Bozzolo_Reve


Bozzolo_Reve

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ANDREA BOZZOLO
Le rêve des neuf ans
Lecture théologique

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Andrea Bozzolo
Le Rêve des neuf ans
LECTURE THÉOLOGIQUE
LAS – ROMA

1.4 Page 4

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Traduction en français par Morand Wirth, SDB.
© 2023 by LAS - Libreria Ateneo Salesiano
Piazza dell’Ateneo Salesiano, 1 - 00139 ROMA
Tel. 06 87290626 - e-mail: las@unisal.it - https://www.editricelas.it
ISBN 978-88-213-1585-5

1.5 Page 5

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PRÉSENTATION
L’année 2024 marquera – avec un certain degré d’approximation –
le bicentenaire du “rêve de neuf ans” de Don Bosco. Cet anniversaire
se réfère à l’un des événements que Don Bosco a considéré comme le
plus important dans son expérience personnelle et le plus décisif pour
sa mission. Il affirme lui-même dans les Mémoires de l’Oratoire que
ce rêve est resté “profondément gravé dans son esprit pendant toute
sa vie” et il lui attribue une valeur préfigurative particulière pour le
développement de son œuvre. Et ce n’est pas tout. Lorsqu’en 1858,
Don Bosco se rend à Rome pour négocier avec Pie IX la naissance de
la Congrégation et que ce dernier lui fait “raconter minutieusement
toutes les choses qui ont même l’apparence du surnaturel”, il raconte
au Pape ce même rêve. Et le Pape lui ordonne de “l’écrire dans son sens
littéral et minutieux et de le laisser comme encouragement aux enfants
de la congrégation”.
En effet, les fils et les filles de Don Bosco ont toujours considéré ce
récit comme une page “sacrée”, pleine de suggestions charismatiques
et de force inspiratrice. Il est vrai, cependant, que la nature insaisis-
sable de l’expérience onirique, la grande distance temporelle (environ
cinquante ans) entre le moment du rêve et sa rédaction, la difficulté
d’en évaluer la nature “surnaturelle” posent de sérieuses questions sur
la consistance réelle de l’événement raconté par le saint. Je crois qu’il
est important de ne pas se dérober à ces questions, précisément pour
éviter qu’un texte d’une valeur extraordinaire ne finisse par être confiné
dans le seul domaine du récit romanesque ou de la littérature édifiante.
Il y a quelques années, j’ai essayé de me confronter à ces ques-
tions et, sur la base d’une réflexion raisonnée, j’ai tenté de proposer
quelques pistes de réponse, que je trouve encore convaincantes. Le
résultat est une étude qui aborde des questions herméneutiques (plus
complexes) et propose une lecture théologico-spirituelle du rêve (plus
simple). L’essai a déjà été publié par le LAS en 2017 dans le cadre d’une
–5–

1.6 Page 6

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volumineuse étude sur les rêves de Don Bosco, à laquelle je renvoie le
lecteur avide d’approfondissement.1 Le bicentenaire semble une occa-
sion opportune pour le rendre disponible également sous cette forme
indépendante et plus accessible.
Mes sincères remerciements au Père Morand Wirth pour avoir
vérifié la traduction française.
J’espère que ce travail nous aidera à écouter de manière méditative
les paroles avec lesquelles Don Bosco nous a donné cet événement
intime qui est à l’origine de notre charisme.
Don Andrea Bozzolo
Recteur de l’Université Pontificale Salésienne
Tous les textes sont cités dans notre traduction. Les abréviations utili-
sées sont les suivantes :
MB = Memorie biografiche di Don Bosco (del Beato … di San) Giovanni
Bosco, 19 voll. (da 1 a 9: G.B. Lemoyne; 10: A. Amadei; da 11 a 19:
E. Ceria) + 1 vol. di Indici (E. Foglio). San Benigno Canavese - Torino
1898-1939 (Indici, 1948).
MO = G. Bosco, Memorie dell’Oratorio di san Francesco di Sales. Introdu-
zione, note e testo critico a cura di A. da Silva Ferreira, LAS, Roma
1991.
1 A. Bozzolo (ed.), I sogni di don Bosco. Esperienza spirituale e sapienza educativa,
LAS, Roma 2017.
–6–

1.7 Page 7

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LE RÊVE DES NEUF ANS.
QUESTIONS HERMÉNEUTIQUES
ET LECTURE THÉOLOGIQUE
Andrea Bozzolo
Le récit par Don Bosco, dans les Mémoires de l’Oratoire, du rêve
qu’il fit à l’âge de neuf ans constitue l’un des textes les plus impor-
tants de la tradition salésienne. Il a accompagné de manière vitale la
transmission du charisme, en devenant l’un de ses symboles les plus
efficaces et l’une de ses synthèses les plus éloquentes. C’est pourquoi
le texte atteint le lecteur qui se reconnaît dans cette tradition spiri-
tuelle avec les caractéristiques d’une page “sacrée”, qui revendique une
autorité charismatique peu commune et exerce une énergie performa-
tive constante, touchant les affections, poussant à l’action et générant
l’identité. En effet, les éléments constitutifs de la vocation salésienne
y sont à la fois fixés avec autorité, comme un testament à transmettre
aux générations futures, et ramenés, à travers l’expérience mystérieuse
du rêve, à leur origine transcendante. Comme dans les grandes pages
bibliques, le mouvement vers l’accomplissement et la référence à l’Ori-
gine sont inséparables dans le récit.
En effet, dans sa réception par les héritiers, le récit a suscité une
grande histoire par les effets qu’il a produits, générant une véritable
communitas de lecteurs, qui se sont identifiés à son message. Innom-
brables sont les hommes et les femmes, consacrés et laïcs, qui y ont
trouvé une inspiration pour le discernement de leur vocation per-
sonnelle et pour la mise en œuvre de leur service éducatif et pastoral.
L’ampleur de cette histoire des effets enseigne d’emblée à qui veut
analyser le texte combien est délicate l’opération herméneutique qu’il
va entreprendre. Étudier ce rêve signifie non seulement enquêter sur
un évènement qui s’est produit il y a environ deux cents ans dans la
vie d’un garçon, mais intervenir de manière critique sur un vecteur
–7–

1.8 Page 8

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spirituel, sur un symbole d’identification, sur une histoire qui, pour le
monde salésien, a le poids d’un “mythe fondateur”. Un récit ne peut
acquérir une telle force génératrice sans qu’il y ait une raison profonde,
et le chercheur ne peut que s’interroger pour en saisir la nature.
L’histoire des effets du rêve, en revanche, concerne en premier
lieu l’expérience du fondateur lui-même, avant même ses héritiers
spirituels. Don Bosco raconte que, depuis la nuit où il s’est produit, le
rêve est resté “profondément imprimé dans son esprit pendant toute sa
vie”,1 d’autant plus qu’il “s’est renouvelé à d’autres moments de façon
beaucoup plus claire”,2 lui suggérant l’orientation de son existence et
le guidant dans l’accomplissement de sa mission. Dans les Mémoires
de l’Oratoire, il évoque d’ailleurs l’état d’esprit qui l’avait saisi lorsque,
devenu prêtre et revenu au village en la solennité de la Fête-Dieu pour
y célébrer une de ses premières messes, il s’était rendu dans le hameau
où il était né :
Lorsque je fus près de chez moi et que j’ai vu l’emplacement du rêve
que j’avais fait lorsque j’avais environ neuf ans, je n’ai pas pu retenir
mes larmes et dire : Que les desseins de la Divine Providence sont mer-
veilleux ! Dieu a vraiment pris un pauvre enfant de la terre pour le
placer avec les chefs de son peuple.3
En 1858, lorsqu’il se rendit à Rome pour discuter de la fondation
de la Congrégation et que Pie IX “se fit raconter minutieusement
toutes les choses qui n’avaient même que l’apparence du surnaturel”,
Don Bosco exposa le rêve au Pape et reçut l’ordre de “l’écrire dans son
1 MO 34s.
2 MO 84. Le texte intégral est le suivant : “Entre-temps, la fin de l’année de rhétorique
approchait, un moment où les étudiants ont l’habitude de délibérer sur leur vocation. Le
rêve de Murialdo s’était toujours imposé à moi ; il s’était même renouvelé d’une manière
beaucoup plus claire en d’autres temps, de sorte que, si je voulais y croire, je devais choisir
l’état ecclésiastique, auquel je me sentais enclin : mais ne voulant pas croire aux rêves, et
ma manière de vivre, certaines habitudes de mon cœur, et le manque absolu des vertus
nécessaires à cet état, rendaient cette délibération douteuse et très difficile”.
3 MO 111.
–8–

1.9 Page 9

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sens littéral et minutieux et de le laisser comme encouragement aux
fils de la Congrégation”.4 Un épisode bien documenté de la vieillesse
du saint confirme que cette expérience nocturne est restée un point de
référence essentiel tout au long de la vie de Don Bosco.5 Don Bosco
se trouvait à Rome pour la consécration solennelle de l’église du Sa-
cré-Cœur, dont il avait pris en charge la construction à la demande
de Léon XIII. Le matin du 16 mai 1887, il alla célébrer à l’autel de
Marie Auxiliatrice, mais au cours de la célébration, il dut s’arrêter
plusieurs fois, pris d’une émotion intense qui l’empêchait même de
parler. Lorsqu’il retourna à la sacristie et retrouva son calme habituel,
Don Viglietti, qui l’avait assisté pendant la messe, interrogea le vieux
prêtre sur la raison de ces larmes et il répondit : “J’avais […] devant
les yeux la scène que j’avais vue en rêve au sujet de la Congrégation
lorsque j’avais dix ans, et j’ai si bien vu et entendu mes frères et ma
mère discuter et m’interroger sur le rêve que j’avais fait”.6 Don Bosco,
alors à la fin de sa vie, saisissait enfin dans toute sa signification le
message qui lui avait été communiqué dans le rêve comme une parole
ouverte sur l’avenir : “En son temps, tu comprendras tout”. Racontant
cet épisode, Lemoyne note : “soixante-deux ans de travail acharné, de
sacrifices et de luttes s’étaient écoulés depuis ce jour et un éclair sou-
dain lui avait révélé, dans la construction de l’église du Sacré-Cœur à
Rome, le couronnement de la mission mystérieusement esquissée au
début de sa vie”.7
Quelle que soit la manière dont on comprend les tenants et abou-
tissants de cette expérience onirique de l’enfance et les détails de sa
4 MO 37. La première visite de Don Bosco à Rome eut lieu entre le 21 février et le
14 avril 1858. Il rencontra le Pape à plusieurs reprises, les 9, 21 (ou 23) mars et 6 avril.
Selon Lemoyne, c’est lors de la deuxième rencontre (21 mars) que le Pape entendit le
récit du rêve et ordonna à Don Bosco de l’écrire. Sur ce voyage, cf. P. Braido, Don Bosco
prete dei giovani nel secolo delle libertà, LAS, Roma 2003, I, 378-390.
5 Stella affirme que nous possédons des “preuves solides” de cet événement (P. Stella,
Don Bosco nella storia della religiosità cattolica. I. Vita e opere, LAS, Roma 1979, 32).
6 C.M. Viglietti, Cronaca di don Bosco. Prima redazione (1885-1888). Introducción,
texto crítico y notas por Pablo Marín Sánchez, LAS, Roma 2009, 207.
7 MB XVIII, 341.
–9–

1.10 Page 10

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narration, on peut être pleinement d’accord avec ce que dit Stella sur
l’importance qu’elle a eue dans la conscience de Don Bosco :
Ce rêve des neuf ans n’a pas été pour Don Bosco un rêve comme tant
d’autres qu’il a certainement eus dans son enfance. Outre les problèmes
qui lui sont liés, c’est-à-dire à son souvenir, aux textes qui nous l’ont
transmis ; outre la question désormais insoluble du moment où il s’est
réellement produit, et celles des circonstances qui l’ont éventuellement
provoqué et ont immédiatement fourni les suggestions fantastiques ;
outre tout cela, il est clair que Don Bosco en a été profondément affec-
té ; il apparaît qu’il a dû le ressentir comme une communication divine,
comme quelque chose – il le dit lui-même – qui avait l’apparence (les
signes et les garanties) du surnaturel. Pour lui, ce fut comme un nou-
veau caractère divin indélébilement imprimé dans sa vie.8
Le rêve de ses neuf ans, en somme, “a conditionné toute la manière
de vivre et de penser de Don Bosco. Et en particulier, la manière de sentir
la présence de Dieu dans la vie de chacun et dans l’histoire du monde”.9
1. Les sources
Le rêve des neuf ans nous a été transmis sous différentes rédac-
tions. Desramaut, abordant le problème des sources auxquelles Le-
moyne a puisé pour la rédaction des Mémoires biographiques, a retrouvé
six versions différentes.10 La première (A) est celle écrite par Don Bosco
8 P. Stella, Don Bosco nella storia della religiosità cattolica. I. Vita e opere, LAS,
Roma 1979, 30.
9 P. Stella, Don Bosco nella storia della religiosità cattolica. I. Vita e opere, LAS,
Roma 1979, 31s.
10 F. Desramaut, Les Memorie I de Giovanni Battista Lemoyne. Étude d’un ouvrage
fondamental sur la jeunesse de saint Jean Bosco, Maison d’études Saint Jean Bosco, Lyon
1962, 250-256. L’enquête est reprise et développée par A. Lenti, Don Bosco’s Vocation-
Mission Dream. Its Recurrence and Significance, “Journal of Salesian Studies” 2 (1991)
45-156. Voir aussi Id., Don Bosco storia e spirito. Dai Becchi alla Casa dell’Oratorio (1815-
1858), LAS, Roma 2017, 211-225.
– 10 –

2 Pages 11-20

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2.1 Page 11

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dans les Mémoires de l’Oratoire.11 La deuxième (B) est contenue dans
la déposition de Cagliero lors du procès ordinaire de canonisation ;
Cagliero dit avoir entendu le rêve de Don Bosco en 1858-1859, après
que ce dernier ait reçu l’ordre de Pie IX, lors de son voyage à Rome,
de le mettre par écrit.12 La troisième (C) est de Don Barberis, qui
reprend en grande partie Don Bosco.13 La quatrième (D) est de Giu-
seppe Turco, compagnon d’enfance de Don Bosco ; transmise par un
intermédiaire non identifié, elle a été recueillie par Don Lemoyne.14 La
cinquième (E) est l’exposition faite par Don Rua au procès ordinaire
du récit appris de Lucia Turco, sœur de Joseph.15 La sixième (F) est le
bref compte-rendu que Giuseppe Turco lui-même a fait au procès.16
Desramaut souligne le fait que les formes A, B et C ont Don Bosco
comme source directe, tandis que les formes D, E et F dépendent des
souvenirs transmis dans la famille Turco.
11 L’édition critique se trouve dans MO 34-37. Don Berto, secrétaire de Don Bosco,
a repris ce récit mot pour mot, en le formulant évidemment à la troisième personne,
dans sa déposition au procès ordinaire de canonisation, comme on peut le lire dans la
Copia Publica Transumpti Processus Ordinaria auctoritate constructi in Curia Ecclesiastica
Taurinensi super fama sanctitatis vitae, virtutum et miracolorum Servi Dei Ioannis Bosco
Sacerdotis Fundatoris Piae Societatis Salesianae, 277r (= recto) - 279r.
12 Ibid., 1080v (= verso) - 1081r.
13 Dans sa forme la plus ancienne, on la trouve, sans indication d’origine, dans
G.B. Lemoyne, Documenti per scrivere la storia di D. Giovanni Bosco, dell’Oratorio di S.
Francesco di Sales e della Congregazione Salesiana, I, 153.
14 Ibid., I, 68-69.
15 “Lucia Turco, appartenant à une famille où D. Bosco allait souvent chez ses frères,
m’a raconté qu’un matin ils le virent arriver plus joyeux que d’habitude. À la question de
savoir quelle en était la cause, il répondit qu’il avait fait un rêve pendant la nuit, qui l’avait
réjoui. Invité à le raconter, il dit qu’il avait vu une grande Dame venir vers lui, qui avait
derrière elle un très grand troupeau, et qui, s’approchant de lui, l’appela par son nom et
lui dit : « Voici, petit Jean : c’est à toi que je confie tout ce troupeau ». D’autres m’ont dit
qu’il avait demandé : « Comment vais-je m’occuper de tant de brebis et d’agneaux ? Où
trouverai-je des pâturages pour les nourrir ? » La Dame lui répondit : « N’aie pas peur, je
t’aiderai », puis elle disparut” (Copia Publica, 2476v).
16 “Quand il était séminariste, il m’a aussi dit un jour qu’il avait fait un rêve, qu’il
se serait installé dans un lieu, où il aurait rassemblé un grand nombre de jeunes pour les
instruire” (Copia Publica…, 768v).
– 11 –

2.2 Page 12

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Lemoyne, se basant sur l’affirmation de Don Bosco selon laquelle
le rêve s’était répété plusieurs fois et se laissant aller à son penchant
pour conserver toutes les sources à sa disposition, a rapporté dans
ses Mémoires biographiques les différentes versions du rêve, d’ailleurs
largement convergentes, en les attribuant à des âges différents.17 Des-
ramaut, dans l’étude citée, discute la plausibilité du choix de Lemoyne,
le considérant surtout comme le résultat d’une association artificielle,
sauf peut-être dans le cas de la version D. En effet, il est plausible, bien
que non démontrable par des arguments historiques sûrs, que Jean
Bosco ait raconté le rêve à son ami Giuseppe Turco à la suite d’une des
occasions où il s’était reproduit.
Quoi qu’il en soit, la version à laquelle il faut nous référer pour
notre travail est sans aucun doute celle que Don Bosco a écrite de sa
propre main dans les Mémoires de l’Oratoire. La rédaction du rêve et de
tous les événements liés à l’origine de l’Oratoire avait été demandée,
comme nous l’avons dit, par Pie IX en 1858. Mais Don Bosco, retenu
par de nombreux engagements et réticent à parler de lui-même, tarda
à se mettre au travail. C’est pourquoi, en 1867, lors d’une autre au-
dience, le pape le pressa à nouveau d’écrire ses souvenirs. Après avoir
tergiversé encore pendant six ans, Don Bosco commença enfin le ma-
nuscrit des Mémoires en 1873 et l’acheva en 1875. Mis au propre par
son secrétaire, Don Gioacchino Berto, le texte a été revu et corrigé par
l’auteur à plusieurs reprises jusqu’en 1879.18
17 Dans le premier volume des Mémoires biographiques, Lemoyne rapporte fidèlement
la narration du rêve des neuf ans rédigée par Don Bosco dans les Mémoires de l’Oratoire
(MB I, 123-126) ; recoupant diverses informations à sa disposition, il attribue la version
transmise par Turco (D) à une répétition du rêve qui eut lieu en 1831, lorsque Don
Bosco avait 16 ans (MB I, 243s) ; celle de Barberis (C) à une autre répétition qui eut lieu
en 1834, lorsque Don Bosco avait 19 ans (MB I, 305s) ; et enfin celle de Cagliero (B) à
l’époque où Giovanni était déjà séminariste (MB I, 424).
18 Pour les questions relatives à la date de composition du manuscrit original, de la
copie de Don Berto et des corrections de Don Bosco, voir l’Introduction de E. Ceria à la
première édition imprimée de G. (san) Bosco, Memorie dell’Oratorio di S. Francesco di
Sales dal 1815 al 1855, SEI, Torino 1946, 6 ; F. Desrmaut, Les Memorie I de Giovanni
Battista Lemoyne, 116-119 ; l’Introduction à l’édition critique MO 18-19.
– 12 –

2.3 Page 13

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Sur la base de ces données, nous pouvons dire que le rêve, qui s’est
produit vers 1824 (il n’est pas possible d’être plus précis sur la date), et
qui s’est répété plusieurs fois dans les années suivantes “d’une manière
beaucoup plus claire”, a été écrit par Don Bosco environ cinquante ans
après l’événement. À ce moment-là, il pouvait saisir le sens du message
du rêve d’une manière plus riche et plus profonde que ce qu’il avait
pressenti dans son enfance. L’intelligence du rêve avait certainement
grandi en lui à travers les nombreuses expériences de la vie, générant
une augmentation de la narration et de l’interprétation. Cette évo-
lution pose question face à une situation herméneutique complexe,
dont il faut être conscient. Dans le texte que nous lisons, en effet,
différents horizons temporels se confondent et interagissent entre eux :
le temps de la réalisation (au moins partielle) du rêve, qui correspond
au moment où Don Bosco le fixe dans le manuscrit des Mémoires, le
temps de la croissance dans sa compréhension, qui commence avec la
première narration à la famille et se développe progressivement dans
la conscience du protagoniste, le temps chronologique dans lequel le
rêve a eu lieu et le temps onirique, cette sorte de “temps suspendu”
ou “autre temps” à l’intérieur de l’expérience nocturne. Ces différents
horizons temporels, fusionnés dans la narration de Don Bosco, in-
teragissent à leur tour avec le temps du lecteur, avec ses attentes, ses
questions, ses pré-compréhensions, à l’intérieur d’une tradition inter-
prétative qui l’a transmise jusqu’à nous. Il n’est pas possible d’aborder
sérieusement l’étude de ce rêve sans être conscient de cette multiplicité
de niveaux, d’où découlent d’importantes questions herméneutiques
que nous essaierons de mettre en évidence dans la section suivante.
Mais avant d’aborder ces questions, il faut d’abord replacer le récit du
rêve dans son contexte narratif, c’est-à-dire dans l’ensemble de l’œuvre
qui nous l’a transmis.19
19 Pour comprendre la logique narrative présente dans les Mémoires, voir l’excellent
essai d’A. Giraudo, L’importanza storica e pedagogico-spirituale delle Memorie dell’Oratorio,
in G. Bosco, Memorie dell’oratorio di S. Francesco di Sales dal 1815 al 1855, LAS, Roma
2011, 5-49.
– 13 –

2.4 Page 14

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Les Mémoires de l’Oratoire sont un texte autobiographique dans
lequel Don Bosco met en relation l’histoire de l’Oratoire de Saint Fran-
çois de Sales avec son aventure personnelle, avec l’intention de laisser
à ses héritiers spirituels une leçon précieuse pour l’avenir.20 Les inten-
tions de l’auteur sont explicites dès les premières lignes du manuscrit :
À quoi servira donc cet ouvrage ? Il servira de règle pour surmonter
les difficultés futures, en tirant les leçons du passé ; il servira à faire
connaître comment Dieu lui-même a dirigé toutes choses en tout
temps ; il servira à mes fils de délassement agréable, quand ils pourront
lire les choses auxquelles leur père a pris part, et ils les liront bien plus
volontiers quand, appelé par Dieu à rendre compte de mes actes, je ne
serai plus parmi eux.21
Les Mémoires sont donc un récit édifiant qui entend transmettre,
à travers la sélection et l’enchaînement des faits, non seulement les
événements fondamentaux qui ont marqué la naissance de l’Oratoire,
mais aussi le secret profond qui a donné lieu à cette expérience, ce qui
l’a rendue possible et l’a caractérisée de manière essentielle. L’ouvrage
n’est donc pas une simple chronique d’événements, mais révèle clai-
rement l’intention d’impliquer le lecteur dans l’aventure racontée, au
point de le rendre participant à cette histoire qui le concerne et qu’il est
appelé à poursuivre, entraîné par le récit.22 Ce trait a été efficacement
20 Adressés aux Salésiens, présents et futurs, les Mémoires se distinguent nettement
des autres textes historiques antérieurs écrits par Don Bosco : la Lettre au Vicaire de la
Ville en 1846 ; le Cenno et les Cenni storici de 1854 et 1862, qui se concentrent sur les
événements liés au début du catéchisme à Saint François d’Assise, transféré ensuite au
Refuge de la marquise Barolo, etc. jusqu’à l’arrivée à la maison Pinardi. Ces textes, en effet,
étaient destinés aux autorités, au public, aux bienfaiteurs et aux sympathisants, auxquels
Don Bosco voulait offrir un récit de la naissance et des objectifs de son institution, en
présentant également les activités qui s’y déroulaient et les résultats éducatifs obtenus.
21 MO 30.
22 “Le sommet de cette stratégie visant à entraîner le lecteur est atteint avec le rêve
de la bergère, au moment du passage du Convitto au Valdocco, c’est-à-dire de la phase
des expériences initiales, de nature essentiellement personnelle, à celle de la réalisation
définitive de l’Oratoire de caractère communautaire […]. Dans les agneaux transformés
– 14 –

2.5 Page 15

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mis en évidence par Pietro Braido, qui a inventé l’expression heureuse
Mémoires du futur, pour souligner le caractère de testament, plutôt que
de document, qui caractérise la narration de Don Bosco.23
Dans cette reconstruction interprétative du passé, qui lie la genèse de
l’Oratoire à une histoire spirituelle précise du narrateur, le rêve des neuf
ans vient jouer un rôle “stratégique”. C’est lui en effet qui nous donne la
clé d’interprétation de toute l’histoire, en identifiant l’événement pro-
digieux qui en constitue l’origine surnaturelle. À la base de l’Oratoire
de Saint François de Sales et de la Congrégation religieuse qui en est
issue, il n’y a pas seulement l’ingéniosité d’un prêtre généreux, mais une
véritable initiative divine, dont le rêve est la marque la plus évidente.
Notant le rôle que jouent les rêves dans la structure narrative des
Mémoires, Giraudo déclare :
Cet événement fait partie de la stratégie du texte en tant que véritable
début de la “mémoire” oratorienne, déterminant sa division en trois
décennies. Les dix années d’enfance (1815-1824) sont en fait représen-
tées comme un prélude significatif, mais pas proprement “oratorien”.
La décennie 1825-1835, en revanche, commence avec la description
du narrateur qui se présente à l’âge de dix ans, en train de s’occuper
des enfants en faisant “ce qui était compatible avec mon âge et qui était
une sorte d’Oratoire festif ”. C’est ainsi que le rêve initial, évoqué avec
des procédés littéraires empruntés à la forme romanesque, prend une
valeur particulière : il devient une préfiguration d’un texte historico-lit-
téraire dont il anticipe consciemment les significations, les stratégies
et les structures ; en somme, il devient la trace identifiable d’une or-
chestration rhétorique des intentions de l’auteur. Il est significatif que
ce soit précisément dans un sens prophétique et de préfiguration qu’il a
été interprété dans la tradition salésienne.24
en bergers […] les fils de Don Bosco étaient et sont invités à se reconnaître eux-mêmes
comme les continuateurs de la mission providentielle, préconisés dès le début, dans
l’expérience prophétique du rêve, comme une partie vivante de l’histoire” (A. Giraudo,
L’importanza storica, 19).
23 P. Braido, Scrivere “memorie” del futuro, “Ricerche Storiche Salesiane” 11 (1992)
97-127.
24 A. Giraudo, L’importanza storica, 21s.
– 15 –

2.6 Page 16

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Le rêve est ainsi placé dans l’architecture des Mémoires comme
le pilier d’où partent les arcs du récit. Dans sa qualité d’événement
prodigieux, il constitue en quelque sorte la prémisse décisive pour
comprendre la logique surnaturelle de tout ce qui suit. Certes, Don
Bosco n’attribue à cette prémisse aucun caractère fataliste, comme s’il
avait trouvé son destin préfabriqué de manière contraignante. Dans
le développement du récit, il ne cache nullement la tortuosité d’un
chemin complexe de discernement vocationnel dont le rêve ne l’a nul-
lement dispensé. Pourtant, en le relisant a posteriori à partir de sa po-
sition de prêtre et de fondateur, il ne peut que le comprendre comme
une manifestation anticipatrice et prophétique. Les mots par lesquels
il clôt le récit – “les choses que j’exposerai par la suite lui donneront
un sens” – en témoignent clairement.25
Ces éléments étant reconnus, la question que doit nécessaire-
ment se poser le spécialiste de Don Bosco et de son expérience spi-
rituelle ne peut être que la suivante : l’importance exceptionnelle
que Don Bosco attribue à ce rêve, au point de le placer comme clé
de lecture des Mémoires, est-elle essentiellement le fruit d’un artifice
narratif, mû par des intentions édifiantes, ou exprime-t-elle une
conviction personnelle sérieusement enracinée dans la réalité des
faits ? Dit autrement et plus franchement : Don Bosco exagère-t-il les
couleurs, soulignant l’ampleur de l’événement pour mieux réussir à
entraîner ses lecteurs dans l’épopée oratorienne, ou bien redonne-t-il
vie aux couleurs originelles d’un événement en soi exceptionnel ? Y
a-t-il une grandeur originelle dans le fait historique ou est-elle seule-
ment imputable au récit ?
Il faut préciser que la manière de comprendre le travail d’interpré-
tation critique dépend de la réponse donnée à ces questions : ce travail
devra-t-il avoir la forme d’une déconstruction démythisante, pour
accéder à une vérité historique réelle au-delà du récit, ou devra-t-il se
présenter comme une réception confiante (mais non naïve) du récit,
pour retrouver, à travers lui, la portée historique de l’événement ?
25 MO 37.
– 16 –

2.7 Page 17

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2. Questions herméneutiques
La réponse aux questions posées par le récit du rêve est nécessaire
mais très exigeante. Elle est nécessaire, parce que ces questions affectent
profondément la manière de comprendre l’expérience spirituelle de
Don Bosco et le charisme qu’il a suscité. Si la grandeur de Don Bosco
repose sur la sainteté de sa vie, et non sur les phénomènes extraordi-
naires qui l’ont accompagnée, ces derniers ne peuvent être considérés
comme non pertinents et secondaires ni d’un point de vue historique ni
d’un point de vue théologique. En effet, la même approche critique que
la théologie applique aux gestes miraculeux de Jésus racontés dans les
Évangiles s’applique au prodigieux dans la vie des saints – évidemment
à un niveau dérivé et analogique. Ces gestes ne sont pas réductibles à
des éléments marginaux, mais “constituent un moment essentiel de la
révélation du Royaume, que Jésus a explicitement lié à sa proclamation
comme signes du Royaume qui est déjà là (Mt 12,28). Les miracles
de Jésus ne sont qu’un aspect de sa parole : ils disent que la parole de
Jésus n’est pas une doctrine, mais un acte, un acte qui guérit”.26 Ils sont
donc une sorte de “signature” que le Père appose sur les œuvres du Fils
incarné, pour montrer que ses œuvres rendent présente l’action de Dieu
dans l’histoire et inaugurent pour les hommes le temps eschatologique.
Dans les gestes thaumaturgiques de Jésus, le disciple est donc
appelé à contempler l’action libératrice de Dieu, qui prend soin de
l’homme, et à recevoir une parole qui l’interpelle sur sa foi. La question
26 A. Bertuletti, Dio, il mistero dell’unico, Queriniana, Brescia 2014, 395s. “En
intervenant contre les formes de maladie qui concrétisent le mal qui menace toute
l’existence, ils actualisent l’engagement de Dieu envers l’homme et atteignent leur effet
lorsqu’ils confirment la disposition radicale que Jésus appelle ‘foi’ : l’intime conviction
que la volonté de Dieu envers l’homme est déterminée sans équivoque en faveur de son
salut. […] Ceci explique l’analogie, soulignée par les évangélistes, entre les miracles et les
paraboles. Comme les miracles, les paraboles combinent la dimension du jugement avec
celle de l’édification. Elles sont destinées à vaincre la résistance que l’homme oppose à
l’accueil de la parole de Dieu en raison de son apparent manque d’évidence. Un événement
s’est produit dans le présent qui change la face de la terre, mais il faut le chercher pour
le comprendre” (396).
– 17 –

2.8 Page 18

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de savoir si le récit évangélique donne voix à des événements réels, pour
en restituer la signification interpellative, ou seulement à des recons-
tructions emphatiques et tardives, finalement éloignées de la réalité
historique, n’est évidemment pas une question qui peut laisser indif-
férent. Toute proportion gardée, la question que nous devons nous
poser sur l’extraordinaire dans la vie de Don Bosco, et en particulier
sur le rêve des neuf ans, appartient au même ordre de considérations.
La formulation d’une réponse est cependant très exigeante, car elle
implique une confrontation avec au moins trois ordres de problèmes,
que nous allons maintenant tenter de traiter, conscients de leur com-
plexité et des limites de notre recherche. Ils concernent respectivement
les rapports entre mémoire, récit et histoire (§ 2.1.), la nature de l’ex-
périence onirique (§ 2.2.) et les critères théologiques qui permettent
d’aborder les phénomènes extraordinaires de la vie spirituelle et d’en
interpréter le sens (§ 2.3.). Quelle fiabilité peut avoir un récit édifiant,
formulé cinquante ans après les faits, pour accéder à la qualité réelle de
l’expérience ? À supposer que le récit soit fiable, une expérience aussi
“vague” que celle du rêve peut-elle avoir une pertinence si forte qu’elle
puisse être proposée, à la lumière des événements ultérieurs et de leur
interprétation croyante, comme une clé d’interprétation de toute l’his-
toire de Don Bosco ? Ce donné étant acquis, peut-on raisonnablement
croire que le rêve de l’enfant de neuf ans était un phénomène surna-
turel de nature prophétique ?
Les trois questions sont bien sûr étroitement liées, car le caractère
surnaturel éventuel du rêve ne peut qu’avoir une importance particu-
lière en raison de la manière dont le narrateur en conserve le souvenir
et des marges de liberté narrative avec lesquelles il transmet le message.
De même, la cohérence anthropologique reconnue à l’expérience du
rêve affecte évidemment la possibilité qu’elle ait une forte pertinence
existentielle et qu’elle soit un espace de communication divine. Les
trois problèmes devraient en un sens être considérés ensemble, mais
leur complexité et le désir d’être clair autant que possible dans ce type
de question (!), suggèrent de procéder per partes. Le lecteur qui a du
mal à s’accommoder d’un tel raisonnement peut s’en dispenser et
passer directement au commentaire du rêve.
– 18 –

2.9 Page 19

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2.1. Mémoire, récit et histoire
La réflexion la plus pertinente sur le thème de la narration est
probablement celle proposée par le philosophe français Paul Ricœur
avec l’idée d’identité narrative, formulée d’abord dans Le Temps raconté,
dans l’horizon d’une théorie du récit, et reprise dans Soi-même comme
un autre, dans le cadre d’une théorie du sujet.27 L’intersection entre les
deux perspectives – celle du récit et celle de l’identité personnelle – est
révélatrice, car la thèse de Ricœur consiste à soutenir que le monde
du sujet et le monde du texte ne peuvent être compris comme deux
mondes séparés et autonomes, dont le premier (le récit) ne serait que le
signe (toujours en défaut par rapport à l’original) du second (la réalité
historique, finalement inaccessible dans sa factualité). La théorie de
l’identité narrative affirme au contraire que le sujet et le récit n’existent
qu’ensemble : l’homme ne peut accéder à lui-même qu’en se racontant,
et le récit ne peut être compris qu’en acceptant de laisser son identité
se transformer.28
À la base de cette théorie, il y a la prise de conscience de la dialec-
tique interne à ce que le langage appelle, d’un seul mot, l’identité de
l’homme. Ce terme recouvre deux significations qui, dans la langue
latine, sont exprimées par deux lemmes différents : idem et ipse. Le
premier sens désigne l’identité comme “similitude” et implique l’idée
27 P. Ricoeur, Tempo e racconto I, Jaca Book, Milano 1986 ; Tempo e racconto II. La
configurazione del racconto di finzione, Jaca Book, Milano 1987; Tempo e racconto III. Il
tempo raccontato, Jaca Book, Milano 1988 ; Id., Dal testo all’azione. Saggi di ermeneutica,
Jaca Book, Milano 1989; Id., Sé come un altro, Jaca Book Milano, 1993; Id., L’identité
narrative, “Revue des sciences humaines” 95 (1991) 35-47.
28 Entre le texte et l’action, il y a donc toujours une circularité : ils sont le pôle
objectif et le pôle subjectif d’une même mise en œuvre. Le texte révèle l’action parce
qu’il fournit le modèle pour l’interpréter. L’action est comme un texte parce qu’elle a un
projet, une intention, un agent (quoi, pourquoi, qui). C’est pourquoi le récit montre les
traits spécifiques de l’action humaine : la structure hiérarchique des actions complexes ;
leur caractère historique ; leur structure téléologique, c’est-à-dire leur référence à l’horizon
total de la vie. Mais d’autre part, le langage ne se comprend radicalement que comme
action : il n’exprime pas seulement quelque chose de déjà constitué, mais il contribue
aussi à le constituer.
– 19 –

2.10 Page 20

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de quelque chose qui demeure et ne change pas ; le second désigne
l’identité comme “ipséité” et indique ce qui est propre, personnel et
non étranger. Par cette distinction, Ricœur montre qu’on ne peut
comprendre l’identité d’une personne comme la simple permanence
dans le temps d’une réalité égale à elle-même (idem), sinon au prix de
la perte de son irréductible ipséité. L’identité personnelle, en effet, se
réalise dans la dialectique de ce qui persiste et de ce qui change conti-
nuellement, et s’apparente pour cette raison à une histoire plutôt qu’à
un objet. L’utilisation du même nom pour désigner une personne de
la naissance à la mort n’annule pas le fait qu’elle subit continuellement
des changements corporels et psychiques. Le temps vécu par l’ipse n’est
en effet jamais réductible au temps physico-cosmique, même s’il n’en
est pas séparable. Selon Ricœur, le concept de narration peut donc
fournir un bon modèle pour accéder à l’ipséité, car le processus de
constitution de soi organise en unité une séquence d’événements sé-
parés, conflictuels et hétérogènes. Comprendre la vie humaine comme
une unité narrative permet de synthétiser la permanence et le change-
ment, sans que l’un prenne le pas sur l’autre. 29
La théorie de l’identité narrative pose ainsi la question de l’iden-
tité personnelle au-delà de l’alternative entre un Je qui aurait un accès
immédiat à sa propre identité, en étant transparent à lui-même, et un
Il que l’on peut saisir de l’extérieur avec les outils de la reconstruction
analytique, c’est-à-dire un acteur historique réduit à sa représentation
objective. L’identité personnelle n’est ni celle du Je cartésien, ni celle
du Il historique, mais celle d’un Soi-même auquel on ne peut accéder
qu’à travers la forme de la narration. Elle ne peut être restituée sous la
forme d’un concept (personne ne peut dire le Soi-même simplement
sous la forme abstraite d’une idée), ni à travers le modèle heuristique
29 Comme l’affirme Ricœur, “la subjectivité n’est ni une suite incohérente d’évé-
nements, ni une substantialité immuable, inaccessible au devenir. C’est précisément ce
type d’identité que seule la composition narrative peut créer par son dynamisme […].
L’identité narrative se trouve au milieu […] entre le changement pur et l’identité absolue”
(P. Ricoeur, La vita: un racconto in cerca di narratore, in Id., Filosofia e linguaggio, a cura
di D. Jervolino, Guerini e Associati, Milano, 169-185, 184s.).
– 20 –

3 Pages 21-30

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3.1 Page 21

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des sciences naturelles (le Soi n’est jamais par définition objectivable
comme un fait). La complexité de l’expérience vécue ne peut être resti-
tuée que par la mimesis du récit qui rassemble les événements de l’exis-
tence en une trame. La médiation narrative montre que la connaissance
de soi est une interprétation de soi.
À ces éléments théoriques, rapidement rappelés, il convient
d’ajouter deux autres annotations. La raison profonde pour laquelle
l’homme ne peut se connaître qu’en s’interprétant lui-même se trouve
dans le fait que les événements de la vie eux-mêmes, et pas seulement le
langage qui les raconte à distance, ont une prégnance symbolique ori-
ginale, qui les rend irréductibles à la simple factualité empirique. C’est
en eux que le Soi advient et ne se contente pas de se manifester. C’est
pourquoi la mémoire qui les articule dans le récit est la seule clé d’accès
à la qualité intentionnelle qu’ils ont et qui constitue, au-delà de tout
réductionnisme positiviste, la forme singulière de leur historicité. 30
Deuxièmement, l’acte par lequel le narrateur configure la fabula
de son discours ne se termine pas simplement avec le texte, mais est
destiné au lecteur. La lecture est un moment crucial, car c’est dans
la “fusion des horizons” que réside la capacité du récit à transfigurer
l’expérience du destinataire. Le texte invite toujours le lecteur à voir le
monde différemment et, comme la narration n’est jamais éthiquement
neutre, il l’invite aussi à agir différemment. On ne peut donc accéder
au sens du texte sans mettre en jeu la configuration de sa propre iden-
tité, l’horizon symbolique dans lequel s’inscrit sa propre histoire.
Pour le problème qui nous occupe, à savoir le lien entre mémoire,
récit et histoire dans la narration du rêve des neuf ans, la théorie de
Ricœur offre des éléments théoriques d’un intérêt certain. Elle nous
permet de saisir avec plus de clarté que le récit que Don Bosco nous
30 C’est pourquoi même le travail de l’historien le plus détaché d’un point de vue
scientifique prend en fin de compte la forme d’un récit, qui définit un point de départ
et un point d’arrivée, où l’on parvient au moyen d’une intrigue dans laquelle sont mis
en scène des protagonistes et d’autres acteurs pris dans le jeu de l’intrigue. L’histoire ne
peut se réduire à une théorie ; elle ne peut être comprise que dans la mesure où elle est
racontée, c’est-à-dire qu’elle possède une intelligibilité narrative.
– 21 –

3.2 Page 22

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a transmis de son expérience ne peut être pris comme un simple
compte-rendu matériel de l’événement, mais doit être compris comme
la mimesis narrative à travers laquelle Don Bosco configure sa propre
identité, en rassemblant les épisodes de son histoire selon une certaine
imbrication. Ainsi, en nous livrant ses Mémoires, Don Bosco nous
donne accès à son Soi-même, sous une forme que la simple recons-
truction documentaire ne permettrait pas d’atteindre.
Le fait que, dans l’architecture narrative des Mémoires, l’épisode
du rêve apparaisse comme un élément fondateur indique l’importance
que le narrateur lui a accordée dans la structuration de son identité.
Don Bosco dessine les arcades de son récit en faisant du rêve l’anti-
cipation proleptique du tableau général de l’histoire parce que, dans
la reprise rétrospective qu’il fait de sa vie, il y trouve l’événement qui
permet de la rassembler dans l’unité.
En ce sens, le fait que le récit soit écrit cinquante ans après les faits
n’en diminue pas la crédibilité. Un récit compilé au moment de l’éveil
ou même un enregistrement empirique (impossible) du phénomène
psychique ne nous offrirait pas un accès plus authentique à ce que Jean
Bosco enfant a vécu dans son ipséité. Un tel raisonnement trahirait
une vision du moi comme transparence de la conscience à elle-même
et réduirait les contours de l’expérience humaine aux limites d’une
immédiateté sans profondeur. Notre expérience quotidienne de la vie
ne coïncide pas avec le degré de conscience qui l’accompagne et avec
la restitution que nous sommes capables d’en faire dans l’instant. De
nombreux événements (actions, choix, attitudes, rencontres) ne nous
apparaissent dans leurs implications qu’à distance, à travers la reprise
que nous en faisons dans le dialogue avec un ami ou un guide spirituel.
Ce sont justement la narration et la confrontation avec d’autres qui
nous permettent ainsi de reconnaître ce que la stricte contemporanéité
des faits nous empêchait de voir. Pour le dire d’une manière plus ac-
cessible, le sens de l’expérience est comme une graine qui pousse dans
le terreau de la conscience et ne déploie ses énergies qu’à travers les
ressources de la “culture” qui permettent de l’interpréter. La mémoire
n’est donc pas seulement un filtre qui sélectionne et retient des souve-
nirs destinés à s’estomper de plus en plus ; elle est le lieu d’élaboration
– 22 –

3.3 Page 23

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narrative de la profondeur symbolique de l’expérience vécue par notre
Moi. C’est la raison ultime pour laquelle, sans mémoire, il n’y a pas
d’identité.
Lire le rêve des neuf ans comme une sorte de chronique des évé-
nements, en traitant les mots du rêve comme s’ils étaient des ipsissima
verba, serait une herméneutique naïve. Une telle lecture pourrait peut-
être apparaître comme l’expression de la plus grande confiance dans
le réalisme du texte, mais en réalité elle impliquerait un oubli grave
de l’intrigue complexe du récit avec l’illusion de pouvoir atteindre la
matérialité d’un donné incontestable. La “croissance” que l’événement
survenu cinquante ans plus tôt a connue dans la conscience de Don
Bosco n’est pas un élément à ignorer ou à supprimer, car c’est préci-
sément à travers cette croissance que le sens de l’expérience onirique
a mûri au point de trouver le moment, le contexte et les mots les plus
appropriés pour être restitué sous la forme d’une interpellation qui
était la sienne.31
À l’inverse, lire le rêve comme une simple “construction artifi-
cielle”, résultat d’une emphase intentionnelle qui aurait comblé les
lacunes de la mémoire, serait une herméneutique du soupçon qui ne
semble pas franchement justifiée. Elle mettrait en effet en doute non
seulement la reprise d’un événement, mais la fiabilité globale de l’image
d’ensemble que Don Bosco nous offre de son identité narrative. Le rôle
structurel que le récit du rêve a dans l’intrigue des Mémoires est, en
effet, égal à l’importance qu’il a dans la configuration que le narrateur
donne de sa vie. L’interprétation de ce rêve comme la manifestation
d’une initiative divine, tellement évidente entre les lignes du récit que
prudente dans sa formulation explicite, met en jeu les convictions les
plus profondes qui ont accompagné Don Bosco dans l’exercice de sa
mission et dans la transmission du charisme : comme quelque chose
qui ne venait pas de lui, mais qui avait précisément une autre origine.
De cette origine, le rêve se pose narrativement – et donc réellement dans
31 Même les corrections opérées dans le manuscrit, et que la précieuse édition critique
d’Antonio Da Silva Ferreira met à disposition, attestent de la qualité de cette sélection
linguistique.
– 23 –

3.4 Page 24

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la conscience de Don Bosco – comme un symbole. C’est pourquoi une
défiance radicale à l’égard d’un saint qui se raconte renverrait plutôt
à une vérification de l’horizon existentiel du lecteur, c’est-à-dire à une
vérification de sa disponibilité à se laisser interroger par la parole-évé-
nement qui s’offre à lui.
En conclusion, nous pensons que lire le récit du rêve des neuf ans
comme la mimesis narrative qui restitue honnêtement l’importance
que l’expérience du rêve a eue dans la constitution du Soi-même de
Don Bosco est l’herméneutique la plus cohérente : à la fois critique et
confiante. Cela permet d’affirmer que la grandeur appartient donc à
l’origine au fait réel (l’histoire), mais que ce n’est qu’à travers la crois-
sance de la conscience (la mémoire) qu’elle a pu trouver les mots pour
être restituée dans la narration (le récit).
2.2. L’expérience onirique
Mais un rêve peut-il avoir une telle importance ? La raison de
l’homme occidental moderne est immédiatement portée à répondre
par la négative. Cette immédiateté n’est cependant pas simplement le
résultat de la spontanéité, mais des modèles culturels qui se sont ins-
tallés dans notre culture au cours des siècles des Lumières.
Alors que pour l’homme antique, à l’exception d’Aristote et de
certains de ses disciples, le rêve renvoie à quelque chose d’objectif,
de réel et de concret, qu’il soit lié au divin, au magique ou à l’or-
dinaire,32 pour l’homme moderne, qui tend à faire coïncider les es-
paces de la conscience spirituelle avec ceux de la conscience éveillée,
il apparaît comme une sorte d’expérience diminuée, à laquelle on ne
peut attribuer qu’un très modeste coefficient de réalité. L’histoire de la
32 Pour le monde classique, cf. E. Dodds, I Greci e l’Irrazionale, La Nuova Italia,
Firenze 1959 (en particulier le chapitre Schema onirico e schema di civiltà); L. Binswanger,
Il sogno. Mutamenti nella concezione e interpretazione dai greci al presente (1928), Quodlibet,
Macerta 2009; pour le monde biblique, voir J.M. Husser, Songe, in Supplément au
Dictionnaire de la Bible, vol. 12 (1996), 1439-1543; E.R. Hayes - L.-S. Tiemeyer (edd.), I
Lifted my Eyes and Saw. Reading Dream and Vision Reports in the Hebrew Bible, Bloomsbury,
London 2014.
– 24 –

3.5 Page 25

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philosophie montre qu’à l’affirmation du Cogito cartésien correspond
une éviction proportionnelle du rêve des frontières du vrai et sa ten-
dance à être marginalisé dans la sphère de l’illusion. Ce qui n’est pas at-
tribuable au domaine des idées claires et distinctes, ce qui n’appartient
pas au monde des significations lucides et rationnelles, est considéré
comme un moment faible de la conscience.
Luisa De Paula écrit avec lucidité :
Dans la période qui va des Meditationes de prima philosophia à la
Traumdeutung, l’homme éveillé s’éloigne de son moi nocturne en le
confinant dans le non-lieu de l’irréalité. La scission dualiste entre l’es-
prit éveillé et l’intelligence onirique est aussi et immédiatement un mo-
nopole du premier dans la sphère du réel. Le divorce entre la conscience
de veille et le cogito nocturne et la suprématie de la première sur le
second ne peuvent donc être compris ni comme une donnée biologique
et constitutive de l’être humain, ni comme une variable indépendante
du processus historique, mais doivent plutôt être encadrés dans cette
voie plus large de la civilisation occidentale qui a conduit au divorce
entre l’ego et le monde, entre le corps et l’âme, entre les sens et la rai-
son, ainsi qu’à la marginalisation progressive de l’un ou l’autre terme
hors de l’horizon de la réalité.33
L’Interprétation des rêves de Freud constitue en grande partie
l’aboutissement de ce processus. La théorie du père de la psychanalyse
ramène en effet la question du rêve au centre de l’attention culturelle au
prix d’une compréhension de celui-ci non pas comme une expérience
originale, à comprendre dans sa signification propre, mais comme
une réalité dérivée, un symptôme, un résidu. Dans la conception de
Freud, le “contenu manifeste” du rêve est comme une façade illusoire
qui cache une vérité cachée, la “pensée latente” qu’il faut atteindre.
L’expérience imaginaire du rêve n’a donc aucune valeur en soi, elle n’a
pas de signification propre, elle n’est que la réverbération déformée
33 L. De Paula, Il sogno tra radicalismo scettico e realismo onirico, http://www.uniurb.
it/Filosofia/isonomia/2008depaula. pdf, 3.
– 25 –

3.6 Page 26

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de quelque chose qui se trouve ailleurs, dans l’inconscient. Il n’a donc
d’intérêt que dans la mesure où il renvoie à un sens préexistant, dont
il n’est que l’expression. Pour que le rêve retrouve un sens, la psycho-
logie moderne a postulé l’inconscient, un non-lieu où les créations
nocturnes renvoient à des désirs frustrés et à des fantasmes refoulés.34
Cependant, cette approche a montré son insuffisance au fil du
temps et la psychanalyse elle-même a pris ses distances avec l’approche
freudienne. La conscience, en effet, “vit les aventures de la nuit avec
la même intensité que le jour ; les images du rêve se présentent à nous
avec non moins d’évidence que les images de la veille”.35 La perception
ne coïncide pas avec la conscience : nous sommes continuellement
immergés dans des perceptions (sonores, visuelles, tactiles) qui n’at-
tirent pas nécessairement notre attention vigilante, mais qui ne cessent
pas pour autant d’être réelles. Il n’est donc pas possible de réduire la
réalité de la conscience à l’attention éveillée et aux outils de la pensée.
La manière dont s’opère en nous la perception du monde et la mise en
sens implique la prise en compte d’un éventail d’expériences plus large
que celui que nous pouvons rationnellement maîtriser.
Dans le rêve, l’homme n’est donc pas “moins” lui-même que dans
la veille, mais il l’est sous une forme différente, à laquelle il faut re-
connaître une valeur spécifique dans le continuum de l’existence. En
rêvant, l’homme établit un autre rapport aux choses, met en œuvre
34 “Freud n’a pas réussi à dépasser un postulat fondamental de la psychologie du
XIXe siècle : le rêve est une rhapsodie d’images. Si le rêve n’était que cela, on pourrait
l’épuiser dans une analyse psychologique menée soit dans le style mécanique d’une
psychophysiologie, soit dans celui d’une recherche de sens. Mais le rêve est probablement
bien plus qu’une rhapsodie d’images, pour la simple raison qu’il s’agit d’une expérience
imaginaire ; et s’il ne peut être épuisé – comme nous venons de le voir – par une analyse
psychologique, c’est parce qu’il relève aussi de la théorie de la connaissance. Jusqu’au XIXe
siècle, c’est précisément dans les termes d’une théorie de la connaissance que le problème
du rêve a été posé. Le rêve est décrit comme une forme d’expérience absolument spécifique,
et s’il est possible de mettre en évidence sa psychologie, c’est secondairement et de façon
dérivée à partir de la théorie de la connaissance qui le situe comme type d’expérience. C’est
cette tradition oubliée que Binswanger reprend dans Rêve et Existence” (M. Foucault, Il
sogno, Raffaello Cortina, Milano 2003, 28).
35 L. De Paula, Il sogno tra radicalismo scettico e realismo onirico, 16.
– 26 –

3.7 Page 27

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une autre façon d’habiter le monde, qui n’est pas une simple “illusion”,
même si elle n’a pas la forme lucide de l’abstraction cognitive. Les
neurosciences s’accordent aujourd’hui sur ce fait grâce à des recherches
bien établies. La visualisation radioscopique montre que pendant que
nous rêvons, notre cerveau enregistre des pics d’activité maximale,
comparables à ceux qu’il n’atteint que dans les moments de concen-
tration intense de la veille.
Pour redonner la parole au rêve, il faut donc retrouver le rap-
port originel de la conscience au corps et au monde. La philosophie
contemporaine de matrice phénoménologique offre des contributions
significatives à l’élaboration d’une approche équilibrée qui permet
l’intégration des données neuroscientifiques et l’attention aux expé-
riences du sujet. De cette manière, le rêve passe du statut de non-lieu
de la conscience à celui d’éveil phénoménologique du monde propre
(Eigenwelt). Cela implique bien sûr le respect de la dimension de clair-
obscur qui le caractérise, la nécessité de le soustraire aux prétentions de
l’ego insomniaque de l’enfermer de force dans ses propres catégories.
L’idée que le rêve manifeste le déploiement de la Lebenswelt, ou
monde vital de la personne dans les plis de sa constitution, récupère
et réinterprète une intuition du philosophe grec Héraclite qui affirme
dans un de ses Fragments : “pour celui qui est éveillé, il n’y a qu’un
seul monde commun, tandis que celui qui s’endort entre dans un
monde qui lui est propre” (idios kosmos).36 Ludwig Binswanger,37 le
plus grand représentant de l’analyse existentielle et de la psychiatrie
phénoménologique, et Michel Foucault, dans la première phase de sa
pensée, ont apporté une contribution importante à l’élaboration de
cette intuition. Plutôt que de s’attacher à chacune des images oniriques
pour en déchiffrer le sens rationnel caché, ils ont montré qu’il fallait
considérer le rêve comme un acte intentionnel de la conscience, afin
d’en faire ressortir les directions de sens.
36 Il s’agit du Fragment IX, cité dans M. Foucault, Il sogno, 42.
37 L. Binswanger, Il sogno. Mutamenti nella concezione e interpretazione dai greci al
presente (1928), Quodlibet, Macerata 2009; Sogno ed esistenza (1930), SE, Milano 1993.
– 27 –

3.8 Page 28

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Foucault écrit à ce sujet :
Le rêve, dans sa transcendance et en raison de sa transcendance, ré-
vèle le mouvement originel par lequel l’existence, dans sa solitude ir-
réductible, se projette vers un monde qui se constitue comme le lieu
de son histoire […]. Rompant avec cette objectivité qui enchante la
conscience éveillée, restituant au sujet humain sa liberté radicale, le rêve
révèle paradoxalement le mouvement de la liberté vers le monde, point
originel à partir duquel la liberté devient monde.38
On retrouve ainsi le rôle originel de l’imagination dans le mouve-
ment de transcendance de la conscience. Elle
n’est pas quelque chose de simplement additionnel ou accessoire à ce qui
est l’objet de la perception ou de la sensation, mais est plutôt la condition
préalable de l’apparition, le présupposé indispensable pour que toute “ré-
alité”, chose ou personne, me devienne présente, et l’expérience onirique
est la révélation en transparence du travail incessant de l’imagination. 39
L’imagination montre le mouvement originellement constitutif de
l’être-au-monde, la série d’actes intentionnels par lesquels un monde
est rendu présent à la conscience. Cette récupération est très impor-
tante, car elle élargit les horizons de la relation entre l’homme et la
vérité : la vérité ne peut apparaître à l’homme sans montrer son lien
avec le monde et sans impliquer la dimension imaginative.
On récupère aussi la nécessité de saisir le rêve dans l’horizon vital
du sujet, dans l’ensemble de son ouverture au monde et à la vie. C’est
ainsi que la philosophe María Zambrano en parle :
38 M. Foucault, Il sogno, 43.
39 L. De Paula, Il sogno senza inconscio. Immaginazione notturna tra psicologia e
fenomenologia, Alpes, Roma 2013, 31. Ne serait-ce que pour voir un être cher, j’ai besoin
de l’imagination. C’est grâce à elle que, au cœur de la perception, je peux donner forme
à la personne et aux objets qui l’entourent. Dans l’expérience perceptive, un mouvement
de dépassement et de transcendance est toujours à l’œuvre, une dynamique intentionnelle
qui organise et coordonne l’activité sensorielle dont elle ouvre l’horizon.
– 28 –

3.9 Page 29

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Au lieu d’être simplement analysé, (le rêve) doit être assimilé, ce qui est
un véritable processus. L’interprétation des rêves de la réalité se fait avec
une certaine lucidité dans une sorte de rêve au second degré pendant la
veille. La personne qui a pris part au rêve le poursuit lucidement […].
Une connaissance valable et adaptée aux processus de la personne doit
être active : ce n’est qu’alors qu’elle sera une connaissance vraie et libé-
ratrice. 40
L’imagination onirique ne peut donc accéder à la veille par l’ana-
lyse qui la déconstruit, mais doit se transférer dans l’agir du rêveur. Elle
est plus ouverte vers l’avant que vers l’arrière, elle est plus l’expression
d’un mouvement dans lequel la personne se situe que le dépôt de ce
qu’elle a déjà vécu. Le rêve indique donc une “direction”, une “orienta-
tion” de son propre monde : non pas avec la clarté lucide de l’idée, mais
comme le mouvement intérieur de l’imagination. C’est en écoutant ce
mouvement que l’on peut comprendre le rêve.
Il n’est pas difficile de comprendre ici que, si l’on sort du préjugé
moderne contre l’onirisme, la force d’inspiration et d’orientation que
le rêve de l’enfant de neuf ans a eue sur la vie de Don Bosco présente
de solides raisons de plausibilité. Dans l’horizon des acquisitions an-
thropologiques les plus récentes sur la “conscience onirique”, c’est une
donnée qui ne présente aucune objection. Le rêve d’enfance exprime
une “direction”, un “mouvement” intentionnel de la vie du rêveur (ou
plutôt, comme nous le verrons, une correction du mouvement) qui de-
mande à être transformé en réalité. La Lebenswelt du garçon Giovanni
s’exprime de manière fascinante, avec la richesse de ses références envi-
ronnementales (le pré, la maison), relationnelles (la mère), religieuses
(les deux figures majestueuses) et culturelles (les compagnons, les ani-
maux féroces, les agneaux), mais surtout avec la clarté d’une direction
de vie qui s’y exprime : non pas avec la lucidité de l’idée, puisque c’est
précisément à ce niveau que le rêveur ne comprend pas, mais avec le
caractère entraînant d’images chargées d’énergie.
40 M. Zambrano, Il sogno creatore, Mondadori, Milano 2002, 24.
– 29 –

3.10 Page 30

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Après avoir établi la possibilité anthropologique qu’un rêve ait
une véritable force d’orientation pour l’existence, nous en arrivons
au troisième ordre de questions. Dans le rêve de Giovanni, nous ren-
controns deux personnages qui se présentent avec des caractéristiques
transcendantes, voire avec une claire connotation christologique et
mariale : l’homme vénérable et la femme à l’aspect majestueux. Ces
images sont-elles simplement le résultat des fantaisies nocturnes d’un
garçon, peut-être à la suite d’une occasion fortuite, ou s’agit-il, comme
Don Bosco semble l’avoir cru avec une conviction croissante, d’un
phénomène surnaturel ? Conscients qu’à ce genre de question il est
généralement impossible d’apporter des réponses apodictiques – ne
serait-ce que parce que dans ce domaine, plus que dans d’autres, les
convictions, les habitudes, les expériences et les prises de position
personnelles jouent un rôle – nous essayons de fournir au lecteur au
moins quelques éléments qui peuvent contribuer à la clarification, sans
renoncer à proposer la réponse qui nous semble la plus convaincante.
2.3. Le phénomène extraordinaire
Pour répondre à la question du caractère “surnaturel” du rêve
des neuf ans, il convient de rappeler tout d’abord que, dans la vie de
Don Bosco, la présence de phénomènes extraordinaires est un fait
bien documenté et très consistant. Les épisodes où le prodigieux a fait
irruption dans la vie du saint sont nombreux et, dans de nombreux
cas, il s’est produit sous les yeux mêmes de ceux qui, plus tard, en
témoigneront sous serment lors du procès de canonisation. C’est le
cas des guérisons soudaines de maladies graves ou incurables, comme
la cécité ou la paralysie, et qui se sont produites lorsque Don Bosco
donnait la bénédiction de Marie Auxiliatrice, ou de la multiplication
des pains, racontée entre autres par Don Dalmazzo, qui, enfant, a été
témoin direct du prodige, ou des prophéties d’événements futurs, dont
plusieurs témoins attestent l’accomplissement en temps voulu.
Il est également important de rappeler l’attitude que Don Bosco a
toujours eue face à ces phénomènes exceptionnels qui ont accompagné
son ministère. Selon les dépositions des témoins, il se montrait très
– 30 –

4 Pages 31-40

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4.1 Page 31

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détaché, il ne recherchait en aucune façon la célébrité qui en découlait,
au contraire il craignait la clameur que de tels événements suscitaient
autour de sa personne. En ce qui concerne plus directement l’attitude
de Don Bosco à l’égard de ses rêves, nous disposons d’un témoignage
significatif de Don Cagliero qui, dans les dépositions du procès ordi-
naire, raconte :
J’étais présent quand, en 1861, il nous raconta un autre rêve, dans le-
quel il avait vu l’avenir de la Congrégation naissante, qui n’avait pas en-
core reçu les louanges et les approbations du Saint-Siège. Je note ici une
délicatesse du Serviteur de Dieu qui, dès le début de ces rêves, prenait
conseil auprès de son directeur spirituel, le sage et saint Don Cafasso,
qui disait à Don Bosco d’aller de l’avant tuta conscientia en donnant de
l’importance à ces rêves, qu’il jugeait utiles pour la plus grande gloire
de Dieu et pour les âmes ! Et c’est ce que Don Bosco nous a dit, à nous,
ses intimes.41
Don Bosco manifeste donc à l’égard des rêves et, plus générale-
ment, à l’égard de l’“extraordinaire” qui entoure sa vie, les attitudes
de responsabilité, de gratitude et d’humilité que les grands maîtres
spirituels ont toujours recommandées dans ces circonstances, faisant
preuve, sous cet angle également, d’une exceptionnelle stature spiri-
tuelle et d’une admirable liberté d’esprit. Ses rêves, accueillis avec une
humble docilité et un sage discernement,
ont créé des convictions et soutenu des entreprises. Sans eux, certains
traits caractéristiques de la religiosité de Don Bosco et des Salésiens ne
s’expliqueraient pas. C’est pourquoi ils méritent d’être étudiés attenti-
vement, non seulement pour leur contenu pédagogique et moral, mais
aussi pour ce qu’ils ont été en eux-mêmes et pour la manière dont ils
ont été compris par Don Bosco, par ses jeunes, par ses admirateurs et
héritiers spirituels.42
41 Copia Publica Transumpti Processus Ordinaria, 1195r-v.
42 P. Stella, Don Bosco nella storia della religiosità cattolica. II. Mentalità religiosa e
spiritualità, PAS, Zürich 1969, 507.
– 31 –

4.2 Page 32

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Le réalisme et le sens du concret que Don Bosco avait hérités de
son milieu, et dont la phrase lapidaire de sa grand-mère “Ne faites
pas attention aux rêves” était une expression éloquente, n’auraient pas
permis aux rêves de l’influencer aussi profondément s’il ne les avait pas
considérés comme porteurs d’un message spirituel digne d’attention. 43
En ce qui concerne plus directement le rêve des neuf ans, le point
de départ de la discussion sur son caractère surnaturel ne peut être que
ce passage des Mémoires :
Mais quand, en 1858, je me rendis à Rome pour traiter avec le Pape au
sujet de la congrégation salésienne, il me fit raconter minutieusement
tout ce qui avait ne serait-ce qu’une apparence de surnaturel. Je racon-
tai alors pour la première fois le rêve que j’avais fait à l’âge de neuf ou
dix ans. Le Pape m’ordonna de l’écrire dans son sens littéral et minu-
tieux et de le laisser comme encouragement à l’intention des fils de la
congrégation, ce qui constituait le but de ce voyage à Rome.
Par ces mots, Don Bosco, qui était profondément convaincu que
personne ne devait entreprendre la fondation d’un Institut religieux
sans des signes clairs venant d’En-haut, semble exprimer sa conviction
que le rêve qu’il avait fait lorsqu’il était enfant était précisément un
de ces signes. L’ordre de Pie IX d’en faire une rédaction précise ap-
paraît comme une confirmation autorisée, quoiqu’implicite, de cette
conviction.
Mais comment comprendre ces communications surnaturelles,
dont l’histoire de la spiritualité offre de nombreux témoignages, et dans
quelle mesure est-il possible de se prononcer sur leur authenticité ?
43 Parmi ses disciples, en tout cas, la conviction que les rêves étaient, dans une large
mesure, de véritables “visions divines” était très répandue. C’est ainsi, par exemple, que
Cagliero l’exprime dans la déposition déjà mentionnée : “Parmi les révélations que le
Serviteur de Dieu a eues comme enfant et comme prêtre, et qu’il appelait rêves, …” (Copia
Publica Transumpti Processus Ordinaria, 1135r). De même, Don Cerruti atteste que c’était
l’idée commune parmi les garçons : “Moi-même et la grande majorité de mes compagnons
avons presque toujours cru qu’il s’agissait de visions, c’est-à-dire de moyens par lesquels le
Seigneur montrait à Don Bosco ce qu’il attendait de lui, et surtout ce qui était nécessaire à
notre bien spirituel “ (ibid., 1362v). On pourrait multiplier les témoignages de ce genre.
– 32 –

4.3 Page 33

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La réflexion approfondie qu’un théologien de la trempe de Karl Rahner
a développée à ce sujet dans son essai Visions et prophéties peut nous
aider à formuler une réponse à ces questions.44
Dans la compréhension théologique de ces phénomènes, Rahner
a apporté une correction importante à leur approche dans les manuels
d’apologétique, qui les considéraient dans le cadre de la probléma-
tique du rapport entre révélations publiques et privées. Constatant
les incohérences de ce schéma, le théologien allemand a montré l’op-
portunité de situer la question dans l’horizon des phénomènes cha-
rismatiques avec lesquels l’Esprit Saint aide à conduire l’Église au
cours des siècles, en lui offrant des lumières particulières pour faire
face aux défis auxquels elle est confrontée. À propos des visions, il ne
s’agit donc pas de savoir si elles ajoutent quelque chose à la révélation
christologique, mais plutôt dans quelle mesure et jusqu’à quel point
elles contribuent à l’incarner dans une époque et dans une situation
spécifique. Leur valeur ne se situe pas essentiellement sur le plan
intellectuel, en tant qu’attestation d’une vérité donnée, mais sur le
plan impératif. Elles ne transmettent pas en premier lieu une idée,
mais un commandement, une attitude à assumer ; ce sont des signes
qui façonnent une expérience spirituelle, exhortant le destinataire, et
éventuellement d’autres personnes impliquées avec lui, à accomplir
une certaine tâche qui est importante pour la vie de l’Église. En ré-
sumé, Rahner déclare : “L’impératif inspiré par Dieu à un membre de
l’Église pour que l’Église agisse dans une certaine situation historique,
nous semble l’essence d’une ‘révélation privée’ prophétique de type
postchrétien”.45
La possibilité de tels phénomènes est un fait de foi certain : “La
possibilité d’une révélation privée par le biais de visions et d’auditions
connexes est, pour un chrétien, fondamentalement certaine. Dieu,
en tant que Dieu personnel et libre, peut se rendre perceptible à l’es-
prit créé non seulement à travers ses œuvres, mais aussi à travers sa
44 K. Rahner, Visioni e profezie, Vita e Pensiero, Milano 1995.
45 K. Rahner, Visioni e profezie, 52. Postchrétien doit être compris ici comme
“appartenant à l’ère qui suit l’événement christologique”.
– 33 –

4.4 Page 34

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parole, libre et personnelle”.46 Mais les reconnaître comme telles ne
peut être que le résultat d’un discernement attentif qui, de toute façon,
n’implique jamais un assentiment vrai et propre de la fides catholica,
puisque leur contenu n’est pas confié à l’Église officielle pour qu’elle
le transmette aux fidèles avec autorité, mais un crédit lié à la clarté qui
la distingue. Dans certains cas, ce crédit peut aller jusqu’à être pour le
destinataire de la vision, et éventuellement pour d’autres aussi, celui
d’une véritable fides divina, c’est-à-dire un crédit accordé personnelle-
ment à Dieu par Lequel on se sent interpelé.
Rahner appelle donc à une attitude de sain équilibre qui sache
reconnaître, bien plus que par le passé, le rôle essentiel et irremplaçable
du charisme prophétique pour la vie de l’Église, mais qui n’oublie pas
non plus que “dans ces questions, les réponses les plus claires et les
plus apodictiques, ainsi que les solutions les plus simples et les plus
pratiques, ne sont pas nécessairement les plus justes”.47
En ce qui concerne les modalités de la vision surnaturelle, il
convient tout d’abord de noter que la manifestation de Dieu à travers
des signes et des images “correspond davantage au caractère fonda-
mental du christianisme qu’une pure unio mystica privée d’’images’, à
propos de laquelle se pose toujours le problème séculaire de savoir si
une telle religiosité de la pure transcendance de l’esprit est authenti-
quement chrétienne”.48 L’analogie de ces visions avec la structure de
l’incarnation, dans laquelle l’humain et le divin sont unis sans confu-
sion, implique de reconnaître que dans le phénomène auquel nous
avons affaire, il est nécessaire de tenir compte à la fois des lois psy-
chiques qui dérivent des capacités spirituelles de la personne qui a la
vision, et de l’initiative avec laquelle Dieu intervient dans le sujet.
46 K. Rahner, Visioni e profezie, 38s.
47 K. Rahner, Visioni e profezie, 31.
48 Ibid., 39, note 12 : “D’autre part, il faut comprendre, précisément à partir de cette
structure fondamentale d’incarnation dans laquelle Dieu et la création sont réunis dans
une unité sans confusion, que l’on ne peut accéder à Dieu que dans le signe – même dans
la figure de la vision – que si l’on ne s’attache pas au signe (“noli me tangere”) comme s’il
s’agissait de quelque chose de définitif et d’ultime, Dieu lui-même, mais qu’on l’atteste
en le transcendant et qu’on le saisit en le laissant libre” (ibid.).
– 34 –

4.5 Page 35

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Cela signifie tout d’abord que “pour qu’une vision soit vraiment
la réalité spirituelle d’un sujet particulier, elle doit être réellement,
métaphysiquement parlant, l’‘acte’ de ce sujet, c’est-à-dire non seule-
ment causée en lui par Dieu, mais aussi réellement une opération de ce
sujet, accomplie par lui”.49 En effet, même les visions causées par Dieu
sont enracinées dans la structure psychophysiologique du sujet, qui en
fait l’expérience dans son propre horizon vital (par exemple, dans la
langue qu’il parle, avec des images qu’il peut reconnaître, etc.).50 Dans
notre cas, quelle que soit la qualité théologique de l’événement, il est
nécessaire de maintenir que ce qui arrive se réalise à travers les facultés
humaines du garçon Jean Bosco. C’est bien lui qui rêve, sa conscience
n’est pas une sorte d’écran passif sur lequel sont projetées pour ainsi
dire des images célestes, mais il contribue pleinement, avec sa capacité
imaginative, à produire la figure et le discours.
Une deuxième clarification importante concerne le fait que,
comme le note Rahner, l’expression “cette vision est causée par Dieu”
est en elle-même extraordinairement ambiguë, car toute grâce est
causée par Dieu même lorsqu’elle est parfaitement explicable dans
le cadre des lois naturelles. L’homme religieux perçoit à juste titre
la grâce gratuite de Dieu pour son salut, même dans un événement
naturellement explicable. Cela n’enlève rien au fait que “dans un sens
très particulier, les visions qui ont leur origine dans une intervention
authentiquement surnaturelle de Dieu, c’est-à-dire dépassant les lois
de la nature physique et psychique, doivent être qualifiées ‘d’origine
49 Ibid., 66.
50 “Concrètement, il sera évidemment presque impossible de dire où se situe exactement
la limite, dans l’acte de vision, entre les lois psychiques nécessairement valables et les lois
naturelles, même si elles ne sont pas nécessaires, qui sont suspendues par l’intervention
miraculeuse de Dieu” (66). En outre, “si un élément subjectif doit nécessairement être
supposé déjà dans la vision imaginative, cela peut être encore plus vrai après la vision, même
lorsque des personnes absolument honnêtes sont impliquées : corrections involontaires,
erreurs de mémoire, utilisation de schémas de pensée préconstitués et d’un vocabulaire
pré-confectionné dans le récit, ce qui fait que les perspectives sont involontairement
déplacées, ajouts involontaires en forme de suppléments, description psychologique et
interprétation de l’événement, qui réussissent plus ou moins bien selon la capacité d’auto-
observation du visionnaire” (97s.).
– 35 –

4.6 Page 36

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divine’”.51 Et même dans ce cas, il faut encore faire la distinction entre
(a) ce qui est le fruit de l’habitation habituelle de Dieu dans l’âme –
qui peut donner lieu chez un croyant à des phénomènes psychiques
que l’on peut vraiment appeler visions surnaturelles, sans être au sens
technique des miracles – et (b) ce qui est le fruit d’une intervention
miraculeuse de Dieu qui suspend les lois de la nature et donc aussi les
lois psychologiques normales. Rahner déclare justement à ce sujet :
On voit bien que, dans la pratique, il ne sera pas facile de dire si une
vision doit être considérée comme causée par Dieu au sens premier
ou au sens second d’événement surnaturel, d’autant plus que les deux
moments peuvent converger dans la même vision. En outre, il faut rap-
peler que la signification religieuse d’une vision surnaturelle au premier
sens peut, par nature, être essentiellement plus grande que celle d’une
vision surnaturelle au second sens, puisque ce qui est miraculeux au
sens technique ne doit pas nécessairement, d’un point de vue ontolo-
gique et éthique, être aussi le plus parfait. 52
Enfin, en laissant de côté d’autres aspects de cette question com-
plexe, il est encore important de recueillir un élément qui aide à com-
prendre ce que l’on entend lorsqu’on interprète une vision comme une
“prophétie” et ce qui distingue l’authentique prophétie chrétienne du
phénomène psychique (débattu) de la clairvoyance. Dans le cas des vi-
sions parapsychologiques, dit Rahner, le voyant voit “une petite partie
aléatoire de l’avenir, on pourrait dire un petit morceau absolument
aléatoire d’un long film, mais sans que ce morceau soit inséré dans un
déroulement plus large, significatif en lui-même, ayant une explication
de sens”.53 La nature de la vision prophétique authentique est tout à
fait différente :
51 Ibid., 68.
52 Ibid., 69.
53 Ibid., 119 : “Le voyant parapsychologique saisit de manière impersonnelle une
petite parcelle de l’avenir, qui s’immisce de manière absolument causale, absurde et
aveugle dans la sphère de sa connaissance. Ce qui est vu directement, est vu clairement
et concrètement, comme si l’on était sur place. On peut s’y référer à la manière d’un
– 36 –

4.7 Page 37

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Il ne s’agit pas ici, du moins à la base, d’une “vision”, mais d’une “pa-
role”. Elle ne montre pas proprement un morceau de l’avenir comme
une image, mais communique quelque chose de l’avenir en l’expli-
quant. C’est précisément pour cette raison qu’une telle explication est
obscure dans ses détails – précisément parce qu’elle vient de Dieu, et
non en dépit du fait qu’elle vient de Dieu – parce qu’elle parle du sens
de l’avenir et que, loin d’être comprise comme un moyen de s’en pro-
téger ou de le prévoir, elle est plutôt destinée à maintenir ouverte la
liberté de l’homme qui ose se confier à Dieu. Elle n’a donc pas le style
d’un chroniqueur qui se déplace miraculeusement dans l’avenir et qui,
de là, explique ce qu’il a vécu, mais elle révèle à l’homme auquel elle
s’adresse quelque chose de sa situation présente, à travers cet aperçu
de l’avenir dont il a besoin pour tenir maintenant son présent, dans la
fidélité et la confiance.54
À ce stade, nous devons revenir à notre rêve, en résumant les don-
nées déjà acquises et en essayant de faire le pas définitif en avant. Nous
avons affirmé que le rêve des neuf ans joue un rôle architectural fonda-
mental dans l’élaboration de la trame narrative des Mémoires, rôle qui
correspond à l’importance existentielle que Don Bosco attribue à cette
expérience onirique dans la structuration de son identité narrative. De
même, il a déjà été dit que le récit, écrit cinquante ans plus tard, n’est
pas simplement un compte-rendu, mais une reprise narrative née de la
mémoire qui rassemble dans l’unité son histoire personnelle et restitue
avec maturité et de manière réfléchie le sens de l’expérience originelle.
Ceci est d’autant plus compréhensible maintenant que nous avons vu
que le sens des rêves n’est pas à chercher dans des images individuelles
ou dans des mots précis, mais dans la direction dans laquelle l’imagi-
nation se montre dans son acte de transcendance et d’ouverture. Dans
ce contexte dynamique, les détails individuels manifestent en effet leur
unité et leur orientation.
reportage. Mais ce qui est vu si clairement reste en soi isolé et donc, malgré la clarté,
incompréhensible” (ibid.).
54 Ibid.
– 37 –

4.8 Page 38

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Maintenant, à la lumière de ce qui a été dit sur les visions surna-
turelles, nous nous demandons si cette page, à laquelle Don Bosco
attache tant d’importance, n’est que l’écho vide d’une expérience dans
laquelle, sans s’en rendre compte, il n’a fait que s’écouter lui-même, ou
si elle nous livre réellement le contenu d’une communication divine
spéciale, de nature prophétique et anticipatrice.
Les éclaircissements fournis jusqu’à présent nous permettent de
présenter notre réponse en évitant les excès, qu’ils soient maximalistes
ou minimalistes. Maximaliste et trompeuse serait l’idée que le contenu
du rêve est une rencontre avec le Seigneur et la Vierge, dans laquelle
ils sont vus et entendus d’une manière analogue à ce qui se passe dans
la perception sensorielle normale. Leurs déclarations devraient dans
ce cas être comprises comme des mots sortant “matériellement” des
lèvres de Jésus et de Marie, venus du ciel pour rendre visite à l’enfant
des Becchi. Comme nous l’avons vu, une telle conception ignore la
dimension anthropologique de l’événement, c’est-à-dire qu’elle néglige
le rôle que la conscience du garçon Jean Bosco, son horizon cognitif,
son imagination, l’action de ses facultés, ont joué dans le phénomène,
tombant ainsi dans l’idée naïve d’une immédiateté spirituelle. Mini-
maliste, en revanche, et tout aussi trompeur serait de réduire le rêve à
une création de l’inconscient du rêveur ou à une expression de sa fer-
vente imagination religieuse. Le contenu du rêve n’aurait pas du tout
les contours de quelque chose de reçu, mais simplement de quelque
chose de produit. Cette thèse n’est pas métaphysiquement impossible,
mais elle se heurte à une série d’évidences morales et spirituelles très
solides. Pour la soutenir, en effet, il faut affirmer que Don Bosco, en
posant le récit du rêve des neuf ans comme clé de lecture des Mémoires
de l’Oratoire et donc de sa vie apostolique et spirituelle, s’est trompé ou,
pire encore, nous a trompés sur un élément absolument décisif pour
son histoire personnelle et pour la vie et la mission de sa Congrégation
religieuse, à savoir la présence d’un appel d’en haut tout à fait parti-
culier, dont le rêve a été le signe et le sceau. L’inconscient d’un garçon
aurait produit à partir de rien un texte charismatique important, qui a
inspiré des milliers et des milliers de croyants, et aurait offert un éclai-
rage spirituel important à l’un des grands fondateurs de l’histoire de
– 38 –

4.9 Page 39

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l’Église, sans aucune intervention particulière de Dieu : c’est vraiment
difficile à penser !
Laissant de côté ces excès opposés et tenant compte de la stature
théologale de la mission que Dieu a assignée à Don Bosco – stature
d’une mission destinée à se développer de manière surprenante au
bénéfice de l’Église universelle – il est tout à fait raisonnable de croire
que le rêve a été effectivement, comme Don Bosco l’a compris, une com-
munication surnaturelle, assimilable à celles que l’on peut lire dans les
grands récits bibliques des songes des patriarches ou des visions nocturnes
des prophètes. Sur la base des critères habituellement pris en compte
en théologie spirituelle, une telle évaluation semble la plus cohérente
avec l’ensemble de l’histoire spirituelle de ce saint. En revanche, il
nous semble difficile, mais aussi moins important, de dire si le carac-
tère surnaturel de cette communication doit être compris comme un
reflet charismatique de l’action de la grâce dans le cœur de l’appelé,
ou comme une véritable vision “miraculeuse” au sens technique du
terme. On a dit, en effet, que ce n’est pas vraiment de cela que dépend
sa signification “religieuse”.
Enfin, il est plus important de souligner que, précisément parce
que cette lumière venait de Dieu, elle n’avait pas simplement les traits
d’une intelligibilité immédiate, dispensant du travail de discernement
vocationnel et de la référence à la médiation ecclésiale. En substance, le
contenu du rêve n’a pas dit l’avenir au garçon des Becchi à la manière
d’une claire prescience, mais par le biais d’une injonction au présent. Il
a entendu dire ce qu’il devait faire dans le présent pour que cet avenir
devienne possible, comme un don qui ne le dispensait pas de l’enga-
gement, mais le lui imposait, et de manière très exigeante. Cela aussi
confirme que le rêve n’était pas un écho vide dans lequel le garçon
n’écoutait que son inconscient, mais une véritable expérience religieuse
dans laquelle il entendait un message de Dieu.
Acte de la conscience onirique de Jean Bosco enfant et en même temps
parole prophétique de Dieu, restituée sous la forme d’un récit de remémo-
ration dans lequel la prophétie est déjà lue dans son accomplissement en
cours : c’est en conclusion le rêve que nous allons maintenant retracer
et dont nous cherchons à interpréter le message.
– 39 –

4.10 Page 40

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3. Lecture théologique
3.1. Structure narrative et mouvement onirique
Sur la base des prémisses herméneutiques formulées jusqu’à pré-
sent, nous pouvons maintenant aborder le texte du rêve des neuf ans,
que nous reproduisons selon l’édition critique d’Antonio da Silva Fer-
reira, dont nous ne nous écartons que pour deux petites variantes.55
Nous subdivisons le récit en paragraphes que, par commodité, nous
accompagnons d’une indication entre crochets.
[C1] À cet âge, j’ai fait un rêve qui est resté profondément gravé dans
mon esprit jusqu’à la fin de ma vie.
[I] Dans mon sommeil, je me voyais près de chez moi, dans une cour très
spacieuse, où une multitude d’enfants étaient rassemblés et s’amusaient.
Les uns riaient, les autres jouaient, et quelques-uns blasphémaient. En
entendant ces blasphèmes, je me suis immédiatement jeté au milieu
d’eux, usant de mes poings et de mes paroles pour les faire taire.
[II] À ce moment-là apparut un homme vénérable, dans la force de
l’âge, noblement vêtu. Un manteau blanc couvrait toute sa personne ;
mais son visage était si lumineux que je ne pouvais le regarder. Il m’ap-
pela par mon nom et m’ordonna de me mettre à la tête de ces enfants,
en ajoutant ces mots : “Ce n’est pas par des coups, mais par la douceur
et la charité que tu devras gagner tes amis. Mets-toi donc immédiate-
ment à les instruire de la laideur du péché et de la beauté de la vertu.
Confus et effrayé, j’ajoutai que j’étais un pauvre enfant ignorant inca-
pable de parler de religion à ces garçons. À ce moment-là, les garçons
cessèrent de se battre, de crier et de jurer, et se rassemblèrent autour de
celui qui parlait.
55 Le texte critique se trouve dans MO 34-37. Les deux variantes sont indiquées par
Aldo Giraudo dans G. Bosco, Memorie dell’oratorio di S. Francesco di Sales dal 1815 al
1855, LAS, Roma 2011, 62s. nota 18 : “presemi”, où Da Silva lit “presomi” ; et note 19
: intégration de “ed ogni cosa disparve”, accidentellement omis par Da Silva.
– 40 –

5 Pages 41-50

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5.1 Page 41

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[III] Presque sans savoir ce que je me disais, j’ajoutai : “Qui êtes-vous
pour m’ordonner une chose impossible ?” “C’est justement parce que
ces choses te semblent impossibles que tu dois les rendre possibles par
l’obéissance et l’acquisition de la science. “Où, par quels moyens pour-
rai-je acquérir la science ? “Je te donnerai une maîtresse qui t’enseignera
comment tu pourras devenir sage, et sans laquelle toute sagesse devient
folie.” “Mais qui êtes-vous, vous qui me parlez ainsi ?” “Je suis le fils de
celle que ta mère t’a appris à saluer trois fois par jour.” “Ma mère me
dit de ne pas fréquenter ceux que je ne connais pas, sans sa permission ;
dites-moi donc votre nom.” “Mon nom, demande-le à ma mère”.
[IV] À cet instant, je vis près de lui une dame d’aspect majestueux,
vêtue d’un manteau qui brillait de tous côtés, comme si chacun de ses
points était une étoile brillante. Comme mes questions et mes réponses
étaient de plus en plus confuses, elle me fit signe de m’approcher d’elle,
me prit doucement par la main, et me dit : “Regarde”. En regardant,
j’ai vu que ces enfants s’étaient tous enfuis, et à leur place, je vis une
multitude de chevreaux, de chiens, de chats, d’ours et d’autres ani-
maux. “Voici ton champ d’action, voici où tu dois travailler. Rends-toi
humble, fort et robuste, et ce que tu vas voir se produire maintenant
pour ces animaux, tu devras le faire pour mes fils. Je levai les yeux, et
voici qu’au lieu d’animaux féroces apparurent autant d’agneaux appri-
voisés, qui sautaient et bêlaient comme pour faire la fête à cet homme
et à cette dame. À ce moment-là, encore endormi, je me suis mis à
pleurer et j’ai supplié l’homme de parler pour que je comprenne, car je
ne savais pas ce qu’il voulait dire. Elle posa alors sa main sur ma tête et
me dit : “Le moment venu, tu comprendras tout.
[C2] Cela dit, un bruit me réveilla et tout disparut. Je demeurai aba-
sourdi. Il me semblait que j’avais mal aux mains à cause des coups de
poing que l’avais donnés, mal au visage à cause des gifles que j’avais
reçues ; puis ce personnage, cette dame, les choses dites et les choses
entendues ont tellement occupé mon esprit qu’il m’a été impossible de
dormir cette nuit-là. Le matin, je me suis empressé de raconter mon
rêve d’abord à mes frères, qui ont ri, puis à ma mère et à ma grand-
mère. Chacun lui donna sa propre interprétation. Mon frère Joseph
dit : “Tu deviendras gardien de chèvres, de moutons ou d’autres ani-
maux. Ma mère : “Qui sait si tu ne deviendras pas prêtre ?” Antonio
– 41 –

5.2 Page 42

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avec un accent sec : “Peut-être seras-tu un chef de brigands”. Mais ma
grand-mère, qui s’y connaissait en théologie et était parfaitement illet-
trée, prononça la sentence définitive en disant : “Il ne faut pas s’occuper
des rêves”. J’étais de l’avis de ma grand-mère, mais je n’ai jamais pu
oublier ce rêve. Les choses que je vais dire ci-dessous lui donneront
un sens. J’ai toujours gardé le silence sur tout ; mes proches n’y ont
pas prêté attention. Mais quand, en 1858, je me rendis à Rome pour
négocier avec le Pape au sujet de la congrégation salésienne, il me fit
tout raconter minutieusement, même ce qui n’avait que l’apparence du
surnaturel. Je racontai alors pour la première fois le rêve que j’avais fait
à l’âge de neuf ou dix ans. Le Pape m’ordonna de l’écrire dans son sens
littéral et en détail et de le laisser pour encourager les fils de la congré-
gation, ce qui constituait le but de ce voyage à Rome.
3.1.1. Personnages et structure
Le récit du rêve présente un développement qui, bien que non
dépourvu d’une certaine complexité, suit des structures narratives très
simples. Elles sont fondamentalement basées sur un schéma tripartite,
impliquant la présentation de l’acteur, de l’action et de la réaction.
Sans pouvoir exclure, surtout dans les dialogues, une composante
littéraire pour compléter l’intrigue, l’absence de toute sophistication
artificielle dans la construction de l’intrigue est tout à fait évidente.
Cela confirme, également sur le plan analytique, la plausibilité de la
correspondance substantielle avec l’expérience d’un rêve d’enfant.
Même si des éléments fondamentaux de la spiritualité salésienne
sont évidemment présents dans le tissu narratif, on peut en outre
observer l’absence de certains mots qui deviendraient des mots “tech-
niques” pour décrire la mission de Don Bosco, tels que “bonté”, “as-
sistance”, “éducation”, “âmes”, “salut”, etc. Les idées qui leur corres-
pondent sont exprimées à travers le langage accessible à un garçon de
la campagne : “se mettre à la tête”, “gagner ses amis”, “champ” dans
lequel il faut “travailler”, se rendre “humble, fort, robuste”, “instruc-
tion sur le péché et la vertu”.
Le protagoniste du rêve est clairement le rêveur lui-même, les
lieux sont ceux qui lui sont familiers, peuplés d’une jeunesse joyeuse
– 42 –

5.3 Page 43

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et festive, mais aussi déjà gâtée par le mal (bagarres, cris, jurons). Les
autres personnages lui sont apparemment tous familiers. Outre les
enfants, dont aucun n’est identifié, et la mère, qui est une présence
évoquée mais pas personnellement active dans le rêve, les deux inter-
locuteurs du rêveur sont l’homme vénérable et la dame d’apparence
majestueuse, clairement identifiables avec Jésus et Marie. Les traits de
l’homme vénérable sont son âge viril, sa tenue noble, précisée par le
détail d’un manteau blanc enveloppant toute sa personne, son visage
tellement lumineux qu’il ne peut être regardé : autant de détails qui
semblent renvoyer à l’imagerie évangélique de la transfiguration du
Seigneur. Son action est marquée par une autorité seigneuriale (“il
m’ordonna”), mais aussi par une proximité avec Jean (“il m’appela par
mon nom”) et une efficacité pacificatrice à l’égard des enfants, qui se
rassemblent autour de celui qui parle. La femme à l’allure majestueuse
est présentée comme la mère de l’homme vénérable ; elle aussi porte un
manteau qui semble brodé d’étoiles brillantes et est la maîtresse auprès
de laquelle on apprend la vraie sagesse. L’élément qui ôte décidément
toute ambiguïté concernant son identité, en la révélant sans équi-
voque comme mariale, est la référence au comportement quotidien
du garçon, qui a appris de sa mère la prière de l’Angélus, avec laquelle
il salue la Vierge trois fois par jour.
Il est intéressant de noter que le rêve ne fait aucune référence à
la figure paternelle, ce qui correspond clairement à la situation bio-
graphique de Jean, orphelin de père depuis l’âge de deux ans. Cela se
traduit peut-être aussi par l’absence de référence directe au Père céleste,
puisque l’espace de la transcendance est entièrement occupé par la
figure de Jésus et de Marie. Cela semble également être une caracté-
ristique de l’expérience religieuse de l’enfance de Jean qui ne reçoit
aucun complément théologique au moment de la rédaction. Cette
absence de présence paternelle explicite pourrait peut-être suggérer une
réflexion sur son lien avec la mission que Jean reçoit dans le rêve : c’est
en effet le propre du père d’être fort et robuste et de travailler pour le
bien de ses enfants. En effet, la paternité sera précisément la caractéris-
tique la plus évidente de l’amour que Don Bosco incarnera pour une
foule innombrable de jeunes. Quoi qu’il en soit, laissons ce discours
– 43 –

5.4 Page 44

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en suspens, comme l’a fait le songe, en nous limitant à suggérer que
l’absence du père peut être précisément l’espace symbolique que Jean
devra personnellement remplir.
La page a une structure qui peut être divisée en plusieurs sections :
[C1] cadre initial
[I] vision des gamins et intervention de Jean
[II] apparition de l’homme vénérable
[III] dialogue sur l’identité du personnage
[IV] apparition de la dame d’apparence majestueuse
[C2] cadre final.
Laissant de côté, pour l’instant, le cadre initial (très bref ) et le
cadre final (beaucoup plus développé), portons notre attention sur le
contenu de l’expérience onirique. La division en quatre sections cor-
respond à une succession claire des scènes.
La première [I] présente le début de la vision, avec une situation
difficile à laquelle Jean donne une réponse immédiate et impulsive. La
seconde [II] introduit le “coup de théâtre” de l’apparition de l’homme
vénérable qui interrompt l’initiative de Jean et l’oriente différemment,
au moyen d’un ordre et d’un enseignement qui provoquent chez lui
confusion et crainte. On pourrait prolonger cette scène en y incluant
aussi la partie du dialogue avec le personnage, mais la description des
gamins qui cessent leur bagarre et se rassemblent autour de celui qui
parle introduit en fait une césure narrative, inaugurant à notre avis une
nouvelle unité. La troisième section [III] se distingue des autres par le
fait qu’elle ne contient pas d’actions, mais seulement un dialogue serré,
composé de quatre questions pressantes et de leurs réponses. Au centre
du dialogue se trouve la question de l’identité du personnage, mais
les réponses déplacent progressivement l’attention vers la présence
de sa mère. La dernière partie du rêve [IV] présente l’apparition du
deuxième personnage, la femme majestueuse auprès de qui les doutes
de Jean devraient trouver une réponse. Elle aussi indique une tâche à
accomplir et propose un enseignement, mais son discours est entre-
coupé d’une scène qui constitue comme une “vision à l’intérieur de la
– 44 –

5.5 Page 45

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vision”, explicitement introduite par l’impératif : “regarde”. Les mots
et la vision transmettent un message explicatif, mais la conclusion est
en fait marquée par un crescendo d’obscurité chez le rêveur et le report
de la compréhension à un moment ultérieur.
3.1.2. La tension narrative
En examinant plus en détail les différentes unités afin de mettre
en évidence la tension narrative qui les traverse, nous pouvons dire
que dans la première section [I], il est possible de reconnaître tout
d’abord la localisation spatiale du rêve, une cour très spacieuse proche
de la maison. D’emblée, la proximité domestique et l’ouverture de
l’horizon qualifient l’environnement imaginaire dans lequel se dé-
ploie la Lebenswelt du rêveur. L’environnement est joyeusement peuplé
d’enfants qui s’amusent. Immédiatement, cependant, l’élément per-
turbateur des jurons prend le dessus. Le comportement est perçu par
le rêveur comme inacceptable et provocateur et il intervient avec un
mouvement résolu et violent, dans lequel il n’est pas difficile de recon-
naître le caractère naturellement impétueux du garçon des Becchi.56
Le premier épisode peut donc être schématiquement divisé en trois
moments : (1) localisation spatiale du rêve, (2) comportement négatif
d’un groupe d’enfants, (3) réaction spontanée de Jean.
56 Sur le caractère impulsif et fougueux de Don Bosco, nous avons ces témoignages
significatifs de ceux qui l’ont connu de très près : “De son propre aveu, que j’ai entendu,
il était naturellement fougueux et hautain et ne pouvait souffrir de résistance, mais par de
nombreux actes il a su se contenir au point de devenir un homme paisible et doux et si
maître de lui-même qu’il semblait n’avoir jamais rien à faire” (Marchisio, in Copia Publica
Transumpti Processus Ordinaria, 629r). Le jugement de Don Cagliero et de Don Rua est
similaire : “De son propre aveu, son naturel était ardent et hautain, de sorte qu’il ne pouvait
souffrir de résistance, et qu’il ressentait en lui-même une lutte inexprimable, lorsqu’il devait
se présenter à quelqu’un pour demander la charité” (Cagliero, ibid. 1166r) ; “Il était d’un
caractère fougueux, comme j’ai pu le constater, ainsi que beaucoup d’autres avec moi ; car
en diverses circonstances, nous avons remarqué combien il devait se faire violence pour
réprimer les accès de colère que lui causaient les contrariétés qui lui arrivaient. Et s’il en
était ainsi dans sa vieillesse, on peut penser que son caractère était encore plus vif dans sa
jeunesse” (Rua, ibid. 2621 r-v).
– 45 –

5.6 Page 46

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Entre les sections II et IV, il existe un parallélisme structurel
évident. En effet, dans les deux cas, on note une scansion ternaire très
claire : apparition du personnage, son commandement/admonition
(présenté à son tour sous forme tripartite), réaction aux paroles du
personnage. Dans le cas de l’homme vénérable, le texte peut être or-
donné de cette manière :
(1) apparition de l’homme vénérable et ses caractéristiques
(2) son commandement/admonition
a. se placer à la tête des enfants [discours indirect].
b. pas avec des coups
c. mets-toi donc immédiatement…
(3) réaction de Jean et réaction des enfants.
Dans le cas de la femme d’aspect majestueux :
(1) vision de la femme et ses caractéristiques
(2) son commandement/enseignement, en lien avec une scène symbo-
lique
* vision d’animaux féroces
a. voici ton champ d’action
b. rends-toi humble, fort et robuste
c. ce que tu vois… tu devras le faire,
* transformation des animaux féroces en agneaux apprivoisés
(3) réaction de Jean et assurance donnée par la femme quant à sa com-
préhension future.
Le parallélisme structurel et thématique est évident : les deux
personnages sont présentés avec des caractéristiques similaires, alliant
transcendance (noblesse de l’habit et splendeur de la personne) et
proximité (il appelle par son nom, elle l’invite à s’approcher, le prend
par la main et met la sienne sur sa tête) ; dans les deux cas, il y a
l’assignation impérative (“mets-toi donc immédiatement”, “tu de-
vras le faire”) d’une mission juvénile et l’enseignement de la méthode
de douceur et d’amabilité à suivre. L’issue de la rencontre est égale-
ment la même dans les deux scènes : Jean en sort confus et consterné,
tandis que les destinataires de sa mission subissent une transformation
– 46 –

5.7 Page 47

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pacificatrice (dans la première scène, les garçons cessent leurs bagarres
et se rassemblent autour du vénérable personnage ; dans la seconde,
les animaux féroces deviennent des agneaux apprivoisés qui font fête
autour de l’homme et de la dame). Cependant, malgré le parallélisme
des éléments, les deux moments ne sont pas une simple répétition sur
le plan fonctionnel et dynamique. Le second, en effet, apparaît comme
une reprise du premier, dont il intensifie la dynamique et les contrastes,
en augmentant la lumière, mais aussi, paradoxalement, l’obscurité et la
perturbation. Grâce à cette dialectique, les deux épisodes maintiennent
une vive tension dans le mouvement onirique.
D’une manière tout à fait adaptée à la psychologie de l’enfant, qui
se tourne spontanément vers sa mère pour obtenir des explications,
la fonction de la deuxième scène est d’offrir un éclaircissement maternel
de la première. La mère de l’homme vénérable y apparaît comme une
médiation pour comprendre son message, qu’elle connaît de manière ap-
propriée. Cependant, tout en expliquant son contenu avec des images
(la vision des animaux), comme le font souvent les mères avec leurs
enfants, elle garde aussi la dimension du mystère qui l’enveloppe. Le nom
du personnage, que Jean aurait à apprendre de la dame, reste inconnu,
tandis que la tâche qui lui est confiée ne s’éclaire que partiellement.
Ce qui apparaissait d’abord comme une instruction morale à donner
“immédiatement” à un groupe de garçons, apparaît ensuite comme
une mission future à long terme, un champ à travailler assidûment, en
accomplissant une tâche illustrée de manière énigmatique : “ce que tu
vois arriver à ces animaux en ce moment, tu devras le faire pour mes
enfants”. Le travail assigné consiste à provoquer une métamorphose
(spirituelle) qui ne semble certainement pas être à l’échelle humaine.
Il n’est pas étonnant que le garçon de neuf ans n’ait pas compris : la
tension entre clarté et obscurité de la première apparition (section II) se
radicalise dans la seconde (section IV), la poussant jusqu’à ses consé-
quences extrêmes.
L’augmentation de la tension entre la première et la deuxième
apparition est obtenue par le dialogue tendu de la section III, avec ses
quatre questions/demandes pressantes : “Qui êtes-vous… ?”; “Où, par
quels moyens… ?”; “Qui êtes-vous… ?”; “Dites-moi votre nom”. Il est
– 47 –

5.8 Page 48

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clair que la question centrale porte sur l’identité du personnage qui a
produit le “coup de théâtre” dans le rêve, obligeant le rêveur à changer
sa façon d’agir. Le thème de la mission à accomplir par le garçon (au
centre des sections II et IV) est donc indissociable de la question du
commanditaire qui la lui confie. Mais à la question du commanditaire
s’ajoute celle de la faisabilité de la tâche, qui semble totalement dispro-
portionnée par rapport aux ressources du rêveur. Ainsi, à la dialectique
entre clarté et obscurité de la mission, rappelée ci-dessus, s’ajoute une
tension entre la possibilité et l’impossibilité de l’entreprise, qui est claire-
ment rendue par les premières lignes du dialogue : “Qui êtes-vous pour
me commander une chose impossible ?” “C’est précisément parce que
ces choses te semblent impossibles que tu dois les rendre possibles par
l’obéissance et l’acquisition de la science”.
Les réponses de la section III, cependant, déplacent progressi-
vement l’attention vers le thème de la mère, qui apparaîtra dans la
section IV, avec un dédoublement significatif des figures. En effet, les
mères dont il est question sont au nombre de deux : celle de l’homme
vénérable et celle de Jean. Cette dernière est déjà pour lui une maî-
tresse digne de confiance, et il fait appel à ses enseignements pour
justifier sa demande : “Ma mère me dit de ne pas fréquenter ceux que
je ne connais pas, sans sa permission ; c’est pourquoi dites-moi votre
nom”. L’homme vénérable montre qu’il connaît et approuve les ensei-
gnements de la mère de Jean, qu’il nomme à son tour : “Je suis le fils
de celle que ta mère t’a appris à saluer trois fois par jour”. Mais autre
est la mère, “Ma Mère”, dit l’homme vénérable, à l’école de qui Jean
doit se mettre pour apprendre la sagesse qui rend possibles les choses
impossibles.
La section III apparaît donc d’une part comme une transition
entre les deux apparitions, mais d’autre part elle introduit des éléments
thématiques d’une grande profondeur : le rêveur trouvera la clé pour
accéder à l’identité de l’homme vénérable et pour acquérir la sagesse
qui rend l’impossible possible auprès de la Mère/Maîtresse du mysté-
rieux personnage, que sa mère/maîtresse lui a déjà fait connaître. Cette
concaténation montre comment la tension entre “l’excès de l’inédit” et
“la familiarité du déjà donné” est la tonalité narrative du rêve, la forme
– 48 –

5.9 Page 49

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dans laquelle le novum transcendant entre dans la Lebenswelt du rêveur
pour la modifier de fond en comble.
En résumant la structure narrative qui ressort de l’analyse, nous
pouvons aboutir au schéma suivant :
[I] situation initiale
1. localisation spatiale du rêve
2. comportement déviant des enfants
3. réaction spontanée de Jean
[II] section de l’homme vénérable
1. apparition de l’homme vénérable et ses caractéristiques
2. son triple commandement/avertissement :
a. se mettre à la tête des enfants (discours indirect)
b. pas avec des coups
c. mets-toi donc immédiatement…
3. réaction différente de Jean et des enfants
[III] dialogue intermédiaire
- “Qui êtes-vous… ?”
- “Où, par quels moyens… ?”
- “Qui êtes-vous… ?”
- “Dites-moi votre nom”
[IV] section de la femme d’aspect majestueux
1. vision de la femme et ses caractéristiques
2. son triple commandement/enseignement en lien avec une
scène symbolique :
* vision d’animaux féroces
a. voici ton champ
b. rends-toi humble, fort et robuste
c. ce que tu vois… tu devras le faire
* transformation des animaux féroces en doux agneaux
3. réaction de Jean et assurance donnée par la femme quant
à sa compréhension future.
– 49 –

5.10 Page 50

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3.1.3. Le mouvement intentionnel
L’analyse de la structure du texte et l’examen de la tension nar-
rative qui traverse le récit nous permettent maintenant d’arriver au
passage “vers”, à la “direction”, au “mouvement intentionnel” qui ca-
ractérisent l’expérience onirique. Nous avons vu que la scène se déroule
dans un environnement familier mais d’emblée très ouvert et peuplé de
présences (enfants qui jouent). La perception d’un élément perturba-
teur (les blasphèmes) provoque l’intervention furieuse de Jean qui veut
réprimer ce comportement négatif. Il y a donc un premier pas “vers”,
exprimant une tendance naturelle à l’intervention active, à la prise de
responsabilité et peut-être un penchant pour le “protagonisme”, qui
correspondent tout à fait aux données que nous connaissons sur le
tempérament naturel du rêveur.
Cependant, alors que ce geste prend forme dans toute son impul-
sivité faite de coups de poing et de paroles (“Je me suis immédiatement
jeté… à ce moment-là”), un fait surprenant se produit qui appelle un
changement décisif dans le “mouvement” intentionnel et imprime une
nouvelle direction. Les éléments qui doivent changer sont au nombre
de deux : premièrement, l’objectif, qui doit être celui de “gagner” les
camarades en devenant leur chef et non pas simplement de réprimer
le mal ; deuxièmement, la méthode : “non pas avec des coups, mais
avec la douceur et la charité”. Tout le développement ultérieur du rêve
peut être considéré comme la clarification et l’approfondissement de
ce changement de direction, de ses perspectives d’avenir et de ses exi-
gences actuelles.
Face à ce changement de mouvement intentionnel exigé “de l’ex-
térieur”, apparaît immédiatement une résistance qui provient “de
l’intérieur” du rêveur. Elle se manifeste sous forme d’objections, qui
s’appuient sur deux éléments : l’incapacité (“pauvre enfant ignorant,
incapable de parler de religion”) et la difficulté de compréhension
(“je ne savais pas ce que cela voulait dire”). À la première objection
la réponse consiste à indiquer les moyens qui rendent l’impossible
possible : l’obéissance et la science/sagesse. À la seconde il est répondu
par un renvoi à l’avenir : ce qui n’est pas clair aujourd’hui le sera en
– 50 –

6 Pages 51-60

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6.1 Page 51

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temps voulu. On ne peut cacher le paradoxe contenu dans ces réponses,
puisqu’elles affirment en substance que ce n’est qu’en obéissant au
commandement que l’on comprendra pleinement ce qu’il exige réel-
lement (!). Il y a cependant une assurance de pouvoir/possibilité, ga-
rantie d’en haut, qui compense l’insuffisance/impossibilité perçue par
le narrateur, et une promesse de lumière présente et future qui rend
les grandes marges d’obscurité supportables. Aussi ardu et obscur que
puisse paraître le nouveau mouvement – ou, pour parler franchement
en termes chrétiens, la nouvelle mission –, il doit être mis en œuvre.
Tel est le caractère de l’injonction que comporte le rêve.
L’injonction vient des deux personnages mystérieux. L’homme
vénérable est véritablement l’origine et le point de référence décisif :
non seulement il intervient en premier et de manière impérative, mais
l’objection qui suit la vision des animaux lui est adressée (“Je le priai
de bien vouloir parler pour que je comprenne”). La dame à l’apparence
majestueuse, qui est donnée à Jean comme maîtresse à plein titre,
dépend en réalité de son fils, puisqu’elle ne fait en fin de compte que
traduire sa volonté. D’un point de vue théologique, le fait qu’elle doive
enseigner ce qui semble impossible et obscur à l’homme (cf. Lc 1,37)
est tout à fait pertinent.
L’impact de l’injonction sur la conscience du rêveur est décrit dans
le cadre final du rêve. Les Mémoires racontent que Jean se réveille et
que tout disparaît. La vision onirique prend fin, mais pas ses effets, qui
restent imprimés non seulement dans l’esprit, mais aussi dans le corps :
Je demeurai abasourdi. Il me semblait que j’avais mal aux mains à cause
des coups de poing que l’avais donnés, mal au visage à cause des gifles
que j’avais reçues ; puis ce personnage, cette dame, les choses dites et
les choses entendues ont tellement occupé mon esprit qu’il m’a été im-
possible de dormir cette nuit-là.
C’est tout à fait plausible, puisque les centres nerveux du cerveau
envoient pendant le rêve leurs signaux aux organes du corps, de ma-
nière à les disposer à l’action. De même qu’un rêve peut faire crier à
pleine voix, de même, si l’expérience est très prenante, il peut faire
– 51 –

6.2 Page 52

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souffrir les mains et le visage. Rien de tel que le corps, en effet, pour
témoigner de manière fiable de l’impact – physique et psychique – de
la réalité, car il ne s’agit pas seulement d’une masse organique, mais
d’une “chair” qui palpite et vibre. Le témoignage du corps, dans ce cas,
est particulièrement fort, à la hauteur de l’intensité de l’impulsion qu’il
a enregistrée : une impulsion qui aurait dû orienter toute une vie, et
même plusieurs.
Après être resté longtemps éveillé, parce que cette nuit-là il n’arri-
vait plus à dormir, Jean raconte le rêve “sans tarder et avec soin” à ses
frères, qui se mettent à rire, puis à sa mère et à sa grand-mère, comme
il le racontera plus tard à ses futurs lecteurs. C’est ainsi que commence
le conflit des interprétations, que Don Bosco ne cache pas : les amu-
santes (gardien de chèvres) et les irrespectueuses (chef de brigands), les
sceptiques (il ne faut pas prêter attention aux rêves) et les spirituelles
(devenir prêtre). Celle qui est la plus proche du cœur de l’expérience
est sa mère, déjà évoquée dans l’expérience du rêve. Quant à celui qui
donnera au rêve la couverture autorisée dont elle avait besoin pour
devenir un message public et une prophétie ecclésiale, c’est celui qui
joue le rôle symbolique du père dans l’Église, le Pape.
C’est ainsi que nous nous acheminons en direction d’une lecture
de foi qui, pour mieux se déployer, a besoin d’un arrière-plan. Les
images et les dynamiques du rêve doivent donc être mises en relation
avec ce qui, dans la vie de l’Église, constitue le “canon” du langage de
la foi, à savoir le texte de l’Écriture.
3.2. Contexte biblique
Parmi les textes bibliques à prendre en considération comme cri-
tères herméneutiques pour l’expérience spirituelle du rêve des neuf ans,
il y a évidemment, en premier lieu, ceux qui se réfèrent à la possibi-
lité que Dieu communique avec l’homme par la médiation de l’ima-
gination onirique. Cette conviction est exprimée clairement, même
si c’est avec prudence, aussi bien dans le Premier que dans le Nou-
veau Testament, et elle a une série d’attestations vastes et articulées.
Pour le Premier Testament, il suffit de rappeler les songes d’Abraham
– 52 –

6.3 Page 53

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(Gn 15,12ss), de Jacob (Gn 28,10), de Joseph (Gn 37,5-11 ; en Gn
39-41, Joseph apparaît plus tard comme l’interprète des rêves de deux
dignitaires et de Pharaon), de Gédéon (Jg 6,25ss), de Samuel (1 S
3,2ss), de Nathan (2 S 7,14-17) et de Salomon (1 R 3). Après l’exil,
nous avons les descriptions des visions nocturnes de Zacharie (Za
1-6) et de Daniel (Dn 7 ; dans Dn 2, il explique les rêves de Nabu-
chodonosor), tandis que le prophète Joël annonce que les songes et les
visions accompagneront le temps de l’effusion de l’esprit : “Après cela,
je répandrai mon esprit sur chacun, et vos fils et vos filles deviendront
prophètes ; vos anciens auront des songes, vos jeunes gens auront des
visions” (Jl 3,1). L’importance particulière de ce texte apparaît si l’on
tient compte du fait qu’il est repris par les Actes des Apôtres dans la
page qui raconte le prodige de la Pentecôte (Ac 2,17-21), voyant dans
l’effusion de l’Esprit du Ressuscité l’accomplissement de la prophétie
de Joël et dans les signes qui l’accompagnent la venue du temps où le
charisme prophétique se répandra dans le peuple de Dieu. Les textes
de l’Ancien Testament comprennent également le rêve prémonitoire de
Judas Maccabée qui, avant la bataille contre Nicanor, prédit la victoire
(2 M 15,11ss.).
Dans le Nouveau Testament, l’Évangile de Matthieu présente
jusqu’à trois communications divines en rêve à Joseph (Mt 1,20 ; 2,13 ;
2,20) et une aux Mages (Mt 2,12), et rapporte que, lors de la passion
de Jésus, la femme de Pilate lui fit dire : “Ne te mêle pas de l’affaire de
ce juste, car aujourd’hui j’ai été très troublé en songe à cause de lui”
(Mt 27,19). Dans les Actes des Apôtres, on rapporte des visions noc-
turnes d’Ananie (Ac 9,10-12) et de Paul (Ac 16,9 ; 18,9).
La possibilité que Dieu parle à l’homme à travers les rêves est donc
pleinement acceptée dans l’Écriture, même si les mises en garde contre
la confiance dans les rêves trompeurs ne manquent pas (Dt 13,2-4)
et que toute forme de divination est catégoriquement interdite (Dt
18,10).57 L’attitude biblique à l’égard des rêves est donc complexe :
57 D’une part, Job affirme que Dieu “dans le rêve, dans la vision nocturne, quand
le sommeil tombe sur les hommes, pendant le sommeil dans le lit, ouvre les oreilles des
hommes et, pour leur correction, les effraie, pour détourner l’homme de ses œuvres et
– 53 –

6.4 Page 54

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sagement prudente, mais sans idée préconçue. Elle admet la possibilité
que des hommes de Dieu reçoivent des révélations spéciales pendant
leur sommeil, mais exclut catégoriquement que de telles communica-
tions puissent être demandées ou sollicitées.
L’analogie la plus évidente que l’on puisse trouver entre un épisode
biblique et le rêve du garçon des Becchi se trouve probablement dans
la vocation nocturne de Samuel, décrite en 1 S 3,1ss. Bien que le texte
inspiré ne décrive pas un rêve de Samuel, la page est introduite par
l’affirmation qu’à cette époque “les visions n’étaient pas fréquentes”,
suggérant ainsi que c’est à ce type de phénomène qu’appartient l’expé-
rience que fait le jeune Samuel pendant la nuit, en s’entendant appeler
par son nom à plusieurs reprises. D’autre part, l’idée d’une véritable vi-
sion nocturne, pendant que le garçon dormait, est confirmée par le fait
que le lendemain matin, Samuel “craignit de manifester la vision à Éli”
(3,15). Pour Samuel aussi, l’expérience d’un appel nocturne pendant le
sommeil se prolonge dans d’autres visions. En effet, à la fin de la scène
de l’appel nocturne, il est dit que “le Seigneur continua d’apparaître
à Silo, car le Seigneur se révéla à Samuel à Silo par sa parole” (3.21).
Norbert Hofmann58 a souligné les parallèles qui peuvent être
trouvés entre le rêve des neuf ans et les récits bibliques de vocation pro-
phétique, parmi lesquels on peut prendre le prophète Jérémie comme
prototype :
Cette parole du Seigneur me fut adressée : “Avant de te former dans le
ventre de ta mère, je t’ai connu, avant que tu ne sortes à la lumière, je
t’ai consacré par l’onction, je t’ai établi prophète des nations”. Je répon-
dis : “Hélas, Seigneur Dieu ! Voici que je ne sais pas parler, car je suis
l’empêcher de s’enorgueillir” (Jb 33, 14-17) ; d’autre part, les prophètes avertissent : “Ne
vous laissez pas égarer par les prophètes qui sont au milieu de vous et par vos devins ;
n’écoutez pas les songes qu’ils font, car c’est à tort qu’ils prophétisent en mon nom : ce
n’est pas moi qui les ai envoyés” (Jr 29,8-9 ; cf. Jr 27,9)
58 N. Hofmann, Der Berufungstraum Don Boscos, “Schriftenreihe zur Pflege sale-
sianischer Spiritualität” 29 (1991) 1-48. Une édition abrégée en italien peut être trouvée
dans : N. Hofmann, Il sogno della vocazione di don Bosco, in ABS, Bollettino di collega-
mento n. 11, 43-65.
– 54 –

6.5 Page 55

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jeune”. Mais le Seigneur me dit : “Ne dis pas : Je suis jeune. Tu iras vers
tous ceux vers qui je t’enverrai et tu diras tout ce que je t’ordonnerai.
N’aie pas peur devant eux, car je suis avec toi pour te protéger”. Oracle
du Seigneur. Le Seigneur étendit sa main et toucha ma bouche, et le
Seigneur me dit : “Voici que je mets mes paroles sur ta bouche” (Jr
1,4-9).
Le schéma du récit de vocation qui sous-tend ces versets et qui
revient également dans d’autres scènes de vocation de l’Ancien Tes-
tament présente cette série d’éléments : description de la situation
de départ et rencontre avec celui qui appelle, mission, objection de
l’appelé, assurance de l’aide, signe. En comparant le schéma biblique
des vocations de l’Ancien Testament et la structure du rêve, Hofmann
arrive à la conclusion qu’entre les deux “il apparaît globalement une
large convergence non seulement de nature formelle, mais aussi de
contenus, ce qui peut également être vérifié dans l’analyse des dé-
tails”.59 Parmi ces similitudes, il faut souligner celles qui ont une signi-
fication théologique évidente, comme le caractère soudain et inattendu
de la figure céleste qui porte l’appel ; le caractère social de la mission,
qui jamais ne concerne seulement la vicissitude personnelle de l’appelé,
mais un peuple qui lui est confié ; la conscience qu’a l’appelé de sa
propre insuffisance radicale, due à la disproportion qui existe entre la
grandeur de la tâche et la faiblesse de ses capacités personnelles. Dans
le cas de la page de Jérémie, le parallélisme entre les objections du jeune
prophète – “Hélas, Seigneur Dieu ! Voici que je ne sais pas parler, car je
suis jeune” – et celles de Jean dans le rêve – “Confus et effrayé, je disais
que j’étais un pauvre enfant ignorant, incapable de parler de religion à
ces jeunes” – est tout à fait évident. Cela n’implique pas nécessairement
une utilisation consciente du schéma biblique de la part de l’auteur des
Mémoires de l’Oratoire, puisque la nature commune de l’expérience de
l’appel suffit à justifier la similitude du texte. En tout cas, il ne faut pas
s’étonner que les récits bibliques aient joué un rôle d’inspiration, au
moins implicite, dans l’acte narratif de Don Bosco.
59 N. Hofmann, Il sogno, 53.
– 55 –

6.6 Page 56

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En ce qui concerne le thème du changement de “mouvement
intentionnel” – d’un geste impulsif de répression du mal à une ac-
tion libératrice d’orientation vers le bien – le point de référence le
plus évident de l’Ancien Testament est l’histoire de Moïse. Le livre de
l’Exode ne parle pas de la jeunesse du personnage. Le seul épisode qui
s’intercale entre sa naissance et sa majorité est celui de la mise à mort
de l’Égyptien et de sa fuite (Ex 2, 11-15), suivi du récit de son mariage
avec Sippora, la fille de Réuel. Ce passage mérite d’être cité car il offre
la possibilité de quelques considérations importantes :
11Un jour, Moïse, devenu grand, alla [litt. : sortit] vers ses frères et
constata leurs travaux forcés. Il vit un Égyptien qui frappait un Hé-
breu, l’un de ses frères. 12Se retournant et voyant qu’il n’y avait per-
sonne, il frappa l’Égyptien à mort et l’enterra dans le sable. 13Le len-
demain, il sortit de nouveau et vit deux Hébreux qui se disputaient.
Il dit à celui qui avait tort : “Pourquoi frappes-tu ton frère ? 14Il ré-
pondit : “Qui t’a établi chef et juge sur nous ? Penses-tu pouvoir me
tuer, comme tu as tué l’Égyptien ?” Alors Moïse eut peur et se dit :
“La chose est connue”. 15Pharaon l’apprit et envoya chercher Moïse
pour le faire mourir. Moïse s’enfuit loin de Pharaon, s’arrêta au pays
de Madian et s’assit près d’un puits.
Le texte met en évidence la croissance de Moïse, qui n’est pas
seulement physique mais aussi spirituelle. Cette croissance s’exprime
par sa sortie à la rencontre de ses frères, que le texte raconte à deux
reprises : au v. 11 et au v. 13. Ainsi apparaît pour la première fois
dans cette page le verbe “sortir”, qui sera au centre de la théologie de
l’Exode. Il exprime ici le mouvement spontané et naturel de Moïse,
mouvement qui, bien que né de la volonté de rendre justice et de ré-
primer un mal, s’accomplit néanmoins de manière violente et inadé-
quate, avec des résultats négatifs. Ces versets décrivent donc un pre-
mier “exode” de Moïse, dont les limites apparaissent évidentes parce
que “la violence ne parvient pas à éliminer l’injustice, au contraire
elle aggrave la situation, et surtout parce qu’à l’origine de cet exode
il n’y a pas encore de mission de la part de Dieu – son silence dans
cette affaire est significatif –, mais seulement l’idéal et l’enthousiasme
– 56 –

6.7 Page 57

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d’un homme”.60 Ce n’est qu’à travers la vocation au buisson ardent,
lieu archétypal du thème de la révélation du Nom divin, que Moïse
reçoit la nouvelle direction intérieure, le mouvement qui le placera
à la tête du peuple et lui permettra de conduire ses frères sur le bon
chemin de sortie, dans le véritable exode.
Dans le Nouveau Testament, le même thème du changement de
direction intérieure se retrouve dans l’histoire de Paul de Tarse. Dans
un premier temps, son adhésion à la Loi de Dieu transmise par les
pères s’exprime par un zèle agressif et violent, qui veut supprimer ce
qui lui semble incompatible avec l’éducation religieuse qu’il a reçue.
Mais alors que Paul cède à sa propre pulsion intérieure, il fait l’expé-
rience, sur le chemin de Damas, d’une rencontre qui le bouleverse.
C’est la rencontre avec une lumière qui le rend aveugle et le conduit
à se mettre à l’école d’Ananie, pour apprendre à comprendre autre-
ment ce que Dieu attend vraiment de lui. Paul se définira désormais
comme “apôtre par vocation” (cf. Rm 1,1 ; 1 Co 1,1) ou “apôtre par
la volonté de Dieu” (2 Co 1,1 ; Ep 1,1 ; Col 1,1), soulignant ainsi que
ce changement n’est pas le résultat de sa propre recherche intérieure,
le développement de ses propres pensées ou réflexions, mais le fruit
d’une intervention divine imprévisible, qui a orienté sa vie dans une
nouvelle direction. C’est pourquoi, lui qui avait été “un persécuteur et
un violent” (1 Tm 1,13), a appris à “se faire tout à tous, pour sauver à
tout prix quelques-uns” (1 Co 9,22).
L’expérience de Moïse et celle de Paul éclairent de manière péné-
trante la transformation intérieure demandée à Jean pour qu’il aban-
donne son élan spontané vers la réalité et sa prétention à l’améliorer
par ses propres efforts, et qu’il entre dans le mouvement et le style avec
lesquels Dieu agit dans l’histoire.
Ce style est essentiellement connoté, dans le rêve comme dans
l’Écriture, par le symbolisme pastoral. Bien que le terme de “berger”
n’apparaisse pas explicitement dans le rêve de l’enfant de neuf ans,
l’imagerie qui lui correspond est clairement attestée, en particulier
60 Esodo, nuova versione, introduzione e commento di M. Priotto, Paoline, Milano
2014, 72.
– 57 –

6.8 Page 58

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lorsque les garçons pour lesquels Jean devra travailler sont représentés
comme des agneaux apprivoisés.61 Cette imagerie était d’ailleurs fami-
lière à un garçon qui, comme tous ses compagnons, passait plusieurs
heures de la journée au pâturage à s’occuper des animaux. Cette acti-
vité quotidienne constituait donc un lien spontané avec l’expérience
religieuse du peuple d’Israël, pour qui le rôle du berger était l’un des
symboles fondamentaux exprimant la direction de la communauté et
le souci pour sa vie. Les troupeaux ont besoin d’hommes habiles pour
les guider et les défendre contre les bêtes féroces ; de même, le peuple
a besoin de guides sages, qui prennent soin de sa vie avec dévouement
et responsabilité. C’est pourquoi, dans l’Ancien Testament, le titre de
“pasteur” est normalement donné aux rois et à d’autres rôles de res-
ponsabilité, sans oublier que les deux plus grands dirigeants d’Israël
– Moïse et David – étaient au départ des bergers au sens littéral du
terme. Mais ce titre est donné surtout à Dieu, car à travers les bergers
placés à la tête du peuple, c’est Lui-même qui le conduit : “Pasteur d’Is-
raël, écoute, toi qui conduis Joseph comme un troupeau” (Ps 80,2) ;
“Nous sommes son peuple, le troupeau qu’il conduit” (Ps 95,7) ; “Le
Seigneur est mon berger” (Ps 23,1) ; “Comme un berger, il fait paître
son troupeau et de son bras, il le rassemble” (Is 40,11). Parmi tous les
textes de l’Ancien Testament qui utilisent cette métaphore, le chapitre
34 d’Ézéchiel se distingue particulièrement. Le prophète y exprime un
jugement sévère sur les mauvais rois-pasteurs qui, au lieu de se consa-
crer au bien du peuple, suivent leurs propres intérêts, et rapporte la
décision de Dieu d’assumer lui-même le rôle de berger (“Moi-même,
61 Bien que la terminologie du “berger” n’apparaisse pas explicitement dans le
récit, son symbolisme est sans doute en arrière-plan. Elle deviendra explicite dans un
second rêve, que les Mémoires de l’Oratoire racontent plus tard, en le décrivant comme
une sorte d’“appendice à celui des Becchi” (MO [1991] 129). Dans ce rêve, que Don
Bosco fait la nuit précédant le deuxième dimanche d’octobre 1844, il revoit la scène des
animaux tapageurs qui deviennent des agneaux apprivoisés, mais à cela s’ajoute un nouvel
élément merveilleux, puisque “beaucoup d’agneaux se transformaient en bergers, qui, en
grandissant, prenaient soin des autres” (130). La même figure féminine du rêve de neuf ans
revient dans celui-ci sous la figure d’une “bergère”. L’imagerie pastorale, qui était présente
en arrière-plan implicite dans le premier rêve, devient ainsi progressivement plus claire.
– 58 –

6.9 Page 59

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je paîtrai mes brebis… Je partirai à la recherche de la brebis perdue, je
ramènerai la brebis égarée, je panserai celle qui est blessée, je guérirai
la malade”). Cet engagement est complété par la promesse de Dieu de
susciter un berger selon son cœur : “Je leur susciterai un berger qui les
mènera paître” (Ez 34,23).
Dans le Nouveau Testament, l’image du berger, que Jésus utilise
dans les paraboles et qui laisse entrevoir son attitude intérieure lors-
qu’il s’émeut devant les foules abandonnées, atteint son apogée dans le
grand discours christologique de Jn 10. En polémique avec les mauvais
chefs politiques et religieux, qualifiés de mercenaires, Jésus se présente
comme le “bon pasteur”, c’est-à-dire l’authentique berger envoyé par
Dieu, qui connaît ses brebis une à une et offre sa vie pour elles. L’image
du berger est donc l’une des formes privilégiées dans lesquelles s’ex-
prime la théologie de la mission du Christ. Le Fils envoyé par le Père
est le guide par lequel Dieu conduit l’humanité entière à lui, en la libé-
rant du mal et en l’introduisant dans les pâturages de la vie. Mais cette
image est également utilisée dans le Nouveau Testament pour ceux que
Jésus associe à sa mission, les apôtres et leurs successeurs seulement, les
constituant à leur tour comme guides et bergers de sa communauté.
Les paroles de Jésus à Pierre “Pais mes agneaux” (Jn 21,15) sont l’une
des expressions les plus élevées de ce mandat pastoral. La tâche que le
Ressuscité confie à l’apôtre apparaît comme une véritable participation
à l’action que Jésus lui-même continue à accomplir personnellement,
en conduisant ceux qui font partie de son troupeau sur les chemins
de l’histoire.
La profondeur biblique de la métaphore pastorale jette une lu-
mière significative sur la scène du rêve qui présente les doux agneaux
en fête courant autour de l’homme vénérable et de la dame. La mission
que le garçon du rêve reçoit et qui dépasse totalement ses forces est
rendue possible par le fait qu’il ne doit finalement pas compter sur
ses propres capacités, mais qu’il doit agir “à l’intérieur” de l’espace de
vie du Ressuscité. Il n’est pas difficile de comprendre que le Berger
qui transformera les animaux féroces est Lui-même et que, pour cette
raison, les agneaux se rassembleront en fête autour de lui et de sa Mère,
et non pas autour de Jean.
– 59 –

6.10 Page 60

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Cette considération nous amène ainsi au thème du symbolisme
christologique et mariologique du rêve, auquel nous nous sommes déjà
nécessairement référés dans le commentaire des sections du récit, tant il
est crucial pour sa compréhension. Nous avons évoqué les traits à la fois
numineux et familiers qui caractérisent les deux personnages. Ils sont
caractérisés par une lumière étincelante, qui empêche même de fixer le
regard sur l’homme vénérable, alors qu’elle brille de toutes parts dans le
manteau de la femme. La lumière est évidemment l’un des traits les plus
caractéristiques de la symbolique religieuse pour exprimer le divin et la
transcendance : Dieu lui-même est “enveloppé de lumière comme d’un
manteau” (Ps 104, 2). Il n’est cependant pas nécessaire de résumer ici
toute la richesse biblique de cette métaphore, ni d’expliciter toutes les
références scripturaires (surtout apocalyptiques) que l’on peut trouver
pour les traits et les actions qui qualifient les deux sujets. Le lecteur ayant
un minimum de familiarité avec l’Écriture saisira immédiatement les
suggestions. Il est plus important par contre, à ce stade de la réflexion,
de s’arrêter et de saisir certains thèmes de théologie spirituelle que le rêve
présente et transmet aux lecteurs comme un héritage à garder et à cultiver.
3.3. Thèmes spirituels
Un commentaire sur les thèmes de théologie spirituelle présents
dans le rêve des neuf ans pourrait avoir des développements si vastes
qu’il inclurait un traité complet de “salésianité”. Lu, en effet, à partir
de l’histoire de ses effets, le rêve ouvre d’innombrables pistes pour
approfondir les traits pédagogiques et apostoliques qui ont carac-
térisé la vie de saint Jean Bosco et l’expérience charismatique qui
en est issue. La nature de notre enquête et sa place dans un projet
de recherche plus large nous imposent cependant de nous limiter à
quelques éléments, en nous concentrant sur les thèmes principaux
et en suggérant des pistes pour approfondir notre compréhension.
Nous avons donc choisi de concentrer notre attention sur cinq pistes
de réflexion spirituelle qui concernent respectivement (1) la mission
oratorienne, (2) l’appel à l’impossible, (3) le mystère du Nom, (4) la
médiation maternelle et, enfin, (5) la force de la douceur.
– 60 –

7 Pages 61-70

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7.1 Page 61

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3.3.1. La mission oratorienne
Le rêve des neuf ans est peuplé de jeunes garçons. Ils sont présents
de la première à la dernière scène et sont les bénéficiaires de tout ce qui
arrive. Leur présence est caractérisée par la gaieté et le jeu, typiques de
leur âge, mais aussi par le désordre et les comportements négatifs. Les
enfants ne sont donc pas, dans le rêve des neuf ans, l’image roman-
tique d’un âge enchanté, épargné par les maux du monde, et ils ne
correspondent pas non plus au mythe post-moderne de la condition
juvénile comme la saison de l’action spontanée et de l’éternelle dispo-
nibilité au changement, qui devrait être conservée dans une adoles-
cence éternelle. Les garçons du rêve sont extraordinairement “réels”,
aussi bien lorsqu’ils apparaissent avec leur physionomie que lorsqu’ils
sont représentés symboliquement sous la forme d’animaux. Ils jouent
et se chamaillent, s’amusent en riant et s’abîment en jurant, comme
dans la réalité. Ils n’apparaissent ni innocents, comme l’imagine une
pédagogie spontanéiste, ni capables de s’instruire eux-mêmes, comme
le pensait Rousseau. Dès leur apparition, dans une “cour très spa-
cieuse” qui préfigure les grandes cours des futurs oratoires salésiens,
ils invoquent la présence et l’action de quelqu’un. Le geste impulsif du
rêveur n’est cependant pas la bonne intervention, la présence d’un
Autre est nécessaire.
À la vision des enfants est liée l’apparition de la figure christolo-
gique, comme nous pouvons désormais l’appeler ouvertement. Celui
qui a dit dans l’Évangile : “Laissez venir à moi les enfants” (Mc 10,14),
vient indiquer au rêveur l’art d’approcher et d’accompagner les en-
fants. Il apparaît majestueux, viril, fort, avec des traits qui mettent clai-
rement en évidence son caractère divin et transcendant ; sa façon d’agir
est marquée par l’assurance et la puissance et manifeste une pleine
seigneurie sur les choses qui arrivent. L’homme vénérable, cependant,
n’inspire pas la peur, mais apporte la paix là où régnaient la confusion
et l’agitation ; il manifeste une compréhension bienveillante à l’égard
de Jean et l’oriente sur le chemin de la douceur et de la charité.
La réciprocité entre ces figures – les garçons d’une part et le Sei-
gneur (rejoint plus tard par la Mère) d’autre part – définit les contours
– 61 –

7.2 Page 62

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du rêve. Les émotions que Jean ressent dans l’expérience onirique, les
questions qu’il pose, la tâche qu’il est appelé à accomplir, l’avenir qui
s’ouvre devant lui sont totalement liés à la dialectique entre ces deux
pôles. Le message le plus important que lui transmet le rêve, celui
qu’il a probablement compris en premier parce qu’il est resté dans son
imagination, avant même de le comprendre de manière réflexive, est
sans doute que ces figures se réfèrent l’une à l’autre et qu’il ne pourra
plus les dissocier jusqu’à la fin de sa vie. La rencontre entre la vulnéra-
bilité des jeunes et la puissance du Seigneur, entre leur besoin de salut
et son offre de grâce, entre leur désir de joie et son don de la vie doit
désormais devenir le centre de ses pensées, l’espace de son identité.
La partition de sa vie sera entièrement écrite dans la tonalité que lui
donne ce thème générateur : la moduler dans toutes ses potentialités
harmoniques sera sa mission, dans laquelle il devra verser tous ses dons
de nature et de grâce.
Le dynamisme de la vie de Jean apparaît donc dans le songe-vision
comme un mouvement continu, une sorte de va-et-vient spirituel,
entre les garçons et le Seigneur. À partir du groupe de garçons au
milieu desquels il s’est jeté impétueusement, Jean doit se laisser attirer
vers le Seigneur qui l’appelle par son nom, puis repartir de Celui qui
l’envoie pour aller se mettre, dans un tout autre style, à la tête de ses
camarades. Même s’il reçoit en rêve des coups de poing si forts qu’il
en ressent encore la douleur à son réveil, et qu’il entend des paroles de
l’homme vénérable qui le laissent sans voix, son va-et-vient n’est pas
une agitation sans lendemain, mais un parcours qui le transforme peu
à peu et qui apporte aux jeunes une énergie de vie et d’amour.
Le fait que tout cela se déroule dans une cour est très significatif
et a une valeur proleptique évidente, puisque la cour de l’oratoire
deviendra le lieu privilégié de la mission de Don Bosco, et le symbole
exemplaire. Toute la scène se déroule dans cet environnement à la fois
vaste (cour très spacieuse) et familier (proche de la maison). Le fait
que la vision vocationnelle n’ait pas pour toile de fond un lieu sacré
ou un espace céleste, mais l’environnement dans lequel les garçons
vivent et jouent, indique clairement que l’initiative divine assume leur
monde comme lieu de rencontre. La mission confiée à Jean, même si
– 62 –

7.3 Page 63

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elle est clairement orientée dans un sens catéchétique et religieux (“les
instruire sur la laideur du péché et la beauté de la vertu”), a pour ha-
bitat l’univers de l’éducation. L’association de la figure christologique à
l’espace de la cour et à la dynamique du jeu, qu’un garçon de neuf ans
ne peut certainement pas avoir “construit”, constitue une transgression
de l’imaginaire religieux habituel, dont la force d’inspiration est égale
à la profondeur du mystère. En effet, elle synthétise à elle seule toute la
dynamique du mystère de l’incarnation, par lequel le Fils prend notre
forme pour nous offrir la sienne, et souligne qu’il n’y a rien d’humain
qui doive être sacrifié pour faire place à Dieu.
La cour parle donc de la proximité de la grâce divine par rapport
au “sentir” des jeunes : pour l’accueillir, il n’est pas nécessaire de sortir
de son âge, de négliger ses besoins, de forcer ses rythmes. Lorsque
Don Bosco, devenu adulte, écrit dans son Giovane provveduto qu’une
des ruses du diable est de faire croire aux jeunes que la sainteté est
incompatible avec leur envie de gaieté et avec la fraîcheur exubérante
de leur vitalité, il ne fait que restituer sous une forme adulte la leçon
entrevue dans son rêve et qui est devenue ensuite un élément central
de son magistère spirituel. En même temps, la cour parle de la néces-
sité de comprendre l’éducation à partir de son noyau le plus profond, qui
concerne l’attitude du cœur envers Dieu. C’est là, enseigne le rêve, que
se trouve non seulement l’espace d’une ouverture originelle à la grâce,
mais aussi l’abîme de la résistance, dans lequel se cachent la laideur du
mal et la violence du péché. C’est pourquoi l’horizon éducatif du rêve
est franchement religieux, et pas seulement philanthropique, et met
en scène la symbolique de la conversion, et pas seulement celui du
développement personnel.
Dans la cour du rêve, remplie d’enfants et habitée par le Seigneur,
se révèle donc à Jean ce que sera la future dynamique pédagogique
et spirituelle des cours oratoriennes. De cela, nous voudrions encore
souligner deux traits, clairement évoqués dans les actions accomplies
dans le rêve par les enfants d’abord, et par les doux agneaux ensuite.
Le premier trait se lit dans le fait que les garçons, “cessant de se
battre, de crier et de jurer se rassemblèrent tous autour de celui qui par-
lait”. Ce thème du “rassemblement” est l’une des matrices théologiques
– 63 –

7.4 Page 64

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et pédagogiques les plus importantes de la vision éducative de Don
Bosco. Dans une page célèbre écrite en 1854, l’Introduction au Plan
de Règlement pour l’Oratoire masculin de Saint François de Sales à Turin
dans la région du Valdocco,62 il présente la nature ecclésiale et le sens
théologique de l’institution oratorienne en citant les paroles de l’évan-
géliste Jean : “Ut filios Dei, qui erant dispersi, congregaret in unum” (Jn
11,52). L’activité de l’Oratoire est ainsi placée sous le signe du rassem-
blement eschatologique des enfants de Dieu qui a constitué le centre
de la mission du Fils de Dieu :
Les paroles du saint Évangile qui nous font connaître que le divin Sau-
veur est venu du ciel sur la terre pour rassembler tous les enfants de
Dieu, dispersés dans les diverses parties du monde, me semblent s’ap-
pliquer littéralement à la jeunesse de notre temps.
La jeunesse, “cette portion de la société humaine, la plus délicate
et la plus précieuse”, se retrouve souvent dispersée et errante à cause
du désintérêt éducatif des parents ou de l’influence de mauvais com-
pagnons. La première chose à faire pour assurer l’éducation de ces
jeunes est précisément de “les rassembler, de pouvoir leur parler, de
les moraliser”. Dans ces mots de l’Introduction au Plan de Règlement,
l’écho du rêve, mûri dans la conscience de l’éducateur devenu adulte,
est présent de façon claire et reconnaissable. L’oratoire y est présenté
comme une joyeuse “réunion” de jeunes attirés par un aimant, seule
force capable de les sauver et de les transformer, celle du Seigneur :
“Ces oratoires sont certaines réunions dans lesquelles on entretient les
jeunes au moyen d’une récréation agréable et honnête, après qu’ils ont
participé aux fonctions sacrées de l’église”. Dès l’enfance, en effet, Don
Bosco a compris que “telle a été la mission du fils de Dieu, et que seule
sa sainte religion peut réaliser”.
Le deuxième élément qui deviendra un trait d’identification de
la spiritualité oratorienne est celui qui, dans le rêve, se révèle à travers
62 Le texte critique est publié dans P. Braido (ed.), Don Bosco educatore. Scritti e
testimonianza, LAS3 1996, 108-111.
– 64 –

7.5 Page 65

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l’image des agneaux qui courent “pour faire fête à cet homme et à cette
dame”. La pédagogie de la fête sera une dimension fondamentale du
système préventif de Don Bosco, qui verra dans les nombreuses fêtes
religieuses de l’année l’occasion d’offrir aux garçons la possibilité de
respirer à pleins poumons la joie de la foi. Don Bosco saura impliquer
avec enthousiasme la communauté des jeunes de l’Oratoire dans la
préparation d’événements, représentations théâtrales, réceptions per-
mettant de fournir un divertissement dans la fatigue du devoir quoti-
dien, de valoriser les talents des garçons pour la musique, le théâtre, la
gymnastique, d’orienter leur imagination dans le sens d’une créativité
positive. Si l’on tient compte du fait que l’éducation proposée dans les
cercles religieux du XIXe siècle avait généralement une tenue plutôt
austère, qui semblait présenter l’idéal pédagogique à atteindre comme
celui d’un comportement dévot, le joyeux et sain désordre de l’oratoire
apparaît comme l’expression d’un humanisme ouvert à la compréhen-
sion des besoins psychologiques du garçon et capable de favoriser son
penchant au protagonisme. La gaieté festive qui suit la métamorphose
des animaux du rêve est donc ce que la pédagogie salésienne doit viser.
En effet, la fête offre à l’homme la possibilité de sortir des
contraintes de la vie quotidienne, d’abandonner les rôles qui figent les
relations et de mettre en lumière l’essentiel, ce qui peut véritablement
fonder la joie de vivre et permettre de se reconnaître ensemble en tant
que communauté. Mais à la base des comportements festifs, il y a une
question incontournable, celle de son fondement. Dans toutes les
cultures, les comportements festifs supposent une autorisation que les
participants à la fête ne peuvent se donner à eux-mêmes. La fête ne
peut pas être le simple résultat d’une décision autonome ; on ne peut
pas faire la fête sans avoir une vraie raison de la faire, et cette raison
doit naître d’une expérience qui élargit vraiment les espaces du cœur et
introduit la liberté. Sinon, la liberté mise en scène dans la célébration
n’est qu’une coquille vide, recouvrant une aspiration frustrée ; en fin
de compte, c’est une illusion qui ne peut que décevoir. Au lieu de la
liberté, on fait l’expérience de la transgression ; au lieu de la commu-
nauté, c’est le troupeau qui se produit ; au lieu de la joie, il n’y a que
le tapage qui l’imite, mais ne la donne pas.
– 65 –

7.6 Page 66

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La fête oratorienne place son centre là où les agneaux du rêve, mé-
tamorphose du troupeau tapageur, l’ont trouvé. Le centre, l’origine et
le but de la fête des jeunes est la présence de Jésus et de sa Mère. Don
Bosco sait que la joie authentique naît de la paix d’une conscience
qui vit en amitié avec le Seigneur. C’est pourquoi il prépare les fêtes
avec des neuvaines qui entraînent le cœur à la vie de la grâce et avec le
sacrement de la Confession, proposé comme une véritable expérience
de guérison intérieure. La fête est donc le moment culminant d’un
véritable parcours de transformation spirituelle, dont la grâce de Dieu
est le moteur profond, sans oublier un autre accomplissement, qui
aura lieu dans la joie du ciel, lorsque la transfiguration de l’homme sera
pleinement accomplie. L’Écriture enseigne que toute la création est dès
le début orientée vers le sabbat, le jour de repos de Dieu, qui n’est pas
un temps vide, mais un espace pour la gratuité de la rencontre et la
célébration de l’amitié. L’homme porte spontanément en lui le désir
d’entrer dans le jour de Dieu, de tendre vers une plénitude de vie qui
ne connaît plus le poids de l’existence et la fatigue du quotidien. Cette
tension est particulièrement vive à l’âge de la jeunesse, qui recherche
plus intensément le jeu et le divertissement, presque comme si elle y
cherchait l’anticipation d’un bonheur plus grand. Don Bosco a su saisir
dans cette tension le fondement créaturel et l’espace éducatif pour une ex-
périence spirituelle de la vraie fête, rendue possible par le don de la grâce.
Le lien entre la récréation dans la cour et la fête dans la liturgie est
certainement l’un des effets majeurs des intuitions que le rêve por-
tait en lui. Dans un passage des Mémoires de l’Oratoire où il décrit
la vivacité d’une journée typique au milieu des jeunes, Don Bosco
affirme : “Je me servais de cette récréation démesurée pour inculquer
à mes élèves des pensées religieuses et la fréquentation des saints sa-
crements”.63 Dans la célèbre Lettre de Rome de 1884, qui constitue
l’une des expressions les plus précieuses de sa sagesse spirituelle, il
établit à l’inverse un rapport très étroit entre l’“apathie” de la récréa-
tion et la “froideur” dans l’approche des sacrements. Dans la mission
63 MO 160.
– 66 –

7.7 Page 67

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oratorienne que le rêve lui confie, cour de récréation et église, jeu et
liturgie, saine récréation et vie de grâce devront être étroitement unis,
comme deux éléments inséparables d’une unique pédagogie.
3.3.2. L’appel à l’impossible
Alors que pour les garçons, le rêve se termine par une célébration,
pour Jean il se termine dans la consternation et même dans les larmes.
C’est un résultat qui ne peut que surprendre. On a coutume de penser,
en effet, avec une certaine simplification, que les visites de Dieu sont
exclusivement porteuses de joie et de consolation. Il est donc paradoxal
que pour un apôtre de la joie, pour celui qui, en tant que séminariste,
fondera la “société de la joie” et qui, en tant que prêtre, enseignera à
ses garçons que la sainteté consiste à “être très joyeux”, la scène de la
vocation se termine par des pleurs.
Cela peut certainement indiquer que la joie dont il est question
n’est pas un pur loisir et une simple insouciance, mais une résonance
intérieure à la beauté de la grâce. En tant que telle, elle ne peut être
atteinte qu’à travers des combats spirituels exigeants, dont Jean Bosco
devra largement payer le prix au profit de ses garçons. Il revivra ainsi
sur lui-même cet échange de rôles enraciné dans le mystère pascal de
Jésus et prolongé dans la condition des apôtres : “nous, insensés à cause
du Christ, vous, sages dans le Christ ; nous, faibles, vous, forts ; vous,
honorés, nous, méprisés” (1 Co 4,10), mais pour autant “collaborateurs
de votre joie” (2 Co 1,24).
Quant au trouble sur lequel le rêve se termine, il rappelle surtout
le vertige que ressentent les grands personnages bibliques face à la
vocation divine qui se manifeste dans leur vie, en l’orientant dans une
direction tout à fait imprévisible et déconcertante. L’Évangile de Luc
affirme que même la Vierge Marie, aux paroles de l’ange, a ressenti
un profond trouble intérieur (“à ces mots, elle fut très troublée” (Lc
1,29). Isaïe s’était senti perdu devant la manifestation de la sainteté de
Dieu dans le temple (Is 6), Amos avait comparé au rugissement d’un
lion (Am 3,8) la puissance de la Parole divine par laquelle il avait été
saisi, tandis que Paul allait expérimenter sur le chemin de Damas le
– 67 –

7.8 Page 68

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bouleversement existentiel que représente la rencontre avec le Ressus-
cité. Bien que témoins de la fascination d’une rencontre avec Dieu qui
séduit à jamais, au moment de l’appel les hommes de la Bible semblent
hésiter craintivement devant quelque chose qui les dépasse, plutôt que
se lancer à corps perdu dans l’aventure de la mission.
Le trouble que Jean éprouve dans le rêve semble relever d’une ex-
périence similaire. Il naît du caractère paradoxal de la mission qui lui
est confiée, qu’il n’hésite pas à qualifier d’“impossible” (“Qui êtes-vous
pour m’ordonner une chose impossible ?”). L’adjectif pourrait paraître
“exagéré”, comme le sont parfois les réactions des enfants, notamment
lorsqu’ils expriment un sentiment d’inadéquation face à une tâche dif-
ficile. Mais cet élément de psychologie infantile ne suffit pas à éclairer
le contenu du dialogue onirique et la profondeur de l’expérience spi-
rituelle qu’il communique. D’autant plus que Jean a vraiment l’étoffe
d’un leader et une excellente mémoire, ce qui lui permettra, dans les
mois qui suivent le rêve, de commencer immédiatement à faire un peu
d’oratoire, à amuser ses amis avec des jeux d’acrobates et à leur répéter
intégralement le sermon du prêtre de la paroisse. C’est pourquoi, dans
les paroles par lesquelles il déclare sans ambages qu’il est “incapable de
parler de religion” à ses camarades, il est bon d’entendre l’écho lointain
de l’objection de Jérémie à la vocation divine : “Je ne sais pas parler,
parce que je suis jeune” (Jr 1,6).
Ce n’est pas au niveau des aptitudes naturelles que se joue ici la
demande de l’impossible, mais plutôt au niveau de ce qui peut entrer
dans l’horizon du réel, de ce qu’on peut attendre à partir de sa propre
image du monde, de ce qui relève des limites de l’expérience. Au-delà
de cette frontière s’ouvre la région de l’impossible, qui est pourtant, bibli-
quement, l’espace de l’action de Dieu. Il est “impossible” qu’Abraham
ait un fils d’une femme stérile et âgée comme Sarah ; “impossible” que
la Vierge conçoive et donne au monde le Fils de Dieu fait homme ;
“impossible” apparaît le salut aux disciples, s’il est plus facile à un cha-
meau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans
le royaume des cieux. Et pourtant, Abraham s’entend dire : “Y a-t-il
quelque chose d’impossible pour le Seigneur” (Gn 18,14) ; l’ange dit
à Marie que “rien n’est impossible à Dieu” (Lc 1,37) ; et Jésus répond
– 68 –

7.9 Page 69

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aux disciples incrédules que “ce qui est impossible aux hommes est
possible à Dieu” (Lc 18,27).
Le lieu suprême où se pose la question théologique de l’impossible
est le moment décisif de l’histoire du salut, à savoir le drame pascal,
dans lequel la frontière de l’impossible à surmonter est en même temps
l’abîme ténébreux du mal et de la mort. En effet, comment est-il pos-
sible de vaincre la mort ? N’est-elle pas elle-même l’emblème péremp-
toire de l’impossibilité, la limite infranchissable de toute possibilité
humaine, la puissance qui domine le monde, dont elle désigne l’échec ?
Et la mort de Jésus ne scelle-t-elle pas irrévocablement cette limite ?
“Par cette mort, plus qu’avec toute autre, la mort triomphe comme fin
de toute possibilité, puisqu’avec la mort du Saint, c’est la mise à mort
de la possibilité de tout et de tous”.64 Pourtant, c’est dans le sein même
de cette impossibilité suprême que Dieu a fait naître la nouveauté ab-
solue. En ressuscitant le Fils fait homme dans la puissance de l’Esprit, il
a radicalement bouleversé ce que nous appelons le monde du possible,
en brisant la limite dans laquelle nous enfermons notre attente de la
réalité. Puisque même l’impuissance de la croix ne peut empêcher le
don du Fils, l’impossible de la mort est surmonté par l’inédit de la vie
ressuscitée, qui donne naissance à la création définitive et fait toutes
choses nouvelles. Désormais et “une fois pour toutes”, ce n’est plus la
vie qui est soumise à la mort, mais la mort à la vie.
C’est dans cet espace généré par la résurrection que l’impossible
devient réalité effective, c’est dans cet espace que l’homme véné-
rable du rêve, resplendissant de la lumière pascale, demande à Jean
de rendre possible l’impossible. Et il le fait avec une formule surpre-
nante : “Puisque ces choses te semblent impossibles, tu dois les rendre
possibles par l’obéissance”. Ces mots ressemblent à ceux par lesquels
les parents exhortent leurs enfants, lorsqu’ils sont réticents, à faire
quelque chose qu’ils ne se sentent pas capables de faire ou qu’ils n’ont
pas envie de faire. “Obéis et tu verras que tu réussiras”, disent alors la
maman et le papa : la psychologie du monde infantile est parfaitement
64 J.L. Marion, Nulla è impossibile a Dio, “Communio” n. 107 (1989) 57-73, 62.
– 69 –

7.10 Page 70

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respectée. Mais ce sont aussi, et bien plus encore, les mots par lesquels
le Fils révèle le secret de l’impossible, un secret qui est tout entier caché
dans son obéissance. L’homme vénérable qui commande une chose
impossible sait par son expérience humaine que l’impossibilité est le
lieu où le Père agit avec son Esprit, à condition qu’on lui ouvre la porte
par l’obéissance.
Jean reste bien sûr troublé et stupéfait, mais c’est l’attitude que
l’homme expérimente face à l’impossible pascal, face au miracle des
miracles, dont tout autre événement salvifique est le signe. Après une
analyse perspicace de la phénoménologie de l’impossible, J.L. Marion
affirme : “Au matin de Pâques, seul le Christ peut encore dire Je : de sorte
que, devant lui, tout Je transcendantal doit se reconnaître comme […]
un moi interrogé, parce que déconcerté”.65 La Pâque fait que ce qui est le
plus réel dans l’histoire soit quelque chose que le “Je” incrédule considère
a priori comme impossible. L’impossible de Dieu, pour être reconnu
dans sa réalité, exige un changement d’horizon, qui s’appelle la foi.
Il n’est donc pas surprenant que, dans le rêve, la dialectique du
possible-impossible se mêle à l’autre dialectique, celle de la clarté et de
l’obscurité. Elle caractérise tout d’abord l’image même du Seigneur,
dont le visage est si lumineux que Jean ne peut le regarder. Sur ce
visage brille en effet une lumière divine qui, paradoxalement, produit
de l’obscurité. Il y a ensuite les paroles de l’homme et de la femme
qui, tout en expliquant clairement ce que Jean doit faire, le laissent
confus et effrayé. Enfin, il y a une illustration symbolique, à travers la
métamorphose des animaux, qui conduit cependant à une incompré-
hension encore plus grande. Jean ne peut que demander des éclaircis-
sements ultérieurs : “Je le suppliai de bien vouloir parler pour que je
comprenne, car je ne savais pas ce qu’il voulait dire”, mais la réponse
qu’il reçoit de la dame à l’allure majestueuse repousse encore le mo-
ment de la compréhension : “En temps voulu, tu comprendras tout”.
Cela signifie certainement que ce n’est qu’à travers l’exécution de
ce qui est déjà saisissable dans le rêve, c’est-à-dire à travers l’obéissance
65 Ibid., 72.
– 70 –

8 Pages 71-80

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8.1 Page 71

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possible, que s’ouvrira plus largement l’espace pour clarifier son mes-
sage. Il ne s’agit pas, en effet, d’une simple idée à expliquer, mais d’une
parole performative, d’une locution efficace qui, précisément en réali-
sant son pouvoir opératoire, manifeste son sens le plus profond.
Cette dialectique de la lumière et de l’obscurité et la forme pra-
tique d’accès à la vérité qui lui correspond sont les éléments qui carac-
térisent la structure théologique de l’acte de foi. Croire, en effet, c’est
marcher dans une nuée lumineuse, qui montre à l’homme le chemin à
parcourir mais qui, en même temps, le prive de la possibilité de la do-
miner du regard. Marcher dans la foi, c’est marcher comme Abraham
qui “partit sans savoir où il allait” (He 11,8) ; non pas cependant dans
le sens qu’il partit à l’aventure, se déplaçant au hasard, mais dans le
sens où il partit dans l’obéissance “pour un lieu qu’il devait recevoir
en héritage”. Il ne pouvait pas connaître à l’avance la terre qui lui était
promise, parce que sa disponibilité et remise de soi intérieures contri-
buaient réellement à la faire exister en tant que telle, en tant que terre
de rencontre et d’alliance avec Dieu, et non pas seulement en tant
qu’espace géographique à atteindre de manière matérielle. Les paroles
de Marie à Jean – “en temps voulu, tu comprendras tout” – ne sont
donc pas seulement un encouragement maternel bienveillant, comme
celui que les mères donnent à leurs enfants lorsqu’elles ne peuvent pas
leur expliquer mieux les choses, mais elles contiennent vraiment la lu-
mière la plus grande qui puisse être offerte à ceux qui doivent marcher
dans la foi.
3.3.2. Le mystère du Nom
Parvenus à ce point de notre réflexion, nous sommes mieux à
même d’interpréter un autre élément important de l’expérience oni-
rique. Il s’agit du fait qu’au centre de la double tension entre le possible
et l’impossible, entre le connu et l’inconnu, et aussi, matériellement,
au centre du récit du rêve, se trouve le thème du mystérieux Nom de
l’homme vénérable. Le dialogue dense de la section III est en effet en-
trelacé de questions qui réitèrent le même thème : “Qui êtes-vous pour
me commander l’impossible ?” ; “Qui êtes-vous pour parler ainsi ?” ;
– 71 –

8.2 Page 72

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et enfin : “Ma mère me dit de ne pas fréquenter ceux que je ne connais
pas, sans sa permission ; dites-moi donc votre nom”. L’homme véné-
rable dit à Jean de demander le Nom à sa mère, mais en réalité celle-ci
ne le lui dira pas. Le mystère reste entier jusqu’à la fin.
Nous avons déjà mentionné, dans la partie consacrée à la reconsti-
tution du contexte biblique du rêve, que le thème du Nom est étroite-
ment lié à l’épisode de la vocation de Moïse au buisson ardent (Ex 3).
Cette page constitue l’un des textes centraux de la révélation vétérotes-
tamentaire et jette les bases de toute la pensée religieuse d’Israël. André
LaCoque a proposé de l’appeler la “révélation des révélations”, car elle
constitue le principe d’unité de la structure narrative et prescriptive
qui qualifie la narration de l’Exode, cellule-mère de toute l’Écriture.66
Il est important de noter comment le texte biblique articule en étroite
unité la condition d’esclavage du peuple en Égypte, la vocation de
Moïse et la révélation théophanique. La révélation du Nom de Dieu à
Moïse ne se produit pas comme la transmission d’une information à
connaître ou d’une donnée à acquérir, mais comme la manifestation
d’une présence personnelle, qui entend susciter une relation stable et
générer un processus de libération. En ce sens, la révélation du Nom
divin est orientée en direction de l’alliance et de la mission.67 “Le Nom
est à la fois théophanique et performatif, puisque ceux qui le reçoivent
ne sont pas simplement introduits dans le secret divin, mais sont les
destinataires d’un acte de salut”.68
Le Nom, en effet, à la différence du concept, ne désigne pas seu-
lement une essence à penser, mais une altérité à laquelle se référer,
une présence à invoquer, un sujet qui se propose comme le véritable
interlocuteur de l’existence. Tout en impliquant la proclamation d’une
66 A. LaCocque, La révélation des révélations : Exode 3,14, in P. Ricoeur - A.
LaCocque, Penser la Bible, Seuil, Paris 1998, 305.
67 En référence à Ex 3,15, où le Nom divin est joint au singulier humain “tu diras”,
A. LaCocque affirme : “Le plus grand des paradoxes est que celui qui a seul le droit de
dire “Je”, qui est l’unique ‘ehjeh, a un nom qui comporte une deuxième personne, un ‘tu’“
(A. LaCocque, La révélation des révélations : Exode 3,14, 315).
68 A. Bertuletti, Dio, il mistero dell’unico, 354.
– 72 –

8.3 Page 73

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richesse ontologique incomparable, celle de l’Être, qui ne peut jamais
être définie de manière adéquate, le fait que Dieu se révèle comme un
“Je” indique que seule une relation personnelle avec Lui permettra
d’accéder à son identité, au Mystère de l’Être qu’Il est. La révélation
du Nom personnel est donc un acte de parole qui interpelle le destina-
taire, lui demandant de se situer par rapport à Celui qui parle. Ce n’est
qu’ainsi qu’il est possible d’en saisir le sens. Une telle révélation se pose
d’ailleurs explicitement comme fondement de la mission libératrice
que Moïse doit accomplir : “Je-suis m’a envoyé vers vous” (Ex 3,14).
En se présentant comme un Dieu personnel, et non comme un Dieu
lié à un territoire, et comme le Dieu de la promesse, et non seulement
comme le seigneur de la répétition immuable, Yahvé pourra soutenir
le chemin du peuple, sa marche vers la liberté. Il a donc un Nom qui
se fait connaître dans la mesure où il suscite une alliance et bouscule
l’histoire.
Cependant, ce Nom ne sera pleinement révélé qu’en Jésus. La
prière dite sacerdotale de Jésus, que nous lisons en Jn 17, identifie la
révélation du Nom de Dieu comme le cœur de la mission christolo-
gique (v. 6, 11, 12, 26). Dans cette page, comme l’affirme Ratzinger,
“le Christ lui-même nous apparaît presque comme le buisson ardent,
d’où le nom de Dieu jaillit sur les hommes”.69 En lui, Dieu devient
pleinement invocable, car en Lui, il est entré pleinement en coexis-
tence avec nous, en habitant notre histoire et en la conduisant à son
exode définitif. Le paradoxe ici est que le Nom divin révélé par Jésus
coïncide avec le Mystère même de sa personne. En effet, Jésus peut
s’attribuer le Nom divin – “Je suis” – révélé à Moïse dans le buisson. Le
Nom divin se révèle ainsi dans son inimaginable profondeur trinitaire,
dont seul l’événement pascal manifestera le Mystère dans sa plénitude.
En effet, par son obéissance jusqu’à la mort sur la croix, Jésus est exalté
dans la gloire et reçoit un Nom qui est au-dessus de tout autre nom,
afin que tout genou fléchisse devant Lui, au ciel, sur la terre et sous
la terre. Ce n’est donc qu’au nom de Jésus qu’il y a salut, car dans
69 J. Ratzinger, Introduzione al cristianesimo. Lezioni sul simbolo apostolico, Queri-
niana, Brescia 1971, 93.
– 73 –

8.4 Page 74

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son histoire, Dieu a pleinement accompli la révélation de son propre
mystère trinitaire.
“Dites-moi votre nom” : cette demande de Jean ne peut rece-
voir une réponse simplement à travers une formule, un nom compris
comme une étiquette extérieure de la personne. Pour connaître le Nom
de celui qui parle dans le rêve, il ne suffit pas de recevoir une informa-
tion, mais il faut se positionner face à son acte de parole. C’est-à-dire
qu’il faut entrer dans cette relation d’intimité et d’abandon, que les
Évangiles décrivent comme le fait de “demeurer” auprès de Lui. C’est
pourquoi, lorsque les premiers disciples interrogent Jésus sur son iden-
tité – “Maître, où habites-tu ?” ou littéralement “où demeures-tu ?” –,
il répond : “Venez et voyez” (Jn 1,38s.). Ce n’est qu’en “demeurant”
avec lui, en habitant dans son mystère, en entrant dans sa relation avec
le Père, que l’on peut vraiment savoir Qui il est.
Le fait que le personnage du rêve ne réponde pas à Jean par une ap-
pellation, comme nous le ferions en présentant ce qui est écrit sur notre
carte d’identité, indique que son Nom ne peut être connu comme une
désignation purement extérieure, mais qu’il ne montre sa vérité que
lorsqu’il scelle une expérience d’alliance et de mission. Jean connaîtra
donc ce même Nom en traversant la dialectique du possible et de l’im-
possible, de la clarté et de l’obscurité ; il le connaîtra en accomplissant
la mission oratorienne qui lui a été confiée. Il le connaîtra donc en Le
portant en lui, dans une aventure vécue comme une histoire habitée
par lui. Cagliero témoignera un jour au sujet de Don Bosco en disant
que sa façon d’aimer était “très tendre, grande, forte, mais toute spiri-
tuelle, pure, vraiment chaste”, au point de “donner une idée parfaite
de l’amour que le Sauveur portait aux enfants”.70 Cela indique que
le Nom de l’homme vénérable, dont le visage était si lumineux qu’il
aveuglait le rêveur, est réellement entré comme un sceau dans la vie de
Don Bosco. Il en a eu l’experientia cordis à travers le chemin de la foi
à la suite du Christ. C’est la seule réponse qu’on puisse donner à la
question du rêve.
70 Copia Publica Transumpti Processus Ordinaria, 1146r.
– 74 –

8.5 Page 75

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3.3.4. Médiation maternelle
Dans l’incertitude sur Celui qui l’envoie, le seul point solide au-
quel Jean peut se raccrocher dans le rêve est la référence à une mère,
voire à deux : celle de l’homme vénérable et la sienne. Les réponses à
ses questions, en effet, sont les suivantes : “Je suis le fils de celle que
ta mère t’a appris à saluer trois fois par jour” et ensuite “mon nom,
demande-le à Ma Mère”.
Le fait que le lieu de l’explication possible soit marial et maternel
mérite sans aucun doute une réflexion. Marie est le lieu où l’huma-
nité réalise la plus grande correspondance avec la lumière qui vient
de Dieu et l’espace créaturel dans lequel Dieu a livré au monde son
Verbe fait chair. Il est également révélateur qu’au réveil à la suite du
rêve, la personne qui en comprend le mieux le sens et la portée est la
mère de Jean, Marguerite. À des niveaux différents, mais selon une
réelle analogie, la Mère du Seigneur et la mère de Jean représentent
le visage féminin de l’Église, qui se montre capable d’intuition spiri-
tuelle et constitue le sein dans lequel les grandes missions sont portées
et mises au monde.
Il n’est donc pas étonnant que les deux mères soient juxtaposées
l’une à l’autre et précisément au moment où il s’agit d’aller au fond
de la question que le rêve présente, à savoir la connaissance de Celui
qui confie à Jean la mission de toute une vie. Comme pour la cour
près de la maison, comme pour la mère, dans l’intuition onirique, les
espaces de l’expérience la plus familière et la plus quotidienne s’ouvrent
et montrent dans leurs plis une profondeur insondable. Les gestes
communs de la prière, la salutation angélique qui était habituelle trois
fois par jour dans chaque famille, apparaissent soudain pour ce qu’ils
sont : un dialogue avec le Mystère. Jean découvre ainsi qu’à l’école de
sa mère, il a déjà établi un lien avec la Femme majestueuse qui peut
tout lui expliquer. Il existe donc déjà une sorte de canal féminin qui
permet de surmonter la distance apparente entre “l’enfant pauvre et
ignorant” et l’homme “noblement vêtu”. Cette médiation féminine,
mariale et maternelle accompagnera Jean tout au long de sa vie et dé-
veloppera en lui une disposition particulière à vénérer la Vierge sous
– 75 –

8.6 Page 76

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le titre d’Auxiliatrice des chrétiens, en devenant son apôtre pour ses
garçons et pour toute l’Église.
La première aide que lui offre la Madone est celle dont un enfant
a naturellement besoin : celle d’une maîtresse. Ce qu’elle doit lui en-
seigner, c’est une discipline qui rend vraiment sage, sans laquelle “toute
sagesse devient folie”. C’est la discipline de la foi, qui consiste à faire
crédit à Dieu et à obéir même devant l’impossible et l’obscur. Marie
la transmet comme l’expression la plus haute de la liberté et comme la
source la plus riche de fécondité spirituelle et éducative. Porter en soi
l’impossible de Dieu et marcher dans l’obscurité de la foi est en effet
l’art dans lequel la Vierge excelle plus que toute créature.
Elle en a fait un apprentissage ardu dans sa peregrinatio fidei, sou-
vent marquée par l’obscurité et l’incompréhension. Il suffit de penser
à l’épisode de la découverte de Jésus, âgé de douze ans, dans le Temple
(Lc 2, 41-50). À la question de sa mère : “Mon fils, pourquoi nous
as-tu fait cela ? Voici que ton père et moi, nous te cherchions, an-
goissés”, Jésus répond de manière surprenante : “Pourquoi me cher-
chiez-vous ? Ne saviez-vous pas que je dois m’occuper des affaires
de mon Père ?” Et l’évangéliste note : “Mais ils ne comprirent pas ce
qu’il leur avait dit”. Marie a probablement encore moins compris que
sa maternité, annoncée solennellement d’en haut, lui soit pour ainsi
dire enlevée pour devenir l’héritage commun de la communauté des
disciples : “Celui qui fait la volonté de mon Père qui est aux cieux,
celui-là est pour moi frère, sœur et mère” (Mt 12,50). Puis, au pied de
la croix, quand l’obscurité se fit sur toute la terre, le Fiat prononcé au
moment de l’appel prit les contours d’un renoncement extrême, d’une
séparation d’avec le Fils à la place duquel elle devait accueillir des fils
pécheurs pour lesquels elle devait se laisser transpercer par le glaive.
Ainsi, lorsque la dame majestueuse du rêve commence sa tâche
de maîtresse et, posant sa main sur la tête de Jean, lui dit : “En temps
voulu, tu comprendras tout”, elle puise ces paroles dans les entrailles
spirituelles de la foi qui, au pied de la croix, a fait d’elle la mère de chaque
disciple. Jean devra rester toute sa vie sous sa discipline : jeune homme,
séminariste, prêtre. D’une manière particulière, il devra y rester
quand sa mission prendra des contours qu’il ne pouvait pas imaginer
– 76 –

8.7 Page 77

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au moment de son rêve, c’est-à-dire quand il devra devenir au cœur
de l’Église le fondateur de familles religieuses destinées à la jeunesse
de tous les continents. Alors Jean, devenu Don Bosco, comprendra
lui aussi le sens profond du geste par lequel l’homme vénérable lui a
donné sa mère comme “maîtresse”.
Lorsqu’un jeune homme entre dans une famille religieuse, il
trouve pour l’accueillir un maître de noviciat, à qui il est confié pour
l’introduire dans l’esprit de l’Ordre et l’aider à l’assimiler. Lorsqu’il s’agit
d’un Fondateur, qui doit recevoir de l’Esprit Saint la lumière originelle
du charisme, le Seigneur dispose que ce soit sa propre mère, Vierge de la
Pentecôte et modèle immaculé de l’Eglise, qui soit sa maîtresse. En effet,
elle seule, la “pleine de grâce”, comprend tous les charismes de l’inté-
rieur, comme une personne qui connaît toutes les langues et les parle
comme s’il s’agissait de la sienne.
En effet, la femme du rêve sait lui indiquer de manière précise
et appropriée les richesses du charisme oratorien. Elle n’ajoute rien
aux paroles du Fils, mais les illustre par la scène des animaux sau-
vages devenus des agneaux apprivoisés et par l’indication des qualités
que Jean devra développer pour mener à bien sa mission : “humble,
fort, robuste”. Dans ces trois adjectifs, qui désignent la vigueur de
l’esprit (humilité), du caractère (force) et du corps (robustesse), il y
a beaucoup de concret. Ce sont des conseils que l’on donnerait à un
jeune novice qui a une longue expérience de l’oratoire et qui sait ce
qu’exige le “champ” dans lequel on doit “travailler”. La tradition spi-
rituelle salésienne a soigneusement gardé les mots de ce rêve qui se
réfèrent à Marie. Les Constitutions salésiennes y font clairement allu-
sion lorsqu’elles affirment : “La Vierge Marie a indiqué à Don Bosco
son champ d’action parmi les jeunes”,71 ou rappellent que “guidé par
Marie qui fut sa Maîtresse, Don Bosco vécut dans sa rencontre avec les
jeunes du premier oratoire une expérience spirituelle et éducative qu’il
appela le Système Préventif ”.72
71 Const. art. 8.
72 Const. art. 20.
– 77 –

8.8 Page 78

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Don Bosco a reconnu à Marie un rôle décisif dans son système
éducatif, voyant dans sa maternité la plus haute inspiration de ce que
signifie “prévenir”. Le fait que Marie soit intervenue dès le premier
moment de sa vocation charismatique, qu’elle ait joué un rôle si cen-
tral dans ce rêve, fera comprendre pour toujours à Don Bosco qu’elle
appartient aux racines du charisme et que là où ce rôle d’inspiratrice n’est
pas reconnu, le charisme n’est pas compris dans son authenticité. Donnée
comme Maîtresse à Jean dans ce rêve, elle devra l’être aussi pour tous
ceux qui partagent sa vocation et sa mission. Comme les successeurs de
Don Bosco ne se sont jamais lassés de l’affirmer, “la vocation salésienne
est inexplicable, tant dans sa naissance que dans son développement, et
toujours, sans l’aide maternelle et ininterrompue de Marie”.73
3.3.5. La force de la douceur
“Ce n’est pas avec des coups mais par la douceur et la charité que
tu devras gagner ces amis” : ces paroles sont sans doute l’expression
la plus connue du rêve des neuf ans, celle qui en résume en quelque
sorte le message et en transmet l’inspiration. Ce sont aussi les pre-
mières paroles que l’homme vénérable adresse à Jean, interrompant
ses efforts violents pour mettre fin aux désordres et aux blasphèmes de
ses camarades. Il ne s’agit pas seulement d’une formule qui transmet
une sentence sapientielle toujours valable, mais d’une expression qui
précise le mode d’exécution d’un ordre (“il m’ordonna de me mettre
à la tête de ces enfants en ajoutant ces mots”) grâce auquel, comme
nous l’avons dit, le mouvement intentionnel de la conscience du rêveur
est réorienté. La fougue des coups doit devenir l’élan de la charité,
l’énergie désordonnée d’une intervention répressive doit céder la place
à la douceur.
73 E. Viganò, Maria rinnova la Famiglia Salesiana di don Bosco, ACG 289
(1978) 1-35, 28. Pour une réception critique de la dévotion mariale dans l’histoire
des Constitutions salésiennes, cf. A. van Luyn, Maria nel carisma della “Società di
San Francesco di Sales”, in Aa.Vv., La Madonna nella “Regola” della Famiglia Salesiana,
Roma, LAS, 1987, 15-87.
– 78 –

8.9 Page 79

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Le terme “douceur” prend ici tout son poids, ce qui est d’autant
plus frappant que l’adjectif correspondant sera utilisé à la fin du rêve
pour décrire les agneaux qui festoient autour du Seigneur et de Marie.
La juxtaposition suggère une observation qui ne semble pas dénuée de
pertinence : pour que ceux qui étaient des animaux féroces deviennent
des agneaux “doux”, il faut que leur éducateur devienne d’abord doux
lui-même. Tous deux, quoiqu’à partir de points différents, doivent
subir une métamorphose pour entrer dans l’orbite christologique de
la douceur et de la charité. Pour un groupe de garçons turbulents et
querelleurs, il est facile de comprendre ce que ce changement exige.
Pour un éducateur, c’est peut-être moins évident. L’éducateur, en effet,
se place déjà du côté du bien, des valeurs positives, de l’ordre et de la
discipline : quel changement peut-on exiger de lui ?
Ici surgit un thème qui aura un développement décisif dans la
vie de Don Bosco, avant tout au niveau du style d’action et, dans une
certaine mesure, également au niveau de la réflexion théorique. Il s’agit
de l’orientation qui conduit Don Bosco à exclure catégoriquement un
système éducatif basé sur la répression et les châtiments, pour choisir avec
conviction une méthode entièrement basée sur la charité et que Don
Bosco appellera le “système préventif ”. Au-delà des différentes impli-
cations pédagogiques qui dérivent de ce choix, pour lesquelles nous
renvoyons à la riche bibliographie spécifique, il est intéressant ici de
mettre en évidence la théologie spirituelle qui sous-tend cette orienta-
tion, dont les paroles du rêve constituent en quelque sorte l’intuition
et le déclenchement.
En se plaçant du côté du bien et de la “loi”, l’éducateur peut être
tenté d’inscrire son action auprès des enfants dans une logique qui vise
à faire régner l’ordre et la discipline essentiellement à travers des règles
et des normes. Pourtant, même la loi porte en elle une ambiguïté qui
la rend insuffisante pour guider la liberté, non seulement à cause des
limites que toute règle humaine porte en elle, mais à cause d’une limite
qui est en fin de compte d’ordre théologique. Toute la réflexion pau-
linienne est une grande méditation sur ce thème, puisque Paul avait
perçu dans son expérience personnelle que la loi ne l’avait pas empêché
d’être “un blasphémateur, un persécuteur et un violent” (1 Tm 1,13).
– 79 –

8.10 Page 80

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La Loi elle-même, donnée par Dieu, enseigne l’Écriture, ne suffit pas à
sauver l’homme s’il n’y a pas un autre Principe personnel qui l’intègre
et l’intériorise dans le cœur humain. Paul Beauchamp résume avec
bonheur cette dynamique lorsqu’il déclare : “La Loi est précédée d’un
Tu es aimé et suivie d’un Tu aimeras. Tu es aimé est le fondement de
la Loi, et Tu aimeras est son dépassement”.74 Sans ce fondement et ce
dépassement, la loi porte en elle les signes d’une violence qui révèle
son incapacité à générer ce bien qu’elle enjoint pourtant d’accomplir.
Pour revenir à la scène du rêve, les coups de poing et de bâton que Jean
donne au nom du sacro-saint commandement de Dieu, qui interdit le
blasphème, révèlent l’insuffisance et l’ambiguïté de tout élan moralisateur
qui n’est pas intérieurement réformé par le haut.
Il est donc également nécessaire que Jean, et ceux qui appren-
dront de lui la spiritualité préventive, se convertissent à une logique
éducative sans précédent, qui va au-delà du régime de la loi. Une telle
logique n’est rendue possible que par l’Esprit du Ressuscité, répandu
dans nos cœurs. Seul l’Esprit, en effet, permet de passer d’une justice
formelle et extérieure (que ce soit celle, classique, de la “discipline”
et de la “bonne conduite” ou celle, moderne, des “procédures” et des
“objectifs atteints”) à une véritable sainteté intérieure, qui accomplit
le bien parce qu’elle est attirée et gagnée par elle de l’intérieur. Don
Bosco montrera qu’il en était bien conscient lorsque, dans son écrit sur
le Système préventif, il déclarera franchement qu’il est entièrement basé
sur les paroles de Saint Paul : “Charitas benigna est, patiens est ; omnia
suffert, omnia sperat, omnia sustinet”.
Seule la charité théologale, qui nous fait participer à la vie de
Dieu, est capable d’imprimer à l’œuvre éducative le trait qui en réalise
l’originale qualité évangélique. Ce n’est pas pour rien que le Nouveau
Testament reconnaît dans la douceur et l’amabilité les traits distinctifs
de la “sagesse d’en haut” : elle est “avant tout pure, puis pacifique,
douce, conciliante, pleine de miséricorde et de bons fruits, impartiale
et sincère” (Jc 3,17). C’est pourquoi, pour ceux qui la pratiquent, en
74 P. Beauchamp, La legge di Dio, Piemme, Casale Monferrato 2000, 116.
– 80 –

9 Pages 81-90

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9.1 Page 81

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faisant œuvre de paix, “un fruit de justice est semé dans la paix” (Jc
3,18). La “douceur”, ou en langage salésien “l’amorevolezza” (amour
bienveillant), qui caractérise une telle sagesse, est le signe distinctif
d’un cœur qui a vécu une véritable transformation pascale, en se lais-
sant dépouiller de toute forme de violence.
“Pas avec des coups” : la force de cet impératif initial, auquel nous
sommes peut-être trop habitués pour en saisir le caractère d’injonction,
se présente comme un écho des paroles les plus fortes de l’Évangile :
“Mais je vous dis de ne pas vous opposer aux méchants” (Mt 5,39) ou
“Remets ton épée dans le fourreau” (Mt 26,52 ; cf. Jn 18,11). Il ren-
voie à l’un des traits qui qualifient la nouveauté inédite de l’événement
chrétien, à savoir que l’absolu de sa revendication de vérité s’exprime
uniquement sous la forme de l’agapè, c’est-à-dire du don de soi pour la
vie de l’autre. À partir des premiers mots du rêve, nous nous trouvons
donc au cœur même de la révélation chrétienne, où il est question
du Visage authentique de Dieu et de la conversion qu’il implique. Le
“style” de l’éducation chrétienne, sa capacité à générer des pratiques et
des attitudes réellement enracinées dans l’événement christologique,
se joue précisément sur la correspondance avec ce Visage.
La grammaire religieuse, à elle seule, n’est pas capable de l’honorer.
L’aventure de Jésus montre clairement que même à l’intérieur de cette
grammaire, avec ses codes et ses rites, ses règles et ses institutions, peut
s’enraciner quelque chose qui ne vient pas de Dieu, qui lui résiste et s’y
oppose. L’événement christologique vient précisément faire éclater ces
contradictions internes dans la pratique du sacré que les fils d’Adam
transmettent à leurs enfants, en l’adaptant à leurs standards de justice
et de punition, prêts, au nom de la Loi, à lapider la femme adultère et
à crucifier le Saint de Dieu.
Face à cette conception déformée de la religion, Jésus est venu
inaugurer un autre Royaume, dont il est le Seigneur et dont l’entrée
messianique à Jérusalem révèle emblématiquement la logique. Entrant
dans la Ville Sainte sur le dos d’un âne, Jésus se présente comme le roi-
messie qui ne conquiert pas les hommes avec les armes et les armées,
mais seulement avec la force douce de la vérité et de l’amour. Le don
de sa vie, qu’il accomplira dans la cité de David, est la seule voie par
– 81 –

9.2 Page 82

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laquelle le Royaume de Dieu peut venir dans le monde. Sa douceur
en tant qu’Agneau pascal est la seule force avec laquelle le Père veut
gagner nos cœurs, en montrant la fiabilité du lien et la justice de la
correspondance.
“Ce n’est pas par des coups, mais par la douceur que tu gagneras
ces amis”. Lire ces paroles sur la toile de fond de la révélation évan-
gélique, c’est reconnaître qu’elles livrent à Jean un mouvement inté-
rieur qui, dans sa pureté authentique, ne peut surgir que du Cœur du
Christ.75 “Non pas avec des coups, mais par la douceur” est la traduc-
tion pédagogique du style “très personnel” de Jésus.
Certes, “gagner” les jeunes de cette manière est une tâche très
exigeante. Elle implique de ne pas céder à la froideur d’une éducation
fondée uniquement sur des règles, ni à la fausse bonté d’une propo-
sition qui renonce à dénoncer la “laideur du péché” et à présenter la
“beauté de la vertu”. Conquérir pour le bien en montrant simple-
ment la force de la vérité et de l’amour, témoignée par le dévouement
“jusqu’au dernier souffle”, est la figure d’une méthode éducative qui
est en même temps une véritable spiritualité.
Il n’est pas étonnant que Jean, dans le rêve, résiste à entrer dans
ce mouvement et demande à bien comprendre qui est Celui qui l’im-
prime. Mais quand il aura compris, faisant de ce message d’abord une
institution oratorienne et ensuite une famille religieuse, il pensera que
raconter le rêve dans lequel il a appris cette leçon sera la plus belle
façon de partager avec ses fils la signification la plus authentique de
son expérience. C’est Dieu qui a tout guidé, c’est Lui qui a imprimé le
mouvement initial de ce qui deviendra le charisme salésien.
75 C’est pourquoi l’article 11 des Constitutions affirme que “l’esprit salésien trouve
son modèle et sa source dans le cœur même du Christ, apôtre du Père”, en précisant qu’il
se révèle dans l’attitude du “Bon Pasteur qui conquiert par la douceur et le don de soi”.
– 82 –

9.3 Page 83

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TABLE DES MATIÈRES
Présentation............................................................................................................ 3
LE RÊVE DES NEUF ANS.
QUESTIONS HERMÉNEUTIQUES
ET LECTURE THÉOLOGIQUE................................................................ 5
1. Les sources........................................................................................................ 8
2. Questions herméneutiques........................................................................... 15
2.1. Mémoire, récit et histoire......................................................................... 17
2.2. L’expérience onirique................................................................................ 22
2.3. Le phénomène extraordinaire.................................................................. 28
3. Lecture théologique....................................................................................... 38
3.1. Structure narrative et mouvement onirique.......................................... 38
3.1.1. Personnages et structure............................................................ 40
3.1.2. La tension narrative.................................................................... 43
3.1.3. Le mouvement intentionnel..................................................... 48
3.2. Contexte biblique..................................................................................... 50
3.3. Thèmes spirituels....................................................................................... 58
3.3.1. La mission oratorienne ............................................................. 59
3.3.2. L’appel à l’impossible................................................................. 65
3.3.2. Le mystère du Nom.................................................................... 69
3.3.4. Médiation maternelle................................................................. 73
3.3.5. La force de la douceur................................................................ 76
Table des matières................................................................................................ 81
– 83 –

9.4 Page 84

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L’année 2024 marquera – avec un certain degré d’approxi-
mation – le bicentenaire du “rêve de neuf ans” de Don
Bosco. Cet anniversaire se réfère à l’un des événements que
Don Bosco a considéré comme le plus important dans son
expérience personnelle et le plus décisif pour sa mission.
En effet, les fils et les filles de Don Bosco ont toujours consi-
déré ce récit comme une page “sacrée”, pleine de sugges-
tions charismatiques et de force inspiratrice.
L’essai a déjà été publié par le LAS en 2017 dans le cadre
d’une volumineuse étude sur les rêves de Don Bosco, mais
le bicentenaire semble une occasion opportune pour le
rendre disponible également sous cette forme indépen-
dante et plus accessible.
Andrea Bozzolo, prêtre sa-
lésien, est docteur en Lettres
Classiques et en Théologie. Il
enseigne la théologie dogma-
tique à l’Université Pontificale
Salésienne, dont il est égale-
ment Recteur depuis 2021. Il
a participé comme expert au
Synode sur les jeunes et au
Synode sur la synodalité. Par-
mi ses dernières publications
de LAS, nous citons Il rito di
Gesù. Temi di teologia sacra-
mentaria, LAS, Roma 2013 e
La cultura affettiva. Cambia-
menti e sfide, 2022.
€ 6,00