendons, mais je vous
envoye à fin que vous soyez instruits par luy mesme. Certes, les docteurs et predicateurs, les
maistres des novices et ceux qui ont charge d'ames ne feront jamais rien qui vaille s'ils n'envoyent
leurs disciples et ceux qu'ils enseignent à l'escole de Nostre Seigneur, s'ils ne les plongent dans
cette mer de science, s'ils ne les sollicitent et portent à rechercher nostre cher Sauveur pour estre
instruits de luy. C'est ce que vouloit dire le grand Apostre escrivant aux Corinthiens1147: Mes petits
enfans, que j'ay conceus et gaignés à Jesus Christ parmi tant de peines, fatigues et travaux, pour
lesquels j'ay souffert tant de douleurs et de convulsions, je vous asseure que je ne vous enseigne
point pour vous attirer à moy, ains pour vous attirer à mon Seigneur Jesus Christ.
Ces maistres et ceux qui gouvernent les ames qui, par leurs belles paroles, taschent d'attirer
à eux les disciples qu'ils enseignent et les ames qu'ils gouvernent, ressemblent à ces payens,
heretiques et telles autres canailles de gens qui causent et babillent, et estans dans leurs chaires
s'efforcent et donnent peine de faire de beaux discours, subtils et bien dits par merveille, non pour
conduire les ames à Jesus Christ, mais à eux mesmes. Ils les attirent à eux par leurs paroles et leur
langage composé, ne se servant pour ce sujet que de la babillerie et caquetterie, et par ce moyen
seduisent plusieurs esprits foibles. Au contraire, les serviteurs de Dieu ne preschent et n'enseignent
ceux qu'ils conduisent que pour les porter à Dieu, tant par leurs paroles que par [403] leurs œuvres.
1143 Is., XXXIII, 7.
1144 Heb., IV, 13.
1145 Lucae, II, 10-14.
1146 Joan., I, 33.
1147 I Cor., IV, 9-16; cf. Galat., IV, 19.
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C'est ce que fait aujourd'huy saint Jean et à quoy tous les Superieurs doivent bien prendre garde,
car ils ne proffiteront jamais qu'en portant et envoyant leurs disciples à Nostre Seigneur pour
sçavoir de luy quel il est, et apprendre de luy mesme à le connoistre et faire tout ce qu'il faut pour
son amour et service.
La troisiesme raysort pour laquelle saint Jean envoya ses disciples à Nostre Seigneur fut à
fin de les destacher de sa personne, de peur qu'ils ne vinssent à un si grand abus que de faire plus
d'estat de luy que du Sauveur; car se plaignant à saint Jean comme ils se plaignoyent à Nostre
Seigneur: Maistre, disoyent-ils, toy et nous tes disciples, avec les Pharisiens nous jeusnons, nous
sommes mal vestus et faisons grande penitence; mais cet homme, ce grand Prophete qui opere tant
de merveilles parmi nous n'en fait pas ainsy1148. Ce qu'entendant saint Jean, et voyant que l'amour
et l'estime que ses disciples luy portoyent alloyent au mespris de Jesus Christ, il les envoye à cette
divine Majesté pour estre instruits et informés de la verité.
Ce n'est donques pas que saint Jean doutast en aucune façon que Nostre Seigneur fust le
Messie, qu'il luy envoya ses disciples luy faire une telle demande, ains pour leur bien et utilité,
pour le faire connoistre à tout le monde, pour ne point les attirer à soy, mais pour les en destacher,
à fin que voyant les merveilles que Jesus Christ operoit, ils vinssent à en concevoir l'estime qu'il
failloit. Il les traitte comme des petits enfans, car pour luy il croit asseurement qu'il est le Fils de
Dieu, l'Aigneau qui oste le peché du monde1149. Il pouvoit bien, par ses paroles, leur faire entendre
cette verité, mais il ne le fait pas, ains les addresse à Nostre Seigneur pour estre instruits. Il les luy
pouvoit mander pour l'adorer et reconnoistre, mais s'accommodant à leur foiblesse et infirmité, il
les envoye seulement luy demander qui il est, et s'il est Celuy qui doit venir ou s'ils doivent en
attendre un autre. Certes, il faut que ceux qui gouvernent les ames se fassent tout à tous, comme
dit [404] l'Apostre1150, pour les gaigner tous: qu'ils soyent doux avec les uns et severes avec les
autres, enfans avec les enfans, forts avec les forts, foibles avec les foibles, en somme, ils ont besoin
d'une grande discrétion pour s'accommoder à un chacun.
Saint Paul luy mesme a merveilleusement prattiqué cecy, car il se faisoit enfant avec les
enfans, et pour cela il appelloit les Chrestiens mes petits enfans1151. Il dit donques, escrivant aux
Thessaloniciens1152: Mes petits enfans, je me suis fait parmi vous comme un petit enfant, à fin de
vous gaigner tous. J'ay marché le petit pas, et non point le pas de grand Apostre, parce qu'estans
petits enfans vous ne m'eussiez peu suivre; mais je me suis accommodé à vostre foiblesse et ay
cheminé avec vous comme un petit enfant. J'ay encores esté au milieu de vous comme une mere
nourrice1153: je vous ay donné du lait et vous ay nourris de viandes propres à vostre petitesse1154.
Saint Chrysostome Evesque de Constantinople, qui certes est tousjours admirable en tout
ce qu'il escrit, mais particulierement au sujet de cet Apostre, dit en commentant une parole de
l'Epistre aux Hebreux1155 (je ne sçay toutefois si je le pourray bien rapporter): Chose admirable,
ce grand Apostre estoit parmi ses Corinthiens comme une mere nourrice parmi ses enfans: il les
nourrissoit de viandes simples, douces et propres aux petits enfans. Au contraire, lors qu'il escrivoit
aux Hebreux, c'estoit avec une doctrine si profonde, un style si relevé qu'il ne se peut rien trouver
de semblable. Si vous voulez voir saint Paul parmi ses Corinthiens1156, regardez une mere qui
auroit cinq ou six petits enfans qui l'environnent. Voyez, je vous prie, l'industrie de cette femme,
comme elle sçait donner à un chacun ce qui luy appartient, et le traitter selon la portée de son
esprit. A celuy qui n'a qu'un, deux ou trois ans, elle donne du lait, elle luy parle en se jouant, en
begayant, et ne luy laisse pas dire mon pere ni ma mere, car il est encores trop jeune, mais elle luy
fait dire papa et mamma, parce qu'estant petit il ne peut encores prononcer le nom de pere et de
1148 Matt., IX, 14; Marc., II, 18.
1149 Vide supra, p. 399.
1150 I Cor., IX, 19-22.
1151 Galat., IV, 19.
1152 I Ep., II, 7, 8.
1153 Ibid.
1154 I Cor., III, 1, 2.
1155 In cap. V, 11, ad verbum imbecilles.
1156 Cf. Entret. XIII, tom. VI huj. Edit., p. 241.
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[405] mere. Aux autres qui ont quatre ou cinq ans, elle leur commence à apprendre à mieux parler,
à manger des viandes un peu plus grossieres; et ceux qui sont un peu plus grans elle les dresse à la
civilité et modestie.
Or, escrit ce saint Pere1157, lors que le grand Apostre dit: Je suis avec vous comme une mere
nourrice, que veut-il signifier sinon qu'il fait à l'endroit de ses disciples ce qu'une [mere nourrice
fait à l'endroit de ses enfans? Il est certes necessaire que ceux qui gouvernent les ames ayent une
grande industrie pour les sçavoir toutes conduire comme il convient, selon leur capacité et portée.
Il faut qu'ils usent d'une grande discretion pour leur donner la pasture de la parole de Dieu au temps
convenable et propre à la bien recevoir; discretion encores pour en bailler à un chacun ce qu'il en
a de besoin et en la maniere qui est plus à propos. Et que l'on ne die point: Vous ne me parlez pas
tant pour ma perfection qu'à celuy là. Je crois bien, vous n'avez point encores de dents! Ne voyez-
vous pas que si l'on vous donnoit les mesmes pratiques qu'on conseille aux autres vous ne pourriez
les mascher? Oh, il me semble que j'ay assez de dents, dites-vous. Mais certes, vous en aurez
d'autant moins que vous croyez en avoir davantage. Hé Dieu, laissez-vous donc gouverner par
autruy. Et voyla mon premier point.
La seconde partie de nostre Evangile c'est la responce que Nostre Seigneur fit aux disciples
de Jean. Quelques docteurs philosophant sur cette responce s'en esmerveillent. Dites à Jean ce que
vous avez veu et ce que vous avez ouy: les aveugles voyent, les sourds entendent, les boiteux
marchent droit, les ladres sont gueris, les morts ressuscitent, les pauvres sont evangelisés. (Il
compte icy comme un miracle que les pauvres sont evangelisés.) Ces docteurs disent que le
Sauveur n'opera pas beaucoup de prodiges devant les disciples de saint Jean, mais que les Apostres
leur rapporterent ceux qu'il faisoit. Il est tres certain que les Apostres avoyent une grande suavité
à raconter à ces deux disciples les œuvres admirables de leur bon Maistre; mais Nostre Seigneur
[406] ne laissa pas pourtant de faire beaucoup de miracles en leur presence, c'est pourquoy il leur
respond: Dites à Jean ce que vous avez veu et entendu.
Quelques uns de nos anciens Peres, je veux dire saint Hilaire et saint Chrysostome1158,
s'arrestent sur cette responce que Nostre Seigneur fit lors qu'on l'interrogea qui il estoit. Vous me
demandez si je suis ce grand Prophete, le Messie promis, Celuy qui tonne dans les deux1159 et qui
doit venir briser la teste à l'ennemy1160. Or, je vous responds: Dites ce que vous avez veu et entendu.
O admirable humilité de nostre cher Sauveur qui vient pour confondre nostre orgueil et destruire
nostre superbe! On luy demande: Qui es-tu? Et il ne respond autre chose sinon: Dites ce que vous
avez veu et entendu, pour nous apprendre que ce sont nos œuvres et non point nos paroles qui
rendent tesmoignage de ce que nous sommes, et que nous sommes pleins d'orgueil.
En ce siecle, si l'on demande à un gentilhomme: Qui estes-vous? o Dieu, il faut prendre ce
mot au point d'honneur et s'en couper la gorge sur le pré. Qui estes-vous? Il faut faire voir de quelle
extraction, de quelle race, il faut faire paroistre les lettres de noblesse, que sçay-je, moy? telles
folies et niaiseries; il faut examiner si ses ancestres sont descendus d'Abraham, d'Isaac et de Jacob.
Certes, il n'est besoin de faire monstre de toutes ces bagatelles pour prouver que vous estes
gentilhomme. Mais quand on vous fait cette question: Qui estes-vous? il faudroit pouvoir
respondre: Dites que vous avez veu un homme doux, cordial, humain, protecteur des vefves, pere
des pupiles et orphelins, charitable et benin envers ses sujets. Si vous avez veu et entendu cela,
dites asseurement que vous avez trouvé un bon gentilhomme. Si vous vous addressez à un
Evesque: Qui estes-vous? il devroit pouvoir se rendre ce tesmoignage: Dites que vous avez veu un
homme qui fait bien et deuement sa charge; et alors asseurez-vous qu'il est vrayement Evesque. Si
à une Religieuse: Qui estes-vous? Si vous avez veu une Religieuse exacte et ponctuelle en
l'observance de ses Regles, respondez alors qu'elle est vrayement [407] Religieuse. En fin, ce sont
nos œuvres ou bonnes ou mauvaises qui nous font ce que nous sommes, et c'est par icelles que
nous devons estre reconneus.
1157 Comm. in I Thess. ad locum jam citatum.
1158 Ubi supra, p. 399.
1159 II Reg., XXII, 14.
1160 Gen., III, 15.
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Ne vous contentez donc pas lors qu'on vous interroge vous disant: Qui estes-vous? de
respondre comme les petits enfans au catechisme: Je suis Chrestien; mais vivez en telle sorte que
l'on puisse adjouster qu'on a veu un homme qui ayme Dieu de tout son cœur, qui garde les
commandemens de la Loy, qui frequente les Sacremens, et telles autres choses dignes d'un vray
Chrestien. Ce n'est pas que je veuille entendre que quand on nous demande qui nous sommes il ne
faille dire que l'on est Chrestien. O non certes, c'est le plus beau tiltre que nous nous puissions
donner, et j'ay tousjours eu une particuliere devotion à cette grande sainte Blandine, qui fut
martyrisée à Lyon et dont Eusebe rapporte la vie1161. Cette Sainte donques, parmi les grans
tourmens qu'on luy faisoit souffrir lors qu'on la martyrisoit, alloit doucement repetant: Je suis
Chrestienne, se servant de ce mot comme d'un baume sacré pour guerir toutes ses playes. Mais je
veux dire qu'il ne suffit pas de se nommer Chrestien, si l'on ne fait les œuvres de Chrestien. Car en
fin qui sommes-nous? Un peu de poudre et de cendre1162. Disons donques librement que nous ne
sommes rien, que nous ne pouvons ni ne sçavons rien. C'est une grande misere qu'estans ce que
nous sommes nous voulons neanmoins paroistre, et marchons sur la pointe des pieds à fin de nous
faire voir à tout le monde. Mais helas, que verra-t-on quand on nous verra? Un peu de poussiere
et un corps qui sera bientost reduit en corruption.
Dites à Jean que les aveugles voyent. O Dieu, quel plus grand aveuglement que le nostre!
Estans si pleins d'abjection et misere, nous voulons cependant estre estimés quelque chose! Qui
nous aveugle de la sorte sinon nostre amour propre lequel, outre qu'il est aveugle de soy mesme,
aveugle encores celuy en qui il demeure? Ceux qui ont peint Cupidon luy ont bandé les yeux,
disant que l'amour est aveugle. Cecy se doit bien plus entendre [408] de l'amour propre qui n'a
point d'yeux pour voir son abjection et le neant d'où il est sorti et de quoy il est petri. Certes, c'est
une grande grace quand Dieu nous donne sa lumiere pour connoistre nostre misere, et c'est un
signe de la conversion interieure. Celuy qui se connoist bien soy mesme ne se fasche point si on
le tient ou qu'on le traitte pour ce qu'il est, d'autant qu'il a receu cette lumiere qui l'a rendu quitte
de son aveuglement.
Les boiteux vont droit. Soit que les infirmes dont parle Nostre Seigneur fussent boiteux des
deux costés ou d'un seulement, cela n'importe gueres; mais la pluspart de ceux qui vivent en ce
monde sont boiteux des deux costés. Nous avons tous deux parties qui sont comme les deux jambes
sur lesquelles nous marchons, à sçavoir, l'irascible et la concupiscible; et quand ces deux parties
ne sont pas bien reglées ni mortifiées elles rendent l'homme boiteux. La partie concupiscible
convoite des biens, des honneurs, des dignités et preeminences, des voluptés et mignardises; ce
qui fait que l'homme devient cupide, avaricieux, et par ce moyen il cloche de ce costé là. Il y en a
qui ne sont pas avaricieux, mais ils ont la partie irascible si forte que lors qu'elle n'est pas bien
sousmise à la rayson ils se troublent et ressentent vivement les moindres choses qui leur sont faites;
ils s'eslevent et recherchent tousjours des inventions pour se venger d'une petite parole ou d'un
petit tort qui leur aura esté fait. Or, de quel costé qu'elle se tourne, soit au bien, soit au mal, cette
partie est tres forte; mais quand elle se tourne du costé du mal on a peine de la redresser. Il s'en
trouve beaucoup qui ont les deux parties gastées, et ceux icy boitent des deux costés; les autres ne
clochent que d'un seul. Nostre Seigneur est venu pour redresser les boiteux; il est venu pour les
faire marcher droittement devant sa face en l'observance de ses commandemens1163. Aussi
adjouste-t-il: Dites à Jean que les boiteux marchent droit.
Les lepreux sont gueris. Il y a un grand nombre de lepreux parmi le monde. Ce mal n'est
autre qu'une [409] certaine langueur et tepidité au service de Dieu. L'on n'a pas la fievre ni quelque
grande maladie dangereuse, mais le corps est tellement entaché de cette lepre qu'il en est tout foible
et abattu; je veux dire que l'on n'a pas de grandes imperfections et qu'on ne fait pas de grandes
fautes, mais on en commet tant de petites et l'on fait tant de petits manquemens que le cœur en
demeure tout langoureux et affoibli. Et la plus grande de toutes les miseres c'est qu'en cet estat l'on
ne sçauroit nous toucher sans nous piquer jusques au cœur. Certes, ceux qui sont entachés de cette
1161 Hist., 1. V, c. I.
1162 Gen., III, 19, XVIII, 27.
1163 Cf. Luc., I, 6.
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lepre ressemblent proprement aux petits lezards, animaux vils et abjects, les plus foibles et
imbecilles de tous; neanmoins, avec toute leur foiblesse et infirmité, pour peu qu'on les touche ils
se retournent pour mordre. Ainsy font ces lepreux spirituels: quoy qu'ils soyent tout couverts d'un
nombre infini de petites et menues imperfections, ils sont si hautains qu'ils ne veulent point qu'on
les voye ni moins qu'on les touche, et pour peu que vous les repreniez ils se retournent pour vous
mordre.
Les sourds oyent. Il y a une surdité spirituelle qui est bien dangereuse. C'est je ne sçay
quelle vaine complaisance en soy mesme et en ses actions laquelle fait qu'il nous semble n'avoir
plus besoin de rien. On ne se soucie pas d'entendre prescher la parole de Dieu, de lire des livres
devots, d'estre reprins ni corrigé; on s'amuse à des niaiseries et l'on se met en grand peril, car,
comme c'est un tres bon signe quand une personne escoute volontiers la divine parole, aussi en
est-ce un mauvais quand elle en est degoustée et pense n'en avoir plus besoin.
Les morts sont ressuscités. C'est cette parole sacrée qui ressuscite les morts; c'est en
escoutant les predications que l'on reçoit de bons mouvemens, que l'on passe du peché à la grace;
c'est aussi par le moyen de la lecture que le cœur est vivifié et prend tousjours nouvelle force et
vigueur.
Les pauvres sont evangelisés. Quelques uns disent1164: Les pauvres evangelisent. Or, soit
qu'il se doive [410] entendre ainsy ou autrement, c'est quasi une mesme chose; mais j'ayme mieux
m'en tenir au texte de nostre Evangile et dire avec Nostre Seigneur que les pauvres sont
evangelisés. Certes, les disciples de saint Jean ne trouverent pas Nostre Seigneur parmi les princes
et premiers du monde, mais avec les pauvres, lesquels l'escoutoyent et le suivoyent par tout où il
alloit. Ce cher Sauveur de nos ames estoit venu pour les pauvres et prenoit un singulier playsir
d'estre avec eux. O Dieu, avec quelle douceur les enseignoit-il! Comme s'accommodoit-il à leur
ignorance! Il se faisoit tout à tous pour les sauver tous1165. Il repose son Esprit sur les pauvres et
sur les humbles1166, car la pauvreté engendre l'humilité. Il refuit les cœurs altiers et orgueilleux et
se communique aux simples1167; il leur oste leur esprit grossier et pesant et leur donne le sien par
lequel ils operent choses grandes1168, et par ce moyen il confond les choses hautes et relevées par
des basses et simples1169. Aussi pouvons-nous dire avec verité que non seulement les pauvres sont
evangelisés mais qu'ils ont evangelisé, Dieu se servant d'eux pour porter la verité par tout le monde.
Il est vray que nostre cher Sauveur et Maistre estoit bien venu pour enseigner aux grans et
petits, doctes et ignorans, neanmoins on l'a quasi tousjours trouvé parmi les pauvres et simples. O
que l'Esprit de Dieu est different de celuy du monde qui ne fait estat que de ce qui paroist et a de
l'esclat! Les anciens philosophes ne vouloyent recevoir en leurs escoles sinon ceux qui avoyent un
bel esprit et un bon jugement; que s'ils ne les rencontroyent pas tels ils disoyent librement: Ce n'est
pas là un tableau propre pour mon pinceau. Et nous voyons encores pour le jourd'huy combien
ceux qui ont l'esprit grossier sont mesprisés des hommes de ce siecle, combien l'on se fasche et
ennuye en leur conversation. On ne prend playsir que d'estre parmi les beaux esprits; encores qu'ils
soyent hautains, fiers et superbes, n'importe, l'esprit du monde supporte bien cela. Mais l'Esprit de
Dieu fait tout le contraire; il rejette les superbes et [411] converse avec les humbles, et Nostre
Seigneur met cecy au nombre des miracles: Dites à Jean que les pauvres sont evangelisès.
Puis il adjouste: Bienheureux celuy qui ne se scandalisera point en moy. Mais quoy, que
dites-vous, Seigneur? Comme se pourroit-il faire que vous voyant operer tant de prodiges, vous
voyant exercer les oeuvres d'une si grande charité et misericorde, l'on peust se scandalizer1170? Je
seray, dit ce Seigneur, l'opprobre des hommes et le rebut du peuple1171; je seray scandale aux Juifs
1164 Euthym., Comm. in Matt., ad locum. Cf. Theophyl. Enarrat. in eund. loc.
1165 Vide supra, p. 405.
1166 Is., LXI, 1; Lucae, IV, 18.
1167 Cf. Sap., I, 5.
1168 Cf. Ps. CIII, 29, 30.
1169 I Cor., I, 27, 28.
1170 Cf. Les Controverses, tom. I hujus Edit., pp. 10, 16.
1171 Ps. XXI, 7.
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et pierre de tresbuchement aux Gentils1172. Mais bienheureux celuy qui ne se scandalisera point
en moy; car, moy qui suis icy, faisant de grans miracles au milieu de vous, je dois estre crucifié et
attaché à une croix; et de cela, plusieurs se scandalizeront. Oh! bienheureux ceux qui ne se
scandalizeront point des opprobres et ignominies de Nostre Seigneur, lors qu'ils le verront fait le
rejet et la risée du monde; bienheureux ceux qui pendant cette vie se crucifieront avec luy, meditant
sa Passion et portant en eux sa mortification1173!
Certes, il faut tous passer par là. Il se faut attacher à la Croix de nostre Sauveur, la mediter,
et porter en nous sa mortification. Il n'y a point d'autre chemin pour aller au Ciel, Nostre Seigneur
y a passé le premier. Tant d'extases, tant d'eslevations d'esprit, tant d'eslancemens et ravissemens
que vous voudrez; ravissez mesme, si vous le pouvez, le cœur du Pere eternel; si avec cela vous
ne demeurez en la Croix du Sauveur et ne vous exercez en la mortification de vous mesme, je vous
dis que tout le reste n'est rien, qu'il s'en ira tout en fumée et vanité, et vous demeurerez vuides de
tout bien, sujets et disposés à vous scandalizer avec les Juifs de la Passion de Nostre Seigneur. En
somme, il n'y a point d'autre porte pour entrer au Ciel que l'humiliation et la mortification.
J'acheve. Les disciples donques s'en retournerent rapporter à saint Jean ce qu'ils avoyent
veu et entendu. O Dieu, quels pensez-vous qu'estoyent les cœurs de ces [412] bons disciples?
Combien doux et pleins d'une grande consolation! Qu'il leur tardoit d'estre pres de leur Maistre
pour luy dire ce qu'ils avoyent veu et entendu. Ou'ils estoyent remplis de grandes lumieres et
connoissances touchant la venue de Nostre Seigneur! Qu'ils s'alloyent doucement entretenais de
ces grans miracles et merveilles qu'il avoit faits en leur presence, et des choses qui leur avoyent
esté racontées par les Apostres! Comme ils furent sortis, le Sauveur se tourna du costé du peuple
qui l'environnoit et leur dit: Qui estes-vous allés voir au desert? Peut estre que vous y aurez veu
un roseau, exposé aux orages et tempestes, ou bien un rocher immobile au milieu de la mer? (De
mesme peut-on dire: Qui avez-vous veu au desert, ou en Religion? car desert signifie Religion, et
la Religion n'est autre chose qu'un desert.) Donc, qui estes-vous allés voir? Peut estre y aurez-vous
trouvé des roseaux? O non, saint Jean n'est point un roseau, car il est demeuré ferme comme un
rocher au milieu de toutes les vagues et tempestes des tribulations.
Mais pourquoy Nostre Seigneur ne loue-t-il pas son Precurseur en la presence de ses
disciples? Nos anciens Peres disent que ce fut pour deux raysons. La premiere, parce que ces bons
disciples estoyent trop attachés à leur maistre; ils en estoyent tout en œuvre, et l'estime qu'ils en
avoyent estoit si grande qu'ils l'avoyent preferé à Jesus Christ, lors qu'ils luy dirent1174: Toy et nous
tes disciples nous jeusnons et faisons de grandes penitences, mais ce Prophete qui est parmi nous
n'en fait pas. Ainsy ils aymoient grandement saint Jean et n'avoyent pas besoin que Nostre Seigneur
le louast devant eux, car il y avoit danger qu'ils ne vinssent à le surestimer au Sauveur. Voyla
pourquoy cette divine Sapience ne dit rien de luy en leur presence.
L'autre rayson est parce que nostre divin Maistre n'estoit point flatteur. S'il eust alors loué
saint Jean on eust peu juger qu'il le faisoit par flatterie, cela luy pouvant estre rapporté par ses deux
disciples; ce qui estoit grandement esloigné de l'esprit de nostre cher [413] Sauveur qui est la verité
mesme. L'esprit humain eust peu fournir quelque chose là dessus; c'est pourquoy, luy qui est
clairvoyant, sçachant ce qui en pouvoit arriver, ne le loua point en la presence de ses disciples.
Mais quand ils furent partis, il dit aux Juifs: Qui estes-vous allés voir au desert? Considerez
cet homme que vous avez veu, ou plustost cet ange revestu d'un corps humain. Vous n'avez point
trouvé un roseau, mais un rocher en fermeté, un homme d'une esgalité admirable parmi la varieté
des divers accidens; vertu la plus aggreable et desirable qui soit en la vie spirituelle1175. Vous
n'avez point veu un roseau, car saint Jean est tel en l'adversité qu'en la prosperité; tel dans la prison
parmi les persecutions que dans le desert parmi les applaudissemens; autant joyeux en l'hiver de
l'adversité qu'au printemps de la prosperité; il fait les mesmes fonctions en la prison qu'il faisoit
au desert.
1172 I Cor., I, 23; Rom., IX, ult.; I Petri, II, 7,8.
1173 II Cor., IV, 10.
1174 Vide supra, p. 404.
1175 Cf. Entretien III.
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Nous autres, au contraire, sommes variables, nous allons selon le temps et la saison. Il se
trouve des personnes si bigearres qui lors que le temps est beau il n'y a rien de si joyeux, et quand
il est pluvieux, rien de si triste. Tel est fervent, prompt, gay en la prosperité, qui en l'adversité sera
foible, abbattu et desconforté; il faut employer le ciel et la terre pour le remettre, et pour l'ordinaire
tout cela ne sert de rien. Vous en verrez d'autres qui veulent la prosperité parce qu'en ce temps ils
font des merveilles, ce leur semble. D'autres ayment mieux l'adversité; la tribulation, disent-ils, les
fait mieux retourner à Dieu. En fin nous sommes variables et ne sçavons ce que nous voulons. Il y
en a d'autres lesquels pendant qu'ils sont joyeux on ne les peut retenir, et quand ils sont tristes on
ne les sçauroit consoler. Quand on fait tout ce qu'ils desirent, qu'on escoute tout ce qu'ils disent,
qu'on ne les contrarie en rien, o Dieu, ils sont si braves et font des merveilles; mais si on les touche,
qu'on les contrarie tant soit peu, tout est perdu. Il faut tant d'affaires pour nous bien faire prendre
une parole qui n'est pas selon nostre gré, que par apres l'on ne peut remettre ce cœur; il y faut
appliquer tant d'emplastres! [414] Mon Dieu, quelle pitié, et quelle bigearrerie est la nostre! O non
certes, il n'y a point d'esgalité parmi nous, et toutefois c'est l'une des choses les plus necessaires
qui soyent en la vie spirituelle. Nous sommes des roseaux qui nous laissons emporter à toutes nos
humeurs.
Mais je veux achever en disant du glorieux saint Ambroise, duquel nous commencerons
cette nuit à celebrer la feste, ce que Nostre Seigneur dit de saint Jean Baptiste: Vous n'avez point
veu un roseau dans le desert. Vous luy devez une particuliere devotion, car il a esté le pere spirituel
de saint Augustin, lequel raconte en ses Confessions1176 comme non seulement les doctes
predications de ce grand Saint, mais encores sa douceur et debonnaireté luy desroba le coeur. Il
estoit françois, c'est à dire il naquit en France, bien que saint Augustin le trouvast à Milan. Il est
rapporté en sa Vie1177 qu'estant encor petit enfant dans le berceau, un essaim d'abeilles vint se
reposer et faire du miel sur ses levres, presage de sa future douceur et mansuetude. Si nous
demandons à ce glorieux Saint: Tu quis es1178? Qui es-tu? Il nous sera sans doute respondu: Dites
ce que vous avez veu et entendu. Dites que vous avez veu un homme doux, charitable et zelé pour
la gloire de Dieu; un vigilant pasteur, en fin un homme accompli en toutes vertus et qui s'acquittoit
soigneusement de tous les devoirs de sa charge, ayant les deux portions de l'ame si bien reglées
qu'il n'avoit point de haine que pour le peché ni d'amour que pour la dilection de nostre cher
Sauveur.
Toutefois, bien que grandement doux et clement, si estoit-il fort severe à punir et reprendre
ce qui estoit digne de reprehension, sans se laisser flechir par aucune consideration quelle qu'elle
fust. Quel zele ne fit-il pas paroistre en la façon qu'il traitta l'empereur Theodose1179, luy refusant
l'entrée de l'eglise et luy parlant avec une severité admirable, sans jamais desister jusques à ce qu'il
eust reconneu sa faute. Et quand on luy representoit que c'estoit un empereur à qui il s'en prenoit,
comme tesmoignoit-il par ses paroles qu'il n'avoit esgard qu'à la gloire de Dieu! Que ne dit-il pas
à ceux qui, sur ce [415] sujet, luy representoyent la faute de David! Eh bien, respondoit-il, vous
me parlez de la faute de David, mais vous ne m'alleguez rien de sa penitence. Si l'Empereur veut
la faire comme luy, les portes de l'eglise luy seront ouvertes, autrement non. Et il monstra bien
que, sans avoir esgard ni à roy ni à empereur, il demeureroit ferme à exercer ce qui estoit de sa
charge. Dites donques ce que vous avez veu et entendu; car la renommée de ce grand Saint
s'estendoit par tout, de maniere que des gens doctes et bien experimentés venoyent de fort loin
pour entendre sa doctrine.
Voyla comme il est vray que l'homme se connoist par ses œuvres. Que si nous voulons
sçavoir quels nous sommes, il nous faut regarder quelles sont nos œuvres, reformant ce qui n'est
pas bien et perfectionnant ce qui est bon, à fin qu'imitant ces deux glorieux Saints en leurs vertus,
nous jouissions avec eux de la gloire là haut au Ciel. Au nom du Pere et du Fils et du Saint Esprit.
Amen. [416]
1176 Libri V, ad finem, VI, initio.
1177 Auctore Paulino, § 3.
1178 Joan., I, 19.
1179 Paulinus, in Vita ejus, § 24.
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XXXIX. Sermon pour le troisième Dimanche de l'Avent
13 décembre 1620
Tu quis es? Et confessus est et non
negavit, et confessus est: Quia non
sum ego Christus.
Qui es-tu? Et il confessa et ne le nia
point, et il confessa: Je ne suis pas
le Christ,
JOAN., I, 19, 20.
S'il faut en juger par toutes sortes d'arts, mestiers et professions, nous confesserons que la
premiere et plus forte tentation c'est l'ambition, l'orgueil et l'outrecuidance. C'est d'icelle que
Lucifer se servit pour tenter nos premiers peres, d'autant qu'il se dit que l'ambition estoit la plus
violente de toutes, puisqu'elle l'avoit fait tres-bucher du Ciel aux enfers1180. Sçachant donc ainsy
par sa propre experience comme l'orgueil et l'ambition sont une puissante amorce, il en usa pour
tenter nos premiers parens, leur proposant le fruit defendu avec une telle outrecuidance qu'il les
asseura que s'ils en mangeoyent ils seroyent semblables à Dieu1181. Il ne leur dit pas qu'ils luy
seroyent esgaux, car qui peut estre comme Dieu1182? C'est une chose impossible que celle là, et si
le miserable eust tenté Adam et Eve en cette sorte, ils eussent facilement conneu sa tromperie,
parce qu'estans encor en la justice originelle ils estoyent doués de grandes lumieres et
connoissances. C'est pourquoy il leur dit: Vous serez semblables à Dieu. Et comment semblables
à Dieu? Oh! c'est que mangeant de ce fruit vous aurez, comme Dieu, la connoissance du bien et
du mal. Or, cette [417] ambition leur donna si avant au cœur que, presumans de participer à la
science et sapience divines, ils se laisserent seduire par le tentateur et descheurent par ce moyen
de la justice originelle.
Les theologiens philosophant sur la cause de la cheute de Lucifer et des autres anges, disent
que ce fut une certaine complaisance spirituelle qu'ils eurent en eux mesmes1183, laquelle leur causa
un tel orgueil par la connoissance de la grandeur et excellence de leur nature1184, qu'ils voulurent
avec une outrecuidance insupportable estre comme Dieu, mettre leur siege à l'esgal du sien1185.
Les autres tiennent que la cause de leur cheute fut l'envie1186; car ces esprits voyans comment le
Seigneur devoit creer l'homme, comme il vouloit enrichir la nature humaine et comme il se devoit
communiquer à cette nature s'incarnant et s'unissant à icelle d'une union hypostatique, en sorte que
ces deux natures ne feroyent qu'une personne, ils furent touchés d'envie et marris de ce que le
Createur pensoit relever cette nature par dessus la leur, et se dirent: Pourquoy Dieu voulant sortir
de soy mesme pour se communiquer, ne choisit-il pas plustost la nature angelique et seraphique
pour faire cette communication? n'est-elle pas plus noble et excellente que l'autre? Et de là ils
vindrent à estre pleins de jalousie, d'ambition et d'orgueil, et tresbucherent miserablement.
Mais à quel propos tout cecy sinon pour exalter l'humilité de saint Jean Baptiste, qui est
une des personnes qui intervinrent au mystere de la Visitation? Humilité, ce me semble, la plus
excellente et la plus parfaite qui ait jamais esté apres celle de Nostre Seigneur et de la tres sacrée
Vierge. Voyci donques qu'il s'esleva contre luy une tentation d'orgueil et d'ambition, la plus forte
et la plus rude que l'on se puisse imaginer; car remarquez, je vous prie, qu'elle ne luy fut point
presentée par l'ennemy en personne et qu'elle ne vint point immediatement de luy. Quand l'ennemy
1180 Cf. tom. praeced. hujus Edit., Serm. XCI.
1181 Gen., III, 5.
1182 Pss. XXXIV, 10, CXII, 5.
1183 Cf. tom. praeced. hujus Edit., p. 93.
1184 S. Thom., Ia Pars, qu. LXIII, art. 11; Suares., de Angelis, 1. VII, cc. IX-XII.
1185 Cf. Is., XIV, 13, 14.
1186 S. Thom., ibid.; Suares., ibid., c. XV.
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23.10 Page 230

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est descouvert et qu'on voit que la tentation vient d'un adversaire, on doute que la chose qu'il nous
dicte ou à quoy il nous [418] sollicite soit suspecte. Pourquoy? Hé, parce qu'elle nous est suggerée
par nostre ennemy, et partant il ne s'y faut pas fier.
Il est tout asseuré que si Adam et Eve avoyent conneu leur tentateur ils ne se seroyent pas
laissés seduire. Mais cet esprit malin sçachant que s'il ne se couvroit lors qu'il veut donner un
assaut, et s'il ne prenoit quelque masque ou figure d'amy il ne feroit jamais son coup, il use
tousjours d'artifice; de là vient qu'il en seduit tant par ses ruses et tromperies. Or, quand il se
presenta à Eve, ce fut en forme de serpent1187. Mais en ce temps là les serpens n'estoyent pas
serpens, c'est à dire ils ne mordoyent point, ils n'avoyent point de venin. Eve donques n'en eut non
plus peur qu'un enfant n'en aurait d'un petit aignelet; l'ennemy luy parla sous la figure de ce serpent,
luy donna de l'ambition et convoitise d'estre semblable à Dieu, et pour ce sujet elle mangea du fruit
defendu.
Quant à Lucifer et à ses anges ils n'eurent point d'autre tentateur qu'eux mesmes, car il n'y
avoit encor point de diable. Ce furent eux mesmes qui se tenterent, et par leur orgueil, devindrent
diables, d'anges qu'ils estoyent auparavant. Voyla comme nous pouvons dire que l'ambition,
l'orgueil et l'outrecuidance sont descendus du Ciel dans le paradis terrestre, et du paradis terrestre
dans le monde, duquel ils ont fait un enfer terrestre. Ainsy, l'ange est rendu diable, et de beau et
amy de Dieu qu'il estoit, il s'est declaré son ennemy, et est devenu laid, espouvantable. L'homme,
par son orgueil et outrecuidance, a perdu la justice originelle en laquelle il estoit creé et s'est fait
un enfer ça bas en terre; car les maux que ses vices traisnent apres eux ne sont qu'un enfer, lesquels
d'une peine temporelle conduisent aux eternelles.
Or, voyci que l'une des plus fortes, subtiles et dangereuses tentations qui se puissent voir
s'addresse à saint Jean1188, non par des ennemis, comme j'ay desja dit, ni par des gens revestus de
quelque masque d'hypocrisie, mais par ses amis, envoyés à luy de Hierusalem par les princes et
docteurs de la Loy. Hierusalem estoit la ville [419] royale où residoyent le saint senat et la
magistrature. Les Scribes estoyent les docteurs de la Loy, et les Pharisiens, les prestres et religieux.
Les princes des prestres et les docteurs, qui avoyent en main la Loy, gouvernoyent toute la
republique; ils envoyerent donc à saint Jean. Mais qui? Peut estre quelques valets de leurs fils ou
quelques autres gens? O non certes, ains ils manderent de leur part et de toute la republique, des
ambassadeurs qui estoyent docteurs et religieux. Et pourquoy? Non pour autre chose que pour
sçavoir si saint Jean estoit le Christ Fils de Dieu, le Messie qu'ils attendoyent, à fin de luy rendre
l'honneur qui luy estoit deu.
Remarquez un peu, je vous prie, les fantasies de l'esprit humain: ils attendoyent le Messie,
ils voyoient que toutes les propheties estoyent accomplies, car ils avoyent en main la Sainte
Escriture; le Sauveur estoit venu et alloit parmi eux enseignant sa doctrine, faisant des miracles, et
confirmant tout ce qu'il disoit par ses œuvres; neanmoins, au lieu de le reconnoistre, ils en vont
chercher un autre.
Ils s'addressent donques au glorieux saint Jean et l'interrogent: Tu quis es? Qui es-tu? Il
leur dit et ne le nia point: Je ne suis pas le Christ. Es-tu Elie? Non. Es-tu Prophete? Non. Il
confessa et ne le nia point. Ce sont les parolles des Evangelistes1189 qui sont briefves et succinctes,
car ils en ont tousjours fait ainsy en tout ce qu'ils ont rapporté. Nos anciens Peres remarquent1190
que quand ces envoyés luy dirent cette parolle: Qui es-tu? ils ne vouloyent pas seulement sçavoir
qui il estoit, mais encores s'il estoit le Messie attendu; car autrement saint Jean ne leur eust pas
respondu qu'il n'estoit pas le Christ, s'il n'eust creu qu'ils venoyent à fin de le reconnoistre pour
tel. Il est vray qu'il ne l'estoit pas, et il le confessa et ne le nia pas.
Mais considerez un peu la tres parfaitte humilité de ce glorieux Saint à rejetter non
seulement les honneurs, les preeminences et tiltres qui ne luy appartenoyent pas, ains, ce qui est
plus admirable, à refuser ceux qu'il pouvoit recevoir. Il estoit homme comme nous autres, il estoit
1187 Gen., III, 1.
1188 Cf. tom. praeced. hujus Edit., Serm. CXLIX.
1189 Joan., I, 19-31.
1190 Apud Maldonat. et Barradam, Comm. in locum.
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24.1 Page 231

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[420] sujet à commettre des pechés veniels1191, et neanmoins il estoit arrivé à une telle humilité
qu'il triomphe excellemment de l'orgueil et de l'ambition, repoussant et refusant d'accepter les
dignités et honneurs qui luy estoyent presentés.
Les Anges estans au Ciel ont recherché non pas d'estre dieux, car Lucifer estoit trop bon
philosophe pour commettre une telle incongruité; il comprenoit bien qu'il ne le pouvoit, que c'estoit
une chose impossible. Son ambition n'arriva point jusques là; il sçavoit que Dieu seroit tousjours
le premier et auroit quelque superintendance par dessus luy, car en somme il est Dieu et Lucifer
ne pretendoit pas estre tel. O non, mais son orgueil le porta jusques à vouloir estre semblable à
Dieu1192; et le miserable, au lieu de devenir ce qu'il presumoit, il descheut par son outrecuidance
de ce qu'il estoit, fut chassé et banni pour jamais du Ciel et rendu diable. C'est par luy que les
demons commencerent d'estre, car avant sa cheute il n'y en avoit point.
Nos premiers parens au paradis terrestre estoyent en la justice originelle, ils n'avoyent
jamais peché, non seulement mortellement comme les Anges (car le premier peché qu'ils
commirent fut mortel, et par consequent digne de mort eternelle), mais non pas mesme
veniellement. Neanmoins, entendans de ce viel serpent1193 que s'ils venoyent à manger du fruit
defendu ils seroyent semblables à Dieu, la seule proposition que leur fit Satan leur toucha le cœur
en telle sorte qu'ils vindrent à s'oublier du commandement et de la defense du Seigneur. O que
l'ambition et l'orgueil sont de fortes et dangereuses amorces pour seduire l'homme et luy faire
transgresser la loy de Dieu! Il est donques bien vray, comme dit le grand saint Ambroise1194, que
qui veut entrer au combat et en la guerre contre le vice il faut necessairement qu'il soit revestu et
par tout armé de l'humilité.
Nostre glorieux saint Jean estoit bien armé de cette vertu. Mon Dieu, qu'elle fut admirable
en ce grand Saint! car il n'estoit point au Ciel ni au paradis terrestre, ains en la terre; il n'estoit point
Ange, ains homme; il [421] n'estoit point en la justice originelle, ains il pouvoit pecher
veniellement1195. Et on ne luy propose pas seulement d'estre semblable à Dieu, ains on vient pour
luy faire confesser qu'il est le Christ et le reconnoistre pour tel. Mais il refusa et rejetta cela du tout
loin. Il confessa et ne le nia point, dit l'Evangeliste, qu'il ne l'estoit pas.
Combien fut grande cette tentation et combien grande aussi l'humilité avec laquelle il la
repoussa! Mais remarquez, je vous prie, comme les envoyés des princes des prestres luy parlent:
Nous sommes icy mandés de la part des Scribes et Pharisiens et de toute la republique pour vous
dire que les propheties sont accomplies et que le temps est arrivé auquel nous doit venir le Messie.
Il est vray que nous voyons parmi nous beaucoup de personnes qui vivent bien et sont fort
vertueuses, mais il nous faut confesser que nos yeux n'en ont point veu qui soyent semblables à
vous ou desquelles nos cœurs goustent les œuvres comme nous goustons les vostres. En somme,
nous croyons que vous estes le Messie promis. Que si cela est, nous vous supplions de ne point
nous le dissimuler et cacher davantage, car nous sommes venus pour vous rendre l'honneur que
vous meritez. Voyez-vous, ils luy mettent le marché entre les mains; s'il eust voulu accepter ils
l'eussent reconneu pour le Christ. Mais certes, ce glorieux Saint estoit trop grand amateur de la
verité pour se laisser emporter à une telle ambition. S'il se fust dit le Messie il eust esté un grand
menteur, un desloyal et infidelle, de recevoir un honneur qui ne luy estoit pas deu.
Ces Scribes et Pharisiens declarent qu'ils attendent le Messie promis, le Desiré des
nations1196, et Celuy que Jacob nomme le Desir des collines eternelles1197. Les anciens Peres
expliquans ces paroles disent qu'elles nous representent le desir que les Anges avoyent de
l'Incarnation1198; d'autres tiennent que par icelles nous devons entendre le desir que Dieu avoit de
1191 Vide tamen supra, p. 160.
1192 Is., XIV, 14.
1193 Apoc., XII, 9.
1194 Precatio II ante Missam. Patrolog. Lat., tom. XVII, col. 755.
1195 Vide tamen supra, p. 160.
1196 Aggaei, II, 8.
1197 Gen., XLIX, 26.
1198 Vide S. Aug., De Civit. Dei, l. XVIII, c. XXXV, et Tirin., Comment. in locum Gen. Cf. Cornel. et aliosin I Petri,
I, 12.
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24.2 Page 232

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toute eternité d'unir la nature humaine avec la divine1199, desir qu'il communiqua aux Anges et aux
hommes, quoy qu'en differentes façons. Les uns, tels que les Patriarches et les Prophetes, [422] le
souhaittoyent ardemment, et par les souspirs qu'ils jettoyent au Ciel ils demandoyent l'Incarnation
du Fils de Dieu. Salomon, au Cantique des Cantiques1200, nous foit entendre ce souhait par les
paroles de l'Espouse: Qu'il me bayse d'un bayser de sa bouche. Que signifie donc ce bayser sinon
l'union hypostatique de la nature humaine avec la divine1201? Les autres le desiroyent, mais comme
imperceptiblement; car de tout temps l'on a veu les hommes enclins à rechercher une Divinité, et
ne pouvans se faire un Dieu humanisé, parce que cela appartenoit à Dieu seul, ils recherchoyent
des inventions pour faire des deités. Pour cela ils dressoyent des idoles et simulacres lesquels ils
ornoyent et tenoyent parmi eux comme des dieux. Je sçay bien que c'estoyent des erreurs; mais
nous voyons ainsy le desir que Dieu avoit infus dans tous les cœurs de l'Incarnation de son Fils,
de cette union de la nature divine avec l'humaine. Ces prestres et Levites ont donques rayson de
dire que toutes les propheties sont accomplies et que le temps est venu auquel ils doivent voir
Celuy qui a esté le Desiré de toutes les nations.
Or, ils demandent à saint Jean: Qui es-tu? n'es-tu point le Christ que nous attendons? Et il
confessa et ne nia point qu'il ne l'estoit pas. Oh que l'esprit de saint Jean estoit esloigné de celuy
de ce siecle! Il n'usa point de beaux discours pour respondre à ces ambassadeurs, il se contenta
seulement de respondre qu'il n'estoit pas le Christ. Certes, s'ils eussent demandé qui il estoit pour
simplement sçavoir quelle estoit sa profession, il les eust sans doute bien informés de la verité, et
avec plus de paroles; mais voyant qu'ils le tenoyent pour ce qu'il n'estoit pas, il se contente de dire
en un mot qu'il n'est pas celuy qu'ils croyent.
Nous autres nous sommes tant soigneux de bien recevoir les honneurs qui nous sont faits;
cette nature humaine va tant retirant à soy tout ce qui est à son advantage, l'on est si amoureux des
dignités et preeminences! O Dieu, disons-nous à ceux qui nous flattent, il est vray, j'ay receu telle
grace, cela est bien en moy; [423] mais c'est une faveur de Dieu, c'est un effect de sa misericorde,
et telles autres paroles. 1202Quelque petit gentilhomme s'estimera estre de bon lieu, brave cavalier;
on luy demandera: Qui es-tu? Il respondra ce que son imagination luy dicte: Je suis un brave
seigneur, un vaillant cavalier, d'une telle mayson ou d'une telle race. Et pour l'ordinaire, telles gens
ne sont rien, et les moindres sont ceux qui veulent le plus paroistre. Hé, folie, niaiserie! Qui est
celuy là? Oh qui il est? A l'entendre c'est un saint Pierre! Il a peut estre vescu quatre cents ans
devant cet Apostre; et que sçay-je, telles autres sottises. En somme, nostre amour propre va non
seulement tirant à soy toute la gloire qui luy appartient en quelque façon, mais encores celle qui
ne luy est aucunement deue. Nous faisons tout au contraire de ce que fit le glorieux saint Jean qui
ne se contenta pas de rejetter celle qui ne luy appartenoit pas, ains encores il refusa celle qu'il
pouvoit justement recevoir.
Les envoyés luy demanderent: Puisque tu n'es pas le Christ, n'es-tu pas Elie? Et il declara:
Non, je ne le suis pas. Certes, il pouvoit respondre qu'il l'estoit, car bien qu'il ne fust Elie en propre
personne il estoit neanmoins venu en l'esprit d'Elie1203; et cela se pouvoit dire de luy comme nous
disons encores aujourd'huy parmi nous: Celuy là a l'esprit d'un tel; ou: Il fait telle chose poussé
d'un tel esprit. Comme donques est-ce que saint Jean estant venu en l'esprit d'Elie, peut il declarer
avec verité qu'il ne l'est pas? Et il n'est pas menteur non plus qu'il ne l'eust esté s'il eust dit estre
Elie. Il sçavoit qu'il estoit escrit1204 qu'avant le jour du Seigneur un grand Prophete, un excellent
homme nommé Elie s'esleveroit parmi le peuple, qu'il viendroit l'enseigner et le disposer à
l'avenement du souverain Juge; il vit donques que s'il disoit estre Elie ils pourroyent le prendre
pour le Messie promis, voyla pourquoy il le nia et respondit: Je ne le suis pas. O merveilleuse
humilité que celle cy! [424] Il ne rejette pas seulement ce qui ne luy appartient pas (c'est le premier
1199 Cf. S. Iren., Contra Haer., 1. III, c. XVIII, et Cornel. et alios in loca Gen. et Agg. et in Ephes., I, 10.
1200 Cap. I, 1.
1201 S. Bernard., sermo II in Cant. Cf. tom. praeced. huj. Edit., Serm. XCIII.
1202 Les dix lignes suivantes sont inédites, ainsi que les lignes 10-15, p. 427, et 23-28, p. 428.
1203 Lucae, I, 17; et. Matt., XI, 14.
1204 Malach., ult., 5.
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24.3 Page 233

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degré de l'humilité de ne vouloir point admettre ni moins rechercher d'estre tenu et estimé pour ce
que l'on n'est pas), mais passant plus outre et trouvant une façon de parler en laquelle sans faire
tort à la verité il pouvoit encores repousser l'honneur qui luy appartenoit, il le fit promptement,
sans disputer ni se servir de beaucoup de discours; ains franchement et librement il dit: Non, je ne
le suis pas. Mais il faut achever, car l'heure s'en va passer.
Les Juifs donques entendans cette seconde negation le rechargent d'une troisiesme
demande: Si tu n'es ni le Christ ni Elie, tu es pour le moins quelque grand Prophete; tu ne nous
sçaurois nier cette verité, car tes oeuvres en font foy et nous en donnent de suffisantes preuves et
tesmoignages. Neanmoins ce glorieux Saint demeure ferme en son humilité et respond: Je ne le
suis pas. Mais comment saint Jean pouvoit-il faire cette troisiesme negation avec verité, luy qui
estoit non seulement Prophete, ains plus que Prophete? Nostre Seigneur le dit tout haut de sa
propre bouche au peuple Juif1205; comme donques ose-t-il affirmer: Non sum, je ne le suis pas?
Tous les anciens Peres, admirans les trois negations de ce glorieux Saint, s'estonnent de celle-cy
et disent que ce fut en icelle que saint Jean alla aux dernieres extremités, et que pour peu qu'il eust
passé plus avant, il eust menti: neanmoins il ne le fit pas.
Mais comment pouvoit-il asseurer n'estre pas Prophete, sçachant bien qu'il l'estoit et que
Dieu mesme l'avoit declaré? Voyez-vous, il estoit encor promis en la Loy1206 au peuple Juif qu'un
grand Prophete luy seroit envoyé. Je sçay bien qu'il y a diverses opinions sur cecy, à sçavoir, qui
seroit ce grand personnage; mais la plus commune estoit qu'iceluy ne seroit autre que le Fils de
Dieu. Saint Jean, s'appercevant qu'on ne luy demandoit pas simplement s'il estoit Prophete, et que
s'il disoit qu'il l'estoit ils le croiroyent ce grand Prophete promis et le reconnoistroyent pour tel, il
le nia, voyant que sans mentir il pouvoit encores respondre qu'il ne l'estoit pas. [425] Comme s'il
eust voulu dire: Si vous me demandiez seulement qui je suis, je vous respondrois simplement; si
vous vouliez sçavoir si je suis un simple Prophete, je vous advouerois franchement que je le suis,
et mesme que je suis envoyé pour preparer les voyes au Messie1207. Mais parce que en toutes vos
demandes vous visez à un mesme but, qui est de me reconnoistre pour le Messie promis, je vous
dis que je ne suis ni le Christ, ni Elie, ni Prophete. Et en cela il ne mentit pas.
Voyla donques comme saint Jean rembarra cette tentation d'orgueil et d'ambition, et comme
l'humilité luy donna des inventions admirables pour ne point admettre ni recevoir l'honneur qu'on
luy vouloit rendre, dissimulant et niant d'estre ce que veritablement il estoit; car il n'y a point de
doute qu'il ne fust Elie et Prophete, voire plus que Prophete, Dieu l'ayant declaré luy mesme.
Neanmoins voyant qu'en ce sens que nous avons dit, il pouvoit asseurer qu'il ne l'estoit pas, pour
eviter l'honneur qu'on luy vouloit rendre, honneur qui devoit estre deferé à Dieu seul, il respondit:
Je ne le suis pas. Et il n'y a point de doute que l'on peut parler sans aucune crainte de mentir avec
cet artifice et prudente dissimulation; les theologiens sont tous d'accord sur ce sujet1208.
Mais plusieurs ayans mal entendu cecy, s'en sont servi, et n'ont point pensé mentir en disant
beaucoup de choses fort esloignées de la verité; et mesme il en est qui sont arrivés jusques là que
de croire qu'ils pouvoyent proferer des menteries quand il s'agissoit de la gloire de Dieu. Si on les
en reprend et qu'on leur dise: Mais en telle action ou façon de parler vous estes menteurs. Oh,
respondent-ils, il est vray, mais c'est pour honnorer Dieu que j'ay dit un tel mensonge. Hé, folie!
vous vous moquez du monde en disant cela; comme si Dieu pouvoit estre honnoré par le peché!
Non, cela n'est pas; il ne faut jamais mentir pour honnorer Dieu, et c'est une sottise et grande
ignorance que celle là. Regardez, saint Jean n'a pas agi ainsy, car il pouvoit avec verité respondre
comme il fit, ainsy que je vous l'ay monstré. [426]
Or ces ambassadeurs tout estonnés repartirent: Si tu n'es pas le Christ, ni Elie, ni Prophete,
pourquoy est-ce que tu baptises1209, pourquoy as-tu des disciples et fais-tu des œuvres si
merveilleuses? En quel esprit les fais-tu? Certes, tu as beau te cacher et dissimuler, tes œuvres
1205 Matt., XI, 9; Lucae, I, 76, VII, 26, 28.
1206 Deut., XVIII, 15, 18.
1207 Lucae, I, 76.
1208 Cf. Introd. a la Vie devote, Partie III, c. XXX.
1209 Joan., I, 25.
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nous font bien voir que tu es quelque chose de grand, c'est pourquoy dis-le-nous, à fin que nous
sçachions ce que nous rapporterons à ceux qui nous ont envoyés. Voyez-vous, ils perdent quasi
patience aupres de l'humilité de saint Jean. A la verité, les ambassadeurs ont besoin de patience, et
c'est une grande vertu que celle cy, laquelle est du tout necessaire non seulement aux ambassadeurs
mais à tous les Chrestiens; aussi j'ay accoustumé de dire que la patience est la vraye vertu des
Chrestiens.
Il confessa et ne le nia point, dit l'Evangeliste, qu'il n'estoit ni le Christ, ni Elie, ni Prophete.
Ces paroles s'expliquent par un hebraïsme. (La langue hebraïque est certes admirable, elle est toute
divine; c'est celle cy que Nostre Seigneur parloit quand il estoit en ce monde1210, et selon quelques
Docteurs, c'est celle que les Bienheureux parlent là haut au Ciel1211. Les phrases hebraïques ont
tousjours une merveilleuse grace en tout ce qu'elles expriment.) Il confessa et ne le nia pas. Ces
deux mots sont quasi une mesme chose, car confesser sa faute c'est ne la pas nier, et ne la pas nier
c'est la confesser; neanmoins il y a une petite difference entre iceux.
A ce propos, je diray ces deux mots de la confession1212, bien que je l'aye touché d'autres
fois en d'autres eglises; mais peut estre que ceux qui m'entendoyent ne sont pas icy et que quelques
uns sont morts du despuis. Plusieurs se confessent et nient en mesme temps. Que veux-je dire,
sinon que plusieurs se vont confesser de leurs defauts, mais en telle sorte qu'en s'accusant ils
s'excusent, disant plusieurs parolles pour monstrer que si bien ils ont fait la faute qu'ils advouent,
ils ont eu rayson de la faire. Et non seulement ils s'excusent en s'accusant, mais encores ils accusent
les autres. Je me suis mis en colere et j'ay [427] fait tel manquement par ce mouvement là, mais
j'en avois bien sujet; l'on m'avoit fait ou dit telle chose, c'estoit pour une telle occasion. Voyez-
vous pas qu'en confessant vostre faute vous la niez? Dites donques: Ç'a esté par ma malice, par
mon impatience et mauvais naturel, ou en suite de mes passions et inclinations mal mortifiées que
j'ay commis telle et telle faute. Un autre dira: J'ay mesdit d'autruy, mais ç'a esté en des sujets tout
clairs et manifestes, je ne suis pas le seul qui aye dit ou veu cela. Et voyla comme nous nions estre
coulpables de la faute que nous accusons.
Il n'en faut pas faire ainsy, ains il se faut confesser clairement et nettement, mettant la faute
dessus nous, nous tenans pour vrayement coulpables, sans nous mettre en souci de ce que l'on dira
ou pensera. Voyla ce que je suis, devons-nous dire. C'est ainsy qu'a fait le glorieux saint Jean: il
l'a confessé et ne l'a point nié. Sans se soucier que l'on diroit ou penseroit, il est allé droitement
devant Dieu, et n'a point fait comme ceux qui vont et ne vont pas. Vous trouverez des ames
auxquelles on dira: Il faut faire cela, il faut aller là. Mais avant que de faire ou aller au lieu qui leur
est marqué elles feront mille retours et regards. Elles ressemblent à ces servantes qu'on envoye
faire quelque message, lesquelles vont bien où on les mande, mais en allant elles s'amusent à
chaque boutique qu'elles rencontrent en leur chemin, parlant tantost à celuy cy, tantost à l'autre; la
moindre petite chose qu'elles voyent les arreste. Telles sortes de gens vont et ne vont pas.
Ces ambassadeurs veulent donques sçavoir qui est saint Jean, à fin de le rapporter à ceux
qui les ont envoyés; mais il ne leur dit autre chose sinon: Je suis la voix de Celuy qui crie au desert:
Applanissez le chemin du Seigneur1213. Remarquez, je vous prie, la parfaitte humilité de ce glorieux
Saint: plus ils le vont poursuivant, plus il va reculant et s'approfondissant dans son neant, montant
tousjours en un plus haut degré d'humilité. O noble vertu d'humilité tant necessaire à l'homme en
cette basse terre! Ce n'est pas sans rayson qu'on dit [428] qu'elle est la base de toutes les vertus,
car sans elle il n'y en a point; et bien qu'elle ne soit pas la premiere, la charité et l'amour de Dieu
la surpassant en dignité et excellence, si est-ce que la charité a une telle convenance et sympathie
avec l'humilité, qu'elles ne vont jamais l'une sans l'autre1214.
Je vous raconteray à ce propos, puisqu'il fait à mon sujet, un beau trait que j'ay leu avec
playsir ès Vies des Peres tout fraischement imprimées; l'autheur les a recueillies fort curieusement
1210 Colligitur ex multis locis Evangel., et ex Josepho.
1211 Vide Cornel. et alios, in I Cor., XIII, 8.
1212 Cf. Serm. indic. supra, p. 419.
1213 Joan., I, 22, 23; Is., XL, 3.
1214 Cf. Entretien VIII, ad finem, et supra, pp. 110, 224-226.
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et soigneusement1215. Il rapporte donques que plusieurs de ces bons Religieux estans assemblés et
parlans les uns avec les autres (c'estoit une conference spirituelle, un entretien familier), l'un d'eux
louoit hautement l'obeissance, un autre la charité, un troisiesme la patience. L'un d'entre eux ayant
ouy ce que tous ses freres alleguoyent sur les vertus, dit: Pour moy, il me semble que l'humilité est
la premiere de toutes et la plus necessaire; et il fit cette comparaison qui revient bien à mon propos.
L'humilité et la charité, dit-il, sont ensemble comme Jean Baptiste et Nostre Seigneur. L'humilité
est le fourrier et le precurseur de la charité, comme saint Jean Baptiste l'estoit du Sauveur. C'est
elle qui prepare les voyes; c'est une voix qui crie: Applanissez le chemin du Seigneur; et tout ainsy
que Jean Baptiste vint devant le Messie, il faut aussi que l'humilité vienne vuider les cœurs pour
puis apres recevoir la charité, car elle ne pourra jamais demeurer en une ame que l'humilité ne luy
aye premierement preparé le logis.
Saint Antoine fut un jour ravi en extase, et comme il revint à soy ses bons Religieux luy
demanderent ce qu'il avoit veu. Il leur dit: J'ay veu le monde tout rempli de filets propres à faire
non seulement chopper, mais encores tomber lourdement les hommes dans des profonds
precipices. Ils repartirent: Et si tout est rempli de filets qui donques en eschappera? Il leur
respondit: Ceux là seulement qui seront humbles1216. En quoy nous voyons combien l'humilité est
requise pour resister aux tentations et eschapper aux filets du diable. [429] Saint Jean l'avoit en un
degré de tres grande perfection. Vous me demandez pourquoy je baptize? dit-il1217. Je baptise avec
l'eau pour la penitence; mais il y en a un parmi vous, lequel vous ne connoissez pas, qui en
baptizant remet les pechés. Vous voulez sçavoir qui je suis: je vous dis que je ne suis rien qu'une
voix. Comme s'il vouloit dire: O pauvres gens, que vous estes bien trompés en moy! Vous pensez
que je suis le Messie parce que je suis tout nud, c'est à dire que je ne suis pas vestu comme les
autres hommes, mon vestement estant tissu de poils de chameaux. Je ne mange point de pain ni de
viande, et ne me nourris que de sauterelles et du miel sauvage1218 que les avettes m'apportent; je
ne bois point de vin1219, je n'ay point de mayson, ains j'habite clans le desert avec les bestes; je suis
sur le fleuve Jourdain, baptizant avec de l'eau et preschant la penitence1220, et pour cela vous
croyez que je suis le Messie. Or je vous dis que je ne le suis pas, mais seulement la voix de celuy
qui crie au desert. Nous vous en parlerons Dimanche prochain, car l'heure est passée.
Mais comment saint Jean se pouvoit-il plus abaisser que de dire qu'il n'estoit qu'une voix?
car la voix n'est qu'une fumée, qu'une exhalaison qui s'en va en l'air mener quelque peu de bruit et
puis disparoist. Vous croyez que je suis le Messie, et moy je vous proteste que je ne suis pas mesme
homme, ains moins qu'homme, car je ne suis qu'une simple voix. Si vous allez clans ce desert, vous
trouverez des echos parmi ces rochers; que si vous parlez ils vous respondront, d'autant que vos
voix entrans dans la concavité de la montagne il s'y forme une parole semblable à la vostre. Or,
lequel est-ce d'entre vous qui estime l'echo un homme à cause qu'il luy respond? cela ne s'est jamais
veu. Hé bien, c'est ce que je suis et rien davantage. Voyla donques ce glorieux saint Jean humilié
jusques au plus profond de son neant. Mais à mesure qu'il s'abaisse, Dieu l'exalte et crie tout haut
qu'il est Prophete et plus que Prophete1221; il l'appelle encores Ange, disant: Voicy que j'envoye
mon Ange, et iceluy preparera ta voye1222. [430]
Certes, c'est de tout temps que la divine Sapience a regardé les humbles de bon œil1223,
qu'elle a humilié ceux qui s'exaltent et rehaussé ceux qui s'humilient. C'est ce que vostre glorieuse
Maistresse nostre Dame et Mere a chanté en son divin cantique1224: Deposuit, etc. Ceux qui
s'exaltent seront humiliés; ceux qui veulent mettre leur siege sur les nuées seront rabaissés, et les
1215 Vitae Patrum, 1. III, § 126, 1. VII, c. XIII, §7. Cf. supra, p. 303.
1216 Vitae Patrum, l. V, libell. XV, § 1.
1217 Matt., III, 11; Joan., I, 26.
1218 Matt., III, 4.
1219 Lucae, I, 15.
1220 Ibid., III, 3.
1221 Ubi supra, p. 425.
1222 Malach., III, 1; Matt., XI, 10.
1223 Psalmi CXII, 6, CXXXVII, 6.
1224 Lucae, I, 52.
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pauvres qui s'abaissent et humilient seront exaltés1225. Il y a des personnes si pleines d'orgueil
qu'elles ne peuvent s'assujettir à aucun, ni souffrir qu'on die ce qu'elles sont. Elles veulent se
preferer à tous, s'estiment plus doctes, plus sçavantes que nul autre et leur semble qu'elles n'ont
point besoin de maistre; cependant telles gens sont pour l'ordinaire grandement ignorans, mais on
ne leur oseroit dire, car ils presument d'eux mesmes à merveille. Oh! Dieu les humilie, il les laisse,
et regarde les pauvres humbles qui sont sur la plate terre, lesquels n'ont point de siege sinon la
bassesse1226. Ceux-cy ne se faschent pas si on leur dit qu'ils sont imprudens, qu'ils n'ont point
d'esprit ni de jugement, ains ils s'abaissent, et Dieu les exalte et releve, leur donnant son Esprit par
lequel ils operent de grandes choses.
En somme, saint Jean est proposé par Nostre Seigneur à toutes sortes de personnes pour
estre imité. Il ne doit pas seulement estre regardé des prelats et predicateurs, mais encores des
Religieux et Religieuses qui doivent considerer son humilité et mortification pour estre, à son
exemple, des voix les uns parmi les autres, criant que l'on prepare les voyes et que l'on applanisse
le chemin du Seigneur, à ce que, le recevant en cette vie, nous jouissions de luy en l'autre, où nous
conduisent le Pere et le Fils et le Saint Esprit. Amen. [431]
1225 I Reg., II, 7, 8; Matt., XXIII, 12; Lucae, XIV, 11, XVIII, 14.
1226 Ps. CXII, 6, 7; Lucae, I, 48, 52.
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XL. Sermon pour le quatrième Dimanche de l'Avent
20 décembre 1620
Factum est verbum Domini super Joannem
Zachariae filium in deserto, et
venit in omnem regionem Jordanis,
praedicans baptismum poenitentiae in
remissionem peccatorum.
La parole de Dieu est tombée sur Jean
fils de Zacharie au desert, et il vint
par toutes les contrées d'alentour le
Jourdain, preschant le baptesme de la
penitence en la remission des pechés.
Lucae, III, 2, 3.
Le glorieux saint Jean, ainsy que je vous le monstray Dimanche, donna suffisamment et
excellemment des preuves et tesmoignages de son humilité lors qu'il fut enquis s'il estoit le Christ,
Elie ou Prophete; car sçachant que Moyse1227 parlant de la venue de Nostre Seigneur dit qu'il
devoit venir un grand Prophete, et voyant que les Juifs croyoient que ce fust luy qui estoit promis,
il advoua franchement: Non sum, je ne le suis pas. Humilité grande, à la verité, qui ne peut mieux
estre exprimée que par ces paroles de saint Jean l'Evangeliste1228: Il confessa et ne nia point qu'il
n'estoit pas le Christ. Mais comme ceux qui estoyent venus à luy le pressoyent de dire qui il estoit
à fin de le faire sçavoir à ceux qui les avoyent envoyés, il respondit: Je suis la voix de celuy qui
crie au desert: Applanissez le chemin du Seigneur. Comme s'il disoit: Vous voulez sçavoir qui je
suis? Je ne suis que la voix de celuy qui crie au desert, c'est à [432] dire, je ne suis pas celuy qui
crie, mais seulement la voix de celuy qui crie. Ce n'estoit pas saint Jean qui crioit, mais Nostre
Seigneur par la bouche de saint Jean. C'est ce que disoit le grand Apostre saint Paul aux
Corinthiens1229. Pensez-vous, leur escrivoit-il, que ce soit moy qui vous parle? Oh non, mais c'est
Dieu qui vous parle par ma bouche. Ne recevez point mes paroles comme paroles d'homme, mais
comme paroles de Dieu, car je vous dis en verité que ce n'est point moy qui enseigne, ains Dieu
par moy.
Or, saint Jean estoit sur le fleuve Jourdain, qui est à l'entrée du desert, criant et preschant
la penitence1230; et le monde accouroit de toutes parts pour l'escouter et estre baptizé de luy. Là
donc il crioit: Faites penitence, preparez les voyes et les sentiers, car le Seigneur est proche1231.
Mais parce que je crie et presche en ce desert, vous voulez sçavoir qui je suis: je vous proteste que
je ne suis que la voix de Celuy qui crie. Comme s'il disoit: Ce n'est pas moy qui crie en ce desert:
Faites penitence, ains c'est Dieu qui le vous dit par moy, et je ne suis que la voix, la trompette par
laquelle il vous donne à entendre comment vous vous devez preparer à faire penitence et vous
disposer à sa venue. Voyla ce que je suis; vous devez donc escouter mes paroles non comme
miennes mais comme de Dieu qui vous parle par ma bouche, car je suis la voix de Celuy qui crie
au desert. 1232Et c'est là où nous en demeurasmes.
Saint Jean estoit fils de Zacharie, et la parole de Dieu estoit tombée1233 sur luy non
seulement à fin qu'il la gardast pour soy, ains aussi pour la communiquer aux autres. La divine
parole tombe dans un cœur en deux façons: la premiere, c'est quand Nostre Seigneur luy parle pour
1227 Deut., XVIII, 15, 18.
1228 Cap. I, 19-23.
1229 II Ep., V, 20; cf. I Thess., II, 13.
1230 Lucae, III, 3.
1231 Matt., III, 1-3, 5, 6; Marc., I, 4, 5.
1232 Vide supra, p. 430.
1233 Lucae, III, 2.
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l'instruire et luy enseigner ce qui est de ses volontés et bon playsir, luy faisant connoistre ce qu'il
doit faire pour sa conduite et ce qui le concerne en particulier. La seconde est quand elle tombe
sur le cœur non pour soy seulement, mais aussi à fin de la porter et communiquer aux autres pour
leur faire sçavoir ce qui est de la divine volonté. [433]
Nostre texte donques: La parole du Seigneur est tombée sur le fils de Zacharie, se doit
entendre en ces deux façons. Premierement, saint Jean a esté choisi et esleu de Dieu pour sa voix,
son avant coureur. Et notez icy (je le diray en passant), que personne ne peut estre receu en dignité
et prelature si la sacrée parole ne tombe sur luy, c'est à sçavoir s'il n'est choisi et esleu de Dieu. Or
ce choix ou eslection est commun et ordinaire, et l'on ne doit point desirer ni rechercher des
vocations particulieres et extraordinaires, car telles vocations sont dangereuses et suspectes quand
elles ne sont pas approuvées ni autorisées par les pasteurs et maistres de la vie spirituelle1234. Quant
à saint Jean, il fut choisi et esleu de Dieu, et luy mesme approuva sa vocation et maniere de
proceder. Il l'envoya devant luy1235 et il le suivit, preschant ce qu'il avoit presché1236.
Secondement, cette parole signifie que le Seigneur luy donna un office auquel il devoit
travailler pour les autres en leur annonçant la penitence. Nous sommes enseignés par là que lors
que Dieu depart quelque charge à ceux qu'il a choisis pour son service, comme sont les
predicateurs, ils doivent soigneusement s'appliquer à leur devoir et communiquer aux autres ce
qu'ils ont receu et ce que Dieu leur a donné pour ce sujet. C'est en ce sens que se doivent entendre
ces mots de l'Evangile: La parole du Seigneur est tombée sur Jean, fils de Zacharie, lequel fut
choisi par la divine Sapience pour estre le Precurseur de nostre divin Sauveur. Il devoit annoncer
sa parole, prescher la penitence et faire les autres fonctions de sa charge.
Mais comme il estoit obligé de crier que l'on preparast les voyes, que l'on applanist les
sentiers et les chemins du Seigneur, le peuple auquel il s'addressoit estoit de mesme obligé de
l'ouyr, de recevoir le baptesme qu'il luy presentoit et de faire ce qu'il luy disoit; car si le predicateur
a le devoir de vous prescher, vous avez aussi celuy de l'escouter et de bien recevoir ce qu'il vous
annonce de la part de Dieu. Je viens icy pour vous prescher, mais si je suis obligé de vous apporter
la divine parole, [434] vous l'estes par consequent de l'escouter, et non seulement cela, ains encores
de bien entendre et prattiquer ce que l'on vous enseigne. Et pour ce faire, il est necessaire de bien
mascher et digerer ce que l'on a ouy et recueilli, et tascher d'en faire une bonne digestion1237. Car
qu'eust-il servi aux Israëlites que Dieu leur eust envoyé la manne au desert pour leur nourriture,
s'ils ne l'eussent point voulu recueillir et ramasser? Et que leur eust-il profité de la recueillir s'ils
ne l'eussent point voulu manger pour s'en substanter? Certes, quand la divine Providence fit tomber
la manne du ciel elle obligea les enfans d'Israël à se lever le matin pour l'aller recueillir avant que
le soleil parust1238; et non seulement cela, mais encores de la manger et avaler pour en estre nourris
et substantés. De mesme, ceux qui escoutent la parolle de Dieu sont tenus à la prattiquer pour en
profiter.
Il y a deux causes pour lesquelles on n'en profite pas. La premiere est que si bien on lescoute
et on en est interieurement touché, l'on en differe l'execution jusques au lendemain. Hé, pauvres
gens que nous sommes, ne voyons-nous pas bien que ces remises sont la cause de nostre mort et
de nostre ruine, et que nostre bien consiste en ce jourd'huy? La vie de l'homme est ce jourd'huy
auquel il vit; car qui se peut promettre qu'il vivra jusques au lendemain1239? O certes, personne
quel qu'il soit. Nostre vie consiste en ce jourd'huy, en ce moment que nous vivons, et nous ne nous
en pouvons promettre ni asseurer d'autre que celuy dont nous jouissons, pour brief qu'il puisse
estre. Donques, si cela est, comment osons-nous remettre l'execution et la prattique de ce que nous
avons ouy qui doit servir à nostre conversion, puisque de ce moment auquel nous entendons ce qui
1234 Cf. Les Controverses, Partie I, c. I, art. III; Tr. de l'Am. de Dieu, 1. VIII, c. XIII.
1235 Lucae, I, 17, 76.
1236 Matt., III, 2, IV, 17.
1237 Vide supra, p. 361.
1238 Exod., XVI, 21; Sap., XVI, 28.
1239 Jacobi, IV, 13-15.
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est propre à nostre amendement depend toute nostre vie? Voyla la premiere rayson pour laquelle
nous ne profitons pas des choses qui nous sont dites et enseignées.
La seconde est une avarice spirituelle qui fait que l'on recherche et procure de sçavoir
beaucoup, qu'on est soigneux de faire un grand amas de choses de devotion. Vous trouverez des
personnes qui ne seront jamais lasses [435] de ramasser et recueillir des documens et instructions
nouvelles, tant d'advis, tant d'enseignemens, et neanmoins n'en font pas une seule prattique1240. Et
qu'est-ce cela sinon une avarice spirituelle, qui est un vice assez grand en la vie devote? Vous en
trouverez d'autres qui ne sont jamais assouvis d'entendre ou de voir de nouvelles choses; ils
assemblent quantité de livres et font des bibliotheques à merveille, ils sont tousjours à faire des
remarques. Hé, pauvres gens, que voulez-vous faire de tout cela? Oh, nous voulons user de
prevoyance, nous le trouverons à nostre besoin; quand nous serons vieux nous nous en sçaurons
bien servir. O Dieu, ne sçavez-vous pas que Nostre Seigneur voulant esloigner l'avarice et toute
sollicitude du cœur de ses disciples, leur commanda de vivre au jour la journée et de n'avoir point
souci du lendemain1241?
Certes, entre les ordonnances que Dieu fit aux enfans d'Israël il leur enjoignit de ne
recueillir qu'une mesure de manne1242, à sçavoir ce qui estoit suffisant pour la prebende et portion
d'un chacun. Mais outre cela, il commanda qu'aucun n'en gardast pour le lendemain et que pas un
n'en recueillist plus qu'il n'estoit marqué à dessein d'en faire provision, car il s'y engendreroit des
vers et elle tourneroit à corruption1243. Vivez au jour la journée, mangez ce que l'on vous donne et
vous en nourrissez bien par les prattiques que vous en ferez, et laissez le soin du reste à la divine
Providence, car elle vous pourvoira assez selon vostre besoin; usez bien seulement de ce qui vous
est donné et soyez libres de tout autre souci. Il est vray que dans les viandes qui sont gardées il s'y
engendre des vers, et pour moy je crois que les vers qui rongent les consciences des damnés1244 ne
sont point les moindres, ains les plus grandes peines qu'ils souffrent. Et quels sont ces vers sinon
les vifs et puissans remords de conscience qui piqueront et rongeront l'ame au souvenir et à la veue
de tant de moyens et d'occasions qu'on a eus de servir Dieu? Quels remords de conscience aura-t-
on à l'heure de la mort, voyant le nombre de documens, advis et instructions qui nous ont esté
donnés [436] pour nostre perfection! Ce seront les plus grandes douleurs que l'on ressentira que
celles cy. Voyla comme l'avarice spirituelle est la seconde rayson qui nous empesche de profiter
de la parole de Dieu; cela soit dit seulement pour introduction à mon discours. Revenons à nostre
Evangile1245. Je vous l'expliqueray le plus familierement qu'il me sera possible; mais pour ce faire
il faut que briefvement je vous en rapporte l'histoire.
Du temps que Tibere Cesar estoit Empereur, qu'Herode estoit roy de la Galilée, que Ponce
Pilate presidoit en Hierusalem, qu'Anne et Caïphe estoyent princes des prestres et siegeoyent dans
la chaire de Moyse1246, Dieu envoya son Prophete lequel fut sa voix qui crioit au desert:
Applanissez le chemin du Seigneur, faites penitence, car le salut est proche. Nous prendrons pour
l'explication de ces paroles celles qu'Isaïe dit aux Israelites au quarantiesme chapitre de ses
propheties1247, lesquelles sont les plus douces et aggreables qui se puissent entendre. C'est une
chose merveilleusement suave que de lire les escrits de ce saint Prophete; ses paroles sont toutes
emmiellées et fluides, et accompagnées d'une science incomparable; dès son premier chapitre on
descouvre un style admirable, et certes, c'est un fleuve et torrent d'eloquence.
Lors donc que le peuple d'Israël fut mené en servitude par les Gentils et envoyé prisonnier
parmi les Persans et Medes, le bon Cyrus, apres une longue captivité, se resolut de le retirer de
cette servitude et le ramener en la terre de promission. Ce que voyant par avance, le Prophete Isaïe,
avec une divine poesie, entonna ces belles paroles: Consolamini, consolamini. O peuple d'Israël,
1240 Cf. Entretien VII, circa med.
1241 Matt., VI, ult.
1242 Exod., XVI, 16.
1243 Ibid., vv. 19, 20.
1244 Is., ult., 24; Marc., IX, 45, 47.
1245 Lucae, III, 1-6.
1246 Matt., XXIII, 2.
1247 Vers. 1-4.
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consolez-vous, mais je vous dis encor une fois que vous vous consoliez, et d'une consolation qui
ne sera point vaine ni inutile, sur ces paroles que je vous fais entendre: Parce que sa malice et
meschanceté est arrivée à son comble, ses iniquités luy seront pardonnées. Et pour cela, disoit ce
grand Prophete, applanissez vos voyes, redressez vos chemins, à fin que Cyrus ramenant le peuple
en la terre de promission ne trouve point de [437] tortuosités. Il y a un grand nombre
d'interpretations sur ce texte: Parce qu'ils sont venus au comble de leur meschanceté, leurs
iniquités leur seront pardonnées. Que veut-il signifier? pourquoy le Prophete dit-il que Dieu
pardonnera au peuple d'Israël pour ce qu'ils sont venus au comble de leur malice?
Les anciens Peres enseignent que ces parolles se doivent entendre en cette sorte1248: Lors
qu'ils sont au plus fort de leurs travaux et afflictions, qu'ils sentent le plus le faix de leurs iniquités
en cet esclavage et servitude, apres les avoir punis de leur meschanceté par ce fleau de tribulations,
je les ay regardés et en ay eu compassion; et au comble de leur malice, c'est à sçavoir au plus
mauvais de leurs journées, je me suis contenté de ce qu'ils ont souffert pour leurs pechés, et à cause
de cela leurs iniquités leur seront pardonnées. Jacob se plaignant disoit: Mes jours sont courts,
mais ils sont mauvais1249. Que veut-il entendre par ces paroles sinon: Mes jours, c'est à dire ces
jours que je vis, sont courts, car ils ne font que passer; ils ne sont rien qu'une ombre1250, c'en est
aussi tost fait; mais ils sont mauvais parce qu'ils sont chargés et suivis de tant de travaux que cette
vie presente apporte avec soy, qu'encores qu'ils soyent courts ils ne laissent d'estre pleins de malice.
Il parloit ainsy à cause des grans travaux et tribulations qu'il souffroit.
Une autre façon d'entendre ces paroles: Parce que leur malice est venue à son comble leurs
iniquités leur seront pardonnées, est celle-cy: Lors qu'ils sont venus au comble, au midy, au plus
haut point de leur meschanceté et ingratitude, lors qu'il semble qu'ils n'ayent aucune souvenance
de leur Dieu ni plus de memoire de ses bienfaits, leurs iniquités leur seront pardonnées; c'est à
dire, en ce temps là auquel ils meriteroyent d'estre precipités, Dieu leur pardonnera et ne se
souviendra plus de leur meschanceté. Certes, quand la divine Providence a voulu monstrer aux
hommes combien estoit grande sa misericorde, ç'a esté par des esclats admirables; et lors qu'on ne
pouvoit esperer sinon de [438] sentir la fureur de son courroux et la terreur de sa justice, alors, dis-
je, qu'il n'y avoit aucune disposition de la part des hommes ni aucun motif pour esmouvoir le
Seigneur et l'attirer à faire misericorde, c'est en ce temps-là qu'il en a fait voir des effects
admirables.
A la verité, ce sont de grans effects de la bonté de Dieu de departir ses graces à ses creatures,
de leur pardonner continuellement les fautes qui journellement sont commises contre luy et de
recompenser de si petits services par de si grandes faveurs; de sorte que celuy qui correspond à la
premiere grace se dispose à recevoir la seconde, et correspondant à la seconde il se prepare à
obtenir la troisiesme, puis de la troisiesme à une quatriesme, et ainsy consecutivement, selon le
dire de la theologie scholastique, qui est tres veritable. Car les theologiens enseignent que Dieu ne
manque jamais de son costé1251; que si l'ame est fidelle à correspondre aux premieres graces elle
se dispose à recevoir les secondes, troisiesmes et quatriesmes, et par cette correspondance elle se
rendra digne de participer à de grans biens et d'obtenir de signalées faveurs. C'est pour cela qu'en
tant et tant d'endroits de la Sainte Escriture Dieu nous recommande la fidelité à suivre les bons
mouvemens, lumieres et inspirations; en quoy certes reluit la grandeur de sa misericorde.
Mais quand, outre ce que dessus, sa Providence a voulu faire des esclats plus grans de cette
misericorde, ç'a esté une chose admirable, car il n'a voulu qu'aucun motif l'induisist à ce faire; ains,
sans estre poussé d'autre cause que de sa seule bonté, il s'est communiqué en une façon du tout
merveilleuse. Lors qu'il vint en ce monde c'estoit au temps où les hommes estoyent au plus fort de
leur malice, lors que les Juifs vivoyent sans roy et que les lois estoyent entre les mains d'Anne et
Caïphe, hommes meschans, lors que Herode regnoit et que Ponce Pilate presidoit; ils n'avoyent
1248 Vide Foreirium, Isaiae versio cum Comment., et Cornelium, Comm. in Isaiam, ad locum.
1249 Gen., XLVII, 9.
1250 Job, VIII, 9, XIV, 2; Pss. CI, 12, CXLIII, 4.
1251 Cf. Tr. de l'Am. de Dieu, 1. IV, c. V.
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point de prestres1252, du moins ceux qu'ils avoyent ne valoyent rien, c'estoyent de mauvaises gens
que tous ces miserables là. En somme, le monde estoit arrivé au plus haut point de sa malice; [439]
et ce fut alors que Dieu vint pour le racheter et nous delivrer de la tyrannie du peché et servitude
de nostre ennemy, sans estre esmeu à ce faire que par son immense bonté qui le porta à se
communiquer en cette sorte.
Certes, les entrailles de nostre cher Sauveur et Maistre estoyent toutes remplies de
misericorde et de douceur pour le genre humain1253; il en donna à ce coup de suffisantes preuves
et tesmoignages, comme il fit en diverses autres occasions où sa clemence parut tousjours en son
esclat et grandeur. Quand est-ce qu'il pardonna à saint Paul? Lors qu'il estoit au comble de sa
malice, ses iniquités luy furent pardonnées; car chacun sçait qu'au temps de sa conversion cet
Apostre estoit en sa plus grande haine et furie contre Jesus Christ, si que, ne pouvant assouvir sa
rage contre luy, il tournoit son courroux sur l'Eglise, mais avec une telle fureur qu'il en escumoit
comme un fol et forcené lequel est hors de soy mesme1254. Ce fut alors que Nostre Seigneur
contrepointa sa meschanceté et ingratitude par une debonnaireté et misericorde infinie, le touchant
et luy pardonnant toutes ses iniquités au temps mesme où il l'avoit le plus demerité1255. O Dieu,
combien furent grandes les richesses de vostre bonté à l'endroit de cet Apostre!
Neanmoins nous en voyons tous les jours de semblables effects. Lors que les pecheurs sont
le plus endurcis en leurs pechés, qu'ils sont venus à un tel point qu'ils vivent comme s'il n'y avoit
pas de Dieu, de Paradis ni d'enfer, c'est alors que le Seigneur leur descouvre les entrailles de sa
pitié et douce misericorde. Je ne lis jamais la conversion de David sans tremblement et sans
admiration, en voyant qu'il a commis de si grans pechés et qu'il est demeuré un an tout entier en
iceux sans les connoistre, dormant d'un sommeil lethargique, sans se resveiller ni s'appercevoir de
son crime1256. Helas, son peché eust esté en quelque façon excusable s'il l'eust commis en gardant
ses brebis, quand il estoit berger; mais que David aye tant offensé Dieu apres en avoir receu des
graces si singulieres, apres tant de clartés, de lumieres et de faveurs, luy qui estoit selon le cœur
de [440] Dieu1257, par lequel il avoit fait tant de merveilles et prodiges, luy qui avoit tousjours esté
nourri dans le sein de la douce clemence et misericorde divine, soit venu jusques là que de
commettre de si grans forfaits et qu'il soit demeuré un an entier sans en avoir la connoissance, o
certes, c'est une chose qui estonne grandement.
Il commença par l'adultere, mais c'estoit encores peu pour luy. C'est chose admirable que
l'esprit humain ne veuille point qu'on voye ses fautes, en sorte que quand il en a fait il les pense
couvrir en commettant de plus oriefves. David s'essaya de faire enivrer le bon Urie, et en cette
faute il y avoit encores plus de malice que dans la premiere. Mais n'ayant pas bien reussi en son
dessein, car Urie estoit un honneste homme, brave cavalier qui ne pouvoit estre surpris en un tel
vice, il s'avisa et resolut, pour cacher cette faute, d'en commettre une troisiesme plus griefve que
les deux premieres, c'est à dire de le faire perdre. David en donna charge à son lieutenant, luy
commandant d'exposer Urie aux ennemis et de l'abandonner. Quoy que ce lieutenant fust bon, il
se crut obligé d'obeir aux commandemens du Roy, et il fit ce qu'il desiroit, soit en une façon soit
en l'autre. Le pauvre David entortilla tellement cette affaire qu'il commit une milliace de pechés,
entassant l'un sur l'autre et faisant les seconds pour couvrir les premiers. Puis il demeura une année
entiere croupissant dans son iniquité, sans se souvenir où estoit son Dieu1258.
Le voyla donques sans aucune disposition à la grace. Cependant la divine Bonté le voyant
en cet aveuglement, luy envoya le Prophete Nathan lequel luy demanda où estoit son Dieu et ce
qu'il avoit fait. Mais voyez combien il estoit aveuglé et comme le Prophete alloit sagement tournant
pour luy faire confesser son crime. Il luy parla de quelque faute qui avoit esté commise par un de
1252 Cf. Matt., IX, 36.
1253 Lucae, I, 78.
1254 Act., VIII, 3, IX, 1; Galat., I, 13.
1255 Act., IX, 3-7 ; I Cor., XV, 9.
1256 II Reg., XI, XII, 1-14. Cf. tom. praeced. hujus Edit., pp. 346, 347.
1257 I Reg., XIII, 14.
1258 Cf. Ps. XLI, 4.
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ses sujets, et soudain David jettant sa sentence dit: Il a desrobé la brebis de ce pauvre homme, il le
faut faire mourir, monstrant en cela jusqu'à quel point il estoit endurci en son peché et n'en avoit
aucun sentiment; mais pour les fautes des autres il les connoissoit fort bien et [441] sçavoit leur
imposer le chastiment condigne à leur demerite. Neanmoins Dieu ne le quitta point en ce temps là,
mais par le moyen du Prophete Nathan luy fit confesser son crime. Quel plus grand esclat voudriez-
vous de la divine misericorde? car alors que David estoit au comble de sa malice, Dieu luy
pardonna ses iniquités. Mais quel changement, quelle metamorphose fut cette conversion, car ce
grand Roy reconnoissant sa faute, ne fit que gemir et deplorer son aveuglement; l'on n'entendoit
sortir de sa bouche que des peccavi, et criant misericorde au Seigneur il alloit tousjours disant:
Miserere mei, Deus1259. Il y a cent autres semblables exemples dans la Sainte Escriture, c'est à dire
un grand nombre à qui Dieu a fait la mesme misericorde. Voyla donc comme nous devons entendre
les parolles d'Isaïe.
Quant à ce qu'il adjouste: Preparez les voyes, applanissez les chemins, bien que ces parolles
ayent esté prononcées au sujet du grand Cyrus qui devoit ramener les Israelites de la captivité en
la terre de promission, si est-ce que le principal but du Prophete estoit de parler de l'avenement de
Nostre Seigneur. Saint Jean donques preschant la penitence et annonçant au peuple que le Sauveur
estoit proche, se sert de ces parolles mesmes du Prophete: Je suis, dit-il, la voix de celuy qui crie
au desert: Applanissez le chemin du Seigneur. Puisque le Seigneur est proche1260 que faut-il faire
pour se preparer à cet avenement? Saint Jean le nous enseigne en ses predications, disant: Faites
penitence, car le Seigneur est proche. Certes, il est vray que la meilleure disposition pour
l'avenement du Sauveur c'est de faire penitence; il faut tous passer par là, et comme nous sommes
tous pecheurs, aussi avons-nous tous besoin de cette penitence. Mais cela est trop general, il nous
faut toucher quelques particularités d'icelle.
Saint Jean nous en marque en nostre Evangile. Applanissez, dit-il, le chemin du Seigneur,
remplissez les vallées, abaissez les monts et les collines, d'autant qu'ils font bien de la peine aux
voyageurs, ainsy que les fossés et vallées. Dressez les sentiers qui ne sont pas droits; en [442]
effect quand on en trouve plusieurs qui s'entortillent l'un dans l'autre ils fatiguent et lassent
grandement le pelerin. Il en prend tout de mesme en l'exercice de nostre vie, où il y a tant de monts,
de vallées et de tortuosités; tout cela ne peut estre redressé que par la penitence. C'est elle qui
remplit les vallées, qui rabaisse les monts, qui dresse et esgale les chemins. Faites penitence, dit
saint Jean; abaissez ces monts d'orgueil, remplissez ces vallées, ces fossés de tiedeur et
pusillanimité.
Les vallées que le glorieux saint Jean veut que l'on remplisse ne sont autres que la crainte,
laquelle, quand elle est trop grande, nous porte au descouragement par les regards sur les pechés
commis. Remplissez les vallées, c'est à sçavoir, remplissez vos cœurs de confiance et d'esperance
parce que le salut est proche1261. Le regard sur les grandes fautes commises apporte quant et soy
une certaine horreur et estonnement, une certaine crainte et frayeur qui abat le cœur et le porte
souvent au descouragement. Voyla les fossés et vallées qu'il faut combler pour l'avenement de
Nostre Seigneur.
La bonne sainte Thaïs (il faut que je vous die cecy parce que je viens de m'en souvenir et
qu'il fait à mon propos), s'addressant un jour à saint Paphnuce luy dit: 1262Hé, mon Pere, que dois-
je faire? le souvenir de ma miserable vie m'espouvante. C'estoit une grande pecheresse, elle estoit
pleine de crainte à cause des pechés qu'elle avoit commis. Ce bon Saint luy respondit: Garde toy
bien de lever les yeux pour regarder le Ciel, toy qui tant et tant de fois t'en es servie pour jetter des
regards dangereux, pour muguetter et pour telles autres choses; ne leve point ces mains par
lesquelles tu as fait tant d'œuvres malignes, mais exerce toy toute ta vie en humilité et te confie en
la bonté de Dieu. Crains, mais espere; crains, de peur que tu ne deviennes superbe et orgueilleuse,
1259 Pss. L, I, LV, 1, etc.
1260 Philip., ult., 5.
1261 Lucae, XXI, 28; Rom., XIII, 11.
1262 Les dix lignes suivantes sont omises dans les éditions antérieures.
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mais espere, de peur que tu ne tombes au descouragement et desespoir1263. La crainte et l'esperance
ne doivent point estre l'une sans l'autre, d'autant que si [443] la crainte n'est accompagnée
d'esperance elle n'est pas crainte ains desespoir, et l'esperance sans la crainte est presomption. Il
faut donques remplir ces vallées creusées par les frayeurs provenantes de la connoissance des
grosses imperfections et des pechés commis; il faut, dis-je, les remplir par la confiance meslée
avec la crainte de Dieu.
Abaissez, dit le glorieux saint Jean, les montagnes et collines. Quels sont ces monts sinon
la presomption et l'orgueil, qui sont un tres grand empeschement pour l'avenement de Nostre
Seigneur; car il a coustume d'humilier et rabaisser les superbes1264 et de penetrer le fond du cœur
pour descouvrir l'orgueil qui y est caché. Ce n'est rien devant luy de dire: Je suis Evesque, prestre,
Religieux ou Religieuse. Cela est bon; mais si vous estes Evesque, comme vous comportez-vous
en cette charge? quelle est vostre vie, et vos mœurs sont-elles bien conformes à vostre vocation?
N'estes-vous point plein de superbe et de presomption, comme ce pharisien duquel il est parlé en
l'Evangile1265, ou bien ressemblez-vous au publicain? Le pharisien estoit une montagne d'orgueil,
il avoit quelques vertus apparentes dont il se vantoit et glorifioit. Il disoit asseurement: Seigneur,
je te rends graces de ce que je ne suis pas comme le reste des hommes: je paye les dismes, je jeusne
tant de fois la semaine, et autres choses semblables qu'il alleguoit. Mais Dieu voyant son orgueil
le rejetta. Et ce pauvre publicain, qui devant le monde estoit une montagne haute et raboteuse, fut
rabaissé et applani devant la divine Majesté lors qu'il vint au Temple; car n'osant lever les yeux
pour regarder le ciel à cause des grans pechés qu'il avoit commis, il se tenoit à la porte avec un
cœur contrit et humilié; partant il fut digne de trouver grace devant Dieu. J'aurois encores à dire
plusieurs choses sur ce sujet, mais je me contenteray de ce que je vous en ay touché, qui suffira
pour ce coup.
Applanissez les chemins, adjouste le glorieux saint Jean; c'est à dire, redressez ceux qui
sont tortus, rendez-les droits et esgaux. Les chemins trop entortillés ne sont [444] propres qu'à
lasser et fourvoyer ceux qui voyagent; il les faut donques redresser et esgaliser pour la venue de
Nostre Seigneur. Il faut redresser tant d'intentions sinistres et obliques, pour n'en avoir qu'une,
celle de plaire à Dieu en faisant penitence; ce doit estre le but auquel nous devons viser. Tout ainsy
que le marinier, quand il conduit sa nacelle a tousjours l'œil sur l'aiguille marine, et que ceux qui
conduisent ces petites barques tiennent tousjours le timon, de mesme devons-nous avoir sans cesse
l'œil ouvert pour embrasser les actes de la penitence et pour nous y exercer. Mais il se trouve des
personnes lesquelles ne veulent point regarder la penitence jusqu'à ce qu'elles n'en puissent plus.
Oh, disent elles, Dieu est si bon et misericordieux, nous nous arrangerons bien avec luy; donnons-
nous seulement du bon temps, puis à l'heure de la mort nous dirons un bon peccavi1266 et Dieu
nous pardonnera. Qu'est-ce que cela sinon une grande presomption de la part de ces ames qui
prennent occasion de la bonté divine pour croupir dans leurs pechés? Hé! ne sçavent-elles pas
qu'encores que Dieu soit infiniment misericordieux, aussi est-il infiniment juste, et que quand sa
misericorde est irritée elle provoque sa justice1267?
Redressez les chemins du Seigneur, c'est à dire, esgalez vos humeurs par la mortification
de vos passions, inclinations et aversions. Cette esgalité d'humeur est la plus aggreable vertu qui
soit en la vie spirituelle et pour laquelle on a tousjours à travailler1268. Mon Dieu, que c'est une
chose merveilleusement suave que de considerer la vie de nostre cher Sauveur et Maistre, car l'on
y voit reluire cette parfaite esgalité parmi tant de divers accidens! Certes, personne ne l'a eue en
telle perfection que luy et la sacrée Vierge nostre Mere, qui seule, apres son Fils, a esté sans peché.
Tous les autres Saints ont bien travaillé en l'acquisition de cette perfection, mais quoy qu'ils ayent
fait, il n'y en a pas un qui n'ayt esté quelque peu raboteux; leur esgalité n'a point esté si esgale qu'il
1263 Vitae Patrum, 1. I, Vita S. Thaisis.
1264 Matt., XXIII, 12; Lucae, I, 52, XVIII, 14.
1265 Lucae, XVIII, 10-14.
1266 II Reg., XII, 13.
1267 Cf. Rom., II, 4, 5.
1268 Cf. supra, p. 414.
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ne s'y soit trouvé quelqu'inesgalité, non pas mesme en saint Jean Baptiste, car il avoit, [445] selon
l'opinion de quelques Docteurs, commis des pechés veniels1269.
O Dieu, que ce seroit une chose amiable et suave de voir en un homme cette esgalité
d'humeur! Nous en sommes tant esloignés, nous sommes si variables et inconstans! L'on trouvera
des personnes qui estans de bonne humeur sont encores d'une conversation aggreable; mais tournez
la main, vous les trouverez chagrines et inquietes. Vous en verrez d'autres à qui il faut parler à
cette heure d'une façon, et devant qu'il soit une heure il leur faudra parler d'une autre. Tel aura
maintenant le cœur en douceur, mais pour peu que vous attendiez il sera aigre et aspre. En somme,
qu'est-ce que l'on voit parmi nous? Rien autre chose que bigearrerie et inesgalité.
Ce sont les chemins que nous devons redresser pour l'avenement de Nostre Seigneur; et
pour le bien faire, il nous faut aller à l'escole du glorieux saint Jean Baptiste, et nous mettre, ou
plustost le prier de nous recevoir, au nombre de ses disciples; car voyez-vous, ce grand Saint les
envoya au Sauveur pour estre instruits de luy, il les remit entre ses mains et Nostre Seigneur les
garda, car apres la mort de saint Jean ils furent ses disciples. Si donques ce glorieux Precurseur
nous reçoit, il nous remettra entre les mains de nostre Sauveur, qui à son tour nous remettra entre
celles du Pere eternel, lequel nous louerons à toute eternité avec iceluy et le Saint Esprit. Amen.
[446]
1269 Vide tamen supra, p. 160.
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XLI. Sermon pour la veille de Noël
24 décembre 16201270
Nous faisons aujourd'huy la feste de l'attente de l'enfantement de la glorieuse Vierge, c'est
à dire nous attendons la venue et naissance de nostre cher Sauveur et Maistre. Or, mon dessein est
de vous faire un petit catechisme auquel je vous veux parler de l'Incarnation, car cecy n'est pas une
predication ni une exhortation. Tous sont obligés, selon saint Thomas1271, d'entendre les mysteres
de la foy et de sçavoir ce qu'ils doivent croire; non pas comme les theologiens pour en disputer, o
non, je ne dis pas cela, mais en la façon qui convient aux simples fideles. Plusieurs s'efforcent de
les prescher et bien faire saisir, mais il y en a peu qui les croyent et les entendent bien. De là vient
que lors qu'on considere ces mysteres l'on fait souvent des erreurs; car, comme pouvons-nous
mediter ce que nous ne connoissons pas? C'est pour cela qu'en ces maysons l'on enseigne le
catechisme aux novices1272, à ce qu'elles sçachent ce qu'elles doivent croire et comme elles doivent
entendre ce qu'elles meditent. Je ne parleray pas doctement en ce lieu du mystere de l'Incarnation,
ains tout simplement à fin que l'on me puisse facilement comprendre. Pour ce faire, je diviseray
mon discours en trois points: au premier nous verrons qui a fait le mystere de l'Incarnation; au
second, [447] que c'est que l'Incarnation; au troisiesme, pourquoy l'Incarnation a esté faite.
Premierement, nous sçavons que c'est le Pere qui nous a donné son Fils, car nous lisons1273
que Dieu a tant aymé le monde qu'il luy a donné son Fils unique. Neanmoins ce n'est pas le Pere
seul qui a fait l'Incarnation, ains aussi le Fils et le Saint Esprit. Et, bien que la tres sainte Trinité
soit intervenue en ce mystere, neanmoins il n'y a que la seconde Personne qui se soit incarnée. Les
anciens Docteurs, particulierement saint Bonaventure1274, rapportent plusieurs similitudes de cecy
pour nous le faire entendre; mais pour vous le rendre plus intelligible je l'accommoderay à nostre
façon. Voyla une fille à qui l'on donne l'habit: la Superieure, la Directrice ou Maistresse l'habillent,
luy mettent sa robe, mais elle ne laisse pas pour cela de s'ayder. Trois personnes interviennent donc
en cette action: cette fille, la Superieure et la Directrice; neanmoins il n'y en a qu'une qui soit
habillée, à sçavoir celle qui prend l'habit. Ainsy en est-il de l'Incarnation: le Pere fait l'Incarnation,
le Saint Esprit la fait et le Fils aussi qui s'incarne luy mesme. Mais ni le Pere ni le Saint Esprit ne
se sont incarnés, c'est seulement la Personne du Fils qui demeure vestue de la robe de nostre
humanité.
Il y a plusieurs autres similitudes semblables à celle cy et propres à faire entendre ce
mystere. Voyla un prince que l'on habille de sa pourpre ou robe royale. Ce sont deux seigneurs qui
l'en revestent, et luy, qui est la troisiesme personne, reçoit la robe. Mais encores que les autres
l'habillent, il ne laisse pas pourtant de faire quelque chose, il remue les bras et les mains pour
s'ayder; cependant, de ces trois personnes il ne demeure que le prince d'habillé. C'est ainsy que
nous pouvons entendre comment les trois Personnes de la tres sainte Trinité se sont aydées au
mystere de l'Incarnation, quoy qu'il n'y ait eu que le Fils qui se soit revestu de nostre nature. Tout
ce que cette adorable Trinité opere hors de soy se doit attribuer aux trois Personnes divines, car ce
que fait le Pere, le Fils et le Saint Esprit le font aussi, [448] d'autant que bien qu'ils soyent trois
Personnes ils ne sont toutefois qu'un seul Dieu, n'ayant qu'une mesme sapience, puissance et bonté.
Et combien que l'on attribue la puissance au Pere, la sapience au Fils et la bonté au Saint Esprit1275,
neanmoins le Pere n'est pas luy seul tout puissant, ains le Fils et le Saint Esprit le sont aussi. De
mesme, le Fils n'est pas luy seul tout sage, mais le Pere et le Saint Esprit ont aussi la mesme
1270 D'après la rédaction, ce sermon doit remonter à la dernière période de la vie de saint François de Sales, et comme
en 1620 le saint Evèque a prêché l'Avent à ses Religieuses, il est vraisemblable que cette allocution fait partie de la
même station.
1271 IIa IIae, qu. II, art. V-VIII.
1272 Cf. Coutumier et Directoire pour les Religieuses de la Visit., art. VI, VIII.
1273 Joan., III, 16.
1274 De Vita Christi, c. IV.
1275 Cf. tom. praeced. hujus Edit., p. 307.
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sapience et sagesse, comme ce divin Esprit n'est pas non plus luy seul la toute bonté. Il n'y a donc
qu'un Dieu en trois Personnes, et ce Dieu est tout puissant, tout sage et tout bon. L'on nomme
encores la premiere Personne, qui est le Pere, Seigneur et «Createur du ciel et de la terre;» ce n'est
pas à dire pour cela que le Fils et le Saint Esprit ne soyent aussi bien createurs que le Pere, puisqu'ils
n'ont tous trois qu'une mesme puissance avec laquelle ils ont fait et creé toutes choses. Donques,
ce n'est point le Pere seul ni le Saint Esprit tout seul qui a fait l'œuvre de l'Incarnation, ains c'est le
Pere, le Fils et le Saint Esprit, mais le Fils demeure incarné. Or, quand on vous demandera qui a
fait ce grand mystere, vous respondrez que c'est la tres sainte Trinité, mais qu'il n'y a que la seconde
Personne qui ayt pris nostre humanité.
Le second point est: Qu'est-ce que l'Incarnation? Ce n'est autre chose que l'union
hypostatique de la nature humaine avec la divine, union si estroitte que bien qu'il y ayt deux natures
en ce petit Enfant qui va naistre, elles ne font qu'une personne. Or, nous voyons en luy trois
substances: le corps, la nature divine et l'ame; mais nous ferons mieux entendre cecy par des
similitudes. La manne estoit une figure de l'Incarnation du Verbe. Je sçay bien que c'estoit aussi
une figure de l'Eucharistie, ainsy que le disent nos anciens Peres1276; cependant, entre ce mystere
et celuy de l'Incarnation il n'y a que cette difference, qu'en la Nativité l'on voit Dieu incarné en sa
propre personne, et en l'Eucharistie nous le voyons en une forme plus couverte et en une façon
plus obscure. C'est de part et d'autre le mesme Dieu homme [449] qui estoit dans les entrailles de
la Vierge; de sorte que la manne, qui a esté figure du Sacrement de l'Eucharistie, le sera aussi bien
du mystere de l'Incarnation. La manne donques estoit une certaine viande de laquelle le Seigneur
nourrissoit les enfans d'Israël. Elle tomboit pendant la nuit comme de petits grains de dragées1277,
elle estoit faite dans l'air par le ministere des Anges, comme disent quelques Docteurs1278. Or, que
cela soit ainsy ou, comme d'autres tiennent, que Dieu la fist luy mesme sans se servir de l'ayde
d'aucune creature1279, l'une et l'autre opinion se peut bien appliquer au mystere de l'Incarnation;
car en iceluy Dieu se servit de l'Ange Gabriel pour annoncer ce mystere à Nostre Dame1280, et
d'autre part ce ne furent point les Anges qui firent cette oeuvre admirable, mais la tres sainte Trinité
seule, sans le concours d'aucune creature.
La manne avoit trois saveurs particulieres: la premiere du miel, la seconde de l'huile et la
troisiesme du pain1281. Ces trois substances se trouvent en nostre vraye manne, Nostre Seigneur1282:
celle du miel quant à sa Divinité; celle de l'huile quant à l'ame, et celle du pain quant au corps. Le
miel ne vient point de la terre ains du ciel1283; c'est une liqueur qui tombe sur les fleurs, et quand
il tombe dans quelque belle fleur il s'y conserve merveilleusement bien, en sorte que les avettes l'y
viennent recueillir avec une subtilité nompareille et s'en nourrissent. La Divinité est ce miel qui
est tombé du Ciel sur la terre dans cette belle fleur de l'humanité de nostre Sauveur avec laquelle
elle a esté jointe et unie.
L'huile ne vient point de la terre ni du ciel: elle ne sort point de la terre comme d'autres
plantes, ni moins tombe-t-elle du ciel comme le miel, car les olives croissent sur des arbres eslevés;
c'est une liqueur qui surnage au dessus de toutes les autres. Cecy represente la seconde substance
de Nostre Seigneur, à sçavoir sa tres sainte ame, car l'ame ne vient point de la terre, d'autant que
nos peres et meres ne contribuent rien pour sa creation. Nos miserables corps sont bien formés de
leur substance, mais l'ame qui y est infuse n'en est [450] point faite, car elle est toute spirituelle et
Dieu seul en est le Createur. Le corps sacré de nostre Sauveur fut formé du plus pur sang de la
Vierge, mais sa tres benite ame fut creée par le Pere et le Saint Esprit à l'instant mesme qu'ils eurent
formé son corps. Il n'en prit pas du corps de Nostre Seigneur comme de celuy des autres hommes,
lequel demeure quarante jours sans estre animé dans les entrailles de la mere, estant là comme une
1276 Cf. tom. VII hujus Edit., pp. 272, 293, et tom. VIII, pp. 23, 24.
1277 Exod., XVI, 13, 14; Num., XI, 7-9.
1278 Abulensis, Comm. in locum Exodi; Bellarm. et alii, in Ps. LXXVII, 25 et Sap., XVI, 20.
1279 Cf. Sap., XVI, 21.
1280 Lucae, I, 26-28.
1281 Exod., XVI, 31; Num., XI, 8. Cf. supra, p. 6.
1282 Cf. Joan., VI, 31, 32.
1283 Vide auctores supra citatos, p. 7.
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masse de chair1284; mais aussi tost que le consentement de la glorieuse Vierge fut donné, le Saint
Esprit forma le corps du Sauveur, et en mesme temps sa tres sainte ame vint l'animer. Voyla comme
l'ame de Nostre Seigneur ne vient point de la terre ni du Ciel, car elle n'existoit point avant
l'Incarnation, ains seulement elle commença d'estre à l'Incarnation, et c'est alors qu'elle fut creée.
La troisiesme saveur de la manne est celle du pain. Or le pain vient de la terre, cela est tout
clair et manifeste; car le blé que nous nommons froment croist de la terre, et c'est d'iceluy que l'on
fait le pain. Ce pain nous represente la troisiesme substance de Nostre Seigneur, qui est une
substance partiale laquelle sans doute est venue de la terre, puisque sa chair tres sainte fut formée
du sang de Nostre Dame.
La manne avoit donc trois gousts; toutefois ce n'estoit qu'une seule manne. Ainsy, combien
qu'en Nostre Seigneur incarné il y ayt trois substances, il n'y a cependant qu'une personne; car la
substance de l'ame et celle du corps ne font qu'une humanité, et cette nature humaine avec la divine
ne font point deux personnes mais une seule qui est Dieu et homme. O admirable invention de la
providence de Dieu! Cette divine Majesté voyant que la Divinité n'estoit pas conneue des hommes
voulut s'incarner et joindre avec la nature humaine, à fin que sous ce manteau de l'humanité, la
Divinité peust estre reconneue. Je n'ignore pas que de tout temps l'on a sceu qu'il y avoit une
Divinité, tous les anciens philosophes l'ont confessé; mais cette connoissance estoit si obscure
qu'elle ne meritoit pas d'estre appellée de ce nom. De plus, s'ils ont conneu Dieu ils ne l'ont pas
reconneu1285, ce [451] qui toutefois estoit le plus important. Si donques Nostre Seigneur ne se fust
incarné, il eust tousjours demeuré caché dans le sein de son Pere eternel et partant fust resté
inconneu des hommes.
Certes, en cette Incarnation il a fait voir ce qui n'eust jamais peu entrer ni estre compris de
l'esprit humain, c'est à dire que Dieu fust homme et que l'homme fust Dieu; l'immortel mortel,
l'impassible passible, sujet au chaud, au froid, à la faim, à la soif; l'infini fini, l'eternel temporel;
en somme, l'homme divinisé et Dieu humanisé, en sorte que Dieu sans laisser d'estre Dieu soit
homme, et l'homme sans laisser d'estre homme soit Dieu; tellement qu'on peut dire que les Mages
qui bayserent les pieds de ce petit Enfant nouveau né, bayserent les pieds de Dieu. Mais comment
de Dieu? car Dieu entant que Dieu n'a point de corps; et s'il n'a point de corps comme est-ce que
les Mages luy ont baysé les pieds? Neanmoins il en est ainsy à cause de cette union des deux
natures qui ne font qu'une personne. Ces deux natures sont tellement unies par ensemble que l'on
peut prononcer sans blasphemer: Ce sang est le sang de Dieu, le sang de l'Aigneau mort1286 pour
les pechés des hommes; Dieu a esté flagellé, fouetté; les mains de Dieu ont esté tendues et clouées
à la croix. Or, ce n'est pas à dire que Dieu ayt souffert tout cela, ni qu'il ayt respandu du sang ou
estendu ses bras en la croix; car Dieu est impassible, il n'a point enduré ces choses entant que Dieu,
d'autant qu'en la Passion la Divinité n'a point souffert, la Divinité n'a point estendu ses mains en
la croix, elle n'a point respandu de sang, car en Dieu il n'y a ni sang, ni bras, ni mains; mais on
parle ainsy, et avec verité, à cause de cette estroitte union de la nature humaine avec la divine.
L'homme est une creature raysonnable composée d'ame et de corps. Il est donques vray que
je suis une creature raysonnable, et si je le niois je mentirois. Par le corps je suis un animal, mais
ayant une ame toute spirituelle unie au corps, je suis un animal raysonnable. Vous verrez une
personne qui a mal à la jambe; si vous regardez [452] seulement l'ame de cette personne, vous
direz promptement: Comme est-ce que cette creature qui est spirituelle peut dire qu'elle a mal à la
jambe? car l'ame n'a point de jambes, et c'est l'ame qui fait l'homme. Comment cet homme peut-il
dire qu'il estend le bras ou qu'il a mal au bras, veu qu'il n'a ni bras ni jambes, l'ame estant une
substance toute spirituelle? Au contraire, si voyant l'homme qui parle et qui discourt, vous le
regardez en tant que corporel et non spirituel, vous vous estonnerez, veu qu'il n'appartient qu'à une
substance spirituelle de pouvoir discourir et comprendre. Or voyez-vous, si cet homme qui plaint
le bras ou qui discourt n'estoit composé que de corps ou d'ame seulement, il ne discourroit pas ni
ne plaindroit pas, mais à cause de cette estroitte union entre la nature du corps et celle de l'ame,
1284 Cf. Aristot., De Hist. Anim., l. VII, c. III.
1285 Act., XVII, 23; Rom., I, 21; Ephes, IV, 17, 18.
1286 I Petri, I, 19; Apoc., V, 12.
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lesquelles estans deux ne font toutefois qu'une personne, l'on dit avec verité que cet homme, ou
autrement cet animal raysonnable, a mal à la jambe, qu'il parle et discourt, meslant tellement ces
deux natures qu'on parle des deux comme s'il n'y en avoit qu'une. Ainsy, à cause de cette si estroitte
union que la nature divine et la nature humaine ont ensemble, on vient à parler des deux comme
s'il n'y en avoit qu'une seule, disant: Pourquoy ne souffriray-je telle chose puisque Dieu l'a
soufferte?
Vous entendrez mieux cecy par des similitudes, non point toutefois comme on entend ce
qui se passe au dessous des sens, ni comme on comprend la maniere de faire un ouvrage, une
broderie; mais vous en aurez suffisamment l'intelligence pour le croire comme vous le devez.
Prenez une lame de fer et la jettez dans une fournaise bien ardente, puis prenez les pinces et la
retirez de là; vous verrez que cette lame qui nagueres estoit fer seulement, est à present toute
enflammée, en sorte que vous ne sçauriez discerner si c'est fer ou feu, car ce fer est tellement
enflammé qu'il paroist plustost feu que fer, tant ces deux natures se sont meslées ensemble; si bien
que vous pouvez dire que ce feu est un feu enferré et ce fer un fer embrasé. Cependant, quoy que
ces deux natures soyent si unies, c'est neanmoins sans prejudice l'une de [453] l'autre; car le fer
pour estre jetté dans le feu ne laisse pas d'estre fer, et le feu pour estre dans le fer ne laisse pas
d'estre feu. Que si vous voulez voir cecy plus clairement, mettez de l'eau sur ce fer chaud et vous
verrez qu'il retournera en sa premiere forme.
Il en est ainsy de la Divinité et de l'humanité. La Divinité c'est le brasier ardent dans lequel
a esté jettée l'humanité, et cette humanité a esté dès lors tellement jointe avec la Divinité qu'elle a
participé à la nature divine, en telle sorte que l'homme a esté fait Dieu et Dieu a esté fait homme,
sans que pour cela la nature divine et la nature humaine ayent laissé d'estre ce qu'elles estoyent
auparavant. Or, comme le fer que l'on tire de la fournaise ne s'appelle plus fer seulement, ains fer
embrasé, et le feu, un feu enferré, aussi disons-nous qu'en l'Incarnation Dieu est humanisé et
l'homme divinisé. Mais il y a une difference en cette similitude: en jettant de l'eau sur le fer embrasé
le feu le quitte et le laisse en sa premiere forme toute seule, tandis qu'en l'union de la Divinité avec
l'humanité il n'en prend pas ainsy; car despuis que la nature divine a esté jointe avec l'humaine elle
ne s'en est jamais separée par aucune eau de tribulation que l'on ayt jettée dessus, ains elles sont
tousjours demeurées tres estroittement unies et d'une union indissoluble et inseparable. Voyla
donques comme vous pourrez entendre que c'est que l'Incarnation.
Quand Moyse voulut retirer les Israelites de l'Egypte Dieu l'instruisit et luy ordonna tout
ce qu'il falloit faire. Mais j'en ay parlé autrefois; je prendray une autre histoire qui fait à mon
propos. Gedeon estant capitaine de l'armée d'Israël et voulant sçavoir avant de livrer bataille aux
Madianites s'il seroit favorisé de Dieu, il luy demanda un signe. C'est une chose admirable que de
l'esprit humain! Il dit donques au Seigneur: Je prendray une toison, c'est à sçavoir une tonsure de
mouton ou de brebis, et l'estendray sur la plate terre; si la rosée vient à tomber dessus et que le
matin je trouve la toison toute trempée sans que la terre soit mouillée, je tiendray cela pour un
signe tres certain que vous me serez favorable et que [454] nous aurons la victoire sur nos ennemis.
Il mit donques une toison sur la place, et, merveille qui monstre la bonté de Dieu, la rosée tomba
du ciel en si grande abondance que la toison en fut trempée de toutes parts; et neanmoins la terre
qui estoit dessous demeura si seche qu'il sembloit qu'elle eust esté battue par l'espace de plusieurs
jours1287. Gedeon trouvant la toison toute trempée de la rosée en telle sorte que Teau surnageoit
par dessus, la prit, la fit tordre pour en espuiser l'eau jusqu'à ce qu'elle fust toute seche (et il en
sortit une grande quantité), puis il entreprit la bataille et en eut une heureuse issue.
Que represente cette toison sinon l'humanité de Nostre Seigneur, sur laquelle la rosée
celeste de la Divinité est tombée en si grande abondance que l'humanité a esté divinisée? Mais il
y a une difference entre cette similitude et l'Incarnation, car on ne sçauroit jamais trouver de
comparaison si ronde qu'il n'y reste quelque chose à arrondir. Gedeon voyant la toison toute
detrempée de la rosée, et l'eau surnageant par dessus en sorte qu'elle estoit soustenue par la toison
à ce qu'elle ne vinst à mouiller la terre, il la fit tordre et en separa l'eau; mais en l'Incarnation, les
1287 Judic., VI, 36-38.
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deux natures estans une fois unies ne se sont jamais separées. La Divinité, qui est cette divine
rosée, n'a jamais quitté la toison de l'humanité ni en la vie ni en la mort; elle a tousjours esté avec
le corps et l'ame de Nostre Seigneur, et mesme apres sa mort, bien que le corps et l'ame fussent
separés, la Divinité est demeurée unie avec l'un et l'autre: avec l'ame du Sauveur aux Limbes, et
avec son corps sacré dans le sepulcre. Il y a aussi cette difference: la toison soustenoit l'eau, mais
ce n'est point l'humanité qui soustient la Divinité, ains la Divinité qui soustient l'humanité.
Vous entendrez encores mieux cecy par une autre similitude. Les poetes fabuleux disoyent
pour certaine rayson que c'estoit une incivilité de parler de l'esponge. Mais certes, despuis que les
Juifs la presenterent à Nostre Seigneur lors qu'il dit en sa Passion qu'il avoit soif1288, et que cette
esponge eut touché les levres sacrées de ce [455] divin Sauveur, elle fut canonizée1289, et dès lors
aussi on n'a point fait de difficulté de la nommer dans les discours des choses saintes, et ce n'a plus
esté une incivilité d'en parler mais au contraire une chose honnorable et bienseante; c'est pourquoy
je m'en serviray pour vous faire entendre que c'est que l'Incarnation. Imaginez-vous donques une
grande esponge qui auroit esté creée dans la mer et qui n'auroit jamais servi à l'usage d'aucune
creature. Si vous regardez cette esponge dans cette mer vous verrez qu'en toutes ses parties il y a
de l'eau: la mer est dessus et dessous et n'y a pas la moindre parcelle qui n'en soit detrempée;
neanmoins l'esponge ne perd point sa nature ni la mer la sienne. Mais remarquez cecy, que bien
que la mer soit dans toutes les parties de l'esponge, celle-cy n'est point par toute l'estendue de la
mer, car la mer est un grand et vaste ocean qui ne peut estre compris par l'esponge. Cette similitude
nous represente bien l'union de la nature humaine avec la divine. L'esponge figure l'humanité
sacrée de nostre Sauveur, et la mer sa Divinité, laquelle a tellement imbeu l'humanité qu'il n'y a
pas une petite partie au corps ni en l'ame de Nostre Seigneur qui n'ayt esté remplie de la Divinité,
sans que pour cela cette nature humaine ayt laissé d'estre ce qu'elle estoit. Mais l'humanité n'est
pas par tout où la Divinité se trouve, car la Divinité est une mer infinie qui comprend et remplit
tout et ne peut estre comprise de personne. Vous voyez par ces similitudes que c'est que
l'Incarnation; quand donques on vous demandera que c'est que ce mystere, vous respondrez: C'est
une telle union de la nature humaine avec la divine, une telle jonction de la Divinité avec
l'humanité, que par icelle l'homme est fait Dieu et Dieu est fait homme, en prenant sa nature.
Le troisiesme point est celuy-cy: Pourquoy l'Incarnation a-t-elle esté faite? Pour nous
enseigner à vivre non plus brutalement comme l'homme avoit vescu despuis la cheute d'Adam,
mais avec et selon la rayson. Nostre Seigneur vient en effect nous enseigner l'abstinence et sobrieté
des biens, honneurs et commodités de ce siecle, [456] à fouler aux pieds tout cela pour embrasser
le contraire. Avant l'Incarnation les hommes vivoyent ainsy que des bestes brutes1290, courant apres
les dignités et voluptés de cette vie comme les chevaux, chiens et tels autres animaux font apres
ce qu'ils appetent. 1291Voyez un cheval: quand il est alteré et qu'il trouve de quoy assouvir ou
estancher sa soif il se jette à corps perdu dans l'eau, et quoy qu'on luy tire la bride il n'y a moyen
de l'en empescher, de sorte qu'il traisne son chevalier à val eau. Ainsy les hommes qui vivent non
point selon la rayson mais selon leurs appetits desordonnés, se jettent à corps perdu à la recherche
de leurs satisfactions sensuelles; mais Nostre Seigneur, voulant les en sortir, leur vient tirer la bride
en s'incarnant, à fin de les retenir leur enseignant par ses œuvres à mespriser toutes choses.
Il n'y a beste, pour brute qu'elle puisse estre, qui ne reconnoisse celuy qui luy fait du bien;
car le cheval reconnoist tres bien l'estable où il a autrefois logé parce qu'en icelle on luy a donné
de l'avoine; le chien connoist son maistre, et de mesme tous les autres animaux ont du ressentiment
de ceux qui leur font du bien1292. Lors donques que l'homme vivoit brutalement, Nostre Seigneur
l'est venu retirer d'entre les animaux, il luy a donné des exemples d'une admirable sobrieté et, pour
peu de jugement et de rayson qu'on ayt eu, il n'y a personne qui le sçachant n'en ayt esprouvé
quelque sorte de ressentiment.
1288 Joan., XIX, 28, 29.
1289 Cf. Defense, etc., 1. I. c. IV.
1290 Ps. XLVIII, 13, 21.
1291 Les vingt-deux lignes qui suivent sont inédites, ainsi que les lignes 29-39, p. 459, et 1, 2, 16-24, p. 460.
1292 Cf. Is., I, 3.
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Or, le Sauveur s'est incarné pour nous enseigner aussi la sobrieté spirituelle, qui consiste
en la soustraction et privation volontaire de toutes les choses delectables et aggreables qu'il pouvoit
avoir et recevoir en cette vie; car il se chargea volontairement et de son plein gré de tous les travaux
et tribulations, pauvreté et mespris qui se peuvent endurer en ce monde1293. Il avoit une ame
parfaitement glorieuse qui jouissoit de la claire vision de la Divinité, et neanmoins il ne voulut
point [457] pour cela estre exempt de douleurs. A l'instant de son Incarnation il vit et leut dans le
livre de la predestination tout ce qu'il devoit souffrir. Ce livre estoit intitulé la sainte volonté de
Dieu; or, pendant toute sa vie, Nostre Seigneur ne fit autre chose que lire, prattiquer et garder tout
ce qu'il y trouva escrit1294, ajustant ses volontés à celles de son Pere celeste, comme il le dit luy
mesine1295: Je suis venu non pour faire ma volonté, ains celle de Celuy qui m'a envoyé.
O que nous serions heureux si nous lisions bien dans ce livre et que toute nostre
preoccupation fust d'accomplir la volonté de Dieu par le renoncement et entiere abnegation de la
nostre, n'ayant d'autre soin que de l'ajuster à la sienne! Ce seroit le moyen d'obtenir de sa Bonté
tout ce que nous voudrions, car celuy qui n'a autre souci que de faire la volonté divine obtient d'elle
tout ce qu'il requiert, et à mesure qu'il accomplit cette sainte volonté, Dieu fait la sienne ainsy qu'il
est escrit1296: Le Seigneur fait la volonté de ceux qui le craignent, comme vous avez veu qu'il fit
tout ce que voulut Gedeon quand il luy demanda un signe. Nostre cher Sauveur vit donques à
l'instant de son Incarnation tous les fouets et escourgées, tous les clous et espines, toutes les injures
et blasphemes que l'on devoit vomir contre luy, en somme tout ce qu'il devoit souffrir. Alors il
estendit ses bras sacrés, et s'offrant avec une dilection nompareille à patir toutes ces choses, il les
embrassa et mit sur son cœur avec tant d'amour qu'il commença dès cet instant à ressentir tous les
tourmens qu'il devoit par apres endurer au temps de sa Passion. Il se priva dès lors, par une entiere
soustraction, de toutes les consolations qu'il pouvoit recevoir en cette vie, ne se reservant que celles
dont il ne se pouvoit priver, faisant que la partie inferieure de l'ame souffrist et fust sujette pour
nostre salut et redemption aux tristesses, peines, craintes, apprehensions et frayeurs; et tout cela,
non par force ni pour ne pouvoir faire autrement, mais volontiers et de son plein gré à fin de nous
monstrer son amour.
Certes, ce n'est pas que toutes ces souffrances fussent [458] necessaires pour nous sauver,
car un seul acte d'amour, un seul souspir amoureux sortant de son sacré cœur estoit d'un prix, d'une
valeur et d'un merite infinis. Un seul de ses souspirs estoit suffisant pour racheter non un monde
mais mille mondes, et mille et mille natures humaines et angeliques, s'il y en eust eu autant et
qu'elles eussent peché. Et non seulement un seul de ses souspirs, une seule de ses larmes eust suffi
pour les racheter tellement quellement, mais encor pour satisfaire à la justice divine, d'autant qu'ils
procedoyent d'un amour infini et d'une personne infinie. Aussi Nostre Seigneur merita plus en
jettant un seul souspir amoureux que ne firent jamais tous les Saints et Saintes ou que tous les
Cherubins et Seraphins; et Dieu fut plus honnoré par un seul acte d'amour et d'adoration que la tres
benite ame du Sauveur fit à l'instant de sa creation, qu'il ne l'a esté et ne le sera jamais par toutes
les creatures angeliques et humaines. Neanmoins nostre cher Maistre ne voulut pas nous racheter
par un seul souspir, mais pour ce faire il a voulu souffrir mille peines et travaux, payant en toute
rigueur de justice nos fautes et iniquités, nous enseignant par son exemple cette sobrieté spirituelle,
cet esloignement de toutes consolations pour vivre selon la rayson et non selon nos appetits et
affections.
C'est pourquoy l'on a tousjours accoustumé de dire à ces filles quand elles entrent au
Monastere, que la Religion «est une escole de l'abnegation de toutes les volontés1297,» une croix
où il se faut crucifier, en somme, qu'il y faut venir pour patir et non point pour y estre consolées.
Si vous voulez du sucre et de la dragée, allez en querir chez les apothicaires; car l'on ne mange icy
que des viandes ameres et fascheuses à la chair, lesquelles sont toutefois profitables au cœur. Je
1293 Is., LIII, 4, 5.
1294 Ps. XXXIX, 7-9; Heb., X, 5-9.
1295 Joan., VI, 38.
1296 Ps. CXLIV, 19.
1297 Constit. XLIV.
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26.1 Page 251

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dis tousjours à ces ames, et je ne le sçaurois trop repeter: Or sus, ma chere fille, qu'estes-vous
venue chercher en Religion? Y cherchez-vous des consolations? Ouy. Et qu'est-ce que vous faites?
Vous vous trompez si vous pensez y venir pour y estre consolée, pour y gouster et y recevoir des
douceurs spirituelles. O Dieu, il ne faut pas chercher [459] cela, car cette façon d'agir est
insupportable à ceux qui sçavent tant soit peu que c'est que la devotion. Venez y à fin d'y vivre en
une profonde humilité et entiere resignation, pour y recevoir d'un cœur esgal les desolations
comme les consolations, les douceurs et les tribulations, les secheresses et les degousts. Que si
Dieu vous donne des consolations ou grains de dragées, baysez-luy la main et le remerciez tres
humblement, mais ne vous arrestez point à cela, ains passez outre et vous humiliez1298.
Certes, c'est une grande pitié que l'on voye Nostre Seigneur tant souffrir, se soustraire à
tous les playsirs et consolations qu'il pouvoit recevoir parmi ses souffrances, ne se servant que de
ce dont il ne se pouvoit priver, et que nous autres nous soyons tant amateurs de ces gousts qu'il
semble que l'on ne travaille que pour en avoir! Pour peu qu'on en ayt l'on s'amuse tant à les regarder
et les sentir que l'on ne fait rien qui vaille. Ces douceurs ne servent que d'amusement à certaines
ames trop avides et desireuses de telles choses. Helas! elles ne sont pas necessaires, vous n'en estes
pas meilleures pour cela; Dieu ne les accorde pas seulement aux justes ains aux pecheurs, car il en
donne bien quelquefois à des ames qui sont en estat de peché et hors de sa grace: pourquoy donques
vous y arrestez-vous tant? Considerez, je vous prie, ce petit nouveau né dans la creche de
Bethlehem, escoutez ce qu'il vous dit, regardez l'exemple qu'il vous donne. Il a choisi les choses
les plus aspres et souffreteuses qui se puissent imaginer pour le temps de sa Nativité. O Dieu, qui
pourroit demeurer aupres de cette creche tout le long de cette octave il se fondroit d'amour, voyant
ce petit Enfant en si pauvre lieu, pleurer et trembler de froid. Oh, avec quelle reverence la glorieuse
Vierge vostre Mere alloit regardant ce cœur qu'elle voyoit tout palpitant d'amour dans sa poitrine
sacrée, comme alloit-elle essuyant ces douces larmes qui couloyent si suavement des doux yeux
de ce beni Poupon! Comme couroit-elle à la suave odeur de ses vertus1299!
Voyla donques ce Dieu incarné. O que c'est une belle chose à considerer que le mystere
tres haut et tres [460] profond de l'Incarnation de nostre Sauveur! Mais tout ce que nous en pouvons
entendre et comprendre par le discours n'est rien, et pouvons bien dire à ce propos ce que disoit un
sage qui lisoit un livre tres haut et obscur d'un ancien philosophe (je ne me souviens pas de son
nom1300); il advoua franchement: Ce livre est si docte et difficile que je n'y entens presque rien; le
peu que je comprens est extremement beau, mais je crois que ce que je n'entens pas l'est plus
encores. Il eut rayson de parler ainsy. Nous nous pourrons bien servir de ces paroles considerant
le mystere de l'Incarnation, et dire: Ce mystere est si haut et si profond que nous n'y entendons
rien; tout ce que nous en sçavons et connoissons est extremement beau, mais nous croyons que ce
que nous ne comprenons pas l'est encores davantage. En fin nous le sçaurons un jour là haut, où
nous celebrerons avec un contentement incomparable cette grande feste de Noël, c'est à dire de
l'Incarnation; là nous verrons clairement tout ce qui s'est passé en ce mystere, et benirons sans fin
Celuy qui estant si haut s'est tant abaissé pour nous exalter1301. Dieu nous en fasse la grace. Ainsy
soit-il, amen, ainsy soit-il. [461]
1298 Cf. Introd. a la Vie devote, Partie IV, c. XIII.
1299 Cant., I, 3.
1300 Vide supra, p. 40.
1301 Cf. Philip., II, 6, 7; Heb., II, 9.
251/272

26.2 Page 252

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XLII. Sermon sur le premier verset du Cantique des Cantiques1302
Meliora sunt ubera tua vino, fragrantia
unguentis optimis.
Vos mammelles sont meilleures que le
vin, et respandent des odeurs plus
suaves que les onguens les plus exquis.
Cant., I, 1, 2.
Le Saint Esprit ne resout point si ces paroles du Cantique des Cantiques sont de l'Espoux à
l'Espouse ou de l'Espouse à l'Espoux, ou bien des compagnes de l'Espouse à la maistresse Espouse;
c'est pourquoy les Docteurs ne l'ont pas aussi voulu resoudre, mais ils disent qu'elles se peuvent
entendre en toutes ces manieres. Or, avant que de dire comment, il faut sçavoir que par les
mammelles sont representées les affections, parce qu'elles avoisinent le cœur et sont assises sur
iceluy, et que du cœur sortent les affections de douceur, de mansuetude et de charité vers les
pauvres, les infirmes et les petits enfans; aussi donne-t-on premierement la mammelle aux petits
enfans, [462] qui sont vrayement pauvres, puisqu'ils n'ont rien et ne peuvent en aucune maniere
gaigner leur vie, de sorte que si on ne leur donnoit la mammelle ils mourroyent incontinent.
Premierement, si ces paroles sont de l'Espouse, c'est à dire de l'ame devote à l'Espoux, qui
est Nostre Seigneur, vrayement elle a bien rayson de luy tenir ce propos; car les mammelles de
Nostre Seigneur sont infiniment meilleures que le vin de tous les contentemens terrestres. Mais
quelles sont les mammelles de Nostre Seigneur? L'une de ses mammelles est la longanimité, et
l'autre, la debonnaireté. La longanimité nous signifie la patience avec laquelle il attend les pecheurs
à penitence1303; et la debonnaireté, l'amour et la compassion avec laquelle il les reçoit1304 lors que,
pleins de contrition et de larmes, ils viennent, à l'imitation de sainte Magdeleine1305, luy bayser les
pieds par la conversion de leur cœur et de leurs affections, c'est à dire par un veritable regret de
leurs pechés.
O que cette longanimité et debonnaireté de Nostre Seigneur reduit et ramene bien mieux
les ames à leur devoir, et a beaucoup plus d'efficace et de pouvoir pour les retirer du peché que
n'ont pas les corrections des hommes lesquelles sont signifiées par le vin! Nous en avons plusieurs
exemples, entre lesquels en voicy deux signalés. L'un est de l'enfant prodigue, lequel non
seulement se separa de son pere, mais encores consomma tout son bien en desbauches. Vous
sçavez qu'il est dit en l'Evangile1306, qu'il s'en alla en un païs esloigné: Abiit in regionem
longinquam. Or, quand on va loin, il faut beaucoup de temps pour retourner. Neanmoins, apres
tant de desbauches et une si longue absence, lors qu'il retourna à son pere, non seulement il le
receut sans se courroucer contre luy, mais qui plus est, il l'embrassa et le caressa tendrement, et
l'ayant fait vestir somptueusement, il luy fit un festin en signe de la joye qu'il avoit de son retour1307,
et le traitta avec tant de benignité, d'amour et de tesmoignages de bienveuillance qu'il sembloit
vouloir luy monstrer plus d'affection apres ses [463] desbauches qu'il n'avoit fait auparavant.
L'autre exemple est du bon larron1308, auquel Nostre Seigneur donna semblablement la mammelle
1302 On lit clans l'Histoire inédite du Ier Monastère de la Visitation d'Annecy, qu'au début de la fondation de l'Institut
le Cantique des Cantiques servait fréquemment de thème aux instructions de saint François de Sales à ses Religieuses.
Néanmoins l'indication est trop vague pour permettre d'assigner une date à ce sermon; c'est ce qui a porté les éditeurs
à le reléguer à la fin de ce volume.
Ce discours ne se trouvant dans aucun Manuscrit, on a cru devoir le donner exactement d'après le texte de
l'édition de 1643, la première qui l'ait publié, sans même en éliminer les nombreuses citations latines, qui, selon toute
apparence, ne doivent être attribuées qu'à l'éditeur.
1303 Rom., II, 4.
1304 S. Bern., serm. IX in Cant.
1305 Lucae, VII, 38.
1306 Ibid., XV, 13.
1307 Ibid., vv. 20-24.
1308 Lucae, XXIII, 40-43.
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de longanimité, l'attendant à penitence jusques au dernier periode et extremité de sa vie, où il
manifesta admirablement sa debonnaireté, luy donnant le Paradis de prime assaut, au premier acte
de repentance qu'il fit, sans aucune sorte de mortification precedente. Voyla donques quelles sont
les mammelles de l'Espoux.
Mais apres que l'Espouse luy a dit: Meliora sunt ubera tua vino; Vos mammelles sont
meilleures que le vin, elle adjouste: Fragrantia unguentis optimis; car elles respandent des odeurs
tres suaves, qui ne sont autres que les saintes inspirations que Nostre Seigneur va respandant dans
les cœurs des fidelles, par lesquelles il les sollicite à se convertir et retirer leurs affections des
choses de la terre. Car encores que les mammelles de Nostre Seigneur soyent tres douces et
meilleures mille fois que le vin des delices mondaines, neanmoins nous ne nous en approcherions
jamais s'il ne nous attiroit par le moyen de ses divines odeurs.
Quelques Docteurs ont encores interpreté ces paroles: Meliora sunt ubera tua, etc., en une
autre maniere, entendant par les mammelles de Nostre Seigneur les consolations celestes et
divines1309; car qui ne sçait que les consolations divines sont infiniment meilleures que le vin des
consolations de la terre? Aussi n'est-ce pas merveille si les unes sont comparées au lait et les autres
au vin, d'autant que le vin, comme vous sçavez, se tire du raisin. Prenez un raisin et l'espraignez:
pour la premiere fois vous en tirerez du vin; mais retournez-y la seconde, il le faudra bien presser,
et si, vous n'en tirerez plus qu'un peu de suc bien aspre et amer; mais apres, si vous y retournez
pour la troisiesme fois vous n'en tirerez plus rien du tout. Ainsy en est-il des consolations du
monde; car au commencement et pour un peu vous y trouverez certain goust qui vous donnera
quelque sorte de suavité grossiere et impure, laquelle en fin finale se terminera en aspreté et
amertume, et si apres vous [464] y retournez cent fois, vous n'y trouverez plus que du degoust. O
certes, les mammelles de ce divin Sauveur, c'est à dire ses consolations saintes et sacrées, ne sont
pas de cette sorte, car plus elles sont tirées et plus elles sont fecondes. Voyez une femme qui allaite
un petit enfant: bien qu'il ayt tetté suffisamment, si de là à peu de temps il retourne à la mammelle,
il y trouvera tousjours de quoy se rassasier de nouveau. Avons-nous esté consolés aupres de Nostre
Seigneur, retournons-y si souvent que nous voudrons, nous y trouverons tousjours de nouvelles
consolations; car cette source de sa poitrine sacrée est inepuisable et ne se tarit jamais, de sorte
que c'est avec tres grand sujet que nous pouvons dire que ses mammelles sont infiniment meilleures
que le vin de tous les contentemens du monde.
Or maintenant, si ces paroles sont addressées par l'Espoux à l'Espouse, que pensez vous
qu'il luy veuille dire? Saint Bernard1310 explique ce passage admirablement bien. Osculetur me
osculo oris sui1311; Qu'il me bayse d'un bayser de sa bouche, dit cette Espouse à son Bien-Aymé;
bayser qui ne signifie autre chose, au dire de ce grand Saint1312, que le doux repos de la
contemplation, où l'ame, par une affection amoureuse, desengagée de toutes les choses de la terre,
s'occupe à considerer et contempler les beautés de son celeste Espoux, sans se resouvenir d'assister
le prochain et le secourir dans ses necessités; à quoy ce divin Espoux, qui veut que la charité soit
bien ordonnée, luy respond: Tu desires, ma sœur et ma bien-aymée, que je te bayse d'un bayser de
ma bouche à fin de t'unir à moy par la contemplation. Certes, tu as rayson, c'est une chose tres
bonne, tres excellente et desirable que celle que tu demandes; mais ce n'est pas assez, car tes
mammelles sont meilleures que le vin, c'est à dire qu'il est meilleur d'assister le prochain et porter
le lait de la sainte exhortation aux foibles et ignorans que d'estre tousjours occupé en des hautes
contemplations, de sorte que quelquefois il faut quitter l'un pour l'autre. Je ne dis pas qu'il ne faille
point mediter et contempler; o non certes, il faut bien [465] bayser Nostre Seigneur du bayser de
la bouche pendant cette vie mortelle, ce qui se fait en la meditation et contemplation, où l'ame se
remplit de bonnes pensées et saintes considerations qu'elle convertit par apres à l'utilité du
prochain. Mais je dis qu'il faut faire l'un pour se rendre plus capable de l'autre, principalement
quand la charge et l'estat auquel on est appellé y oblige. En somme, c'est à dire qu'il ne faut mediter
1309 Soto, Interpr. in Cant., ad locum.
1310 Sermo IX, § 7.
1311 Cant., I, 1.
1312 Sermo VII.
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et contempler qu'autant qu'il est requis pour bien faire ce qui est de son devoir, chacun selon sa
vocation.
Mais si ce sont les compagnes de l'Espouse qui luy disent: Meliora sunt ubera tua vino;
Tes mammelles sont meilleures que le vin, le mesme saint Bernard l'explique en cette sorte1313: O
que vous estes heureuse, nostre chere compagne, de jouir ainsy des chastes et amoureux baysers
de vostre celeste Espoux! Mais ce pendant que vous estes ainsy submergée dans cet ocean de
delices, nous autres chetifves demeurons privées de l'ayde et du secours qui nous est necessaire,
au defaut duquel nous sommes en danger de nous perdre; donques, vos mammelles sont meilleures
que le vin.
Or, quelles sont les mammelles que les compagnes de l'Espouse desirent si ardemment, et
sans lesquelles elles ne peuvent subsister ni se maintenir1314? La premiere est la mammelle de
compassion, par laquelle l'on supporte et l'on a pitié des foibles, des infirmes et des pecheurs; ce
qui fait qu'avec une grande charité on leur compatit, on les console, et on les flatte et caresse pour
les attirer à Dieu et leur ayder doucement à se retirer du mauvais estat auquel ils sont plongés: en
un mot, par cette compassion on se fait en certaine façon semblable à eux pour les gaigner plus
facilement, et c'est la marque de la vraye devotion et de la bonne oraison, que de se faire, à
l'exemple du grand Apostre1315, tout à tous, pour les gaigner tous.
Voulez-vous sçavoir si vous avez fait une bonne oraison, et si vous avez baysé Nostre
Seigneur du bayser de la bouche? regardez si vous avez la poitrine pleine de douces et charitables
affections envers le [466] prochain, et si vostre coeur est disposé de le secourir en tputes ses
necessités et le supporter amoureusement en toutes sortes d'occasions; car l'oraison qui nous enfle
et nous fait presumer d'estre quelque chose de plus que les autres, et qui nous porte à mespriser le
prochain comme imparfait, nous le faisant corriger de ses defauts avec arrogance et sans
compassion, n'est pas bonne et n'est point faite en charité, verité et sincerité. Il arrive quelquefqis
que nous nous trouvons le cœur tout aride; mais si nous celebrqns avec reverence et devotion le
saint Sacrifice de la Messe, ou que nous assistions aux divins offices, ou fassions une bonne
oraison, nous en sortons avec la poitrine si remplie de charité et de saintes affections, qu'il semble
que nous ne pouvons durer que nous n'ayons trouvé quelqu'un pour luy faire part des consolations
que nous ayons receuës de la main liberale de Nostre Seigneur.
La seconde mammelle que desirent les compagnes de l'Espouse est la mammelle de
congratulation, par laquelle on se console et resjouit du bien et avancement du prochain comme
du sien propre. Trouvez-vous quelqu'un qui ayt commencé à servir Dieu fidellement et qui ayt fait
quelque progres au chemin de la sainte devotion? il s'en faut resjouir avec luy, et luy donner
courage non seulement de perseverer mais encores de s'avancer, et ne se point lasser ni descourager
pour les difficultés qu'il rencontrera, luy representant l'excellence du bien auquel nous pretendons,
l'exhortant à marcher diligemment et fidellement tandis qu'il est jour et qu'il y a de la lumiere1316.
Courage, luy devons-nous dire, nous avons desja quelque peu avancé au chemin de la vie
spirituelle; allons un petit plus avant, nous ferons bien encores une lieue de chemin, puis nous en
ferons davantage; et ainsy se passionner pour acheminer les ames à Dieu.
Nous avons un rare et excellent exemple de cecy au glorieux saint Paul, quand il disoit avec
un cœur plein d'une ardente charité1317: Je meurs tous les jours pour vous, o Corinthiens; Quotidie
morior propter vestram [467] gloriam; c'est à dire: L'extreme soin et le grand desir que j'ay de
vostre salut, me fait mourir tous les jours. Et ce trait de ce mesme Apostre1318 n'est-il pas admirable,
quand, pressé de la vehemente affection qu'il avoit du salut des Juifs, il quittoit en telle sorte son
propre interest qu'il desiroit d'estre anatheme pour eux? Optabam anathema esse a Christo pro
1313 Sermo IX, § 8.
1314 S. Bern., Sententiae, § 8.
1315 I Cor., IX, 22.
1316 Joan., XII, 35, 36.
1317 I Cor., XV, 31.
1318 Rom., IX, 3. Cf. Traitté de l'Am. de Dieu, tom. V hujus Edit., pp. 227, 228, 439, 440.
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fratribus meis; luy qui aymoittant son divin Maistre qu'il disoit1319: Je ne vis plus en moy mesme,
mais c'est Jesus Christ qui vit en moy; Vivo ego jam non ego, vivit vero in me Christus.
Voulez-vous voir encores un bel exemple de cette ardente charité pour le salut du prochain?
vous le trouverez en la vie du bienheureux saint Martin1320. Ce grand serviteur de Dieu ayant
saintement parachevé le pelerinage de sa vie et se voyant sur le point d'entrer en sa tant desirée
patrie, pour recevoir la recompense de ses travaux et bayser Nostre Seigneur du bayser de la
bouche par une parfaitte union avec sa divine Majesté, desja son ame battoit des aisles pour
s'envoler sur ce bel arbre de l'immortalité, quand un grand nombre de Religieux et d'enfans
spirituels qu'il avoit engendrés à Nostre Seigneur, s'affligeant autour de luy, commencerent à
pleurer et luy dire: Helas, mon Pere, nous voulez-vous quitter? voulez-vous laisser vostre troupeau
sans pasteur, à la merci des loups qui sans doute le raviront apres vostre despart? Ayez pitié de vos
enfans, et ne leur ostez pas si tost la mammelle de vostre charité. Ce qu'entendant ce grand serviteur
de Dieu, touché d'une affection paternelle et despouillé de son propre interest, levant les mains et
les yeux au Ciel où son cœur avoit desja pris place, il dit ces belles paroles: Domine, si adhuc
populo tuo sum necessarius, non recuso laborem; O Seigneur, quoy que par vostre grace je me
voye prest à jouir du bien apres lequel j'ay tant souspiré, neanmoins, si je suis encores necessaire
à ces ames pour leur salut, je ne refuse point de demeurer davantage en cet exil, je me resigne
entierement à vostre tres sainte volonté. [468]
Voyla en fin quelles sont les mammelles de l'Espouse et de l'Espoux; voyla les fruits d'une
parfaitte oraison, laquelle se fait non seulement à certaines heures et à certains temps limités, mais
encores par des eslevations d'esprit et des eslancemens du cœur en Dieu, que l'on appelle oraisons
jaculatoires, et par des actes frequens d'union de nostre volonté avec celle de Dieu, qui se peuvent
faire à tous momens et en toutes sortes d'occasions.
Mais outre ce que nous avons dit pour l'explication de ce passage: Meliora sunt ubera tua
vino, fragrantia unguentis optimis; Vos mammelles sont meilleures que le vin, et respandent des
odeurs plus suaves que les onguens les plus exquis, plusieurs Docteurs qui ont escrit sur ce sujet
disent que par ces mammelles nous sont representés les deux Testamens1321: à sçavoir, par la
mammelle gauche l'Ancien Testament, qui contenoit une loy de crainte, et par la mammelle droite
le Nouveau Testament, qui contient une loy toute d'amour; et disent qu'avec ces deux mammelles
il faut eslever les enfans de l'Eglise, qui sont les Chrestiens, d'autant qu'il les faut soustenir par la
crainte et les animer par l'amour, lequel sans la crainte vient aysement à se relascher, et la crainte
sans l'amour abat et allanguit le cœur et l'esprit. Mais cette mammelle de la crainte n'est pas la
mammelle des espouses, ains celle des serviteurs et des valets, à qui il faut donner la crainte des
chastimens pour les ranger à leur devoir et à l'observance des commandemens de Dieu. Certes, la
crainte d'enfer est un motif des plus puissans que nous puissions avoir pour nous tenir en bride et
nous empescher de transgresser la loy de Dieu, c'est pourquoy cette crainte est bonne; mais pour
les espouses ce motif est trop grossier et trop bas, car elles ne veulent point d'autre mammelle que
celle de l'amour.
D'autres Docteurs ont dit que les mammelles de Nostre Seigneur nous representent la foy
et les Sacremens1322. La foy nous est donnée par la parole: Fides ex auditu, auditus autem per
verbum Dei1323; car la parole de [469] Dieu est un lait qui nourrit les ames, et nous ne pouvons
avoir la foy que par cette divine parole, ni participer aux saints Sacremens si nous ne sommes
fideles à croire ce qu'elle nous enseigne.
Mais je n'aurois jamais fait si je me voulois estendre sur toutes les considerations que font
les Docteurs sur ce passage: je m'arresteray seulement sur les deux suivantes, et diray que les
mammelles de Nostre Seigneur sont l'esperance et l'amour. Or, ces deux mammelles sont
proprement celles des espouses; car encores que l'esperance des recompenses eternelles ne soit pas
1319 Galat., II, 20.
1320 Sulp. Sev., epist. ad Bassulam. Cf. Traitté de l'Am. de Dieu, 1. IX, c. IV.
1321 S. Ambr., Expos, in Ps. CXVIII, serm. I, § 5; Orig., Ven. Beda, in Cant.
1322 Cf. S. Ambr., De Sacram., 1. V, c. II; Soto, Interpret. in Cant., ad IV, 5.
1323 Rom., X, 17.
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un motif si noble et si excellent que celuy de l'amour, il est pourtant quelquefois expedient de s'en
servir pour nous animer à l'amour. Et David mesme, duquel l'ame estoit vrayement espouse,
puisqu'il estoit selon le cœur de Dieu1324, confesse neanmoins1325 qu'il se servoit de ce motif:
Inclinavi cor meum ad faciendas justificationes tuas in aeternum propter retributionem; O
Seigneur, dit-il, j'ay incliné mon cœur à garder vos commandemens à cause des grandes
recompenses que vous donnez à ceux qui les observent.
Il arrivera quelquefois que nous aurons de l'amour autant ou plus que jamais, et neanmoins
nous croyons le contraire, d'autant que nous n'en avons pas le sentiment. O certes, il y a bien de la
difference entre l'amour qui nous fait operer le bien, et le sentiment de l'amour, je veux dire ce
sentiment qui remplit nostre ame et nostre esprit d'une grande satisfaction et donne à nostre cœur
une consolation si sensible, que quelquefois elle rejaillit jusques au dehors. Or, quand Dieu nous
soustrait ce sentiment, il ne faut pas se descourager ni penser que nous n'avons point d'amour,
pourveu que nous ayons une forte resolution de ne luy vouloir jamais desplaire, qui est ce en quoy
consiste le parfait et veritable amour. Et alors il est bon de retourner nostre cœur à la mammelle
de l'esperance, pour l'encourager et conforter, l'asseurant qu'il jouira un jour de ce qu'il ayme, et
que si maintenant ce divin Espoux semble s'absenter, ce ne sera pas pour tousjours. [470]
Il est dit au Genese1326, qu'un Ange estant apparu à Jacob pres le guay de Jaboc, il lutta
toute la nuit contre luy, et quand l'aube commença à poindre, l'Ange le voulant quitter: Laisse moy
aller, luy dit-il, ne me retiens pas davantage; Dimitte me, jam enim ascendit aurora. Non, dit Jacob,
je ne vous laisseray point aller que vous ne m'ayez donné vostre benediction; Non dimittam te, nisi
benedixeris mihi. Or, cette benediction que Jacob demandoit si instamment nous signifie
l'esperance de jouir de Dieu en la vie future. Mais l'Espouse, toute esprise de l'amour de son divin
Espoux, ne se contente pas de l'esperance de le posseder un jour en la gloire eternelle, ains elle
veut encores jouir de sa presence des cette vie mortelle; et à fin d'obtenir ce bien, voyez quelle
diligence elle fait pour le trouver, apres que par la negligence qu'elle eut à luy ouvrir sa porte il fut
passé outre1327: Surgam, et Circuibo civitatem, per vicos et plateas quaeram quem diligit anima
mea; Je me leveray, dit-elle, et chercheray celuy que mon ame cherit, par toutes les rués et les
carrefours de la cité. Voyez, je vous prie, avec quelle promptitude elle court apres luy, et comme
elle passe parmi les gardes de la ville, sans craindre aucune difficulté; puis en fin l'ayant trouvé,
voyez avec quelle ardeur elle se jette à ses pieds, et l'embrassant par les genoux:, toute transportée
de joye: Inveni quem diligit anima mea, tenui eum nec dimittam, donec introducam illum in domum
matris meae; Ah, je le tiens, dit-elle, le Bien-Aymé de mon ame, je ne le laisseray point aller que
je ne l'aye introduit dans la mayson de ma mere1328.
Mais considerez, je vous prie, l'ardent amour de cette Espouse: certes, rien ne la peut
contenter que la presence de son Bien-Aymé; elle ne veut point de benedictions, ni ne s'arreste
point à l'esperance des biens à venir comme Jacob; elle ne veut que son Dieu, et pourveu qu'elle
le possede elle est contente. En fin, dit-elle, j'ay trouvé celuy que j'ayme, je le tiens et ne lé quitteray
point que je ne l'aye introduit en [471] la mayson de ma mere, qui est la Hierusalem celeste, qui
n'est autre que le Paradis; et là encores je ne le quitteray point, car non seulement je ne le voudray
pas quitter, mais je seray alors si parfaittement unie avec luy, que jamais aucune chose ne m'en
pourra separer. Voyla donques quel est l'amour de l'Espouse envers son Bien-Aymé.
Nous avons, ce me semble, bien monstré par ce que nous avons dit quelles sont les
mammelles de Nostre Seigneur; il faut maintenant sçavoir comment et de quelle sorte on les peut
tetter. Je dis en premier lieu que pour tetter les mammelles de Nostre Seigneur, il se faut rendre
semblable aux petits enfans; car vous sçavez que ce n'est qu'à eux à qui on donne les mammelles.
Mais comment ferons-nous pour ressembler à des petits enfans? Escoutez l'Apostre saint Pierre
1324 I Reg., XIII, 14.
1325 Ps. CXVIII, 112.
1326 Cap. XXXII, 22-26.
1327 Cant., V, 2-8.
1328 Ibid., III, 2-4.
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instruisant et donnant cette leçon aux premiers Chrestiens1329: Soyez, dit-il, sans dol et sans
feintise, comme des petits enfans: Sicut modo geniti infantes, sine dolo; leçon qu'il avoit apprise
en l'escole du Sauveur lors qu'il disoit à ses Apostres1330: Soyez simples comme des colombes.
Considerez, je vous prie, comme toutes ces paroles se rapportent bien; car saint Pierre dit: Soyez
sans dol et sans feintise, qui est autant comme s'il disoit: Ayez une grande simplicité.
Mais pour tetter ces divines mammelles, il faut encor avoir faim. Vous voyez quelquefois
des enfans qui ne veulent point prendre la mammelle parce qu'ils ont l'estomach tout rempli de
catarrhe, de maniere que n'ayans point de faim, on ne les peut faire tetter, quoy que la nourrice les
provoque et leur presente son sein. Il faut donques avoir faim pour tetter les divines mammelles
de nostre Sauveur. Mais quelle est la faim de l'ame? Elle n'est autre que le desir. Certes, si nous
n'avons un grand desir de l'amour divin nous ne l'obtiendrons jamais; car comment pourrions-nous
l'obtenir et recevoir des consolations de Nostre Seigneur, venant à luy nostre entendement tout
distrait, nostre memoire remplie et occupée de mille choses vaines et inutiles, et [472] nostre
volonté attachée aux choses de la terre? Il faut donques avoir l'estomach de nos ames vuide, si
nous voulons tetter les mammelles de Nostre Seigneur et recevoir ses saintes graces, ainsy que
Nostre Dame nous l'apprend en son sacré Cantique, quand elle dit que Dieu a rempli de biens ceux
qui avoyent faim, mais que pour les riches, c'est à dire ceux qui estoyent pleins et rassasiés des
choses de la terre, il les a rejettés et ne leur a rien donné: Esurientes implevit bonis, et divites
dimisit inanes1331; paroles par lesquelles cette Sainte Vierge nous apprend que Dieu ne
communique ses graces et ne remplit de biens sinon ceux qui ont cette faim spirituelle, et qui sont
vuides d'eux mesmes et des choses terrestres et mondaines. O Dieu, mes cheres Filles, ayons
donques cette faim, je vous prie; ayons un grand desir de l'amour de Nostre Seigneur, et taschons
de nous rendre semblables aux petits enfans1332, à fin qu'il nous donne ses divines mammelles à
tetter, et qu'il nous prenne entre ses bras et nous mette sur sa sacrée poitrine.
L'Escriture Sainte nous enseigne que quand ce divin Sauveur de nos ames estoit en ce
monde conversant avec les hommes, il caressoit les petits enfans, les embrassoit et prenoit entre
ses bras, comme il fit le petit saint Martial, ou saint Ignace martyr, suivant l'opinion de plusieurs
Docteurs1333, qui disent que Nostre Seigneur le tenant un jour entre ses bras et le considerant, il se
tourna vers ses disciples et leur dit: En verité, si vous n'estes faits comme ce petit enfant, vous
n'entrerez point au Royaume des cieux; Amen dico vobis, nisi efficiamini et conversi fueritis sicut
parvulus [473] iste, non intrabitis in Regnum caelorum1334. Cela veut dire que si nous n'avons la
simplicité, douceur et humilité d'un petit enfant, et si nous ne nous reposons par une entiere
resignation et parfaite confiance entre les bras de Nostre Seigneur, comme l'enfant entre les bras
de sa mere, nous n'entrerons point en son Royaume.
Or, le saint Prophete David parle excellemment bien de cette humilité au Psaume CXXX:
Domine, non est exaltatum cor meum, neque elati sunt oculi mei; Seigneur, dit-il, je n'ay point eu
le cœur hautain, et mes yeux ne se sont point eslevés. Il veut dire: Encor que vous m'ayez eslevé à
des honneurs et à des faveurs si grandes que de me porter dessus vostre poitrine et me donner vos
divines mammelles à succer, neanmoins je n'ay point eslevé mon regard en choses hautes, ni n'ay
point retiré mes yeux de dessus la terre, qui est mon origine et en laquelle je dois retourner1335,
ains j'ay tous-jours porté la veuë basse, en la consideration de mon neant et de mon abjection; mon
1329 I Ep., II, 2.
1330 Matt., X, 16.
1331 Lucae, I, 53.
1332 Ubi infra.
1333 L'opinion commune, celle que saint François de Sales partage, comme on le voit dans son Traitté de l'Amour de
Dieu (Livre I, chap. IX, et Livre VII, chap. II), est que l'heureux enfant pressé dans les bras du Sauveur était bien saint
Martial qui mourut Eveque de Limoges. Nicéphore est le premier qui ait avancé que cet enfant était saint Ignace martyr
(Histor. Eccles., lib. II, cap. XXXV), et il ne donne aucune preuve de cette assertion. Peut-être s'est-il fondé sur le
titre de Theophoros attribué au saint Patriarche d'Antioche; car, bien que cette dénomination signifie Porteur de Dieu,
elle peut encore être interprétée Porté par Dieu.
1334 Matt., XVIII, 1-4, XIX, 13-15; Marc, IX, 35, X, 13-16.
1335 Gen., III, 19.
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cœur ne s'est point enflé d'orgueil pour les grandes graces que vous m'avez faites. Neque ambulavi
in magnis, neque in mirabilibus super me; Je n'ay point cheminé plus hautement qu'il ne
m'appartenoit, et n'ay point porté mon entendement à la recherche des choses curieuses et
admirables.
Certes, ce saint Prophete sçavoit bien qu'il faut approcher de cette divine Majesté avec une
grande simplicité et humilité. Si je ne me suis abaissé et humilié, dit-il, voicy, o Seigneur, ce que
je veux qui m'arrive: Sicut ablactatus est super matre sua, ita retributio in anima mea; C'est que
vous me separiez de vous et me retiriez vos sacrées mammelles, et je demeureray comme l'enfant
sevré avant le temps, qui ne fait plus que languir, pleurer, gemir, se lamenter et regretter sa perte;
si donques je n'ay tousjours esté bas, vil et abject à mes yeux et à mon propre jugement, ainsy soit-
il fait à mon ame. Voyla ce que le Prophete veut qu'il luy arrive, s'il ne marche devant Dieu en
esprit d'humilité. [474] O certes, il est vray que cette vertu a un pouvoir incomparable par dessus
toutes les autres de nous eslever à Dieu et nous rendre capables de succer ses divines mammelles,
lesquelles il ne donne qu'aux petits et humbles de cœur; c'est pourquoy je vous exhorte, mes cheres
Filles, pour finir ce discours, de vous exercer fidelement en la prattique de cette vertu; car par
icelle vous recevrez de tres grandes graces en cette vie, et parviendrez en fin en la gloire eternelle,
où nous conduise le Pere, le Fils et le Saint Esprit. Amen. [475]
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26.9 Page 259

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Table de correspondance de cette nouvelle Edition avec
les précédentes, et indication de la provenance des
Manuscrits
NOUVELLE
ÉDITION
PROVENANCE
DES MSS.
ANCIENNES
EDITIONS
ÉDITIONS
MODERNES
I……………………. Annecy…………….. Ed. de 1641, XXIX.... Vivès, IV, p. 54
Ed. de 1643, XLI…... Migne, IV, col. 740
II pp. 15-19 (II. 1-22) …………………….. Ed. de 1641, V
Viv. IV, p. 151
Ed. de 1643, V
Mig. IV, col. 821
pp. 19 (suite), 20 Annecy, Digne, Le …………………….. Voir note (64), p. 19
(II. 1-29)………… Mans (Ms. B)………
suite……………... …………………….. Ed. de 1641, V
Viv. IV, p. 157
Ed. de 1643, V
Mig. IV, col. 826
III………………….. Annecy…………….. …………………….. Inédit
IV pp. 27, 28 (II. 1-5) Digne……………… …………………….. Inédit
suite……………. Annecy, Digne……..
V…………………… Annecy, Digne, Le
Mans (Ms. B)……… …………………….. Inédit
VI………………….. Annecy, Digne…….. Ed. de 1641, XXXI Viv. V, pp. 444-448
Ed. de 1643, XLV Mig. IV, c. 1541-1545
Voir les notes (112),
(507), pp. 39 et 170.
VII, VIII…………… Annecy, Le Mans
Ed. de 1641, XXXII Viv. IV, p. 542
(Ms. A)…………….
Ed. de 1643, XLVI Mig. IV, col. 1144
IX, X………………. Idem……………….. Ed. de 1641, XXXIII Viv. IV, p. 556
Ed. de 1643, XLVII Mig. IV, col. 1156
XI………………….. Idem……………….. Ed. de 1643, XXI
Viv. IV, p. 527
Mig. IV, col. 1132
XII………………….
Idem………………..
……………………..
Mig. IV, col. 1620
(d'après M. l'abbé
Boulangé, Etudes sur
S. Fr. de Sales, tome
II, p. 399)
259/272

26.10 Page 260

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Voir note (268), p. 87
[477]
XIII………………... Annecy, Digne, Le
Mig. IV, col. 1644
Mans(Ms. A)………
(Boulangé, p. 424),
…………………….. VI, col. 354
XIV………………... Annecy, Le Mans
(Ms. B)……………. …………………….. Inédit
XV………………… Le Mans (Ms. B)….. Ed. de 1641, XXIV… Viv. V, p. 305
Ed. de 1643, XXXIII Mig. IV, col. 1426
XVI pp. 125-135 (II. Annecy, Le Mans Ed. de 1643, XXXVI Viv. V, p. 380
1-32)………… (Mss. A, B)………...
Mig. IV, col. 1489
Voir les notes (376),
(669), pp. 125 et 231
suite…………. Le Mans (Mss. A, B). …………………….. Inédit
XVII………………. Annecy, Digne, Le Ed. de 1641, II…….. Viv. IV, p. 102
Mans (Ms. A)………
Ed. de 1643, II…….. Mig. IV, col. 780
XVIII……………… Annecy, Digne…….. …………………….. Inédit
XIX……………….. Digne……………… Ed. de 1641, XX
Viv. V, p. 129
Ed. de 1643, XXVI Mig. IV, col. 1278
XX………………… Annecy, Le Mans Ed. de 1641, XXXI
(Ms. A)…………….
Ed. de 1643, XLV
Viv. V, p. 438
Mig. IV, col. 1535 et
col. 1624 (Boulangé,
p. 403)
Voir les notes (112),
(507), pp. 39 et 170.
XXI……………….. Annecy, Digne, Le
Mans (Ms. A)………
Ed. de 1643, XXX
Viv. V, p. 222
Mig. IV, col. 1357
Voir note (561), p.
187
XXII..……………... Annecy, Le Mans
Ed. de 1641, XXX
(Ms. A)…………….
Ed. de 1643, XLIII
Viv. V, p. 283
Mig. IV, col. 1408
XXIII……………… Annecy……………. …………………….. Inédit
XXIV……………… Annecy, Le Mans
(Ms. B)…………….
…………………….. Inédit
XXV……………….. Annecy, Le Mans
(Ms. A)……………. …………………….. Mig. VI, col. 372
260/272

27 Pages 261-270

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27.1 Page 261

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XXVI…………….... Annecy……………. Ed. de 1643, XXXVI Viv, V, p. 378
Mig. IV, col. 1486
Voir les notes (376),
(669), pp. 125 et 231
XXVII...………….... Idem………………. …………………….. Inédit
XXVIII……..…….... Annecy, Digne……. Ed. de 1641, IV
Viv. IV, p. 133
Ed. de 1643, IV
Mig. IV, col. 805
XXIX…………….... Idem………………. Ed. de 1641, XV
Viv. IV, p. 455
Ed. de 1643, XVII Mig. IV, col. 1072
XXX.…………….... Idem………………. Ed. de 1641, XVI
Viv. IV, p. 484
Ed. de 1643, XVIII Mig. IV, col. 1096
XXXI…………….... Annecy……………. …………………….. Inédit
XXXII……………... Annecy, Digne, Le Ed. de 1641, XIX
Mans (Ms. B)……... Ed. de 1643, XXIV
Viv. V, p. 45
Mig. IV, col. 1210
XXXIII…………..... Idem………………. Ed. de 1641, XXIII Viv. V, p. 240
Ed. de 1643 XXXI Mig. IV, col. 1372
Voir note (987), p.
338
XXXIV…………..... Annecy, Digne……. Ed. de 1643, XXXII Viv. V, p. 259
Mig. IV, col. 1388
Voir note (988), p.
340 [478]
XXXV…………...... Annecy……………. …………………….. Inédit
XXXVI…………..... Annecy, Digne……. Ed. de 1643, XXXV Viv. V, p. 338
Mig. IV, col. 1453
Voir note (1079), p.
375
XXXVII………….... Annecy……………. Ed. de 1641, XXV Viv. V, p. 394
Ed. de 1643, XXXVII Mig. IV, col. 1500
XXXVIII…………..
Annecy, Digne, Le Ed. de 1641, XXVI Viv. IV, p. 1
Mans (Ms. B)………
Ed. de 1643, Mig. IV, col. 695
XXXVIII
XXXIX…………..... Annecy……………. Ed. de 1641, XXVII Viv. IV, p. 21
Ed. de 1643, XXXIX Mig. IV, col. 713
261/272

27.2 Page 262

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XL…………............
XLI…………...........
XLII…….................
Idem………………. Ed. de 1641, XXVIII
Ed. de 1643, XL
Annecy, Le Mans Ed. de 1643, XLII
(Ms. A)…………….
…………………….. Ed. de 1643, XLIV
Voir note (1202),
p.424
Viv. IV, p. 37
Mig. IV, col. 726
Voir note (1262), p.
443
Viv. IV, p. 70
Mig. IV, col. 753
Voir note (1291), p.
457
Viv. V, p. 419
Mig. IV, col. 1521
[479]
262/272

27.3 Page 263

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Glossaire des locutions et des mots surannés ou pris dans
une acception inusitée aujourd'hui qui se trouvent dans le
troisième volume des Sermons de saint François de Sales
(Les mots distingués par une* ont paru dans les Glossaires des tomes précédents.)
*ACCOISEMENT apaisement.
*ACCOISER apaiser, rendre coi, calme. Cf. le lat. ACQUIESCERA.
ACCOMMODÉ pour paré (voir p. 227).
*ACCOMMODER pour adapter (v. p. 448).
*ADMIRABLE étonnant (voir pp. 126, 398, etc.)
AFFECTER pour affectionner, rechercher ardemment (v. pp. 146, 259).
*AFFIQUET petit objet d'ajustement, colifichet (v. p. 215).
*AGEANCEMENT complément, chose accessoire (v. p. 380).
*AINS mais, mais plutôt, mais encore.
*ALLANGUIR rendre languissant.
AMENUISER amincir, rendre plus menu (v. p. 70).
*AMIABLE, AMIABLEMENT aimable, aimablement.
*APPETER du lat. APPETERE, désirer (v. p. 457).
*APPREHENSION action de saisir par l'esprit (v. p. 361).
*APRES (en, par) ensuite, dans la suite.
*ARONDELLE hirondelle.
ARTIFICIEUX pour ingénieux (v. p. 273).
*A SÇAVOIR MON locution interrogative (v. pp. 21, 57, 178).
ASPECT pour orientation (voir p. 131).
ASSEUREMENTpour avec assurance (v. p. 444).
*ASSISTER (luy) du lat. ASSISTERE, être présent, tenir compagnie (v. p. 12).
ATTENUE affaibli, fatigué (voir p. 67). Du lat. ATTENUARE.
*AUCUN pour un, quelqu'un (v. pp. 36, 53, etc.)
*AUCUNEFOIS quelquefois.
*AUCUNEMENT nullement, quelque peu (v. pp. 6, 140, 186, etc.)
*AVETTE abeille.
AYSE pour consolation, satisfaction (v. p. 204).
BAILLANT pour ouvert, béant (v. p. 67). [481]
*BAILLER donner.
BANDÉ pour fixé, ligué, réuni (v. pp. 66, 290).
*BENEFICE pour bienfait (voir pp. 1, 2, etc.)
*BIENFACTEUR bienfaiteur.
*BIGEARRE, BIGEARRERIE bizarre, bizarrerie.
*BORNAL rayon de miel, rayon d'une ruche (v. p. 69).
BOURRU pour couvert de bourre ou de duvet (v. p. 353).
BRUTALE (vie) vie sensuelle, animale (v. p. 349). Du bas-lat. BRUTALIS.
BRUTALEMENT sensuellement, à la façon des brutes (v. pp. 456, 457).
*ÇA BAS ici-bas.
CADENE du lat. CATENA, chaîne, lien (v. pp. 325, 328, 335).
CANDIDE du lat. CANDIDUS, éclatant, radieux (v. p. 221).
*CARCAN collier (v. p. 147).
*CE pour ceci, cela.
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27.4 Page 264

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*CEANS ici, en ce lieu.
CEP du bas-lat. CEPUS, CIPPUS, lien, fer, entraves (v. p. 325). Cf. le Gloss. de Du Cange.
CERVOISE du lat. CEREVISIA, bière, liqueur enivrante.
*CESTUY CY, CETTE CY celui-ci, celle-ci.
*CHACUN pour chaque (v. p. 71).
CHANGE (rendre le) rendre la pareille (v. p. 265).
*CHEU ancienne forme du participe passé du verbe cheoir (v. p. 255).
CITADIN — de l’ital, CITTADINO, citoyen (v. p. 121).
COGITATION du lat. COGITATIO, pensée, dessein (v. p. 385).
*COLLOQUER du lat. COLLOCARE, placer, mettre (v. p. 184).
*COMBIEN QUE bien que, quoique.
*COMME pour comment, que (v. pp. 5, 23, 67, etc.)
*COMPRENDRE du lat. COMPREHENDERE, renfermer, contenir (voir p. 389).
CONDIGNE du lat. CONDIGNUS, proportionné, correspondant (v. p. 442).
CONFUSION du lat. CONFUSIO, fusion, mélange (v. p. 261).
CONGREGER du lat. CONGREGARE, réunir, assembler.
*CONTRARIER pour contredire (v. p. 52).
CONTRE pour à l'endroit de (v. p. 391).
CONTREPOINTER contrarier, contrecarrer (v. p. 351).
*CONTRESCHANGER échanger.
*CONVERSATION pour compagnie, relation de société, liaison (voir pp. 136, 311).
CONVIVE du lat. CONVIVIUM, festin, banquet (v. p. 113).
*COUVERT pour toit (v. p. 92).
CREANCE pour Symbole, Credo, foi (v. pp. 62, 312).
CULTIVAGE culture (v. p. 145).
*DAVANTAGE pour bien plus.
DEBELLER du lat. DEBELLARE, dompter, vaincre, subjuguer (v. p. 320).
*DEDUIRE exposer en détail (v. pp. 28, 399). Du lat. DEDUCERE.
DEITE du lat. DEITAS, divinité (v. p. 423).
*DEPARTIR (se) se séparer, se retirer, se partager (v. pp. 287, 315).
DESBROUILLER (se) pour se dégager, se débarrasser (v. p. 326).
DESCHET pour corruption (voir p. 186).
DESCONFIRE du bas-latin DISCONFICERE, défaire complètement un ennemi, le mettre en
désarroi (voir p. 293).
*DESENGAGE dégagé, retiré (v. p. 465).
DESPENDRE du bas-latin DISPENDERE, dépenser (v. pp. 203, 204).
DESSOUS pour sous (v. p. 58, 59, 61, etc.)
*DESSUS sur (v. pp. 22, 49, etc.)
*DESVELOPPER (se) pour se débarrasser, se dégager (v. p. 112).
*DEVANT pour avant (v. pp. 2, 41, etc.)
*DEXTRE du lat. DEXTER, à la droite. [482]
*DEXTREMENT adroitement. Du lat. DEXTER, adroit.
DILAYEMENT retard, délai (v. pp. 165, 391).
DILAYERuser de délai, remettre à plus tard (v. p. 209).
DISCRETpour avisé, formaliste (v. pp. 34, 37). Cf. le lat. DISCERNERE.
DISSIPER (se) pour se disperser, s'éparpiller (v. p. 13). Du lat. DISSIPARE.
*DIVERTIR du lat. DIVERTERE, détourner, distraire (v. pp. 221, 233, 313).
*DOL du lat. DOLUS, ruse, tromperie (v. p. 472).
*DOMMAGEABLE préjudiciable.
DOT pour don, portion, apanage (v. p. 27). Du lat. DOS.
*DRESSER pour redresser (voir p. 443).
264/272

27.5 Page 265

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*DU DESPUIS depuis.
DURER pour subsister (v. p. 467).
*DU TOUT tout à fait, complètement.
*EFFICACE du lat. EFFICACIA, efficacité (v. pp. 222, 331).
EMBROUILLÉ embarrassé (voir p. 343).
*EMMI parmi, entre.
ENFERRÉ de fer, enchaîné, changé en fer (v. pp. 325, 328, 453). Cf. l'ital. INFERRATO.
ENSEIGNE pour marque, signe (v. p. 8).
ENSEIGNE (à bonne) à bon titre, à bon droit (v. p. 241).
*ENSEMBLEMENT ensemble.
*ENSERRER serrer, enchaîner (v. p. 325).
*ENTANT QUE autant que, selon que, comme.
ENTRENCOURAGER (s') s'encourager réciproquement (v. p. 322).
ENTREPORTER (s') se porter, se soutenir mutuellement (v. p. 311.)
ENVIELLI pour invétéré (voir p. 203).
*ESCLAIRCIR pour éclairer (v. p. 401).
ESCLAVITUDE esclavage, servitude (v. p. 335).
ESCOURGÉE fouet composé de plusieurs courroies (v. p. 458).
ESGALER pour aplanir, niveler (v. p. 443).
*ESJOUIR (s') se réjouir.
*ESLEVEMENT élévation (voir p. 297).
*ESMOUVOIR pour exciter, mouvoir, pousser (v. pp. 128, 254).
ESPRAINDRE épreindre (voir p. 464).
ESTABLIR du lat. STABILIRE, rendre stable, affermir (v. p. 64).
ESTONNEMENT pour ébranlement moral (v. p. 443).
ESTONNER pour effrayer, embarrasser (v. pp. 295, 398).
*ET SI toutefois (v. p. 464).
EVADER du lat. EVADERE, éviter (v. p. 136).
EXECRATION pour chose exécrable (v. p. 381).
EXTOLLER du lat. EXTOLLERE, louer, exalter (v. p. 173).
FATRAS pour bagatelle (voir p. 345).
FAUSSER pour faillir à, forfaire à (v. p. 224).
*FEINDRE (se) hésiter, faire difficulté (v. pp. 36, 188).
FEINTISE feinte, dissimulation.
FLATTER pour encourager (voir pp. 396, 466).
*FORS excepté, hormis (v. p. 292). Du lat. foris.
*FOURRIER avant-coureur.
GROULEMENT grommellement (v. p. 48).
*GUINDER (se) s'élancer en l'air, s'élever (v. p. 327).
GOUST pour consolation spirituelle (v. p. 460).
HASTIVEMENT pour promptement.
HIEROGLIFIQUE pour hiéroglyphe (v. p. 36). [483]
*ICY pour ci (v. pp. 37, 61, etc.)
*IMBECILLE du lat. IMBECILLIS, faible, incapable (v. p. 410).
*IMBECILLITÉ du lat. IMBECILITAS, faiblesse, incapacité (v. p. 257).
IMBEU pour imbibé (v. p. 456).
*IMPERTINENCE chose déplacée, hors de propos (v. p. 83).
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27.6 Page 266

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*IMPERTINENT hors de propos (v. p. 296). Négatif de pertinent (lat. PERTINENS) à propos.
INDIGESTE (estomach) qui a peine à digérer (v. p. 361).
INSTINCT pour pressentiment (v. p. 3).
*INTERESSER pour altérer, nuire (v. p. 115).
*IRE du lat. IRA, colère, courroux.
*JA déjà, jamais.
*JOURD'HUY aujourd'hui.
JUDICIAL du lat. JUDICIALIS, appartenant à la judicature (v. p. 98).
*JUSQUES A TANT QUE jusqu'au temps, au moment où, jusqu'à ce que.
*LAIRRA ancienne forme de laissera (v. pp. 78, 180).
LA SUS là haut (v. p. 124). Cf. l’ital, LASSÙ.
*LEGAT du lat. LEGATUM, legs (v. pp. 274, 276).
*LIBERTIN insubordonné (voir p. 311). Du lat. LIBERTINUS, affranchi.
*LIESSE du lat. LAETITIA, joie, allégresse.
LOCHER branler, être mal fixé (v. p. 218).
*LOCUSTE du lat. LOCUSTA, sauterelle.
*LOYER pour récompense (voir p. 121).
*MACULE du lat. MACULA, tache, souillure.
MALIGNE (œuvre) — mauvaise (v. p. 443). Du lat. MALIGNUS.
MANOTTES menottes.
*MANQUEMENT pour manque (v. p. 298).
*MARRI fâché.
MESCROYANT incrédule, mécréant (v. p. 398).
*MESNAGER pour préparer, confectionner (v. p. 13).
MESSEL missel (v. p. 66).
*MESTIER besoin, utilité (voir p. 195). Du lat. MINISTER.
METTRE pour exposer, livrer, déposer (v. pp. 39, 213, 271).
*MILLIACE fort grand nombre.
*MONSTRE pour étalage (voir p. 407).
*NAVIGER naviguer.
*NAVRER blesser (v. pp. 195, 290).
NEGOCIATEUR du lat. NEGOTIATOR, négociant.
NON OUY inoni (v. pp. 143,158).
*NOURRIR pour entretenir, élever (v. pp. 183, 206).
OBSERVATEUR pour imitateur (v. p. 282).
OCCIRE du lat. OCCIDERE, tuer, mettre à mort (v. p. 114).
ODORERdu lat. ODORARI, flairer, sentir.
ŒUVRE (être tout en) — être embesogné (v. p. 413).
OPERATIF pour opérant, agissant (v. p. 358).
*ORES maintenant, tantôt.
*OR SUS parole d'encouragement. Cf. l'ital. ORSU.
*OUTRECUIDANCE, OUTRECUIDE arrogance, présomption, arrogant, présomptueux.
OUTREPERCER percer d'outre en outre.
OUVRÉE (œuvre) — faite, accomplie, consommée (v. pp. 134, 135).
PAPEGAY ancien nom du perroquet (v. p. 62).
*PARACHEVER parfaire, achever.
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27.7 Page 267

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*PARANGON de l'ital. PARAGONE, patron, modèle (v. pp. 29, 184).
*PARANGONNER de l'ital. PARAGONARE, comparer. [484]
PARTIAL pour partiel (v. p. 451). Du lat. PARTIALIS.
*PEINER (se) prendre peine (v. p. 357).
*PETIT (un) pour un peu (voir p. 467).
*PIETE du lat. PIETAS, miséricorde, compassion (v. p. 155, I. 34).
PLAINDRE pour se plaindre de (v. p. 453).
PLANCHER pour plafond (voir p. 113).
*PLEIGE du bas-lat. PLEGIUS, caution.
*POLICE de l'ital. POLIZZA, cédule (v. p. 60).
*POUR CE, POURCE parce.
PREBENDE du lat. PRAEBENDA, portion journalière de nourriture (v. p. 436). Cf. le Gloss.
de Du Cange.
*PREMIER pour premièrement, avant (v. pp. 49, 64, etc.)
PRENDRE (en) pour arriver, advenir (v. pp. 391, 443, 451).
PREOCCUPER du lat. PRAEOCCUPARE, inquiéter, prévenir l'esprit (v. pp. 284, 312).
PRIME ASSAUT premier assaut (v. p. 464).
*PRISE pour récolte (v. pp. 97, 243)
*PROFONDITE du lat. PROFUNDITAS, profondeur.
*PROU beaucoup, assez.
PUCELLE jeune vierge (v. pp. 386, 388).
*QUANT ET, QUANT ET QUANT avec, simultanément.
*QUE pour comme (v. p. 280, ligne 1).
QUITTE (se rendre) s'affranchir, se débarrasser (v. pp. 343, 351).
*RAMASSER pour réunir, concentrer (v. pp. 13, 14, 200, etc.)
*RECAMÉ de l'ital. RICAMATO, brodé.
RECHARGERrevenir à la charge (v. p. 425).
*REDONDER du lat. REDUNDARE, déborder, rejaillir, retomber (v. p. 159).
REDUIT pour rabaissé, anéanti (v. p. 40).
REFUIRfuir, repousser (v. p. 411).
RELASCHE pour relâchement (v. p. 228).
*RELEVÉ pour convalescent (v. p. 242).
REMARQUE, REMARQUER pour mémoire, faire mémoire (voir p. 128).
REMEDIATEUR guérisseur (v. p. 242).
RENCLORE enclore, renfermer (v. p. 134).
REOFFRIR offrir de nouveau.
*REPENTANCE repentir. Cf. l'ital. RIPENTENZA.
REPRENDRE (se) pour s'interrompre (v. p. 372).
RESIGNER (se) pour se léguer (v. p. 323).
RESOUDRE (se) pour se résigner, se consoler (v. p. 320).
*RESSENTIMENT pour sentiment, souvenir, reconnaissance (voir pp. 43, 329, 457).
*REUSSIR pour résulter (voir pp. 48, 188).
*SAGETTE du lat. SAGITTA, flèche.
*SALUTAIRE du lat. SALUTARE, salut (v. pp. 324, 336).
*SALVATION du lat. SALVATIO, salut.
*SAPIENCE du lat. SAPIENTIA, sagesse.
SAUTELERsautiller (v. p. 400).
SCRUPULE reste de difficulté, de doute (v. p. 57). Du lat. SCRUPULUM.
*SEMBLANCE ressemblance (v. pp. 80, 109).
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27.8 Page 268

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*SEMONCE invitation, sollicitation.
SENESTRE du latin SINISTER, gauche (v. pp. 75, 76).
*SI pour toutefois (v. pp. 72, 162, etc.)
*SI BIEN quoique.
*SINISTRE du lat. SINISTER, dépourvu de droiture (v. p. 445).
*SI QUE de sorte que, si bien que. [485]
*SOIGNER pour pourvoir, veiller a quelque chose, s'occuper à (v. p. 187).
SOIN pour sollicitude (v. p. 179, lig. 8, p. 190, lig. 36).
SOUFFRETEUSE (chose) chose pleine de souffrance (v. p. 460). Cf. le Dictionre de Lacurne
de Sainte-Palaye.
*SOUVENTEFOIS souvent, maintefois.
*STOLLE store (latin STOREA), natte.
SUBTILITÉ pour adresse, industrie (v. p. 450).
*SUCCES de l'ital. SUCCESSO, événement, réussite (v. p. 152).
SUFFISANCE du lat. SUFFICENTTA, capacité intellectuelle (v. p. 85).
*SUITE pour enchaînement (voir p. 318).
SUIVRE pour continuer, poursuivre (v. p. 321).
SUPERINTENDANCE surintendance (v. p. 421).
SURESTIME distinction (voir p. 344).
*SURESTIMER préférer (voir p. 413).
TANT SEULEMENT seulement. Cf. l'ital. SOLTANTO.
TARE pour atteinte, diminution (v. p. 186).
TELLEMENT QUELLEMENT d'une manière quelconque (v. p. 459).
*TENDRE pour faible, délicat (v. p. 128).
*TENDRETÉ du lat. TENERITAS, attendrissement, douilletterie (v. pp. 43, 50, 204).
TERRIEN du lat. TERRENUS, terrestre.
*TOUTES FOIS ET QUANTES autant de fois que.
TRACASSER pour jeter le désordre, troubler (v. p. 246).
TRAISTREUX traître (v. pp. 348, 349).
TREMEUR du lat. TREMOR, tremblement (v. p. 358).
TRESBUCHEMENT achoppement (v. p. 412).
VAL EAU (à) à vau l'eau (voir p. 457).
VAUTRER (se) pour se jeter à terre (v. p. 320).
VERS pour envers (v. p. 462).
*VIANDE pour mets, aliment, nourriture.
*VITUPERE mépris, critique (v. pp. 267, 348).
*VITUPERER du lat. VITUPERARE, mépriser, censurer (v. p. 73).
*VOIREMENT vraiment.
*VOLERIE larcin (v. p. 274). [486]
268/272

27.9 Page 269

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Table des matières
Avant-Propos……………………………………………………………………………………..V
SECONDE SÉRIE
SERMONS RECUEILLIS PAR LES RELIGIEUSES
DE LA VISITATION
I — Sermon pour la veille de Noël, 24 décembre 1613…………………………………………….2
II Sermon pour la fête de saint Blaise, sur le mystère de la Purification et le renoncement
évangélique, 8 février 1614…………………………………………………………………...….15
III — Fragment d'un sermon pour le premier Dimanche de Carême, 16 février 1614…………..23
IV — Sermon pour le deuxième Dimanche de Carême, 23 février 1614………………………..27
V Sermon pour le Dimanche des Rameaux, 23 mars 1614……………………………………32
VI Sermon pour le Vendredi-Saint, 28 mars 1614……………………………………………39
VII — Sermon pour le troisième Dimanche de Carême, 22 mars 1615………………………….46
VIII — Sermon pour le quatrième Dimanche de Carême, 29 mars 1615………………………..51
IX Sermon pour le Dimanche de la Passion, 5 avril 1615…………………………………….57
X — Sermon pour le Dimanche des Rameaux, 12 avril 1615……………………………………65
[487]
XI Sermon pour la fête de saint Jean Porte-Latine, 6 mai 1616 ou 1617……………………..73
XII Sermon de Vêture pour la fête de saint Claude, 6 juin 1617………………………………84
XIII Sermon de Vêture pour la fête de Notre-Dame des Neiges, 5 août 1617………………..90
XIV — Sermon de Profession pour la fête de l'Archange saint Michel, 29 septembre 1617…..100
XV Sermon pour la fête de la Toussaint, 1er novembre 1617………………………………..112
XVI — Sermon pour la fête de la Présentation de la Sainte Vierge, 21 novembre 1617……….125
XVII — Sermon de Vêture pour la veille de l'Epiphanie, 5 janvier 1618………………………139
XVIII Sermon de Profession pour le vendredi dans l'octave de la Pentecôte, 8 juin 1618….149
XIX — Sermon pour la fête de la Visitation de la Sainte Vierge, 2 juillet 1618……………….157
XX — Sermon de Vêture pour la fête de sainte Anne, 26 juillet 1618…………………………170
XXI Sermon pour la fête de l'Assomption de la Sainte Vierge, 15 août 1618………………178
XXII Sermon pour le dix-septième Dimanche après la Pentecôte coïncidant avec l'anniversaire
de la Dédicace de l'église de la Visitation, 30 septembre 1618…………………………………192
XXIII Sermon pour une Vêture, 9 octobre 1618…………………………………………….202
XXIV Sermon de Vêture pour le lundi de la dix-neuvième semaine après la Pentecôte, 15
octobre 1618…………………………………………………………………………………….208
XXV — Sermon pour la fête de saint Côme et de saint Damien, 27 septembre 1619………….217
XXVI — Sermon pour la fête de la Présentation de la Sainte Vierge, 21 novembre 1619……..231
XXVII — Sermon de Profession pour la fête de saint Ambroise, 7 décembre 1619……………240
XXVIII — Sermon pour la fête de la Purification, 2 février 1620………………………………250
XXIX Sermon pour le Vendredi-Saint, 17 avril 1620……………………………………….266
XXX — Sermon pour le mardi de Pâques, 21 avril 1620………………………………………286
XXXI — Sermon de Vêture pour le Dimanche de Quasimodo, 26 avril 1620…………………308
[488]
XXXII Sermon pour la fête de la Pentecôte, 7 juin 1620……………………………………315
XXXIII — Sermon pour la fête de saint Augustin, 28 août 1620………………………………324
XXXIV Sermon de Vêture et de Profession pour la fête de saint Nicolas de Tolentin, 10
septembre 1620…………………………………………………………………………………340
XXXV — Sermon pour une Vêture, 17 octobre 1620…………………………………………..355
269/272

27.10 Page 270

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XXXVI Sermon pour la fête de la Toussaint, 1er novembre 1620…………………………..366
XXXVII — Sermon pour la fête de la Présentation de la Sainte Vierge, 31 novembre 1620….380
XXXVIII Sermon pour le deuxième Dimanche de l'Avent, 6 décembre 1620………………398
XXXIX — Sermon pour le troisième Dimanche de l'Avent, 13 décembre 1620………………417
XL — Sermon pour le quatrième Dimanche de l'Avent, 20 décembre 1620……………………432
XLI Sermon pour la veille de Noël, 24 décembre 1620……………………………………..447
XLII — Sermon sur le premier verset du Cantique des Cantiques……………………………..462
Table de correspondance de cette nouvelle Edition avec les précédentes, et indication de la
provenance des Manuscrits……………………………………………………………………..477
Glossaire des locutions et des mots surannés……………………………………………………481
270/272

28 Pages 271-280

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28.1 Page 271

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Annecy, Imprimé par J. NIÉRAT, 1897. 1720.
271/272

28.2 Page 272

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EN VENTE
TOME I
LES CONTROVERSES
TOME II
DEFENSE DE L'ESTENDART DE LA SAINTE CROIX
TOME III
INTRODUCTION A LA VIE DEVOTE
TOMES IV, V
TRAITTE DE L'AMOUR DE DIEU
TOME VI
LES VRAYS ENTRETIENS SPIRITUELS
TOMES VII, VIII
SERMONS AUTOGRAPHES
Chaque ouvrage se vend séparément
Prix: 8 francs le volume
SOUS PRESSE
SERMONS VOLUME IV
DÉPOSITAIRES
GENEVE. H. TREMBLEY, LIBRAIRE, RUE CORRATERIE, 4
Dépositaire principal
ANNECY. ABRY, LIBRAIRE, RUE DE L'ÉVÊCHÉ, 3
PARIS. VICTOR LECOFFRE, RUE BONAPARTE, 90
LYON. EMMANUEL VITTE, PLACE BELLECOUR, 3
BRUXELLES. SOCIÉTÉ BELGE DE LIBRAIRIE, RUE TREURENBERG, 16
MARSEILLE. LIBRAIRIE SALÉSIENNE, RUE DES PRINCES, 78
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